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L’esprit de la ruche Víctor Erice Éducation au cinéma européen pour les jeunes LIVRET PÉDAGOGIQUE

L’esprit de la ruche - Institut Français...des grands cinéastes du catalogue CinEd : Ermanno Olmi, Jean-Luc Godard, José Luis Guerin, Pedro Costa. Depuis son plus jeune âge,

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Page 1: L’esprit de la ruche - Institut Français...des grands cinéastes du catalogue CinEd : Ermanno Olmi, Jean-Luc Godard, José Luis Guerin, Pedro Costa. Depuis son plus jeune âge,

L’esprit de la rucheVíctor Erice

Éducation au cinéma européen pour les jeunes

LIVRET PÉDAGOGIQUE

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CinEd s’attache à une mission de transmission du 7e art comme objet culturel et support pour penser le monde. Pour ce faire, une pédagogie commune s’est élaborée à partir d’une collection de films issus de productions des pays européens partenaires du projet. L’approche se veut adaptée à notre époque marquée par une mutation rapide, majeure et continue dans la façon de voir, recevoir, diffuser et produire les images. Ces dernières sont vues sur une multitude d’écrans : du plus grand – celui des salles – aux plus petits (jusqu’aux smartphones), en passant bien entendu par la télévision, les ordinateurs et tablettes. Le cinéma est un art encore jeune auquel on a déjà prédit plusieurs fois la mort ; force est de constater qu’il n’en est rien.

Ces mutations se répercutent sur le cinéma, sa transmission doit en tenir compte, notamment de la façon de plus en plus fragmentée de visionner les films à partir des divers écrans. Les publications CinEd proposent et affirment une péda-gogie sensible et inductive, interactive et intuitive, délivrant savoirs, outils d’analyse et possibilités de dialogues entre les images et les films. Les œuvres sont envisagées à différentes échelles, dans leur ensemble bien sûr, mais aussi par fragments et selon différentes temporalités – l’image fixe, le plan, la séquence.

Les livrets pédagogiques invitent à s’emparer des films avec liberté et souplesse ; l’un des enjeux majeurs étant d’entrer en intelligence avec l’image cinématographique selon des biais multiples : la description, étape essentielle de toute dé-marche analytique, la capacité à extraire et sélectionner les images, à les classer, les comparer, les confronter – celles du film en question et d’autres, mais aussi tous les arts de la représentation et du récit (la photographie, la littérature, la pein-ture, le théâtre, la bande-dessinée...). L’objectif est que les images n’échappent pas mais qu’elles fassent sens ; le cinéma est à cet égard un art synthétique particulièrement précieux pour construire et affermir les regards des jeunes générations.

SOMMAIRE

I – OUVERTURE

Dossier conçu par A Bao A Qu

Jaime Pena Contexte et cadre de création; L’auteur: Victor Erice, formation et trajectoire d’un cinéaste de référence; Le film dans l’oeuvre: L’esprit de la ruche dans la filmographie de Víctor Erice: l’exploration lyrique du cinéma; Filmo-graphie; Images-rebonds; Dialogues avec les autres arts; Accueil du film: regards croisés

Gonzalo de Lucas Enjeux cinématographiques autour d’un photogramme; Questions de cinéma; Dialogues entre les films: L’esprit de la ruche, Le sang et Rentrée de classes. Devenir adulte: entre le monde intérieur et le monde extérieur

Núria Aidelman et Laia Colell Itinéraires pédagogiques

Coordination CinEd Espagne: A Bao A QuCoordination pédagogique: La Cinémathèque française / Cinéma, cent ans de jeunesseCoordination générale: Institut françaisCopyright: / Institut français / A Bao A Qu Ce contenu est protégé par les articles L.111-1 et L.112-1 du code de la propriété intellectuelle (CPI).

CINED: UNE COLLECTION DE FILMS, UNE PÉDAGOGIE DU CINÉMA

I – OUVERTURE• CinEd: une collection de films,

une pédagogie du cinéma p. 2• Édito du film p. 3• Fiche technique p. 3• Enjeux cinématographiques

autour d’un photogramme p. 5• Synopsis p. 5

II – LE FILM• Contexte et cadre de création p. 6• L’auteur : Víctor Erice, formation et trajectoire d’un

cinéaste de référence p. 8• Le film dans l’oeuvre. L’esprit de la ruche

dans la filmographie de Víctor Erice : l’exploration lyrique du cinéma p. 10

• Filmographie p. 11• Réflexions de Victor Erice p. 12• Réflexions de Teo Escamilla p. 14• Réflexions d'Ana Torrent p. 15

III – ANALYSE• Chapitrage du film p. 16• Questions de cinéma p. 20

IV – CORRESPONDANCES• Images–rebonds p. 27• Dialogues entre films : L’esprit de la ruche,

Le sang et Rentrée de classes. Devenir adulte : entre le monde intérieur et le monde extérieur p. 29

• Dialogues avec les autres arts p. 31• Accueil : regards croisés p. 33

V – ITINÉRAIRES PÉDAGOGIQUES p. 34

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L’esprit de la ruche est un des films de référence du cinéma européen et mondial. Il possède un style singulier et s’inscrit en même temps dans une tradition particulièrement fertile : celle qui conçoit le cinéma comme un moyen de connaître le monde. C’est une tradition qui voit le jour, se définit et se développe en Europe et dont les représentants incluent certains des grands cinéastes du catalogue CinEd : Ermanno Olmi, Jean-Luc Godard, José Luis Guerin, Pedro Costa.

Depuis son plus jeune âge, Erice, qui vivait près de la frontière, fréquentait les cinémas français, ce qui lui permettait d’accéder à un cinéma absent des salles espagnoles en raison de la dictature franquiste. C’est là un aspect décisif, puisqu’Erice est un cinéaste qui connaît très bien la tradition et qui a grandi avec elle.

L’esprit de la ruche est un film particulièrement intéressant en raison du contexte historique où se déroule l’action : les années 1940. L’époque immédiatement postérieure à la guerre civile espagnole (1936-1939) et les premières années de la dictature, un destin tristement commun à tant de pays européens, dont la Bulgarie, l’Italie, le Portugal ou la Roumanie (dont certains films du catalogue se font également écho de manière plus ou moins explicite).

Au-delà du contexte politique et historique, L’esprit de la ruche est avant tout un film universel, un film sur l’enfance, sur la découverte du monde (intérieur et extérieur), sur les premiers pas vers l’âge adulte, sur les interrogations et les doutes, la peur et la capacité à s’émerveiller. Un film sur les émotions intimes de l’enfance (qui survivent d’une certaine manière au fond des jeunes ou des adultes), qui s’expriment justement par le biais d’un cinéma qui se passe de mots pour mon-trer ce qu’une fillette ne sait pas encore dire, un cinéma qui approfondit grâce aux matières et aux formes : la lumière, la couleur, les cadrages, les espaces, les sons et les silences, les visages, la durée, le temps.

Un chant dédié au cinéma et à son pouvoir de fascination, d’évocation et d’émotion.

ÉDITO DU FILM FICHE TECHNIQUE

Titre original: El espíritu de la colmenaAnée: 1973Durée: 97'Pays: Espagne

Réalisateur: Víctor Erice Scénario: Víctor Erice, Ángel Fernández-Santos Photographie: Luis Cuadrado Producteur exécutif: Elías Querejeta P.C. Directeur de production: Primitivo ÁlvaroAssistant réalisateur: José Luis Ruiz MarcosSecond opérateur: Teo EscamillaMusique: Luis de Pablo Montage: Pablo G. del Amo Son: Luis Rodríguez, Eduardo Fernández, Luis Castro-Syre Décors: Jaime Chávarri Script: Francisco J. Querejeta Costume: Peris Hermanos

Acteurs: Ana Torrent, Isabel Tellería, Fernando Fernán-Gómez, Teresa Gimpera, Laly Soldevila, Miguel Picazo, José Villasante, Juan Margallo, Queti de la Cámara.

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Le film se déroule aux environs de 1940, durant les pre-mières années suivant la fin de la guerre civile espagnole (1936-1939), en pleine dictature franquiste. Dans un petit village du plateau castillan, un cinéma ambulant vient projeter Frankenstein. Parmi les spectateurs se trouvent deux petites filles, Ana et Isabel, fascinées par la projec-tion. La plus jeune, Ana, est impressionnée par l’histoire, par Frankenstein et par la mort de la fillette. Sa grande sœur lui explique que si elle est l’amie du monstre, elle peut le faire apparaître en prononçant quelques mots simples : « C’est moi, Ana, c’est moi, Ana ».

Chez Ana et Isabel, les parents passent la plus grande par-tie du temps seuls et en silence, comme enfermés ou isolés dans leurs pensées. Le jour, Fernando se consacre à l’api-culture, et lors de longues nuits d’insomnie, il écrit un traité sur les ruches ; la mère, mélancolique, écrit des lettres à un destinataire dont nous ne connaîtrons jamais l’identité.

Après l’école, toujours sous le choc causé par Frankens-tein, Isabel et Ana visitent une maisonnette abandonnée. Par la suite, Ana y retournera seule à plusieurs reprises. Les questions, les doutes, les mystères et les décou-vertes ne cessent de se présenter à elle.

LUMIÈRE

La lumière chaude qui imprègne les scènes en intérieur du film fait référence à un même monde pictural et émo-tionnel: la lumière écrit les sentiments et façonne les corps. Grâce aux rimes et aux échos visuels des tons ocres et ambre (la maison et la ruche), et du bleu de la nuit, le film crée une sensation presque tactile: celle de la lumière sur les visages et les objets. Les personnages adultes se retirent ou se protègent à l’intérieur, mais la lumière attire la beauté du monde, présente au-delà des fenêtres. Cet aspect si sensible et éthéré confère à la lumière, avec une force renouvelée, son sens de souve-nir, d’évocation d’une époque passée. En même temps, la lumière (ses nuances, ses ombres) incarne tout l’émer-veillement des puissances cinématographiques face à l’immortalisation du présent et de l’éphémère: le carac-tère fugitif de la lumière et des heures du jour.

INTÉRIEURS

La stylisation picturale du film dans sa représentation des intérieurs domestiques rappelle les œuvres de peintres tels que Vermeer ou Hammershoi [voir «Images-re-bonds», pp. 27-28]. L’espace se conçoit depuis les tons émotionnels, afin de suggérer les humeurs des person-nages: la grande maison vide est une projection de la sensation de protection, de silence et d’introspection du père et de la mère par rapport à eux-mêmes et à la vie extérieure. Parallèlement, la maison constitue égale-ment un grand décor pour le jeu enfantin et l’imagination (de longs couloirs, des portes s’ouvrant sur des pièces sombres, des ombres sur les murs…).

CORPS

Pour Ana, la maison est un grand espace qui renferme une grande partie de son monde : il s’agit d’un lieu de jeux, de cohabitation avec Isabel et ses parents, de rêves. Son petit corps traverse ces espaces tellement grands et presque toujours vides (comme toutes ces portes qu’elle doit ouvrir le long du couloir), dans un processus d’aven-ture, d’exploration et de découverte, tout comme elle le fera également à l’extérieur, face aux paysages du pla-teau castillan. Erice donne à voir l’espace et le monde à son échelle, depuis le point de vue du petit corps d’Ana et de ses si grands yeux.

CADRE

Les compositions visuelles minutieuses du film contiennent fréquemment des fenêtres et des portes qui servent de passage ou de seuil entre les espaces intérieurs (ou entre l’intérieur et l’extérieur). Erice compose les cadrages en suggérant le hors champ: ce qui se trouve derrière la porte, dans une autre pièce, à l’extérieur, ce qui ne se voit pas ou ce qui s’imagine… Les portes ou les seuils marquent également les limites du champ de vision et de la connais-sance, créant une tension entre ce qui est montré et ce qui est caché: dans cette scène, Ana arpente le couloir, préoccupée après avoir entendu un cri… De cette manière, l’espace intérieur intensifie le désir d’Ana de voir ce qui se trouve au-delà.

TEMPS

Dans le film, tous les éléments de composition (les ca-drages, la lumière, la couleur, les silhouettes, les décors, les rythmes, les sons, les mouvements…) fusionnent pour donner corps aux émotions d’Ana, en captant des gestes, des regards, des instants de lumière sur les vi-sages, les espaces et les paysages, dont nous sentons qu’ils sont uniques et singuliers. C’est ce qui produit cette sensation si aigüe des heures et du passage des jours, car tout dans le film fait référence au moment si éphé-mère et fragile de la fin de l’enfance, de la découverte du monde adulte.

ENJEUX CINÉMATOGRAPHIQUES AUTOUR D’UN PHOTOGRAMME SYNOPSIS

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MII – LE FILM

L’esprit de la ruche est le premier long métrage de Víctor Erice (Carranza, Vizcaya, 1940). Tourné entre février et mars 1973, le film est présenté en septembre de cette même année au festival international du film de Saint-Sébastien, où il remportera le premier prix de la compétition, la Coquille d’or, devenant ainsi le premier film espagnol à y parvenir. L’impact considérable de ce prix et le rare consensus au sein de la critique spécialisée entraînent le lancement immédiat du film dans les salles commerciales le 8 octobre, huit mois à peine après le début du tournage.

Comme toutes les productions espagnoles de cette époque, ce film, situé dans « un lieu du plateau castillan vers 1940 », avait dû solliciter l’autorisation ministérielle de tournage adaptée, après être passé devant le comité de censure correspondant. Le film se déroule au début de la dictature franquiste, peu après la fin de la guerre civile durant laquelle, entre 1936 et 1939, s’étaient affrontées les troupes du gouvernement républicain, établi démocratiquement, et les forces soulevées de l’armée, menées par Francisco Franco et soutenues par l’Italie et l’Allemagne. L’esprit de la ruche est tourné et projeté pour la première fois alors que la dictature touche à sa fin. On peut donc dire qu’il existe un arc temporel couvrant pratiquement la totalité du franquisme entre le moment où se déroule la fiction et celui de l’élaboration du film.

Le 20 décembre, peu après la première du film, le président du gouvernement, Luis Car-rero Blanco, trouvait la mort dans un attentat du groupe terroriste ETA. La santé du chef de l’État, le dictateur Francisco Franco, était très précaire et le régime vivait ses derniers jours. Suite au décès du dictateur, en novembre 1975, la chute du régime s’accéléra. Un an plus tard, sous le règne de Juan Carlos Ier, la loi pour la réforme politique mettant fin à la dictature fut votée. Et en 1977, les premières élections démocratiques depuis 1936 furent organisées en Espagne. Bien que la production de L’esprit de la ruche s’inscrive dans le contexte historique de la dictature, le pays commençait déjà à changer, tout comme les mouvements politiques au sein de l’opposition démocratique. C’est pourquoi de nombreux auteurs considèrent 1973 comme le début de la transition vers la démo-cratie. D’autres pays du sud de l’Europe vivent ce même processus simultanément : la Grèce met fin à la brève dictature des colonels en 1974, et la même année, le Portugal renverse la longue dictature salazariste au cours de la Révolution des œillets.

Bien que L’esprit de la ruche soit le premier long métrage d’Erice, l’auteur avait déjà fait ses preuves en tant que critique, scénariste et réalisateur de plusieurs courts-mé-trages. De ce point de vue, il peut être considéré comme le fruit des nouveaux cinémas des années 1960. À partir de la fin des années 1950, dans toute l’Europe, une nouvelle génération de cinéastes rejoint l’industrie. Il s’agit du reflet, dans le champ cinématogra-phique, de cette culture jeune qui s’impose dans d’autres domaines, comme par exemple de manière très significative dans la musique. Les jeunes cinéastes profitent d’innova-tions technologiques qui facilitent les tournages et les rendent plus abordables : des caméras plus légères, une pellicule plus sensible qui permet de filmer en extérieur avec une lumière naturelle, etc. Un style plus immédiat et proche du documentaire fait ainsi son apparition, recourant souvent à des acteurs non professionnels.

Finalement, nous nous trouvons également face à la première génération de cinéastes ayant pleinement conscience de l’histoire du cinéma : il s’agit de cinéphiles qui ont suivi la trajectoire de leurs réalisateurs préférés grâce aux programmations des premières cinémathèques et des festivals du cinéma qui commencent à proliférer ; beaucoup sont d’anciens critiques qui finissent pas se lancer dans la réalisation, à l’image d’Erice.

À ses débuts, la formation de cinéphile de Víctor Erice est profondément marquée par la découverte de Nouvelle Vague française, et particulièrement par Hiroshima, mon amour (Alain Resnais, 1959) et Les 400 coups (François Truffaut, 1959)1. Une fois devenu élève de l’École Officielle de Cinéma (EOC) à Madrid, puis critique pour la revue Nuestro Cine au début des années 1960, le jeune Erice délaisse Resnais, Truffaut ou Jean-Luc Go-dard, pour s’intéresser avec enthousiasme aux nouveaux auteurs italiens héritiers du néoréalisme : Valerio Zurlini, Pier Paolo Pasolini, Francesco Rossi, Ermanno Olmi, etc. Ils poursuivaient les œuvres de ceux que l’on considère comme les deux grands maîtres, Luchino Visconti et Michelangelo Antonioni, et étaient à la tête, dans ces années-là, d’une révolution stylistique parallèle à celle de la Nouvelle Vague. Les critiques de Nues-tro Cine voyaient dans le réalisme critique italien un engagement fort avec son époque historique, contrairement au mouvement français, et vantaient sa capacité à extrapoler des circonstances individuelles pour présenter une vision intégrale du monde.

1 Depuis son plus jeune âge Víctor Erice a vécu à Saint-Sébastien. La France et en particulier les cinémas de Biarritz étaient à deux pas de chez lui.

CONTEXTE ET CADRE DE CRÉATION

Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959)

Accattone (Pier Paolo Pasolini, 1961)

Les 400 coups(François Truffaut, 1959)

L'emploi / ll posto (Ermanno Olmi, 1961)

À bout de souffle(Jean-Luc Godard, 1960)

L'avventura (Michelangelo Antonioni, 1960)

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7II – LE FILM

C’est ainsi qu’apparut le dénommé Nouveau cinéma espagnol, dont les représentants les plus significatifs incluent des réalisateurs tels que Carlos Saura, Basilio Martín Patino ou Antón Eceiza, et des producteurs comme Elías Querejeta. Leurs films sont imprégnés d’un certain esprit caractéristique de cette jeune modernité qui partait à la conquête du cinéma européen, malgré les conditions strictes de la censure franquiste auxquelles ils devaient se confronter. En réalité, il s’agissait plus d’une négociation que d’une confron-tation : le régime devait donner une image d’ouverture au reste du monde et le cinéma servait ses intérêts. Les films abordent des thèmes comme la guerre civile (La caza, Carlos Saura, 1965) ou l’exil (Nueve cartas a Berta, Basilio Martín Patino, 1965) en utili-sant un langage basé sur la métaphore comme principal élément discursif et se plaçant du côté des perdants de la guerre, un aspect célébré à l’extérieur, mais ces propositions sont trop absconses pour le grand public local et leur portée réelle est donc limitée.

Dans le même temps, en Catalogne, l’École de Barcelone est fondée avec des cinéastes comme Pere Portabella, Jacinto Esteva, Gonzalo Suárez ou Vicente Aranda. En op-position totale avec leurs contemporains madrilènes et avec une franche vocation de groupe ou d’école homogène, leurs intérêts se portent principalement sur l’exploration expressive, en écho aux expérimentations de la Nouvelle Vague ou d’autres mouvements d’Europe centrale. La dispersion rapide du groupe poussera certains membres (Aranda, Suárez) à se rapprocher de propositions industrielles plus conventionnelles, et d’autres (le Portabella de Vampir/Cuadecuc, de 1970, ou d’Umbracle, de 1972) à tourner dans la clandestinité, sans se soumettre aux conditions du régime, ni bénéficier de ses aides. Ce mouvement-là débouchera sur un véritable cinéma indépendant, qui fait de l’expérimen-tation et de la narration elliptique (par exemple, Contactos, de Paulino Viota, en 1970) une stratégie permettant de se soustraire à la vigilance du régime. L’histoire de L’esprit de la ruche doit beaucoup à cette tendance souterraine du cinéma espagnol.

La caza (Carlos Saura, 1965)

Nueve cartas a Berta (Basilio Martín Patino, 1965)

Contactos (Paulino Viota, 1970)

Vampir/Cuadecuc (Pere Portabella, 1970)

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Víctor Erice est l’un des réalisateurs espagnols les plus connus des amateurs de cinéma du monde entier. Après Luis Buñuel, il est probablement aussi le plus renommé, ayant reçu des hommages et fait l’objet de rétrospectives sur toute la planète, du Japon aux États-Unis, en passant, cela va sans dire, par la majorité des pays européens. Il n’a pourtant réalisé que trois longs métrages en trente ans. Mais c’est peut-être précisément cela, associé à sa réputation de réalisateur exigeant et un tant soit peu réservé, qui a contribué à en faire un cinéaste mythique et culte. La preuve en est que, lors de l’enquête menée en 2012 par la revue britannique Sight & Sound auprès des critiques et cinéastes du monde entier pour désigner les meilleurs films de l’histoire du cinéma, Erice fut, après Buñuel, le réalisateur espagnol le plus cité, et L’esprit de la ruche se classa à la 81e place des meilleurs films, devenant la seule production espagnole parmi les 100 premières du classement. En réalité, bien qu’il n’ait réalisé que trois longs métrages, le travail ciné-matographique d’Erice est bien plus important puisque sa filmographie inclut également des courts-métrages et des moyens-métrages, ainsi que son activité comme critique, conférencier et enseignant.

Pour la majorité des cinéastes, les premiers courts-métrages servent d’apprentissage et en même temps, d’ébauches pour leurs œuvres à venir. Ce ne fut pourtant pas du tout le cas pour Víctor Erice. Les travaux qu’il réalisa dans les années soixante n’ont pas grand-chose à voir avec le cinéaste de 1973 et son impressionnant L’esprit de la ruche. Malgré cela, ils sont tout à fait cohérents avec sa trajectoire dans ces années-là, en particulier avec ses collaborations en tant que critique pour la revue Nuestro Cine, entre 1961 et 1965. La critique comme exercice préalable à la réalisation est tout à fait habituelle à cette époque parmi les jeunes cinéastes européens. Ainsi, nombre des membres de la Nouvelle Vague (François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Jacques Rivette ou Éric Rohmer) collaborèrent à la revue Cahiers du cinéma avant de passer derrière la caméra. Erice concilie la critique avec sa formation de réalisateur à l’École Officielle de Cinéma, l’institution académique d’État où il réalise ses premiers courts-métrages, dont Los días perdidos (1963). C’est avec ce dernier, profondément empreint du cinéma de Michelangelo Antonioni, qu’il obtiendra son diplôme. L’EOC, anciennement nommée Institut de recherches et d’expériences cinématographiques, continua à proposer entre 1947 et 1976 des formations dans des disciplines variées (réalisation, production, photo-graphie, interprétation, etc.) à plusieurs générations de cinéastes espagnols, plus spécia-lement encore à ceux qui intégrèrent le dénommé Nouveau cinéma espagnol.

Cette même année 1963, il participe en tant que coscénariste et assistant réalisateur à El próximo otoño (1963) d’Antonio Eceiza, une sorte de manifeste générationnel du Nou-veau cinéma espagnol, où Elías Querejeta est également présent en tant que producteur. Une grande partie des responsables de ce film, producteur, réalisateur et coscénaristes (Santiago San Miguel, José Luis Egea et Erice), font partie du dénommé « groupe de Saint-Sébastien ». Il s’agira également de la première collaboration entre Erice et Quere-jeta, une relation qui durera vingt ans, jusqu’en 1983.

Los desafíos (1969), leur deuxième projet commun, est la huitième production de Querejeta, un film à épisodes signé Claudio Guerín Hill, José Luis Egea et Víctor Erice à partir d’un scé-nario de Rafael Azcona. Pour comprendre l’épisode d’Erice, dont l’esthétique est très éloignée de ce que semblait présager ses pratiques à l’EOC ou ses écrits, il suffit de s’en remettre à Ángel Fernández-Santos, critique et futur coscénariste de L’esprit de la ruche, qui déclarait que cette expérience « permit [à Erice] de découvrir ce qu’il ne devait pas faire, en le faisant ».

Episode de Los desafíos (1969) réalisé par Víctor Erice

L’AUTEUR : VÍCTOR ERICE, FORMATION ET TRAJECTOIRE D’UN CINÉASTE DE RÉFÉRENCE

Lorsque, quatre ans plus tard, le directeur commença le tournage de son premier long métrage, l’Erice que nous connaissions, celui de l’épisode de Los desafíos, mais éga-lement le critique de Nuestro Cine, avait changé. À tel point que, après avoir assisté à une rétrospective complète de Jean-Luc Godard à Paris peu avant la production de son premier film, sa vision de l’œuvre du cinéaste franco-suisse, qui lui avait tout d’abord paru formaliste, change radicalement : « Son œuvre contient une interrogation totale, pleine de déchirements, sur le sens du langage cinématographique », reconnaît Erice.

C’est dans cet esprit qu’il s’attaque au tournage de L’esprit de la ruche, un film qui remet en cause un grand nombre des méthodes de représentation que le cinéma espagnol avait expérimentées autour de la transposition du franquisme sur grand écran, méthodes qui, en raison de la censure, avaient dû être tangentielles. Le tournage ne fut pas facile et Erice dut contourner plusieurs problèmes, de la réduction des jours de tournage à celle de la participation des acteurs adultes, Fernando Fernán-Gómez et Teresa Gimpera, qui ne se rencontrèrent que très peu sur le plateau. Le film connut un grand succès : il reçut la Coquille d’or à Saint-Sébastien et les louanges de la critique nationale et inter-nationale, et connut un succès surprenant en salle (avec plus de 500 000 spectateurs). Pourtant, Erice mit dix ans à réaliser son deuxième long métrage.

Le sud (El sur, 1983), son deuxième long métrage, est l’adaptation d’un récit d’Adelaida García Morales (publié postérieurement au lancement du film, en 1985), qui pourrait être envisagé comme une suite de L’esprit de la ruche. Si ce dernier se déroulait dans les années 1940 avec une petite fille de six ou sept ans dans le rôle principal, Le sud se situe dans les années 1950 et son personnage principal est désormais une adolescente. Le contexte de la guerre civile est très présent, à l’image du rôle du cinéma comme catalyseur de l’action. Erice développe l’histoire de García Morales, qui tient en moins de 50 pages, dans un scénario qui en compte près de 400.

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9II – LE FILM

Il conserve la même structure : une première partie qui se déroule dans le nord de l’Es-pagne, suivie d’une seconde partie située en Andalousie, où convergent tous les mys-tères du passé de la famille de la protagoniste. Pour des raisons encore partiellement obscures, la production est interrompue après le tournage de la première partie. C’est à partir de celle-ci que se monte le film connu sous le nom de Le sud, sélectionné au festival de Cannes en 1983. Le succès critique et populaire ne parviendra jamais à faire oublier qu’il s’agit d’un projet avorté, dont Erice mettra du temps à se remettre. Sa rela-tion professionnelle avec Querejeta en ressort également anéantie.

Le songe de la lumière (1992)

Le sud (1983)

Il faudra attendre encore neuf ans pour que Víctor Erice réapparaisse avec un projet très différent, le documentaire Le songe de la lumière (El sol del membrillo, 1992) sur le travail du peintre Antonio López. Il participe à nouveau au festival de Cannes, mais la singularité du projet en limite la portée, malgré un accueil extrêmement favorable au sein de la cri-tique et du monde de l’art contemporain. Erice accompagne López tandis que le peintre tente de reproduire sur la toile un cognassier planté dans son jardin, lors d’un rituel qui se répète chaque automne. La lumière automnale farouche et changeante rend la tâche impossible, du moins pour le peintre, vaincu par l’arrivée de l’hiver ; Erice se charge, au contraire, de souligner la manière dont le cinéma est capable de refléter le passage du temps. Le songe de la lumière se résume fondamentalement à cela, à un dialogue entre deux formes artistiques, celle de la lumière (la peinture) et celle du temps (le cinéma).

Le songe de la lumière est à ce jour le dernier long métrage d’Erice. À partir de 1992 il s’embarque dans de nombreux projets qui n’aboutissent pas : curieusement une adapta-tion de Les nuits de shanghaï (El embrujo de Shanghai) de Juan Marsé qui, suite à une longue préparation, sera finalement filmée par Fernando Trueba (2002). Il poursuit son travail en collaborant à plusieurs projets collectifs : Lifeline (Alumbramiento), épisode de Ten Minutes Older: The Trumpet (2002) ; Vidrios partidos, épisode de Centro his-tórico (2012) et dans les films produits pour une exposition aussi singulière que Erice/Kiarostami : Correspondences du Centre de Culture Contemporaine de Barcelone. Dans le cadre de l’exposition, Erice réalise six lettres cinématographiques qui font partie de sa correspondance vidéo-épistolaire avec le cinéaste iranien et donne naissance à son moyen-métrage autobiographique La Morte Rouge (2006).

Correspondences (2005-2007)

Vidrios partidos (2012)

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Comme nous l’avons déjà dit, L’esprit de la ruche se déroule au début des années 1940. C’est l’époque où Víctor Erice, né le 30 juin 1940, a grandi. Bien que l’histoire soit purement fictive, elle se nourrit des souvenirs des deux scénaristes, Erice et Fernández-Santos (né en 1934). Erice a souhaité revenir sur cette période dans au moins deux de ses films ultérieurs. Lifeline se déroule dans un petit village asturien. La couverture d’un journal parle de l’arrivée des nazis à Hendaye, à la frontière même. Le journal est daté du 28 juin 1940, deux jours avant la naissance d’Erice. Au contraire, La Morte Rouge est un récit à la première personne qui permet à Erice d’évoquer ses souvenirs des cinémas de Saint-Sébastien où il se rendait lorsqu’il était enfant. On trouve parmi ces souvenirs celle du choc causé par le premier film qu’il se souvient avoir vu, Sherlock Holmes et la griffe sanglante (Roy William Neill, 1944), film situé dans une ville fictive du Québec, La Morte Rouge.

Dans L’esprit de la ruche, le personnage principal de la petite fille, Ana (Ana Torrent), s’initie au cinéma lors d’une projection dominicale de Frankenstein (James Whale, 1931). Marquée par une image en particulier, celle de la fillette assassinée par le monstre, Ana embarquera pour une aventure qui l’amènera à découvrir, petit à petit, la signification exacte du mot « mort ».

Le cinéma reflète d’autres mondes, parfois pétris de bonheur ; à l’extérieur de la salle de cinéma se trouve la réalité, triste et crue, de l’après-guerre espagnole. Ce contraste marque de nombreux souvenirs de jeunesse d’Erice et justifie le rôle prépondérant que la salle de cinéma occupe dans ses films, ainsi que sa manière de brosser le portrait des adultes, dont les parents incarnés par Fernán-Gómez et Gimpera. Leur représenta-tion est également conditionnée par une vision enfantine, celle d’Erice lui-même, qui les

LE FILM DANS L’OEUVRE. L’ESPRIT DE LA RUCHE DANS LA FILMOGRAPHIE DE VÍCTOR ERICE : L’EXPLORATION LYRIQUE DU CINÉMA

Lifeline (2002)

La Morte Rouge (2006)

apparente dans ses souvenirs à des ombres, à peu de choses près : « Parfois, je pense que pour ceux qui dans leur enfance ont profondément vécu ce vide dont, sous tellement d’aspects basiques, héritent les enfants nés juste après une guerre civile comme la nôtre, les adultes étaient souvent cela : un vide, une absence ».

L’esprit de la ruche (1973)

Comme s’ils n’étaient rien d’autre que des ombres ou de simples souvenirs désordonnés, les personnages des parents sont définis par des images uniques ou primordiales. Dans le cas du père, il s’agit d’un homme qui fume de dos sur un balcon en admirant le crépus-cule. Dans celui de la mère, c’est une femme qui écrit une lettre. C’est là une structure qu’Erice a qualifié de « lyrique » et qui pourrait tout aussi bien correspondre à une vision purement enfantine : ainsi, l’ensemble du film semble être conté depuis le point de vue d’Ana. Par conséquent, nous n’apprendrons pas grand-chose des parents, de leur iden-tité, de leurs occupations, de leur positionnement politique exact, et nous ressentirons certainement les mêmes doutes que la petite fille.

Cette stratégie permettant d’aborder les personnages adultes peut être comparée à celle utilisée avec les deux petites filles, et qui consiste dans ce cas-là à se baser sur les expériences de jeu-nesse des deux coscénaristes, comme le confirmerait Fernández-Santos des années plus tard :

« Le scénario s’est rapidement peuplé de fantômes et d’échos de notre enfance : les échos dans le puits sont nés du souvenir du suicide du père d’un enfant de mon village tolédan ; Erice a évoqué les promenades avec son grand-père dans les monts biscaïens de Carranza pour ramasser des champi-gnons ; j’ai moi-même rassemblé les fragments perdus dans ma mémoire du passage mystérieux d’un guérillero maquis dans la grange de la maison de mes parents ; Erice a tiré de sa mémoire le jeu de Frankenstein des petites filles ; moi, j’ai copié la méthode d’enseignement anatomique maladroite d’un maître de mon village pour créer la séquence de Don José. »1

1 Ángel Fernández-Santos, « Mirar desde detrás de los ojos », El País, 21 août 1983

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11II – LE FILMC’est peut-être pour toutes ces raisons que L’esprit de la ruche est caractérisé par ce récit

qualifié de « lyrique » par Erice, une forme qui conditionne la narration, à tel point qu’il est difficile de déterminer le nombre de jours durant lesquels l’action se déroule, et même le temps écoulé entre deux scènes. L’abondance de fondus enchaînés semble nous emme-ner constamment d’un jour à l’autre, mais la plupart du temps il est très compliqué de savoir si des heures, des jours ou des semaines séparent deux plans. Ce type d’impréci-sions s’applique même à la formulation ambiguë « aux environs de 1940 ».

Cette ambiguïté temporelle fait écho à l’ambiguïté spatiale, en particulier en ce qui concerne les coordonnées géographiques du village ou le plan et les dimensions de la maison de la famille. Le village semble n’être composé que de trois bâtiments : le cinéma, l’école et la maison. Mais rien ne met ces espaces en relation : ni un plan d’ensemble, ni une séquence dont le mouvement permettrait d’établir les liens spatiaux entre les es-paces, leur emplacement respectif, la distance qui les sépare, etc. La maison familiale fait également l’objet de cette ambiguïté, qui se ressent à de nombreuses reprises et plus particulièrement dans la séquence du petit-déjeuner, suite à l’identification du cadavre du fugitif par les parents. Les 21 plans qui composent cette séquence sont autant de plans individuels de Fernando, Teresa, Ana et Isabel, c’est-à-dire les parents et leurs filles. Étant donné l’absence d’un plan de situation, d’un plan d’ensemble qui nous transporterait du général au particulier, les regards sont les seuls liens entre les quatre personnages : nous pouvons ainsi en déduire qu’Ana est assise à gauche de sa sœur, à droite de son père et en face de sa mère. Les silences s’imposent durant toute la scène jusqu’à l’apparition finale de la montre du fugitif. En réalité, L’esprit de la ruche est un film sur le silence de l’après-guerre la plus immédiate, sur un climat particulier qui, dans l’Espagne rurale, pour-rait s’appliquer à l’ensemble du franquisme.

L’esprit de la ruche (1973)

FILMOGRAPHIE

En la terraza (court-métrage, 1961)Entre vías (court-métrage, 1962)Páginas de un diario perdido (court-métrage, 1962) Los días perdidos (court-métrage, 1963)Los desafíos (mediometraje, 1969) Film d’épisodes réalisés par Víctor Erice, Claudio Guerín Hill et José Luis Egea.El espíritu de la colmena / L'esprit de la ruche (1973)El sur / Le sud (1983)El sol del membrillo / Le songe de la lumière (1992)Preguntas al atardecer (court-métrage, 1996) Épisode de Celebrate Cinema 101.Alumbramiento / Lifeline (court-métrage, 2002) Épisode du film collectif Ten Minutes Older: The TrumpetCorrespondencias Víctor Erice – Abbas Kiarostami / Erice/Kiarostami :Correspondences (2005-2007) Les six lettres réalisées par Víctor Erice sont intitulées El jardín del pintor, Arroyo de la luz, Jose, Sea-Mail, A la deriva, Escrito en el aguaLa Morte Rouge (moyen-métrage, 2006)Ana, tres minutos (court-métrage, 2011) Épisode du film collectif 3.11 Sense of HomeVidrios partidos (moyen-métrage, 2012) Épisode du film collectif Centro Histórico

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12II

– LE

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M LE SCÉNARIO : ORIGINE, THÈMES, PERSONNAGES

Dans un premier moment, les personnages des parents sont apparus comme des es-pèces d’ombres, et c’est ainsi que nous les avons considérés. Nous ne souhaitions pas aussitôt en savoir beaucoup plus sur eux. Nous nous contentions de l’image unique, primordiale, que nous avions perçue d’eux spontanément, inconsciemment : « Un homme contemple le crépuscule, une femme écrit une lettre. » Cela explique peut-être pourquoi le film est, d’une certaine manière, composé de fragments ; pourquoi, dès le départ, étant donné que nous étions dans le royaume des mythes, nous pouvions difficilement envisager les personnages strictement d’un point de vue naturaliste. Presque sans nous en rendre compte, nous tournions déjà autour d’une structure lyrique.

Parfois, je pense que pour ceux qui dans leur enfance ont profondément vécu ce vide dont, sous tellement d’aspects basiques, héritent les enfants nés juste après une guerre civile comme la nôtre, les adultes étaient souvent perçus comme cela : un vide, une ab-sence. Ils étaient là (ceux qui étaient là), mais ils n’étaient pas là. Et pourquoi est-ce qu’ils n’étaient pas là ? Car ils étaient morts, ils étaient partis ou il s’agissait d’êtres renfermés sur eux-mêmes, radicalement dépourvus de leurs modes d’expression les plus élémen-taires. Je fais référence, inutile de le dire, aux vaincus ; mais pas seulement à ceux qui le furent officiellement, sinon à toute la classe des vaincus. Même à ceux qui, indépendam-ment du camp où ils luttaient, ont vécu le conflit et toutes ses conséquences, sans avoir une conscience authentique des raisons de leurs actes, simplement pour des questions de survie. Exilés intérieurement d’eux-mêmes, leur expérience me semble également une expérience de vaincus, pathétique au possible. Une fois achevé ce qu’ils vivaient comme un cauchemar, nombre d’entre eux retournèrent dans leur maison et firent des enfants, mais ils conservèrent à l’intérieur et pour toujours un aspect profondément mu-tilé, et c’est ce qui révèle leur absence. Cela explique peut-être un peu le traitement que nous avons appliqué aux personnages de l’apiculteur et de sa femme.

On pourrait dire qu’[Ana] fait un voyage qui la mène de la dépendance absolue à la prise en charge d’une certaine aventure personnelle. Il est possible de parler de cette aventure en termes d’initiation, de connaissance et même de renaissance ; même si je crois que, à la lumière des évènements ultimes, s’il y a bien quelque chose qui la caractérise c’est une sorte de mystère ; en fin de compte, quelque chose qui nous échappe peut-être for-cément en tant que spectateurs.

Dans tous les cas, cette dernière Ana ne pourrait exister sans Isabel, dont le rôle est donc très important. Isabel est pathétique dans le sens où elle ne croit pas en l’alphabet qu’elle provoque presque à son insu ; pour elle, il s’agit d’un jeu. C’est pourquoi, jusqu’à un certain point, elle est uniquement capable de simuler, de se déguiser, de jouer la comédie, de faire peur. Elle ne peut pas faire apparaître le fantôme. Dans la dernière scène où elle apparaît, sa peur des ombres nocturnes n’est pas de la même nature que celle de sa sœur. Car Ana possède quelque chose qu’Isabel n’a pas : elle croit au monstre et elle le cherche résolument, jusqu’aux dernières conséquences.

QUELQUES CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Il ne s’agit en aucun cas d’un film narratif, mais plutôt d’une œuvre dont la structure est fondamentalement lyrique, musicale, et dont les images semblent submergées à l’inté-rieur même d’une expérience mythique. Il faut se rappeler qu’il s’agit d’un film consacré au monde de l’enfance et de sa découverte primitive du monde. Et que les enfants, en définitive, n’ont pas la même perception du temps que les adultes. […]

Lorsque je réalise un film, j’aimerais pouvoir découvrir à chaque fois un nouvel aspect de la vie. Dans ce sens, le cinéma est pour moi, entre autres choses, un instrument de travail, et une possibilité d’apprentissage. Un langage qui aspire, en dernier recours, à devenir une forme de connaissance absolue. […]

Je me méfie souvent des mots, car ils peuvent limiter le sens de ce que l’on souhaite exprimer. Au cinéma, le sens est inséparable de l’image et du son. Et l’expérience du cinéaste est, avant tout, une expérience visuelle. Pour toutes ces raisons, je pense que voir le film est un acte bien plus utile et complet, et moins équivoque.

Réflexions publiées dans Rosa Montero, « Víctor Erice: la conciencia de una generación marginada (entretien) », Fotogramas nº1304, 12 de octubre de 1973, p. 14-16

L’ORIGINE DU PROJET : UNE COMMANDE POUR FAIRE UN FILM SUR FRANKENSTEIN

On m’a proposé de faire un film sur Frankenstein, un film de genre. On a commencé à travailler dans le respect de la tradition des films des années trente, et de Fritz Lang un peu. À la lecture du synopsis, la production a trouvé le projet trop cher. Sur ma table de travail, j’avais toujours un photogramme de Frankenstein de James Whale : la rencontre de la petite file avec le monstre. Un matin, j’ai pensé que mon film était déjà dans cette image, parce que Frankenstein, pour moi, a d’abord été une créature cinématographique avant d’être un personnage littéraire. Le film est donc parti de là, et a été très enrichi par la fascination de son interprète, la petite Ana Torrent (c’était avant Cría Cuervos –Carlos Saura, 1976) pour le personnage de Frankenstein… le film a été tourné à un moment où la censure était très dure. Mais quand les censeurs l’ont vu, ils ont été intrigués, ils ont senti que le film disait deux ou trois choses en rapport avec l’Histoire et la politique, mais sans qu’ils puissent les désigner vraiment et exiger des coupes. L’esprit de la ruche montre comment un enfant regarde l’Histoire : sans savoir vraiment qui était Franco, ni les motifs des conflits civils. La seule chose qui demeure pour un enfant, c’est qu’il ne faut pas parler de certaines choses.

Réflexions publiées dans en Alain Philippon, « Víctor Erice. Le détour par l’enfance » Cahiers du cinéma nº 405, Le journal des cahiers, 1988, pp. VI-VII

RÉFLEXIONS DE VÍCTOR ERICE

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13II – LE FILM

D’une certaine manière, un peu élémentaire, les trajectoires communes des deux sœurs reproduisent cette dialectique du mensonge et de la vérité (« on joue pour de vrai ou pour de faux ? » : cette expression typique que les enfants utilisent fréquemment entre eux pour préciser leur manière de participer à un jeu), essentielle à certains processus de connaissance. On trouve quelque chose de beau, et peut-être aussi d’autodestructeur, chez Ana : son besoin absolu de savoir.

Réflexions publiées dans Ángel Fernández-Santos et Víctor Erice, « El espíritu de la colmena (guión). Entretien avec Víctor Erice, par Miguel Rubio, Jos Oliver y Manuel Matji », Elías Querejeta ediciones, 1976, pp. 139-159

LE MYTHE DE FRANKENSTEIN

De nombreuses années avant de savoir que Frankenstein était un roman écrit par Mary Shelley, femme du célèbre poète anglais, j’avais eu l’occasion de découvrir, dans une salle obscure, l’extraordinaire créature inventée par le docteur du même nom. Tiraillé entre un sentiment d’attirance irrésistible et de rejet, si caractéristique de l’enfance, j’ai été marqué à tout jamais par cette image cinématographique. C’est pourquoi, lorsque des années plus tard j’ai finalement lu le livre de Mary Shelley, l’image du monstre de Fran-kenstein façonnée par le film est entrée en conflit, a mis entre parenthèses, dans mon imagination, cette autre image si différente évoquée par la lecture du texte. Pour moi, le monstre de Frankenstein ne pouvait pas avoir une autre apparence que celle de l’acteur qui l’interprétait : Boris Karloff.

Il y a une époque, l’époque des origines, où toute expérience vécue possède un carac-tère extraordinaire, fondateur. L’image du monstre que Mary Shelley avait imaginé était, sans aucun doute, l’originale. Mais, dans mon cas, comme pour de nombreuses per-sonnes, cette image est tout simplement arrivée après.

Malgré tout cela, il est très difficile, presque impossible, de dépouiller Boris Karloff de son rôle d’intrus et de le remplacer par le monstre inventé par Mary Shelley. Après tout, il s’agit d’une personne aux origines obscures et à l’apparence difforme, qui désire à tout prix se faire accepter des autres. Si le monstre souffre, c’est parce qu’il souhaite être comme les autres. Mais la société, qui ne se fie qu’aux apparences, le rejette. C’est de là que surgit le conflit. La méchanceté de la créature du célèbre docteur est un corollaire de sa mésaventure.

Víctor Erice, « Literatura y cine », Banda aparte nº 9-10, enero 1998, pp. 117-118

LES PERSONNAGES ET LA DIRECTION D’ACTEURS

Le cinéma est pour moi une expérience vitale. Et la relation que j’établis avec les acteurs lors du tournage est surtout existentielle. Par exemple, lorsque je tournais L’esprit…, il était très important pour moi de faire tourner la caméra en pensant : quel air va siffler Fernando ? Car dans la scène où il écrit de nuit, pendant qu’il se prépare un café, je lui ai demandé de siffler une chanson importante pour lui, sans me dire de quelle chanson il s’agissait. Alors, une fois la caméra en marche, quand j’ai entendu Fernando siffler le tango Caminito, j’ai eu la sensation de l’écouter pour la première fois. De la même ma-nière, lorsque Teresa écrit une adresse sur l’enveloppe de sa dernière lettre, elle m’a dit en souriant : « Je vais enfin savoir à qui j’écris ! Dis-moi quel nom je dois mettre ». Je lui ai dit d’écrire le nom d’une personne qu’elle aimait beaucoup sur l’enveloppe. Et alors elle a écrit le nom de son fils. On ne le voit pas bien, presque personne ne sait de qui il s’agit, mais pour Teresa, à ce moment-là, le montrer à la caméra a pris un sens spécial. […]

Comment orienter l’interprétation de fillettes de six et sept ans, protagonistes absolues d’un film ? En ce qui concerne cet aspect, il existe sûrement autant de méthodes et de manières de faire que de réalisateurs. Mais ce que j’ai fait dans ce cas, c’est avant tout créer une ambiance. Dans la pièce où les filles passaient la majeure partie du temps, j’ai imposé le respect d’une série de règles à l’équipe de tournage. Cet espace était toujours imprégné par la lumière artificielle des projecteurs, puisque nous avions créé des chambres noires derrière toutes les fenêtres pour ne pas avoir à dépendre des va-riations de la lumière extérieure. J’ai proposé aux techniciens que, dans ce lieu, tous nos échanges se fassent sur le même ton que celui adopté par les fillettes dans leurs dialogues, en chuchotant, comme si nous étions à l’église. Nos mouvements devaient également être discrets, comme si nous avions eu peur de déranger quelqu’un. Ce rituel englobait aussi, comme je l’ai déjà dit, l’effet crucial de la lumière, c’est-à-dire que même de jour, l’intérieur était comparable à la nuit noire. En définitive, cet espace semblait être situé hors de la réalité. Les fillettes le percevaient immédiatement. Même après avoir sautillé dans le jardin, dès qu’elles pénétraient sur le plateau au moment de tourner, elles percevaient aussitôt l’atmosphère qui y régnait, toutes ces personnes qui se déplaçaient avec une précaution particulière, qui parlaient avec des signes ou en chuchotant, comme si elles avaient peur de réveiller quelqu’un… Mais qui ? Le fantôme, le monstre, Fran-kenstein. Et du coup, elles aussi se transformaient immédiatement, influencées par la fiction avec toutes ses conséquences, adoptant les mêmes gestes, la même précaution, la même peur qui semblait affecter le comportement des adultes. La conséquence de cette mise en scène est que le monstre guettait et rôdait toujours autour du lieu, pouvant apparaître à tout moment. C’est pourquoi je n’ai jamais eu à demander à Ana et à Isabel de se mettre en situation. De plus, comment demander à une fillette de six ans de « se mettre en situation » ?

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14II

– LE

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M Teo Escamilla, second assistant opérateur sur L’esprit de la ruche

Víctor est une personne très introvertie, très renfermée. Mais je me souviens qu’il nous disait toujours, à Luis [Cuadrado] et à moi, ce qu’il voulait exactement à l’intérieur de chaque plan. Et il le faisait avec une telle parcimonie que c’était un plaisir de l’écouter. Il donnait ses explications de manière très précise et il corrigeait mon cadrage en m’expli-quant toujours pourquoi il fallait que je me déplace un peu plus sur ma gauche ou que je me mettre un peu plus en hauteur. Il connaissait très bien le sens de chaque composition et, à travers sa manière de le raconter, il te mettait dans le secret et, peu à peu, tu te mettais dans sa tête. Sa patience avec Ana Torrent était incroyable : il l’asseyait sur ses genoux et il lui parlait pendant des heures et des heures. Il lui racontait l’histoire et la fillette l’écoutait avec la même patience. Inutile de dire que l’équipe qui attendait à côté n’en avait pas autant. Víctor recommençait inlassablement, jusqu’à trente ou quarante fois, le même plan de Teresa Gimpera avec la tête sur un oreiller ou avec les yeux ouverts. Ensuite, il fallait aller à la projection, à minuit, dans un cinéma du village, pour voir tous les rushes, les uns après les autres. À un moment, cela devenait vraiment une torture et il était impossible de voir la différence entre la prise sept et la prise quinze. En réalité, personne ne croyait vraiment en ce projet, mais finalement le résultat fut une vraie leçon pour tous. D’un autre côté, le père de Luis Cuadrado était restaurateur de vitraux (il avait d’ailleurs restauré la cathédrale de Burgos). Et c’est lui qui fabriqua ces vitres hexagonales en forme de ruche, avec un ton caramel. Luis et moi-même allions à son atelier, nous voyions les couleurs et nous parlions beaucoup de tout cela.

Réflexions publiées dans Carlos F. Heredero, « El lenguaje de la luz: entrevistas con directores de fotografía del cine español », 24º Festival de Cine de Alcalá de Henares, 1994, pp. 247-248

LE TOURNAGE DE LA SÉQUENCE AU CINÉMA

Sur le tournage, la projection du film Frankenstein fut bien réelle : les acteurs et les figu-rants voyaient les images en direct. C’est la seule séquence tournée avec deux caméras. L’opérateur du film, Teo Escamilla, était responsable de la première caméra, la seule insonorisée par un blimp, et qui servit à tourner les plans d’ensemble. Mais, simultané-ment, les gros plans des fillettes regardant le film de James Whale furent tournés par Luis Cuadrado avec une seconde caméra. La veille, Luis m’avait annoncé que pour tourner cette séquence il apporterait une Arriflex qu’il possédait, non insonorisée. Il l’utilisa tou-jours à la main, pendant que je le guidais de part et d’autre du plateau et que je le situais face au personnage qu’il devait cadrer, à la manière d’un tournage de documentaire. C’est ainsi que Luis capta ce plan extraordinaire d’Ana Torrent au moment, crucial, où elle découvre le monstre pour la première fois. [voir « Un plan. La découverte du cinéma : capter l’instant sur un visage », p. 24].

Réflexions publiées dans Julio Pérez Perucha, « El espíritu de la colmena… 31 años después », Generalitat Valenciana, 2006, pp. 453-465

C’est probablement l’instant le plus essentiel, le plus important, que j’aie capté en tant que réalisateur. Paradoxalement, il a été tourné avec une technique complètement documentaire. C’est le seul plan du film tourné avec la caméra à la main. Je me souviens qu’il a été filmé par Luis Cuadrado, assis par terre face à Ana, et que je soutenais la caméra dans son dos. Il a capté précisément le moment où Ana découvre le film, étant donné que la projection était réelle, le moment où elle voyait les images de Frankenstein, sa réaction face à la scène de rencontre entre le monstre et la fillette. C’est donc un instant unique, qui ne peut, selon moi, faire l’objet d’une mise en scène. Et c’est là l’aspect paradoxal et en même temps extraor-dinaire du cinéma. Réfléchissons un peu à ce film, dominé dans les grandes lignes, à mon avis, par une volonté de style très préméditée. Et pourtant, le moment du film que je considère essentiel est un moment où toute cette préméditation formelle est dépassée. Et je pense que c’est la brèche par où le côté documentaire du cinéma fait irruption dans la fiction, dans toute sorte de fiction. […] Encore aujourd’hui, c’est vraiment le moment du film qui m’émeut le plus et je crois sincèrement que c’est ce que j’ai filmé de mieux dans ma carrière.

Réflexions de Víctor Erice, dans le documentaire télévisé Huellas de un espíritu (Carlos Rodríguez, 2004)

RÉFLEXIONS DE TEO ESCAMILLA

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15II – LE FILM

À l’occasion du trentième anniversaire du lancement de L’esprit de la ruche, l’actrice Ana Torrent a livré ses impressions et souvenirs d’un tournage qui marqua sa vie et sa carrière. Ella l’a fait à partir d’une série de photogrammes choisis par Virginia Hernández.

« Dans la vraie vie, moi, la fillette Ana, je ressemblais vraiment à la protagoniste du film. Nous partagions les mêmes peurs… le monsieur allongé, avec une arme, m’a fait un peu peur. Quand j’ai dû me rapprocher de lui, je ne faisais pas la maline. C’était un mystère de plus que je ne comprenais pas. Ses yeux étaient tellement ouverts… ».

« Je me souviens parfaitement de cette scène, la photo est restée accrochée durant des années chez moi. J’ai peur. Cette maison, le puits… je me souviens que j’avais dû courir beaucoup, nous avons fait plusieurs prises de ces scènes et nous étions épuisées. En regardant le fugitif, j’ai dû avoir un peu peur. J’étais petite et je croyais en Frankenstein. Et lui c’était le monstre ! »

RÉFLEXIONS D'ANA TORRENT

« J’avais une très bonne relation avec Fernando Fernán-Gómez, et plus tard je l’ai bien connu. Mais c’était vraiment cette partie-là du film que je ne comprenais pas. Moi ce que je voulais, c’était voir Frankenstein ! Mon père était une personne étrange. Je me sou-viens très bien de la maison, des escaliers, des bruits lorsqu’on marchait… »

« Après je ne sais combien d’heures passées à pleurer et à courir nous avons pu tourner cette scène. Malgré cela, je pense que mon visage reflète à quel point j’ai peur. Et tout ça parce que j’avais rencontré l’acteur qui ferait le monstre une fois maquillé, déguisé et qu’il me faisait très peur. Je croyais en Frankenstein et… c’était lui ! Le tournage se fit de nuit et fut très difficile. D’après ce qu’on m’a raconté, il faisait très froid et j’étais à moitié endormie. Mais j’ai dû prendre confiance et je n’ai jamais fait de cauchemars ».

Réflexions publiées dans Virginia Hernández, « El espíritu de la colmena. Recuerdos de Ana Torrent », El Mundo, 24 de enero de 2004

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16III

– A

NAL

YSE

III – ANALYSE

CHAPITRAGE DU FILM

1 – Générique sur des dessins d’enfants. « Il était une fois… ». (0min 30 à 1min 57)

2 – « Un lieu du plateau castillan vers 1940… ». Arrivée du cinéma ambulant à Hoyuelos, acclamé par les enfants. La femme annonce la projection de Frankenstein. (1min 57 à 4min 18)

3 – Les enfants et les adultes se préparent pendant que les projectionnistes chargent le projecteur 35mm. Début de la projection ; les visages d’Ana et d’Isabel apparaissent parmi les spectateurs impatients. (4min 18 à 6min 55)

4 – Fernando, apiculteur, retire les panneaux des ruches. (6min 55 à 8min 07)

5 – Teresa lit la lettre qu’elle écrit : sur la famille, les absences, le manque de nouvelles… (8min 07 à 9min 17)

6 – Teresa va à la gare à vélo. Le train où elle déposera sa lettre arrive. Échange de regards avec un soldat. (9min 17 à 11min 29)

7 – Fernando laisse les ruches. Il passe devant la salle de projection avant d’arriver chez lui. Le son du film entre par le balcon de son bureau. (11min 29 à 17min 22) [voir « Un photogramme. Sur le balcon : composer une humeur », p. 23]

8 – Ana et Isabel assistent, fascinées, à la rencontre entre Mary et le monstre. Teresa passe devant la salle de projection à vélo. Le film continue : le père de Mary porte la fillette dans ses bras. « Pourquoi il l’a tuée ? » demande Ana à Isabel. (17min 22 à 20min 57) [voir « Un plan. La découverte du cinéma : capter l’instant sur un visage », p. 24]

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17III – AN

ALYSE

13 – Arrivée à l’école. Leçon de science sur le corps de Don José. Ana y met les yeux : « Don José peut voir maintenant », dit la maîtresse. (31min 00 à 35min 17)

14 – Ana et Isabel aperçoivent une maisonnette avec un puits au milieu des champs et vont l’explorer. On entend la mélodie de Vamos a contar mentiras. (35min 17 à37min 21) [voir « Une séquence. La maisonnette : explo-rer le monde, construire le temps », pp. 25-26]

15 – Ana retourne seule à la maisonnette. Elle explore le puits, l’intérieur vide et trouve une grande empreinte dans les ornières du chemin. (37min 21 à 40min 32)

16 – Dans la chambre, Ana et Isabel jouent aux ombres chinoises tout en parlant de la visite d’Ana à la maisonnette. La présence du père leur fait éteindre la lumière. (40min 32 à 41min 18)

9 – Ana et Isabel rentrent chez elles en courant. La nuit tombe. (20min 57 à 21min 56)

10 – Dans leurs lits jumeaux, Ana allume une bougie et demande à Isabel de lui raconter le film. Isabel lui dit qu’elle peut faire apparaître l’esprit en disant « Je suis Ana ». (21min 56 à 24min 29)

11 – Fernando dans le bureau : il se prépare un café, écoute l’émetteur de morse, écrit, va voir ses filles. Le matin il dort sur la table. (24min 29 à 28min 55)

12 – Teresa se réveille mais elle reste au lit, les yeux fermés. Fernando entre et rôde dans la chambre. (28min 55 à31min 00)

17 – Dans le petit bois, le père explique à Isabel et à Ana comment reconnaître les champignons et les prévient des dangers liés aux champignons vénéneux. Il en écrase un. (41min 18 à 45min 12

18 – Fernando part dans un chariot au lever du jour. Les fillettes jouent dans leurs lits jusqu’à ce qu’elles se fassent gronder par Milagros. Elles jouent à se raser. Ana pose des questions à Teresa pendant que cette dernière la coiffe. (45min 12 à 48min 36)

19 – Ana et Isabel attendent que le train passe. Ana a du mal à s’éloigner des rails. Le train, avec son bruit agressif, passe juste à côté d’elles. (48min 36 à 49min 58)

20 – Lecture d’un poème de Rosalía de Castro en classe. (49min 58 à 50min 36)

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21 – Ana joue à côté du puits. Isabel l’observe cachée derrière un mur. (50min 36 à 51min 21)

22 – Teresa joue quelques notes de García Lorca au piano. Ana regarde un album de famille : des photos des parents, enfants et jeunes (Fernando à côté d’Unamuno et Ortega y Gasset)1. Photo de Teresa dédiée à son « cher misanthrope ». (51min 21 à 53min 09) [voir « Images-rebonds », pp. 27-28]

23 – Teresa s’éloigne à vélo. Dans la mai-son, Ana observe les abeilles. Isabel, dans la chambre, serre le cou du chat qui la griffe. Elle colore ses lèvres avec le sang. (53min 09 à 57min 08)

24 – Dans le bureau, Ana tape à la machine quand elle entend un cri d’Isabel. Elle la trouve par terre, en train de faire la morte. Elle cherche Milagros, en vain. Lorsqu’elle revient, Isabel lui fait peur avec les gants d’apiculteur du père. Isabel rit. (57min 08 à 01h 04min 36)

25 – Isabel et les autres enfants jouent à sauter au-dessus du feu de joie. Ana les observe d’abord depuis la maison, puis assise sur les ruches vides. Teresa parcourt le village à la tom-bée de la nuit. Ana reste face au feu et Milagros la fait rentrer dans la maison. (01h 04min 36 à 01h 06min 25)

26 – Pendant qu’Isabel dort, Ana s’habille et sort dehors, entre les ombres des arbres. Elle regarde la lune briller entre les nuages. (01h 06min 25 à 01h 08min 14

27 – Travelling sur les voies du train. Un homme vêtu d’une veste militaire saute du train et part vers la maisonnette du puits. (01h 08min 14 à 01h 09min 17)

28 – Le matin, Ana arrive dans la chambre et ignore les questions d’Isabel. (01h 09min 17 a 01h 10min 39)

29 – Ana découvre le fugitif dans la maisonnette. Elle lui offre une pomme, puis elle revient avec d’autres aliments et des vêtements de Fernando. Il trouve la montre musicale et la fait disparaître par un tour de magie. Ana sourit. À la tombée de la nuit, éclairs des mitraillettes dans la maison-nette. (01h 10min 39 à 01h 14min 17)

30 – Fernando rend visite aux autorités. Ils vont vers la salle de projection où gît le corps du fugi-tif. Ils lui restituent sa montre, ses chaussures et son manteau. (01h 14min 17 à 01h 16min 49)

31 – Petit-déjeuner en silence des quatre personnages dans la maison. Fernando regarde la montre et la fait sonner. Long échange de regards entre Ana et le père. (01h 16min 49 à 01h 18min 49)

32 – Ana court à la maisonnette, où elle découvre les restes de sang. Fernando l’observe depuis le seuil. Elle s’éloigne, ignorant l’appel du père. (01h 18min 49 à 01h 21min 32)

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33 – Teresa et Isabel appellent Ana depuis la terrasse de leur maison et la colline face à la maisonnette. (01h 21min 32 à 01h 22min 08)

34 – La nuit, recherche d’Ana avec des lanternes et un chien. (01h 22min 08 à 01h 22min 28)

35 – Ana seule dans le bois. Elle observe un champignon vénéneux et le touche. (01h 22min 28 à 01h 23min 09)

36 – Teresa relit une lettre avant de la jeter dans le feu. (01h 23min 09 à 01h 24min 31)

37 – Ana se rapproche de la rivière. Dans l’eau, elle regarde le reflet de son visage qui se transforme en celui de Frankenstein. Lorsque le monstre s’agenouille près d’elle et lui touche l’épaule, Ana ferme les yeux. (01h 24min 31 à 01h 27min 13)

38 – À l’aube, la battue continue et le chien de Fernando trouve le corps d’Ana derrière un mur en ruine. Le père la prend dans ses bras. (01h 27min 13 à 01h 28min 22)

39 – Le médecin tranquillise Teresa et lui explique qu’Ana est sous l’effet d’une vision qu’elle oubliera petit à petit. (01h 28min 22 à 01h 30min 22)

40 – Isabel entre dans la chambre où son matelas a disparu. Elle ouvre les rideaux et regarde Ana. (01h 30min 22 à 01h 32min 10)

41 – Nuit. Les vitres jaunes du bureau de Fernando s’illuminent. Sa silhouette va et vient, pendant qu’il note ses observations. Isabel ne peut pas dormir. La lumière bleutée envahit la chambre. Teresa couvre Fernando, endormi, et éteint la lampe. (01h 32min 10 à 01h 34min 27)

42 – Ana boit de l’eau au lit. Elle se lève et se dirige vers la porte du balcon, baignée par la lumière bleue. Les chiens hurlent. Elle sort dehors. « Si tu es son amie tu peux lui parler quand tu veux. Je suis Ana. Je suis Ana. » Ana ferme les yeux. On entend le train. (01h 34min 27 à 01h 36min 33)

43 – Générique de fin. (01h 36min 33 à 01h 38min 06)

1 La référence dans une même séquence à García Lorca (poète), à Miguel de Unamuno (romancier et penseur) et à José Ortega y Gasset (philosophe) est significative. Tous les trois furent des acteurs notables du mouvement intellectuel progressiste espagnol. Le premier fut assassiné par l’armée franquiste ; le deuxième (mort en décembre 1936, cinq mois après le début de la guerre civile) fut destitué de son poste de recteur de l’université de Salamanque en octobre 1936 sur ordre de Franco ; le troisième fonda en 1931 l’« Agrupación al Servicio de la República » avec d’autres intellectuels et est élu député, pour la province de León, à l’Assemblée constituante de la toute récente Seconde République ; il s’exile durant la guerre et ne revient en Espagne qu’en 1945, bien qu’il lui soit impossible de récupérer son poste de professeur de métaphysique à l’université.

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QUESTIONS DE CINÉMAMONTRER CE QUI EST CACHÉ. À PROPOS DES VISAGES, DES SILENCES, DES ELLIPSES

VISAGES

Le thème profond du film est façonné et raconté par les émotions filmées grâce à la lumière, à la couleur et aux sons à travers leur passage et leurs effets sur les visages. Erice parvient à fusionner et à harmoniser tous les éléments du cinéma pour construire le film comme un ensemble de couches (certaines visibles, d’autres cachées), qui voilent et dévoilent les sentiments d’Ana et d’Isabel, et de leurs parents, Fernando et Teresa.

Nous voyons parfois ces émotions poindre dans les yeux si éveillés d’Ana [voir « Un plan. La découverte du cinéma : capter l’instant sur un visage », p. 24] ; à d’autres occasions, nous sentons, surtout en présence des parents, qu’il s’agit de sentiments intimes qui restent opaques et ne se montrent ni face aux autres personnages, ni face à la caméra. Sous l’his-toire de chacun d’entre eux se trouve un contexte historique et politique sous-jacent, réduit au silence et réprimé, tout comme le sont les émotions face à l’impossibilité de dialoguer.

Le film s’ouvre sur le projectionniste, la femme qui présente le film et les spectateurs du vil-lage : des plans de visages empreints d’un caractère documentaire. C’est à partir de là que la fiction naîtra, lorsque nous découvrons les visages des deux fillettes protagonistes (émues face à Frankenstein) et, en parallèle, le père (enfermé dans sa tenue d’apiculteur) et la mère (mélancolique, qui écrit et envoie une lettre). Le film sera l’histoire de leurs visages, de leurs expériences et de ce que nous pouvons deviner de leurs sentiments et de leurs humeurs.

RENCONTRES ET SILENCES

Si face à la séquence du monstre et de la fillette au bord du lac, Ana vit la première de ses nombreuses rencontres (avant celles de la maisonnette et du puits, de l’apprentissage des champignons, du fugitif), nous sentons que Fernando et Teresa sont renfermés sur eux-mêmes, dans leur monde intime. Ils ne dialoguent pas entre eux et semblent vivre dans un exil intérieur, un silence émotionnel produit par la guerre. Là, dans « ce coin où Fernando, les filles et moi essayons de survivre », comme l’écrit Teresa dans une lettre, la maison représente un espace d’isolement, protégé de l’extérieur par les fenêtres fer-mées, de lumière et de couleur ambre : « Les nouvelles que nous recevons de l’extérieur sont si rares et si confuses », écrit-elle dans la même lettre.

Cette sensation d’isolement est également suggérée par les scènes extérieures : Hoyuelos est un petit village délimité par la ligne d’horizon, entouré de champs à perte de vue (comme dans le cas de la maisonnette), et de chemins déserts, comme celui en terre qui serpente à côté de la maison ou la route goudronnée que Teresa emprunte à vélo. Pour suivre cette même idée, le train joue un rôle privilégié grâce à la connexion qu’il établit avec le monde extérieur : Ana et Isabel jouent dangereusement sur les voies en l’attendant, là même où, plus tard, nous verrons sauter le fugitif ; Teresa va poster une lettre à la gare et observe les voyageurs à travers les fenêtres ; le film s’achève sur le visage d’Ana et le bruit du train…

Cependant, si pour les adultes ce lieu est un village isolé et de petite taille, ses paysages si vides et étendus contrastent tout autrement avec le petit corps d’Ana. En raison de l’échelle utilisée pour les plans d’ensemble, les lieux lui paraissent immenses : c’est un monde énorme, plein de mystères où partir à l’aventure.

Le film crée un monde lyrique fait de sensations et d’humeurs en relation avec le réveil du regard d’Ana sur le monde des adultes : ses parents, qui vivent renfermés, communiquant à peine ; le fugitif qu’elle trouve dans la maisonnette… Tout en accompagnant le point de vue d’Ana, sa sensibilisation au monde et aux sentiments familiers, Erice filme une expérience d’initiation, faite d’émerveillements et d’incertitudes (le premier film, la première fois qu’Ana voit la maisonnette et le puits, les questionnements sur la mort, son escapade de nuit…).

Tout cela est vu et ressenti grâce aux sensations tracées par le monde (la lumière, la couleur, les sons, les paysages) sur les corps, en omettant ou en esquissant partiellement de nombreux aspects narratifs, le contexte historique et politique, l’histoire en elle-même ou les personnages. Étant donné qu’il s’agit de l’histoire d’Ana, de son point de vue, Erice est parvenu à ce que le film partage sa sensibilité et son intuition sur les évènements, sans pour autant nous donner des informations qu’elle ignore : ainsi, il n’est jamais question de la dictature ni de la guerre civile, mais nous sentons son poids traumatique sur les expériences des adultes en observant leurs humeurs.

Nous nous trouvons face à un cinéma de nature lyrique, où les images montrent les émotions des personnages, tout en cachant ou en ébauchant partiellement de nombreux détails nar-ratifs. De cette manière, le spectateur possède une grande marge d’interprétation du monde intérieur d’Ana, d’Isabel, de Fernando et de Teresa. C’est pourquoi les visages sont autant filmés, car ils débordent de désirs, de beauté, de curiosité, de solitude ou de tristesse, mais également de mystères ou de secrets, d’histoires inexplicables…

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Dans la maison, Fernando passe de longues heures dans son bureau, la nuit, à écrire sur la ruche et les abeilles ou à réfléchir, jusqu’au lever du jour ; le matin, nous voyons Teresa réveillée dans son lit, sa tête inclinée sur l’oreiller, pendant que Fernando entre dans la chambre (nous l’entendons et nous voyons son ombre sur le visage de sa femme) et se couche. Mais Teresa reste immobile, silencieuse, elle ne se tourne pas vers lui et ne dit pas un mot, elle pense intérieurement. Et bien que l’on perçoive l’affection qu’ils éprouvent l’un pour l’autre à travers des petits gestes (Teresa qui lance depuis le balcon son chapeau à un Fernando distrait qui l’avait oublié, ou lorsqu’elle le couvre en voyant qu’il s’est endormi dans son bureau), ils ne sont presque jamais réunis dans le même plan. Quant à Ana, elle arrête progressivement de poser des questions à sa sœur Isabel pour, dans seconde partie du film, plonger à son tour dans le silence, dans la curiosité de son monde intime, ouvert au rêve et à l’imaginaire, à la fuite de la réalité.

C’est pour cela que la communication entre les personnages finit par passer par les re-gards et les silences, plutôt que par les mots : observez par exemple la scène du petit-dé-jeuner en famille. Elle se déroule en silence et les quatre personnages sont filmés séparé-ment. Ce sont les regards qu’ils s’échangent qui nous permettent de comprendre ce qu’ils se disent. En effet, le père, en sortant sa montre, essaye en quelque sorte d’interroger ses filles pour découvrir laquelle des deux s’est retrouvée dans la maisonnette avec le fugitif.

ELLIPSE

Nombre des évènements qui ont lieu dans le film sont enfouis, voilés et suggérés sous les images ou parmi elles, grâce à un procédé d’ellipse [voir « Une séquence. La mai-sonnette : explorer le monde, construire le temps », pp. 25-26]. S’intéressant à l’expé-rience d’initiation au monde des adultes du point de vue d’Ana, une grande partie de l’histoire se trouve par conséquent dans le domaine de l’incertitude et du mystère, hors champ : nous ne voyons qu’une partie tronquée, fragmentaire, des évènements. Le film, par exemple, ne nous donne que de minces détails sur le contexte historique, politique et narratif (l’enveloppe de la lettre nous permet de savoir que Teresa écrit à une personne de la Croix-Rouge de Nice, probablement un exilé) ou de vagues informations (derrière les silences, on sent la présence sous-jacente des absences, de la guerre, de la dicta-ture, à peine évoquées dans les photos de l’album de famille ou dans la lettre). Mais, à qui Teresa écrit-elle et envoie-t-elle des lettres ? Qu’est-ce qui la sépare de Fernando et les rend si introspectifs ? Qu’est-ce qui leur est arrivé, précédemment, durant la guerre civile ? Qui est l’homme qui se réfugie dans la maisonnette ? Ce sont des faits qu’Erice ne souhaite pas expliquer, peut-être parce que l’expérience que nous partageons est celle d’Ana et qu’elle non plus ne connaît pas tous ces détails. L’important est la sensibilité de ce monde, la manière dont la fillette le comprend instinctivement, profondément et émotionnellement : tout ce que son visage ressent, contient, connaît, désire, recherche…

Erice explore ainsi, d’une très belle manière, la façon dont les images montrent et dissi-mulent en même temps : il filme la mort du fugitif lors d’un seul plan d’ensemble de la mai-sonnette, de nuit, où les tirs scintillent. Nous verrons ensuite son cadavre face à l’écran du cinéma (de son corps, nous ne voyons d’ailleurs qu’un pied nu). De la même manière, dans la scène du petit-déjeuner mentionnée précédemment, exempte de dialogues, Fer-nando découvre qu’Ana s’est rendue dans la maisonnette lorsqu’il fait sonner la montre et que la fillette réagit en le regardant fixement, préoccupée certainement par le sort de l’homme. Nous comprenons et nous voyons tout cela, sans qu’il y ait besoin de mots. Mais, en réalité, que ressent Ana à ce moment-là ? Comment décrire ce regard ? Quelle est son émotion ? Nous pouvons voir l’apparence d’un visage, mais que se passe-t-il der-rière ? Sur cette opacité, sur ce mystère propre au cinéma, les émotions sont comme des voiles, ou des tons lyriques que nous pouvons interpréter comme une musique, depuis l’expérience de chaque spectateur.

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IMAGES LYRIQUES ET PICTURALES

Pour filmer cette sensibilisation du monde à travers le corps d’Ana, les images sont com-posées avec une intention plus lyrique et picturale [voir « Enjeux cinématographiques autour d’un photogramme » et « Dialogues avec les autres arts », p. 5 et pp. 32-32] que narrative : elles créent des rythmes et des sensations du monde (le vent sur le plateau, le frôlement de la lumière jaunâtre, le reflet rouge d’un feu de joie, la nuit bleue et froide, les ombres des nuages, celles projetées par des mains sur un mur) qui traduisent l’éphé-mère, le passage du temps. Le film s’apparente à un souvenir, à une évocation intense de ces jours de l’enfance où a lieu la première initiation au monde des adultes, alors que tous les sens sont en alerte face à tant de découvertes, exposés à un monde qui semble immense de par sa taille, de par son horizon…

VOIR ET NE PAS VOIR, SAVOIR ET IGNORER : LE CINÉMA

Tous ces éléments produisent une tension poétique entre ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas, entre ce que nous savons et ce que nous ignorons. Et puisque les images construisent autant de couches sur les visages, le film finit par s’ouvrir à l’imagi-naire et à l’onirisme, lorsque des ombres se projettent sur Ana la nuit et que sa rencontre imaginaire avec le monstre se produit. Ainsi, du registre documentaire à celui de l’imagi-naire, Erice traverse toutes les formes et les pouvoirs du cinéma (de la réalité au rêve) et les matérialise sur le visage d’Ana, comme un paysage émotionnel.

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UN PHOTOGRAMME. SUR LE BALCON : COMPOSER UNE HUMEUR[Séq. 7 – TC: 11min 29 à 17min 22]

La scène dont est tiré ce photogramme apparaît quinze minutes après le début du film [Séq. 7]. Fernando, père d’Ana et d’Isabel, rentre chez lui après sa journée de travail (nous avons vu auparavant qu’il était apiculteur). Il s’assied dans le fauteuil de son bureau pour lire un magazine, mais les sons lointains du film Frankenstein (à la projection duquel assistent ses filles) éveillent sa curiosité. Il se lève donc et ouvre la porte du balcon pour sortir.

Le plan dure à peine plus d’une minute et est marqué par une certaine lenteur qui reflète le temps de repos et de tranquillité après une journée de travail passée à l’extérieur de la maison.

Le plan peut être découpé en trois moments. Dans la première partie, en plan fixe, Fer-nando se rapproche de la porte et l’ouvre : soudain, d’autres sons nous parviennent de l’extérieur, le chant des oiseaux. Ensuite, à partir de la silhouette immobile sur le balcon, un travelling se rapproche lentement d’elle alors que le son de la projection s’intensifie. Au moment où nous entendons la phrase « réveillez-vous et voyez la réalité », la caméra s’arrête et le plan se fige avec l’image de la silhouette de Fernando derrière le vitrage hexagonal, formant le troisième moment.

Dans ce photogramme, Víctor Erice utilise les éléments cinématographiques pour composer une humeur introspective. La caméra nous rapproche du corps contemplatif de Fernando, de son point de vue émotionnel. C’est ainsi que l’image devient plus subjective à mesure que le plan avance : elle devient plus sensible ou elle s’identifie au sentiment et à l’expé-rience intérieure de Fernando, qui cristallise dans la dernière partie (avec le personnage de dos, immobile) dans un moment de solitude, de silence, de réflexion et de contemplation.

Le cadrage divise l’image en deux verticalement : à droite se trouve Fernando, une ombre aperçue à travers la surface ocre du vitrage translucide ; à gauche apparaissent quelques maisons du village d’où proviennent les sons de la projection. Ici aussi, Fernando est spectateur, non pas du film (qui se trouve hors champ), mais de cet instant. Erice filme ces types de moments où nous voyons les choses à distance, où nous nous trouvons face à la réalité, comme un paysage.

L’image contient toute la tension existante entre le monde privé (intérieur, intime) et l’ex-térieur, l’un des grands thèmes du film. Cette distinction entre l’intérieur et l’extérieur, entre le personnage et le monde, passe également par la lumière, la couleur et le son, qui permettent de composer le personnage réservé et silencieux de Fernando, enfermé dans son monde intérieur, sauf lorsqu’il est avec ses filles.

La lumière et la couleur nous indiquent qu’il s’agit de la fin de l’après-midi. L’obscurité intérieure du bureau et la chaleur jaune du vitrage contrastent avec le ciel froid de la soi-rée derrière le village à l’extérieur. Dans une scène précédente, nous avons vu le visage de Fernando « enfermé » derrière le maillage de sa tenue d’apiculteur, sous la même couleur jaune de la ruche. Cette rime visuelle entre la ruche et la maison révèle l’espace intérieur, fermé et tranquille de la maison, en opposition à la réalité extérieure.

De la même manière, les sons intérieurs de la maison et ceux provenant de l’extérieur (les oiseaux) contrastent avec les voix (issues de la fiction) du film, créant ainsi une double couche sonore. Il s’agit là d’une belle idée : le monde du cinéma, de la fiction, envahit ou survole, grâce aux sons (comme s’il s’agissait d’un rêve, d’une sensation éthérée ou insaisissable), l’espace de ce village et de cette maison, de la réalité de l’après-guerre : le cinéma projette un monde imaginaire, il incarne une fuite pour échapper à la réalité.

Dans le fragment de film que nous pouvons entendre, le docteur Frankenstein prononce les phrases suivantes : « Vous n’avez jamais cherché à voir au-delà des étoiles ou à découvrir ce qui fait pousser les arbres et changer les ombres ? Mais lorsque l’on parle ainsi on est traité de fou. Mais si je pouvais découvrir certaines de ces questions. Ce qu’est l’éternité par exemple. Ça ne me dérangerait absolument pas qu’ils disent que je suis fou ».

Avant et après cette scène, nous voyons Frankenstein à travers les yeux des fillettes et des habitants du village. Cette image nous donne à voir un point de vue différent à travers la projection sonore, une perception indirecte de cette expérience, qui traduit la distance, la séparation, la sensation de solitude caractéristique du personnage de Fernando. Bien que nous ne voyions presque rien (ni la projection du film, ni le visage de Fernando), nous voyons beaucoup intérieurement. L’image de l’acteur n’est qu’une ombre, une silhouette, mais nous sentons pourtant, sans avoir besoin de mots, une expression émotionnelle transmise par son corps.

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« C’est probablement l’instant le plus essentiel, le plus important, que j’aie capté en tant que réalisa-teur. Paradoxalement, il a été tourné avec une technique complètement documentaire. C’est le seul plan du film tourné avec la caméra à la main. […] Je pense que c’est la brèche par où le côté docu-mentaire du cinéma fait irruption dans la fiction, dans toute sorte de fiction. […] Encore aujourd’hui, c’est vraiment le moment du film qui m’émeut le plus et je crois sincèrement que c’est ce que j’ai filmé de mieux dans ma carrière ».1

Ce plan nous permet de comprendre que l’expérience du cinéma et de la vie sont insé-parables : le cinéma est une émotion vécue par les spectateurs, une rencontre. Ana (la fillette actrice Ana Torrent et en même temps le personnage d’Ana) vit ici une expérience réelle et de transformation, de découverte et d’ouverture à l’inconnu et à l’incompréhen-sible (pourquoi il l’a tuée ? demandera-t-elle à sœur ensuite).

Avec ce plan, Erice a filmé une émotion réelle, pas jouée par un personnage pour le film, mais belle et bien vécue par Ana. C’est l’émotion d’une première fois, de la découverte de cette autre réalité que crée le cinéma : dans ce village isolé de l’après-guerre, le cinéma venu de l’extérieur ouvre un espace qui permettra aux petites filles de rêver et d’imaginer, mais également de se sensibiliser aux mystères de la vie et de la mort et de s’interroger sur leur signification.

Il s’agit d’un moment unique au cinéma, où le film révèle sa protagoniste à travers son émo-tion et son vécu réel, inscrits sur son visage. À partir de cet instant-là, les émotions du film se projetteront sur le visage silencieux et observateur d’Ana. L’idée d’Erice est très belle : le cinéma peut être vu sur l’écran du visage du spectateur, le visage est un paysage émotionnel.

Dans ce plan, la caméra parvient à trouver et à attraper la vérité et la beauté de cet ins-tant initial, et à le retenir dans sa fugacité. À partir de ce moment, le visage d’Ana, intrigué par le mystère, cherchera à voir pour comprendre. Les découvertes et les incompréhen-sions, et l’expérience de la vie dans l’enfance deviennent les questions essentielles du film : le monde perçu par les enfants, avec son côté énigmatique et imaginaire.

1 Victor Erice, dans le documentaire télévisé Huellas de un espíritu (Carlos Rodríguez, 2004) [voir : Réflexions de Víctor Erice. Le tournage de la séquence au cinéma » p. 14]

L’esprit de la ruche débute avec l’arrivée d’un cinéma ambulant au village d’Hoyuelos, où la projection de Frankenstein sera vécue comme un évènement extraordinaire. Erice crée deux grands blocs pour la projection : le début, avec le prologue du film, où il montre les habitants du village formant le groupe de spectateurs [Séq. 3], puis la scène du monstre et de la fillette au bord du lac et le moment où le père porte le cadavre de la fillette dans ses bras [Séq. 8]. C’est dans ce deuxième bloc qu’Erice nous présente les deux fillettes protagonistes, Ana et Isabel, à travers leurs visages.

Les séquences de la projection sont ponctuées de scènes montrant la vie qui se déroule au même moment, avec le père et la mère d’Ana et d’Isabel filmés séparément : Fernan-do exerçant son métier d’apiculteur, puis chez lui [voir « Un photogramme. Sur le balcon : composer une humeur », p. 23] ; Teresa qui écrit une lettre, part la poster à la gare à vélo, puis passe devant la salle de cinéma.

Le premier bloc contient plusieurs plans successifs des habitants du village lors de la projection, dont Ana et Isabel. Dans le deuxième bloc, Erice montre à nouveau les deux sœurs ensemble et le film en contrechamp (la fillette avec le petit chat). Lorsque le monstre apparaît à travers les feuillages, on voit à nouveau Ana, légèrement floue, et d’autres fillettes à ses côtés. Le gros plan du monstre est suivi d’un premier plan d’Isabel. Et lorsque la fillette offre une fleur au monstre, Erice filme Ana en plan rapproché, les yeux grands ouverts et levant légèrement la tête. Suite au gros plan des mains et de la fleur, le même plan d’Ana revient, empreint d’une émotion plus intense : la fillette dirige son regard vers le haut, lève à nouveau légèrement la tête et ouvre la bouche. C’est ce plan auquel nous allons nous intéresser.

Erice parvient à filmer un plan merveilleux sur la profonde émotion créée par la rencontre avec le cinéma. Et cette émotion est également présente dans le plan en lui-même, dans la manière dont le cinéaste est parvenu à capter cet instant avec la caméra. C’est ainsi qu’Erice y faisait allusion :

UN PLAN. LA DÉCOUVERTE DU CINÉMA : CAPTER L’INSTANT SUR UN VISAGE[Séq. 8 – TC: 17min 22 à 20min 57]

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UNE SÉQUENCE. LA MAISONNETTE : EXPLORER LE MONDE, CONSTRUIRE LE TEMPS [Séq. 14 – TC: 35min 17 à 37min 21]

C’est une très belle composition des fillettes en relation avec le temps et l’espace. Elles courent vers la maisonnette et Erice réalise trois fondus enchaînés pour suivre leur mou-vement et la fluidité du passage du temps, avec le défilé des nuages et les variations de lumière (cette construction du passage du temps et de la lumière avec des fondus en-chaînés sera reprise dans d’autres scènes du film) [2, 3, 4]. Pour ce qui est de l’espace, le cadrage donne à voir l’un des grands thèmes du film grâce à l’échelle choisie pour le plan d’ensemble : la découverte par la petite Ana de l’immensité du monde (l’étendue si vide du champ et de l’horizon), et sa transition vitale de la contemplation (comme lors de la projection de Frankenstein) vers son implication active dans de nouveaux espaces qui lui semblent mystérieux, telle cette maisonnette avec le puits.

Dans le plan où les fillettes se retrouvent devant la maisonnette, le bruit du vent remplace la musique et intensifie l’inquiétude et la sensation de mystère que le lieu évoque à Ana. Nous n’entendons pas les dialogues entre les deux sœurs (que nous voyons au loin), seulement le chuchotement d’Ana : « Isabel, Isabel ». Que dit ensuite Isabel à Ana une fois à l’intérieur de la maisonnette avant qu’elles ne sortent toutes deux en courant ? Dans une scène précé-dente située dans la chambre, nous avons vu qu’Isabel a raconté à sa sœur que le monstre était bien vivant car elle l’avait vu dans un lieu qu’elle connaissait et qu’il était un « esprit ». Mais ici, comme dans tant d’autres scènes de L’esprit de la ruche, ce qu’elle lui dit nous est caché, élidé, suggéré pour que le spectateur l’imagine ou le complète.

Dans cette seconde partie de la scène, Erice privilégie le point de vue d’Ana par rapport à sa sœur : c’est elle, la plus jeune, qui attend qu’Isabel aille jusqu’au puits [5], avant d’aller jeter un œil à l’intérieur de la maisonnette. Nous voyons les faits et gestes d’Isabel à travers les yeux d’Ana : Erice filme et monte les plans de son visage et le contrechamp de son regard [6, 7]. Sur les 26 plans qui composent l’ensemble de la scène, 11 nous montrent le visage d’Ana qui observe. Ce qu’elle voit est aussi important que les effets produits sur son visage par les images (la maisonnette, le puits, l’empreinte…).

La première scène de la visite à la maisonnette à côté du puits est une aventure, un jeu, une exploration, mais il s’agit également de la première découverte d’Ana du monde adulte. La version instrumentale de la chanson enfantine Vamos a contar mentiras (Ra-contons des mensonges) baigne le plan qui ouvre la séquence d’un ton ludique : les fillettes face à un paysage du plateau castillan avec une maisonnette à l’horizon [1].

Après que les fillettes sont sorties en courant, un fondu au noir introduit le troisième bloc de la scène : le même cadrage apparaît et la même musique revient (avec un tempo plus lent), mais cette fois Ana revient seule et s’approche, décidée, du puits. Cet effet de rime ou d’écho, où un même espace revient avec une nuance temporelle, est très carac-téristique du film : à travers ce montage, le spectateur relie les moments temporels et observe le processus de changement, d’apprentissage ou de maturité d’Ana, qui chemine vers une meilleure connaissance du monde qui l’entoure. Sans besoin de dialogues, le film montre une transformation psychologique chez Ana : son courage et sa curiosité qui l’amènent à explorer, seule, ce lieu qui auparavant, après que sa sœur lui avait parlé de « l’esprit » qui y vit, l’impressionnait tellement qu’elle en était restée en retrait. De cette manière, grâce à la comparaison visuelle et sonore entre les plans, Erice fait une ellipse très belle des scènes qui se seraient déroulées entre ces deux instants (et durant les-quelles Ana aurait décidé de retourner seule à la maisonnette) [8, 9, 10].

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YSE À partir de là, le regard d’Ana compose à lui seul la totalité de l’expérience de la scène,

comme une avancée progressive de sa curiosité et de son incertitude : elle observera quatre espaces vides (le puits [11], l’intérieur de la maisonnette [12], l’empreinte [13], le paysage [14]). Dans ce vide, s’ouvre l’espace de la spéculation, de la fiction ou des récits : quelle histoire peut unir l’empreinte de la chaussure au puits, la maisonnette à ce champ ? C’est l’espace de l’imagination, du conte (activé auparavant par la découverte du cinéma), mais également celui des traces du réel : l’empreinte d’une chaussure bien plus grande que le pied d’Ana, qui évoque peut-être la taille et la présence du monstre, un géant pour la fillette, mais qui, pour le spectateur, indique qu’un adulte a pénétré dans la maisonnette peu de temps avant. Ce jeu qui fait que les éléments absents peuvent être présents est l’une des idées poétiques les plus belles du film sur l’ambiguïté et la subjectivité du point de vue.

La scène dure près de cinq minutes et son rythme soutenu répond à la découverte prudente, à tâtons, de ce nouveau lieu par la fillette. C’est pourquoi il est si important que les plans où Ana observe reviennent, en insistant sur ce qu’elle voit et en l’intensifiant, car chaque regard est un pas en avant : elle voit tout d’abord le puits et elle attend la réponse de l’écho [15] ; puis elle y tire une pierre (que nous entendons avec une grande intensité, pour nous sensibiliser encore plus au point de vue d’Ana face à chaque détail matériel de cet espace) [16, 17].

Elle se rapproche ensuite du seuil de la maisonnette et elle la parcoure des yeux (à travers un plan panoramique) jusqu’à la zone qui reste dans l’ombre [18, 19, 20] ; en sortant, elle s’attarde sur l’empreinte (suite à deux plans de l’empreinte vide, un troisième nous montre le lent mouvement du pied d’Ana se situant sur l’empreinte) [21, 22, 23] ; et à ce moment-là son regard répond ou unit cette empreinte au lieu, tout en observant le paysage (elle retire tout d’abord le pied de l’empreinte avant de suivre des yeux la ligne d’horizon).

L’empreinte est très grande pour elle, mais c’est aussi le cas du paysage, du monde. Qu’est-ce qui se cache au-delà de ce que nous voyons ? Quels secrets ou histoires renferment cette empreinte, cette maisonnette, ce champ et ces horizons ? Nous nous trouvons précisément dans le contrechamp du cadre du paysage qui ouvrait la scène de ce plan : la fillette a fini par tenir le rôle principal d’une expérience.

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L’esprit de la ruche (1973)

IMAGES–REBONDS

IV – CORRESPONDANCES

La leçon de musique, Johannes Vermeer (vers.1660)

La femme à la balance, Johannes Vermeer (vers. 1662-1664)

Le géographe, Johannes Vermeer (vers. 1668-1669)

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Portes ouvertes, Vilhelm Hammershøi (1905)

Intérieur avec une vue de une galerie, Vilhelm Hammershøi (1903)

Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, Vilhelm Hammershøi (1901)

L’esprit de la ruche (1973) L’esprit de la ruche (1973)

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DIALOGUES ENTRE FILMS : L’ESPRIT DE LA RUCHE, LE SANG ET RENTRÉE DES CLASSES. DEVENIR ADULTE : ENTRE LE MONDE INTÉRIEUR ET LE MONDE EXTÉRIEURDans Le sang (O sangue, 1989) de Pedro Costa, Vicente et Nino sont deux frères dont le père, malade, s’absente fréquemment de la maison, et avec lequel ils entretiennent une relation compliquée. Suite au décès du père, Vicente occultera cet évènement à tous, sauf à Clara, la jeune professeur dont il est amoureux et en qui il dépose sa confiance. Il s’agit d’un film sur la complexité des relations familiales (leurs adversités et leurs joies), sur l’apprentissage et sur le passage à l’âge adulte des deux frères suite à la disparition de la figure paternelle.

À l’image de L’esprit de la ruche, Le sang est un film fait d’ellipses et de silences, où de nombreux évènements narratifs (comme la mort du père) sont mystérieux et restent inexpliqués. Víctor Erice, aussi bien que Pedro Costa, s’intéresse moins aux faits qu’au monde émotionnel et à ce qu’il laisse transparaître sur les visages. Les deux cinéastes explorent la lumière sur les visages, les isolent, y projettent les sentiments des person-nages, ce qu’ils voient, ce qui les affecte ou les touche, ce qu’ils écoutent. Les person-nages sont opaques et réservés, introspectifs et peu communicatifs.

L’introspection et les réserves de Vicente et de Nino (absorbés dans leurs pensées, dans leur univers intérieur), dans un contexte familial tendu, conflictuel et étouffant, se traduisent par des plans qui isolent leurs corps, dans des positions rigides, avec une lumière et des ombres qui permettent de capter leurs doutes émotionnels, ce que leurs visages n’expriment pas.

Le sang (1989)

Le parti pris elliptique du montage laisse de nombreux aspects de l’histoire en suspens, tout juste pressentis ou ébauchés. En effet, l’histoire familiale est chargée d’évènements passés qui influencent l’attitude de Vicente et de Nico, mais qui sont à peine mentionnés ou expliqués (par exemple, la maladie du père ou le passé trouble avec l’oncle). Lorsque le père disparaît, Vicente et Nico doivent apprendre à vivre sans lui, ce qui représente en même temps un poids et une libération. Ils doivent se découvrir à travers leur moi profond et leur relation aux autres : c’est ce qui explique l’affinité, la compréhension, la confiance, l’amour qui unissent Clara et Vi-cente. Il s’agit d’une relation choisie, qui trouve son origine dans une compréhension mutuelle qui se passe presque de mots, comme lorsque Vicente lui donne la main. Les cadrages les unissent dans les plans de leurs trajets communs, dans les rues ou la forêt ; le montage met leurs visages en relation grâce aux regards, à ce qui s’exprime sans mots.

Nous pouvons définir un autre dialogue cinématographique très intéressant entre les deux films : le contraste entre les intérieurs et les extérieurs. Dans les deux œuvres, l’espace familial reste fermé et oppressif ; on pourrait comparer la maison de l’oncle dans Le sang à la maison de L’esprit de la ruche.

Le sang, variations sur le visage de Clara dans diverses séquences du film

Le sang : dans les deux premiers photogrammes, Nino (le petit frère) ; dans le troisième, Vicente

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Le sang (1989)

Rentrée des classes (1956)

À l’inverse, les films se transforment presque comme par magie lorsqu’ils représentent les paysages extérieurs, la nature, la forêt ou la rivière… Dans Le sang plus spéciale-ment, le malaise et la répression ressentis par Vicente et Nico dans la maison contraste avec les ouvertures lyriques que la nature évoque aux personnages : un monde splen-dide et mystérieux, ouvert à l’imaginaire, à l’éthéré (les brumes, le vent, la lumière de la lune…), à l’aventure et à la fiction. De la même manière, dans L’esprit de la ruche, la nature devient presque spectrale et fantastique lorsqu’Ana s’échappe et rêve au monstre.

Le sang (1989)

Rentrée des classes (1956)

L’esprit de la ruche (1973)

Pedro Costa et Víctor Erice sont tous les deux des cinéastes cinéphiles. Costa s’est formé lors des projections de la cinémathèque portugaise et réinvente les plans à partir de ses souvenirs cinématographiques. Dans le cas de Le sang, les allusions à Jean Coc-teau et à ses ambiances oniriques1, sont particulièrement présentes, ainsi que celles au

1 Jean Cocteau (1889-1963) fut un poète, romancier, peintre et cinéaste. Parmi ses films, on peut citer Le sang d’un poète (1930), La Belle et la Bête (1945), Orphée (1950) et Le testament d’Orphée (1959).

cinéma muet de Carl Theodor Dreyer 2 et de Friedrich W. Murnau3, évoqué par les pay-sages expressionnistes de la forêt la nuit et par le travail plastique des ombres. L’ex-périence de Nino évoque également La nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955), et l’histoire et la fuite de Vicente et Clara font penser à Les amants de la nuit (Nicholas Ray, 1948). Il s’agit de références à un cinéma aux noirs et blancs intenses, dont la puissance se manifeste également dans Le sang, où l’exploration de la lumière et de l’obscurité, des visages et des paysages, permet une ouverture dans la réalité vers d’autres mondes. On constate un phénomène similaire dans L’esprit de la ruche lorsque les fillettes découvrent le film Frankenstein (James Whale, 1931) et lors des séquences nocturnes postérieures, chargées de mystère.

Dans ce sens, nous pouvons également établir un parallèle avec Rentrée des classes (Jacques Rozier, 1956). Dans le film de Rozier, et plus spécialement dans la longue séquence du petit garçon dans la rivière, l’ouverture au paysage en relation avec la taille des corps dans de nombreux plans en extérieur peut être analysée comme une fuite du quotidien vers l’explo-ration du monde (à travers la lumière, les ombres, les sons), de sa beauté et de son mystère.

Nous pouvons voir les relations entre les trois films, par exemple, à travers la manière de filmer les forêts et les arbres, les nuages, les paysages diurnes et nocturnes, les horizons à perte de vue, les rivières… Le filmage de la réalité crée des effets merveilleux à travers la stylisation visuelle, jusqu’à transformer l’expérience des personnages en une aventure lyrique, magique et même fantastique.

2 Carl Theodor Dreyer (1889-1968) est un cinéaste danois de référence. Dans Le sang, lson film le plus présent est Vampyr (1932). D’autres films incontournables du cinéaste incluent Le président (1919), La passion de Jeanne d’Arc (1928), Ordet (1955) ou Gertrud (1964).3 Malgré sa courte vie, F. W. Murnau (1888-1931) est un cinéaste incontournable, avec des films tels que Nosferatu (1922) et L’Aurore (1927), ce dernier étant particulièrement présent dans Le sang.

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FRANKENSTEIN (MARY W. SHELLEY ET JAMES WHALE) ET L’HOMME AU SABLE (E.T.A. HOFFMANN)

L’esprit de la ruche tire son origine de la redécouverte du classique de James Whale, Frankenstein (1931), qu’Erice revoit lors d’un passage à la télé.

Erice redécouvre le film, relit le roman de Mary W. Shelley et retrouve un intérêt, bien plus pour le mythe littéraire en lui-même que pour le film de Whale : « Le film considérait le destin moderne de certains mythes littéraires et cinématographiques en passe de disparaître, dégradés, convertis en fétiches suite à la manipulation qu’ils ont subie », explique le réalisateur dans une interview publiée en 1976.

Dans cette première ébauche de ce qui deviendrait L’esprit de la ruche, Erice fabulait autour du destin des personnages du roman, mais également de son auteure, enfermée dans une sorte d’établissement de santé mentale. Un revirement final qui rappelait celui de nombreux films de l’expressionisme allemand dont le film prétendait s’inspirer (depuis Le cabinet du docteur Caligari jusqu’à la série du Docteur Mabuse de Fritz Lang). Cependant, cette orientation scéna-ristique originale changea radicalement lorsqu’Erice trouva un photogramme du film de Whale :

« Lorsque j’ai choisi  le thème, j’ai découpé un photogramme du film de James Whale, Frankenstein, que je gardais sur ma table de travail. L’image, l’une des plus connues, montrait la rencontre, au bord d’un lac, entre le monstre et une fillette. Un matin, en regardant une fois de plus ce photogramme, j’ai senti que tout était là. Cette image pouvait résumer, dans le fond, ma relation originelle avec le mythe. »1

C’est ainsi qu’Erice abandonna la réécriture littéraire du mythe de Frankenstein, au profit de la version cinématographique. Les références littéraires n’en sont pas moins bien présentes dans le film2, mais elles sont d’une toute autre nature. Shelley avait écrit Frankenstein ou le Prométhée moderne en 1818 ; L’esprit de la ruche se base finalement sur l’adaptation cinéma-tographique de 1931. Cependant, les rapprochements avec l’histoire du récit de l’écrivain ro-mantique allemand E.T.A. Hoffmann, L’homme au sable, sont frappants. L’homme au sable fut publié peu avant le roman de Shelley, en 1816. Les deux œuvres partagent la même concep-tion du romantisme, cet attachement aux univers gothiques, à ce qui est caché par les ombres. Les personnages principaux de L’esprit de la ruche font clairement écho à ceux de L’homme au sable, à commencer par Ana (Nathanaël dans le roman), les parents ou même le monstre (l’homme au sable), tout comme certains aspects de sa trame.3

1 Ángel Fernández-Santos et Víctor Erice, « El espíritu de la colmena (scénario) », Elías Querejeta éditions, 1976, p. 1412 Remando al viento (Gonzalo Suárez, 1988) présente de nombreuses similitudes avec le projet original de L’esprit de la ruche3 En voici quelques exemples : Nathanaël cristallise l’homme au sable sur Coppelius - Ana cristallise l’esprit sur le fugitif / Nathanaël, après avoir été découvert par Coppelius, tombe malade et est en proie à des fièvres. À son réveil, il demande aussitôt des nouvelles de l’homme au sable - Ana tombe malade après sa rencontre avec le monstre. À son réveil, elle invoque à nouveau l’esprit / Clara pense que l’épisode de Coppelius peut avoir été le fruit de l’imagination de Nathanaël – La rencontre entre Ana et le monstre ne peut être qualifiée que d’onirique / Les yeux comme thème et obsession centrale dans l’ensemble du récit – Les yeux d’Ana, les yeux de Don José

DIALOGUES AVEC LES AUTRES ARTS

LA VIE DES ABEILLES (MAURICE MAETERLINCK)

Pour finir, il est impossible de ne pas évoquer la plus évidente de toutes les références lit-téraires, celle qui inspira le titre même du film : le traité d’apiculture du poète, dramaturge et essayiste belge Maurice Maeterlinck, La vie des abeilles. Maeterlinck, prix Nobel de littérature en 1911, avait publié La vie des abeilles dix ans auparavant, en 1901. Il s’agit d’un essai où l’on peut lire :

« L’esprit de la ruche, où est-il, en qui s’incarne-t-il ? […] Il suit pas à pas les circonstances toutes puis-santes, comme un esclave intelligent et preste qui sait tirer parti des ordres les plus dangereux de son maître. […] Il dispose impitoyablement, mais avec discrétion, et comme soumis à quelque grand devoir, des richesses, du bonheur, de la liberté, de la vie de tout un peuple ailé. […] Cet esprit est prudent et économe, mais non pas avare. Il connaît, apparemment, les lois fastueuses et un peu folles de la nature en tout ce qui touche à l’amour. […] Il règle le travail de chacune des ouvrières. […] C’est l’esprit de la ruche qui fixe l’heure du grand sacrifice annuel au génie de l’espèce, — je veux dire l’essaimage, — où un peuple entier, arrivé au faîte de sa prospérité et de sa puissance, abandonne soudain à la génération future toutes ses richesses, ses palais, ses demeures et le fruit de ses peines, pour aller chercher au loin l’incertitude et le dénuement d’une patrie nouvelle. Voilà un acte qui, conscient ou non, passe certainement la morale humaine. »

Les références à La vie des abeilles deviennent évidentes dans le personnage de Fer-nando, lui-même apiculteur et étudiant le monde des abeilles. À deux reprises, nous le voyons écrire dans son carnet un texte qui est une citation littérale de Maeterlinck, tirée du chapitre sur la construction de la ruche :

« Quelqu'un à qui je montrais dernièrement, dans une de mes ruches de verre, le mouvement de cette roue aussi visible que la grande roue d’une horloge, quelqu’un qui voyait à nu l’agitation innombrable des rayons, le trémoussement perpétuel, énigmatique et fou des nourrices sur la chambre à couvain, les passerelles et les échelles animées que forment les cirières, les spirales envahissantes de la reine, l’activité diverse et incessante de la foule, l’effort impitoyable et inutile, les allées et venues accablées d’ardeur, le sommeil ignoré hormis dans des berceaux que déjà guette le travail de demain, le repos même de la mort éloigné d’un séjour qui n’admet ni malades ni tombeaux, quelqu’un qui regardait ces choses, l’étonnement passé, ne tardait pas à détourner les yeux où se lisait je ne sais quel effroi attristé. »

Sans aucun doute, ce type de texte, tout comme d’autres, par exemple le poème de Rosalía de Castro que les enfants lisent en classe (« Je vais tomber là où celui qui tombe jamais ne se relève »), multiplient les références à la mort tout au long du film et imposent un ton spécifique qui fait écho aux citations tirées de Frankenstein, et bien sûr, à la trame même, à l’aventure d’Ana.

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CES VERMEER, REMBRANDT

À toutes ces références littéraires il convient d’ajouter les références picturales. Le directeur de la photographie, Luis Cuadrado, déclarait d’ailleurs à ce sujet : « Je me sou-viens qu’Erice […] m’a emmené dans une brasserie […] pour que nous voyions ensemble des lumières, des couleurs. Et il m’apporta des gravures de Vermeer et de Rembrandt où figuraient des lumières jaunes et des ombres verdâtres qui l’intéressaient. » L’influence du peintre hollandais du XVIIe siècle Vermeer de Delft, est indéniable dans tout ce qui a trait à la représentation de la mère, Teresa, dans l’ambiance de la maison. Cela est parti-culièrement vrai lorsque nous la voyons, au début du film, écrire une lettre à côté de cette fenêtre au vitrage caractéristique imitant les formes hexagonales des rayons des ruches, ou lorsque, debout, elle joue, à contrecœur et négligemment, quelques notes sur le piano.

Il est certain que Vermeer se caractérise par ses atmosphères claires et chaudes, avec des personnages qui semblent heureux. Mais certains tableaux, comme La femme à la balance (vers 1662-1664) [voir « Images-rebonds », pp. 27-28], La femme au luth (vers 1664) ou Jeune femme écrivant une lettre (vers 1665-1670), dénotent des ambiances plus ténébreuses, avec une lumière directe qui met en valeur les personnages sur un fond d’ombres, des ombres qui parfois s’immiscent jusqu’au premier plan de l’image. L’œuvre de Vermeer constitue, dans tous les cas, une source iconographique intaris-sable, qui va plus loin que Teresa, cette dernière pouvant d’ailleurs être l’une de ces femmes caractéristiques du peintre de Delft qui écrivent ou lisent des lettres d’amour ou jouent du virginal. Mais, ne pourrions-nous pas, par hasard, associer de la même manière Fernando, enfermé dans son bureau, aux scientifiques représentés par Vermeer dans L’astronome (1668) ou Le géographe (1668-1669) ? [voir « Images-rebonds », pp. 27-28] De plus, Intérieur avec une femme jouant du virginal (vers 1665-1670), un tableau d’Emanuel de Witte, contemporain de Vermeer, est troublant dans son iconographie pré-monitoire : une femme joue du virginal à côté d’une fenêtre ; dans une pièce contiguë, au fond d’un couloir situé entre deux portes ouvertes, la domestique balaie : cela ressemble effectivement à une scène de L’esprit de la ruche.

La leçon de musique, Johannes Vermeer (vers.1660)

La femme à la balance, Johannes Vermeer (vers. 1662-1664)

Le géographe, Johannes Vermeer (vers. 1668-1669)

L’esprit de la ruche (1973)

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Une grande partie des interprétations les plus précoces de L’esprit de la ruche s’inté-ressent à son supposé message politique, un aspect commun à de nombreux films espa-gnols de l’époque, particulièrement ceux ayant un impact majeur au niveau international, comme ceux de Carlos Saura. L’un des textes les plus significatifs qui soulignait, tout en nuances, ce modèle interprétatif est signé Fernando Savater, Riesgos de la iniciación al espíritu (Risques de l’initiation à l’esprit), publié en 1976 en prologue à l’édition du scénario de Víctor Erice et Ángel Fernández-Santos. Erice le considérait comme l’un des meilleurs textes qu’il avait lus sur le film :

« La ruche où se débat l’esprit d’Erice est indubitablement l’Espagne. Il serait tout aussi absurde de décontextualiser le film en oubliant ce détail (en le relayant au rang d’allégorie imprécise) que de ramener l’ensemble de son contenu au chaos historique espagnol particulier. L’esprit aime les choses concrètes, mais il les utilise pour aller au-delà de l’anecdotique ; il est historique, il rend compte et se rend compte de l’histoire, mais il ne se laisse pas enfermer par elle. Nous nous trouvons face à un plaidoyer passionné contre le fascisme, dont la vraisemblance esthétique et éthique lui permet heureusement de dépasser ce fond strictement politique, c’est-à-dire stratégique, de l’antifascisme. »

Le fait qu’il s’agissait d’un film qui utilisait les mêmes recours que de nombreux films contemporains espagnols, mais en y apportant un nouveau sens, n’échappa pas à la critique la plus pointue de l’époque, ni aux intellectuels (Savater, sans aller plus loin) pro-venant de domaines tels que la philosophie. C’est également le cas d’Eugenio Trías avec son texte Cerrar los ojos (Fermer les yeux) publié en 1973, l’année du lancement du film :

« Évidemment, tout n’est que symboles, le champignon vénéneux est un symbole, la fillette, la fleur et Frankenstein sont des symboles, le chat, le puits, la tête de mort, le maquis… Mais ces symboles ne sont pas expliqués, ils ne s’attardent pas sur leurs significations, ils ne font pas référence à de grands mots comme le Mal ou l’Interdit. Ce sont des mots réellement incarnés et par conséquent parfumés, comme dans le cas du champignon vénéneux, ou resplendissants, comme dans le cas de la ruche. Il vaudrait mieux parler d’indices, d’empreinte, comme celle qui apparaît près du puits, comme l’absence des yeux du délicieux Don José […]. Nous suivons les indices présents, à notre vue, visibles pour ceux qui savent les voir ; nous suivons ces flèches […] et alors un cosmos apparaît véritablement. »

Cependant, la critique internationale tomba en grande partie dans ce piège interprétatif. Il s’agissait des dernières années du franquisme, et tout ce qui provenait d’Espagne et qui ressemblait un tant soit peu à une tentative de critique était traduit en vertu de ces symboles et paraboles, quitte à tomber dans certains cas dans la surinterprétation délirante (une lettre avec un timbre à l’effigie de Franco brûlant dans un feu de joie comme allégorie de la fin du régime, par exemple).

Heureusement, une certaine critique espagnole sut dès le départ identifier les vraies qualités du film, ses trouvailles formelles. Et ce sont bien ces interprétations-là qui ont fini, au cours des ans, par s’imposer. Prenons par exemple un texte de Juan Miguel Com-pany, El silencio y el mito (Le silence et le mythe), également de 1973 :

« L’œuvre d’Erice propose un nouveau type de vision, de réalité filmique. Une structure ouverte, poétique et musicale remplace la narration fermée, les mécanismes habituels de fabulation (si populaires auprès du spectateur) propres au cinéma nord-américain. Ici, il n’y a plus une fiction, il n’y a pas de person-nages définis psychologiquement conformément aux moules classiques préexistants. L’espace filmique devient, en même temps, un espace symbolique […] et celui-ci sert à amplifier une idée centrale que nous pourrions définir, provisoirement, comme un thème récurrent de présence-absence. »

Inévitablement, un film qui met le cinéma au cœur même de son récit et qui le convertit en moteur de son mécanisme dramatique a fini par se convertir en un film culte pour de nombreux amateurs de cinéma. Parmi eux, il convient de citer le Nord-Américain Monte Hellman, qui a non seulement intégré le film d’Erice à l’histoire d’un de ses films (Road to nowhere, 2010), mais qui cite également L’esprit de la ruche comme son film préféré de tous les temps. À propos de son expérience comme spectateur du film, il écrit :

« Néstor Almendros m’a dit de regarder L’esprit de la ruche de Víctor Erice parce qu’il savait que j’avais besoin d’un directeur de la photo espagnol et parce qu’il pensait que le travail de Luis Cuadrado était le meilleur qu’il eût jamais vu. Il savait que Cuadrado avait fait la photo pour le film alors qu’il était presque aveugle, en se faisant décrire les scènes par un assistant et en indiquant à celui-ci comment il devait placer les lumières. Il ne savait pas qu’il était mort depuis, d’une tumeur du cerveau. Maintenant, j’ai vu le film plus d’une douzaine de fois – plus souvent que n’importe quel autre de mes films préférés. Je ne m’en lasse jamais ; chaque visionnement m’enrichit d’avantage. Le film dévoile ses secrets lentement. C’est une œuvre secrète et mystérieuse, qui traite des mystères les plus grands, à savoir la création et la mort. Elle traite également des rapports familiaux, entre mari et femme, père et filles, sœur et sœur, et de la tentative de chaque personnage de communiquer, ainsi que de l’isolement des personnages, de leur solitude ultime. Enfin, il s’agit dans ce film du cinéma lui-même, et du pouvoir du cinéma d’enva-hir nos rêves, d’éveiller notre expérience vécue et nos peurs. »1

1 Monte Hellman, « L’esprit de la ruche de Victor Erice », Positif nº400, juin 1994, pp. 48-49.

ACCUEIL : REGARDS CROISÉS

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V – ITINÉRAIRES PÉDAGOGIQUES

Il sera peut être intéressant de présenter brièvement Víctor Erice, l’un des grands cinéastes espagnols et européens de l’ère moderne.

Il convient de situer le film dans le contexte historique où il s’inscrit : les premières années de la dictature de Francisco Franco suite à la fin de la guerre civile espagnole. Que savons-nous de ce moment historique ? Faisons quelques recherches avant de voir le film.

Nous pouvons regarder les affiches du film, afin que les étudiants émettent des hypothèses sur le thème du film ou décrivent l’idée qu’ils s’en font.

L’IMPORTANCE DU VISAGEComme le soulignent les différents commentaires, les visages pos-sèdent une présence et une importance particulières dans L’esprit de la ruche. De nombreuses séquences s’articulent autour de gros plans et le cinéaste s’attarde souvent sur le visage d’Ana ou des autres personnages, presque toujours silencieux. D’une certaine manière, face aux visages, le temps semble suspendu et nous avons l’impression de nous rapprocher de l’intimité des person-nages tout en nous rendant compte qu’ils sont impénétrables.

Nous pouvons commencer, tous ensemble, par nous souvenir de tous les moments particulièrement émouvants avant de les énumé-rer (par ex. Ana et Isabel au cinéma ; Teresa lorsque part le train où elle a laissé sa lettre; le petit-déjeuner en famille suite à la mort du fugitif ; Ana face à l’apparition de Frankenstein ; Ana, de nuit, sur le balcon à la fin du film…). Essayons d’en dresser une liste la plus complète possible. Nous nous rendrons alors compte de la présence significative des visages dans le film !

Nous pouvons ensuite choisir quelques-uns de ces moments qui nous ont particulièrement marqués et, sans les revoir, essayer de les décrire en détail de mémoire. Comment était la lumière sur le visage ? Et l’arrière-plan ? Quelle expression pouvait-on y lire ? À quelle humeur associons-nous ce plan ? Nous rédigeons les descriptions basées sur nos souvenirs.

Nous regardons alors à nouveaux les extraits. Nous verrons com-ment ils se sont matérialisés dans notre mémoire, peut-être de manière fidèle à la réalité du film ou générant peut-être en nous une deuxième image. L’appréciation ne passe pas par le niveau de fidélité du souvenir. Ce que nous recherchons à travers cet exercice c’est parler des impressions que nous a causé le film et, en même temps, être capable d’être plus attentif lors du deuxième visionnage.

Suite au visionnage et au commentaire, nous pouvons explorer les gros plans tout au long du film, qui « capturent » des moments précis des visages au cours du film : il s’agit d’arrêter l’image aux moments qui nous semblent les plus intéressants ou intenses, et d’extraire les photogrammes correspondants.1 l est intéressant d’essayer d’être exhaustifs et de capturer tous les gros plans du film (par exemple, nous formons des groupes et chaque groupe s’occupe des gros plans d’un personnage ou d’une partie du film), afin d’effectuer grâce aux captures une analyse transversale et précise du film dans ce domaine.

La « collection » de visages nous permettra d’analyser les relations, les aspects communs, etc. L’un des éléments que les captures mettront très probablement en valeur est le travail de la lumière sur les visages.

LA LUMIÈRE SUR LES VISAGESObservons et analysons la lumière, soit par le biais des captures, soit en visionnant à nouveau directement des extraits du film pour étudier les gros plans. Il est très important de trouver les mots pour décrire la lumière et ses effets sur les visages. Nous nous rendrons compte que, très souvent, pour décrire la lumière, nous utilisons des mots provenant d’autres domaines (c’est-à-dire en usant de la synesthésie) et fonctionnant en binômes : par exemple lumière douce ou dure ; chaude ou froide ; directe ou diffuse. Nous parlons également de la direction : latérale, frontale, de trois quart ou à contre-jour. Deux motifs lumineux reviennent de manière particu-lièrement significative tout au long du film : les personnages près des fenêtres (par ex. Teresa en train d’écrire une lettre ou Ana dans le bureau de son père), et les reflets et les ombres sur les visages (par ex. Ana sous les arbres ou près du lac la nuit).

Après avoir observé les plans du film, nous pouvons à notre tour essayer de composer nos propres plans ou photos de visages à la lumière. Par exemple, nous pouvons partir de personnages situés près d’une fenêtre, de manière à ce que la lumière façonne leurs visages (nous ne les filmons pas à contre-jour) : nous noterons la manière dont la lumière les affecte, nous modifierons la position des personnages par rapport à la source de lumière (en les en éloi-gnant, en modifiant la position du visage, etc.), nous observerons la nature de la lumière à différentes heures du jour…

1 Toutes les méthodes de reproduction des films permettent de réaliser des captures (préférables aux captures d’écran). Avec le format VLC elles s’activent à travers le menu Préférences / Vidéo et le raccourci pour y parvenir est Shift + S.

AVANT LA SÉANCE

APRÈS LA SÉANCE

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LES REGARDS Cette même collection de captures de visages nous permettra également d’observer que les regards sont à la base de nom-breuses séquences du film : des regards échangés entre les per-sonnages (qui restent généralement silencieux tout en s’obser-vant), et des regards (surtout de la part des fillettes) sur le monde. Il s’agit d’une technique de montage fondamentale connue sous le nom de plan / contreplan (lorsque les regards sont échangés par des personnages) et champ / contrechamp (lorsque les per-sonnages observent un espace ou un paysage).

Nous pouvons analyser quelques-unes de ces séquences, en nous intéressant plus particulièrement à la direction des regards et à la position de la caméra par rapport au personnage qui ob-serve, et au personnage ou à l’élément observé. Nous découvri-rons que, pour construire des relations par le biais du montage, la direction des regards et l’axe choisi pour filmer les personnages sont fondamentaux. En effet, s’ils ne concordent pas en tant que spectateurs, nous n’établirons pas la relation entre les regards des plans. Par exemple :

À partir des captures, nous pouvons nous aussi jouer à construire de nouvelles relations.

Il est également intéressant de faire un exercice de montage ; nous pouvons pour cela utiliser une caméra et un programme de mon-tage, ou plus simplement, des photographies. Il est intéressant de travailler en groupes. Chaque groupe sélectionne entre 1 et 3 plans ou photos d’un personnage qui observe et plusieurs plans ou photos de ce qu’il pourrait observer (personnes et espaces). Nous mettons ensuite le contenu en commun et nous construisons une petite séquence à partir des regards (plan / contreplans et champs / contrechamps).

LES VARIATIONS DE LA LUMIÈRE DANS LES ESPACESDans L’esprit de la ruche, à l’image du travail de la lumière sur les visages, le travail de la lumière sur les espaces, aussi bien intérieurs qu’extérieurs, est exceptionnel. De plus, tout au long du film, les passages du temps sur un même espace ou paysage sont récurrents. Ces derniers semblent trans-formés par la lumière, soit parce qu’ils sont filmés à des moments différents de la journée (à l’aube, à midi, l’après-midi, en soirée ou la nuit), soit parce que les conditions météo modifient la lumière (totalement différente un jour ensoleillé d’un jour couvert ou légèrement nuageux).

Nous pouvons à notre tour observer notre environnement proche et choisir un lieu à partir duquel construire notre propre Journal de la lumière ou Journal des saisons. Après avoir analysé les carac-téristiques de cet espace, nous choisirons le cadrage le plus propice à la mise en valeur du passage des heures et des jours. À partir du même cadrage, nous photographierons l’espace au cours des heures d’une même journée (si possible également en soirée, de nuit et à l’aube) et/ou au cours des jours sur une longue période de temps (par ex. de l’automne au printemps). L’exposition linéale de la série de photos (en disposant les photos en ligne, les unes à côté des autres) nous permettra de voir comment la lumière et les saisons transforment les espaces.

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LA MAGIE, LE MYTHE, LE MYSTÈREComme toujours, notre point de départ sera ce qui a le plus im-pressionné, marqué ou captivé les élèves. Tout le film est baigné par une ambiance mystérieuse, le réel et l’irréel nous semblent très éloignés… Quels moments nous ont semblé les plus ma-giques ou mystérieux ?

Nous pouvons identifier et analyser quelques éléments, person-nages et symboles propres à la mythologie, mais aussi à l’univers du romantisme qui s’étendra à la littérature fantastique ultérieure : quels éléments du film associons-nous au mystère ? Quels élé-ments avons-nous lus, entendus ou vus dans des contes, des livres, des films ? Nous pouvons dresser une première liste : la forêt, la pleine lune, le lac, le puits…

Il sera intéressant de faire des recherches sur des œuvres lit-téraires, picturales et cinématographiques où apparaissent ces éléments, afin de pouvoir nous inscrire dans une tradition extrê-mement riche.

LES RELATIONS FAMILIALES ET LES SILENCESDans la vie familiale des deux protagonistes du film, l’un des traits les plus caractéristiques, et peut-être inquiétants, est le silence, le manque de communication. Seules les sœurs semblent avoir des conversations, plus ou moins fluides, presque toujours à l’ins-tigation d’Ana (qui finira également par plonger dans le silence suite à la mystérieuse nuit dans la forêt). Les parents se parlent à peine (pouvons-nous évoquer un dialogue ?) et parlent peu à leurs filles (de quels dialogues nous souvenons-nous ?). Les adultes, si avares en mots, si silencieux, semblent trouver dans l’écriture le moyen de s’exprimer (Fernando avec ses notes sur les ruches, Teresa avec ses lettres).

Nous pouvons commencer par parler des séquences ou mo-ments durant lesquels ces silences ou l’incapacité de communi-quer nous ont semblé les plus gênants, angoissants ou même incompréhensibles.

Le silence engendre de nombreuses questions : pourquoi ne se parlent-ils pas ? Qu’est-ce qui leur arrive ? Que nous disent indi-rectement ces silences ? Nous pouvons commencer par nous demander ce que nous savons ou ce que nous imaginons de chacun des personnages, de ce qu’ils vivent intrinsèquement, de leurs émotions et des raisons pour lesquelles ils ne les partagent pas avec leurs proches.

Il arrive parfois que tout ne se dise pas dans une famille, que de nombreuses choses soient dissimulées. Nous pouvons en parler et y réfléchir.

Cette réflexion va, évidemment, bien au-delà des possibles silences liés au contexte historique des personnages (la guerre civile, les exils, les silences qui en proviennent). Il s’agit réfléchir sur les émotions, les difficultés de communication, les non-dits, les questions qui ne se posent pas…

Crédits photosp. 3: Affiches cinématographiques de L’esprit de la ruche © Video Mercury Films / p. 6: Alain Resnais, Hiroshima mon amour, 1959 © A Contracorriente Films / p. 6: François Truffaut, Les 400 coups, 1959 © Avalon Distribución Audiovisual / p. 6: Jean-Luc Godard, À bout de souffle, 1959 © Paramount Spain / p. 6: Pier Paolo Pasolini, Accattone, 1961 © Regia Films 2009 / p. 6: Ermanno Olmi, Il posto, 1961 © Video Mercury Films / p. 6: Michelangelo Antonioni, L’avventura, 1959 © Filmax / p. 7 Carlos Saura, La caza, 1965 © Bocaccio Distribuciones / p. 7: Basilio Martín Patino, Nueve cartas a Berta, 1965 © Hispano Foxfilm / p. 7: Pere Portabella, Vampir/Cuadecuc, 1970 © Sherlock Films / p. 7: Paulino Viota, Contactos, 1970 © Paulino Viota / p. 8: Claudio Guerín Hill, José Luis Egea, Víctor Erice, Los desafíos, 1969 © Hispano Foxfilm / p. 9: Víctor Erice, El sur, 1983 © / p. 9: Víctor Erice, El sol del membrillo, 1992 © C.B. Films / p. 9: Correspondencias: Víctor Erice y Abbas Kiarostami, 2005-2007 © Intermedio / p. 9: Víctor Erice, Vidrios partidos, 2012 (Épisode du film collectif Centro Histórico) © Splendor Films / p. 10: Víctor Erice, Alumbramiento, 2002 © Ottfilm GmbH / p. 10: Víctor Erice, La Morte Rouge, 2006 © Nautilus Films / pp. 27, 32: Johannes Vermeer, La leçon de musique, vers.1660. Royal Collection Trust/ © Her Majesty Queen Elizabeth II 2016 - www.royalcollection.org.uk / pp. 27, 32: Johannes Vermeer, Le géographe, vers.1669 - http://www.staedelmuseum.de / pp. 27, 32: Johannes Vermeer, La femme à la balance, vers.1664 - Courtesy National Gallery of Art, Washington / p. 28: Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec piano et femme vêtue de noir, 1901 © Ordrupgaard, Copenhagen - Photo: Anders Sune Berg / p. 28: Vilhelm Hammershøi, Portes ouvertes, 1905 ©The David Collection, Copenhagen - Photograph by Pernille Klemp. www.davidmus.dk / p. 28: Vilhelm Hammershøi, Intérieur avec une vue de une galerie, 1903 ©The David Collection, Copenhagen - Photograph by Pernille Klemp. www.davidmus.dk / pp. 29, 30: Pedro Costa, O sangue, 1989 © Pedro Costa / p. 30: Jacques Rozier, Rentrée des classes, 1956 © L’Agence du court-métrage

GraphismeConcéption graphique: Benjamin Vesco / Application graphique: Berta Fontboté

Comment citer ce documentDe Lucas, G., Pena, J. (2016) El espíritu de la colmena. Copyright tiré de: www.cined.eu

LES ELLIPSESL’un des éléments formels et narratifs fondamentaux dans la construction de L’esprit de la ruche est l’ellipse, une technique qui nous entraîne également de plain-pied dans le thème du « mon-trer-cacher ». [voir « Une séquence. La maisonnette : explorer le monde, construire le temps » et « Montrer ce qui est caché. À propos des visages, des silences, des ellipses », p. 5 et pp. 25-26]. Nous pouvons penser à l’ellipse temporelle et narrative avec le retour d’Ana à la maisonnette après sa première visite. Erice nous maintient dans la même situation, dans le même ca-drage. Nous ignorons combien de temps s’est écoulé et ce qui s’est passé entre la première et la deuxième visite. À l’image des espaces vides et des silences des personnages, ce choix du cinéaste nous interroge en tant que spectateurs, nous pousse à la réflexion, à la création pourrait-on dire, pour que nous com-plétions dans notre imagination ce que le film indique ou évoque sans le montrer.¿Recordamos otras elipsis del film? ¿Qué apor-tan a la narración? ¿Cómo nos sitúan como espectadores?

Pouvons-nous mentionner d’autres ellipses du film ? Qu’ap-portent-elles à la narration ? Comment nous situent-elles en tant que spectateurs ?

Nous pouvons essayer de formuler des hypothèses sur ce qui survient durant certaines ellipses du film.

PARTAGER LES ÉMOTIONS. UNE LETTRE FICTIVE D’ANAAprès sa nuit passée dans la forêt, Ana reste silencieuse, sans prononcer un mot. Imaginons qu’elle écrive une lettre à quelqu’un pour lui expliquer tout ce qui lui est arrivé les jours précédents : la projection, l’école, les visites à la maisonnette du puits, les jours et les nuits chez elle (et à l’extérieur…). Nous pouvons imaginer et décider à qui elle écrit : à sa sœur, à son père, à sa mère, à eux tous, au fugitif, à sa maîtresse. Qu’écrit-elle ? Essayons d’écrire cette lettre au nom d’Ana.

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CINED EST UN PROGRAMME DE COOPERATION EUROPEENNE DEDIE A L’EDUCATION AU CINEMA EUROPEEN

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pays en europe, pour l’organisation de projections publiques non commerciales

• Une collection de films europeens destines aux jeunes de 6 a 19 ans

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