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L'aventure spirituelle des Normands · Mithra va passer dans le monde romain, après avoir, venue des Indes, gagné l'Iran, puis l'Asie mineure. L'origine de ce dieu demeure obscure

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L'AVENTURE SPIRITUELLE DES NORMANDS

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DU MEME AUTEUR

Romans

Le Meurtre rituel (La Table Ronde, 1950). Les Inciviques (Plon, 1955).

Esotérisme et spiritualité

René Guénon (La Colombe, 1953 ; nouvelle édition revue et augmentée ;

Le Courrier du Livre, 1977). Au seuil de l'ésotérisme

(Précédé de L'Esprit moderne et la Tradition, par Raymond Abellio, Grasset, 1955).

Le Mont-Saint-Michel, ou l'Archange pour tous les temps (Editions S.O.S., 1974).

Esotérisme et Initiation (à paraître).

Essais et études historiques

Gardez-vous à gauche (Fasquelle, 1956). Où va la droite ? (Préface de Marcel Aymé ; Plon, 1958).

Le Romantisme fasciste (Fasquelle, 1960). Salazar et son temps (Les Sept Couleurs, 1961).

Les Vaincus de la Libération (Robert Laffont, 1964). L'Expansion américaine (Culture-Arts-Loisirs, 1968).

Lettre à Louis Pauwels sur les gens inquiets et qui ont bien le droit de l'être (La Table Ronde, 1972).

Des choses à dire (La Table Ronde, 1973). Les Dissidents de l'Action française (Copernic, 1978).

Régionalisme

La France des minorités (Robert Laffont, 1965). Le Réveil ethnique des provinces de France

(Centre d'études politiques et civiques, 1966). La Bretagne et la France (Fayard, 1971).

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PAUL SÉRANT

L'AVENTURE SPIRITUELLE DES NORMANDS

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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Si vous désirez être tenu au courant des publications de l' éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, 75279 Paris Cedex 06. Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, sont présentées toutes les nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

© E d i t i o n s R o b e r t L a f f o n t , S.A., P a r i s , 1981 I S B N 2-221-00693-3

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S U R L ' O R D R E D E L ' A R C H A N G E M I C H E L

Aubert, évêque de la petite ville normande d'Avranches, est encore bouleversé par le rêve qu'il vient de faire. L'archange saint Michel lui est en effet apparu pendant son sommeil et lui a demandé de construire au mont Tombe — à quelques lieues de la ville — un sanctuaire qui lui serait consacré.

Nous sommes en l'an 708, sous le règne d'un des derniers Mérovingiens : Childebert, roi des Francs, dont l'autorité s'étend à l'ancienne province romaine dite « Deuxième Lyonnaise », c'est-à-dire à ce qui sera le duché de Normandie. En ce temps- là, c'st le peuple qui choisit les évêques. Et les habitants de l'Avranchin ont choisi Aubert, il y a peu de temps. Né à Genêts, un village de la baie du mont Tombe, il s'est distingué par sa piété comme par son dévouement envers les malheureux. Le peuple n'a pas tardé à vouloir qu'Aubert soit son chef reli- gieux.

A son réveil, le saint homme reste sur la réserve. « Est-ce vraiment l'archange saint Michel, le prince de la milice céleste dont parle l'Ecriture qui m'est apparu ? se demande-t-il. N'ai-je pas été le jouet d'une illusion ? » Aubert demande à Dieu de bien vouloir l'éclairer.

Mais la nuit suivante, une deuxième apparition de l'archange a lieu. Bien que plus convaincu que vingt-quatre heures plus tôt, Aubert, le futur saint, hésite encore. Alors l'archange va revenir une troisième nuit. Cette fois, c'est impérieusement qu'il ordonne à l'évêque de lui obéir, en mettant son doigt sur la tempe d'Aubert. Et le front du saint portera jusqu'à sa mort cette marque brûlante, qui, dit la légende, a troué l'os, dissol- vant la matière comme l'eût fait une braise ardente.

C'est donc un « grand rêve » — un rêve comme l'histoire en rapporte souvent, à l'origine des grandes réalisations de

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caractère sacré — qui a suscité l'abbaye du Mont-Saint-Michel, le plus illustre des hauts lieux de la Normandie, et même l'un des plus célèbres de l'Occident et du monde entier.

LES CELTES ET LEURS DIEUX

Mais il y a fort longtemps que le mont Tombe — notre Mont-Saint-Michel d'aujourd'hui — est un lieu consacré au culte.

Avant l'ère chrétienne, en effet, le mont Tombe était l'un des sanctuaires de l'Avranchin où l'on célébrait le culte de Benelus. Le dieu Benelus — dont le nom vient de Belen, brillant — serait l'aspect lumineux du dieu Lug, dieu suprême des Celtes, artisan universel, maître des techniques, de la musique et de la poésie. Son attribut est une lance magique, emblème de l'éclair dont seul le sang peut atténuer le fulgu- rant pouvoir venimeux. Benelus, quant à lui, se présente comme un dieu sauveur, dieu de la renaissance et chasseur de dragons. Sa fête est célébrée le 1 mai — jour apothéose du printemps et de la Promesse — par de grands feux. La fête du dieu Lug — la Lugnasad — se situe, elle, trois mois plus tard, le 1er août, le jour de l'année où tout ce qui était promis est en principe accompli.

Pendant leur occupation de la région, les Romains rappro- cheront du couple Lug-Benelus le couple Mercure-Apollon, dont l'un des membres est aussi l'ombre de l'autre. Les noms des dieux changent, comme les formes du culte, mais les prin- cipes fondamentaux demeurent à travers les temps. Certes, on continuera à vénérer Belen à Tombelaine pendant une cer- taine période, les Romains ne s'opposant pas à ce que les populations de la Gaule puissent garder leurs propres cultes. Peu à peu, cependant, les divinités gréco-latines seront associées aux cultes autochtones, notamment l'Apollon hyperboréen et plus encore Mercure, dont nombre de lieux où il est honoré seront ultérieurement voués à l'archange Michel par les chré- tiens.

Au I siècle de notre ère, la religion du dieu indo-européen Mithra va passer dans le monde romain, après avoir, venue des Indes, gagné l'Iran, puis l'Asie mineure. L'origine de ce dieu demeure obscure : son culte sera l'apanage de sectes dont le rituel gardera un caractère initiatique.

Mithra est pour ses adeptes le Soleil-Roi, dieu du feu visible.

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Selon la légende, il est né au creux d'un rocher, lors du solstice d'hiver : les bergers vinrent alors lui apporter leurs offrandes. Par la puissance de son glaive, Mithra immolait le taureau qui répandait sur toute la terre un sang sacré — un sang dont naissaient les plantes et tous les éléments de l'ordre naturel.

Mithra fut particulièrement vénéré par des légionnaires ro- mains, groupés dans des confréries initiatiques très hiérarchisées. C'est ainsi que son culte s'introduisit en Gaule — et particuliè- rement en Normandie. On trouvera par la suite au Mont-Saint- Michel — et aussi au mont Dol, dans le pays breton voisin — les vestiges d'autels tauroboliques. Et Jean de la Varende a noté qu'il n'y a pas si longtemps, les charbonniers de la forêt nor- mande de Senonches vénéraient encore une statuette de tau- reau en basalte noir.

L'originalité du culte de Mithra fut en tous cas d'apporter dans le monde antique la vision d'un monothéisme incarné qui préparait les voies au christianisme.

D'après le Rig-Veda de l'Inde, la fonction de souveraineté est assurée par quatre entités : Varuna, Mithra, Aryaman et Bagha. De la dualité Mithra-Varuna va naître la notion de dieu souverain. Si Varuna est un dieu sombre — « Soleil noir » — maître de la nuit et de l'« autre monde », magicien suprême, « dieu lieur » qui commande la volonté, Mithra, inversement, est le maître du jour et de la blancheur, dieu de la douceur, de l'intelligence et de la bienveillance. C'est donc lui qui préside aux contrats. Ainsi, tandis que Varuna donne l'ivresse terrible, Mithra apporte le lait bienfaisant.

On découvre donc à travers cette « forêt de symboles », selon le mot de Baudelaire, la filiation de Mithra-Varuna avec Apol- lon-Mercure et avec Belen-Lug, couple si vénéré dans l'Avran- chin. Les voies sont ainsi préparées à la venue de l'archange, expression souveraine de la Lumière divine selon la tradition chrétienne.

TROIS ETAPES POUR UN SANCTUAIRE

A l'époque où l'archange se manifeste à saint Aubert, il y a déjà longtemps que le christianisme s'est implanté en Norman- die — y compris dans l'Avranchin, y compris même au mont Tombe.

C'est en effet entre 380 et 410 que saint Vigor le Grand, évêque de Rouen, a annoncé le message du Christ en Norman-

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die. La diffusion de la religion nouvelle a été relativement rapide : un siècle plus tard, en 511, la présence d'un évêque d'Avranches est mentionnée au concile d'Orléans — pour la première fois depuis la constitution d'une organisation ecclé- siastique dans les Gaules.

Mais c'est avec saint Pair que commence l'établissement définitif du christianisme en Basse-Normandie.

Né à Poitiers vers 480, saint Pair choisit la vie monastique, selon la règle de saint Martin de Tours. Une règle tout impré- gnée du monachisme d'Egypte, qui vient seulement d'être révé- lée à l'Occident par la vie de saint Athanase. Les moines qui la suivent ressentent un profond attrait pour la solitude et le « désert »,

Hanté par ce désir, saint Pair a quitté son monastère avec un fidèle compagnon, le moine Scudéry, et il se rend au bord de la mer, en espérant découvrir une île qui représenterait pour lui l'idéal de la solitude absolue. Il parvient bientôt à un village proche des grèves, dont le nom est le même que celui de l'im- mense et sauvage forêt qui l'entoure : Scissy. Mais le peuple de la région, très attaché à ses coutumes et à ses cultes, semble peu disposé à embrasser la religion du Christ.

C'est là cependant que saint Pair va trouver son destin. Il voulait être ermite contemplatif : la Providence va faire de lui un missionnaire, fondateur d'abbayes et organisateur de com- munautés.

En 532, saint Pair est porté par la ferveur populaire à l'évêché d'Avranches. Ce nouvel évêque sera amené à se rendre à Paris à la demande du roi Childebert, qui désire le consulter. Celui qui avait primitivement choisi la vie contemplative est ainsi transformé en l'un des grands hommes d'action de la toute jeune chrétienté normande.

Le corps de saint Pair reposera dans l'abbaye de Scissy. Nous ne savons rien de cette abbaye, si ce n'est qu'elle se dressa sans doute sur les lieux où se trouve aujourd'hui, dans la baie de Granville, le village auquel saint Pair a donné son nom. Les moines de Scissy essaimèrent dans toute la région. Il est ainsi probable que ce furent des disciples de saint Pair qui fondèrent le prieuré du mont Tombe.

Pendant que le royaume des Mérovingiens se décomposera, la petite communauté du mont Tombe mènera une vie exem- plaire et fervente. Rallié au christianisme, le peuple d'alen- tour a pour ces moines une grande vénération et il assure leur modeste ravitaillement. Mais pour ne pas troubler la solitude des serviteurs de Dieu, les paysans leur font parvenir des vivres

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par un âne, miraculeusement guidé à travers la forêt jusqu'au mont Tombe.

Un jour, rapporte la légende, un loup attaque l'âne des bons moines et le dévore. Mais un ordre venu du Ciel oblige aussitôt l'agresseur à jouer désormais le rôle de sa victime. A partir de ce jour, ce fut donc le loup qui assura docilement le ravitaillement des ermites, entre le mont Tombe et le village d'Astériac, devenu par la suite Beauvoir.

Au mont Tombe, la réalisation du grand dessein de l'ar- change va s'accomplir en trois étapes, que nous rapporte la légende.

Aubert avait appris dans son rêve qu'à l'endroit même où il devrait bâtir, la terre serait piétinée par un taureau furieux. La recherche du lieu qui lui était ainsi désigné constitua donc la première étape de son action. Ses compagnons et lui entre- prirent des recherches sur les pentes escarpées du mont, entre les hautes roches couvertes de futaie. Vers le sommet de la célèbre hauteur, ils finirent par trouver une plate-forme que piétinait un taureau, furieux et entravé. Aussitôt libéré, l'animal s'enfuit vers la forêt. Si l'on se souvient que le taureau était le symbole de Mithra, il est permis de penser qu'un sanctuaire dédié au dieu venu d'Asie s'élevait à cet endroit. Et que, par la volonté divine, le nouvel édifice devait s'élever au même endroit que celui qui l'avait précédé.

C'est donc là que l'on se mit au travail. Il fallait niveler, aplanir le sol et le débarrasser des broussailles et des pierres qui l'encombraient. Mais les défricheurs se heurtèrent soudain à un obstacle qui leur parut insurmontable : au milieu du terrain se dressait un énorme morceau de granit, lisse et sans faille, sans doute un menhir, qu'aucune force humaine ne semblait pouvoir ébranler.

Aubert se mit alors en prière, et une intuition lui vint. « Tous les hommes du pays sont-ils bien ici ? » demanda-t-il. On lui répondit affirmativement. Il aperçut alors au milieu

des paysans un bûcheron de haute stature, qui répondait au nom de Bain et possédait une nombreuse famille.

— Tous tes enfants sont-ils là ? lui demande l'évêque. — Tous, répondit le bûcheron, sauf le dernier : c'est un

enfantelet au berceau. — Va le chercher, ordonne l'évêque. Bain revient bientôt avec l'enfant, qu'Aubert prend dans ses

bras, et dont il pose le petit pied sur le roc. Aussitôt la pierre s'ébranle, vacille... et finalement tombe au pied du mont où elle se brise avec fracas. Rien ne s'oppose plus désormais à la réalisation du grand dessein de l'archange Michel.

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Il faut maintenant établir sur le sol le plan de la future église — et ce plan ne peut qu'être inspiré d'en haut.

Une nouvelle fois, Aubert entre en prières pour solliciter l'avis du Seigneur. Au terme d'une nuit où il n'a pas interrompu son oraison, l'évêque découvre, dans l'herbe pleine de rosée que le soleil illumine, le tracé du plan qu'il attendait : là où devront s'élever les murs du sanctuaire de l'archange, l'herbe est demeurée sèche.

C'est le temps de la troisième étape — constituée par ce que les grands constructeurs du Moyen Age appelleront la dédicace d'un sanctuaire, c'est l'établissement rigoureux du plan, avec ses rapports mathématiques, astronomiques et astrologiques qui vont, une fois pour toutes, commander l'ensemble de la construction. Celle-ci sera la représentation du « moment » cosmique du temps et de l'espace. Au cours des siècles, toutes les réfections ou modifications de l'édifice seront faites en tenant compte de ce thème initial, ce qui préservera l'unité de l'œuvre.

LES RELIQUES DU MONT GARGAN

Dès que les travaux pour l'érection de l'église commencent, Aubert se préoccupe de lui donner des reliques dignes de son importance. Il a appris qu'au sud de l'Italie l'archange Michel a provoqué des merveilles et qu'un sanctuaire lui a été consacré en Apulie, au flanc du mont Gargan. Deux jeunes moines reçoi- vent donc l'ordre de se rendre dans la lointaine péninsule et d'en rapporter au mont Tombe les reliques prestigieuses qu'ils pourront y découvrir.

L'histoire du mont Gargan présente de remarquables analo- gies avec celle du mont Tombe. Un jeune seigneur part un jour à la chasse sur les pentes du Gargan. Il y rencontre un taureau sauvage, qu'il poursuit et parvient à forcer devant l'ouverture d'une grotte, après de longues heures de course. Le chasseur lance sa flèche. Stupeur ! Celle-ci change de direction, revient sur le jeune homme et le blesse. Les gens de sa suite le ramènent dans sa demeure et le soignent : mais sa plaie ne ferme pas, et, au bout de quelques jours, l'état du chasseur s'aggrave. Des prêtres sont consultés, des prières publiques organisées : rien n'y fait.

C'est alors qu'à Siponte — ville proche du mont Gargan — l'évêque connaît le même privilège spirituel que le Normand

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Aubert : saint Michel lui apparaît en songe. Et lui ordonne de se rendre au mont Gargan, pour y établir un sanctuaire à lui consacré. L'évêque et sa suite se rendent en procession vers la grotte.

Sur le marbre qui couvre le sol, saint Michel a laissé la trace de son pas, de même que le grand manteau rouge qu'il portait lors de son apparition. Bouleversé, l'évêque de Siponte tombe à genoux et remercie le Ciel pour cette faveur exceptionnelle. A l'instant précis où il s'agenouille, le jeune chasseur que l'on croyait perdu se lève dans sa chambre, miraculeusement guéri.

La grotte du mont Gargan devient rapidement un sanctuaire où le culte de l'archange attire la foule des pèlerins. Selon certaines sources, elle fut aussi, à l'époque romaine, comme le mont Tombe, un lieu consacré aux mystères de Mithra. Elle inspira longtemps une religieuse terreur, et on pouvait y lire l'inscription suivante : Terribilis est iste locus.

Cependant les deux envoyés de saint Aubert furent très cordialement reçus en ce sanctuaire devenu chrétien. On leur remit deux précieuses reliques : une partie du pallium rouge que l'on croyait avoir été abandonné par l'archange, et un fragment du marbre qu'il était censé avoir foulé. Et comme le chemin était long, les deux pèlerins reprirent rapidement la route de la France.

Lorsqu'ils arrivèrent au sommet des collines de la petite ville de Saint-James, soit à une vingtaine de kilomètres du Mont- Saint-Michel, ils aperçurent un panorama surprenant : l'im- mense baie où scintillait la mer et Saint-Michel, sur le mont Tombe, se dressant au milieu d'elle.

C'est du moins ce qu'affirme le récit légendaire. En fait, il est probable que l'aménagement du Mont ne se fit pas en un jour. Mais le terrain miné par les eaux s'affaissa lentement, et de vastes marécages gagnèrent peu à peu sur la terre ferme. Et ce furent sans doute quelques marées d'équinoxe particulièrement violentes qui engloutirent l'immense forêt de Scissy.

Les grands hêtres, les chênes et les marronniers dorment maintenant sous le sable lisse. Et l'on a parfois retrouvé en creusant ces arbres couchés vers le sud par la montée des eaux.

On a rapproché l'invasion du mont Tombe par les eaux d'une autre catastrophe naturelle : la submersion de la ville d'Ys et l'occupation par la mer de la baie du Morbihan. D'autres ont supposé que le menhir du Mont faisait office de signal et de gardien des forces souterraines. On a dit encore que par l'effon- drement du menhir le Ciel permettait que le lieu choisi par l'archange trouve son visage définitif : celui d'une terre dressée

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face aux vents, au feu du ciel, aux eaux changeantes, d'un « centre du monde » au caractère unique.

C'est le 16 octobre que saint Aubert fut en mesure de consa- crer au Mont la nouvelle église, où les reliques rapportées d'Italie par les deux messagers avaient été portées.

L'église est simple. Son portail regarde le couchant, et son chevet s'apppuie contre le roc. Deux absides et deux autels sont respectivement dédiées à la Vierge et à la Trinité. L'archange n'est pas nommé, ni représenté, et il en sera toujours ainsi. Cette abstraction met en évidence la fonction éminemment spirituelle de saint Michel : il représente le dynamisme d'une spiritualité toujours en mouvement du plus haut jusqu'au plus bas, tels les anges que Jacob vit en songe.

De modestes bâtiments conventuels, prévus pour une petite communauté, se situent sur une plate-forme au-dessus de l'église.

D'une source située sur le flanc nord du mont, coule une eau précieuse et abondante. Aubert, dit-on, l'a miraculeusement découverte. Elle alimentera le monastère, et l'on découvrira un jour qu'elle a le pouvoir de soulager les fiévreux.

Saint Aubert confie le service de l'archange à douze clercs : Ce nombre ne devra pas être modifié. Ces clercs choisiront eux-mêmes leur prieur, et, durant toute l'existence de la communauté du Mont, ils lutteront opiniâtrement pour garder ce privilège contre le pouvoir seigneurial, puis royal, et aussi contre le pouvoir du clergé séculier. Ce privilège de la communauté lui conférait en effet une autonomie qui lui permettrait d'oeuvrer en toute liberté. Et si elle semblait coupée du monde, on peut aujourd'hui mesurer à quel point l'activité monastique libre de toute pression fut féconde pour la société médiévale.

LE DOMAINE DE SAINT-MICHEL S'AGRANDIT

« Et le Couesnon en sa folie A mis le Mont en Normandie »

dit un adage breton. Le Mont-Saint-Michel est en effet très exactement situé à l'embouchure du Couesnon, qui délimite la frontière entre la Normandie et la Bretagne, et du côté normand. Sans doute a-t-il été lié à la fois à des pays bretons et à des pays normands, tout au cours de son histoire un lieu situé dans une « région frontière » est toujours marqué par les terres

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« étrangères » les plus proches. Cela étant, le Mont-Saint-Michel n'est pas moins normand que les abbayes situées au cœur de la « province », telles Saint-Wandrille, Jumièges, Saint-Ouen, Fécamp, Le Bec-Hellouin et tant d'autres.

Mais les possessions de l'abbaye ne se limitaient pas au Mont-Saint-Michel lui-même. Elles s'étendaient fort loin dans les régions et les pays voisins : aussi bien en Bretagne qu'en Normandie dans l'archipel anglo-normand et en Grande-Bre- tagne.

Dès les origines de l'abbaye, le village de Genêts — situé dans la baie, en face du Mont — joue le rôle de relais entre le mont Tombe et le continent auquel il appartient. Aux alentours de Genêts, deux prieurés seront créés au XII siècle, l'un dans l'îlot de Tombelaine, et l'autre à Brion.

Le prieuré de Tombelaine était particulièrement réservé à ceux des moines du Mont qui désiraient faire retraite pendant quelque temps. Mais il était aussi fréquenté par les pèlerins qui, partant de Genêts, faisaient halte dans l'îlot avant d'atteindre le Mont. Le prieuré de Brion fut lui aussi créé pour permettre à des moines du Mont de mener une vie érémitique pendant une période donnée.

D'autres villages de la baie, aujourd'hui disparus, furent sous la dépendance de l'abbaye. Ce fut aussi le cas de Pontorson (d'où part aujourd'hui la route la plus fréquentée pour le Mont) et où Henri I Beuclerc devait bâtir l'un des châteaux qu'il éleva à la limite de la Normandie et de la Bretagne.

Ces différentes possessions permettaient à l'abbaye d'étendre son rayonnement spirituel : elles lui apportaient aussi un en- semble de ressources matérielles. L'abbaye a ainsi possédé des vignes dans les villages de Brion et de Dragey. Le coutumier de 1258 précise que les serviteurs chargés de s'occuper des grands malades ont droit à « une mesure de bon vin de Brion » ; l'ouvrier affecté à l'entretien du prieuré de Tombelaine reçoit alors, quotidiennement, trois quarts du même vin. Il appa- raît toutefois à la lecture du même document que les moines de l'abbaye préféraient pour leur part des vins de Gascogne et d'Anjou, probablement très supérieurs à celui de la baie, et qui, dans tous les cas, valaient un prix beaucoup plus élevé.

Au-delà de ses environs immédiats, l'abbaye possédait aussi des biens dans le diocèse de Coutances. Vers l'an 1022, le duc Richard II fit don au Mont-Saint-Michel de l'ancienne abbaye de Sessacius, fondée au V siècle par saint Pair et ensuite ravagée par les envahisseurs normands. Les dépendances de cette abbaye s'étendaient sur un vaste territoire et englobaient un grand nombre de localités du Cotentin où l'abbaye, sans jouir du

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droit de patronage, possédait néanmoins des terres ou des dîmes.

Puis le domaine de l'abbaye du Mont s'étendit au nord du Cotentin. Près de l'abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte, le vil- lage de Sainte-Colombe fut donné aux moines du Mont par un prêtre, Néel, au moment de sa profession de foi monastique. (Au XIV siècle, ce village devait être attribué au diocèse de Bayeux.) L'église de Carteret — devenu une station balnéaire très fréquentée — fut attribuée en 1125 à l'abbaye du Mont.

Le domaine des serviteurs de saint Michel dépassa très tôt les limites du continent pour s'étendre aux archipels proches du Cotentin. Les îles Chausey, au large de Granville, furent données à l'abbaye vers 1022 par Richard II en même temps que le domaine de Saint-Pair. Et plusieurs ermites s'y éta- blirent, avant qu'un prieuré n'ait été construit sur la grande île. A Jersey où, dès le XIII siècle, onze paroisses sur douze appartenaient à des abbayes normandes, le Mont possédait les prieurés de Saint-Clément et de Lecq. Auparavant, Guillaume le Bâtard avait concédé au Mont les îles de Serq et d'Aurigny, dont les églises furent ultérieurement attribuées au diocèse de Coutances.

En même temps, l'abbaye montoise étendait ses posses- sions en Normandie intérieure. Dès le début du XI siècle, Gunnor, veuve du duc Richard I faisait don au Mont de deux « alleux » appartenant à son propre domaine du diocèse de Bayeux, tandis que le duc Richard II donnait au Mont le village de Verson, qu'il venait d'acquérir. Le Mont obtint plus tard d'autres paroisses dans la même région.

A Rouen, le Mont posséda l'église Saint-Michel, qui se trou- vait à l'angle de la rue de la Grosse-Horloge et de celle du Maréchal-aux-Veaux.

Outre la Normandie, l'abbaye du Mont posséda également des biens dans certains diocèses des provinces voisines : ceux de Chartres, d'Angers, de Tours et du Mans, et aussi de Rennes, de Dol et de Saint-Malo.

Dans le diocèse de Chartres, elle reçut deux villages. Aux environs d'Angers et de Tours, elle eut droit à la possession de vignes. Elle en obtint également dans les faubourgs du Mans, ainsi que des terres et des moulins.

En Bretagne, dans la partie du diocèse de Rennes qui joux- tait ceux d'Avranches et du Mans, le Mont reçut en 990 du comte de Rennes, Conan, quatre villages : Villamée, Passilée, Lillèle et Villeperdue. L'abbaye contrôlait aussi dans ce même diocèse les paroisses de Villarmée et de Poillée.

Dans le diocèse de Dol, la possession du village de Mont-

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rouault, situé au abords des marais qui bordent le Couesnon, fut confirmée à l'abbaye du Mont par le duc de Bretagne en 1030. L'abbaye possédait aussi l'église de Saint-Brolade et la chapelle du mont Dol, qui avait succédé à un temple païen et avait été dédiée à saint Michel.

Sur la côte bretonne, dans le diocèse de Saint-Pol, le Mont- Saint-Michel reçut du duc de Bretagne Geoffroy 1 les églises de Saint-Méloir et de Saint-Méen, dans la presqu'île de Can- cale. L'abbaye obtint aussi les paroisses de Saint Coulomb et de Saint-Ideuc, à proximité de Saint-Malo.

Mais les biens de l'abbaye du Mont-Saint-Michel ne de- vaient pas se limiter à ce qu'on appelle aujourd'hui les « régions de l'Ouest ». L'abbaye eut également un collège à Paris, dans le quartier des Ecoles, qu'elle vendit en 1568 à un établissement voisin. Et elle eut même quelques possessions au-delà des frontières actuelles de la France.

En Cornouailles, au sud de la Grande-Bretagne, le Mont a possédé, dès avant la conquête normande, le Mont-Saint-Michel du lieu (un sanctuaire dédié à l'archange, moins important que celui de Normandie) qui lui fut donné vers 1033 par Edouard le Confesseur. Le Mont acquit ensuite un certain nombre de biens en Grande-Bretagne, notamment dans les diocèses du sud-est de l'Angleterre (Winchester, Salisbury, Bath, Wells et Exeter) ainsi qu'une église dans le diocèse d'York et une autre dans celui d'Ely.

Enfin, la grande abbaye normande eut, pendant un certain temps, quelques biens en Italie, plus précisément en Lombardie.

Commencée dès la fin du X siècle, la formation du domaine de l'abbaye du Mont fut terminée pour l'essentiel au XII siècle. A partir de cette époque, les moines se contentèrent de conso- lider leurs positions. L'ampleur de ce domaine est un exemple particulièrement remarquable de ce que fut alors le dynamisme spirituel de la Normandie.

L'IMPLANTATION DES MOINES

C'est après la fondation par saint Martin du premier monas- tère de Gaule à Ligugé (près de Poitiers), vers 370, puis à Marmoutiers, aux portes de Tours, un peu plus tard, que l'on vit apparaître les premiers monastères de Normandie.

Ces monastères furent créés par un évêque de Rouen, saint Victrice, ancien compagnon de saint Martin. On sait peu de

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choses à leur sujet, si ce n'est qu'un couvent masculin et un couvent féminin existaient à Rouen vers l'an 400, et qu'ils dé- pendaient de l'évêché du lieu. Mais ces premières tentatives monastiques furent vraisemblablement interrompues par l'inva- sion des Barbares en l'an 406, qui bouleversa l'ensemble de la Gaule.

Il fallut attendre près d'un siècle pour que le monachisme prit un nouvel essor en Normandie, plus particulièrement dans la partie occidentale du pays. Outre des couvents dépendant directement de l'autorité épiscopale comme un siècle aupara- vant, on vit alors apparaître un monachisme de type domanial, installé dans des villae gallo-romaines, tandis que l'on assistait également au développement de l'érémitisme.

C'est principalement dans les îles côtières du Cotentin que les ermites songèrent à s'installer. C'est ainsi que saint Pair voulut élire résidence dans l'archipel des Chausey, avec son unique compagnon, Scubilion. Mais ils se heurtèrent à l'hostilité d'éléments païens et choisirent finalement de s'établir dans la baie de Granville, à Sosciacus, devenu Saint-Pair. Ils y fon- dèrent une importante communauté, dont le rayonnement s'exer- ça dans les centres proches de Bretagne comme de Norman- die. Après avoir été dispersée par l'invasion viking, l'abbaye de Saint-Pair fut reconstituée par les moines du Mont-Saint- Michel, auxquels elle fut officiellement confiée en 1022 par le duc Richard II.

Tandis que saint Pair créait son abbaye, un enfant de Bayeux, saint Marcouf, qui avait d'abord mené une vie érémitique dans deux îlots de la côte cotentinoise puis dans l'île de Jersey, s'ins- talla à Nantus, localité qui devait ultérieurement prendre son nom, et y créa, lui aussi, une abbaye. Celle-ci survécut aux invasions nordiques, et c'est seulement en 905 que les moines décidèrent de gagner Corbény, localité champenoise, où ils emportèrent les reliques de leur fondateur.

Autre ermite attiré par les îles : saint Hélier, qui aurait, croit- on, gagné Jersey au VI siècle, venant de Belgique. On ne sait s'il fonda une abbaye : mais c'est un nom qui fut donné à la ville qui devait devenir la capitale de l'île.

Si certains moines gagnaient les côtes maritimes et les îles, d'autres préféraient les forêts. C'est ainsi que saint Evroul, ori- ginaire de Bayeux, fonda dans la forêt d'Uticum, au pays d'Ouche, une abbaye devenue célèbre. Selon l'historien Orderic Vital, la forêt d'Ouche était alors exposée aux fréquentes incursions de brigands, tout en servant aux bêtes féroces : elle avait, ajoute-t-il, des ombrages à faire frémir, mais elle était irriguée par des sources qui confluaient en un grand étang.

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C'est cette redoutable forêt qu'Evroul et ses compagnons trans- formèrent en y installant leur monastère, qui provoqua le peuplement de la campagne d'alentour.

L'exemple d'Evroul suscita de nombreuses autres vocations monastiques. Sous Dagobert, plusieurs hôtes du palais royal se sentirent irrésistiblement attirés par le service de Dieu. Le plus connu d'entre eux est Dadon, qui sera canonisé plus tard sous le nom de saint Ouen.

Dadon n'avait jamais oublié le surprenant visiteur qui s'était un soir présenté chez ses parents, dans leur maison des rives de la Marne. Cet homme au crâne tonsuré, ce vagabond qui s'expri- mait avec les accents d'un prophète s'appelait Colomban et venu d'Irlande, il allait être l'un des deux principaux fondateurs du monachisme normand. Admis à la cour du roi Dagobert, Dadon avait sans cesse été hanté par son souvenir : à cause de Colom- ban, il s'était lui-même fait moine, et sa vocation devait, en 641, faire de lui le plus illustre évêque de Rouen.

Il fut rejoint dans la capitale normande par deux jeunes officiers qu'il avait connus à la cour du souverain et qui, comme lui, brûlaient de se consacrer exclusivement au service de Dieu : Wandrille et Philbert.

Comte du palais à la cour de Dagobert, Wandrille se sépara de sa femme : elle et lui choisissaient d'un commun accord la vie sacerdotale. Le roi, fort mécontent, lui ordonna de revenir s'expliquer devant lui. Quand il arriva aux abords du palais royal, Wandrille voulut prêter aide à un charretier, dont la voiture était embourbée et sortit de l'aventure avec des vête- ments maculés de boue. Soudain un ange apparut, et les habits de Wandrille redevinrent impeccables. Le roi Dagobert, témoin du miracle, comprit que son ancien féal relevait désor- mais d'un autre seigneur que lui.

Wandrille se rendit alors dans des monastères lointains : à Saint-Ursanne, dans ce qui est aujourd'hui le « Jura suisse » ; puis à Bobbio et à Condat, en Lombardie. C'est en 647 qu'il revint à Rouen — pour y accéder à la prêtrise. Il acquit ensuite le domaine de Fontenelle pour y fonder un monastère, avec l'accord de Clovis II.

Pour quitter Dagobert, Wandrille avait bénéficié d'un mira- cle : pour fonder son monastère, il connut de nouvelles et exceptionnelles faveurs divines. Une vision ayant ainsi averti la reine Bathilde que la nouvelle abbaye manquait de vivres. Fon- tenelle fut bientôt ravitaillée par des chariots du roi. Un fonctionnaire du souverain avait eu l'outrecuidance de vouloir frapper Wandrille avec sa lance : aussitôt sa main se des-

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sécha, et il fallut à la fois la miséricorde et les pouvoirs excep- tionnels du saint pour qu'il soit guéri.

Près de Fontenelle, mais sur la rive opposée de la Seine, se trouvait la péninsule de Jumièges, souvent fréquentée par le roi Dagobert qui aimait à y chasser. L'un des compagnons du souverain en ces lieux se nommait Philbert. Mais, tout comme Wandrille, le jeune homme faussa compagnie à son roi pour l'aventure spirituelle.

Cette aventure fit d'abord de lui l'abbé de Rebais, un monas- tère fondé par Ouen : puis le pèlerin des routes qui, d'Austrasie en Italie en passant par la Bourgogne, étaient maintenant jalon- nées de monastères. Quand il revint en Neustrie, le roi Clovis II et sa femme Bathilde — la future sainte Bathilde — lui permirent de fonder l'abbaye de Jumièges — en ces lieux mêmes où il s'était autrefois adonné aux plaisirs de la chasse.

« On vit en fort peu de temps s'élever du côté du midi, dans une enceinte prodigieuse de murs de pierre, flanquée de petites tours de distance, deux dortoirs de deux cent quatre-vingt-dix pieds de longueur sur cinquante de largeur. Philbert les rendit commodes autant qu'il fut possible : chaque lit avait sa fenêtre et était éclairé durant la nuit d'une lampe qui ne s'éteignait qu'au jour, pour la commodité de ceux qui voulaient lire. »

Ainsi s'exprime le moine anonyme qui, dix siècles plus tard, écrivit l'histoire de l'abbaye de Jumièges.

Quand saint Aicadre eut succédé à saint Philbert à la tête de l'abbaye, le nombre des moines qui s'y trouvaient atteignit bientôt huit cents. Comme le diable était venu pour tenter de détourner certains d'entre eux de leur vocation, un ange vint annoncer à saint Aicadre que, dans les trois jours, la moitié de ses moines lui seraient enlevés. Une peinture à l'intérieur de l'abbaye commémora cet événement par lequel Dieu avait voulu faire sentir aux moines de Jumièges « sa présence et la faiblesse de leur ennemi ».

COLOMBAN ET BENOIT

Les grands monastères de Normandie sont nés de deux courants spirituels : l'un venu d'Irlande, celui de saint Colom- ban ; l'autre, venu d'Italie, celui de saint Benoît.

C'est d'abord la règle de saint Colomban qui s'imposera à ceux qui cèdent à la vocation monastique.

Vers l'an 575, le pèlerin Colomban quitta l'Irlande avec

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douze compagnons pour se rendre sur le continent. Il arriva un jour à la cour du souverain burgonde de ce temps, Gontran, après avoir parcouru tout le chemin de l'Armorique où il avait débarqué. Gontran, qui était un souverain pieux, eût aimé le garder auprès de lui. Mais Colomban préféra reprendre la route. Il arriva finalement dans les Vosges où il fonda une première communauté, à Annegray, puis une autre à Luxeuil, où il allait définir la règle de son ordre.

Cette règle est d'un ascétisme implacable, et l'on comprend sans peine que Michelet y ait trouvé « bien des choses qui scandalisent le lecteur moderne ». Colomban conçoit la vie monastique comme une guerre incessante pour le salut. « Là où il y a lutte, dira-t-il, il y aussi courage, vigilance, ferveur, patien- ce, fidélité, sagesse fermeté prudence : sans lutte au contraire, c'est la défaite et la ruine. »

Le moine qui choisit d'entrer à Luxeuil doit donc comprendre qu'il renonce à toute espèce de tranquillité et qu'il affronte les plus grandes épreuves pour le service de Dieu :

« Que le moine, dit saint Colomban, vive dans le monastère sous la loi d'un seul et dans la compagnie de plusieurs, pour apprendre de l'un l'humilité, des autres la patience. Qu'il ne fasse point ce qu'il veut... S'il a souffert une injure, qu'il se taise. Qu'il craigne son supérieur comme Dieu et qu'il l'aime comme un père. Il ne jugera pas la décision des plus anciens. Son devoir est d'obéir et d'écouter les ordres, selon cette parole de Moïse : "Ecoute Israël, et tais-toi." Comme il faut toujours avancer, il faut toujours prier, toujours travailler, étudier tou- jours. »

L'enseignement de Colomban n'est pas à proprement parler nouveau : ce qu'il exige, d'autres pères du monachisme l'ont exigé avant lui. Mais il fait preuve d'une rigueur jusqu'alors inégalée. L'ascétisme qu'il impose à ses disciples est total. Il entend par exemple que le moine n'aille se coucher qu'épuisé de fatigue, et la règle précise : « Il faut qu'il s'endorme en s'y rendant, qu'il en sorte avant d'avoir fini de dormir. » La nourriture des moines ne doit comporter que des légumes et de la farine à l'eau : la viande est proscrite aussi bien que le vin, les œufs sont réservés aux grandes fêtes. Ce qui ne doit pas empêcher les candidats à la perfection de consacrer dix heures par jour aux plus rudes travaux, et plusieurs autres heures aux offices.

Le disciple de Colomban doit se confesser chaque matin avant la messe : il doit aussi s'accuser deux fois par jour à l'un de ses confrères des fautes ou négligences qu'il a pu commettre. Et aussi accepter sans murmurer les châtiments qui sanctionneront

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inévitablement ses manquements. L'apôtre venu d'Irlande a en effet prévu les plus sévères punitions pour tous les péchés de ses moines, fussent-ils des plus véniels :

« Celui qui, après avoir reçu la bénédiction, ne se sera pas signé et ne se sera pas tourné vers la croix, sera châtié de douze coups. De même, celui qui aura oublié la prière, avant ou après le travail, méritera douze coups. Et celui qui mangera sans avoir demandé la bénédiction recevra douze coups. Celui qui, au début d'un psaume, ne se sera pas suffisamment retenu de tous- ser, méritera six coups. De même celui qui touchera des dents le calice du salut aura six coups. Celui qui ne respectera pas bien l'ordre du sacrifice recevra six coups. Le prêtre officiant qui n'aura pas bien rogné ses ongles et le diacre qui ne se sera pas bien rasé la barbe recevront six coups... »

Voilà en effet une règle qui ne peut qu'épouvanter le « lec- teur moderne » et le faire crier au sadisme. Et pourtant, loin de repousser les contemporains de Colomban, elle les attire — ou du moins attire ceux d'entre eux qui veulent se consa- crer au service de Dieu. Pendant deux siècles, le rayonnement de Luxeuil s'étendra de la Picardie à la Suisse, et plusieurs dizaines de nouvelles abbayes se soumettront à la même discipline qu'elle.

« La règle de Colomban, remarque Michel Mourre, est une règle naïve pour un âge naïf, une règle de fer pour un âge de fer. Avec ses méthodes énergiques, le saint de Luxeuil ne changeait peut-être pas tout d'un coup les âmes, mais du moins il les dominait, il les stupéfiait, il imposait silence aux ins- tincts sauvages. Le reste, la conversion intérieure, appartenait à la prière et à la grâce. »

Colomban en imposait aussi — et sans doute davantage — par les pouvoirs qu'il possédait. On affirmait qu'il avait arrêté la pluie, rendu la santé à des infirmes, suscité un repentir immé- diat chez des coupables, qui l'ayant rencontré, étaient tombés à genoux avant de changer de vie... Le maître des moines était aussi un thaumaturge vénéré par tout le peuple d'alentour.

Ce chef spirituel intrépide et indomptable devait se heurter aux autorités de l'Eglise, y compris à la plus haute. Il en- tendait en effet imposer à toute la chrétienté la façon de calculer et de célébrer la fête de Pâques telle qu'elle existait dans la tradition celtique. Aux remontrances des évêques et du pape saint Grégoire, il répondit avec vigueur, avant de se résigner à ce que tous les catholiques ne s'inclinent pas devant la tradition à laquelle il resta lui-même fidèle jusqu'au bout : rebelle en certaines occasions, Colomban ne voulut jamais être hérétique et ne le fut jamais.

En revanche, Colomban devait se montrer totalement intran-

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sigeant envers son souverain, le roi Thierry, petit-fils de la célèbre Brunehaut. Avec l'approbation de sa grand-mère, Thierry avait répudié son épouse et il vivait ostensiblement avec plu- sieurs concubines. Colomban lui adressa plusieurs fois de véhé- mentes remontrances. Véritable maîtresse du royaume, Brune- haut passa aux représailles : elle fit interdire à tous les sujets du royaume de se rendre à Luxeuil et d'aider les moines de sa communauté en quelque façon que ce fût.

Colomban n'était pas homme à accepter que sa commu- nauté soit traitée de la sorte. Il se rendit aussitôt à la cour : après avoir vainement essayé de trouver les bases d'un compro- mis avec lui, Brunehaut et le roi firent amende honorable. Mais ils ne tinrent pas leurs engagements et tentèrent de dresser les évêques et les nobles contre Luxeuil. Colomban écrivit au roi Thierry pour le menacer d'excommunication. Le roi décida alors de se rendre à Luxeuil avec ses compagnons d'armes pour punir l'intraitable homme de Dieu.

« Si tu viens ici pour détruire notre monastère, s'écria Colomban en voyant paraître Thierry sache que ton royaume sera détruit avec toute ta famille ! »

Le roi tenta de s'assurer de la personne de Colomban, mais ce dernier faussa compagnie aux gardiens qui l'avaient emmené à Besançon et revint à Luxeuil. Quelque temps plus tard, les soldats du roi réapparurent : Colomban était expulsé du royau- me et invité à regagner l'Irlande. Il partit donc pour Nantes où il devait embarquer, en compagnie de ses moines. Mais un miracle remit tout en question : en sortant de l'estuaire de la Loire, le navire qui devait ramener la communauté de Colom- ban fut rejeté sur la côte par la tempête. Faussant compagnie à l'équipage, les moines de Luxeuil gagnèrent le rivage et, après être passés par l'Anjou, le Maine et la Normandie, arrivèrent finalement à Soissons, où ils furent cordialement accueillis par Clotaire de Neustrie, le fils de Frédégonde, ennemi acharné de Brunehaut.

Le fondateur de Luxeuil décida alors de se rendre en Germa- nie, pour y évangéliser les païens. Après être parvenus à Metz et à Coblence, au cours d'un voyage où de nombreuses person- nes se pressaient pour obtenir sa bénédiction, Colomban décida de remonter le cours du Rhin. En Suisse alémanique, à Tuggen, l'adjoint de Colomban, Gall, provoqua une émeute des païens dont il avait projeté les idoles dans le lac du pays, et les moines durent s'enfuir en hâte après avoir été molestés. Quand ils par- vinrent à ce qui est aujourd'hui Bregenz, Gall se remit à briser les idoles, mais cette fois les païens présents se conver-

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tirent en grande majorité. Très vite, Colomban refit à Bre- genz un monastère comparable à celui de Luxeuil.

Mais l'apôtre irlandais ne voulait pas s'arrêter là. Alors qu 'une certaine agitation commençait à s'exercer contre la nouvelle abbaye, un songe l'avertit qu'il serait conduit par un ange jusqu'en Italie. Et sans songer à ses soixante-dix ans pas- sés, Colomban n'hésita pas à se remettre en marche une fois de plus. Après avoir passé le col de Septimer (à 2 300 mètres d 'altitude), il arriva en Lombardie, où le roi Agilulf, un converti récent, lui fit don de Bobbio, un lieu situé dans une gorge des Appenins. Colomban préféra résider un peu plus loin, dans une grotte au flanc d'un rocher, où il édifia une chapelle. Et c'est là que la mort le surprit, le 23 novembre 615.

A l'époque où le futur saint Colomban rendit son âme à Dieu, il eût été difficile de prévoir que ce serait finalement la règle de saint Benoît qui supplanterait la sienne dans l'Occi- dent chrétien — et notamment en Normandie. A l'époque où saint Aubert est invité par l'archange Michel à fonder un sanc- tuaire au mont Tombe, c'est encore la règle de saint Colomban qui régit tous les couvents du Cotentin à l'Ile-de-France — et bien au-delà. Et pourtant le temps viendrait où l'apôtre irlandais serait presque oublié au profit d'un autre fondateur — l'Italien Benoît.

Dès l'an 598, des disciples de Benoît avaient traversé la Gaule avant de se rendre en cette Angleterre qu'ils devaient évangéliser. Mais c'est plus tard que les provinces gauloises adoptèrent la règle bénédictine.

En 629, l'abbaye de Luxeuil renonçait aux prescriptions de la tradition celtique : en 635, le deuxième successeur de Colom- ban à Bobbio, Bertufle, adoptait la règle de saint Benoît. Vingt ans plus tard, les chartes des nouveaux monastères préci- sent qu'ils sont établis « selon les institutions de saint Benoît et de saint Colomban ». Mais en 670, le concile d'Autun ordonne à tous les monastères de ne suivre que ce qu'ensei- gnent les canons de la règle de saint Benoît.

C'est sans doute entre 470 et 480 que le futur saint Benoît vint au monde, à Nursie, dans la province de Sabine, au nord- est de Rome et au centre de la péninsule. Sur ces années d'en- fance et de jeunesse, nous ne savons pas grand-chose : dans ses dialogues, saint Grégoire se contente de nous dire que Benoît « ne donnait rien de son âme aux plaisirs des sens » et qu'il méprisait les vanités du monde. Il semble toutefois que Benoît, issu d'une famille aristocratique, ait bénéficié d'une excellente éducation avant d'être envoyé à Rome pour y poursuivre ses études.

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L'atmosphère romaine de l'époque n'est pas de nature à séduire un jeune homme de son espèce. Le clergé de la Ville éternelle n'est pas toujours très édifiant, et deux factions s'op- posent au sujet du pape Symmaque, contre lequel certains n'hésiteront pas à susciter un antipape, Laurent, soutenu par l'empereur grec Anastase I De plus, les études « profanes » de l'époque ne répondirent sans doute pas aux exigences inté- rieures de Benoît... qui ne tarda pas à quitter Rome.

Il commença alors par s'agréger à une petite communauté chrétienne établie à quatre-vingts kilomètres de la Ville éter- nelle, à Enfide. Un jour, sa nourrice, qui l'avait accompagné, brise un objet : Benoît implore l'aide de Dieu, et les morceaux de l'objet se recollent instantanément. Benoît est honoré comme un thaumaturge, mais il se rend compte qu'il est préférable pour lui d'aller ailleurs s'il veut trouver à la fois la solitude et la voie de l'humilité.

Ayant laissé sa nourrice, il part et s'arrête en un lieu sau- vage, Subiaco. Il y vivra en ermite pendant trois ans. C'est là qu'il découvrira vraiment la vie solitaire, ses épreuves et aussi ses pièges. Saint Grégoire raconte que le diable l'ayant tenté en lui remettant en mémoire les traits d'une jolie femme qu'il avait connue en d'autres temps, Benoît se précipita nu dans un buisson d'épines et d'orties : il en sortit le corps déchiré, mais, dit saint Grégoire, « il fit sortir de son corps ce qui blessait son âme, car il força le plaisir à se changer en douleur et, par le châtiment d'une bonne brûlure extérieure, éteignit l'ar- deur coupable qui le brûlait intérieurement. Il triompha ainsi du péché en déplaçant l'incendie ».

Colomban eût certainement approuvé cette façon radicale de chasser la tentation !

L'épreuve avait en tout cas convaincu Benoît des dangers de la solitude. Et quelque temps après, sa vie devait changer. Des bergers découvrirent sa retraite et devinrent ses disciples. Puis des moines de la région demandèrent à Benoît de diriger leur communauté. Il y consentit et fut amené, vu le nombre de postu- lants qui venaient à lui, à fonder douze monastères, composés chacun de douze moines dirigés par un abbé. Mais les circons- tances — et notamment la jalousie de certains prêtres du voi- sinage — obligèrent Benoît à quitter Subiaco pour un lieu situé environ cent kilomètres plus loin : le mont Cassin.

Le mont Cassin, un haut lieu qui, comme les autres hauts lieux d'Occident, avait été choisi pour des cultes divers — et notamment, avant l'évangélisation chrétienne, ceux de Jupiter et d'Apollon, puis de Mithra. Lorsque Benoît et ses compagnons y parvinrent (en l'an 529, croit-on), il y avait déjà plus d'un quart

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de siècle que les Goths l'avaient saccagé. Benoît y retrouva pourtant les vestiges des cultes païens, qu'il s'empressa de balayer pour édifier de nouveaux sanctuaires, puis pour construi- re un monastère conforme aux exigences de cette règle qu'il ne rédigerait qu'ultérieurement.

Mais avant de fixer sa règle sur le papier, Benoît va la vivre et la faire vivre à ses compagnons. L'élément premier et fon- damental de cette règle, c'est la soumission à la volonté du Christ. Et pour le moins, c'est l'abbé de sa communauté, lieute- nant du Christ, qui incarne cette volonté. Il doit sans cesse se souvenir de son écrasante responsabilité, et les moines doivent lui obéir comme ils obéiraient au Christ lui-même.

Cependant — et c'est ici peut-être que saint Benoît innove par rapport à saint Colomban — l'abbé, maître absolu de ses moines, devra tempérer son pouvoir absolu par la charité : et s'il est vraiment dans l'obligation de châtier, il saura éviter les excès, de crainte, précisera Benoît, « qu'en voulant trop racler la rouille, il ne brise le vase ». Il sera certes le maître de ses moines, mais avant tout leur maître spirituel. En ce qui concerne les tâches matérielles de la communauté, il les réglera avec l'aide d'officiers choisis par lui et il réunira le chapitre (le conseil des frères) chaque fois qu'une décision importante s'im- posera.

La règle de Benoît précise que « rien ne doit être préféré à cette œuvre de Dieu qu'est la prière ». Les moines prieront et la nuit (pendant les vigiles) et le jour (divisé, après les laudes, par les offices de prime, tierce, sexte et none, et terminé à la nuit tombante par les complies).

L'obligation qui suit immédiatement celle de la prière est celle du travail. Les moines doivent en effet, selon Benoît, vivre de leur travail et non d'aumônes. Ils vendront à l'extérieur les fruits de leur activité, tout en évitant de succomber au « vice de la propriété ». Ils devront gagner leur vie sans négliger pour autant l'activité intellectuelle : ces moines qui cultivent, ou qui fabriquent des objets, sont invités à copier des manuscrits et à étudier régulièrement les Livres saints.

Tout en étant rigoureuse, la règle de Benoît est néanmoins plus mesurée que celle de Colomban. Elle invite elle aussi à l'ascétisme, mais prend en considération certaines faiblesses hu- maines. Elle accorde ainsi au moine plus de huit heures de sommeil et prévoit qu'en certains cas il pourra se voir octroyer un supplément de nourriture, et même une certaine quantité de vin. De même, si la règle du silence demeure en vigueur comme au temps des Pères du désert, elle n'a pas un caractère absolu :

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les moines peuvent parler si nécessaire, l'essentiel est qu'ils s'abstiennent de propos bruyants et inutiles.

Cette règle de Benoît s'impose au moment même où l'Italie est soumise aux pires déchaînements des envahisseurs. Mais le mont Cassin est épargné : par sa situation et ses murailles, sans doute, mais aussi par l'extraordinaire rayonnement de son fon- dateur. Le roi lombard Totila vient un jour au Mont dans l'intention de faire tomber Benoît dans un piège : Benoît ayant déjoué le traquenard, le souverain tombera à genoux et s'en- tendra prédire par le futur saint sa mort dix ans plus tard — qui eut effectivement lieu à cette date.

Jusque vers 547 (où l'on situe approximativement la date de sa mort) la vie de Benoît devait être marquée par d'autres événe- ments témoignant de ses pouvoirs exceptionnels et miraculeux.

C'est donc, dès la fin des temps mérovingiens, la règle de saint Benoît qui l'emporta sur celle de saint Colomban au sein des abbayes normandes. Vers la fin du VII siècle, ces abbayes s'étaient multipliées, dans la région de la basse Seine, dans les pays de Caux et de Bray. On en comptait au total une quaran- taine pour l'ensemble de la Normandie.

La plupart des sites où s'étaient établies ces abbayes rele- vaient soit du domaine royal, soit des maires du palais. Il en résulta pour les moines un certain nombre d'avantages maté- riels, mais aussi un danger de domination extérieure sur leurs communautés. Les abbayes furent mêlées aux désordres politi- ques du règne des derniers Mérovingiens, et cette agitation devint menaçante pour la vie spirituelle.

Pour remédier à cet état de choses, la règle bénédictine se révéla plus efficace que la règle colombanienne. Son caractère réaliste et nuancé aida en effet à trouver des formules qui permettaient de rendre équitablement à César comme à Dieu, de donner satisfaction au pouvoir temporel sans sacrifier la pri- mauté du spirituel. Ce n'est donc pas seulement en fonction de critères théologiques et philosophiques, mais aussi pour des raisons pratiques que la règle de saint Benoît fut adoptée dans son intégralité par l'ensemble des grandes abbayes nor- mandes.

Grandes, les abbayes normandes le sont par leur rayonnement spirituel, mais également par l'ampleur de leurs possessions. Nous avons vu comment l'abbaye du Mont-Saint-Michel avait peu à peu rassemblé un nombre important de domaines. Les autres abbayes accrurent aussi leur puissance à des degrés divers. C'est ainsi que Saint-Wandrille posséda jusqu'à plus de quatre mille deux cents exploitations, répandues dans diverses provinces proches ou lointaines du royaume. Et jusqu'aux invasions scan-

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dinaves, les abbayes possédaient d'innombrables richesses : l'or, l'argent, les pierres précieuses concouraient à rehausser les fastes liturgiques.

Les grandes abbayes avaient généralement plusieurs égli- ses : l'abbaye de Fontenelle en eut jusqu'à neuf, destinées les unes aux moines, les autres aux visiteurs, en même temps que des logis conventuels plus ou moins vastes selon les cas.

La quasi-totalité des abbayes furent fondées à l'époque méro- vingienne. Sans avoir été toujours exempts de difficultés, les rapports entre le pouvoir et les monastères s'étaient finalement équilibrés. Avec l'avènement des Carolingiens, le monde monas- tique connut une période critique. En Normandie comme ailleurs, ils confisquèrent une partie des biens des monastères : Saint-Wandrille perdit ainsi le tiers de ses ressources ! Cette politique fut progressivement abandonnée, mais les biens confis- qués ne furent pas restitués à leurs possesseurs.

D'autres décisions du pouvoir royal vinrent perturber la vie des abbayes. Pour mieux les contrôler, les souverains évin- cèrent les abbés choisis par la communauté monastique, pour les remplacer par des aristocrates clercs ou laïcs dévoués à leur cause. Sous Louis le Pieux, Saint-Wandrille eut ainsi à sa tête l'historien Eginhard, favori du roi, qui fut également — et en même temps — l'abbé de différents monastères d'Europe du Nord. Il était évidemment impossible aux nouveaux abbés cumu- lant ainsi la direction de monastères éloignés les uns des autres d'accorder la même attention à chacune de leurs com- munautés. Cette carence de l'autorité eut de graves conséquen- ces pour les monastères, à l'heure où les envahisseurs venus du Nord pénétrèrent dans le pays auquel ils allaient donner son nom.

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L'aventure spirituelle des Normands, c'est celle d'un pays qui a connu successivement la religion des Celtes, les débuts du monachisme avec Colomban et Benoît, les dieux nordiques apportés par les Vikings et la renaissance d'un christianisme illustré par les grandes abbayes des deux côtés de la Manche.

Revendiqués tour à tour par les souverains d'Angleterre et de France, puis déchirés par les guerres de religion, les Normands garderont leur ferveur religieuse qui se manifestera au XVII siècle avec saint Jean Eudes et sous la Révolution avec des combattants tels que Charlotte Corday et Jean de Frotté. Dans la Normandie insulaire — les îles Anglo-normandes — la vie spirituelle ne fut pas moins intense. Et ce sont, pour une large part, des Normands qui christianiseront la Nouvelle-France, devenue le Québec, et aussi la Louisiane.

De Barbey d'Aurevilly à André Breton, de Flaubert et Maupassant à Drieu et Jean Prévost, la Normandie passera de la tradition à la modernité, et la foi religieuse déclinera beaucoup dans l'ensemble du pays. A la fin du XIX siècle, la Normandie donne cependant à la chrétienté la plus populaire des saintes contemporaines : Thérèse de Lisieux. Et dans ce pays rétabli après les terribles destructions de l'occupation et du débarque- ment, on trouve des minorités ferventes au sein de l'Eglise catholique, et en dehors d'elle, tandis que la superstition ne désarme pas dans les campagnes. En même temps, les courants écologiste et régionaliste conduisent les jeunes Normands à retrouver les sources de leur plus lointain passé : l'aventure spirituelle des Normands continue.

ISBN 2-221-00693-3

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