Laure Himy, « La Description de tableaux dans les "Combats esthétiques" de Mirbeau »

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    LA DESCRIPTION DE TABLEAUX

    DANS LES COMBATS ESTHTIQUESDE MIRBEAU :

    UN ART POTIQUE IMPLICITE

    Mirbeau s'inscrit par les crits runis sous le titre de Combats esthtiques1dans une longue

    ligne d'crivains critiques : il est de tradition de remonter Diderot, qui efface par sa force la

    figure antrieure de La Font de Saint Yenne, et de suivre une trajectoire qui, sans prtendre

    tre exhaustive, rencontre les noms de Baudelaire, Gautier, Zola, Apollinaire, pour s'arrter la

    priode concernant notre auteur2. Certes, le contexte d'criture, de diffusion, et de rception de

    ces textes n'est pas toujours le mme3, mais le fait mme de vouloir dcrire et valuer par l'outil

    langagier un tableau, d'utiliser donc un systme de signes pour rendre compte de faonconsidre comme recevable de ce qui relve d'un autre systme, relie ces textes par une

    problmatique commune, tout au moins comparable, qui va prcisment nous servir de fil

    conducteur pour valuer la position de Mirbeau, et en dgager une esthtique valable tant pour

    ses crits esthtiques, que pour sa conception de l'art en gnral, de la littrature en particulier.

    Dcrire un tableau, c'est donc considrer que ce que reprsente le tableau peut tre pris en

    compte par une traduction langagire, considrer qu'il y a moyen, par cet quivalent langagier,

    de permettre au destinataire de se faire une reprsentation mentale aussi exacte que possible

    de l'objet dcrit (le tableau), et de ce quoi il renvoie (le rfrent rel du tableau). On reconnat

    la problmatique classique de la reprsentation-imitation, autour de laquelle se greffent celles

    de l'illusion raliste et de la fonction de l'art. Deux problmes naissent de cette question : celui

    de la nature de l'imitation (copie servile/imitation cratrice), et donc de la valeur du rfrent rel,

    prlev dans le rel du fait de son aspect pittoresque et singulier : l'art doit-il reprsenter ce qui

    mrite de l'tre (valeur rfrentielle), ou la reprsentation artistique donne-t-elle de la valeur au

    rfrent (valeur artistique, attestant de l'autonomisation de l'art, et d'une vision plus moderne) ?

    Cette sparation entre reprsentation et rfrent spcifique est ds le classicisme le lieu mme

    de la sparation possible entre la figure et les lments qui la composent : une ligne de

    dmarcation d'ores et dj empche le rfrent peint d'adhrer en toute transparence au

    rfrent rel, le spectateur de se contenter de la seule surface visible du spectacle qu'est le

    tableau, et creuse la reprsentation de questions. La description d'ailleurs ne se prsente pas

    seulement comme informative, elle s'affiche au moins dans un deuxime temps comme

    valuative : or que sont les critres d'valuation ? Sont-ce la conformit aux rgles techniques,

    et qui rgissent le got ? Sont-ils donc normatifs, ou au contraire adoptent-ils une contre-

    normativit, dont le fer de lance est souvent la libert guide par l'intriorit de celui qui oeuvre,

    irremplaable, l'artiste ? On sait qu'au XIXme sicle, la ligne d'valuation sest dplace de la

    1 Combats esthtiques, Pierre Michel, Jean-Franois Nivet (ed.), Paris, Sguier, 1993.2 Bernard Vouilloux rappelle que si la tradition critique fixe un dbut cette pratique comme telle, la description de

    tableaux par un crivain n'a pas attendue d'tre reconnue comme discipline pour exister chez Lucien (La peinture dansle texte, XVIIIe-XX sicles, CNRS, 1994.)3 Les Salons de Diderot sont par exemple des textes crits pour Grimm, et sont loin davoir la diffusion, et son mode

    anonyme, de ceux de Mirbeau qui les publie dans la presse.

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    conformit une norme vers la conformit soi, et que la modernit mettra en avant la

    faute de dessin4, de mme qu'en linguistique on parle d'une grammaire des fautes. Le style,

    de rhtorique qu'il tait (excellence dans la ralisation d'un genre constitu) s'est dplac vers

    une acception potique et esthtique (l'excellence ne peut plus tre que crative et ractive). A

    cette autonomie de l'artiste correspond ds lors aussi une autonomie du spectateur (pour peuqu'il en ait la facult, la libert intellectuelle) qui n'value plus la qualit de l'oeuvre par rapport

    l'adquation un rfrent externe, mais par rapport sa force de retentissement en soi.

    L'attitude face au tableau est videmment moins analytique, et se fait plus sensible, tout le

    problme tant d'carter la sensibilit, au profit de la sensation. C'est l'attention non la forme,

    mais la force du tableau qui domine alors ce qui met la couleur surtout au premier rang des

    proccupations. Cette esquisse problmatique dessine videmment en mme temps un trajet

    historique : mais ce serait caricature grossire que d'y voir l'volution progressiste d'un

    classicisme figuratif vers une modernit abstraite. On va d'ailleurs voir que Mirbeau dans ses

    positions illustre parfaitement cette ambivalence entre positions modernes et classiques, par le

    va-et-vient constant qu'il fait entre conception sociale d'un art ducatif, et attention extrme au

    retentissement en soi d'une oeuvre, la sensation, qui fait fi de toute figure, mme dans le

    tableau le plus figuratif, au profit de la couleur. Nous chercherons donc saisir ce qu'est au

    juste le statut de la reprsentation chez Mirbeau, en passant par une rflexion sur l'imitation, et

    sur les mdiations possibles en art. Puis nous rflchirons ce que peut tre une

    reprsentation qui se veut libre de modles. Cette rflexion sur la reprsentation en peinture

    sera ensuite rapporte l'expression d'un ethos mirbellien, entre nostalgie lyrique et

    ressentiment critique, ethos qui se laisse dcrire comme celui dune figure cartele entre

    aspirations individualites (modernes) et nostalgie lyrique (classique).

    Reprsentation et imitation

    Les quelques lignes que Mirbeau accordent de-ci de l la photographie sont sans appel : il

    y voit un simple clich du pan de rel saisi par la pellicule, et encore l'expression pan

    suggre-t-elle un cadrage, et de ce fait un point de vue, auquel il ne semble mme pas avoir

    t sensible :

    Un paysage o l'on ne sent pas la passion de l'artiste, une nature froide o l'on ne rvle aucune

    des motions de celui qui, pour ainsi dire, la recre, une aussi flagrante absence de style ...

    autant regarder une photographie 5.

    Sans partager son opinion, on peut restituer ce que Mirbeau semble reprocher la

    photographie : restitution exacte du rfrent, dans ses moindres dtails les plus infimes et

    drisoires, la qualit de la reproduction tenant sa confusion possible avec le modle, ce qui

    4 Ces fautes de dessin, tant de fois reproches Delacroix, sont toutes voules, raisonnes, inluctables chez unvisionnaire comme lui , Octave Mirbeau, Eugne Delacroix, LEcho de Paris, 6 octobre 1890, repris dans Combats

    1..., p. 408

    5 Octave Mirbeau, Le salon du Champ de Mars, IV, Le paysage , repris dans Combats 1..., p. 488.

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    suppose bien sr d'minentes qualits techniques, mais ne tient en rien la nature de l'artiste.

    La valeur de l'oeuvre est toute extrieure, puisque la conformit son modle (naturel, ou

    d'atelier) en devient le critre. On conoit comment, avec beaucoup d'exercices, tout le monde

    peut tre peintre dans ces conditions. C'est d'ailleurs pourquoi en un autre texte, Mirbeau

    qualifie d' ouvrier , et non d' artiste , l'auteur de ce genre de tableaux

    6

    .On peut relever un certain nombre de marques textuelles caractristisques de ces tableaux

    dcris, dont la prsence dans un texte signale coup sr une critique dfinitivement ngative.

    L'expression tel quel en est sans doute la plus claire, celle o la nature de l'imitation rejete

    apparat le plus nettement : font ce qu'ils voient , traduction fidle , tel quel , le

    rendu , l'illusion , le trompe-l'oeil (p. 161). Derrire ces expressions se cache au fond la

    dnonciation d'un certain formalisme, qui ramne l'oeuvre des qualits d'excution, et que le

    vocabulaire de la ligne et de la forme exprime dans les textes de Mirbeau. De fait, jouant de la

    palette ironique, Mirbeau ne se prive pas de complimenter ces artistes pour leur talent, leur

    conscience, leur application, reprenant ainsi mine de rien la vieille problmatique du rle de la

    technique dans ce qui fait un artiste. Rien que de trs classique donc pour l'instant dans le

    chemin parcouru dans l'attitude critique de Mirbeau : l'imitation servile de la nature ou d'un

    modle n'est pas de l'art, tout au plus une prouesse technique.

    Et c'est sans aucun doute cette technicit qui runit tous les termes dprciatifs :

    simulacre , figurants , mannequins 7, tels sont les termes dsignant les figures,

    pourtant centre de la problmatique de la reprsentation. Encore une fois, la question, toute

    classique, pose par Mirbeau est celle du rapport de l'art la nature, entendue non comme

    modle acadmique, mais comme source mme de vie. Les trois termes cits plus haut

    permettent donc de prciser la critique formule : Mirbeau rejette une peinture tendant

    souligner l'accessoire (vtements en particulier), ne faisant ainsi de la figure que le support du

    vtement (ce qu'est effectivement un mannequin). Ce que Mirbeau rcuse de la sorte, cest

    lacception rhtorique de la figure comme ornement8, et la rduction de la peinture, et de l'art

    avec elle, une fonction toute secondaire. De plus, dans une telle acception, le tableau est au

    plus pittoresque, mais ne revt pas de signification autre que la prsentation dcorative d'un

    spectacle sans doute typique. On voit que cela dtermine le rejet ou l'acceptation d'un certain

    type de sujets (acadmiques, et topiques) susceptibles/incapables de soutenir la recherche du

    pittoresque. Autant d'entraves la ralisation de l'uvre pour Mirbeau.

    6 Ibid., Une collection particulire , repris dans Combats 1..., p. 57 : Mais, tandis que la main excute des chosesvidemment jolies, toujours blouissantes et jamais simples, l'me reste immobile et froide. C'est un ouvrier et nonpas un artiste . Il voit tout en rastaquoure.

    7 Combien en trouvez-vous dont les modles sont reprsents dans leur habitude corporelle ? Tous, ou presque tous,ils ont des attitudes de figurants. La tte de trois-quarts, les lvres minaudires, la poitrine tombante, les brasgrossirement contourns, le corps rigide, immobilis dans une attention bte, dans une pose de photographie, la mainprtentieusement replie, avec un doigt qui pend ; ils ont lair de figures de cire, fiches sur des mannequins. Au boutdune demi-heure de promenade travers le Salon, vous avez limpression dtre dans un muse Grvin quelconque.

    Du factice, du prcieux, du contourn, du dramatique, voil ce qui sort du cerveau des peintres. Le Salon I , LaFrance, 3 mai 1886, repris dans Combats.1..., p. 252.8 Octave Mirbeau, Le Salon (VI), Les femmes, chez M. Sargent, gardent le ct dcoratif que leurs grces, leurs

    lgances et leurs toilettes mettent dans la socit actuelle , repris dans Combats 1..., p. 194.

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    Reprsentation et mdiations

    Si l'imitation ne peut tre copie servile, c'est qu'en mme temps Mirbeau revendique pour

    l'artiste le refus d'un certain nombre de mdiations. C'est sans doute l que le discours qu'il

    tient est moderne , sans pour autant tre unique, ni son poque, ni avant lui. Moderne est

    en effet le refus d'allgeance de l'artiste un certain nombre de filtres qui fonctionnent comme

    mdiation entre ce qu'il voit, et ce qu'il peint. En ce sens d'ailleurs, on pourrait dire que les

    pauvres ouvriers ravals au rang de copistes ou photographes sont parfaitement

    modernes : peindre ce que l'on voit, c'est refuser de se plier aux rgles de biensance et de

    convenance qui jusque l rgissaient l'univers de la composition. C'est ainsi que imiter la nature

    n'a jamais voulu dire au sens classique peindre ce que l'on voit dans la ralit ; mais imiter la

    nature en ce qu'elle fait de mieux, faire comme la nature de belles choses, et, pourquoi pas,

    rehausser la ralit des couleurs de la belle nature. Or pour Mirbeau, c'en est fini de cette

    convention, et le choix des sujets ne doit plus tre dtermin par un filtre idalisant. C'est ainsi

    qu'il revendique en peinture la disproportion , si tant est du moins que la peinture doive tre

    raliste 9.

    Le deuxime type de mdiation touche un point traditionnellement discut galement : il

    s'agit de la formation du peintre. Jamais Mirbeau ne tombe dans l'illusion selon laquelle chacun

    aurait une capacit crative, qui plus est inne. Jamais il ne refuse la formation, l'cole, l'atelier,

    l'apprentissage, et donc le fait de s'astreindre une forme de technicit. Mais si la formation est

    ncessaire, elle n'est pas suffisante : encore faut-il intrioriser technicit et contraintes, et les

    plier sa nature propre, capacit qui prouve prcisment la prsence d'une nature propre,

    c'est--dire autre que mimtique. A dfaut, l'art tombe dans un formalisme qui se reconnat son caractre reproductible. Lorsque les termes lignes et formes apparaissent chez

    Mirbeau, c'est, loin de dsigner une forme quelconque d'abstraction, pour dnoncer, avec la

    forte frquence de l'indfini mme , le travail du tcheron. Il n'est pas tonnant alors de voir

    ce mme tcheron se laisser aller l'influence dominante : celui qui suit strictement les rgles

    apprises l'cole, est aussi celui qui imite les peintres en vogue, et suit la mdiation du got

    commun. C'est ainsi que les tableaux deviennent des reflets affaiblis d'Ingres (488), de

    barbouilleurs de modes (77), ou que surgit soudain l'omniprsence du bleu, trait emprunt

    Manet, mais dpouill, pris en lui-mme, de tout ce qui en contexte faisait sa valeur10.

    La troisime mdiation est sans doute celle qui touche au plus prs aux problmes de

    reprsentation voqus plus haut, et qui permet le mieux de cerner la modernit de Mirbeau. Il

    s'agit de la mdiation intertextuelle, ou interculturelle, qui fait qu'un tableau chez les peintres

    dcris par Mirbeau vaut par l'arrire-plan narratif suscit en l'esprit du spectateur par les

    lments culturels que contient le tableau : c'est ainsi que Mirbeau critique Bastien-Lepage,

    malgr un dbut de chronique logieux, en ces termes :

    9

    Pourtant revendiquant harmonie entre personnages et paysage, et s'offusquant contre le fait que le personnagesemble pos, sans rapport avec ce qui l'entoure, c'est bien au fond la rgle de convenance qu'il rintroduit.10 On peut dire de cette Exposition quelle est la rinure, la surrinure de Manet, crit Octave Mirbeau dans Le Figaro,

    13 mai 1892, loccasion dun compte rendu du Salon du Champ de Mars, repris dans Combats 1..., p. 483.

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    Conteur d'anecdote des champs, narrateur d'glogues rustiques, s'acharnant au dtail insignifiant,

    donnant toute l'importance aux choses qui n'auraient d n'tre qu'indiques, et concentrant sur

    elle tout l'effort, il ne s'est jamais lev jusqu' la grande synthse 11

    Une reprsentation libre de modles : la figure de l'artiste

    Anecdotes, glogues : le tableau vaut donc par la narration quil autorise. Mais en mme

    temps, si le dtail relve de lanecdote, il ne vaut rien. Pourquoi alors Mirbeau, qui rcuse

    dtails et anecdotes, les admet pourtant chez certains peintres ? C'est qu'ils ne sont pas dtails

    mais signes. Ils appartiennent un code, par rapport auquel ils s'intgrent dans un rseau de

    significations, que la parole s'attache dployer. Dans une telle optique, une figure ne peut tre

    quelconque : elle est prcisment reprsentative, elle fait signe. Il semble alors que lorsque

    Mirbeau revendique une vision non perdue dans le dtail, mais synthtique, il s'inscrit dans une

    perspective trs classique. Ce qu'il reproche aux copistes , c'est prcisment de rater la

    synthse, en tombant dans le quelconque, de rater le gnrique en tombant dans l'indfini.

    Mirbeau, conformment une vision classique de lart, refuse le quelconque , au profit du

    signifiant12. Cependant, dans cette vision classique, Mirbeau opre des dplacements :

    Reprenons la notion de biensance voque plus haut : s'il est exact de dire que Mirbeau

    refuse l'allgeance un bon got dict par la morale bourgeoise, il faut pourtant dire que

    l'accord des lments entre eux est pour lui un critre majeur. harmonie, communication

    sont dans ses textes esthtiques des termes cls. Mais cela va plus loin :

    Les motifs des paysages de Monet sont simples toujours : aucun arrangement, aucun dcor,aucune proccupation de l'effet, aucune recherche de la mise en scne. L'effet, il le tire seul de

    l'exactitude des choses, mises dans leur lumire propre et dans l'air ambiant, et de ce qu'elles

    donnent au coeur du pote de rverie et d'infini 13.

    Mises dans leur lumire propre et dans l'air ambiant : l'expression parat pour le moins

    paradoxale : propre et ambiant, interne et particulier face externe et commun, ces deux

    antinomies sont pourtant deux facettes de la mme chose, leur horizon interne et externe14,

    dcrits ici par la simplicit de la coordination et dans un rapport de continuit, qui me parat

    comparable l'ide de biensance, mais, on le voit, au prix d'un dplacement (et peut-tre d'un

    retour au vritable sens de cette notion). Certains des textes radicalisent mme la notion

    11 Octave Mirbeau, Combats 1..., p. 93.12 Dans une perspective trs conforme celle de Diderot, et dans des textes o trs logiquement il loue la peinture du

    XVIIIe sicle, Mirbeau senthousiasme alors davantage devant les tableaux appartenant aux genres mineurs ,devant les scnes dintrieur, ou les portraits de figures non historiques, o toute la difficult est de donner un caractrereprsentatif labsolument singulier ; ou devant des objets apparemment insignifiants : Toute une vie nous estconte dans un dos de vieille domestique qui essuie un meuble. Cet intrieur de cuisine propre, rang, dont les beauxcuivres reluisent, dont les dalles resplendissent, dont chaque objet est sa place coutumire, nous rvle deshabitudes et des murs, lhistoire tranquille dune famille bourgeoise. []. Ou encore : Bonvin a peint deux souliers.[] Et cest tout ! Et ces souliers sont tragiques ! En les voyant, on voit aussi, tout de suite, le malheureux soldat quiles trana dans la boue, dans la poussire, sur le gravier brlant des routes sans fin : on le voit, tirant la jambe,anhlant, le dos courb sous le poids du sac, touff par la capote qui lui gode aux reins. Lvocation est brutale,douloureuse et superbe. On ne se doutait pas que deux souliers, dont le chiffonnier ne voudrait point, diraient tant dechoses, vous coteraient tant de piti dans lme, contiendraient dans leur empeigne creve tant dhumanit. Ces deuxsouliers sont un des tableaux militaires les plus poignants et les mieux vcus que jaie vus. , Franois Bonvin , LeGaulois, 14 mai 1886, repris dans Combats 1..., p. 265.

    13 Octave Mirbeau, Notes sur lart, Claude Monet , La France, 21 novembre 1884, repris dans Combats 1..., p. 84.14 Michel Collot, La posie moderne et la structure dhorizon, Paris, PUF, 1989.

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    dharmonie, en prfrant un vocabulaire scientifique et abstrait : logique , mathmatique,

    rapport reviennent constamment sous sa plume15.

    Le deuxime dplacement concerne le statut du sujet (du motif) : on sait que le primat du

    signe consacre l'univers du visible16, c'est--dire de ce qui tombant sous le coup de l'apparatre,

    peut se dire. Or Mirbeau s'attache des tableaux qui rcusent ce principe, puisqu'il reprend lemot de Ropps, informulable 17. Il ne s'agit pas de la problmatique de l'indicible, ni de celle de

    l'abstraction : chez Mirbeau, dans le systme figuratif mme, avec un solide got du concret, le

    primat du visible est rcus. Comment est-ce possible ? Si l'on retient que la ralit est opaque,

    on comprend aisment que le visible devienne douteux : non qu'il soit apparence ou simulacre,

    mais il ne laisse pas tout apparatre, le tout du visible n'est pas ncessairement visible. Les

    prpositions sous, derrire, travers ; le verbe deviner, la relative indfinie ce qu'on ne

    voit pas deviennent les outils descriptifs moteurs de la peinture valorise par Mirbeau. L'objet

    de la peinture est toujours le rfrent rel, mais la ralit ne tient pas seulement ce qu'on

    voit : la description du tableau mnage toujours un aperu vers le non visible, la perspective

    picturale amnage l'espace du non visible :

    Les feuilles frissonnent, doucement agites par la brise, et le ciel, au travers des feuilles,

    s'aperoit et fuit, avec une justesse de perspective et une valeur si exacte qu'on devine, derrire

    ce tremblement du feuillage, des profondeurs de campagne qu'on ne voit pas 18.

    C'est sans doute le point sur lequel Mirbeau, dans certains de ses textes, est le plus

    radicalement moderne : cette rflexion sur le rfrent, son dtachement du visible et du code

    de signification, le portent minimiser considrablement le rle du sujet : quelque ... que ;

    quoi... que reviennent constamment sous sa plume pour les plus grands peintres. Le recours

    l'indfini signifie trs clairement une dilution du motif, raval au dcoratif, l'ornemental,

    l'accessoire, au profit essentiellement de la couleur19. La couleur est en effet trs concrtement

    la pte avec laquelle l'artiste travaille, elle est (avec la surface de la toile) le seul vrai moyen

    d'expression. Elment concret, substantiel, mais aussi li aux sens, elle carte rsolument le

    spectateur de la sensibilit li aux motifs (les romances)20, au profit de la sensation lie, elle,

    d'une part au regard de l'artiste sur le rfrent, puis la traduction de ce regard en substance

    affective, et enfin son retentissement sur le spectateur. C'est ce que Mirbeau tente de rendre

    15 La caractristique du talent si intense, souvent abstrait, et qui tonne, de Degas, cest la logique implacable de son

    dessin et de sa couleur []. Quelque sujet quil traite, des blanchisseuses, des cafs-concerts, des intrieurs demodistes, il le traite avec la mme logique implacable Octave Mirbeau, Notes sur lart, Degas , La France, 15novembre 1884, repris dans Combats 1..., p. 78 ; Il divisa son travail sur un plan mthodique, rationnel, duneinflexible rigueur, en quelque sorte mathmatique. []. Ce qui distingue ce talent de M. Claude Monet, cest sagrandiose et savante simplicit ; cest son implacable harmonie. Claude Monet , Le Figaro, 10 mars 1889, reprisdans Combats 1..., p. 357 ; M. Raffalli [] est de ceux au contraire qui professent que lart est une combinaisonharmonique des sons, des couleurs, des formes et des penses , J.F. Raffalli , LEcho de Paris, 28 mai 1889,repris dans Combats 1, p. 368 ; tchant de saisir du mme coup dil les accords de ton, les rapports de valeurs,dissmins et l dans le motif []. Le drame est combin scientifiquement, lharmonie des formes saccorde avecles lois atmosphriques, avec la marche rgulire, et prcise des phnomnes terrestres et clestes , LexpositionMonet-Rodin , Gil Blas, 22 juin 1889, repris dans Combats 1..., p. 378-379.

    16 Sur ce point voir les travaux de Foucault et plus prcisment pour la peinture ceux de Bernard Vouilloux.17 Octave Mirbeau, Flicien Rops a dit que tous les arts sont informulables , Votons pour Meissonier , Le Matin, 22

    janvier 1886, repris dans Combats 1..., p. 232.18 Octave Mirbeau, Claude Monet, Le Figaro, 10 mars 1889, repris dans Combats 1..., p. 357.19 Mirbeau ne ddaigne pas le dessin, et l'artiste complet selon lui allie les deux. Mais la couleur est ce qui revient le plus

    souvent.20 Cest pourquoi notamment il apprcie Degas : M. Degas na point, en ces tudes de nu, cherch la volupt ni lagrce ; il ne sest pas proccup de la pose sentimentale qui fait chanter de si jolies romances aux hanches arques[] . Exposition de peinture , La France, 21 mai 1886, repris dans Combats 1..., p. 276.

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    son tour lorsqu'il privilgie l'adjectif comme nom, pour faire de la qualit immatrielle une

    substance (l'impalpable de lair), et l'utilise comme tte d'un syntagme dtermin par un

    groupe prpositionnel concret (de l'air ; l'insaisissable des choses).

    Une thorie de lart ?

    Est-on autoris partir de remarques faites sur des tableaux oprer une gnralisation

    analogique et passer la conception que se faisait Mirbeau de la littrature ? Deux lments

    semblent y autoriser : dabord le fait que Mirbeau lui-mme saccorde des glissements entre les

    arts, et voit dans la peinture la vritable pense de la littrature 21. Ensuite, il est vident que

    ces crits faits au jour le jour ne sont pas du tout disparates, mais constituent, si on prend la

    peine de les lire la suite, un tout trs cohrent. Il est dailleurs frquent qu plusieurs annes

    de distance, Mirbeau rutilise des textes dj crits, les reprenant tels quels, sans modification

    aucune, indiquant bien par l la constance de son point de vue. Par ailleurs, cette mme lecturediachronique rvle lintention explicite de Mirbeau dduquer le regard. Considrant de faon

    trs moderne que lart doit changer avec son poque, et que le grand artiste se reconnat

    prcisment la facult quil a dinnover, Mirbeau pose trs clairement le grave problme de la

    rception de lart. Comment plaire, lorsque lon sort ncessairement, si lon est artiste, des

    habitudes, des conventions, des rgles ? Comment dcevoir par essence lattente, proposer

    quelque chose qui sorte de tous les canons reconnus, et, prcisment, tre reconnu ? Mirbeau

    tmoigne dune nette conscience des problmatiques de la cration, et de la rception, de la

    ncessit de lducation,, du caractre non naturel, non inn, de la facult de voir. Ses

    Combats sont donc de vritables professions de foi, tonalit nettement didactique, si ce nest

    mthodique.

    Quels lments majeurs peut-on en dgager ? On la dit, sa conception de la cration fait

    de lartiste un tre original. Il doit avoir intgr le pass artistique, lavoir assimil, et dpass, et

    proposer du neuf. Cela suppose quil ne soit pas simple technicien, et quil ait un gnie propre !

    En aucun cas il nest asservi une forme extrieure, celle-ci nest quun support. Lart est donc

    pour lartiste lexpression de sa reprsentation, on reconnat videmment Schopenhauer, et un

    courant fortement romantique. Cependant, la singularit du gnie ne fait pas de lui, selon

    Mirbeau, un tre vou lautarcie et lautisme : luvre dart est au contraire un lieu de

    rencontre. Par le biais dune attention accrue la sensation, la raction du spectateur face au

    tableau, et non pas lobjet tableau, Mirbeau fait du tableau un trait dunion entre deux

    intriorits : celle du peintre mu par un spectacle, celle du spectateur (du tableau) mu son

    tour par la reprsentation non du spectacle, mais de lmotion par lui suscite. Les descriptions

    de tableaux sont alors trs naturellement satures de marques dmotivit, la tonalit y est

    volontiers lyrique, le texte est souvent gagn par des cadences majeures, le tout sloignant

    21 Octave Mirbeau, Le pillage , La France, 31 octobre 1884, repris dans Combats 1..., p. 68 ; les analogies entre artssont frquemment exprimes ailleurs. On peut citer par exemple : Jamais je nai vu la nature interprte avec unepareille loquence , Exposition internationale de peinture , La France, 20 mai 1885, repris dans Combats 1..., p.

    185 ; Et quelle savante orchestration en ses discrtes musicalits , Lexposition internationale de la rue de Sze(II) , Gil Blas, 14 mai 1887, repris dans Combats 1..., p. 335 ; Devant le mystre quest le frisson de la vie, et quilest impossible dtreindre compltement pour le fixer en un vers, sur une toile, dans du marbre [] , Le chemin dela croix , Le Figaro, 16 janvier 1888, repris dans Combats 1..., p. 345.

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    radicalement des passages secs, hachs, de lironie. Il ne sagit pas dune certaine modernit

    contemporaine o le spectateur est plutt mu par la contemplation de sa propre motion, qui

    se passe parfaitement dun contact avec tout cho motif dun auteur de toute faon proclam

    mort et enterr ! Mais dans cette vision, peut-tre indfectiblement romantique, Mirbeau affiche

    au fond sa foi en une forme duniversalit, sa qute dune forme de transparence, diffre,puisquon ne peut latteindre que par le biais de lart, - et que celui-ci demande effort et

    ducation - , mais cependant possible. Le recours au vocabulaire mystique est dailleurs

    volontiers prsent dans ces moments.

    Comment, puisque cest maintenant la littrature qui nous intresse, et non la peinture, dire

    la sensation ? Comment crer le contact ? Quel est lquivalent langagier de la masse de

    couleur picturale, du signifiant portant laffect ? Lintrigue du roman Le Calvaire se droule

    auprs dun peintre, et se prte donc particulirement la rflexion sur cette question. On peut

    y dceler un certain nombre de traits comparables ce quon trouve dans les Combats

    esthtiques. Relevons dabord lindiffrence au motif, lintrigue, ou plutt lvidente fonction

    doxique de lintrigue. Le support narratif est frquemment interrompu par des parenthses

    expansives, au prsent, o le narrateur interpelle un narrataire facilement assimilable au

    lecteur, du fait des ruptures temporelles, nonciatives, discursives. Cest alors, en un

    renversement auquel Balzac nous avait accoutum, lintrigue qui sert dillustration seconde au

    discours premier, un discours gnralisant, tonalit volontiers philosophique, et dont lapport

    principal est dempcher toute adhsion possible la fiction. Le roman est alors talage de

    faux-semblants, et dnonciation de cet talage comme faux ; la fiction fonctionne comme

    mtaphore de la facticit, de lillusion, en particulier des sentiments ; par ailleurs, le discours

    doxique tenu par un narrateur distance temporelle des vnements narrs joue danalepses

    et effets dannonce et de suspens, il permet, en dnonant la fiction en train de snoncer, des

    effets de dramatisation certain. On peut lire par exemple la description que fait le narrateur des

    tableaux de Lirat comme une prsentation synthtique des procds de Mirbeau :

    Le retour de la peinture moderne vers le grand art gothique, voil ce quon ne lui pardonnait pas.

    Il avait fait de lhomme daujourdhui, dans sa hte de jouir, un damn effroyable, au corps min

    par les nvroses, aux chairs supplicies par les luxures, qui halte sans cesse sous la passion qui

    ltreint et lui enfonce ses griffes dans la peau. En ces anatomies, aux postures vengeresses, aux

    monstrueuses apophyses devines sous le vtement, il y avait un tel accent dhumanit, un tel

    lamento de volupt infernale, un emportement si tragique, que devant elles, on se sentait secou

    dun frisson de terreur. Ce ntait plus lAmour fris, pommad, enrubann, qui sen va pm, une

    rose au bec, par les beaux clairs de lune, racler sa guitare sous les balcons ; ctait lAmour

    barbouill de sang, ivre de fange, lAmour aux fureurs onaniques, lAmour maudit, qui colle sur

    lhomme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessche les veines, lui pompe les moelles, lui

    dcharne les os. Et pour donner ses personnages une plus grande intensit dhorreur, pour

    faire peser sur eux une maldiction plus irrmdiable encore, il les jetait dans des dcors apaiss,

    souriants, dune clart souveraine, des paysages roses et bleus, avec des lointains attendris, des

    gloires de soleil, des enfonces de mer radieuse.22

    22 Octave Mirbeau, Le calvaire, Oeuvre romanesque, Pierre Michel (ed.), Buchet/Chastel, 2000, vol. 1, p. 179.

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    Excs, emphases, refus de la cadence rythme, de la progression proportionne ;

    contrastes heurts, sont des traits appartenant chez Mirbeau aussi bien la syntaxe des rcits

    qu celle des phrases.

    De plus, lune des remarques rcurrentes de Mirbeau sur les peintres admirs est le got

    de lharmonie, du rapport : Mirbeau oppose alors trs nettement la synthse au mlange. Ilapprcie ainsi chez le peintre la juxtaposition, traduite rhtoriquement par le procd de

    lnumration, que lon retrouve dans ses textes littraires23. Enfin, limplication nonciative

    arrache par la dramatisation quelle opre le lecteur toute passivit.

    La description de tableaux livre alors une vraie cl de lcriture de Mirbeau : la rencontre de

    deux sensations face au spectacle pictural, la raction qui dclenche lcriture, laquelle doit

    son tour faire ragir le lecteur du compte rendu de Salon, sont autant de faons de dire

    lengagement, non certes thorique, mais minemment concret, de lauteur. Mirbeau est un

    auteur engag, oui, mais corporellement dabord, en tant qutre de sensation, et non de

    rflexion.

    Laure Himy-Piri

    Universit de Caen

    23 Octave Mirbeau, juxtaposant ou superposant ses couleurs vierges, sans presque jamais les mlanger, les fairepasser lune dans lautre , Lexposition Monet-Rodin , Gil Blas, 22 juin 1889, repris dans Combats 1..., p. 378.

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