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CGA Contact - N°127 Juillet/Août 2018 8 8 GROS PLAN par Nasser NEGROUCHE L’HABILLEMENT DANS LA TOURMENTE ! Chute des ventes, baisse des prix, déploiement des grandes enseignes dans les cœurs de ville, succès des sites spécialisées : les commerces indépendants de vêtements font face à une crise majeure et s’interrogent sur leur avenir. « On n'attend plus grand chose des soldes vous savez… La saison a été tellement mauvaise que ce n’est pas en liquidant nos stocks qu’on va se refaire… », se désole Laurence, la mine déconfite derrière ses grosses lunettes de soleil rouges, devant sa boutique de prêt-à- porter féminin située dans le quartier du Vieux-Marché de Rouen. Un témoignage qui illustre bien le ressenti des différents commer- çants du secteur interrogés en ce début des soldes d’été. Trop de promotions tuent les promotions… Noyés dans un océan d’opé- rations commerciales permanentes (dont les fameuses ventes pri- vées d’avant-soldes), les soldes ne font plus recette. Et ce n’était pas mieux en début d’année… Sur le premier trimestre 2018, les achats de vêtements ont chuté de 3,3 % selon la dernière note de conjonc- ture de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode (IFM). Un mauvais départ qui intervient après une année 2017 déjà négative : -2,2 % selon l’étude Activité et Tendances n°22 (*) publiée en avril dernier par la Fédération des centres de gestion agréés (FCGA). « Ces cinq dernières années, le prêt à porter enregistre une baisse constante de son activité. La plus forte chute remonte à l’année 2016 avec -4 %, mais 2017 reste aussi une année difficile avec -2,2 %. Ce sont les plus petites entreprises qui ont souffert de la situation avec un recul de -8,9 % pour celles qui réalisent un chiffre d’affaires compris entre 15 000 et 84 000 € », analysent les experts de la FCGA. Il s’agit, pour l’essentiel, de petites boutiques de proximité multimarques situées dans des communes de petite et moyenne taille, souvent en centre-ville. S ur les dix dernières années, le constat est sans appel : depuis la crise de 2008, la consommation d’habillement a reculé de 14 % (IFM). Si le phénomène s’est accentué ces derniers temps, il n’est cependant pas nouveau et s’inscrit dans une tendance structurel- lement à la baisse du budget alloué par les Français à leur garde- robe. C’est ce que démontre une étude menée par l’INSEE sur les dépenses que les ménages consacrent à leur apparence physique. En 1960, la part du budget vêtements atteignait 66 % pour s’établir, en 2015, à 41 %, soit 1 230 € en moyenne par ménage. Sur la même période, les volumes et les prix des vêtements ont progressé plus modérément que ceux des autres postes du budget « apparence physique ». En volume, les achats de vêtements ont d’abord fortement aug- menté entre 1960 et 1973 (+ 4,9 % en volume par an en moyenne). Ils se sont ensuite stabilisés (+ 0,3 % seulement en moyenne par an entre 1974 et 2015). De nouveaux besoins concurrents ont émergé au fil des années : loisirs, produits de beauté ou encore équipe- ments technologiques. Et depuis la crise économique de 2008, qui a plombé le pouvoir d’achat des ménages, le volume des dépenses en vêtements s’est même contracté : -1,3 % en moyenne par an. « En outre, le budget des ménages se voit de plus en plus contraint par des dépenses pré-engagées liées à des contrats difficilement négo- ciables à court terme comme celles relatives au logement, aux assu- rances, aux télécommunications ... Dans ce contexte, les ménages ont freiné certaines dépenses plus aisément arbitrables comme les achats de vêtements », font observer les auteurs de l’étude. UN BUDGET VESTIMENTAIRE EN BAISSE STRUCTURELLE (*) En savoir plus : https://www.fcga.fr/2018/06/activite-et-tendances-2017/

l’hABillEmENt dANs lA tourmENtE · division « Synthèses des biens et services » de l’INSEE. En 2018, selon une étude de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance

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CGA Contact - N°127 Juillet/Août 2018 88

GROS PLAN

par nasser nEGRouCHE

l’hABillEmENt dANs lA tourmENtE ! chute des ventes, baisse des prix, déploiement des grandes enseignes dans les cœurs de ville, succès des sites spécialisées : les commerces indépendants de vêtements font face à une crise majeure et s’interrogent sur leur avenir.

« On n'attend plus grand chose des soldes vous savez… La saison a été tellement mauvaise que ce n’est pas en liquidant nos stocks qu’on va se refaire… », se désole Laurence, la mine déconfite derrière ses grosses lunettes de soleil rouges, devant sa boutique de prêt-à- porter féminin située dans le quartier du Vieux-Marché de Rouen. Un témoignage qui illustre bien le ressenti des différents commer-çants du secteur interrogés en ce début des soldes d’été. Trop de promotions tuent les promotions… Noyés dans un océan d’opé-rations commerciales permanentes (dont les fameuses ventes pri-vées d’avant-soldes), les soldes ne font plus recette. Et ce n’était pas mieux en début d’année… Sur le premier trimestre 2018, les achats de vêtements ont chuté de 3,3 % selon la dernière note de conjonc-ture de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode

(IFM). Un mauvais départ qui intervient après une année 2017 déjà négative : -2,2 % selon l’étude Activité et Tendances n°22(*) publiée en avril dernier par la Fédération des centres de gestion agréés (FCGA). « Ces cinq dernières années, le prêt à porter enregistre une baisse constante de son activité. La plus forte chute remonte à l’année 2016 avec -4 %, mais 2017 reste aussi une année difficile avec -2,2 %. Ce sont les plus petites entreprises qui ont souffert de la situation avec un recul de -8,9 % pour celles qui réalisent un chiffre d’affaires compris entre 15 000 et 84 000 € », analysent les experts de la FCGA. Il s’agit, pour l’essentiel, de petites boutiques de proximité multimarques situées dans des communes de petite et moyenne taille, souvent en centre-ville.

Sur les dix dernières années, le constat est sans appel : depuis la crise de 2008, la consommation d’habillement a reculé de 14 %

(IFM). Si le phénomène s’est accentué ces derniers temps, il n’est cependant pas nouveau et s’inscrit dans une tendance structurel-lement à la baisse du budget alloué par les Français à leur garde-robe. C’est ce que démontre une étude menée par l’INSEE sur les dépenses que les ménages consacrent à leur apparence physique. En 1960, la part du budget vêtements atteignait 66 % pour s’établir, en 2015, à 41 %, soit 1 230 € en moyenne par ménage. Sur la même période, les volumes et les prix des vêtements ont progressé plus modérément que ceux des autres postes du budget « apparence physique ».En volume, les achats de vêtements ont d’abord fortement aug-

menté entre 1960 et 1973 (+ 4,9 % en volume par an en moyenne). Ils se sont ensuite stabilisés (+ 0,3 % seulement en moyenne par an entre 1974 et 2015). De nouveaux besoins concurrents ont émergé au fil des années : loisirs, produits de beauté ou encore équipe-ments technologiques. Et depuis la crise économique de 2008, qui a plombé le pouvoir d’achat des ménages, le volume des dépenses en vêtements s’est même contracté : -1,3 % en moyenne par an. « En outre, le budget des ménages se voit de plus en plus contraint par des dépenses pré-engagées liées à des contrats difficilement négo-ciables à court terme comme celles relatives au logement, aux assu-rances, aux télécommunications ... Dans ce contexte, les ménages ont freiné certaines dépenses plus aisément arbitrables comme les achats de vêtements », font observer les auteurs de l’étude.

uN BudgEt vEstimENtAirE EN BAissE structurEllE

(*) En savoir plus : https://www.fcga.fr/2018/06/activite-et-tendances-2017/

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GROS PLAN

Mais le marché du vêtement a surtout été bouleversé, dans les années 1990, par l’ouverture du commerce extérieur et le

développement des chaînes de prêt-à-porter. Ces dernières repré-sentent désormais 30 % d’un marché global estimé à 28,5 milliards d’euros (voir notre encadré). Parmi elles, on trouve des poids lourds du secteur présents partout dans le monde : H&M, Zara, Jules… Sa progression a ainsi été contenue tant en volume qu’en prix. Rap-pel : en 1994, les accords de Marrakech, qui organisent l’ouverture des marchés internationaux, ont limité l’augmentation du prix des vêtements (+0,3 % par an en moyenne depuis cette date). L’impor-tation de produits à bas coûts a probablement favorisé la hausse des quantités achetées, mais celle-ci a toutefois été en partie neu-tralisée par la baisse de la qualité. Ainsi, les volumes consommés ont progressé de manière limitée (+0,3 % par an en moyenne).Un autre facteur a contribué à contenir l’évolution des prix : les Français ont modifié leurs comportements d’achat ces dernières années. Opportunistes, ils traquent les bonnes affaires et attendent les périodes les plus favorables pour faire leurs emplettes. « Pour

bénéficier de meilleurs prix, ils privilégient désormais les ventes entre particuliers ou les achats lors des soldes et promotions qui atteignent plus de 40 % des ventes aujourd’hui. Ils commandent aussi sur Internet : le e-commerce représente 15 % des ventes en 2015 contre 2 % début 2006 », expliquent les spécialistes de la division « Synthèses des biens et services » de l’INSEE. En 2018, selon une étude de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (FEVAD), l'habillement reste en effet le principal poste de dépenses en ligne envisagé, à 63 %, devant les produits culturels (52 %) et le voyage/tourisme (47 %).À cette double concurrence des chaînes et du Web, il faut ajouter la pression exercée par d’autres acteurs du marché dont il ne faut surtout pas sous-estimer la puissance : hypermarchés et supermar-chés (Carrefour, Cora, Leclerc…), chaînes de grande diffusion (comme la Halle aux vêtements, par exemple), grands magasins (comme Monoprix) … Au total, ces distributeurs contrôlent à eux seuls environ 38 % du marché.

dANs l’étAu dEs chAîNEs spéciAliséEs Et du WEB

Dans ce contexte hyperconcurrentiel et face aux nouvelles stra-tégies d’achat des consommateurs, les commerces tradition-

nels de vêtements bataillent pour préserver leurs parts de marché. Déjà sérieusement grignotées ces dernières années (-20 % en 30 ans), ces dernières risquent encore de s’amoindrir dans le futur. Alors quelle est la recette du succès quand on est une boutique indépendante ? Et comment survivre à l’expansion inexorable des chaînes spécialisées, des sites de vente en ligne, de l’offre de la grande distribution ou encore de la multiplication des magasins d’usine ?Pour le magazine professionnel Boutique2Mode, les commerces indépendants du secteur doivent cultiver leurs différences et faire jouer leurs atouts spécifiques pour se démarquer. « À défaut de pouvoir compter sur l’aide des pouvoirs publics, les détaillants

doivent se concentrer sur la valeur ajoutée qui les distingue des grandes enseignes, le service et, pour certains, leur réactivité et leur créativité. A l’heure où le consommateur cherche à donner un sens à ses achats, le détaillant dispose de nombreux arguments à faire valoir : proximité, qualité et originalité des produits, conseil et relation avec la clientèle, formation des jeunes sont autant d’atouts à mettre en valeur pour pouvoir envisager un meilleur avenir », recommandait notre confrère lors d’une grande consultation lan-cée sur le site Internet de la publication en 2015. L’intégration du numérique (désormais profondément ancré dans les pratiques de consommation) dans la gestion de la relation com-merciale, la capacité à mettre en scène son offre dans la boutique et la qualité de la formation du personnel de vente constituent trois autres puissants leviers de croissance.

fAirE JouEr sEs Atouts NAturEls pour sE démArquEr

lEs chiffrEs clésdE lA profEssioN

• chiffre d’affaires :28,5 milliards d’euros

• Nombre d’entreprises :30 942 représentant 40 649 boutiques

• Nombre de salariés :63 609 (dont 85 % de femmes)

pour en savoir plus :http://www.originefrancegarantie.fr/