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L'ÉCOLE ET LA FORMATION DU GOÛT LITTERAIRE par Francis Marcoin Q 82 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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L'ÉCOLE ETLA FORMATION DU

GOÛT LITTERAIREpar Francis Marcoin

Q

82 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

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Francis Marcoin, professeur de françaisà l'Ecole Normale d'Arras, a choisi de situer à l'intérieur

du système scolaire, et non plus contre lui,une réflexion pourtant bouillonnante et souvent porteuse de conflits.

Choix difficile que de regarder l'école avec lucidité,sévérité mais aussi réalisme.

L'école est une institution parmi d'autres,à la fois rouage de la machine de transmission sociale et culturelle

et lieu spécifique entretenant avec la littérature des relationselles aussi spécifiques. Une réflexion à contre-courant

dont nous proposons une synthèse.

S ur un sujet passionnant mais ô combiencontroversé : "l'école et la formation

du goût littéraire", Francis Marcoin, loin dese livrer à l'habituel lamento sur les carencesde l'école, prend l'offensive.Puisqu'on parle toujours de ce que l'écoledoit à la littérature, peut-être pourrait-onretourner le problème et évoquer ce que lalittérature doit à l'école : car, après tout, sil'école est considérée comme un laminoir del'imagination et de la poésie, qui, sanselle, connaîtrait Rimbaud ? ou les poètessurréalistes ?De quoi sont faits d'ailleurs les textes de cesderniers, sinon d'une parodie, donc d'unetransgression de ce que Renée Balibar*appelle le "français d'école élémentaire",c'est-à-dire le fameux "sujet, verbe, complé-ment" ?Pour écrire un poème en apparence aussisimple que celui ci :

Une sardine de RoyanNageait dans l'eau de la GirondeLe ciel est grand, la terre est rondeJ'irai me baigner à RoyanAvec la sardine,Avec la Gironde,Vive la marine !Et salut au monde(Robert Desnos)

il faut avoir parfaitement dominé les règlesdu jeu, c'est-à-dire, dit toujours Renée Bali-bar, être parvenu à cet "état de culturesecondaire supérieur" qui permet de joueravec la langue.Francis Marcoin développe cette idée enmontrant comment des auteurs aussi moder-nes que Sartre dans La nausée ou Camusdans L'étranger jouent eux aussi avec cemodèle de la rédaction d'école primaire ;comment Proust dans Du côté de chezSwann applique, jusqu'à l'absurde, à ladescription des aubépines en fleurs les con-seils d'écriture donnés par Maupassant danssa préface à Pierre et Jean, conseils qui onttrès fortement influencé la conception du"bien écrire" de l'école primaire.Et pourtant, comme le dit Roger Fayolle,dans le numéro de la Revue des SciencesHumaines** intitulé "La littérature dansl'école, l'école dans la littérature" : "Lalittérature est le plus souvent discrète, sinonmuette, sur ses véritables origines".Faut-il voir dans cette "discrétion" la raisonpour laquelle les anthologies littéraires pas-sent sous silence toutes les oeuvres touchantde près ou de loin l'école, ou l'enfance, laComtesse de Ségur par exemple, mais aussiles romans pour enfants de Charles Vildrac(dont on peut pourtant se demander s'ils neresteront pas les plus connus de son oeuvre) ?

(*) Les français fictifs, Hachette, 1974.(**) Revue des sciences humaines, n° 174, 1979, Université de Lille III . Voir aussi, dans ce mêmenuméro, l'article de Geneviève Idt, "Modèles scolaires dans l'écriture sartrienne".

N°115-116 - AUTOMNE 1987 / 83

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Si la littérature se préoccupe surtout dedissimuler ses origines scolaires, l'école luirend-elle cette hostilité ? Oui et non, répondFrancis Marcoin.Oui, parce que les enseignants se trouventaujourd'hui en proie à des courants contra-dictoires : on n'ose plus étudier Maupassantou Victor Hugo, considérés comme dépassés,mais on ne sait pas comment introduire desauteurs modernes pour l'étude desquels lesenseignants se sentent démunis de points derepère.Certains vont jusqu'à condamner l'écrit litté-raire jugé comme nécessairement élitiste etdonc "excluant".Non, parce qu'après tout l'enseignementen France a toujours été essentiellementlittéraire et que si l'on compare, par exemple,la place réservée à la poésie dans le mondede la lecture des enfants et dans celui del'école primaire, cette dernière sort générale-ment gagnante de la confrontation.Au-delà des procès d'intention et des querel-les de principe, Francis Marcoin propose derevenir aux origines de l'école publique pourmieux comprendre ce qu'a été, comments'est transformé l'acte de lecture, mais aussid'écriture.Cela amène à revoir bien des idées reçues,comme le rôle du manuel scolaire, aujour-d'hui quasi unanimement vilipendé.Au début du X I X 0 siècle, on n'apprendpas à lire dans des manuels scolaires, quin'existent pas, ni dans des livres, rarementaccessibles, mais bien dans ce qu'on appellevolontiers aujourd'hui des "écrits fonction-nels", c'est-à-dire le plus souvent des actesnotariés ou de vieux contrats. C'était en effetle type d'écrit le plus facilement disponible,mais d'autre part, beaucoup de parentsn'auraient pas envoyé leur enfant à l'écolesi cela n'avait pas été pour apprendre à lirequelque chose d'"utile".Dans ces conditions, l'apparition du manuelscolaire a représenté un progrès considérable,à la fois parce qu'il permettait de passerà un apprentissage collectif, et non plus

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individuel, et surtout parce qu'il introduisaitla notion d'auteur et de création d'un texte,à travers la simple existence des signatures.Ce faisant, il amenait aussi la possibilitéd'une lecture critique, inapplicable à uncontrat ou un acte de notaire. Il faisaitentrer dans le monde de la littérature.Progrès donc, mais à l'intérieur du cadredéfini par la conception que l'on a de lalecture à l'époque et que Roger Charrierdéfinit comme une lecture "intensive" parrapport aux pratiques "extensives" contem-poraines : en 1890 un enfant relira facilementLe tour de la France par deux enfants deux,trois ou quatre fois, alors que le jeune lecteurde 1980, dans le même temps, dévoreraplutôt trois ou quatre romans différents(même s'ils appartiennent à une même série).On est en effet passé d'une situation derelative rareté de l'écrit à une véritableprolifération, et notre vision de l'acte delecture, comme d'écriture, a évolué en mêmetemps.

Les techniques nouvelles de communication,de narration, nous ont accoutumés par exem-ple à l'ellipse : ce qui n'est pas dit, pasmontré dans un film, un texte, une histoire.Pour Umberto Eco (Lector in fabula), levrai lecteur est celui qui sait remplir lestrous, comprendre ce qui n'est pas explicité :conception très contradictoire avec celle dubien écrire qui prévaut à l'école primaire deJules Ferry et qui valorise une explicitationmaximum à grand renfort d'adjectifs.Pourtant, en même temps qu'on introduit letexte littéraire, on s'en méfie : on coupe, onexpurge, on privilégie surtout la descriptionsur la narration. Ainsi trouve-t-on dans lesmanuels scolaires une magnifique descriptiond'une tempête en mer extraite d'une nouvellede Maupassant, L'ivrogne, qui racontel'histoire parfaitement sordide d'un pêcheurtrompé par sa femme et qui l'assassinesauvagement un jour où il a vraiment tropbu!Avec son siècle et au gré des "Nouvelles

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instructions Officielles", l'école, elle aussi,change et, dans les années trente, apparaîtl'idée qu'il faut adapter le texte aux enfants :c'est donc la vogue de l'adaptation littéraire,mais aussi la naissance du "roman de l'éner-gie" écrit pour les enfants le plus souventpar des pédagogues. En même temps quefleurissent les biographies d'hommes cé-lèbres, de Mermoz en particulier, on publieles oeuvres d 'E. Perrochon, de Louis Per-gaud, mais aussi Milot de Charles Vildrac,commandé par le Syndicat national desinstituteurs pour sa maison d'édition coopé-rative Sudel.La popularité de Mermoz dans les manuelsscolaires mérite d'ailleurs qu'on s'y attardeun peu, car il la doit à sa double caractéristi-que de pionnier de la modernité technologi-que (l'aviation) et de défenseur de la commu-nication du texte écrit, puisqu'il risque savie pour faire parvenir le courrier postal.On voit ici que l'initiation littéraire estconçue avant tout comme une initiation auxvaleurs morales qui fondent l'école publique,"école sans Dieu" violemment attaquée parl'Eglise. Elle est aussi vue comme un moyend'instruire : ainsi Francis Marcoin expliquecomment Le tour de la France par deuxenfants remplit en fait le contrat initialementpassé par Hachette avec Hector Malot pourSans famille, qui devait avant tout instruireles enfants sur les différentes régions françai-ses. Il convient aujourd'hui de déplorer toutemarque de didactisme : c'est oublier que lesouci d'informer est inhérent à la naturemême du roman, si l'on pense par exempleaux tableaux de société peints par Dickensou Victor Hugo.

On en arrive là à l'argument essentiel deFrancis Marcoin. On fait à l'école un fauxprocès en l'accusant de faire barrage à touteinnovation, entre autres de refuser toutetransformation du travail sur la langue, deprivilégier systématiquement le didactismeau détriment de l'imaginaire, enfin, et cen'est pas le moins grave, d'ignorer totalement

le rapport du texte à l'inconscient.Ainsi dans Trousse-livres (n° 28, février1982), un article intitulé "Petit cortex dela création littéraire" affirme-t-il : "IsidoreDucasse, comte de Lautréamont, et JulesFerry n'étaient sans doute pas faits pourse rencontrer. Toute l'époque moderne esttravaillée par des textes qui sont cadrés parla réflexion sur la langue et le fonctionnementde ses structures et parallèlement par lesmises à jour de la psychanalyse qui désencla-vent l'inconscient dans le corps du texte, etdans le corps des scripteurs et des lecteurs."L'article conclut finalement que l'école araté tout cela.Et Francis Marcoin s'interroge, lui, d'abordsur la confusion qui règne entre la psychana-lyse en tant qu'outil de lecture d'un texte etla psychanalyse telle qu'on la voit mise enscène dans les textes, en particulier danscertains albums pour enfants contemporains.Mais surtout il se demande comment l'écolepourrait ne pas "rater tout cela", et mêmesi elle le devrait. Car la question, finalement,touche au rôle fondamental de l'école : est-elle responsable, comptable devant la sociétéd'un patrimoine littéraire, culturel qu'il luifaut gérer, avec tout ce que cela suppose depesanteur ? Ou bien doit-elle rejeter son rôlede "filtre", et introduire tel quel et pêle-mêle dans la classe tout ce que la culturemoderne charrie de bon et de moins bon ?

L'école est de toute façon soumise auxpressions extérieures et en ce qui concernela littérature elle est aujourd'hui souventsensible au poids du monde de l'édition etdes bibliothèques publiques.Faut-il en arriver pour autant à des manuelsscolaires, comme on l'a vu, composés exclusi-vement de textes de la littérature enfantinecontemporaine ?Encore une fois, c'est toute la question dela responsabilité de l'école qui est posée làet l'on devine que le conférencier penchenettement pour une conception exigeante etdifficile de ce rôle. I

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