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seventeenth-century french studies, Vol. 33 No. 2, 2011, 103–13
© The Society for Seventeenth-Century French Studies 2011 DOI 10.1179/175226911X13166031973916
Le corps perdu et la solitude du poète: faillites du plaisir dans les Avantures de DassoucyJudith SribnaiUniversité d’Ottawa
Si Dassoucy propose, dans les Avantures, une réflexion sur l’usage et la pratique des plaisirs, il se plaint également des difficultés à partager ces plaisirs. Les obligations et les conventions sociales contraignent le corps et l’esprit et faussent l’expérience de la jouissance. À côté de ces espaces normés et hiérarchisés, le cercle d’amis ne parvient pas non plus à offrir une retraite où règne l’égalité, où la reconnaissance ne dépend pas d’une sou-mission au maître. Les amis, comme les grands et les mécènes, menacent le contentement du sujet. Dassoucy n’imagine donc pas de communauté de compagnons et de lecteurs favorable ou capable de lui donner la légitimité dont il a besoin. Ce manque, en plus du retard de la publication du récit, explique peut-être que les Avantures n’ont pas trouvé leur public: Dassoucy lui-même ne lui a pas donné de visage, se figurant comme un auteur incompris et un jouisseur solitaire.
keywords Dassoucy, corps, plaisir, roman, réception, amitié
Libertin (fauconnerie): se dit de l’oiseau de proie qui s’écarte et ne revient pas.
Littré, v.s ‘Libertin’1
Plaisirs de la table, fumet d’une épaule de mouton, goût de la libre promenade: les
Avantures de Dassoucy sont pleines de ces odes au contentement des sens et à la
satiété d’un esprit qui a appris à savourer les joies les plus simples.2 Le plaisir avive
les sens et rappelle au jugement et à la mémoire du sujet l’existence de chacune
des parties du corps. Leur tressaillement, leur besoin et leur satisfaction suscitent des
1 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, 4 vols (Paris: Hachette, 1873), III, p. 296.2 Charles Coypeau Dassoucy (1605–1677), Les Aventures burlesques de Dassoucy, éd. par. Émile Colombey
(Paris: A. Delahays, 1858). Cette édition à laquelle nous nous référons contient les deux récits de Dassoucy qui
nous intéressent ici: Les Avantures de Monsieur Dassoucy et Les Avantures d’Italie de Monsieur Dassoucy.
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pratiques particulières, quête de la jouissance, recherche de la jubilation et de la
plénitude, désir de l’autre qui n’est pas l’ennemi mais l’objet ou le compagnon de ces
délices. Mais, semble dire Dassoucy, le plaisir se goûte avant tout comme une douceur
solitaire. Dans cette jouissance de soi et de ses sensations, le personnage-narrateur des
Avantures explore et expose les particularités de son corps et, par elles, les détails
d’une félicité qui lui est propre. Le plaisir commence au moment de cette jouissance
qui isole un sujet qui ne fait plus corps avec l’État, la communauté ou le compagnon
et qui, enfin, retourne aux lois de la nature. En cela, la découverte et l’exposition du
plaisir sensuel possèdent une indéniable dimension critique à l’égard de catégories
morales, politiques ou religieuses3. Pour certains auteurs libertins un tel ‘souci de soi’
se prolonge ou s’amplifie dans un échange où il trouve une autre fonction: celle d’un
partage, parfois d’une confusion, grâce auquel les êtres se découvrent et se retrouvent.
Cyrano relate, par exemple, des rencontres amoureuses d’où naissent de nouveaux
corps et imagine ainsi d’autres sociétés possibles, réunion d’amis et d’amants.4 Dans
les Avantures, la contrainte sociale, ce que l’on doit à son maître ou à son mécène,
menace également la libre félicité du poète et Dassoucy semble lui aussi espérer
le bonheur d’une vie complaisante à l’écart des lois ordinaires. Pourtant, chez l’em-
pereur du burlesque, les plaisirs du corps ne conduisent pas à un heureux partage:
les plus belles amitiés ne résistent pas à la violence de l’ordre social. En cette fin de
dix-septième siècle, l’érotisme échoue à opérer la rencontre de soi et de l’autre, mais
aussi d’un auteur et de son public puisque, contrairement à l’Ovide en bel humeur
qui connut un vif succès, les Aventures sont un échec éditorial. De ce point de vue,
la représentation des plaisirs dans les Avantures peut aider à comprendre comment et
pourquoi en 1677 et plus tard Dassoucy eut du mal à trouver ses auditeurs.
La jouissance et la solitude
Le récit de Dassoucy retrace ce moment de l’existence où la découverte des plaisirs
est aussi celle de soi, d’une solitude heureuse, d’une harmonie ou d’un équilibre
physique et spirituel singuliers. Ce regard porté sur soi et cette attention déclarée à
ses plaisirs s’accompagnent d’un détachement à l’égard d’obligations sociales qui
détournent inutilement de la nature et de la juste mesure des plaisirs. La jouissance
opère ce retour du sujet sur lui-même. Mais il est moins question de dévoiler une
intimité ou une intériorité du ‘je’ que de rétablir les règles particulières d’une pleine
délectation du monde, manière de pouvoir l’habiter par les goûts et les sensations
qu’il procure à qui sait les apprécier.
Le narrateur raconte par exemple un de ses voyages à pied. Il insiste: cette
promenade n’est pas anodine car marchant seul, ‘sans fers au pieds’ ni ‘entraves aux
3 Sophie Houdard, ‘Vie de scandale et écriture de l’obscène: hypothèses sur le libertinage de mœurs au XVIIe
siècle’, Tangence, 66 (2001), 48–66.4 Il en est ainsi de la société amicale que forme le personnage-narrateur des États et Empires de Cyrano avec
ses amis Cussan et Colignac à l’écart des poursuites des Toulousains ou encore du banquet des philosophes
sélénites. Dans ce dernier cas, se mêlent les plaisirs de la chère, du sexe et de l’esprit et, des amours des amis
philosophes, naissent des enfants qui permettent aux pères de continuer à vivre sous d’autres formes. Voir
Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil, éd. par Madeleine Alcover (Paris: Champion,
2004), pp. 139–41, 171.
105LE CORPS PERDU ET LA SOLITUDE DU POÈTE
jambes’, les mains libres et ‘les bras pendants’, il échappe ostensiblement aux embarras
tyranniques de ‘Monsieur l’honneur’.5 Pour savourer pleinement les plaisirs qu’offre
la nature il faut d’abord abandonner les ornements et les contraintes qu’impose une
vie commune où le regard de l’autre pèse comme une possible condamnation:
Aussi, au lieu de m’accommoder à sa bizarrerie [de l’honneur], je l’accommode tant que
je puis à ma commodité et à mon humeur. Il m’importe peu qu’on me voye aller à pied,
pourveu que j’y trouve mon plaisir et ma santé. Quand je vais à pied, comme ce mouve-
ment est naturel, et que l’autre est contre l’intention de la nature, qui nous a donné
des pieds aussi bien qu’au reste des animaux, afin de nous en servir sans incommoder
personne, j’éprouve toutes les douceurs que l’exercice communique à ceux qui, comme
moy, en connoissent le profit et l’utilité.6
L’équilibre se détermine en partant de sa propre ‘commodité’, du plaisir qu’elle
apporte, pondération idéale de l’utile et de l’agréable7. Cette mesure se fait à l’aune
de la nature, c’est-à-dire d’un rapport retrouvé de soi au monde qui détourne du
regard extérieur (‘il m’importe peu que l’on me voie’) et des conventions de l’honneur
ou de la gloire. Dassoucy, l’espace d’un instant, ne se voit plus dans le regard
des autres et oublie les persécutions. La promenade à pied éveille les sens un à un
sans que le plaisir ne rappelle jamais le service rendu ni ne soit médiatisé par
les convenances. Le personnage sent ‘le velours vert d’un tapis herbeux’, contemple
ce qu’il veut, voit ‘couler les ondes et nager les petits poissons’, cueille l’aubépine,
étanche sa soif, ressent la faim et le plaisir du repas à venir. Tout le corps s’anime
dans ce moment où le bonheur est à la fois satisfaction des besoins et éloignement
des peines:
Pour en dignement parler, il faudroit avoir esté peregrinant comme moy, et pour le
persuader aux Roys qui manquent quelquefois d’appetit, il faudroit qu’ils eussent bû dans
le pas d’un cheval avec autant de soif et de plaisir que le grand Alexandre. Ainsi, après
avoir donné à la nature un peu plus qu’elle ne me demandoit, et avoir à grands coups de
dents et de verres imposé le silence à mes tripes, comme je suis en possession des plaisirs,
que, hors certains enfans de la rare simphonie, autre que moi ne seroit se donner, je faisois
venir mon teorbe et chanter mes Pages, et, de la mesme musique dont j’entretiens
quelquefois les plus grandes monarques, je ravissois les habitants du lieu.8
Avant de jouer pour le monarque ou les villageois, Dassoucy fait taire sa faim, s’offre
les plaisirs qu’un autre lui-même ne saurait se donner. L’onanisme ici suggéré, de
même que, plus haut, l’évocation du charitable valet qui chatouille la plante des pieds
ou ‘vous frotte le gras des jambes durant cét extatique ravissement’,9 soulignent ce
mouvement de retour sur soi, de cette attention portée à la vie physique, aux désirs
5 Dassoucy, pp. 41–42.6 Dassoucy, p. 421.7 Ceci pourrait ajouter au mouvement de ‘self-consciousness’ que Joan DeJean analyse, surtout du point de vue
de la langue et de la narration, dans les romans de son corpus. Voir Libertine Strategies: Freedom and the
Novel in Seventeenth-Century France (Columbus: Ohio State University Press, 1981), pp. 26, 142, 167. 8 Dassoucy, p. 44.9 Dassoucy, p. 43.
106 JUDITH SRIBNAI
naissant et expirant qu’il faut apprendre à écouter et satisfaire.10 Il n’y a pas de
musique, pas de plaisir offert à autrui sans ces premiers plaisirs offerts à soi et en
lesquels les sens s’aiguisent. Si, comme chez Épicure, le plaisir est un équilibre que
chacun négocie avec la nature, il n’est pas, chez Dassoucy, le seul silence imposé
définitivement aux souffrances. ‘Émotion douce’, chatouillement des sens’,11 le bonheur
ne s’atteint pas au moment où le sujet se libère du trouble mais dans les moments
accumulés de délices. Le devenir, dans cet éloge de la promenade, reste un fil brodé
d’instants, une collection d’émotions et de satisfactions sensuelles. Il ne s’agit pas d’un
apaisement mais bien d’une vitalité continue, d’un mouvement perpétuel de la nature
aux sens, des sens au désir, du désir à la satisfaction, de la satisfaction au plaisir.
Dassoucy, dont la sexualité même semble être une aventure solitaire, se libère de
toute pratique d’aliénation, la vie de son corps l’emportant un instant sur celle
du corps politique. Ailleurs, les lois sociales contraignent le personnage. Ainsi
dit-il s’ennuyer à la table des grands seigneurs car l’abondance écrase ses désirs et
l’obligation gâche son plaisir:
Mais, comme Dieu qui a fait tant de galans hommes à si un beau tour, ne m’a pas
tourné comme les autres, qui, pour la pluspart, sont plus amys des bons morceaux que
de leur liberté, moy qui suis plus amy de ma liberté que des bons morceaux et que de
la bonne chere, parmy ces continuels festins n’ayant pas presque loisir de respirer, je
m’ennuyois d’une si longue sequence de bons repas; quoy que les viandes fussent exquises,
et qu’il ne manquast rien à l’excellence de leurs sauces, je les trouvois insipides, pource
qu’il me manquoit cette sauce des sauces qui se nomme l’appetit.12
Parce que le corps de Dassoucy est le lieu de ses plaisirs, il en est aussi la mesure.
L’identité du sujet procède de ce geste liminaire d’appropriation des sens et de leur
satisfaction, dégagés de l’ordre des exigences et des hiérarchies sociales.13
Mais Dassoucy, tout en aspirant à ‘commander dans son petit Empire’, se heurte
à la volonté des princes et protecteurs sans lesquels il lui est difficile de survivre.
Le corps social et la hiérarchie qui le sous-tend mettent alors en péril le corps
singulier du personnage, malmené par l’obligation et le jeu des convenances. La
10 Sur ce mouvement qui, depuis la Renaissance, tend à singulariser le corps, voir Nicole Pellegrin, ‘Corps du
commun, usages communs du corps’, in Histoire du corps, 1, De La Renaissance aux Lumières ed. Georges
Vigarello (Paris: Seuil, 2005), pp.109–166.11 Dassoucy ne suit donc pas tout à fait Épicure qui, comme le rappelle Gassendi, favorise le plaisir comme repos
et immobilité et non comme émotion: ‘Cependant, il y a deux genres de plaisir, comme nous l’avons déjà
indiqué un peu plus haut: l’un peut être défini comme une sorte d’immobilité ou de repos (in statu, seu quiete),
au point de n’être rien d’autre qu’apaisement, calme, absence et exemption de trouble et de douleur; l’autre est
une sorte de mouvement (motu) et consiste donc en une émotion douce (suavi motione), une espèce de joie et
de gaieté, un doux chatouillement qui remue agréablement les sens, comme quand on mange et boit sous l’effet
de la faim et de la soif’. Traité de la philosophie d’Épicure, dans Libertins du XVIIe siècle, éd. par Jacques
Prévot, 2 vols (Paris: Gallimard, 1998), p. 627. C’est le premier type de plaisir qui, selon, Épicure, est le terme
de la vie heureuse. Sa temporalité s’oppose à celle, accidentelle et changeante, des émotions et des désirs qui
remuent l’âme et le corps et dont semblent jouir Dassoucy.12 Dassoucy, pp. 50–51.13 Cet affranchissement ne dispense pas Dassoucy d’établir un lien, y compris de nature sensoriel, avec ses desti-
nataires et protecteurs. Voir à ce sujet Christine McCall Probes, ‘Avez-vous senti Dassoucy: pour une rhétorique
des sens chez ‘l’empereur du burlesque’, dans Avez-vous lu Dassoucy, éd. par Dominique Bertrand (Clermont-
Ferrand: Presses universitaires Blaise Pascal, 2005), pp. 127–42.
107LE CORPS PERDU ET LA SOLITUDE DU POÈTE
jouissance de soi cesse dès lors que l’intérêt particulier se soumet à un désir étranger
et souverain.
L’empereur et le prince
La cour, l’école, la maison familiale sont des espaces à la fois attirants et repoussants
— attirants pour l’aisance sociale et le bien-être financier qu’ils apportent, repous-
sants pour les obligations et les soumissions qu’ils impliquent. Dans les Avantures,
Dassoucy témoigne de ce double rapport aux lieux de pouvoir et tente d’inverser
l’équilibre des forces: le centre n’est pas seulement le trône du Roi, le jardin de
Madame Royale, la Cour où se querellent les courtisans. Le ‘bienheureux centre’
c’est aussi la cave de l’hôtellerie où le ventre affamé s’emplit, où chacun savoure ‘des
plaisirs dont les Roys et les Princes ne sont point capables’.14 Par ces déplacements,
le personnage se dérobe à une géographie politique astreignante, rêvant un ailleurs où
la convivialité ne signifie pas soumission, où les familiarités se nouent entre égaux.
Pourtant, si le motif de la disgrâce est constamment présent dans les Avantures,
c’est que le personnage, poète et musicien, ne cesse d’occuper une situation de dépen-
dance matérielle et sociale à l’égard de ses mécènes. Parce qu’il ne peut survivre sans
leur protection et leur reconnaissance, il les séduit et les charme, il les loue et les
flatte. De nombreux panégyriques15 émaillent donc le récit d’un poète qui ressasse
dans le même temps l’obligation qu’il a envers ses protecteurs, ses efforts continuels
pour ‘mériter’ leur attention et leur argent. La sensation d’un ventre bien nourri,
l’accueil d’une oreille puissante procurent des satisfactions réelles au personnage.16
Elles lui rappellent aussi la fragilité de son état. Mais entre la condition de poète de
cour et celle de saltimbanque, Dassoucy ne choisit pas. Il continue d’aller entre ces
deux espaces, évoluant sur une frontière instable, cherchant à tenir une position à peu
près intenable.
Lorsqu’il arrive à Toulon, Dassoucy s’arrête chez le Chevalier Pol qui, quoi
qu’il ne soit pas encore commandeur, est déjà suffisamment riche et puissant pour
‘dénicher’ Dassoucy de son hôtellerie. L’épisode est symptomatique de l’attitude du
personnage qui n’eut refuser un bienfait qu’il considère en même temps comme une
charge:
Quelque impatience que j’eusse de passer les Monts, il me fallut de gré ou de force
m’arrester encore en cet endroit. Quoy qu’en ce temps-là le Chevalier Pol ne fust pas
encore commandeur, il fallut obéïr au Chevalier Pol qui, dès le lendemain après mon
arrivée, me vint dénicher de mon Hostellerie, pour me loger dans sa Vigne.17
Dassoucy admire la grandeur et l’opulence, ‘tant de chasse’, ‘tant de poisson’, toute
la générosité du Chevalier. Mais tout cela l’oblige à s’arrêter pour célébrer son hôte
et ainsi trahir un formidable écart de conditions:
14 Dassoucy, p. 43.15 Dassoucy, pp. 253–54, 267–72.16 Dassoucy, pp. 247–48.17 Dassoucy, pp. 213–14.
108 JUDITH SRIBNAI
Mon lict estoit tout de brocard et tout le reste de l’ameublement si riche que, bien que
ma casaque fust toute dorée comme un Calice et mon pourpoint de toile d’argent, quand
je me dépouillois pour aller au lict, je ne sçavois où mettre mes hardes, tant que j’avois
peur (voyant ces meubles si rares et si precieux) de les offenser en leur honneur et
contaminer la propreté d’un si beau et si brillant reduit.18
Avouer la magnificence du Chevalier revient à confesser sa propre pauvreté: le
rapport hiérarchique maintenu avec ses maîtres est l’inévitable représentation de sa
faiblesse. Dans les Avantures, le protecteur généreux est un soleil aux rayons desquels
il est bon de se chauffer,19 une divinité qui gratifie de sa pitié.20 Dassoucy s’épuise à
mériter cette pitié à laquelle il finit par soumettre son art. Ainsi se met-il en Italie à
la musique dévote et devient lui-même ‘la plus dévote personne du monde’, pour
satisfaire leurs Altesses royales:
Aussi, durant quatorze mois que je demeuray dans cette Cour, il n’est pas croyable
combien j’employay de soins pour le meriter: je ne laissois passer aucune occasion pour
me rendre necessaire.21
Poète de cour parmi d’autres, déjà exilé par rapport à la cour de France et persécuté
par ses ennemis, Dassoucy rivalise de son mieux avec les autres musiciens de Madame
Royale. Dépendre de la bienveillance de l’un c’est inévitablement subir la jalousie des
autres.22 Dans les cours royales, les coups bas sont courants et le poète se voit
deux fois emprisonné: par ses protecteurs qui imposent leurs règles et leurs humeurs,
par des ennemis qui veulent sa perte parce que, comme lui, ils courent après la
reconnaissance.23
De ce point de vue, la cour, comme la demeure ou la table du mécène, est l’exact
envers de la liberté et du plaisir recherchés par Dassoucy. Elle possède ses règles,
impose ses obligations. Dans ce contexte, les dons ne sont que ‘généreuse persécution’
parce qu’ils enchaînent le poète à un rapport d’échange inégal et contraint. Ayant fait
la connaissance d’un ‘honnête marquis’ que ses chants et la voix de Pierrotin ont
charmé, Dassoucy est invité à passer chez lui plusieurs jours.24 Les ‘bontés’ que lui
témoigne cet ami puissant le soumettent inévitablement à sa volonté:
Aussi, quelque instance que je fisse envers cet autre Jupiter-Hamon pour me permettre de
m’en aller le lendemain, comme je ne pouvois me deffendre de ces civilitez, je ne pûs
encore me défendre de ses prieres; bon gré, mal gré, il fallut luy promettre de demeurer
encore huit jours auprés de luy, et, pour m’engager davantage encore à souffrir cette
douce violence, il me pria de montrer quelques-uns de mes airs à sa femme.25
18 Dassoucy, pp. 214–15.19 Dassoucy, p. 240.20 Dassoucy, pp. 253–56.21 Dassoucy, p. 261.22 Dassoucy, pp. 239–40, 248, 310.23 C’est ce qui anime la querelle avec Boileau. Contre ses attaques, Dassoucy revendique le bon goût de la cour
‘si fine et si éclairée’, (Dassoucy, p. 89). La rivalité poétique est aussi une rivalité institutionnelle. 24 Dassoucy, pp. 48–49.25 Dassoucy, p. 49.
109LE CORPS PERDU ET LA SOLITUDE DU POÈTE
Les ‘prières’ du grand seigneur ont valeur d’injonction. ‘Douce violence’, ‘genereuse
persecution’26 ou ‘honneste captivité’,27 Dassoucy ressasse dans ces oxymores la
situation antinomique dans laquelle il se trouve: d’une part, le désir, voire le besoin,
de profiter des civilités et des grâces qui lui sont offertes; d’autre part, la contrariété
de perdre sa liberté en acceptant un don qui n’est pas synonyme d’échange mais
d’obligation et de sujétion. De même, lorsqu’il parvient finalement à quitter le
marquis et sa femme, il doit accepter de laisser son âne pour partir à cheval:
De sorte que, ne pouvant résister à des offres si galantes et à des complimens si spirituels,
je consentis, pour mon malheur, à ce qu’il voulut, et m’accorday à ses desirs, mais non
pas pourtant sans quelque secrette repugnance, car ce cheval, que l’on m’avoit préparé,
me paraissoit un terrible sire.28
De fait, la brève excursion de Dassoucy provoque un épisode burlesque où ce ‘proche
parent de Bucéphale’ finit par mettre son cavalier par terre aussi doucement que s’il
avait été ‘porté par un coup de foudre ou abattu par un coup de la lance de Roland
le furieux’. Après négociations, le personnage parvient à continuer sa route à pied non
sans la crainte d’être de nouveau rattrapé par son persécuteur:
M’estant donc affranchy de cette persecution cavaliere et me retrouvant en ma premiere
liberté, je me mis en chemin, mais non sans regarder souvent derriere moy comme
un homme qui craint les Sergens, tant j’avois peur de revoir le visage persécutant de ce
Cavaleriste persecuteur.29
La syllepse de sens sur l’adjectif ‘cavaliere’, la situation extravagante du personnage
(poète de cour devenu fugitif et poursuivi par son protecteur), ou encore la comparaiso n
emphatique (‘comme un homme qui craint les Sergens’) servent le burlesque de
l’aventure. Mais elles témoignent en même temps de la gêne d’un personnage
devenu prisonnier du bon vouloir de son maître. Le jeu sur la figure de dérivation
‘persécuter’, ‘persécuteur’, ‘persécution’ le signale: l’excès de civilités devient une
marque cruelle d’incivilité, l’hospitalité se transforme en tyrannie. De la même
manière, la comparaison à l’homme qui redoute les ‘sergents’ rapproche de façon
significative les multiples séjours en prison du personnage et l’obligation de se
soumettre à la loi des grands. Il faudrait pouvoir s’affranchir également de l’un et de
l’autre.
Les règles de l’hospitalité et de la civilité oppriment dès l’instant qu’elles reposent
sur une hiérarchie sociale déséquilibrant l’économie des plaisirs. Dassoucy rêve d’un
espace situé à l’écart du regard public et des conventions de la cité, lieu où le plaisir
du particulier n’est plus troublé par la convenance sociale:
Mais quoy que la table de ce genereux Seigneur fust exemte de la plus grande partie de
ces incommoditez, comme on s’ennuye souvent d’estre trop aise, je ne laissois pas de m’y
ennuyer. Il me sembloit que j’estois plus heureux à ma table, pource que j’y avois plus
26 Dassoucy, p. 60.27 Dassoucy, p. 56.28 Dassoucy, p. 57.29 Dassoucy, p. 61.
110 JUDITH SRIBNAI
d’appetit, plus de joye et plus de liberté. Car enfin est-il un plus grand plaisir au monde
que de commander dans son petit Empire, d’y estre maistre de son plat, et d’y recevoir,
au sortir de la broche, une éclanche de mouton encore toute brûlante?30
Mobilisant l’idéal épicurien d’une satisfaction mesurée des plaisirs naturels,31 et la
critique cynique de la norme commune,32 Dassoucy imagine un autre lieu où il ne
serait pas toujours exposé comme écrivain nécessiteux, un ‘petit empire’ où l’échange
des plaisirs ne serait pas soumis à la morale ou la dépendance financière. Le geste est
révélateur pour un auteur dont les mœurs sexuelles sont le fond d’une argumentation
qui lui coûtera sa place ainsi que son statut d’écrivain et de musicien. Dassoucy ne
professe pas un repli sur soi, de même qu’il ne prend pas clairement parti pour une
sexualité réservée à la sphère privée et échappant au jugement du seigneur ou du
mécène. Il tente en revanche de penser le plaisir et sa réalisation sociale non pas à
partir de celui qui y pourvoit mais à partir de ceux qui en jouissent. C’est la condition
d’un échange qui ne dissimule pas un assujettissement. Le plaisir éprouvé dans les
tavernes et les hôtelleries est celui d’un échange immédiat: Dassoucy a faim, il mange,
boit et offre sa musique qui ravit les auditeurs présents, leur découvre ‘les joies du
paradis’.33 Grâce à son théorbe il obtient ‘les grâces de la servante et du valet, et par
conséquent toûjours du bon vin et des draps blancs de lessive, dans lesquels étendu
de tout [son] long parmy l’odeur de la lavende’ il s’endort ‘au croassement des
grenoüilles, d’un sommeil de roze’.34 Dans ces lieux frontières, ni marginaux ni
officiels, s’épanouit librement la musique du poète itinérant.35 Cette facilité d’une
transaction sans avilissement explique le paradoxe d’un séjour en prison qui, quoique
terrible, est aussi un moment heureux. Pendant que, justement, juges, procureurs et
Messieurs s’empêtrent dans des ‘contestations et renvois de civilités’, Dassoucy doit
encore rester quelque temps ‘durant lequel il ne se passa aucun jour que [il] fusse
visité par quelqu’un de la compagnie joyeuse de ces beaux esprits de Montpellier qui,
pour entendre Pierrotin, [lui] faisoient des repas de Luculles’.36 Le poète fait du lieu
30 Dassoucy, p. 53.31 Comme le note Ronald W. Tobin, la réflexion de Dassoucy sur l’hospitalité reprend une critique épicurienne
de la goinfrerie, défaut dont il accuse Chapelle. ‘Les Aventures de Dassoucy ou l’odyssée d’un gosier’, dans
Avez-vous lu Dassoucy, pp. 241–56.32 Dassoucy utilise la figure de Diogène à plusieurs reprises, notamment pour ironiser sur la puissance du Roi
(Dassoucy, p. 7) ou pour critiquer la trop cérémonieuse table des grands seigneurs: ‘Quel plaisir, à l’exemple
des sages chiens qui se mocquent de nous quand on leur en jette les os, premièrement de les bien ronger
comme eux, et puis aprés les avoir bien rongez, les casser adroitement sur la paume de la main: et, pour
montrer à ces sages chiens que nous sommes pour le moins aussi sages et aussi fins qu’eux, d’en tirer la moelle,
et la convertir en nostre propre substance!’ Dassoucy, p. 54. La comparaison au chien permet de se réappro-
prier la critique cynique de certaines conventions sociales. Voir à ce sujet Michèle Clément, Le Cynisme à la
Renaissance: d’Érasme à Montaigne (Genève: Droz, 2005), pp. 60 sqq. 33 Dassoucy, p. 44.34 Dassoucy, p. 44.35 Pour reprendre les analyses de Dominique Maingueneau dans Le Discours littéraire: paratopie et scène
d’énonciation (Paris: Armand Colin, 2004), ces lieux de passage, à la frange des institutions, que sont les
hôtelleries ou les tavernes, accueillent la voix paratopique du poète. De même, la prison est une transition
et un espace d’attente entre la liberté et la condamnation, lieu interstice où Dassoucy trouve un certain
accomplissement. 36 Dassoucy, pp. 143–44. Dans ces échanges, Pierrotin devrait, selon Dassoucy, rester un instrument de séduction,
une voix capable de gagner l’attention de l’auditoire (Dassoucy, pp. 49, 81). Mais il s’avère plutôt la cause de
sa perte, celui par qui arrive le drame (Dassoucy, pp. 18, 95–99, 129).
111LE CORPS PERDU ET LA SOLITUDE DU POÈTE
de réclusion un lieu d’expression, transforme la captivité en affranchissement: au
moment où le sujet subit la contrainte politique sous une forme particulièrement
violente, il se libère en partie des ‘généreuses persécutions’ ordinaires et entre dans un
véritable échange.
Ce ‘centre bienheureux’ se mesure à l’aune d’une physique des plaisirs du sujet: là
où il se satisfait, là où il n’est pas soumis. Autour de lui rayonne le ‘petit empire’ où
les biens se négocient librement, c’est-à-dire à l’abri du regard du seigneur ou du
mécène. En ce sens, la taverne, l’hôtellerie de même que la prison sont des alternatives
aux magnificences et aux rivalités assassines de cour. Ce ne sont pas des lieux
protégés: Dassoucy y est détroussé,37 volé, il perd au jeu,38 le séjour au cachot est
un supplice. Mais ils constituent néanmoins des ‘hétérotopies’,39 en bordure des
institutions ou des lieux de pouvoir, déjouant les règles de la civilité.40 Pourtant,
jamais Dassoucy ne se tourne définitivement vers l’un ou l’autre lieu. Comme
écrivain, musicien et joueur, il ne cesse d’osciller entre les espaces qui lui offrent la
reconnaissance mais l’emprisonnent et ceux où il jouit avec liberté mais reste invisible
à ses protecteurs. La tentative d’inverser le centre et la périphérie échoue chaque fois
que le personnage cherche à nouveau la grâce d’un mécène. Car Dassoucy rêve un
espace impossible où il pourrait être à la fois exposé publiquement comme poète et
vivre en privé comme bon lui semble. La scénographie des Avantures repose sur ce
fragile entre-deux: le sujet y est poète intégré et exilé, musicien reconnu et joueur
allant à pied, innocent et coupable, libre en prison, prisonnier dehors. Il fréquente le
bouge et la cour, écrit, vit sur et de ces intervalles entre le visible et le caché, le permis
et l’interdit, le grand et le bas-fond. Dans cet espace intermédiaire fleurit l’identité
alternative et hétérogène d’un être qui doit rester dans les réseaux hiérarchiques
d’échanges et de reconnaissance tout en continuant d’évoluer dans ces lieux familiers
où s’acquiert une relative indépendance scripturaire et existentielle. Là seulement se
cultive la singularité politique et littéraire du ‘je’, cet héroïsme paradoxal. Elle réside
dans ce constant maintien de postures a priori contraires, revendiquées et exhibées
comme telles — impossible décision de l’une ou l’autre, d’un lieu ou l’autre. Si,
penseur du plaisir solitaire, Dassoucy ne trouve pas les lecteurs qu’il vient chercher
trop tard, c’est donc aussi qu’il invente un sujet d’une extraordinaire complexité et
qui ne possède pas de lieu, échappant ainsi à une certaine forme de reconnaissance.
Le personnage reste pérégrinant sur ces lieux interstices où l’anachronisme et
l’hétérotopie, pour être le signe de sa singularité, sont aussi le lieu de sa solitude.
Impossible amitié
Par ces dérobades ou ces oscillations, Dassoucy manque ses lecteurs; à cause d’elles
il échappe à toutes sociabilités qui le soutiendraient. Cette situation s’aggrave du fait
37 Dassoucy, pp. 157–60.38 Dasspicuy, pp. 101, 149–50.39 Ces régions où Dassoucy échappe aux règles du monde extérieur et à la pesanteur de ses conventions
s’apparentent en effet à ces ‘contre-espaces’, ‘lieux réels’ mais autres lieux que Michel Foucault nomme des
‘hétérotopies’. Voir Le Corps utopique. Les hétérotopies (Paris: Lignes, 2009), pp. 26–27.40 Voir par exemple l’opposition entre le combat du Savoyard et de Triboulet (Dassoucy, pp. 90–95) et les incom-
modes civilités de la table des maîtres.
112 JUDITH SRIBNAI
que, contrairement à d’autres, Dassoucy ne met pas en scène une société amicale
rassurante et protectrice: Molière, Chapelle, ou Cyrano finissent par lui tourner le
dos.41 Car la vie affective ou amoureuse est toujours menacée par la société civile, ses
inégalités et ses représentations: les amitiés de Chapelle et Cyrano deviennent l’enjeu
d’une rivalité publiée et irréparable. L’amitié particulière devient vengeance publique
de sorte que le plaisir, l’échange et l’affection intimes finissent par être exposés aux
yeux de tous pour se soumettre à un ordre social et moral contraignant et dangereux.
Les amis sont fuis, les jeunes amants sont douteux.
Le lien qui unissait Dassoucy et Chapelle est présenté dans les Avantures comme
d’une très rare qualité. Chapelle était le seul vrai ‘ami’:
Sa generosité, son esprit et sa conversation m’estoient cheres, et quoy qu’il n’eust pas lieu
de m’estimer beaucoup, il ne laissoit pas d’admirer en moy avec peu de raison ce que
j’admirois en luy avec beaucoup de justice. Je ne pouvois vivre sans luy, et lui avoit de la
peine à vivre sans moy.42
Mais l’amitié tourne à l’amertume: Dassoucy accuse Chapelle de médisance et
de mensonge après que ce dernier a ‘publié’ ces relations pédérastes avec le jeune
Pierrotin dans le récit de son Voyage. La vengeance, comme offense publique,
remplace brutalement la brève amitié, lien privilégié entre égaux. Le lien entre amis
et amants, qui pourraient constituer un à-côté institutionnel, un espace où la jouis-
sance de soi devient jouissance de l’autre et échange, semble voué à l’échec. Cyrano,
Chapelle, Dassoucy, chacun raconte et publie les crimes qu’il sait être impardonnables
sur un plan moral et politique. Une lettre de Cyrano qui circule sans doute dès 1650,43
comme le Voyage de Chapelle et Bachaumont qui semble avoir aussi circulé sous
forme manuscrite avant sa publication, font perdre à Dassoucy ses soutiens et sa
place à la Cour. Ce dernier répond de manière équivoque dans deux éditions des
Rimes redoublées en 1671 et en 1672.44 Avant cela, dans une lettre datée de 1665,
Dassoucy à son tour accuse Cyrano d’homosexualité. Cette querelle et les réponses
de Dassoucy éclairent en partie le retard de la publication des Avantures dont le
privilège date du 13 octobre 1670 pour la première partie mais dont les deux parties
ne paraissent qu’en 1677. L’introduction dans les Avantures de la lettre contre
Chapelle, qui fut censurée dès 1672, a pu notamment provoquer la réticence des
libraires à imprimer le texte.45 Par conséquent, si Dassoucy sent la nécessité de se
venger des mauvaises langues pour être aimé des autres — son public, ses protecteurs
— sa réponse vient trop tard. Le débat est clos depuis quinze ans. Les lecteurs
ne s’intéressent plus à la querelle de même qu’il ne sont plus séduits par un style
burlesque dont Dassoucy continue de se réclamer. Cet anachronisme accentue une
solitude que l’auteur met en scène dans ces récits.
41 Molière, avec qui Dassoucy entretient des liens assez étroits, confie, en 1672, la musique du Malade imaginaire
à Marc-Antoine Charpentier. Il perd aussi l’appui de Corneille pour qui il avait écrit la musique
d’Andromède.42 Dassoucy, p. 193.43 Composée sans doute en 1650, la lettre ‘Contre Soucidas’ paraît en 1654 dans les Œuvres diverses de M. de
Cyrano chez Charles de Sercy (Lettres satyriques).44 Voir Madeleine Alcover, ‘Un gay trio: Cyrano, Chapelle, Dassoucy’, dans L’Autre au XVIIe siècle, éd. par
Ralph Heyndels et Barbara R. Woshinsky (Tübingen: Narr Verlag, 1999) pp. 264–75. 45 Dassoucy est, par ailleurs, occupé par ses démêlés avec la justice et la publication de La Prison de Monsieur
Dassoucy (1674) et les Pensées de M. Dassoucy dans le Saint-Office (1676) où il tente de se défendre.
113LE CORPS PERDU ET LA SOLITUDE DU POÈTE
Ces péripéties éditoriales montrent que l’idéal amical ne résiste pas aux contraintes
sociales: les amours interdits sont sanctionnés et le plaisir intime ne trouve finalement
d’autre issue que la solitude. Pierrotin lui-même, s’il est un amant, est aussi une
source de conflit et de déboires constants.46 Le corps du sujet et ses plaisirs ne
trouvent pas de communauté retirée et protectrice où s’épanouir. Il n’y a pas de jardin
épicurien, pas de banquet de philosophes, ni de joyeuses sociétés comme dans le
Francion de Sorel.47 Dassoucy, qui ne cesse d’osciller entre lieux marginaux et lieux
légitimant, figure une relation à l’autre toujours inaboutie. Cette situation incertaine
se prolonge dans la difficulté à se donner un public, réunion d’amis et d’égaux.
En ce sens, la démarche des Avantures semble paradoxale. Les attaques de
Dassoucy contre Cyrano ou Chapelle doivent rétablir l’image bafouée du poète.
Ridiculiser l’ennemi, mettre les rieurs de son côté, prétendre à la gloire littéraire sont
autant de manières de se venger en désamorçant les accusations et la crédibilité de
l’ennemi. Mais pour que la vengeance existe il faut qu’elle soit reconnue et consentie
par le lecteur. De fait, l’auteur cherche l’assentiment du ‘genereux lecteur’, celui qui
n’est ni ‘sot’ ni fou,48 qui saura passer au-delà de la condamnation publique. Pourtant
l’offense n’a pas l’effet escompté, ni en 1677 ni plus tard. Suivant la première
publication, les Avantures et les Avantures d’Italie restent séparés comme deux
discours distincts et inaudibles. Les Avantures sont étouffées, d’une part, par le succès
de l’auteur comme poète burlesque, d’autre part, par l’extraordinaire efficacité
avec laquelle les ‘ennemys’ de Dassoucy l’ont réduit à un pédéraste, auteur de peu
d’envergure. Elles semblent, enfin, souffrir de l’absence d’un auditoire conciliant
et légitimant. Le seul public bienveillant à l’égard du vieil empereur est celui des
prisons et des tavernes, mondes intermédiaires qui n’apportent pas la légitimité qu’il
recherche. Ailleurs, les amis se révèlent les pires juges, le milieu mondain est trop
incertain, les censeurs ont abandonné le burlesque. Le retard des Avantures est
aussi l’impossibilité à imaginer un public qui puisse passer outre le jugement des
contemporains, outre les hiérarchies sociales et les réseaux institutionnels. Il n’y a pas
de corps commun et amical qui puisse se substituer à un corps politique contraignant.
De même que la position d’écrivain que l’auteur s’invente est intenable, il semble
que le lecteur qu’il appelle de ses vœux soit introuvable au dix-septième siècle. Il est
frappant que Dassoucy, dans l’élaboration de ses récits, se montre si sensible à la
nécessité de se venger pour être aimé et que la réception du texte révèle sur ce point
une telle faillite. L’image du lecteur, autre corps et autre voix qui le disculperait des
accusations injurieuses, reste insaisissable.
Note on the contributor
Judith Sribnai vient de terminer une thèse en cotutelle (Paris IV-Sorbonne/Université
de Montréal) portant sur les figurations du sujet dans les romans à la première
personne et les textes philosophiques du XVIIe siècle en France. Elle est actuellement
en stage postdoctorale à l’Université d’Ottawa.
Email: [email protected]
46 Dassoucy, sections I, 9; II, 7; II, 18.47 Comme chez Cyrano, le banquet entre amis y est l’occasion d’un libre partage des corps et des esprits. Voir
Charles Sorel, Histoire comique de Francion, éd. par Fausta Garavini (Paris: Gallimard, 1996), pp. 387–410.48 Dassoucy, pp. 103–16.