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L’économie toxique spéculation, paradis fiscaux, lobby, obsolescence programmée… Bernard Élie et Claude Vaillancourt coordonnateurs Réseau pour un discours alternatif sur l’économie

L’économie toxique Bernard Élie et Claude Vaillancourt

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L’économie toxiquespéculation, paradis fiscaux, lobby,

obsolescence programmée…

L’économie toxiqueBernard Élie et Claude Vaillancourt (coord.)

Pour quelle raison fabrique-t-on des marchandises conçues pour ne pas durer ? Pourquoi spécule-t-on sur des produits aussi indispensables que les aliments ? Comment expliquer que des milliards de dollars échappent à l’impôt grâce aux paradis fiscaux alors que nous n’arrivons plus à financer des services publics de qualité ? Pourquoi investit-on encore massivement dans des ressources naturelles très polluantes et non renouve-lables alors que l’environnement se dégrade rapidement ?Dans des textes courts, clairs et accessibles, les auteures de ce livre examinent les choix économiques foncièrement nocifs des élites et de leurs gouvernements et indiquent par quoi il faut les remplacer. Or, l’enseignement d’une pensée unique dans les départements d’économie et l’activité sans relâche des lobbyistes au service des grandes entreprises expliquent en partie l’adhésion à de telles politiques économiques. Qui gagne d’un système qui accentue dramatiquement les inégali-tés et détruit l’écosystème ? Dans le même esprit que le livre précédemment publié – Sortir de l’économie du désastre. Austérité, inégalités, résistances –, les auteures du présent ouvrage cherchent à démystifier l’écono-mie pour la rendre accessible au plus grand nombre et à démonter ses pièges inhérents à la quête de profits immédiats. Ce qu’il faut assainir avant tout, c’est une vision bien-pensante d’une économie qui ne mesure pas sa toxicité. Yves-Marie Abraham, Pierre Beaulne, Dominique Bernier, Alain Deneault, Bernard Élie, Anne Latendresse, Sylvie Morel, Éric Pineault, l’Union des consommateurs et Claude Vaillancourt col-laborent à cet ouvrage du Réseau pour un discours alternatif sur l’économie.

Photo : Décharge de déchets électroniques au Ghana.ISBN : 978-2-924327-14-2 ; PDF : 978-2-924327-15-9

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Bernard Élie et Claude Vaillancourtcoordonnateurs

Réseau pour un discours alternatif sur l’économie

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Le Réseau pour un discours alternatif sur l’économie est formé des organisations suivantes : ATTAC-Québec, Centre de formation populaire, Centre Justice et Foi, Centre St-Pierre, Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN, Conseil régional FTQ Montréal métropolitain, Économie autrement, Les amis du Monde diplomatique, Relais-femmes.

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Bernard Élie et Claude Vaillancourtcoordonnateurs

L’économie toxiqueSpéculation, paradis fiscaux, lobby,

obsolescence programmée…

Réseau pour un discours alternatif sur l’économie

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M É[email protected] www.editionsm.info/

Lecture des épreuves : Monique Moisan

M Éditeur remercie le Conseil des arts du Canada et la Sodec de l’aide accordée à son programme de publication.

© Bernard Élie, Claude Vaillancourt et M Éditeur

ISBN : 978-2-924327-14-2 ; PDF : 978-2-924327-15-9

Dépôt légal : octobre 2014Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèques et Archives Canada

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Table des matières

IntroductionBernard Élie et Claude Vaillancourt ............. 7 La pensée unique dans l’enseignement de l’économie à l’université, Sylvie Morel ......... 13L’excroissance de l’économie financière à l’ère du capitalisme avancé, Éric Pineault .................. 25La création monétaire par les banques privées : un rôle trop important, Bernard Élie ................. 35Le recours aux paradis fiscauxClaude Vaillancourt ....................................... 47Les lobbies au pouvoir, Alain Deneault ............. 59Énergies fossiles – extraire ou ne pas extraire ? Dominique Bernier ........................................... 71L’étalement urbain ou les coûts cachés des banlieues… Anne Latendresse .................... 85La montée des inégalités de revenus, Pierre Beaulne .................................................. 97Pour mieux comprendre l’obsolescence programmée, Union des consommateurs ......... 111Les mirages de la croissance, Yves-Marie Abraham ........................................ 125Conclusion, Bernard Élie et Claude Vaillancourt ........... 137Les auteures ......................................................... 145

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Bernard Élie et Claude Vaillancourt

Introduction

Notre système économique pourrait beaucoup mieux fonctionner. Son inefficacité se révèle sur-

tout par les inégalités sociales, qui ne cessent de s’accen-tuer, et par la détérioration de notre environnement. Pourtant, avec l’état toujours plus avancé de la science, avec la démocratie qui, après des années d’existence, devrait atteindre une plus grande maturité, avec l’infor-mation qui peut aujourd’hui se diffuser plus facilement que jamais, on pourrait croire que notre espèce a en main tout ce qu’il faut pour améliorer considérablement son sort. Ce qui ne semble pas survenir, hélas. Nous savons très bien que tant la science, la démocratie et l’information deviennent rapidement l’otage de grands intérêts financiers qui détournent tout à leur avantage. Les populations du monde en arrivent ainsi à accep-ter des pratiques économiques qui ne s’appliquent pas dans leur intérêt. Mais elles les tolèrent, parce qu’elles existent tout simplement, et parce qu’on est parvenu à faire croire qu’elles sont inévitables.

Nous nous sommes donné le défi d’examiner ces pratiques économiques, qui sont parfaitement cou-

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rantes, sur lesquelles on a presque cessé de réfléchir tant elles font partie de notre paysage, mais qui demeurent fondamentalement nocives. Si elles persistent, c’est que des individus en tirent avantage. Seulement, ces avantages sont loin d’être partagés, et se transforment même en travers et en nuisance pour toutes les autres citoyennes.

Il existe selon nous un important hiatus entre l’ac-ceptation de ces pratiques et leurs effets foncièrement négatifs. Le fait de les connaître, d’en révéler l’absur-dité et les conséquences ravageuses encouragera, nous l’espérons, une certaine réflexion, en attendant leur éventuelle élimination, si une réflexion semblable est un jour partagée à une très grande échelle.

Les choix économiques nuisibles, mis en œuvre et encouragés par les gens qui nous gouvernent, sont, hélas, abondants. Dans ce livre, nous nous sommes limités à dix d’entre eux, qui nous paraissent particu-lièrement significatifs, à défaut d’être exhaustifs.

Nous avons donc retenu :

• L’enseignementd’unepenséeuniqueenéconomie. Le choix des départements d’économie dans les uni-versités d’enseigner l’économie néoclassique aux dépens de toute autre vision, rend très difficiles les débats nécessaires, voire fondamentaux, permet-tant de développer une conception plus inclusive de cette matière. Comment peut-on envisager que l’économie s’adapte aux besoins du plus grand nombre si son enseignement reste figé et exclusif ?

• La spéculation, sonmorcellement, ses conséquences. L’immense marché des produits dérivés, le plus important de tous les marchés, montre à quel point les paris sur l’avenir occupent une place démesurée

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Introduction 9

dans notre économie. On spécule sur les aliments, les ressources naturelles et même sur des catas-trophes à venir. Ce qui maintient l’économie sur un fil et affecte particulièrement les pauvres et la classe moyenne, lorsque les crises – inévitables – se succèdent.

• La création de la monnaie par les banques pri-vées. Lors de la crise de 2007-2008, il a été pos-sible de constater l’immense pouvoir de certaines banques, tellement puissantes que les États ont été contraints de les empêcher de faire faillite, malgré leurs erreurs et leur irresponsabilité. Pourtant, c’est aux banques que l’on donne le pouvoir de créer la monnaie. Est-ce donc une solution encore envisa-geable pour l’avenir ?

• Lesparadisfiscaux. Alors que nous nous efforçons de maintenir des États de droit, nous donnons à une minorité le moyen de leur échapper, grâce aux paradis fiscaux. Ces refuges fiscaux permettent à certaines gens et aux grandes entreprises de se sous-traire à l’impôt, de profiter de législations de com-plaisance, voire de multiplier les fraudes. Pourtant peu d’actions sont prises pour limiter les dégâts qu’ils provoquent.

• Le lobbyisme comme mode de gouvernement. La

démocratie accorde en principe une valeur égale à toute citoyenne. Or, le lobbyisme permet à cer-tains individus liés à l’entreprise un accès privilé-gié aux décisionnaires et aux élues. Pour y arriver, les lobbyistes déploient des moyens financiers considérables. Avec un impressionnant retour sur l’investissement, le lobbyisme crée un rapport de

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force considérable et disproportionné au profit des entreprises.

• L’exploitationsanslimitesdesénergiesfossiles. Plutôt que d’envisager un virage déterminé en faveur des énergies renouvelables, la plupart des pays occi-dentaux continuent à favoriser l’exploitation des énergies fossiles, même si celles-ci sont de plus en plus polluantes et difficiles d’accès. Les consé-quences sur l’environnement sont considérables.

• L’étalementurbain. Sous le prétexte d’économiser, en offrant des maisons moins chères, les banlieues s’étalent sur de grands territoires, ce qui rend diffi-cile l’organisation du transport en commun, acca-pare de bonnes terres et nous rend dépendants de l’automobile. Cela se fait sans planification, aux dépens d’une organisation sociale qui gagnerait beaucoup à bien densifier le logement.

• Labaissederevenudesménages. La tendance éco-nomique de ces dernières années a été de don-ner toujours plus aux actionnaires, aux dépens des salariées, qui doivent vivre avec des revenus moindres. Ce partage déséquilibré demeure l’un des fondements de cette société inégalitaire qui est la nôtre. Or, ces inégalités sont non seulement inacceptables, mais elles paralysent un progrès social pourtant indispensable.

• L’obsolescence programmée. Beaucoup de produits sont conçus avec une durée de vie limitée, de façon à relancer constamment la consommation. Cette pratique coûte très cher aux ménages et favorise le gaspillage à haute échelle.

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Introduction 11

• Laquêteconstantedelacroissance.Peut-on encore envisager une croissance sans fin alors que plu-sieurs des ressources sur lesquelles nous avons basé notre développement sont épuisables ? L’obsession de la croissance est l’un des plus grands obstacles qui empêchent de voir l’économie autrement.

Aucune de ces activités n’est absolument nécessaire et pourtant, elles sont mises en œuvre avec constance, aux dépens d’un équilibre qui assurerait une meil-leure qualité de vie. Notre objectif dans chacun des chapitres est de démontrer comment elles demeurent nocives, de révéler les failles dans leur justification et de proposer des solutions de remplacement.

Nous cherchons à poursuivre notre travail accom-pli dans un livre précédent, Sortir de l’économie dudésastre, austérité, inégalités, résistances, dans lequel nous avons voulu démystifier l’économie et montrer les failles du système. Nous considérons toujours que la science économique est aujourd’hui prise dans un carcan idéologique, qui rend contestables ses préten-tions scientifiques et qui l’empêche de trouver des solutions efficaces aux problèmes multiples auxquels nous faisons face. Elle s’enferme dans des discours trop souvent hermétiques, accumule des chiffres et des tableaux qui la rendent rébarbative, ce qui l’aban-donne complètement aux expertes.

Il nous semble pourtant essentiel de démocratiser l’économie afin que les choix en ce domaine demeurent collectifs et que le débat public soit enrichi. Ce livre soutenu par le Réseau pour un discours alternatif sur l’économie est une modeste contribution en ce sens.

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Sylvie Morel

La pensée unique dans l’enseignement de l’économie à l’université

L’orientation de l’enseignement de l’économie à l’université  : une question réservée à un petit

cénacle intellectualisant le monde dans une tour d’ivoire ? Une préoccupation théorique déconnectée de la réalité de tous les jours et, a fortiori, des pro-blèmes économiques vécus par la population ? Bref, une question sans intérêt pour celles et ceux qui ont à cœur de changer réellement l’économie ? À première vue, on pourrait le penser. Ce serait cependant faire preuve d’une bien courte vue. Un regard clairvoyant saisit en effet à quel point la pensée unique, qui carac-térise aujourd’hui l’enseignement de l’économie à l’université et la recherche dans ce domaine, influence directement notre quotidien.

En réalité, l’alternative est la suivante : maintenir cet enseignement en l’état, et préserver ainsi l’un des rouages essentiels du renouvellement des politiques publiques néolibérales, ou œuvrer à sa transforma-tion pour que la confrontation des diverses façons de penser l’économie fasse émerger de nouvelles voies de

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refondation de l’action publique et, en conséquence, de notre monde économique.

Quel est le problème ?Le problème tient à deux constats interreliés.

Le premier est l’absence de pluralisme dans l’ensei-gnement de l’économie. Ainsi, actuellement, une approche théorique est dominante dans cette disci-pline  : l’approche «  néoclassique  », apparue à la fin du 19e siècle et qui s’est développée jusqu’à nos jours. Pour la grande majorité des économistes, la « science économique » se limite à cette dernière. Comme l’éco-nomie néoclassique résume l’essentiel de ce qui se fait en économie dans le monde universitaire (enseigne-ment et recherche) depuis plus d’un siècle, on peut bel et bien parler d’une véritable « orthodoxie » ou d’une pensée unique.

Le second constat a trait aux carences intrinsèques de cette orthodoxie qui font en sorte que, malgré ses nombreuses formulations, elle offre des grilles de lec-ture insatisfaisantes pour comprendre la complexité des faits économiques. En raison de ses fondements méthodologiques, des concepts qu’elle met de l’avant et de sa représentation des faits économiques comme «  faits de nature1  », l’économie néoclassique ne per-met pas de développer une analyse adéquate des com-portements humains (son «  sujet économique  » agit en fonction de capacités cognitives imaginaires), des formes institutionnelles dont se dotent les sociétés et de leur évolution (elle dépeint un univers économique dépourvu d’épaisseur historique et de temporalité). Vu l’espace qui nous est imparti ici, ce point ne peut

1. Jean-Jacques Gislain, «  L’émergence de la problématique des institutions en économie », Cahiersd’ économiepolitique, n° 44, 2003, p. 19-50.

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être développé plus avant. Ajoutons cependant que penser l’économie comme un fait naturel contribue à imposer les réalités du capitalisme actuel comme des situations obéissant à un ordre transcendant, à une fatalité, puisque, par définition, on ne peut rien changer à un fait de nature, encore moins imaginer un ordre des choses différent. L’autre option consiste, tel que l’indique Jean-Jacques Gislain, à penser l’écono-mie comme un « fait social institué », tâche à laquelle s’attellent de nombreux économistes « hétérodoxes », ceux qui font valoir des lectures des faits économiques autres que celles des orthodoxes. Car diverses théo-ries ou approches économiques opposées au courant dominant (comme, par exemple, le marxisme, l’ins-titutionnalisme, le post-keynésianisme, l’économie féministe) sont à notre disposition pour comprendre l’univers économique environnant et poser des dia-gnostics valables et créatifs sur les problèmes qui s’y rencontrent.

Doctrine et théorieL’économie néoclassique sert de sousbassement

théorique au néolibéralisme. Il faut distinguer deux types de discours quand on parle de « pensée écono-mique dominante  ». Tout d’abord, celui de la doc-trine économique, ou de l’idéologie, dont le but est de proposer des directives de politiques économiques allant dans le sens d’un anti-interventionnisme d’État (déréglementation, privatisation, individualisation des risques, etc.), cela au nom d’une vision fictive de l’éco-nomie comme ordre de faits naturellement autorégulé. Associer la pensée économique dominante au néolibé-ralisme renvoie à ce niveau doctrinal. Le second type de discours est celui de la science, ou de la théorie éco-nomique, dont le but est d’expliquer les phénomènes

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économiques. Associer la pensée dominante à l’éco-nomie néoclassique se situe sur ce plan. Doctrine et science sont cependant étroitement liées, agissant l’une sur l’autre de manière réciproque. La science, objet qui nous intéresse ici, agit sur la doctrine en lui donnant la force de ses lois.

L’exemple de la dernière crise économiqueLa dernière crise économique permet d’illustrer

notre propos sur la sévérité des lacunes de l’enseigne-ment de l’économie à l’université, le caractère concret de leurs répercussions et la gravité de celles-ci1. Car la responsabilité des économistes orthodoxes par rapport à la crise est indubitable  : des choix inappropriés en matière de politiques publiques ont concouru à la produire, lesquels ont souvent découlé des préconi-sations de ces « experts ». Dans le numéro d’avril 2009 de la revue Alternatives économiques, l’économiste Christian Chavagneux commente la situation en ces termes : « La crise financière est en train de faire une victime à laquelle on ne s’attendait pas  : la science économique. Comment se fait-il que la grande majorité des écono mistes, y compris parmi les spécialistes de la finance, n’ait pas vu venir la catastrophe ? De quoi remettre en cause la théorie financière et, plus généralement, les hypothèses de base de la théorie économique dominante.  » En décembre 2008, dans un article de la revue Télos intitulé « Crise financière : la faillite des chercheurs  », l’économiste Richard Dale, professeur émérite de finance internationale à l’Université de Southampton, interpelle également la communauté universitaire : « La recherche académique,

1. Sylvie Morel, « La crise économique  : quelle responsabilité pour les économistes ? », Économieautrement, 17 avril 2009, < www.economieautrement.org/spip.php?article55 >.

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écrit-il, porte une responsabilité dans cette crise : il est urgent de revenir sur les raisons d’un aveuglement. » Ce «  que nous avons observé ces derniers mois est non seulement une fracture du système du monde financier, mais le discrédit d’une discipline, la finance. Il y a environ 4 000 professeurs de finance dans les universités du monde, des milliers de papiers sont publiés chaque année et, pourtant, la communauté universitaire n’a donné presque aucun, pour ne pas dire aucun, avertissement sur le potentiel incendiaire des marchés financiers globaux ». En somme, comme l’explique aussi Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de la Banque mondiale :

Les économistes ont fourni le cadre intellectuel utilisé par les régulateurs financiers pour justifier leur inaction, et par les banquiers centraux pour affirmer que les bulles étaient impossibles. […] Durant ces vingt-cinq dernières années, les économistes ont affirmé qu’il n’était pas néces-saire de réguler la finance. Tout cela a contribué à rendre la crise possible. […] La théorie économique est devenue un monde autosuffisant, une fausse représentation de la réalité, mais que chacun peut comprendre. […] Les éco-nomistes fonctionnent de la même façon. Ils se parlent entre eux et définissent ce qu’ils considèrent comme des hypothèses raisonnables, et tout ce qui ne leur convient pas est exclu du champ de l’analyse1.

Changer les chosesAgir pour changer les choses commence par

l’analyse des luttes qui, dans le passé ou plus récem-ment, ont porté sur cet enjeu de la remise en cause de l’orthodoxie dans l’enseignement de l’économie.

1. Christian Chavagneux, « Entretien avec Joseph Stiglitz, éco-nomiste, prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel »,Alternativeséconomiques,n° 290, avril 2010.

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Au Québec, en 1978, une grève étudiante est déclenchée à l’UQAM en raison du manque de plu-ralisme dans l’enseignement de l’économie. On reven-dique notamment l’embauche d’un deuxième profes-seur apte à enseigner l’économie marxiste. S’ensuivront le transfert du module de sciences économiques à la famille des sciences humaines et la révision des pro-grammes de baccalauréat et de maîtrise1. Dans cette foulée, en juin 1978, naît, à l’instigation d’une étu-diante et d’étudiants d’économie en provenance sur-tout de l’Université de Montréal, la revue Interventionscritiques en économie politique. Dans les années sub-séquentes, c’est surtout sur l’importance d’enseigner l’histoire de la pensée économique au début des études de baccalauréat que porteront les revendications étu-diantes à l’UQAM. Précisons que nous nous limitons ici au cas de l’UQAM, ce qui ne préjuge pas de la manière dont l’enseignement de l’économie a été éva-lué dans d’autres universités québécoises.

En 1980 est fondée l’Association d’économie poli-tique (AEP). L’un de ses objectifs est le suivant :

[R]egrouper économistes et autres chercheurs et inter-venants intéressés à mettre en commun leurs analyses et leurs réflexions sur les problèmes contemporains, dans une perspective qui déborde le cadre tant de la science économique orthodoxe que des autres disciplines des sciences sociales refermées sur elles-mêmes.

Dans une entrevue réalisée en 1995, Gilles Dostaler, cofondateur et premier président de cette association, rappelle en ces termes le contexte de l’époque :

1. Voir à ce sujet Louis Gill, « La grève étudiante de 1978 en économie à l’UQAM : l’enjeu du pluralisme et de la réflexion critique dans la formation universitaire en économie », Bulletin d’histoirepolitique, vol. 22, n° 2, hiver 2014, p. 189-235.

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Les années soixante-dix marquent […] le passage généralisé de l’interventionnisme keynésien, qui a marqué les trois décennies de l’après-guerre, à un libéralisme de plus en plus radical qui remet en ques-tion tous les acquis sociaux des dernières décennies. Ce libéralisme est étayé, sur le plan théorique, par un discours économique monolithique, posant l’écono-mie comme un organisme naturel mû par les lois du marché, au même titre que le système solaire par les lois de la gravitation.

Au printemps 2008, un petit groupe d’économistes lance l’appel Pouruneautrevisiondel’économie.Nous y affirmions que le « défi le plus fondamental qui se pose aujourd’hui à nous est de revivifier le pluralisme dans le discours économique en redonnant droit de cité aux conceptions économiques qui offrent une alternative au courant dominant en économie1 ». Cet appel a été appuyé par plus de 1 260 personnes du Québec, dont plus de 150 économistes. Il a conduit à la mise sur pied, en 2009, du site Économieautrement. Même si leur mission n’est pas de contester l’enseignement de l’économie, d’autres organisations québécoises spé-cialisées en économie dénoncent, sur le plan idéolo-gique, l’économie dominante. C’est notamment le cas de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) et de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS).

En ce printemps 2014, c’est à une nouvelle mobi-lisation étudiante sur la question de l’enseignement de l’économie à laquelle on assiste, qui prend appui sur la

1. Kamel Béji, Guy Debailleul, Gilles Dostaler, Bernard Élie, Frédéric Hanin, Sylvie Morel, Vincent van Schendel, « Pour une autre vision de l’économie »,Économieautrement,2008, < www.economieautrement.org/IMG/pdf/Pour_une_autre_vision_de_l_economie-4.pdf >.

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diffusion d’un manifeste (Pourunenseignementplura-listedel’économieauQuébec) :

Nous sommes étudiants et étudiantes en économie provenant des trois cycles universitaires et désirons, par ce texte, exprimer un malaise par rapport à l’enseignement que nous recevons. […] [I]l est impossible qu’un para-digme économique unique puisse nous permettre de saisir toutes les subtilités essentielles à une compréhen-sion satisfaisante des phénomènes économiques. C’est pourquoi nous revendiquons une approche pluraliste de l’enseignement de l’économie, qui permettra de briser le triple isolement (isolement des autres courants de pen-sée, de la critique et des autres sciences sociales) qui le caractérise présentement.

Ce groupe québécois a rallié un mouvement étu-diant international agissant dans le même sens et qui a fait une sortie remarquée, le 5 mai dernier, dans les médias de nombreux pays.

Du côté européen, l’Appeldeséconomistespoursor-tirdelapenséeuniqueest signé en France, en 1995, par environ 300 économistes, pour la plupart chercheurs et universitaires :

Lassés d’entendre le discours dominant selon lequel « les lois inexorables de l’économie mondialisée » inter-disent tout autre choix de société, ils ont voulu ouvrir un nouvel espace de débat public sur la politique éco-nomique, insistant sur sa dimension politique trop souvent gommée derrière la dimension technique. Ces économistes ont ainsi renoué avec la tradition de l’éco-nomie politique critique, aujourd’hui trop méconnue ou négligée1.

1. Appel des économistes pour sortir de la pensée unique, Lamonnaieuniqueendébat, Paris, Syros, 1997, p. 9.

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L’absence de pluralisme dans l’enseignement de l’économie est aussi l’une des raisons de la naissance, en 2000, dans les universités et grandes écoles fran-çaises, du Mouvement des étudiants pour la réforme de l’enseignement de l’économie.

Trop souvent, le cours magistral ne laisse pas de place à la réflexion, dénoncent ceux-ci dans une lettre ouverte. Parmi toutes les approches en présence, on ne nous en présente généralement qu’une seule et elle est censée tout expliquer selon une démarche purement axiomatique, comme s’il s’agissait de la vérité économique. Nous n’acceptons pas ce dogmatisme. Nous voulons un pluralisme des explica-tions, adapté à la complexité des objets et à l’incertitude qui plane sur la plupart des grandes questions en écono-mie (chômage, inégalités, place de la finance, avantages et inconvénients du libre-échange, etc.).

Publiée dans le quotidien Le Monde du 17 juin 2000, cette lettre a reçu, et assez rapidement, un net appui en provenance du milieu étudiant, auquel se sont ajoutées, côté enseignant, de nombreuses voix. L’initiative a conduit le ministre de l’Éducation natio-nale de l’époque, Jack Lang, à demander un rapport sur l’enseignement de l’économie. Ce mouvement étu-diant s’est étendu ailleurs en Europe et aux États-Unis. Aujourd’hui, le collectif étudiant français, Pour un enseignement pluraliste de l’économie dans le supérieur (PEPS), veut, à nouveau, en finir avec « cet enseigne-ment de l’économie étrangement déconnecté de l’his-toire qui s’écrit sous nos yeux ». Comme l’a rapporté la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre dans LeMondedu 17 avril 2013, l’ancrage des cours dans l’actualité et la mise en place d’une vraie pluridisciplinarité sont parmi ses revendications, que ce groupe défend également dans le cadre du mouvement étudiant international évoqué plus haut.