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This article was downloaded by: [Simon Fraser University] On: 12 November 2014, At: 16:44 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Loisir et Société / Society and Leisure Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/rles20 Le couple à l’épreuve du désengagement sportif : accompagnements, arrangements et tensions Pascaline Guiot a & Fabien Ohl b a Université de Strasbourg, Équipe de Recherche en Sciences Sociales du Sport, EA 1342, 128 Rue du Blanc Noyer, 67220 Lalaye, France b ISSUL, Faculté des SSP, Géopolis, 1015 Lausanne, Suisse Published online: 08 Aug 2014. To cite this article: Pascaline Guiot & Fabien Ohl (2014) Le couple à l’épreuve du désengagement sportif : accompagnements, arrangements et tensions, Loisir et Société / Society and Leisure, 37:2, 262-279, DOI: 10.1080/07053436.2014.936165 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/07053436.2014.936165 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly forbidden. Terms &

Le couple à l’épreuve du désengagement sportif : accompagnements, arrangements et tensions

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This article was downloaded by: [Simon Fraser University]On: 12 November 2014, At: 16:44Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registeredoffice: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK

Loisir et Société / Society and LeisurePublication details, including instructions for authors andsubscription information:http://www.tandfonline.com/loi/rles20

Le couple à l’épreuve dudésengagement sportif :accompagnements, arrangements ettensionsPascaline Guiota & Fabien Ohlba Université de Strasbourg, Équipe de Recherche en SciencesSociales du Sport, EA 1342, 128 Rue du Blanc Noyer, 67220 Lalaye,Franceb ISSUL, Faculté des SSP, Géopolis, 1015 Lausanne, SuissePublished online: 08 Aug 2014.

To cite this article: Pascaline Guiot & Fabien Ohl (2014) Le couple à l’épreuve du désengagementsportif : accompagnements, arrangements et tensions, Loisir et Société / Society and Leisure, 37:2,262-279, DOI: 10.1080/07053436.2014.936165

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Le couple à l’épreuve du désengagement sportif : accompagnements,arrangements et tensions

Pascaline Guiota* and Fabien Ohlb

aUniversité de Strasbourg, Équipe de Recherche en Sciences Sociales du Sport, EA 1342, 128 Ruedu Blanc Noyer, 67220 Lalaye, France; bISSUL, Faculté des SSP, Géopolis, 1015 Lausanne, Suisse

(Received 11 October 2012; accepted 06 April 2013)

At the end of a sporting career, triathletes are often living as a couple and the cessation ofsport has an effect on the their relationship. While a large part of the existence and identityof the couple is dedicated to the triathlon, disengagement from sport undeniably changesthe gender balance. The allocation of roles is not a linear process in a couple, and theeffects of giving up sport have not really been studied. Therefore, this article focuses onhow couples deal with the various ways a sporting career comes to an end, which arecharacterized by changes in direction and temporary or permanent cessation. Sex, roles,age, social class, respective commitments or the fact of having children are variables takeninto account in this analysis. The survey is based on interviews conducted with 10 couples.The analysis suggests that the disengagement from sport depends on how compromise wasestablished during the sporting career. Between those who support their partner’s sportingcareer, those who share it intermittently and those who pursue their own activities even tothe exclusion of the other, the way to manage disengagement can vary depending on thesituation and the roles assigned to each person.

Keywords: couple; sport; disengagement; career; gender

En fin de carrière, les triathlètes vivent souvent en couple et l’arrêt de la compétitionsportive a des effets sur la trame conjugale. Alors qu’une grande partie de l’existenceet de l’identité du couple est consacrée à la pratique du triathlon, le désengagementsportif en modifie indéniablement les équilibres. L’organisation des rôles au sein ducouple n’est pas un processus linéaire et l’effet du désinvestissement sportif n’a pas étévraiment étudié. Par conséquent, cet article propose de comprendre comment lesdifférentes modalités de fin de carrière, caractérisées par des bifurcations, des arrêtstemporaires ou définitifs, se négocient au sein du couple. Le sexe, les rôles, l’âge,l’appartenance sociale de chacun, les modes d’engagement respectifs ou la présenced’enfants sont autant de variables prises en compte dans l’analyse. Notre enquêtes’appuie sur des entretiens effectués auprès de 10 couples. L’analyse des donnéessuggère que le désinvestissement sportif dépend du mode de compromis établi pendantla carrière. Le rapport au désengagement est en lien avec les rôles assignés à chacunselon l’existence d’un accompagnement, d’un partage intermittent de la passion spor-tive ou de pratiques plus indépendantes, voire exclusives.

Mots clés : couple ; sport ; désengagement ; carrières ; genre

Introduction

Les différentes modalités de retrait de la pratique sportive ont, lorsque le sport a uneemprise importante pour l’un ou l’autre membre, des conséquences sur l’organisation

*Corresponding author. Email: [email protected]

Loisir et Société / Society and Leisure, 2014Vol. 37, No. 2, 262–279, http://dx.doi.org/10.1080/07053436.2014.936165

© 2014 Université du Québec à Trois-Rivières

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conjugale. Le désengagement est un moment important d’une carrière et se situe à un âgeoù une grande partie de la population vit en couple. Car certains sports, comme letriathlon qui nous sert de terrain d’observation, sont à maturité tardive. Aussi le conjointest de fait « accompagnateur » de l’arrêt. Il participe à une histoire de vie où s’entremêlentles éléments biographiques ordinaires avec les investissements et désinvestissements subiset choisis de la sphère sportive. Les formes et effets de ces processus ne sont pas lesmêmes selon les différentes façons de vivre le sport et le couple. Ce travail s’intéresseprincipalement à l’articulation entre les formes de désengagement du sport et les rôles etidentités de chacun au sein du couple. L’affirmation de l’individualité est un élémentcentral des arrangements du couple (De Singly, 2000). C’est le cas de l’affirmation d’uneidentité individuelle par le sport, souvent très forte, qui peut entrer en tension avec lesprojets du couple ou du conjoint.

Peu de travaux de sociologie traitent de cette question alors que le quotidien d’uncouple dont l’un, voire les deux, est très investi dans un sport est fortement déterminé parcet engagement. Aussi cet article propose de comprendre comment les couples composentavec le sport en portant une attention plus particulière sur les fins de carrières, momentsimportants dans lesquels les conjoints doivent inventer de nouvelles sociabilités conju-gales. Le détachement de la pratique sportive peut renforcer les liens ou, au contraire, lesdéfaire. Parce qu’il accapare le conjoint, le laisse indifférent ou n’est pas partagé,l’investissement sportif est potentiellement conflictuel. Il apparaît que la division sexuéejoue un rôle important dans ces couples : hommes passionnés et femmes accompagna-trices est l’arrangement le plus courant. Comme la pratique du triathlon est chronophage,elle scande davantage le temps du couple que d’autres activités et implique l’éloignement,l’accaparement et la fatigue. Si ce sport s’apparente très vite à une activité professionnelle,en termes de temps et de choix de mode de vie, il ne permet généralement pas d’en obtenirdes revenus, ni un statut de professionnel. Le temps sportif s’ajoute au temps de travail ets’impose très souvent au détriment du temps à deux. En conséquence, l’arrêt et le brusqueexcès de temps commun peuvent constituer un moment de basculement de la vieconjugale, imposant des ajustements non sans conséquences. Nos observations permettentd’identifier trois configurations principales qui différencient les couples et structurent laprésentation de nos résultats : un engagement sportif des deux conjoints avec undésengagement concerté; l’un des conjoints n’est pas pratiquant et accompagne ledésengagement selon différentes modalités; les deux conjoints pratiquent, mais les arrêtssont décalés. Quels que soient les cas de figure, un élément central de la compréhensiondes effets du désengagement nous semble se structurer autour des croyances en la valeurde l’engagement dans le sport.

Différents travaux sociologiques ont abordé les reconversions professionnelles volon-taires, forcées ou choisies, progressives ou brutales (Negroni, 2005), ou les reconversionsreligieuses (Hervieu-Leger, 1999), en explorant ces moments particulièrement importantsdes parcours de vie par une attention aux différentes formes de croyances qui y sontassociées. Les sportifs en fin de carrière et leurs proches peuvent être confrontés à cettenécessité de lâcher prise sur la culture sportive et d’organiser une autre vie. La notion de« carrière », au sens de Hughes (1996) et des interactionnistes, en particulier dans sesdimensions morales, permet de bien comprendre la temporalité des processus de conver-sion au sport et de désengagement. L’arrêt de la pratique sportive fait en effet suite à unephase d’engagement, voire de conversion à l’image des prêtres étudiés par C. Suaud(1978), puis une phase de désengagement. Les différents moments des carrières seconstruisent en interaction avec d’autres personnes, que ce soient des pairs, la familleou des accompagnateurs, et des organisations avec leurs propres règles. Des changements

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dans les pratiques, mais aussi dans des dispositions morales sont identifiés dans desdomaines très différents comme l’hôpital (Goffmann, 1968), les professions artistiques(Perrenoud, 2007) ou encore des personnes anorexiques (Darmon, 2003). Cette perspec-tive est intéressante pour comprendre des engagements professionnels comme des occu-pations impliquant fortement les personnes comme c’est le cas pour la danse (Sorignet,2004) ou pour différents sports (Bertrand, 2009; Brissoneau, Aubel, et Ohl, 2008).

Le terme de « désengagement » recoupe l’arrêt total ou partiel de la compétition, unéventuel changement de pratique et de niveau d’expertise. Il définit différentes modalitéspossibles de désinvestissement. Les études sur l’engagement donnent des clés pourcomprendre le désengagement et ses effets sur la biographie ou l’affirmation d’uneidentité (Fleuriel, 2004; Kaufmann, 2004). L’observation des processus mobilisés par unindividu pour investir et désinvestir une pratique sportive est l’objet d’autres travaux(Forté, 2006). Les recherches montrent également que cet investissement est soumis à desvariations d’intensité, dans le temps et selon le sexe (Penin, 2012).

Si les différents travaux traitent de ces processus en tenant compte essentiellement desbiographies et des caractéristiques des acteurs ainsi que des situations qui infléchissent leschoix, le regard demeure focalisé sur les individus alors qu’ils sont rarement isolés. Lalittérature traite en effet des institutions et de leurs effets, ou encore des titres sportifs etdes ressources économiques et culturelles, mais elle semble ignorer les conjoints.Pourtant, le temps est un facteur déterminant de « l’usure » du couple (Duret, 2007).Ainsi, selon les rôles du conjoint au long de la carrière, souvent accompagnateur de laproduction de la performance sportive, les moments d’arrêt peuvent bouleverserl’économie conjugale. C’est ce que cet article propose d’explorer en prenant le cas decouples confrontés à l’arrêt de la compétition d’au moins l’un des conjoints et enmobilisant l’idée qu’une fin de carrière doit être comprise dans ses interactions avec latrame conjugale.

Méthodologie

L’enquête a été engagée par une phase exploratoire dans laquelle des questionnaires decontact sur les carrières sportives et les biographies ont été utilisés. L’outil a été adapté aufur et à mesure pour sélectionner les questions les plus aptes à rendre compte du parcoursde vie des personnes interrogées. Cela a permis d’appréhender la dynamique des change-ments selon les situations ou les événements biographiques.

Le recueil de données a ensuite été effectué à l’aide d’entretiens semi-directifs. Lesquestions ont été structurées par indicateurs et selon la temporalité du parcours de vie puisen particulier par les grands moments de consécration de la carrière et l’émergence d’unerelation de couple. Cette façon de procéder a permis d’identifier des thèmes transversauxréutilisés pendant la phase d’approfondissement, lors d’entretiens plus compréhensifsauprès des personnes interrogées à la fois en couple, et/ou en solo. En dehors d’un cas,les personnes ont été interrogées en deux temps, d’abord lors d’une première enquête surleur fin de carrière. Ils ont été contactés en utilisant les réseaux de connaissance dans lemilieu du triathlon français, ce qui a permis de contacter les compétiteurs déjà retirés. Puisils ont été sollicités pour participer à la deuxième enquête sur les couples. Cela a permisde prendre en compte la temporalité des changements en s’appuyant sur leurs récits de vie(Bertaux, 2005). Les relations interpersonnelles et les moments de changement, personnelet du couple, les « crises » conjugales autant que les ruptures de carrières en lien avec desévénements (blessures, paternité, maternité, projets immobiliers, changements profession-nels. . .) ont été des thèmes centraux des questionnements. En raison de refus de participer

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à l’enquête, ou de réponses inconsistantes, le réseau à été étendu à un partenaired’entraînement venant du cyclisme dont la configuration des liens entre le couple etl’engagement sportif était intéressante. Des femmes et des hommes, d’âges et de situationsconjugales et sportives diverses ont composé un échantillon qui devait permettre d’ob-server la diversité des configurations possibles.

Pour examiner les effets de l’arrêt de pratique sportive sur l’organisation conjugale etfamiliale, il a été choisi de traiter de couples dont au moins un est, ou a été, uncompétiteur fédéral. Soit un investissement à haut niveau qui correspond à environ 15 à20 heures d’entraînement hebdomadaire voire, en période de stage, jusqu’à 39 à 42 heuresde sport auxquels il faut ajouter d’autres tâches (nutrition, mécanique, entretien, analysedes parcours, documentation, préparation des plans d’entraînement, etc.). Cette occupationne se distingue pas d’une activité sportive professionnelle d’un point de vue de l’engage-ment. En revanche, peu de personnes en tirent des profits suffisants pour en faire leurprincipale source de revenus, ce qui leur impose de composer avec une activité profes-sionnelle principale à laquelle ils ne s’identifient que très peu. Ils sont cadres ouenseignants dans la fonction publique notamment, ou encore chefs d’entreprise ouemployés. En dehors d’Arsène, employé menuisier, le niveau d’étude de ces sportifs estau minimum bac +3.

Plutôt que de les multiplier, les cas ont été approfondis par un suivi sur trois ou quatreans. Outre les questionnaires préparatoires, les informations indirectes (connaissance dumilieu en tant qu’ancienne triathlète à haut niveau), la presse spécialisée, la pressequotidienne régionale, de façon systématique pour les personnes concernées (moteur derecherche), ont été utilisées. Comme l’idée était de suivre les couples dans leur chemine-ment, des entretiens informels lors des compétitions ou des entraînements ont égalementété mobilisés. Des correspondances par courriel ou par les boîtes de dialogue des sitesinternet ont également été des moyens de collecte. La population enquêtée ayant uncapital culturel assez élevé, cela a facilité l’envoi de quelques lettres de témoignage quicomplétaient les entretiens. Les démarches réflexives ont été engagées avec les personnesdans la durée. Il était plus accessible et plus pertinent de réaliser plusieurs échangesinformels que de multiples entretiens formels.

Dix personnes de notre premier échantillon ont accepté de poursuivre la collaborationce qui a permis ensuite d’interroger 10 couples dans un premier temps. Comme ils’agissait de prendre en compte la temporalité des processus, la collecte des informationss’est poursuivie avec des échanges de courriels, des vues croisées au sein du couple et desinformations indirectes sur la situation des couples. Les deux partenaires ont été entendusensemble pour six couples. Dans un septième couple, momentanément séparé, seule lafemme, sportive, a été entendue. Le huitième est en fait devenu un témoignage écrit d’un« ex » concubin d’une triathlète. Enfin les neuvième et dixième couples n’ont pas étéjusqu’au bout de l’enquête. Les données exploitables portent au total sur 15 informateurs,dont sept femmes (cinq sportives et deux conjointes non pratiquantes) et huit hommes(sept sportifs et un « ex » conjoint, non pratiquant).

Quatre couples font du sport ensemble : deux dans les mêmes pratiques, à savoir letriathlon, deux autres dans des pratiques différentes, mais apparentées au triathlon. Quatreautres couples ne font pas de sport ensemble. Seul l’un d’entre eux est sportif. L’autreaccompagne et partage activement, ou non, le conjoint pratiquant, selon des modalitéspropres à chacun.

Deux femmes et trois hommes dits « accompagnateurs » font également partie del’échantillon. En dehors d’un couple, les enquêtés avaient entre 30 et 45 ans au momentde l’enquête, c’est-à-dire à un moment de bifurcation de leur carrière sportive. Un couple

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était composé de retraités, âgés d’une soixantaine d’années, où l’homme, ancien sportifprofessionnel dans les années 70, était reconverti depuis près de 38 ans au moment del’enquête. Ce dernier cas a été précieux pour croiser les regards sur l’itinéraire de leur filsAlain et de sa compagne Sandra (voir infra), mais également pour comprendre l’accom-pagnement et le désengagement dans un contexte différent.

Désengagements sportifs et arrangements du couple

Une première enquête antérieure, sur les fins de carrières (2003-2006), a permis d’établirtrois constats principaux sur l’organisation des couples dont l’un des membres est sportif.D’une part, il apparaît que la carrière de l’un ou des deux conjoints détermine les modesd’organisation propres à chaque couple. D’autre part, il semble exister différentes formesd’arrangement, choisies ou subies, lors du désinvestissement sportif de l’un ou des deuxconjoints. Enfin, le désengagement dépend de la façon dont le couple est organisé, dudegré d’investissement dans la pratique et du moment de la carrière du sportif.

Ces observations ont permis de repérer différents types de sociabilités conjugales chezles personnes interrogées. La catégorisation n’est pas construite a priori, elle résulte del’analyse des matériaux empiriques collectés. Une attention particulière a été portée auxrapports à la pratique, aux affirmations des identités et à l’organisation des rôles dans lasphère domestique et sportive. De nombreuses nuances et situations hybrides qui évoluentdans le temps selon l’histoire du couple permettent de nuancer les modes d’organisationidentifiés. À cet égard, la phase de désinvestissement du sport est un momentparticulièrement important, fait de flottements durant lequel les couples inventent denouveaux arrangements. Cependant, il y a des dissymétries dans le désengagement,comme dans l’engagement sportif. Les arrêts peuvent être simultanés ou non.

Le premier mode d’organisation identifié correspond à des carrières caractérisées parun investissement sportif des deux conjoints pour lequel les effets du désinvestissementsportif dépendent des modes de sociabilité du couple. Le second mode est l’arrêtaccompagné, « de près » ou en retrait « de loin », par le conjoint non pratiquant selondifférentes modalités. Le troisième correspond à des retraites décalées ou inachevées. Cestrois cas typiques nous permettent de comprendre les effets variables du retrait de lasphère sportive selon les types de compromis adoptés par les couples.

Engagement des couples et désinvestissement sportif

Des goûts, des engagements et des réseaux sportifs semblables conduisent à des situationsd’homosociabilités conjugales construites autour du sport. Les conjoints fréquentent laplupart du temps des gens qui vivent comme eux, de la même passion avec les mêmescontraintes. Marianne et Bruno, jeune couple de triathlètes, se sont rencontrés grâce à leurpassion commune et ont failli se séparer en raison, notamment, de cette dernière.

Bruno : . . .deux égoïstes vivant ensemble, mais à côté l’un de l’autre, réunis puis séparés parnotre pratique et surtout par la compétition.

Marianne : On finissait par se faire la compét’ entre nous. . . à chaque entraînement et mêmeautour, dans le quotidien, le repas type, l’hygiène de vie.

Dans les faits, chacun a préparé « ensemble » un Ironman (compétition à label,correspondant à environ 4 km de natation en milieu naturel, 180 km en vélo et 42 km

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en course à pied), se livrant le jour de la course, et surtout après, à une compétition d’ego.Marianne a devancé son partenaire d’entraînement et conjoint le jour « J ». Ils avouentque leur couple a dû surmonter une crise à ce moment-là. D’ailleurs, il y a un légerdécalage d’interprétation de la notion de compétition ainsi qu’une relative tension, aumoment d’un entretien, deux ans après les faits. Aujourd’hui, ils ont pour projet communde construire leur maison et de faire des enfants. Même si le triathlon est encore ettoujours une grande partie d’eux-mêmes, les tensions et les enjeux se sont déplacés :

Marianne : Avec la construction, on parle enfin d’autre chose.

Bruno : Maintenant on s’accompagne dans un autre projet, avec moins de tension, moins depassif. . . de passion peut-être aussi! Mais on pratique encore pour l’entretien.

Bruno a cessé de s’entraîner « comme un pro ». Il a retrouvé un travail commeingénieur, sa formation initiale, et construit des chalets en bois. Marianne, éducatricesportive territoriale, entraîne un club de triathlon. Elle espère un jour refaire descompétitions : « Je ne regrette pas d’avoir arrêté et je suis sûre de pouvoir en refaire un,un jour », comme si elle estimait ne pas avoir été au bout de son projet. Marianne et Bruno,pour la première fois, se sont désengagés de leurs fonctions de bénévoles de l’organisationdu grand triathlon de leur ville. Leur désengagement sportif partagé n’est pas vraimentressenti comme une difficulté parce qu’il se fait en même temps que d’autres projetscommuns plus significatifs : se marier, construire un chalet et faire un deuxième enfant.

Un autre cas, Françoise et Jérôme, est celui d’une sociabilité conjugale hétérogène. Ilssont pratiquants à un haut niveau de compétition, mais ils ne partagent pas les mêmesactivités et n’ont pas le même réseau relationnel. Françoise, professeure de mathématiquesdans un collège, est une triathlète par « intermittence ». C’est-à-dire que pendant lessaisons de récupération, elle s’entraîne en vélo de route, en course à pied et en natationavec des partenaires triathlètes. Elle est en couple avec Jérôme, un « ex-sportif de hautniveau », lui aussi, depuis 11 ans. Le sport est le fondement de leur relation. Mais lesentraînements communs se sont raréfiés dès qu’ils ont commencé à habiter ensemble,quatre ans après leur rencontre. Le sport est devenu le territoire individuel de chacun quiles sépare progressivement :

on s’est beaucoup éloignés au fur et à mesure des années. C’est. . . chacun pour soi, chacunson entraînement. . . Là, ça fait peut-être 2 ou 3 ans qu’on s’est plus entraînés ensemble.Enfin. . . vraiment entraînés, c’est-à-dire où il se mette à mon niveau pour faire une sortie derécup. . . .

Les sociabilités liées à la pratique sont très individuelles : chacun existe dans sonengagement propre et rien n’est vraiment commun dans le temps de la pratique, même sides échanges existent au sein du couple. Avec l’arrivée d’un enfant, les temps de pratiquese dissocient encore davantage. Le foyer joue alors un rôle de liant commun avec unedivision : lui s’occupe de la maison, elle assure les « obligations maternelles ».Contrairement au couple précédent, les projets communs ne conduisent pas à arrêter lapratique sportive intensive, seulement la compétition et pour Jérôme dans un premiertemps. L’arrivée d’un enfant, réduit les entraînements mais chacun conserve sa pratique etle temps individuel qui y est lié. Pour Jérôme et Françoise, le désengagement est rendudifficile par l’usage important du sport comme affirmation de soi. Ce que les autres projetscommuns (maison, enfant) du couple menacent. Leur cheminement est le reflet decompromis. Jérôme ralentit son engagement sportif. Françoise s’arrête pendant sa

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maternité, puis reprend après. Ils arrêtent alors définitivement la compétition à hautniveau. Leur pratique change de nature, elle devient familiale et d’entretien.

Les modalités d’accompagnement de l’arrêt

Lorsqu’un seul des deux conjoints pratique le sport intensivement, l’arrêt de la pratiqueprend plusieurs formes. Il peut être tour à tour : une source de tension, lorsque le couplene partage pas la passion du sport et que l’arrêt est attendu, mais pas franchement réalisé;l’occasion de créer des moments communs malgré un engagement dissymétrique; unmoment propice à la genèse d’un projet familial de transmission du goût sportif.

La dissymétrie des efforts de conciliation de Sabine et d’Arsène

Le désengagement peut se faire par un retrait de la compétition, sans véritable arrêt depratique. Ce qui a priori ne change rien dans l’organisation conjugale pour le couple deSabine et Arsène. Elle est à côté de lui sans pour autant partager sa passion. Leurs réseauxsociaux sont distincts, leurs occupations aussi. Leur couple est en crise au moment del’entretien. La cause avancée est le « faux » arrêt de la carrière sportive d’Arsène et lalassitude de Sabine de se soumettre aux « injonctions de conciliation » (Lapeyre et LeFeuvre, 2004) alors que son conjoint poursuit assidûment sa carrière sportive.

Lassée d’organiser sa vie autour de la passion de son compagnon, Sabine se retire duprojet sportif auquel elle se consacrait :

Je m’occupais plus du tout de lui, j’oubliais des machins, je me faisais engueuler. C’était descrises pas possibles et je lui ai dit : « Écoute, à partir de maintenant, c’est fini, tu t’occupes detes affaires du début à la fin, je ne touche plus à tes affaires de sportif... » Mais au début, jem’occupais beaucoup de ses affaires. . . .

L’arrivée des enfants et surtout leur croissance, agit comme un révélateur de ladissymétrie de la participation à la vie de couple et de son organisation autour du projetsportif masculin, à l’image des modes de conciliation que l’on observe dans le domaineprofessionnel (Pailhé et Solaz, 2010). Si son rôle de jeune mère l’accapare dans lespremiers temps, lorsque les enfants grandissent Sabine ne supporte plus ledésengagement familial d’Arsène :

Au début quand ils étaient petits, quand Serge était petit, j’allais encore pas mal avec, bonbeaucoup moins, beaucoup moins, mais. . . ça allait. Et t’es pris par les enfants, tu te rends pascompte et puis petit à petit quand les enfants grandissent, tu te rends compte que. . . du coup,t’es coupée du monde parce que lui n’a jamais rien arrêté. Il a toujours continué. . . je me suisrendue compte que. . . les rares fois où je sortais avec, je connaissais plus personne. . . Je ne luiai jamais interdit de faire du sport parce que je sais très bien que c’est pas possible, de toutefaçon pour lui c’est vital. Ça, je comprends très bien et. . . mais. . . l’après-sport qui a souventété source de conflits entre nous.

Elle le supporte d’autant moins que le réseau social n’est plus partagé du fait de saprise en charge des contraintes liées aux enfants :

Du coup je suis allée beaucoup moins par exemple, aux courses de vélo et maintenant. . .quasiment plus. J’y vais peut-être une ou deux fois l’an avec lui parce que justement avant,je. . . je connaissais tout le monde au bord de la course. Je discutais avec tout le monde,j’avais des amis. . . .

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Le seul moment de conciliation d’Arsène est plus dû à une blessure qu’à la « paternité ».Pourtant il s’est beaucoup investi lors de la venue au monde de ses deux enfants :

Moi, j’ai repris le boulot, lui, il était encore à la maison (rire de Sabine), après mon congé dematernité. Donc, au début, c’est lui qui gardait le bébé. . . et après . . . il a eu son accident devélo, aussi. . . Donc, il était de nouveau arrêté quatre à cinq mois.

Sabine rappelle qu’il s’agit d’une « coïncidence » liée à ses blessures, puis à unaccident sportif : « En fait. . . c’est. . . de toute façon une coïncidence, mais. . . maintenant,tu me fais penser à ça. Serge, il a eu un mois. . . il s’est blessé au hand, il s’est déchiré lesligaments. Donc, il était arrêté pendant 6 mois. . . » .

Arsène revendique des compétences domestiques et dit « savoir tout faire » et ques’occuper de ses enfants, comme le fait leur mère, n’a pas été un problème : « C’est vraique les enfants, je m’en suis occupé. . . mais c’est vrai, autant que Sabine. . . par la forcedes choses, peut-être. Mais en fait, je m’en suis occupé. . . ». Autrement dit, il a lesentiment d’avoir accompli son devoir. « Je les langeais, je leur donnais. . . tout ce qu’ilfallait. . . je veux dire. . . Je savais tout faire ».

Mais cette implication n’est que temporaire et cautionne le prolongement de satrajectoire sportive alors que pour elle, l’arrivée des enfants constitue une rupture dansl’organisation de son temps. Sabine s’est vite retrouvée seule chez elle : « Il savait toutfaire, c’est sûr. Mais bon, très vite, il a repris dès qu’il était de nouveau. . . Il s’estd’ailleurs rééduqué plus vite que. . . la normale. . . parce qu’il voulait absolument revenir,revenir, revenir ». Loin d’arrêter Arsène, l’accident l’a poussé à s’accrocher et à reprendrede plus belle, au désespoir de Sabine, conciliante et acceptant de mettre sa propre vie enretrait parce que l’accident est un choc émotionnel pour lui :

C’est clair, ça a été très dur. Après le lendemain, il pleurait et tout « Ça y est, c’est fini pourmoi le vélo. . . » Mais. . . il était désemparé. Je pense que c’est suite aussi à cet accident, quemaintenant, il. . . enfin, moi je le ressens comme ça, il. . . souvent, il me dit « Laisse-moi vivre» parce qu’il a été tellement près. . . il a été tellement près de la mort, qu’il se rend compte quec’est à un cheveu, que du jour au lendemain, il peut ne plus être là donc. . . il faut qu’il profite,qu’il vive, qu’il vive, donc j’ai pas le droit de lui interdire. . . j’ai pas le droit de lui interdirequoi que ce soit. Parfois c’est dur.

Sabine remplit donc ce rôle « d’auxiliaire » dans le couple (De Singly, 2002) quiconsiste à se mettre au service des engagements de son conjoint comme cela se faitclassiquement pour les projets professionnels des hommes. Pourtant, il ne s’agit que d’unloisir et Arsène n’en tire pas de revenus. Mais la légitimité du sport est telle que Sabinetravaille même à temps complet pour permettre à Arsène de travailler à 80 %, afin dedégager du temps d’entraînement. L’arrêt de carrière d’Arsène, annoncé, mais pas réalisédans les faits, est source de tension parce que la conciliation et le sacrifice ne concernentque Sabine.

Désengagement de la pratique et effets sur l’accompagnement en retrait

Les expériences de vies organisées autour de la pratique du conjoint, en général celle deshommes, ne sont pas uniformes. Si les arrangements sont généralement source de tensionmalgré des efforts significatifs des femmes pour s’adapter aux hommes, en particulier parune prise en charge plus importante des tâches domestiques, ils ont été vécus positivementpar Nicole et Bernard, le couple le plus âgé de notre échantillon. Nicole n’est pas

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pratiquante. Elle a accompagné Bernard dans son travail de professionnel du cyclisme.Les moments forts de sa carrière sont vécus comme constituants de l’histoire du couple. Ily a même eu une transmission familiale de ce goût sportif qui renforce la valorisation del’engagement sportif. Nicole, accompagnatrice de la carrière de son mari, concilie aussi lerôle de mère qu’elle endosse volontiers en suivant la carrière de son fils, Alain.

L’interview est menée à leur domicile. En plus du garage, une pièce entière au sous-sol, l’ancienne chambre du fils, est consacrée aux trophées divers de courses (coupes,médailles, photos), des deux cyclistes de la famille. Le reste de la maison est agencé parNicole. Ce couple se construit pendant la carrière sportive de Bernard. Ils se marient etprennent un appartement à 20 kilomètres de leur lieu de naissance. Ils font leur uniqueenfant durant cette période, faite de moments partagés et nettement séparés. « J’ai étéprofessionnel de 64 à 69. . . que du vélo. . . exactement. . . de 25 ans jusqu’à 30 ans. . .Marié pendant la carrière. . . Alain est né en 69. . . en fin de carrière ». Leur mise en coupleest tardive pour leur époque. Il reste ici un récit enchanté, 40 ans après, de ce passéorganisé autour de la carrière de Bernard :

Le manger, l’entraînement. . . tout, oui. Tout tournait autour du vélo. . . On sortait quandmême. Si. . . y avait quand même. . . c’est vrai qu’il avait hâte de rentrer. Les plus bellespreuves d’amour qu’il m’a données, c’est quand il faisait des critériums en Bretagne. . . il semettait dans la voiture à 11 heures du soir et il traversait toute la France et le matin à 9 heures,il était chez moi. (Nicole)

Ayant normalisé l’idée que la femme devait jouer un second rôle et s’adapter à lasituation professionnelle de son mari, l’investissement sportif de Bernard ne lui posait pasde problème, Nicole jouant le rôle d’accompagnatrice, à distance le plus souvent, et defemme au foyer. Et dans le contexte des années 1960, cela n’était pas une difficulté. Ellel’attendait le plus souvent au domicile conjugal et quand elle allait parfois le rejoindre surles lieux de compétition, elle rencontrait d’autres femmes de coureurs qui partageaient lesmêmes expériences :

C’était une belle vie, j’ai eu la chance de. . . y a pas beaucoup de femmes qui ont vécu la vieque j’ai eue et c’est vrai qu’on a beaucoup voyagé. . . on a connu beaucoup de monde. Enjanvier, février, on louait une maison sur la côte, j’étais avec lui. En septembre, on était enBretagne pendant les critériums, j’étais quand même souvent avec lui. Et puis, il y avait unebonne entente entre les femmes de coureurs. . . .

Cet accompagnement est « heureux » parce que l’engagement sportif ne s’ajoute pas àun autre engagement professionnel et que, dans un contexte où l’accès des femmes autravail était plus restreint, il ne vient pas contrarier la façon dont Nicole s’affirme.

Un accompagnement empêché par un faux désengagement du sport

Ces modèles de vie de femme au foyer ne sont pas envisagés par les autres femmesinterviewées de la génération suivante. Hommes et femmes revendiquent une existenceautonome du couple et du conjoint. Certes, les femmes sont plus facilement conciliantes ets’impliquent plus souvent dans la vie domestique, en particulier en prenant en charge lesenfants en bas âge, mais elles ne se revendiquent pas seulement dans ce rôle. Les pèrespeuvent aussi s’impliquer dans l’éducation des enfants, notamment quand ils grandissentet partagent leur passion sportive sur le modèle du « faire ensemble » et qui fonctionnebien avec la pratique sportive. Les biographies de Quentin et Natacha attestent bien des

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différenciations sexuées des engagements et désengagement dans la pratique et de leurseffets sur les arrangements du couple et plus largement de la famille. Quentin et Natachasont séparés depuis un an, après 23 ans de mariage. Natacha s’est désengagée de sapratique du ballet nautique à la naissance de sa première fille, pour devenir accompagna-trice de son mari cycliste (carrière longue, de 20 ans en compétition), puis de leur secondefille. Quentin, 44 ans au moment de l’enquête, affirme que :

Elle était. . . très fière de moi, des années vélo, puisqu’on s’est connus à l’âge que va avoirMadeleine bientôt à 17 ans. A l’époque, elle était sportive aussi puisqu’elle pratiquait le balletnautique, une discipline artistique, mais qui nécessitait quand même des heuresd’entraînement. . . donc elle comprenait les obligations que peut avoir un sportif. Elle étaittrès fière de moi au travers des résultats. J’ai changé de sport à la trentaine après 20 ans depratique cycliste, je suis rentré dans le monde du chien. C’est un milieu où elle a moinspartagé mes passions, mais elle m’a quand même suivi, on va dire, dans quasiment tous lespays d’Europe pendant une bonne dizaine d’années et au travers des résultats deMadeleine1. . . jusqu’au niveau mondial, donc elle est partie dans toutes les galères, tous lesweek-ends. . . Partout, elle a suivi en tant que maman, en tant que. . . compagne. . . »

La socialisation sportive de Madeleine par Quentin semble exclure progressivementNatacha de la vie sportive de Quentin, puis de sa fille. Au début de sa relation, elle suitson compagnon et sa dernière fille, dans leurs sports respectifs (cani-cross, puis triathlon).« Être ensemble » a été totalement confondu, pour la dernière fille et son père, avec le« faire ensemble » caractéristique de sociabilités des hommes (Guionnet et Neveu, 2004,p. 174) : les lieux, les temporalités, les habitudes et les goûts sont quasiment identiques.Le sport est prioritaire. Quentin et Madeleine forment à ce titre un duo atypique, d’où lamère a été exclue peu à peu. Actuellement en instance de divorce, avec la garde de sadeuxième fille, Quentin a le sentiment que :

Ça a créé un lien très fort et ça peut même peut-être poser un problème de complicité à unemaman. Moi, je le vois avec le recul. Je pense qu’à un moment donné si ma femme n’a plustrouvé sa place dans ma pratique sportive ou dans mes passions, elle a aussi vu son enfants’éloigner d’elle au travers de cette pratique. . . peut-être. Je m’avance peut-être. . . [. . .]Madeleine était de toute façon de plus en plus proche de moi et s’éloignait de sa mère.Bien qu’elle était présente aux compétitions, mais plus au travers des entraînements, de toutecette passion. . . .

Madeleine a 16 ans et pratique le triathlon depuis deux ans en section sportive aulycée. Elle a décidé de donner résolument une orientation compétitive à son parcourssportif et une orientation sportive à sa vie. Elle présente les caractéristiques de la vie surdeux fronts des triathlètes étudiés dans notre première phase d’étude. Il admire sa fille,assujettie à la pratique sportive de compétition et, regrettant de ne pas avoir eu un garçon,semble avoir joué le rôle de socialisateur aux normes sportives « masculines » sur unmodèle parfois qualifié de « socialisation inversée » (Mennesson, 2007) :

On espère toujours quand on a un enfant que l’enfant suive un petit peu les traces qu’on acreusées avant que ce soit dans le même sport ou dans un autre sport. . . Au départ, Madeleineest ma deuxième fille, donc au départ, je me suis dit « Mince, ça aurait été mieux d’avoir ungarçon », mais bon, au travers d’autres sports qu’elle a pratiqués avant, elle a dépassé mesespérances. Elle est arrivée au meilleur niveau puisqu’elle a eu un titre, elle a eu 7 titres enFrance, un européen et un titre mondial, donc j’aurais pas pu espérer mieux d’un garçon.

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Madeleine a suivi son père lors des compétitions et y a rencontré d’autres enfants, desgarçons, qui ont aussi renforcé une socialisation sportive horizontale. Quentin juge que leprocessus « s’est fait, ça s’est fait naturellement. . . par le fait qu’elle m’a suivi, pas dansles compétitions vélo, mais dans les compétitions de courses de chiens et. . . c’est venu parelle-même, c’est elle qui en a fait la demande [. . .] ».

Le désinvestissement apparent de Quentin ne constitue pas un véritable arrêt ni unereconversion, mais plutôt un prolongement de son implication à travers la carrière sportivede sa fille d’une part, et de l’autre un changement de support de ses engagements :

J’ai couru pas qu’en cani—cross en cani—cyclo—cross ou V.T.T.—canin. . . dans le sport ona des relations par rapport aux sports qu’on pratique donc dans les 20 ans que j’ai passés dansle vélo, j’ai noué des relations dans le milieu du cyclisme. Dans le monde de la course dechiens, pendant 10 ans, j’y ai noué des relations et dans le triathlon ensuite, j’ai trouvéd’autres personnes. Donc, il est clair qu’on côtoie plus les gens qui pratiquent la mêmediscipline que soi. . . on n’a pas toujours le temps de multiplier les contacts avec les autresmilieux donc le sport isole quand même. . . ça fait le vide, réellement ça fait le vide autour desoi. Ça fait le vide au niveau des amis, ça peut faire le vide dans la famille aussi.

Le retrait est en effet rendu difficile parce que Quentin implique sa fille dans le milieudu sport, ce qui lui permet de décliner et de prolonger son engagement sportif en letransférant d’une autre façon, et en raison d’un réseau social qu’il décrit comme essen-tiellement organisé autour de ses engagements sportifs successifs.

Les retraites décalées ou dissymétriques et leurs effets sur la vie conjugale

Un désengagement inachevé

Dans les cas d’engagement sportif des deux conjoints, l’arrêt de pratique de l’un peutbouleverser les relations de couple comme dans le cas de Jérôme et Françoise, couple desportifs déjà étudié. Au moment de son désengagement dans la compétition, il influencepeu à peu l’itinéraire sportif de sa compagne et sa trajectoire de femme. Peu disposée às’arrêter pour faire des enfants au départ, elle est enceinte un an après notre interview ets’arrête de fait. Jérôme garde une pratique d’entretien physique conséquente et reste enrelation avec le sport par son métier de professeur d’ÉPS. Françoise continue lacompétition jusqu’au moment où elle finit par être contrainte d’arrêter par sa maternité.Leur retrait de la compétition est quasi simultané, dans la mesure où il se fait dans unemême temporalité (deux ans). Les contraintes du nouveau-né modifient leur organisationconjugale et le rapport au sport. Néanmoins, ils reprennent très vite une activité sportiveassez intensive, bien que présentée comme une activité de loisirs familiale. L’arrivée del’enfant coïncide avec l’achat d’une maison en parallèle de l’arrêt progressif de la pratiquecompétitive de Jérôme.

au début, je prenais beaucoup sur moi, étant donné que je suis prof, donc. . . on va dire quej’ai plus de temps, de liberté, etc., on connaît la chanson! Et. . . bon c’est vrai que lescourses. . . C’était moi qui. . . je m’en occupais. Le ménage et tout ça c’était quand mêmeassez partagé. . . Enfin, assez partagé plus ou moins depuis qu’on habite. . . on a acheté unemaison ensemble. . . là vraiment. . . il faut un petit peu taper du poing. . . Il y a eu quelquescrises, mais c’est vrai que. . . bon, on est pas des. . . des fous du ménage non plus. . . C’est vraique c’est pas ma priorité. . . lui non plus, même s’il est toujours en train de dire « Oh c’estsale, c’est ci, c’est ça ». (Françoise)

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Les rôles traditionnels de la femme au foyer et de l’homme centré sur la sphèreprofessionnelle n’apparaissent guère tels quels au début de l’installation du couple. Touts’organise autour du sport, plutôt en fonction du goût ou des affinités ou encore du tempslibre de chacun. Pourtant, alors qu’elle aménage son temps de travail pour prolonger sonengagement sportif, Françoise sent peser sur ses épaules le poids de la gestion del’intendance du ménage et dénonce l’inégale division des tâches. Jérôme justifie sesefforts de partage en s’occupant volontiers à des tâches telles la réparation des vélos,alors qu’elle est assignée à des tâches d’intendance jugées plus « féminines ». Commed’autres femmes très actives socialement, elle partage un sentiment d’injustice quant à larépartition des tâches et perçoit ces inégalités domestiques (De Singly, 2007). C’est unetension associée à cette division progressive des rôles. Chacun a le sentiment de lutterpour se créer son espace propre et ses droits spécifiques. La situation n’est pas perçuecomme une division sexuée des rôles :

Ben là, ça se passe beaucoup mieux. C’est vrai qu’à un moment donné où. . . la répartition dutemps. . . mais c’est pas forcément la répartition hommes/femmes, c’était plus la répartitionniveau horaire de. . . celui qui avait soi-disant plus de temps que l’autre ou du moins peut-êtrequ’il s’organisait mieux que l’autre, je sais pas ce qu’il faut utiliser comme termes. Mais non,on a jamais eu vraiment cette relation : la femme fait ci, l’homme fait ça. . . .

Malgré ces dénégations et des tentatives de trouver un équilibre, c’est bien dans lequotidien que s’inscrivent et s’enracinent des divisions sexuées des activités :

c’est vrai qu’au début de notre relation. . . c’était beaucoup. . . lui s’occupait du matérielsportif puisque je ne maîtrisais pas tellement et. . . moi plutôt de la maison et. . . à forced’entendre que. . . mon manque d’autonomie vis-à-vis de la mécanique, des skis, des machinset tout ça. C’est vrai que ça s’est beaucoup plus équilibré parce que. . . ben parce que j’y aimis mon nez dedans et puis que maintenant je m’occupe de mes skis, je m’occupe. . . J’aimoins besoin de lui. J’ai été. . . en fait, il m’a forcée à beaucoup d’indépendance en fait, en mereprochant mon manque d’autonomie et. . . maintenant c’est vrai que je suis trèsindépendante, mais maintenant, il me le reproche que je suis trop indépendante. . . .

Comme ces filles « particulières » qui investissent peu à peu des territoires masculins(Baudelot et Establet, 2007), la double contrainte de devoir faire ses preuves et d’en-combrer, une fois les preuves faites, est difficile à vivre et donne le sentiment de ne jamaisêtre à sa place.

La carrière sportive de Sandra : un projet en tension

Alain est un ancien cycliste évoluant au plus haut niveau amateur à son époque, dans lesannées 80. Il a rencontré Sandra, alors qu’il est totalement sorti de la sphère sportivedepuis 10 ans. « Le sport nous a reliés et ne nous sépare que le temps des compétitions deSandra, lorsque je ne peux pas l’accompagner ». Cela lui rappelle le vécu de ses parents(Nicole et Bernard, ici étudiés), lorsque sa mère attendait son père qu’elle n’accompagnaitpas forcément aux courses. Alain pense donc déjà avoir vécu ce mode de vie de couple,mais ce n’est qu’une analogie éloignée puisque sa mère accompagnait son père de façonpassive alors qu’Alain joue le rôle d’accompagnateur actif, à la fois soutien, confident etentraîneur de sa compagne. Il joue le rôle de figure masculine de référence que l’on trouvetrès fréquemment dans le sport (Coakley et Pike, 2009). Alain trouve en Sandra et sa

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carrière sportive une résonance, un prolongement de la sienne, qu’il estime avoir arrêtéetrop tôt :

Moi de toute façon, j’avais tourné la page et voir quelqu’un. . . bon Sandra est quand même. . .plus jeune que moi. Donc elle, elle était à un moment en pleine phase de sport et decompétition assez intensive même si c’était à un niveau a priori amateur. Mais ouais, çam’a bien plu cette phase.

La performance sportive de Sandra est clairement un projet du couple. Elle est perçuecomme une étape qui permet aussi à Alain de mieux vivre son désengagement précoce etse situe avant d’autres engagements plus traditionnels (achat de maison, enfant, mariage).

Cet accompagnement et ces socialisations par « frottement » (De Singly, 2000),caractéristique d’un individualisme altruiste qui consiste en une attention permanente àl’autre, favorisent l’existence d’un « Nous » conjugal construit autour du sport. Dans lespremiers temps, leur relation était réduite aux entraînements vélo (la natation et la course àpied ne sont pas le fort d’Alain). Puis ils ont construit progressivement leurs liens surd’autres pratiques : « Je ne pense pas que le sport nous ait empêché de nous voir moinssouvent. . . Mais au contraire, je pense que le week-end, on partageait les moments desport, soit les phases d’entraînement, soit les phases de compétitions. . . » (Sandra). Ilsn’habitent pas ensemble, mais à quelque 500 mètres. La pratique sportive est évoquéecomme explication. Car malgré la tentative réciproque de « disculper » le sport intensif,elle finira par reconnaître qu’en veille de « compétition objectif », tout ce qui n’est pasdirectement en rapport avec celle-ci est exclu. . . Alain compris. Pour Sandra, le momentde pré—compétition est une bulle où elle souhaite être seule. L’ambiance propice à labonne réalisation de l’objectif sportif et une vie à deux sont en tension. Elle préfère « êtrepour soi », pouvoir contrôler son emploi du temps et ses petites habitudes. C’est unemanière de se préserver que de ne pas vivre en couple. Elle évite momentanément lesproblèmes d’intendance et autres du quotidien (« faire son linge ! », « faire la popote »,« m’occuper des enfants que je n’ai pas encore ! ». . .) que connaissent, selon elle, lesfemmes de son âge.

Je pense pas que ce soit le sport qui m’ait. . . poussée à continuer à vivre seule, mais c’est vraique sur les phases de compétition pour moi, c’était important de me retrouver seule. . .effectivement, continuer à garder certaines habitudes et ne pas être perturbée par. . . uneautre personne. (Sandra)

Sandra se sent néanmoins menacée par les changements qui se profilent. Son engage-ment à produire une performance sportive constituait une façon important de donner dusens à sa vie. L’anticipation des sacrifices associés à une vie conjugale plus ordinaire,traduit sa crainte de n’être assignée qu’à être « la femme de » ou « la mère de » comme lesont parfois les accompagnatrices de personnages engagés (De Singly et Chaland, 2002).Elle sent peser la pression de sa « belle-famille » et de ses proches (amies non sportives,parents) qui souhaiteraient la voir fonder une famille et s’engager dans une vie de couple« ordinaire ». Pour Sandra,

La maternité a été très peu un sujet qui m’a interpellée entre 18 et 28 ans. En effet, j’étais trèsprise dans le triathlon, qui m’a énormément occupée. De plus, les femmes dans monentourage sont pour la plupart sportives et donc ont eu souvent des enfants tard.

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C’est le même type de résistance que Françoise, pour qui devenir mère est trèscontraignant et peu gratifiant voire synonyme de renoncement à ce qui donne du sens àsa vie.

Les femmes proches de Sandra sont pour la plupart des sportives qui ont aussipoursuivi des études longues. Certaines ont arrêté leur pratique pour faire des enfants,et ont repris une pratique sportive et/ou un travail à temps complet. Elles arrivent doncassez tardivement dans le « monde ordinaire ». Sandra s’irrite des pressions normativesautour de la maternité qui lui semble constituer une menace sur ses choix de vie :

Dans mon insouciance, je vivais à fond l’instant présent, les préoccupations de la maternitéétaient pour ainsi dire inexistantes. Pour moi les femmes avec des enfants étaient des femmesd’une autre catégorie, d’un autre âge, avec d’autres intérêts. . . En avançant en âge, à partir de25 à 30 ans, mes amies du même âge ont commencé à avoir des enfants, l’une après l’autre(sportives ou non). La prise de conscience a commencé pour moi : « Bientôt il faudrait que cesoit à mon tour » disaient-elles. . . J’ai réalisé que mon rôle dans la société n’était passeulement de trouver un travail, faire du sport, mais qu’il « fallait » aussi s’attacher à avoirdes enfants! Cette idée germe de plus en plus dans mon esprit. Je m’imagine, moi Sandra,dans la peau d’une maman. J’en souligne alors toutes les contraintes et vois principalementtous les problèmes qui en découleraient : associer travail, trajets pour travailler (professeurd’ÉPS, titulaire remplaçant dans l’Académie), loisirs réduits, vie conjugale et sport. . . Latâche me semble insurmontable, plus difficile qu’un Ironman!

Elle ressent fortement les tensions, elle est sensible aux normes et attentes de sesproches, mais s’en sent encore distante :

Je viens d’arrêter le triathlon tout en continuant à moindre quantité la course à pied.2 Je sensque mon ami aura le désir prochainement d’être père. Il connaît ma position, qui est plutôtcelle d’une personne inquiète et non conquise par ce rôle. Je crains fortement le désaccordfutur, si mon désir de non-maternité perdure. Je pense que la maternité bouleverse une vie : ily a « avant » et « après » la maternité. Le sport sera toujours partie prégnante de monquotidien. Pour moi, jongler avec le tout est un parcours du combattant qui est épuisant. Jen’aspire pas à une vie stressante, car être mère est irréversible, il faut assumer ce rôle toute savie. Je ne sais pas si le fait de ne pas pouvoir faire de sport aurait changé cette façon de voir.Peut-être le sport ôte-t-il une partie de féminité ou réoriente les centres d’attraction? Ce non-désir ne s’explique pas. . . un peu comme l’homosexualité. Je pense surtout que dans notresociété, la mère « doit » s’occuper énormément des enfants au contraire du père, plus libre deses mouvements, justement! Une mère qui « s’amuse » à faire du sport, n’est pas bien vue,n’est pas une bonne mère. Le père peut davantage garder ses habitudes. J’ai peur de ne pasme retrouver et de m’accomplir dans cet éventuel nouveau rôle, comme cela était en sport,dans le triathlon.

Les divisions traditionnelles des rôles sont envisagées avec peu d’enthousiasme parSandra. En effet, même si les hommes s’occupent de plus en plus de leurs enfants(INSEE, 2007), ils sont 21 % à se charger seuls d’une tâche (principalement l’école etles loisirs). Sandra relativise donc ces « nouveaux rôles » des pères puisque le plussouvent les répartitions relèvent d’un aménagement particulier (ex : garde alternée) oud’un goût en relation avec ce type de tâche (De Singly, 2007). Sandra se voit même plutôtresponsable des apprentissages et de l’éducation en général, plutôt que des soins corporelset de l’affectif, habituellement domaines investis par les femmes (Baudelot et Establet,2007). Suite à sa fin de carrière, elle n’a pas vraiment perdu l’habitude de faire du sport etelle ne sait pas encore comment occuper son temps libéré. Se désengager est assurémentici un moment de flottement, même si elle présente sa vie comme un tout :

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Je suis dans une période où je m’entraîne plus autant, mais je n’ai pas l’impression d’avoirplus de temps libre puisque le temps où je faisais du sport, c’est peut-être un temps où je. . . leconsacre plus à mon travail, et j’ai pas du tout l’impression que ça m’octroie plus de plageshoraires.

La première analyse qu’elle fait de son désinvestissement est le manque de résultats etde reconnaissance. Elle ne se reconnaît plus dans ce niveau de réalisation moyen, qui netrouve plus avantage à ses yeux, mais, quoi qu’il en soit, elle insiste pour montrer que ceschoix n’ont pas de liens avec sa vie de couple :

C’était pas tellement dû à ma vie personnelle, je pense que c’était plus dû à un manque derésultats. . . qui ne m’encourageait plus à me re-licencier et continuer cette activité. Mais je nepense pas qu’au niveau. . . personnel, dans ma vie privée. . . quelque chose ait joué dans. . .l’arrêt. . . l’arrêt de ce sport. Je ne pense pas. [. . .] Disons que le sport n’est plus un objectifprimordial, il fait encore partie de ma vie, mais il n’est plus au même niveau d’importance. . .Et au niveau. . . vie privée, effectivement. . . avec mon ami. . . ça n’a rien changé depuis. . . jepense pas qu’il y ait eu de gros changements entre nous depuis que j’ai arrêté le sport.

Les deux s’arrêtent plus ou moins dans un même temps

La fin de la carrière sportive d’un ou des deux conjoints est un moment qui n’est pasforcément remarqué et simultané. L’étape du désengagement peut passer inaperçue sur lemoment, car les habitudes ne changent pas radicalement, mais très progressivement,même si certains événements peuvent marquer un tournant, par exemple la vie communeou la venue des enfants.

L’arrivée d’un enfant change les priorités de Jean et Lucie. Elle arrête progressivementsa pratique sportive durant sa grossesse. Lui n’arrête pas, mais il met sa pratique en retraitet réduit considérablement ses compétitions. Il reste d’ailleurs très performant sur descompétitions régionales. Leur activité sportive se transforme en pratique de loisir famil-iale, sans heurts apparents. Ce couple, comme Jérôme et Françoise, fait l’expérience d’unepériode de résistance à l’idée de s’arrêter. C’est un moment qui différencie les sexes selonplusieurs modalités. Lucie arrête la première la compétition. Elle reprend plus tard unepratique d’entretien, avec son travail de professeur, avant d’être à nouveau enceinte. Ellepense reprendre une pratique en loisir familial. Jean a différé sa « mise au placard ».Même s’il adhère totalement au projet parental, il a retardé le plus possible son retrait, puisson arrêt des compétitions. De plus, par sa profession, il reste en contact constant avec lesport, même si ce n’est pas forcément du triathlon. À carrière sportive équivalente, lesfemmes ont tendance à se « sacrifier » plus tôt et plus durablement que les hommes. Lessituations égalitaires peuvent basculer face aux injonctions à définir les femmes commedes mères, même lorsqu’elles ont une identité fortement constituée autour du sport. MaisLucie s’est sentie « à la traîne » dans les sports de Jean, même si elle a su se mettre « dansles roues ». Elle s’est ensuite investie dans la compétition à haut niveau. Pendant lespériodes « d’affûtage », de pré—compétition et de compétition, Jean et Lucie viventséparément, chacun étant engagé dans sa propre préparation. C’est donc, dans leur cas, lapratique à haut niveau qui les sépare, par périodes, puis la première maternité de Lucie.Deux ans plus tard, leur deuxième fille naît. Lucie est à nouveau « à la traîne », maisdécide de se remettre « à fond » dans le sport, laissant cette fois le soin à son conjoint des’occuper de l’intendance. Les rôles se sont inversés : Lucie devient la compétitrice ducouple, avec une certaine visibilité. L’homme prend place dans un des nouveaux rôles depère. Jean finit par faire du sport une pratique d’entretien et un loisir familial. Si cette

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alternance des rôles n’est pas dominante, elle atteste de l’existence de couples pour qui larépartition temporelle de l’engagement dans le sport et la prise en charge de tâchesfamiliales se fait de façon relativement égalitaire.

Conclusion

Traiter uniquement des carrières individuelles, comme c’est généralement le cas dans lalittérature n’est pas toujours suffisant alors que la vie de couple influence les engagementset désengagements dans le sport. C’est d’autant plus vrai que pour la population étudiéel’engagement sportif est évoqué dans des termes analogues à l’engagement amoureux. Lespersonnes interrogées décrivent une relation fusionnelle, passionnelle, de dépendance, deplaisir, de manque, de sevrage, de lassitude, aussi bien pour définir l’évolution de leursrapports à leur pratique sportive, que celle de leurs relations avec le conjoint. Cecompagnonnage du sport avec le couple est vécu de façon très diverse. Encombrantpour les uns, il est aussi au cœur du lien pour d’autres. La carrière sportive et la biographiedu couple s’enchevêtrent; engagements et arrêts de l’un ou de l’autre peuvent infléchir lesparcours de vie. À un niveau de pratique identique, la carrière sportive des hommes estplus facilement prolongée. Après l’engagement dans une relation de couple, il semble yavoir une phase de stabilité relative avant que les normes sociales se fassent pluspressantes et incitent les femmes à arrêter leur carrière sportive, souvent en raison despressions pour faire de la maternité le nouvel horizon du parcours de vie. Les sportifsétudiés semblent plutôt moins enclins à la vie en commun sur un mode traditionnel, si l’onobserve le « retard » de la mise en couple de certains. En s’engageant tardivement dans uncouple traditionnel, ils trouvent plus d’avantages et de liberté à organiser leur vie autourdu sport comme ils l’entendent. Mais désinvestir le sport ne revient pas d’emblée às’investir davantage dans le couple.

On peut relever une grande diversité de situations et de nombreux « bricolages » ausein du couple pour s’adapter aux fins de carrières sportives. Cependant, deux configura-tions dominantes sont identifiables. La première est celle de vies indépendantes et dupartage intermittent de moments communs. La présence d’enfants ne change pas fonda-mentalement le fait que le sportif très engagé en compétition est souvent absent ou justede passage chez lui. La tension entre vie familiale, ou de couple, et engagement sportif estalors palpable. Certains sportifs perçoivent le risque de menacer l’existence du couple àforce d’agir « en célibataire », libre de ses choix. La seconde modalité identifiable est celled’une emprise du sport sur toute la famille. L’engagement sportif de l’un des conjointsimpose son tempo, en particulier par le calendrier de la saison. Lorsque la pratiquesportive est le « gagne-pain » du couple, les compromis sont de mise.

L’organisation des couples évolue dans le temps et prend plusieurs modalités quidifférencient les sexes. De façon dominante, la conciliation et les efforts d’adaptation sontle fait des femmes. En raison de la grossesse, elles sont également incitées à se désengagerplus rapidement que leur compagnon, ce qui pose davantage de difficultés pour poursuivreleur carrière sportive. La maternité est un moment d’inflexion dans les arrangementsréalisés au sein du couple parce qu’elle constitue une période de flottement dans lespratiques des femmes. L’épisode de la maternité intervient soit dans une période d’incer-titude (remise en cause, stagnation des résultats, baisse de motivation. . .), soit dans unmoment de mise en retrait de la carrière. Les femmes interrogées tentent ou ont tenté de« planifier » leur première grossesse à un moment « arrangeant », souvent après la carrièresportive, ou pendant une période de transition.

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La grossesse peut donc être vécue comme un moment de tension, un deuil de lacarrière sportive pour certaines femmes. Dans certains cas des arrangements sont trouvés :les uns se relaient auprès des enfants, en remplissant à tour de rôle leur fonction parentaleet leur vocation sportive lorsque les deux sont engagés dans une carrière sportive (Jean etLucie, Françoise et Jérôme). Parfois une seule personne prend en charge la famille,laissant à l’autre une grande disponibilité pour se réaliser individuellement dans le sport(Anne et Arsène, Quentin et Natacha). Mais les choix d’arrangement ont des effetsd’exclusion progressive dans le cas de Natacha. Ne se jouent pas ici seulement des« arrangements » interindividuels. Même si certains sont vécus positivement et semblentheureux, comme Jean et Lucie, les témoignages des femmes rendent compte d’unedissymétrie dans les injonctions sociales auxquelles elles sont soumises. Le rappel destemps sociaux, du temps pour s’arrêter, du temps de faire des enfants, du vieillissement oude la fatigue des corps, sont plus récurrents chez les femmes. Elles doivent donc composeravec ces injonctions, y compris au sein du couple, alors que pour les hommes, ledésengagement ou le soutien à une compagne qui souhaite faire du sport, restent princi-palement des choix individuels valorisants.

Notes1. Madeleine est la deuxième fille du couple, qui elle-même pratique le sport à haut niveau depuis

son plus jeune âge.2. Elle prépare quand même le Marathon de Paris. . .

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