La gestion du désengagement et des crises… · La gestion du désengagement et des crises Les trois chapitres de la partie 1 nous ont montré que l’émergence d’une perte de

  • Upload
    vandieu

  • View
    217

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • 59

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    Chapitre 4

    La gestion du dsengagement et des crises

    Les trois chapitres de la partie 1 nous ont montr que lmergence dune perte de sens se matrialise par un mouvement de dsenga-gement des salaris. Les consquences sur le fonctionnement et la productivit de lentreprise sont relles mais souvent invisibles. La DRH du groupe Accor1 faisait la dclaration suivante : On peut estimer que la perte de motivation dune personne a un impact ngatif de 20 30 % sur la performance de lentreprise sans que celle-ci sen rende compte . Une personne dsinvestie cherchera davantage satisfaire ses obligations contractuelles qu simpliquer dans son travail. Cette perte ne se voit pas en comptabilit, mais au travers de nombreux petits dysfonctionnements et dans la lenteur des projets dinnovation. On ne sintresse plus qu son poste de travail, sans se soucier si son activit rpond aux attentes des clients et des coll-gues. On a tendance ne plus chercher innover. Cest comme cela quune entreprise se sclrose petit petit et fait du surplace.

    La perte de sens est trs diffi cilement mesurable. Elle se matrialise par une dmotivation progressive et se traduit par de la passivit puis du dsengagement. Les salaris dsinvestis ont souvent des attitudes distantes avec leur manager, semblent moins empresss donner leur avis ou commenter une dcision. Ces symptmes restent subjectifs. Seul le responsable direct peut les reprer. Pour

    1. Entreprendre plus humainement , LHumanoscope, janvier 2006.

  • 60

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    comprendre ce phnomne de retrait de la sphre professionnelle, nous avons construit un modle du dsengagement intitul La spirale du dsengagement . Nous aborderons galement dans ce chapitre une partie sur la gestion de crise pour montrer les moyens de sortir des situations de ruptures organisationnelles.

    La spirale du dsengagement

    Cette situation de travail dgrade, o tout le monde se plaint et trane les pieds gnre un risque lev de dsavantage concur-rentiel. La notion davantage concurrentiel, dveloppe par Michael Porter, montre comment une comptence interne, un systme dor-ganisation ou une adaptation aux marchs donnent lentreprise une capacit matriser durablement une position concurren-tielle. Le dsavantage concurrentiel , cest leffet inverse. Il est souvent le rsultat de la faible implication, du dsinvestissement et du dsengagement des individus ; et aussi de la faible ractivit aux changements dans lenvironnement, la fl exibilit tardive pour sadapter aux clients ou le manque de crativit dans le quotidien. Les salaris sont moins attentifs, moins intresss et surtout moins prsents. Ce phnomne conduit une multitude dactions ralises avec distance ou dsinvolture, comme si elles navaient pas dim-portance. Les actions sont faites, mais pas comme elles le devraient. On fait simplement ce pourquoi on est pay et pas plus , entend-on la machine caf pour stigmatiser cet tat desprit. Or, la vraie vie nous oblige toujours faire un peu plus. Ce qui nous est demand est toujours un peu nouveau en termes de nature de la tche, de dlais ou de comptences. Il faut toujours sadapter, occasionnant un effort dapprentissage que certains refusent au prtexte que a nen vaut plus la peine . La production est faite, les horaires sont tenus. Tout en apparence est fait. Les exemples ne manquent pas.

    Limpact du dsengagement

    Le dsavantage concurrentiel nentrane pas une faillite immdiate de lentreprise, mais un simple drapage, souvent imperceptible court terme. Lentreprise devient moins agressive, moins lcoute de ses clients. Elle se met en situation de fragilit et de gestion des urgences en permanence. Elle nest plus en mesure dinfl uer sur son environnement et se voit imposer par les concurrents des

  • La gestion du dsengagement et des crises

    61

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    contraintes nouvelles pour sadapter. Quand vous tes une entre-prise reconnue pour votre initiative et votre performance, tout le monde veut travailler avec vous. Inversement, si votre rputation est moyenne ou mauvaise, cest vous de solliciter des partenaires. La stratgie et les tactiques dployes dans un match de football donnent une mtaphore utile pour comprendre certaines situa-tions managriales. Lquipe gagnante sait imposer lautre son rythme par lintensit de son jeu et de son style. Cette notion de rythme est le rsultat dune tactique, de comptences individuelles et dun esprit collectif. Ces diffrentes composantes aboutissent au rsultat escompt, si chaque individu sengage fond dans son poste et dans loptique du un peu plus pour lensemble de lquipe.

    Les notions dengagement et de un peu plus ne sont pas forc-ment synonymes de plus de temps de travail, mais dune respon-sabilisation et dune persvrance plus soutenues dans la partici-pation au groupe. Le manager direct doit prendre conscience que son quipe nest plus suffi samment implique. Il doit ragir le plus rapidement possible (cf. partie 3). Sans ractivit, la spirale du dsengagement est enclenche et le dsengagement samplifi era progressivement par tape. Elles sont dcrites dans la suite de ce chapitre.

    Ce focus sur limportance de lengagement et, inversement, de limpact de la perte de sens sur le dsengagement des salaris, nous a amen formaliser une spirale du dsengagement . Cette courbe dvolution du dsengagement suit la perte de sens. Elle nous permet de formaliser diffrents stades du retrait des individus du collectif. Les relations dans le groupe se dtriorent. Le partage dexpriences devient plus diffi cile. Tout simplement, le plaisir de travailler ensemble autour dobjectifs communs nest plus quun souvenir lointain. Chacun peut constater dans son entourage profes-sionnel le retrait progressif de certains collgues, collaborateurs ou mme de responsables. Dabord, il y a un changement quasiment imperceptible de comportement. Comme sils ntaient plus dispo-nibles cent pour cent. Puis, le dsengagement sacclre, parfois jusquau dpart. Avant une rupture, de multiples signaux faibles auraient d attirer lattention de lentourage et provoquer une prise en charge par lentreprise. Bien sr, tous les dparts ne sont pas le fait dune perte de sens, mais, compte tenu de la situation franaise

  • 62

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    actuelle, voque dans la partie 1, les consquences pour les entre-prises sont plus importantes.

    Les diffrentes tapes du dsengagement

    La perte de sens entrane lindividu dans une spirale de dsengage-ment de sa participation au groupe, allant de la simple perturba-tion la rupture. Les diffrentes tapes sont la perturbation, linter-rogation, la contestation, le retrait, lopposition et la rupture. Elles caractrisent diffrents tats successifs du dsengagement et sont la consquence dune perte de sens, ressentie de plus en plus inten-sment. Ces tats sont chronologiques et le passage de lun lautre se fait selon des effets de cliquet. Le sentiment dune injustice au moment de lattribution des bonus, le constat dun dcalage entre linvestissement personnel et les rsultats, lincomprhension des choix stratgiques peuvent, un moment ou un autre, provoquer le dsengagement. Le manager direct ne le verra sans doute pas immdiatement parce que le salari continuera jouer son rle. Le passage dune phase un autre est un vnement qui, cumul dautres facteurs, renforce la perte de sens et contribue adopter une nouvelle attitude au travail. Cest en quelque sorte la goutte deau qui fait dborder le vase .

    Les facteurs de motivation et de dmotivation

    Ils changent dun salari un autre, selon des facteurs situation-nels propres chaque personne. Ce qui peut apparatre anodin lun devient vital pour lautre. Par exemple, la joie dobtenir une mutation, combine une promotion, pourra tre vcue comme une sanction, si la vie personnelle devient complique grer pour le salari. Le comportement est toujours rationnel du point de vue de lacteur. Chaque vnement vcu est interprt par rapport des sentiments, des intentions ou en raction .

    Un processus daccumulation dvnements

    Le dsengagement est un processus daccumulation dvnements interprts ngativement et certains faits, apparemment banals, provoquent le passage dune phase une autre. Un salari qui, depuis des mois, peut-tre des annes, attend une promotion vivra de manire dramatique le recrutement de quelquun sur le poste quil esprait et pour lequel il stait donn cur et me. Le facteur

  • La gestion du dsengagement et des crises

    63

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    dclencheur peut tre lannonce dune nouvelle organisation, le discours du dirigeant, la mise en place dun nouvel outil ou simple-ment le fait que le chef ne lui ait pas adress des remerciements la suite dun investissement important ou de bons rsultats. lin-verse, certains vnements peuvent avoir un effet cliquet positif, permettant une volution dans le rengagement du salari. Encore faut-il que les managers prennent le temps de sinterroger sur ltat de dsimplication de leur quipe et quils imaginent une rponse concrte au dsengagement.

    Les tapes du dsengagement

    Les six tapes perturbation, interrogation, contestation, retrait, opposition et rupture peuvent tre regroupes en trois phases qui rythment le processus de dsengagement. Aprs une phase de questionnement, lindividu change de position, en adoptant une posture qui conditionne ses actions. Cette boucle est en perma-nence ractive par les vnements vcus au quotidien. Selon le niveau de perte de sens, lintensit du dsengagement varie. Les thoriciens du chaos ont rsum ce phnomne par petites causes, grands effets . Ce principe est quotidien dans le management parce quon gre des hommes.

    Les tapes du dsengagement pour le salari

    Phases tapes Position Interrogations de dsengagements

    Questionnement Perturbation Je minquite. Quest-ce qui se passe ?

    Interrogation Je minterroge. Est-ce intressant ?

    Posture Contestation Je conteste. Je ne suis pas convaincu(e).

    Retrait Je me retire. a ne sert rien de participer.

    Action Opposition Je moppose. Il faut sopposer.

    Rupture Je veux dtruire. Il faut faire chouer le projet.

    Les diffrentes phases, dont nous allons dtailler le contenu, peuvent tre rsumes par le tableau suivant qui illustre la fois leurs causes et des pistes de solutions envisageables pour que les personnes concernes ne progressent pas dans la spirale du dsengagement,

  • 64

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    quelles en sortent pour sinsrer nouveau dans une logique de participation ou, au moins, de neutralit bienveillante.

    Phases du dsengagement

    tapes Causes Solutions

    Que

    stio

    ns

    Perturbation Modifi cation des condi-tions de travail.Modifi cation des fi nalits (stratgies).

    Communication institutionnelle sur le ou les projets de change-ment, notamment sur le pour-quoi et le comment du change-ment.

    Interrogation Vais-je perdre mes acquis ?Y a-t-il des opportunits individuelles et/ou collectives ?

    Communication cible sur les avantages concrets, opration-nels, individuels et collectifs du projet en cours.

    Post

    ures

    Contestation Dsaccord sur les fi nalits du projet.Dsaccord sur les moda-lits oprationnelles de dploiement.

    Travail avec les parties prenantes sous la forme dtats gnraux avec des ateliers sur comment faire mieux ensemble.

    Retrait Absence de rponse des demandes.mergence du sentiment que tout est jou .

    Travail de lobbying avec les diffrentes parties prenantes et prendre du temps pour leur apporter des rponses et lever avec eux certaines ambiguts.

    Act

    ion

    s

    Opposition Dfense de symboles identitaires.Sentiment de ne plus pouvoir agir.

    Dispositif de mdiation sociale pour trouver une solution avant le confl it ouvert, en analysant les positions des parties prenantes.

    Rupture Utilisation dlments bloquants.Sentiment de trahison.

    Mise en uvre dune cellule de crise pour amener les parties prenantes la table des ngo-ciations, afi n de trouver une solution et sortir du confl it.

    Les trois phases du dsengagement

    De nombreuses interventions en mdiation sociale et lanalyse de nombreux confl its nous ont conduits formaliser la spirale du dsengagement en trois phases et six tapes, comme cela a t prsent dans le paragraphe prcdent. Des exemples et des situa-tions rels illustrent cette partie.

  • La gestion du dsengagement et des crises

    65

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    La phase de questionnement

    Le sentiment de perte de sens projette le salari dans un question-nement sur ses pratiques et son avenir. Il est dans une situation paradoxale. Son vcu ne lui apporte plus les lments de motiva-tion dont il a besoin pour exister, mais, en mme temps, il nose pas prendre le risque de tout remettre en cause par peur de perdre ses acquis. En fonction de sa situation, de lattachement son mtier et des volutions possibles, la prise de risque change. cette phase de perturbation succde immdiatement des interrogations sur la prservation de ses acquis et les opportunits du changement.

    La perturbation

    Les perturbations proviennent essentiellement dune peur de perdre les avantages actuels et les habitudes lies. Les psychologues parlent de valence pour illustrer lattachement dun individu sa situation. Plus la valence est forte, plus lindividu est attach son existant et plus il aura du mal sen dtacher. Un trop grand nombre de facteurs provoquant la perte de sens, tels quils ont t prsents dans le chapitre 1, peuvent conduire lmergence dun sentiment dinsatisfaction. Il sagit dune situation o des lments auxquels une personne attache de limportance pour la ralisation de ses activits professionnelles sont modifi s, voire supprims. En fonc-tion de lattachement accord ces lments, la perturbation occa-sionne est plus ou moins intense. Ds quon touche aux conditions de travail des personnes, il y a quasi-obligatoirement lmergence dinquitudes. La perte dune situation prsente connue pour un futur incertain est toujours drangeante. Un changement modifi e les habitudes des personnes. Elles devront ncessairement faire un effort dadaptation ce nouveau contexte. Certains y verront une opportunit, mais, pour beaucoup, ce sera plutt vcu comme une contrainte. Le discours stratgique suivant et les quelques remar-ques qui suivent montrent cet effet perturbation .

    Un discours stratgique qui perturbe

    Jentends les remarques des uns et des autres propos des changements de personnes et dorganisation que nous avons eus au sein de notre direction inter-nationale et je comprends que cela nait pas t toujours trs lisible pour vous et cest de mon devoir de vous redonner cette lisibilit stratgique. En accord avec le groupe, nous avons dcid de nous recentrer sur lAsie et, par cons-quent, notre organisation sera dornavant cale sur cette zone gographique.

  • 66

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    cette phrase, les remarques suivantes ont t mises par les salaris entre eux montrant ainsi la perturbation cre. Et pour ceux qui sont en Amrique latine, que va-t-il se passer ? Est-ce quils vont mettre la Russie dans la zone Asie ? Je suis sr quils vont renommer un chef Asie et a va faire une strate

    de plus. On tait bien tranquille fi nalement dans ce fonctionnement un peu fl ou.

    Linterrogation

    lannonce dun projet, la premire raction est souvent : Quest-ce qui va changer ? . De manire concomitante, deux autres ques-tions se posent : Vais-je perdre mes acquis et quelles sont les opportu-nits individuelles et collectives ? . Lexemple suivant mentionne les questions que se sont poses des salaris loccasion dun dm-nagement qui navait pourtant aucune implication forte pour les personnes concernes, outre le fait quelles changeaient de lieu de travail.

    Un dmnagement perturbant

    Une enseigne de distribution a dcid de dmnager son sige social dune ville du dpartement 93 Nanterre dans le 92. Lentreprise quit-tait des locaux obsoltes et plus adapts ses besoins. Malgr cette volution qualitative des conditions de travail, de nombreux salaris taient perturbs lide de cette transformation, qui modifi ait profon-dment leur vie au travail. Des questions trs basiques, comme celles qui suivent, montrent les interrogations que les salaris se posaient loccasion de ce changement : Dans quel bureau et avec qui vais-je tre ? Vais-je perdre mon bureau

    personnel pour un open space ? Comment allons-nous faire pour djeuner ? Y aura-t-il un parking ?

    Nos temps de transport seront-ils rallongs ? Est-ce quon va changer de mode de fonctionnement ? Verrai-je plus ou moins mon chef ? Il parat que nous aurons des badges pour entrer, encore une ide

    pour nous contrler plus ? Et puis ma plante, est-ce que je pourrai la conserver dans mon futur

    bureau ? Est-ce que nous aurons une prime de transport ? Nos horaires de travail seront-ils revus ?

  • La gestion du dsengagement et des crises

    67

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    Toutes ces questions peuvent paratre anecdotiques aux yeux dun dirigeant, qui voit dans le changement un moyen de dynamiser ses quipes, de dployer les ressources diffremment et de faciliter les innovations. Pour les intresss, toutes ces visions prospectives laissent place des questionnements et des proccupations plus pragmatiques. Le changement est une source de troubles grer. Cette perturbation peut tre dfi nie comme une gne occasionne par un changement qui met la personne concerne en situation dinterrogation sur ses conditions de travail. Il ny a pas de vellits dopposition a priori, mais des inquitudes naturelles auxquelles le dirigeant doit rpondre. dfaut, les doutes et les inquitudes risquent de provoquer un questionnement sur le sens du change-ment et laisser place des interprtations ngatives, puis une posture de contestation des dcisions.

    La phase de posture

    Le questionnement laisse trs rapidement place une posture, cest--dire un avis positif, ngatif ou neutre lgard dun projet ou de dcisions impliquant des changements pour la personne. Aprs la question Quest-ce que cest ? vient laffi rmation Cest bien ou mal .

    Les postures de dsengagement sont progressives. Il y a dabord un avis neutre-ngatif qui se matrialise par des verbatim du type Je ne suis pas convaincu . Viennent ensuite les affi rmations : Je ne suis pas daccord, je trouve cela inutile, je prfre me retirer . Cette progression est marque par une tape de contestation, laquelle succde une priode de mise en retrait.

    La contestation

    Les dsaccords sur les fi nalits, lorganisation, les hommes, les moyens dun projet se matrialisent par des actions de contestation plus ou moins accentues : Je ne suis pas convaincu, je ne suis pas daccord, je suis oppos, je dsapprouve totalement, cest compltement absurde de faire comme cela. La contestation peut se matrialiser de manire directe par des changes avec les responsables ou bien de manire diffuse par de petites remarques et des revendications anodines sur de multiples sujets en relation avec ce mme projet, comme lillustre lexemple suivant.

  • 68

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    Changement dorganisation commerciale

    Pour rpondre la pression concurrentielle, une entreprise de distri-bution de produits destins au BTP a lanc des projets de rorganisa-tion pour rpondre cette nouvelle donne concurrentielle et commer-ciale. Lun des projets consistait mutualiser les portefeuilles de clients industriels auparavant rpartis entre plusieurs directions rgionales. Cette mutualisation permettrait ainsi une continuit de service et une optimisation des ressources. Mais cette option organisationnelle allait lencontre dun symbole fort qui est celui de lautonomie et de lind-pendance des directions rgionales. Il ny a pas eu dopposition frontale au projet. Aucun directeur rgional naurait os se positionner contre un projet qui allait dans le sens de lhistoire de lentreprise et de sa nouvelle stratgie. Une stratgie de revendications sur des thmes oprationnels sest progressivement dveloppe. La gestion du courrier ou des appels tlphoniques sont devenus des sujets confl ictuels, avec le seul but de discrditer dun point de vue oprationnel le projet et davoir des argu-ments pour ne plus y participer. De manire paradoxale, les directeurs disaient ne pas avoir de solutions aux problmes quils devaient traiter. Le projet de mutualisation a ainsi tourn en rond pendant plusieurs mois avant quils comprennent leur intrt dy participer.

    Le retrait

    Soit la contestation est prise en compte et des rponses sont appor-tes par des ajustements ou des explications sur les choix et la situa-tion a alors une chance dtre rtablie ; soit la contestation nest pas prise en compte ou les rponses apportes ne sont pas juges satisfaisantes et, dans ce cas, le dirigeant peut avoir faire face des retraits. La consquence immdiate de ce sentiment de frus-tration rside dans un comportement quon peut rsumer : Je ne ferai que mon travail et pas plus en attendant . Cette phrase, trs souvent cite, voque une situation o le salari dcide de ne pas se retirer compltement, au risque de ne plus remplir ses obligations contractuelles. Il fait savoir quil ne sinvestira pas et quil juge la situation anormale. Il est en attente dautre chose. Il se considre en droit dobtenir dautres conditions de travail, mais continue tre prsent et simpliquer a minima.

    Le projet CMMI (Capability Maturity Model Integration)

    Une grande entreprise industrielle a pris la dcision de se doter dune norme mthodologique en matire de gestion de projet en systme dinformation. Dans ce cadre, elle a choisi le standard CMMI qui prconise des bonnes pratiques pour la gestion des systmes dinfor-mation et qualifi e le niveau des comptences sur cinq niveaux. Vouloir

  • La gestion du dsengagement et des crises

    69

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    normaliser la gestion de projets pour quils soient raliss dans les meilleures conditions apparaissait comme une opportunit aux yeux des intresss (environ 1 500 personnes regroupes au sein de lentit Systme dInformation), qui taient mme demandeurs de ce type de dmarche. Lors de la prsentation de ce projet aux principaux acteurs runis en assemble (environ 400 personnes), le responsable a eu la maladresse de positionner le projet de la manire suivante : Nous devons amliorer nos pratiques en gestion de projet et les professionnaliser par une standardisation. Aussi avons-nous opt pour le standard CMMI et ambitionnons davoir le niveau 4, comme lont de nombreuses entreprises informatiques indiennes. De plus, nous slectionnerons nos partenaires et nos sous- traitants, en tenant compte de ce niveau pour une meilleure synergie .Cette phrase anodine a jet un froid dans la salle et ce projet, qui tait peru comme une opportunit, est devenu pour beaucoup une menace. Pour la majeure partie des participants, lassociation de lInde ce projet a t perue comme le dbut de la dlocalisation de lin-formatique et dune probable perte de leur emploi. Pourquoi une telle amplifi cation ? Parce que la proccupation principale des informati-ciens runis ntait pas tant lamlioration de leurs pratiques que le risque de la dlocalisation quils pressentaient partir de tout ce quils pouvaient lire dans la presse.

    Il est encore possible de grer rationnellement des postures de contestation ou de retrait par une comprhension des arguments des salaris. Les rponses apportes peuvent apaiser la situation. Leffet cliquet vers la phase active dopposition ou de rupture mobi-lisera plus dnergie et sera plus coteux pour lentreprise.

    La phase daction

    La phase daction cristallise le dsengagement, en le rendant visible. Les personnes sopposent et se mettent en situation de rupture. Elles saffi chent publiquement en opposition avec leur hirarchie. Le climat est ce point dtrior entre les diffrentes parties prenantes quun confl it sengage. De manire graduelle, il passe dabord par une tape dopposition pour tenter de faire voluer le projet initial, puis une tape de rupture pour faire en sorte que le projet initial soit abandonn.

    Lopposition

    Des personnes, dj en situation de retrait ou de contestation, basculent dans lopposition quand elles pensent que leurs symboles identitaires forts sont menacs. Elles peroivent une perte de leur identit au travail et par l mme une partie de ce qui justifi e leur

  • 70

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    prsence aux yeux des autres et deux-mmes. Dans le fi lm de Ken Loach, The Navigators, traitant de la privatisation des chemins de fer anglais, le ralisateur dveloppe un lment trs fort de la remise en cause des symboles identitaires des cheminots. Depuis toujours, ils travaillaient en quipe et, du jour au lendemain, on spare les membres des quipes au prtexte quils nappartenaient plus aux mmes entits et entreprises. Dans une logique librale, ils taient en concurrence les uns avec les autres. Cela ne pouvait pas se concevoir pour des personnes qui avaient lhabitude de travailler ensemble et dont le sentiment dappartenance lentreprise et leur mtier donnait du sens leur vie professionnelle.

    Les salaris basculent dun tat de posture celui de laction lors-quils ont limpression que tout est jou et quils ne pourront plus infl uer sur leur environnement . Ils restent alors sur leur position et leurs acquis, refusant toute volution par principe. La phrase suivante extraite de linterview dun contrematre dans lindustrie voque ce sentiment dimpuissance et de dsillusion : a ne sert rien de sinvestir, nous sommes en sursis. Avec tout ce qui se passe, il y a un risque important quon soit un jour ou lautre licenci. On nous demande de nous investir dans ce projet qualit, mais, en fait, cest pour mieux normaliser et standardiser, afi n de se passer de notre comptence. Avec un peu de chance, on nous offrira un nouveau job en Roumanie pour 200 euros par mois.

    La rupture

    La rupture est le stade extrme de la spirale du dsengagement. Les personnes qui optent pour ce comportement ont pour objectif la disparition du projet et des personnes qui lincarnent leurs yeux. Le mot dordre consiste faire chouer le projet, faire tomber des ttes . Par rapport aux tapes prcdentes, il y a une diffrence fondamentale : les personnes en situation de rupture ne partici-pent plus au collectif, mme de manire distante. Ils se mettent en situation doccupation des lieux de travail et parfois en grve. Cest toute la diffrence entre une ngociation diplomatique et une situation de guerre. Dans les autres tapes, les salaris pouvaient tre en retrait ou en contestation, mais ils continuaient travailler et participer laction collective. La rupture, cest la forme ultime de la revendication car lopposition qui en rsulte laissera forc-ment des traces, mme aprs lapaisement. La rupture met les sala-ris en situation dopposition ouverte avec le management. Les

  • La gestion du dsengagement et des crises

    71

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    lments qui mnent cette situation sont trs varis. Souvent, le sentiment de perte de confi ance en lautre, d des lments de blocage ou lmergence dun sentiment de trahison, complique les relations et renforce les jugements ngatifs. Lautre ne respecte plus les rgles du jeu. Il faut alors lui montrer notre dsaccord et notre opposition, au risque de se voir dpossd de quelque chose. Tous les vnements deviennent trs importants pour attribuer un sens la situation. Les mouvements de grve peuvent tre subis et rvlent un profond malaise qui navait pas pu sexprimer autre-ment avant.

    Lexemple dcrit ci-dessous montre le dsarroi identitaire des personnes concernes et comment ce dsarroi se transforme en mouvement confl ictuel, loccasion de la nomination dune personne un poste dcisionnel.

    La grve des cols blancs dans une socit de formation

    En novembre 2004, 50 formateurs dun institut de formation priv se sont mis en grve en bloquant laccs du site de formation aux stagiaires dentreprise qui venaient y suivre des formations, la suite de la nomination dun responsable des contenus des formations. Lin-terview suivante du directeur de cet tablissement nous donne des pistes dexplication ce mouvement de crise.Un mouvement bref qui nous a surpris. Nous avons t trs surpris de voir merger une grve dans un environnement relativement tran-quille. Ce sont les formateurs qui ont dcid de dposer un mouve-ment de grve en plein mois de mars, en occupant les locaux, en emp-chant lactivit et en distribuant des tracts dans la rue. Les revendica-tions avances taient essentiellement lies la rmunration, mais galement aux conditions de travail et plus particulirement ce que lentreprise tait en mesure de leur offrir. Dans notre entreprise, dans un secteur intellectuel , ce mouvement nous a surpris car ce nest pas dans nos habitudes. Nous tions trs surpris par les revendica-tions. La rmunration des formateurs est celle du march et cela tait convenu contractuellement lors de la signature de leur contrat. Sur les conditions de travail, ce sont des personnes multicartes qui font des interventions dans diffrentes entreprises de formation. Ils inter-viennent pour nous la demande sur des missions avec un nombre dheures dfi ni lavance. Ils ont toujours revendiqu leur indpen-dance vis--vis de ltablissement. Le contrat social que nous avions avec eux tait justement cette libert que nous leur offrions.Une subite envie dappartenir au groupe. Dans les ngociations, nous avons ngoci une hausse de rmunration qui tait la revendication centrale. Mais cela ne leur suffi sait pas. Ils voulaient autre chose, mais ne savaient pas trs bien le formaliser. Ils voulaient tre davantage associs

  • 72

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    la vie de ltablissement. Quand on leur demandait ce que cela signifi ait concrtement, les rponses taient assez vasives et rien de concret ne nous tait demand. On avait limpression que, dun seul coup, ils voulaient investir des fonctions dorganisation et de stratgie de ltablissement alors quau pralable, ils refusaient systmatique-ment ce type de fonctions, jugeant que cela tait un travail admi-nistratif indigne de leur savoir acadmique. tait-ce une envie din-vestir les fonctions administratives ou bien davoir des lments qui montreraient leur appartenance au groupe et la structure ? Ils ont eu un moment de peur et ont pris conscience quils taient tous seuls et ils avaient un besoin de reconnaissance. Un formateur grviste a dit : Cest un peu nous qui avons fait cet tablissement . Au-del de leur participation la production pdagogique, ils voulaient autre chose.Limportance de leur identit sociale. Ltablissement a t cr il y a 15 ans et nous avons toujours t dans une logique de cration et de construction. Il y a eu de nombreux projets pour montrer que nous existions et que nous tions un tablissement de qualit. Maintenant que nous sommes installs, ce mode de fonctionnement pionnier ne correspond peut-tre plus leurs attentes ? Nous avons beau-coup de gros projets mener, comme le e-learning et linternationali-sation. Est-ce que, par rapport ces chances, ils ont peur ou bien veulent-ils y tre associs ? On a limpression de mercenaires qui frappent la porte de la caserne et qui demandent dfi ler au pas. Nous avons une population o tout le monde a bac + 5 et ce sont tous des intellectuels . Ils aspirent participer au pilotage de lta-blissement. Le problme, cest quil ny a pas de place pour tous. Je ne peux pas proposer des postes de responsable tout le monde. Cest peut-tre une question dge, les plus actifs dans le mouvement sont des personnes dune quarantaine dannes. Peut-tre quils ne veulent plus dune position de formateur volant et ainsi sinscrire dans une structure qui leur donnerait des symboles sociaux forts et visibles dans leur environnement personnel. Par rapport ces envies, lune des diffi cults est quils ne disposent pas des comptences ncessaires pour occuper des postes de management et dorganisation. Ils voient que ces postes sont occups par des anciens formateurs, ils se disent donc : Moi aussi, je peux le faire , sans voir que ces personnes ont fait linvestissement dun savoir managrial. Ils ont envie de faire autre chose, mais ne savent pas exactement quoi.Un programme dincitation et de motivation. Aprs le rglement de la crise qui nous a amen octroyer des augmentations et ouvrir un dossier sur le thme de la reconnaissance et de lintgration la vie de ltablissement, nous avons cr des groupes de travail avec lob-jectif de les faire participer la dfi nition de leur activit. Un groupe sur le thme Former avec les nouvelles technologies et un autre sur Linternationalisation . Nous voulons aussi crer un comit dta-blissement, o seront dbattues les questions fondamentales pour nous.

  • La gestion du dsengagement et des crises

    73

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    La gestion des crises

    Le cristal se brise selon des lignes de fractures dj prsentes . Cette citation de Freud exprime clairement la problmatique de la gestion des crises et le sensemaking. Une situation sociale comporte, comme un iceberg, une partie visible et une partie invisible. La perte de sens fait partie de la partie immerge et donc invisible. Elle se rvle souvent lorsquil est trop tard, au moment des confl its. Si on dispose des concepts et des outils danalyse des situations confl ictuelles, les moyens de comprendre la complexit des situations de crise font dfaut. Les dirigeants confronts un confl it ragissent souvent, plus quils nagissent, sans prendre en compte les causes relles et les consquences potentielles pour lentreprise.

    Or, le confl it nest que la manifestation vidente dune accumu-lation dvnements signifi catifs, ngatifs, non ou mal grs au moment o ils se sont produits. La crise se rvle lorsque des intrts contradictoires se cristallisent et saffrontent sur des oppositions antrieures, accumules et avives par un fait dclencheur singu-lier. Le management des ressources humaines dans cette situation est souvent contraint de traiter la situation dans lurgence, avec des cots levs, sans pouvoir intervenir en profondeur sur les dysfonc-tionnements constats ou supposs. Les grves, notamment, sont souvent le symptme dune priode passe, o des attentes sociales nont pas t satisfaites. Le confl it joue alors comme un instru-ment pour projeter les insatisfactions individuelles et collectives. Les enjeux de sensemaking se cristallisent dans lattente dune rponse. Il ny a pas de confl it sans cause. Mme une grve la RATP sexplique par autre chose que de lactivisme syndical.

    Dfi nition dune situation de crise

    Le concept de crise recouvre deux acceptions diffrentes. Dans une premire approche, il sagit dun moment exceptionnel, o les acteurs, les groupes dacteurs saffrontent dans un confl it ouvert. Cette situation se traduit dans la plupart des cas par une lutte de pouvoir, avec un gagnant et un perdant. Le rapport de force est toujours interprt de cette manire par les salaris. Lattribution de sens est souvent imprvisible, mais rarement positive pour len-treprise car elle se nourrit de lchec. Dans une seconde dfi nition, la crise est un processus denchanement dvnements chaotiques

  • 74

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    et doppositions entre les individus. Elle aboutit une lutte, puis une priode dincertitude, dans laquelle les acteurs normalisent leurs relations par des ajustements, pour continuer agir ensemble. Le processus de ngociation est alors crateur de sens pour les salaris.

    Cest plutt la seconde conception quon sintresse pour comprendre les enchanements logiques de perte de sens. La crise ne peut pas se rsumer un cycle de vie du confl it ou un vne-ment lorigine dun affrontement. Pour reprsenter les crises orga-nisationnelles et leur donner du sens, il est ncessaire de prendre en compte la totalit du processus amont, avant mme que les tensions napparaissent dans lentreprise. Le confl it fait partie de la vie organisationnelle et ne peut tre isol des ralits quotidiennes. Ce nest quun moment exceptionnel dans des relations habituelles entre acteurs. Pour le rsoudre, le groupe dirigeant doit prendre en compte les reprsentations des salaris, au moment de la prise de conscience collective dune situation empoisonne.

    Trois facteurs dclenchants

    Les situations de crise ont trois caractristiques principales : elles mettent en pril les objectifs prioritaires de lorganisation

    (stratgie, rentabilit) ; les acteurs manquent souvent de temps pour sinvestir dans la

    rponse aux vnements ; la rapidit de lescalade surprend les acteurs, le ct inattendu

    ou non anticip par les dcideurs gne les propositions.

    Par consquent, la crise organisationnelle implique les salaris dans des interactions exceptionnelles. Elle rvle les oppositions latentes, les ressentiments, les contradictions du systme social, dj prsentes avant les manifestations visibles du confl it ouvert. Les discours des salaris rvlent ce moment-l des frustrations et des incomprhensions accumules pendant les semaines ou les mois prcdents. Un changement dans le mode dvaluation ou de rmunration, le dpart dun cadre apprci ou une rorgani-sation trop rapide remettent en cause la reprsentation du salari sur sa situation et le tissu de relations dans lequel il travaillait. La crise provoque la cristallisation dune situation dans laquelle les acteurs projettent leurs propres contradictions, leurs insatis-factions et leurs attentes sur lentreprise et le groupe dirigeant. La confrontation entre les reprsentations individuelles constitue le

  • La gestion du dsengagement et des crises

    75

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    vritable processus dinterrogation sur le sens pour le groupe diri-geant confront cette situation. Mme si un vnement externe ou interne, imprvisible, provoque des tensions internes et des risques pour la prennit de lorganisation, la situation de crise ne fait quaviver les oppositions entre les composantes en tension de lentreprise.

    Les situations de crise recouvrent trois moments

    La crise mergente apparat lorsquil se produit une instabilit dans les actions individuelles et les relations interpersonnelles. Il existe un risque deffet pervers par un processus cumulatif. Par exemple, la dtrioration du climat de confi ance entre des acteurs dclenche des mcanismes de rsistance, de rtention dinformations et dsa-grge le processus coopratif.

    La crise dclare est visible quand il y a blocage des mcanismes habituels de la dcision, de laction ou du contrle et une prise de conscience de cette situation par les acteurs. Par exemple, lincapa-cit trouver un accord salarial par la ngociation, provoque des discours de revendications par le corps social ou ses reprsentants.

    La crise dpasse a lieu quand une situation se transforme en confl it ouvert entre les salaris ou les groupes dacteurs, et donc ne peut se rsoudre que par une lutte de pouvoir. Les grves ou les procdures de redressement judiciaire constatent lchec de lentre-prise prenniser son activit.

    Facteurs dclenchant le processus de crise

    En amont de ces trois phases, les conditions initiales du systme et des vnements singuliers ont favoris le dclenchement du processus. En aval, les consquences pour lorganisation et les salaris doivent tre values.

    Le dterminisme conomique de la fl exibilit du travail

    La notion de crise est souvent associe une situation conomique. On explique les problmes par des contraintes externes. Dans le discours des dirigeants, particulirement, la crise justifi e les plans de licenciement, la stabilit des salaires, la rationalisation de la production ou les dlocalisations. Il ne sagit pas de nier les contraintes externes qui psent sur lentreprise, ni de remettre en cause limpact des diffi cults conomiques sur les rsultats des entreprises. Par exemple, la volont de mettre en uvre

  • 76

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    un programme de rduction des cots peut tre lorigine dune crise organisationnelle. La tentative de beaucoup dentreprises franaises, pour maximiser la productivit, saccompagne de la recherche dun minimum social garantir pour viter le confl it. Mais cette politique provoque une opposition artifi cielle entre lconomique et le social. La croyance un arbitrage entre la rentabilit (dimension collective) et la satisfaction (dimension individuelle) cre des tensions entre le rle professionnel des acteurs et leurs attentes personnelles. Les vnements rcents dans lentreprise Moulinex illustrent ce dilemme.

    De multiples vnements peuvent entraner une crise dans lentre-prise. lorigine dune crise se trouve toujours un acteur cl ou un vnement dclenchant. Mais tout acteur ou tout vnement peut tre lorigine dune situation confl ictuelle. Il ne sagit pas daseptiser la vie sociale par une volont promthenne et nave, mais dviter quune situation de ngociation, de transaction ou dchange avive un processus cumulatif lorigine dune crise dclare. Contenir lvolution de la masse salariale est un principe vident de bonne gestion. Mais les salaris prennent ncessairement en compte dautres critres que la rentabilit de lentreprise dans leur demande daugmentation : les rsultats personnels, le cot de la vie ou la comparaison avec leur environnement social expli-quent les demandes. Lentreprise ne peut pas prendre en compte ces aspects, mais les rponses ngatives entranent des frustrations chez les salaris. En priode de bons rsultats, lentreprise doit distri-buer du pouvoir dachat pour que, en priode de crise, les salaris acceptent la modration, voire les diminutions de rmunration. Le sensemaking se construit dans des principes comme celui-l.

    La plupart des situations de crise dclare rsultent de lun des trois processus cumulatifs :

    la diffusion ; lopposition graduelle ; la provocation de changements organisationnels.

    Les trois modles se combinent souvent dans la ralit. Pour le diri-geant, il importe de comprendre comment une instabilit confl ic-tuelle nat dans lentreprise et se cristallise dans lorganisation sur des vnements, des reprsentations et des attitudes avant le confl it. Ils correspondent trois scnarios qui conduisent au confl it et la perte de sens. Ces processus, cumulatifs, se traduisent par une crise, sils ne sont pas grs temps par le groupe dirigeant.

  • La gestion du dsengagement et des crises

    77

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    Processus 1 : la diffusion (tendue)

    Cas 1 : le singulier provoque le collectif

    Un acteur projette dans lentreprise ses confl its internes, grce aux interactions avec les autres. Lacteur extriorise ses contradictions et provoque des ractions confl ictuelles. Par effet boule de neige , il dclenche dans lorganisation un enchanement dvnements qui rvle des oppositions mergentes. Kets de Vries et Larry Cohen2 ont tudi ce processus au niveau des dirigeants. Ils rvlent que leurs interventions sur les structures projettent leurs propres nvroses. Plus le temps passe, plus les nvroses se diffusent dans lorganisa-tion. terme, la crise est invitable, lorsque les contradictions ne peuvent plus tre gres par des ajustements mutuels.

    Cas 2 : lalatoire brise les faux consensus

    Un vnement extrieur imprvisible contraint lorganisation une raction rapide. Lapparente stabilit de la cohrence organi-sationnelle ne rsiste pas aux changements imposs et aux nces-saires dcisions prendre.

    Pour matriser limprvu, lentreprise doit tre cohrente et favo-riser ses capacits de ractivit. dfaut, le processus cumulatif est invitable jusqu la crise.

    Processus 2 : lopposition graduelle

    Cas 1 : une remise en cause de la lgitimit du groupe dirigeant

    Pour un motif, justifi ou non, le corps social doute de la capa-cit du groupe dirigeant conduire les activits de lentreprise. La remise en cause de lobjectif, des moyens, des responsables ou des processus de gestion cristallise une opposition entre des reprsenta-tions, plus quelle ne rend compte dune ralit objective suppose. Toute intervention de dngation, ou des tentatives de contrle de la situation, risque de renforcer les jugements ngatifs. Les plans sociaux successifs des entreprises entrent dans cette catgorie. Les salaris constatent les rductions deffectifs et entendent des discours sur la ncessaire solidarit pour ceux qui restent.

    2. Kets de Vries, Larry Cohen, Combat contre lirrationalit des managers, ditions dOrganisa-tion, 2002.

  • 78

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    Ces pratiques conduisent une position dattente, de retrait ou de fuite dans le corps social. Le processus cumulatif de non-gestion de la crise est alors engag.

    Cas 2 : le systme organisationnel nest plus cohrent avec lactivit et les attentes du corps social

    Dans les ralits et dans les reprsentations des salaris, lentreprise ne remplit plus sa mission vis--vis deux. Lactivit, les valeurs et les objectifs ne correspondent plus aux moyens engags. Un processus daccumulation dvnements contraires ce qui est considr comme bon pour lorganisation est alors probable, soit lentreprise gre le dclin (ce qui est une forme de crise), soit elle reconvertit ses activits et, dans ce cas, la crise est invitable (changement organi-sationnel).

    Ce processus apparat comme une simple logique de slection conomique naturelle. Cest donc plus dans la manire de le grer que dans les rsistances sociales, que lon observe une crise.

    Processus 3 : la provocation du changement organisationnel

    Cas 1 : le groupe dirigeant initie un changement organisationnel pour des motifs externes

    Le changement organisationnel est une ncessit, au moins dans lordre du discours. On prsuppose quil a vocation permettre une adaptation de lorganisation lenvironnement et aux conditions de la concurrence. Quelle que soit sa justifi cation, le changement provoque des rsistances. Toute volution est une remise en cause du pass. Le corps social discute les objectifs et les moyens du chan-gement. Par exemple, les dcisions de localisation spatiale des entre-prises se justifi ent par des motifs conomiques et de comptitivit. Mais, la plupart du temps, cest une fracture pour le corps social et, terme, une crise, si les dlocalisations ne sont pas acceptes par les salaris comme une condition de la survie de lentreprise.

    Cas 2, les contradictions internes lorganisation lgitiment une volution de lorganisation

    Le groupe dirigeant peut dcider daltrer volontairement la coh-rence organisationnelle dans lintention de changer les modes de

  • La gestion du dsengagement et des crises

    79

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    fonctionnement et la rgulation interne. Dans ces conditions, le changement organisationnel a vocation redonner de lautonomie aux dirigeants dans leur management. Mais une volution non lgitime par le corps social se traduit souvent par des ractions ngatives. Les contraintes avivent les rsistances et le processus cumulatif est alors engag jusqu la crise.

    La gestion des crises dans lentreprise

    Les trois processus gnriques, traduits par six situations frquentes, risquent de survenir dans lentreprise, si le groupe dirigeant nin-tervient pas le plus tt possible sur la situation pour lendiguer avant le confl it. Pour anticiper, il est ncessaire de disposer doutils de GRH pour la prvention et dune vritable capacit daction. Les managers oprationnels sont en gnral peu sensibiliss ces problmes, souvent relationnels. Beaucoup dentreprises sont trop focalises sur les tableaux de bord fi nanciers pour percevoir les attentes du corps social. trop opposer rentabilit conomique et salaires, dans une logique antinomique, la convergence des intrts entre le collectif et lindividuel risque de ne pas rsister aux confl its de reprsentation entre limplication et la satisfaction individuelle. La remise en cause du sens au travail nat souvent de la perception dune dissension entre le pourquoi et le comment.

    Cependant, toutes les entreprises sont potentiellement confl ic-tuelles puisquelles rassemblent des hommes pour une action commune. Lintervention tardive du management, lorsque les manifestations dun tat de crise sont visibles, complique les mthodes de lintervention par rapport une gestion anticipe. La crise est alors vcue dramatiquement par un grand nombre de sala-ris. Le manque dinformations, le refus dintervenir et le recours systmatique au modle du garbage can 3 annihilent les chances de rsoudre durablement la crise de sens. Les salaris sont alors contraints dintrioriser leurs frustrations jusqu la prochaine crise. Ce faisant, limplication, lengagement et sans doute la producti-vit diminueront.

    3. Garbage can : lorganisation dispose de rponses toutes prtes pour laction. Elle attend que les problmes se posent pour les appliquer, sans prendre en compte les contingences particulires la situation.

  • 80

    LES CONDITIONS DE LA CRATION DE SENS EN ENTREPRISE

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    Certains outils de gestion masquent involontairement des situa-tions de crise et interdisent donc une raction rapide de la part du management gnral. Par exemple, le systme comptable, la base de la gestion fi nancire, ne rvle pas suffi samment tt les drives du systme de gestion des hommes. Le groupe dirigeant ne prend donc pas conscience temps dune instabilit et de la rduction de ses capacits daction. Il est alors diffi cile pour un acteur engag dans laction de prendre conscience de la nature de la crise, avant que les manifestations visibles ne lobligent ragir. Nanmoins, il est ncessaire didentifi er les consquences, potentielles et relles, de la crise sur lentreprise et pour les salaris, avant denvisager des dcisions pour redonner du sens laction.

    Lorsque la crise est dans une phase dpasse daffrontement, il est inutile dessayer de revenir la situation initiale. Il vaut mieux entrer dans un processus de changement organisationnel et provo-quer les adaptations du comportement des salaris. En participant au mouvement social, le groupe dirigeant retrouve des degrs de libert, par une action raisonne sur le style de management quil tente de faire partager.

    Contre-exemple de non-gestion de crise et effet pervers

    Dans les procdures de plans sociaux, les premires dcisions des dirigeants aprs le dclenchement dune crise peuvent parfois aggraver le confl it. Lorsque des diffi cults surviennent dans les entreprises, le premier rfl exe consiste rduire les effectifs pour diminuer les cots. Si cette mesure immdiate a des rsultats rapides sur le rsultat, on observe, dans certaines situations, des effets pervers plus ou moins long terme.

    Ce sont plus les erreurs de jugement des dirigeants que les causes qui entranent des effets pervers sur les reprsentations des salaris de la lgitimit et des comptences du management gnral de lentreprise. Le sentiment dappartenance lentreprise change. Lengagement des salaris diminue si une menace plane sur leur avenir professionnel.

    Le groupe dirigeant doit donc convaincre du bien-fond de ses dcisions pour obtenir ladhsion. Cette situation ajoute une complication sociale la complexit conomique. Lopposition entre les intrts conomiques et les attentes sociales, comme entre le discours et les pratiques, renforcent le confl it.

    La vie quotidienne en entreprise nest jamais un long fl euve tran-quille. Les relations des salaris entre eux et entre les salaris et

  • La gestion du dsengagement et des crises

    81

    G

    roup

    e Ey

    rolle

    s

    leur manager sont naturellement sujettes des confl its. Les lieux de travail sont des situations sociales, o des hommes et des femmes vivent ensemble entre huit et dix heures par jour. Il est donc normal que des incomprhensions, des divergences ou des sentiments diff-rents provoquent des confl its. Mais la notion de perte de sens est diffrente. Elle survient lorsque les salaris ne comprennent plus les raisons de leur prsence ou ont limpression dtre engags dans un environnement quils ne matrisent pas. Le dsengagement est la seule rponse pour eux.

    Le chapitre suivant dveloppe les attentes des individus et par la mme nous apporte des lments de rponse quant aux attentes actuelles des individus dans leur relation au travail.