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Les arts de guerre et de grâce (XIV e -XVIII e siècles) e-Phaïstos – vol.IV n°1 – avril 2015 – e-supplément L’étude du mouvement de l’homme à cheval au XVIII e siècle au Portugal : Cas particulier : les airs relevés dans le traité portugais de Manuel Carlos de Andrade (1790) Carlos Pereira Enseignant-chercheur, Université Paris III, membre du Conseil Supérieur Pédago- gique de l’Escola Nacional de Equitaçäo à Lisbonne, Professeur d’équitation de tradition portu- gaise « La cabriole contient tous les mouvements équestres et constitue une synthèse de toutes les difficultés de l’équitation savante. » Carlos Pereira En 1790, l’écuyer Manuel Carlos de Andrade rédige certainement le traité d’équitation le plus complet du XVIII e siècle. L’une des magnifiques gravures figurant dans l’œuvre évoque des chevaux lusitaniens en liberté exécutant divers mouvements comme les levades, les cabrioles… L’objectif pédagogique de l’écuyer est ainsi clairement énoncé dès le début de l’ouvrage : permettre au cavalier lecteur de faire exécuter au cheval dressé les airs de l’étalon « libre », en adoptant la méthode proposée. En effet, ce traité est considéré par l’école portugaise d’art équestre de Lisbonne (recréée en 1979 1 ) comme la bible de l’académie et apparaît comme un outil incontournable pour reconstituer les exercices enseignés au manège royal de Lisbonne au XVIII e siècle. Les illustrations (plus de 90 selon les éditions) 2 de haute précision constituent une aide didactique très précieuse qui aurait permis aux écuyers portugais contemporains de recréer les spectacles d’autrefois. Une première interrogation apparaît : peut-on réellement reconstituer un air d’école ancien disparu uniquement à partir d’un écrit et/ou d’une représentation picturale ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de définir le concept de mouvement équestre. Comment le mouvement équestre a-t-il évolué au cours de l’histoire ? Existe-t-il une spécificité européenne, portugaise ? Quelle est la mécanique de la gestualité équestre et plus particulièrement des airs relevés, postures équestres très appréciées au cours du siècle des Lumières ? Quelles sont les conditions nécessaires et indispensables pour recréer un air d’école ? Quelles sont les limites de la reconstruction des postures et des gestes de l’homme à cheval d’autrefois ? Ces questions, qui orientent notre plan, nous ont conduit à élaborer une double approche : tout d’abord la constitution d’un corpus de textes permettant de cerner le concept d’air relevé, puis dans un second temps, nous avons formé un groupe de jeunes chevaux portugais que nous avons

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Les arts de guerre et de grâce (XIVe-XVIIIe siècles)

e-Phaïstos – vol.IV n°1 – avril 2015 – e-supplément

L’étude du mouvement de l’homme à cheval au XVIIIe siècle au Portugal : Cas particulier : les airs relevés dans le traité

portugais de Manuel Carlos de Andrade (1790)

Carlos Pereira Enseignant-chercheur, Université Paris III, membre du Conseil Supérieur Pédago-

gique de l’Escola Nacional de Equitaçäo à

Lisbonne, Professeur d’équitation de tradition portu-

gaise

« La cabriole contient tous les mouvements équestres et constitue une synthèse de toutes les difficultés de l’équitation savante. » Carlos Pereira

En 1790, l’écuyer Manuel Carlos de Andrade rédige certainement le traité d’équitation le plus complet du XVIIIe siècle. L’une des magnifiques gravures figurant dans l’œuvre évoque des chevaux lusitaniens en liberté exécutant divers mouvements comme les levades, les cabrioles… L’objectif pédagogique de l’écuyer est ainsi clairement énoncé dès le début de l’ouvrage : permettre au cavalier lecteur de faire exécuter au cheval dressé les airs de l’étalon « libre », en adoptant la méthode proposée.

En effet, ce traité est considéré par l’école portugaise d’art équestre de Lisbonne (recréée en 19791) comme la bible de l’académie et apparaît comme un outil incontournable pour reconstituer les exercices enseignés au manège royal de Lisbonne au XVIIIe siècle. Les illustrations (plus de 90 selon les éditions)2 de haute précision constituent une aide didactique très précieuse qui

aurait permis aux écuyers portugais contemporains de recréer les spectacles d’autrefois. Une première interrogation apparaît : peut-on réellement reconstituer un air d’école ancien disparu uniquement à partir d’un écrit et/ou d’une représentation picturale ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire de définir le concept de mouvement équestre. Comment le mouvement équestre a-t-il évolué au cours de l’histoire ? Existe-t-il une spécificité européenne, portugaise ? Quelle est la mécanique de la gestualité équestre et plus particulièrement des airs relevés, postures équestres très appréciées au cours du siècle des Lumières ? Quelles sont les conditions nécessaires et indispensables pour recréer un air d’école ? Quelles sont les limites de la reconstruction des postures et des gestes de l’homme à cheval d’autrefois ?

Ces questions, qui orientent notre plan, nous ont conduit à élaborer une double approche : tout d’abord la constitution d’un corpus de textes permettant de cerner le concept d’air relevé, puis dans un second temps, nous avons formé un groupe de jeunes chevaux portugais que nous avons

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éduqués selon les préceptes du maître portugais en y ajoutant des adaptations nécessaires en raison du contexte historique (notamment les harnais).

Mouvement, geste et posture équestres

La représentation historique du mouvement

équestre De l’Antiquité à nos jours, la très grande

majorité des écrivains équestres ont adopté une vision mécaniste du cheval et de l’équitation. Le modèle du cheval machine évolue en fonction des cultures et de l’habileté technique et pédagogique des écuyers. Les premiers auteurs se sont attachés à la description du mouvement en privilégiant le texte à l’image. La description pédagogique de Xénophon3 est assez sommaire. Il propose une approche évolutive : il débute par des recommandations concernant la posture du cavalier (gestes des mains, position des jambes) lors des trois allures fondamentales : le pas, le trot et le galop. Il aborde dans un second temps les figures élémentaires de manège : ligne droite, huit de chiffre et volte. Dans un troisième temps, il évoque les obstacles qu’un cheval doit franchir (fossés, contre haut et contre bas) puis termine sur les notions éthologiques de renforcement positif et négatif4, précepte très couramment employé dans l’éducation élémentaire du cheval. La conception grecque de la pédagogie privilégie la simplicité de la description.

Au XVe siècle, le roi Dom Duarte affine l’étude du mouvement équestre en choisissant le cas des joutes équestres5. Le monarque lusitanien, cavalier éclairé, Duarte propose une méthode d’observation et d’analyse des exercices équestres proche des méthodes pédagogiques actuelles. Il décompose un exercice équestre en trois phases : une phase de perception, une phase d’exécution et une phase de décision. Son principe de base est de considérer le mouvement à enseigner comme complexe ; il est alors toujours décomposé en éléments plus simples

afin d’en faciliter l’acquisition. Les différentes parties, une fois acquises, sont recomposées pour produire le mouvement global. C’est une pédagogie centrée sur la technique et qui se réfère à un modèle. L’élite de la chevalerie est dans ce cas le modèle pédagogique. L’élève exécute un mouvement donné et l’enseignant observe les manques techniques. Dom Duarte donne différentes consignes pour bien manier la lance et il montre ensuite ce que le cavalier doit faire pour bien diriger son cheval lors de la joute. Il décompose bien le geste technique de la joute en deux parties qu'il analyse séparément. Ni Xénophon, ni Duarte, n’adoptent l’illustration comme prolongement de la description textuelle. La représentation picturale à visée pédagogique associée au texte dans le domaine équestre, comme dans le domaine de l’escrime, débute à la Renaissance et prend son essor au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. L’image éclaire le texte et elle rend mieux compte de la complexité du mouvement de l’homme à cheval, voilà la découverte des écrivains équestres. Comme le note en 1893 le capitaine Robaglia dans son ouvrage L’escrime ou le jeu d’épée enseigné par l’image : « L’instruction par l’image est un des meilleurs progrès d’illustration. Par l’image, l’œil commence, le cerveau continue, et le corps exécute. »6

En France, Salomon de La Broue puise dans les lois de la géométrie pour concevoir une étude complète des mouvements du cheval. Son traité intitulé Préceptes du cavalerice françois7 contient une série de plans de terre. A l’aide de croquis, il représente les divers mouvements du cheval : déplacements rectilignes, circulaires et latéraux. Il emploie les fers à cheval comme signe servant à positionner les membres de l’équidé sur la forme géométrique. Les membres du cheval décrivent deux pistes.

En 1620, Pierre de la Noue innove dans son traité La Cavalerie françoise et italienne et suggère une autre forme d’illustration. Il simplifie les figures géométriques et propose des parataxes équestres.

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Elles permettent de décomposer le mouvement équestre. Dans l’étude du saut à cheval, le dessinateur conçoit plusieurs cavaliers sautant par-dessus une série d’obstacles, de l’obstacle d’initiation à l’obstacle de confirmation. Les cavaliers sont inscrits dans une bande ressemblant étrangement à une pellicule cinématographique. On peut y voir une analogie avec le traité de Johann Jacobi-Tautphoeus von Wallhausen intitulé Art militaire à cheval8 de 1616. Il semble que les divers auteurs équestres européens s’inspirent des mêmes procédés picturaux.

Antoine de Pluvinel, écrivain équestre français majeur, privilégie quant à lui la représentation la plus fine possible du cheval et du cavalier en mouvement dans son traité intitulé Le Manège royal9. Les figures géométriques et les plans de terre sont abandonnés. Il choisit l’esthétique de la posture et du geste du cavalier et du cheval. Il utilise les dessins pour définir une typologie des diverses postures du cheval et notamment les airs relevés : levade, croupade, cabriole… La deuxième partie de l’ouvrage aborde l’art de la joute. On peut y découvrir une série de parataxes illustrant l’usage de la lance à cheval dans trois cas de figures.

Au XVIIe siècle, le duc de Newcastle complète la typologie des airs de manège. Comme dans le traité de Pluvinel, la qualité de la représentation du cavalier et du cheval doit prévaloir. Dans sa Méthode nouvelle de dresser les chevaux (1658)10, l’écuyer anglais utilise la parataxe pour décrire les airs relevés. Il garde les plans de terre et conceptualise le concept de quatre pistes, appelé plus tard leçon de l’épaule en dedans dans le cercle, chaque membre du cheval décrivant une piste.

Au siècle des Lumières avec l’avènement des encyclopédistes, l’illustration pédagogique des traités d’équitation prend son essor. François Robichon de La Guérinière devient, grâce à la rédaction de son traité L’école de cavalerie, l’écrivain équestre le plus étudié en Europe. Les illustrations sont sobres mais d’une grande

précision. Il propose une série de plans de terre évoquant diverses figures de manèges : passade, volte, pirouette et épaule en dedans. La représentation des cavaliers et des chevaux se veut réaliste. Le dessinateur recherche de toute évidence l’approximation la plus réaliste de l’anatomie et de la biomécanique du cheval. Comme l’a dit Etienne Jollet :

« … le cheval est construit de manière à restituer la sensation du mouvement : les jambes, la tête, la crinière, tout ce qui est susceptible de suggérer celle-ci est mis en valeur… Le modèle anatomique sous-jacent est myologique : ce sont les muscles qui comptent, ceux-là même qui apparaissent sous la peau et qui sont restitués par un heureux jeu de saillies,

de creux et de méplats… »11 Cette conception de l’illustration est également

reprise par Diderot dans son chapitre encyclopédique consacré à l’équitation. Les plans de terre et les dessins des cavaliers sont inspirés de ceux de La Guérinière. L’épaule en dedans, invention attribuée à l’écuyer français et qui fit sa renommée, figure bien dans l’Encyclopédie. C’est la preuve que les encyclopédistes cherchaient à transmettre les inventions les plus récentes.

Un an après la Révolution française, Manuel Carlos de Andrade, s’inspirant des divers courants équestre européens, achève le traité d’équitation classique connu pour la qualité de son iconographie didactique unique en Europe. C’est vraisemblablement l’œuvre équestre la plus aboutie au plan du texte et de l’illustration. Avant d’étudier un aspect de cette œuvre magistrale, il convient de définir le mouvement, la posture et le geste équestre.

Qu’est-ce qu’un mouvement équestre ?

Comme nous l’avons observé, l’équitation a été

interprétée du point de vue biomécanique. Les écuyers des premiers temps se sont intéressés à la locomotion du cheval. Ils ont étudié le fonctionnement des trois allures (pas, trot et galop).

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Ils ont ensuite créé un répertoire des mouvements élémentaires aux mouvements complexes : mouvements rectilignes, mouvements circulaires, mouvements rétrogrades, les sauts… Progressivement avec le développement de l’hippiatrie et plus tard de la médecine vétérinaire, les écuyers conceptualisent les liens entre locomotion et anatomie du cheval. On s’intéresse à la gymnastique du cheval et le mouvement équestre révèle l’importance de la « sculpture » du corps animal qui devient l’artiste principal des ballets équestres de l’époque baroque. Le mouvement est à la fois biomécanique et esthétique. Le mouvement du cavalier à cheval doit produire du beau. Écuyers et peintres stylisent le mouvement du cheval. On définit des canons artistiques pour répertorier les mouvements esthétiques : quelle est la belle position du cavalier ? Quelle est la belle attitude du cheval ? On assiste à une reconstruction de la posture du cheval et du cavalier. On abandonne la posture martiale de l’homme à cheval et on imagine le beau geste de l’écuyer et du cheval de manège. Divers courants artistiques apparaissent en Europe : l’art équestre de tradition ibérique puisant dans l’équitation à la gineta, l’école française valorisant les somptueux carrousels du Roi et l’esprit de l’équitation napolitaine qui influencera l’académie d’art équestre de Vienne considérée comme la plus vieille école d’équitation savante. Le mouvement naturel du cheval est reconstruit selon les critères du beau d’une certaine culture et d’une certaine époque. Le mouvement équestre est une croyance produite par l’esprit des Lumières. La représentation artistique du mouvement du cheval évolue de la Renaissance à nos jours : certains airs d’école inventés dans l’école ancienne disparaissent des carrés de dressage olympique au XXe siècle, par exemple les sauts d’école sont abandonnés, et seuls subsistent certains airs comme le piaffer ou le passage pour les plus fameux ; l’esthétique du rythme du mouvement évolue avec le temps. Par exemple à l’époque baroque, on préférera les mouvements lents et aux jeux olympiques dans la

reprise artistique, on préconise des cadences très soutenues avec des chevaux tendus du point de vue musculaire. Le mouvement biomécanique et le mouvement comme représentation de l’esprit artistique puisent tous deux dans la nature comportementale du cheval : l’équitation est en effet la reproduction stylisée des airs de l’étalon libre. Cela nous conduit à considérer le mouvement éthologique du cheval. Autrement dit, le mouvement équin n’est pas mécanique car il apparaît comme intentionnel. Les animaux peuvent présenter des mouvements ritualisés qui expriment certains comportements. Le cheval se met à passager (trotter avec des temps de suspension plus ou moins élevés) lorsqu’il envisage d’approcher une jument : c’est une parade amoureuse. Charles Darwin avait découvert qu’il existe un répertoire de mouvements exprimant des états émotionnels : il avait remarqué que des signaux qui ont des significations opposées sont souvent exprimés par des expressions ou des postures opposées. Un autre aspect du comportement dont on pense qu’il est en partie à l’origine des attitudes ritualisées est le mouvement d’intention12. C’est un schéma de comportement incomplet qui fournit l’information potentielle qu’un animal est prêt à faire une activité particulière. Les divers mouvements ritualisés constituent un éthogramme et servent à définir une zoo-sémiotique. De manière plus générale, le mouvement, du cheval et du cavalier, peut être porteur de signification ; autrement dit, d’un point de vue sémiotique, le mouvement est un signe de communication. L’équitation devient l’art de parler aux chevaux à travers un système de communication relativement complexe. Certains écuyers comme Gaspard de Saunier en France ou Galvam de Andrade au Portugal13 pressentaient l’intérêt d’une approche cognitive du cheval et envisageaient de dépasser ainsi le modèle mécaniste.

Pour établir une communication avec le cheval, le cavalier doit construire un code interspécifique, c’est-à-dire un ensemble de signes entretenant des

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règles « grammaticales » que l’animal peut aisément interpréter après une période d’apprentissage construit autour de principes éthologiques (habituation).

Comme nous l’avons vu, l’équitation peut être perçue comme une sémiotique. Le cavalier qui monte son cheval émet des signes et des signaux qui sont interprétés par le cheval à travers un code. De son côté, le cheval émet aussi des signes auxquels le cavalier essaie de donner un sens à travers un code. Nous pouvons évoquer ici quelques exemples de signes : le cavalier fait un appel de langue, ce qui peut signifier « piaffer » pour le cheval ; le cheval qui redresse les oreilles peut signifier pour le cavalier qu’il a compris. Pour que la communication fonctionne, le couple doit partager un minimum de codes, sinon les partenaires de la communication ne peuvent comprendre les signes et leur donner une signification. Le signe, qui est au cœur de la sémiotique, est un concept parfois difficile à appréhender. Il peut être considéré de manière simplifiée comme le message de la relation de communication. Pour définir le signe, les linguistes et les sémioticiens évoquent quatre éléments : le stimulus, le signifiant, le signifié et le référent. La sémiotique se fonde sur le concept de signe, formé par la relation entre un élément perceptible, le signifiant (appelé aussi expression), et le sens donné à ce signifiant à l’intérieur d’un code plus ou moins construit, sens auquel on donne le nom de signifié (ou contenu). Selon le dictionnaire Larousse, le signifiant est la forme concrète du signe linguistique. Le signifié est le contenu sémantique du signe ou concept. Les sons peuvent être des signes ainsi que les gestes, les touches et les postures très employés en équitation. Ainsi, le geste qui consiste à lever la main est le signifiant et renvoie à un signifié qui peut être « mouvement en avant au pas », et le référent est le mouvement au pas lui-même, qui se déroule ou est censé se dérouler réellement. C’est grâce à un apprentissage

particulier que le cheval comprend et interprète ce geste, selon son propre schéma mental.

En résumé, le mouvement de l’homme à cheval intègre quatre points de vue : le mouvement équestre peut être analysé sous l’angle biomécanique, le mouvement stylisé apparaît comme une représentation artistique et exprime une esthétique particulière, le mouvement équestre est toujours éthologique puisque les mouvements sont intentionnels et le mouvement est le vecteur d’une signification, il apparaît donc comme un signe de communication. Cette catégorisation du geste permettra de mieux appréhender les difficultés de la reconstitution de mouvements particuliers : les airs relevés.

Le cas particulier de la représentation des

airs relevés chez Manuel Carlos de Andrade

La modélisation des airs relevés

Qu’est-ce qu’un air relevé ? Selon François Robichon de la Guérinière, « les sauts qui font plus détachés de terre, que le terre-à-terre, et qui sont en usage dans les bonnes écoles, s’appellent airs relevés. Ils sont au nombre de sept : la pesade, le mézair, la courbette, la croupade, la balotade, la

capriole, le pas et le saut. »14. La cabriole est, selon

le père de l’équitation classique française, « le plus élevé et le plus parfait de tous les sauts. Lorsque le cheval est en l’air, et dans une égale hauteur du devant et du derrière, il détache la ruade avec autant de force que s’il voulait se séparer de lui-même, en sorte que les jambes de derrière partent

comme un trait »15. La cabriole contient tous les

mouvements équestres et toutes les difficultés de l’équitation savante. Elle synthétise l’équitation classique. Elle est le point final de la formation équestre du cheval et du cavalier. C’est la raison pour laquelle elle apparaît en fin de cycle d’éducation du cheval dans le traité de Manuel

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Carlos de Andrade. Le traité de l’écuyer portugais contraste avec les œuvres équestres de son temps. Il propose un parcours didactique évolutif : du travail élémentaire du poulain jusqu’à l’équitation savante magnifiant les airs relevés. L’originalité du traité de Manuel Carlos de Andrade est précisément non pas d’avoir inventé un nouvel air mais d’avoir proposé une des premières programmations des exercices d’école. L’écuyer portugais a posé une problématique contemporaine : la performance du cheval « athlète » est intimement liée au programme d’entraînement qu’il a suivi dès le plus jeune âge. Il a donc été l’un des premiers écrivains équestres à adopter les principes de la préparation physique du sport moderne appliqué au cheval.

Les différents livres (livre III, livre V, livre VI,

livre VII, livre VIII, livre IX)16 forment un véritable

programme d’entraînement. Chaque livre correspond à un micro-cycle de formation avec succession d’objectifs, de méthodes, de séances et d’exercices. Chaque micro-cycle constitue une étape du dressage du cheval d’école. Nous avons identifié six phases ou micro-cycles que nous avons dénommés ainsi :

Phase 1 : Stabilisation Phase 2 : Incurvation

Phase 3 : Mobilisation

Phase 4 : Transition

Phase 5 : Élévation

Phase 6 : Confirmation Le nom de la phase correspond à un objectif

Figure 1 : La cabriole : du piaffer jusqu’à l’élévation. Dessins de Marine Oussedik.

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C. PEREIRA – L’étude du mouvement de l’homme à cheval au XVIIIe siècle au Portugal 7

global que nous développerons successivement. La démarche de l’écuyer s’apparente à une

approche de programmation informatique. En sciences de gestion, on dirait qu’il adopte les techniques d’ordonnancement des tâches de travail. Il organise en effet les tâches de l’écuyer en fonction des catégories de mouvements équestres envisagés dans le planning de travail de gymnastique équestre. La méthode de l’écuyer se veut objective, géométrique, mécanique et rationaliste.

Nous choisissons de présenter ici les quatre phases élémentaires représentées du dressage du cheval à travers un schéma ci-dessous.

La phase de stabilisation

Manuel Carlos de Andrade a pris conscience du

rythme du mouvement équestre. Autrement dit,

c’est l’étape préliminaire à tout mouvement supérieur. L’écuyer doit inculquer au poulain la notion de cadence, de rythme et de variation de la vitesse du mouvement. Chaque phase étant progressive, elle adopte le cycle des mouvements naturels du cheval à savoir le pas, le trot et le galop. Le pas est l’allure la plus maîtrisable et elle permet une décomposition plus simple du mouvement du cheval. Le pas est donc l’allure dominante de la phase de stabilisation.

La maîtrise des trois allures est essentielle pour faire évoluer le cheval vers les airs d’école. Le désordre et la précipitation sont à bannir. Le cavalier doit dès le début rechercher la cadence, le rythme et l’impulsion. De quels moyens dispose l’écuyer pour atteindre ces objectifs ? Manuel Carlos de Andrade préconise l’emploi de la longe, le cercle de Pignatelli, les rênes fixes, le caveçon et le « jockey ». L’utilité de la longe a été mise en

Figure 2 : Phases élémentaires dans le dressage à cheval.

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évidence par la majorité des écuyers. Manuel Carlos de Andrade affirme que toutes les écoles qui respectent les règles de l’art équestre recommandent son utilisation :

“Em todas as escolas bem regradas se servem da guia para encaminhar, e dispôr os potros, moderando-lhes com ellas a sua braveza…”17

(p. 119).

Toutefois, il ajoute que peu d’auteurs l’ont mentionné au cours de leur traité. C’est le cas de Newcastle :

“…ainda que Newcastle, e outros scientes não tratem das suas utilidades pelo descurso da sua lição…”18 (p. 119)

Les conseils de Manuel Carlos de Andrade concernant l’usage de la longe constituent donc une innovation. En dehors de ses effets sur la régularité des allures, la longe contribue aussi à tempérer le

caractère difficile de certains chevaux : “He tambem util a guia áquelles cavallos que se tem feito rebeldes, e malignos, ou impellidos da má lição, ou da sua natural inclinação…”19 (p. 119)

La phase de la stabilisation vise la régularité des allures naturelles du cheval.

La stabilité émotionnelle doit être acquise avant d’aborder des mouvements plus complexes.

La phase d’incurvation

La phase d’incurvation est consacrée aux

mouvements circulaires, l’intérêt étant d’assouplir latéralement les chevaux. Il n’invente aucun mouvement mais effectue une brillante synthèse de tous les exercices d’incurvation imaginés par les

Figure 3 : La phase d’incurnation : la « leçon des quatres pistes ». Dessin de Marine Oussedick.

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C. PEREIRA – L’étude du mouvement de l’homme à cheval au XVIIIe siècle au Portugal 9

écuyers de la Renaissance à la fin du siècle des Lumières. Il dépasse ainsi les querelles des théoriciens équestres. Ainsi, réconcilie-t-il le Duc de Newcastle, qui préconisait l’épaule en dedans dans le cercle, qu’il avait baptisée « leçon des 4 pistes », et François Robichon de La Guérinière, qui recommandait vivement et exclusivement l’épaule en dedans le long de la muraille. Le trot est l’allure dominante de la phase d’incurvation.

La phase de stabilisation est couplée avec la phase d'incurvation. Les différentes phases de Manuel Carlos de Andrade se chevauchent. Autrement dit, la dernière phase du cycle reprend toutes les autres. Sorti du pré où il goûtait aux joies de la liberté, le cheval passe dans un univers de contraintes difficiles à supporter sur le plan biomécanique et sur le plan psychologique. L’écuyer cherche à placer le cheval dans un « moule». Cette période est très éprouvante. Recherchant l’incurvation latérale du cheval lorsqu’il est longé sur le cercle, l’écuyer n’en est pas pour autant inconscient de la difficulté de l’exercice. La notion d’incurvation deviendra une priorité après l’acquisition progressive de la stabilité. L’épaule en dedans et l’appuyer constituent les deux mouvements circulaires fondamentaux. L’objectif de ces deux exercices est clair : rechercher la mobilisation latérale du cheval. La flexibilité latérale est indispensable pour évoluer vers le rassembler. Le corps du cheval est comme une cravache que l’on peut ployer dans toutes les directions. Comment s’articule le programme pédagogique de la deuxième phase ? Manuel Carlos de Andrade a défini cinq leçons élémentaires :

Leçon 1 : L’épaule en dedans ; Leçon 2 : La croupe au mur ; Leçon 3 : La demi-hanche en dedans ; Leçon 4 : Le changement de main ; Leçon 5 : Le cercle de quatre pistes.

Nous voyons dans ce programme la fusion de deux pensées équestres : celle de La Guérinière et celle de Newcastle.

La phase de mobilisation

C’est la phase du rassembler. L’écuyer cherche l’engagement maximal des postérieurs sous la masse du cheval. Autrement dit, il vise la réduction de la base de sustentation du cheval. Les postérieurs se rapprochent des antérieurs. L’effet, à la fois gymnique et mécanique, permet l’évolution vers les airs relevés, airs d’élévation. La phase d’incurvation se consacre à l’assouplissement latéral des groupes musculaires ; quant à la phase de mobilisation se concentre sur l’assouplissement longitudinal, c'est-à-dire le renforcement des muscles du dos qui porte le cavalier. En engageant les postérieurs, le cheval courbe sa colonne vertébrale et évite le creusement du dos et son affaissement. Le cavalier sent un confort supérieur et a le sentiment de rebondir moelleusement sur le cheval. Conforts du cheval et du cavalier sont atteints avec la phase de mobilisation. Cette phase développe l’allure du galop, un galop rassemblé, cadencé et souple.

La phase d’élévation La phase d’élévation conclut le cycle d’éducation

du cheval. La phase de mobilité conduit au rassembler et permet au cheval de « s’asseoir ». Il peut avec aisance lever les antérieurs. L’élévation de l’avant main (antérieurs du cheval) conduit naturellement aux airs relevés.

Manuel Carlos de Andrade propose une progression gymnique en quatre phases :

Leçon de la pirouette et demi-pirouette ;

Leçon de la pesade ;

Leçon de la courbette aux piliers ;

Leçon de la courbette montée.

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Chaque leçon est dépendante de la précédente. L’écuyer doit absolument respecter cette progression. L’activation des hanches doit être progressive. Dans cette phase, les hanches forment le point à partir duquel seront déclenchés tous les airs relevés. En outre, les hanches vont devoir supporter un poids important. Il convient donc de les solliciter de manière graduelle en évitant toute brutalité qui aurait pour conséquence

d’endommager sérieusement les jarrets et de rendre le cheval rétif. Au plan pratique, le programme pédagogique de l’écuyer ne contient-il pas d’autres limites ? Les limites de la reconstitution historique des airs relevés à partir d’un traité : conception mécaniste

contre conception phénoménologique

Ayant analysé théoriquement le processus de création des mouvements équestres, nous avons cherché après notre étude analytique à vérifier les hypothèses techniques de cet écuyer exceptionnel. Très brièvement, sans s’attarder sur le protocole de l’expérimentation, nous avons recruté quatre chevaux lusitaniens dont deux animaux correspondant au modèle de l’écuyer. Il s’agissait de deux chevaux Alter. Nous avons également essayé d’employer des harnais similaires notamment les selles, les rênes fixes. Nous avons utilisé des embouchures modernes et avons employé des piliers adaptés. Le choix d’embouchures modernes ne constitue pas un élément fondamental dans la démonstration. Notre question théorique était simple : peut-on obtenir les mouvements étudiés dans l’ouvrage en appliquant à la lettre l’organigramme des tâches équestres proposées par l’écuyer ? Quelles sont les limites de son modèle théorique ? La moitié des chevaux réussirent la cabriole, l’air suprême. Ce fut le cas des chevaux Alter, les chevaux certainement employés par l’écuyer Manuel Carlos de Andrade. Le premier constat est le suivant : l’équitation n’est pas un assemblage méthodique de jouet Lego. Malgré une étude analytique précise de chaque mouvement et d’ordonnancement des tâches, nous avons constaté simplement que la lecture exclusivement biomécanique de l’équitation contient des limites. L’écuyer est confronté à trois dimensions non exploitées dans le traité et brièvement survolées.

Premièrement, la composante psychologique de l’écuyer est fondamentale. L’écuyer use de raison,

Figure 4 : Courbette montée,

crédit photographique : C. Pereira.

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de logique certes mais aussi de sentiment. Il doit développer une sensibilité, un tact équestre et doit apprendre aussi à interpréter des émotions équines et user avec intelligence de ses propres émotions pour faire évoluer le travail du cheval.

Deuxièmement, la composante psychologique du cavalier va de pair avec l’aspect éthologique du cheval. Les chevaux ont des personnalités. Certains chevaux acceptent facilement des mouvements sans une résistance accrue et d’autres animaux stressent énormément. L’aspect cognitif de l’animal est très important. Il existe des animaux très doués avec une propension à appréhender les ordres de l’écuyer et à comprendre l’enchaînement des mouvements souhaités.

Troisièmement, il faut savoir qu’un mouvement est un signe de communication. Lorsque le cheval piaffe, il exprime une émotion. Le cheval interprète nos mouvements et leur donne un sens à travers son umwelt, comme le disent les germanistes. L’éducation du cheval aux airs relevés signifie la construction d’une sémiotique, d’une langue équestre à partir des concepts de l’apprentissage tels l’habituation, l’imprégnation…

L’étude de la cabriole nous a conduit naturellement à poser un autre regard et un autre modèle bâti autour de quatre piliers fondamentaux : le psychologique, l’éthologique, le sémiotique et le biomécanique. L’exécution des airs relevés présuppose la communication entre deux êtres aux composantes psychiques différentes : la psychologie humaine et l’éthologie équine. La coopération au travail exige aussi un langage commun élémentaire, une sémiotique interspécifique. Plus globalement, le dressage du cheval exige au préalable l’activation du SENTIR, plus particulièrement l’écoute de l’autre, le partenaire du travail. L’apprentissage du SENTIR est difficilement modélisable. Le MOUVOIR peut mieux être appréhendé. Dans sa vision mécaniste, Manuel Carlos de Andrade a évincé le SENTIR et a provoqué une dichotomie du SENTIR et du SE MOUVOIR. Autrement dit, le cheval devient

simplement une machine animale sans émotions évoluant avec des rapports de forces et de résistances physiques. L’équitation mécaniste nous donne une vision simplifiée du réel et l’équitation devient un puzzle de mouvements.

L’approche de la philosophie phénoménologique opposée à la pensée mécaniste de l’animal (philosophie de l’animal machine de Descartes), nous permet d’affirmer l’unité du sentir et du se-mouvoir. Autrement dit, le mouvement du cheval est toujours incarné. Ce n’est pas le mouvement d’un objet mais l’action d’un sujet. Certains ouvrages peuvent nous aider à appréhender cette problématique. C’est le cas du livre remarquable d'Erwin Strauss, Du Sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie. Ce médecin psychologue, qui influence beaucoup les chercheurs travaillant sur l’animal actuellement

(J. Porcher, D. Lestel, F. Burgat, V. Despret20),

définit ainsi le mouvement de l’animal : « le mouvement animal [cheval bien entendu aussi !] possède un caractère intentionnel primaire, il est par sa nature même orienté vers un but. C’est pourquoi il se présente sous la forme de la recherche active ou de la fuite, de l’attaque ou de la défense, et non comme une simple translation d’un point de champ à un autre ». Cela nous paraît être une évidence ; pourtant, la majorité des enseignants occulte cette vérité élémentaire. Un mouvement donné d’un cheval est toujours la recherche d’une fuite ou d’un état de confort, de bien-être. Le refus d’un exercice, la mauvaise exécution ne s’expliquent pas uniquement par des mesures de poids. Erwin Strauss nous rappelle une autre vérité : « ce n’est pas le quadriceps qui s’enfuit, c’est l’animal dans son ensemble qui est en mouvement et orienté vers son milieu ». Le mouvement du cheval n’est donc pas un mouvement automatique, d’où l’inadéquation d’une vision mécaniste de l’équitation, telle qu’elle est enseignée aujourd’hui par la F.F.E (Fédération Française d’Équitation). En résumé, tout mouvement équestre est le

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mouvement de deux êtres vivants qui séjournent en un endroit particulier. Pour comprendre le mouvement équestre, il est nécessaire de considérer à la fois le point de départ et le but. Erwin Strauss nous apporte un élément fondamental dans la compréhension du mouvement équestre : « même dans un endroit paisible, l’animal est toujours tendu vers un danger possible et sur le point de fuir. Pour beaucoup d’animaux, il en est littéralement ainsi dans le sens ontique : les mouvements incessants de leurs yeux et de leurs naseaux, de même que leur disposition constante au saut et à la course, constituent les indices les plus sûrs de leur être en transition dans chaque lieu particulier qu’ils occupent. ». Le mouvement du cheval est donc toujours un changement de séjours dans un champ d’action qualitativement diversifié. Le cheval oriente son mouvement en fonction d’un espace confortable ou inconfortable. Il fuit l’inconfortable, le dangereux et cherche l’espace de bien-être physiologique et mental. Comprendre cela est fondamental pour la progression de l’élève.

Conclusion L’utopie de « cloner » le geste de l’écuyer du

passé s’éclipse avec la pensée phénoménologique. En effet, la phénoménologie nous enseigne qu’il existe une part visible et une part invisible dans le mouvement des êtres vivants. Le modèle de l’écuyer Manuel Carlos de Andrade devient une apparence du réel, une approximation de l’histoire. Le modèle mécaniste peut-il recréer le geste juste de l’homme à cheval du XVIIIe siècle ? Tout modèle contient des avantages et des inconvénients. L’équidé de l’étude est un automate, une pierre que l’on sculpte, telle est l’hypothèse centrale de l’œuvre équestre portugaise. Le cheval devient un corps physique que l’on modèle selon un échéancier, une programmation du travail. Des étapes clés sont identifiées : la phase de stabilisation cherche la cadence et le rythme du mouvement biomécanique ; l’élasticité des muscles est une conséquence des

phases d’incurvation et de mobilisation ; après avoir « découpé » le mouvement biomécanique, l’écuyer assemble bout-à-bout les gestes stylisés du cheval pour aboutir à la phase d’élévation, étape d’excellence où le cheval prend son envol comme un danseur étoile, ayant dépassé ainsi toutes les difficultés de l’équitation dite savante.

Cette approximation du réel a l’avantage de mettre en évidence l’intérêt d’organiser le travail du poulain selon l’âge biomécanique et de respecter la santé physique et mentale de l’équidé. Le modèle échoue dans la transmission de la part invisible. Comment en effet transmettre à l’élève le tact équestre, le sentiment du cheval juste et décontracté ? La part éthologique est évincée. L’écuyer a-t-il bien mis en évidence que les airs de l’étalon libre constituent un éthogramme, un répertoire de mouvement réalisés dans un certain état émotionnel et psychique ? En séparant le sentir du se-mouvoir, l’écuyer savant fait abstraction de la gestualité intersubjective homme/cheval. L’équitation c’est aussi un dialogue, un échange de signifiés qui varient en fonction des umwelts humains et équins, théorie de Jakob von Uexküll21.

Le mouvement de l’homme à cheval est le produit d’une culture, d’un imaginaire à une période donnée. En oubliant théoriquement le cheval sujet, un corps incarné, l’écuyer encourage une vision de l’équitation mécanisée, sans âme. L’équitation c’est bien autre chose : une sémiotique, une langue pour parler aux équidés et le mouvement devient ainsi un signe chargé d’une signification interprétée dans un environnement écologique et éthologique. Le mouvement du cheval a une double face : une forme et un contenu, un signifiant et un signifié. Le mouvement est l’expression d’une émotion comme l’avait découvert justement Charles Darwin ! Le mouvement du vivant est toujours unique que l’on ne peut reproduire à l’identique, une espèce de parenthèse dans le temps. L’art équestre est donc un art éphémère ou la perfection du mouvement n’est

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qu’une utopie de l’imaginaire de l’écuyer et peut-être du cheval !

1 L’école Portugaise d’Art Equestre de Lisbonne a été restaurée juste après la révolution portugaise de 1974. Les chevaux employés sont tous bais issus du Haras de Alter fondé en 1748 pour fournir la cavale-rie de la cour royale portugaise, initier l’aristocratie à l’équitation de manège et présenter des carrousels lors d’événements particuliers. 2 ANDRADE Manuel Carlos de, Luz da liberal e nobre arte de cavalaria, Lisbonne, Casa Real, 1790 (édition fac-similée). 3 XENOPHON, De l’art équestre, Paris, Les belles lettres, 1978. 4 Le renforcement positif consiste à associer un stimulus agréable à un comportement souhaité. Le renforcement négatif consiste au contraire à asso-cier un stimulus désagréable ou douloureux à un certain comportement non désiré. Ce sont des outils éthologiques employés dans l’éducation des ani-maux. 5 DOM DUARTE. Livro da ensinança de bem ca-valgar toda a sela, édition critique de Joseph Piel, Lisbonne, Impressa nacional, Casa da moeda, 1986. 6 ANGLO Sydney, L’escrime, la danse et l’art de la guerre, Paris : édition BNF, 2011, p.8. 7 LA BROUE Salomon de, Des préceptes du cavale-rice, Paris, La Bibliothèque de l’écuyer, d’après l’édition de 1610, Manucius. 8 ANGLO, 2011, op.cit., p. 12. 9 PLUVINEL Antoine de, L’instruction du Roy en l’exercice de monter à cheval, Paris, fac-similé édité par Lavauzelle, 2002. 10 FROISSARD Jean et Lily, Newcastle, Paris, édi-tions Crépin-Leblond, collection « Les classiques de la littérature équestre », 1983. 11 Cité par JOLLET Etienne, " Charles Parrocel et les gravures de l’Ecole de Cavalerie : la passion maîtri-

sée ", François Robichon de La Guérinière, Ecuyer du roi et d’aujourd’hui, colloque du 14 juillet 2000 à l’Ecole Nationale d’Equitation, Paris, Edition Belin, p. 112. 12 Mc FARLAND David, Le comportement animal, Bruxelles, éditions De Boeck, 2009, p. 415. 13 PEREIRA Carlos, Naissance et renaissance de l’équitation portugaise, Paris, L’Harmattan, 2010. 14 LA GUERINIERE François Robichon de, Ecole de Cavalerie, édition fac similée de la Librairie Georges V, 1733, p. 251. 15 Ibid, p. 151. 16 PEREIRA, 2010, op. cit., p. 245 17 PEREIRA, 2010, op. cit., p. 273-338, " Dans toutes les écoles bien réglées, on utilise la longe pour conduire et disposer des poulains, modérant leur énergie… " 18 PEREIRA, 2010, op. cit., p. 273-338, " bien que Newcastle et d’autres écuyers ne traitent pas de ses utilités dans le discours de leur leçon… " 19 PEREIRA, 2010, op. cit., p. 273-338, " la longe est aussi utile pour les chevaux rebelles, malicieux, impulsifs par une mauvaise leçon ou par inclina-tion… " 20 Jocelyne Porcher est sociologue de l’animal, Do-minique Lestel, Françoise Burgat et Vinciane Des-pret sont philosophes de l’animal. 21 PEREIRA Carlos. Dressage et éthologie, Paris, Amphora, 2010.