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Le Cahier du soir Nouvelle Danielle Ruffo Beyet

Le Cahier du soir - Furet du Nord

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Page 1: Le Cahier du soir - Furet du Nord

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soir

Le Cahier du soirNouvelle

Danielle Ruffo Beyet

8.72 571511

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 96 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 8.72 ----------------------------------------------------------------------------

Le Cahier du soir Nouvelle

Danielle Ruffo Beyet

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Il a neigé ce matin, juste un peu. C’est comme du

sucre en poudre sur les bourgeons des arbres et dans l’herbe. Il n’y en avait même pas assez pour que je fasse des traces avec mes bottes dans la rue.

Je n’aime pas la neige au mois de mars. J’ai envie que l’hiver s’en aille. Les cloches de Pâques vont partir pour Rome dans trois semaines. Je cueillerai des pâquerettes, des boutons d’or et des fleurs de sureau pour les tisanes de Maman.

Depuis que Papa est routier, il gagne plus d’argent et il ne veut pas qu’elle se fatigue les yeux à coudre pour des clientes. Elle est couturière, mais ce qu’elle préfère, c’est jouer du piano. Elle aurait pu devenir une « virtuose » dit mon père, mais les leçons coûtaient trop cher et mes grands-parents voulaient que leur fille apprenne un « vrai métier ».

Son vieux professeur l’aimait beaucoup et il lui a donné le Pleyel sur lequel elle avait appris quand il n’a plus travaillé.

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C’est le seul meuble que la bombe n’a pas cassé, à part nos lits, à Simon et à moi : un vrai miracle.

Simon, c’est mon frère, on est des faux jumeaux. Il ressemble à Maman. Il est beau, il a les yeux bleus et des fossettes quand il sourit. Moi, je suis maigre et j’ai les yeux marron. Je ressemble à Papa. Il m’appelle son « cactus », surtout à cause de mon caractère. Il paraît que parfois on ne sait pas « par quel bout me prendre ».

Grand-père disait : « C’est la musique qui a sauvé ta mère du désespoir après le malheur. »

Mais elle ne joue plus depuis que j’ai été malade. C’était au mois de janvier. En classe j’ai eu

beaucoup de fièvre et affreusement mal à la tête. Une ambulance m’a emmenée à l’hôpital. On a fermé mon école pour la désinfecter et les élèves de ma classe ont reçu une piqûre à cause de moi.

Mes parents se sont beaucoup inquiétés. Ils me répétaient qu’ils m’aimaient et qu’ils avaient besoin de moi. Ils disaient :

– Ne pars pas, Élise, reste avec nous.

Je ne voulais pas m’enfuir, pour aller où ? Je n’avais plus de forces !

Quand il a dû me tenir pour la ponction lombaire, Papa a pleuré. Ça m’a fait très mal, mais moins que ma tête.

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Tout le monde était gentil et s’intéressait à moi : une méningite, c’est rare et c’est grave.

Je suis restée un mois à l’hôpital.

Maintenant je suis guérie, enfin presque, à part les migraines et les cauchemars.

Après mon retour à la maison, tout est allé de plus en plus mal. Papa a abandonné son métier de cordonnier. Il a passé un permis pour conduire les camions. Maintenant, il fait des livraisons dans tout le pays avec son Berliet et il ne rentre plus tous les soirs. Il dort à Lille, Rennes, Strasbourg, Marseille… Je voyais tous ces noms sur la carte de France, près du tableau dans ma classe.

Je ne retournerai pas à l’école avant le mois d’octobre : je suis convalescente.

Quand Papa revient chez nous, Maman dort souvent dans mon lit. Ils se disputent beaucoup. Alors, je sors, je me promène, ils me laissent faire, pourvu que je mette un chapeau.

Dans la journée, je m’ennuie un peu, même si je préférais les jeudis et les dimanches, j’aimais bien aller à l’école.

En 1943, dans notre rue, il y a eu trois naissances à part celle de Simon et la mienne. La fille des épiciers et celle de nos anciens voisins du numéro 20, et le gendarme qui habite la première maison en bas, au numéro 2, a eu un garçon.

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On est tous les cinq au cours élémentaire, mes copines Françoise et Laure à l’école des filles du quartier de la mine, Georges et mon frère à l’école des garçons, juste en face.

On peut se voir d’une cour à l’autre. Il y a souvent des bagarres dans celle des garçons. Ils aiment se donner des coups de poing, mais pas Simon. Mon frère est gentil, il a un lance-pierre, mais il ne tue jamais d’oiseaux. Il pourrait, parce qu’il vise mieux que les autres. Il préfère lire et construire des cabanes dans les arbres.

Nos parents voulaient un seul enfant. Moi je suis arrivée la première et quelques minutes après, mon frère est né. Heureusement, parce qu’un garçon, c’est très important dans les familles à cause du nom.

Tout le monde était très content. Surtout Papa, il pourrait comme ça mettre sur l’enseigne au-dessus de l’échoppe : Germain et Fils.

On ne peut pas écrire Germain et fille : une fille ne peut pas devenir cordonnier. D’abord, on ne dit jamais cordonnière, pourquoi ?

Aujourd’hui tout le monde est à la messe : c’est Pâques. Il fait soleil. Je ne sais que faire. Mon père ne veut pas qu’on aille à l’église, il dit que les prières, tout ça, c’est des idioties et que si le Bon Dieu existait, il n’aurait pas permis que les bombes tuent tant d’innocents.

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Le grand-père de Françoise est couché. J’aime bien aller le voir. Il me raconte comment c’était avant, quand il était berger et qu’il y avait encore des loups, et puis la guerre, « La Grande », celle de 1914-1918.

Quand quelqu’un entre dans sa chambre, il fait semblant de dormir.

Ce matin, il n’a pas l’air content. Il est calé au milieu de ses oreillers :

– Tu es sortie sans chapeau ! Rentre chez toi, ta mère s’inquiète.

Comme j’ai très souvent mal à la tête, je dois toujours me protéger du soleil.

Le samedi matin on prend le tramway, Maman et moi, pour aller voir le docteur Beaumont. C’est lui qui m’a sauvé la vie. Il est neurologue à l’hôpital de Bellevue et il me questionne sur mes migraines et mes cauchemars.

Parce que, la nuit, je fais des rêves affreux. Je vois des incendies, des accidents, des gens morts. Pourtant je ne peux pas me souvenir du bombardement, j’étais encore un bébé.

Hier soir, Papa m’a dit :

– Je te promets, Élise, un jour je t’emmènerai en Amérique voir le meilleur chirurgien du monde. Il opérera ta jambe et tu marcheras comme les autres.

Je lui ai sauté au cou. C’était gentil, même si ce n’est pas vrai. J’ai vu tellement de médecins déjà, ça n’a servi à rien.

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– C’est pour toi que j’ai changé de métier a dit mon père.

Devant notre ancienne maison qu’on appelle « la maison écroulée », un militaire attend. Il est beau. Je le connais. J’ai vu sa photo sur le buffet chez mon amie Laure : c’est son oncle.

Je lui dis : – Il n’y a personne, toute la famille est à la messe.

Je m’appelle Élise, à cause de Beethoven ; ma mère est une grande pianiste.

Maman ne veut pas que je parle aux étrangers, mais je suis tellement seule !

– J’habitais ici avant, au numéro 22. Une bombe est tombée juste sur le toit et m’a cassé une jambe. Maintenant, notre appartement est en haut, au numéro 68.

Le soldat me sourit, mais il a l’air triste. Il ne répond pas et s’en va. Dommage !

Je remonte la rue pour rentrer chez moi. C’est une petite rue en pente mal goudronnée avec des maisons collées les unes aux autres, toutes du même côté. En face, il y a la « rise », et puis les buissons et plus haut, des jardins et le cimetière.

Souvent, deux familles vivent dans la même maison. Une au rez-de-chaussée et l’autre à l’étage. Les cuisines et les portes d’entrée sont sur le devant. À l’arrière, les fenêtres des chambres s’ouvrent sur des prés en pente, et puis la voie ferrée où passent les trains de marchandises

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et, tout en bas, au loin, Saint-Étienne. C’est beau la nuit quand toutes les lumières de la ville sont allumées. Elles remplacent les étoiles, l’hiver.

Notre rue est la plus haute et lorsque l’orage gronde, on entend chanter le vent dans les pylônes électriques.

Quand on joue dehors, on se salit beaucoup : les collines sont noires de charbon, on les appelle des crassiers.

Le quartier de la mine, c’est presque la campagne, on va chercher le lait à la ferme. On regarde traire les vaches. Près de l’étang, à côté des blés, un vieux berger garde quelques moutons. J’aime les maisons de ma rue. Elles sont vieilles mais, derrière toutes leurs fenêtres, il y a des amis.

Ici, on partage tout, les bonheurs et les malheurs. On s’aide. On se prête des sous quand il faut faire monter le docteur, et l’épicière fait crédit à la fin de la quinzaine avant que les Papas rapportent la paie. Ils sont presque tous mineurs. Il n’y a pas de riches. Nous, on n’est pas malheureux : Maman coud nos habits et Papa gagne bien sa vie maintenant avec son camion, mais il y a des gens très pauvres, alors quand on fait des bugnes, on leur en apporte. La fermière leur donne du lait et des œufs, parfois.

De temps en temps, les Mamans font une collecte de vêtements. Mais souvent les pulls, les jupes, les pantalons, quand ils ont été portés par tous les enfants

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d’une famille depuis l’aîné jusqu’au plus petit, sont déjà bien usés.

On a aussi Jean-Jean qui est handicapé. Il est dans une chaise roulante. On a peur de lui mais Maman dit qu’il n’est pas méchant.

Et puis le père Gautier, qui est si vieux, il a peut-être cent ans ! Quand il fait très beau, sa petite-fille le fait asseoir sur le banc devant chez eux. Moi je passe dans la « rise » s’il est dehors, parce qu’il soulève ma robe avec sa canne.

Notre ancienne maison n’a jamais été réparée. Les ronces poussent entre les murs cassés. On y trouve même de l’aubépine. C’est interdit d’y entrer et Papa dit qu’il y a sûrement des vipères.

Je vais aller jouer avec mon ours. Il lui manque un œil. Il a eu un accident comme moi. Simon est parti chercher des têtards à l’étang. Dans la cuisine, Maman repasse les chemises de Papa : on ne s’habille pas pour conduire un camion comme pour réparer les souliers.

Il voudrait qu’elle se remette au piano. Moi j’aimais bien quand les clientes essayaient leur robe derrière le paravent. C’était gai. Ma mère leur offrait le café. Elles parlaient beaucoup, de tout, du temps, du prix des choses, des chansons, du cinéma. Maman me donnait des petits bouts de tissu pour habiller mon ours et me fabriquait des « tricotins » avec les bobines vides.

– Tu es encore sortie sans chapeau, Élise ! As-tu mal à la tête ?