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Le Couteau court de décembre

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Le couteau court de Décembre

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DU MÊME AUTEUR

La nuit des barbares, Laffont, 1983. Le tempestaire, Laffont, 1984. Les Jakson, Laffont, 1985. Le français qui se cause, splendeurs et misères de la langue fran-

çaise, Balland, 1986. Tout crus, les coqs, Balland, 1987. L'âne et la lyre, Balland, 1988. Canines (avec Alain Pouillet), URDLA, Lyon, 1988. Aperto libro, Larousse, 1988.

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Orlando de Rudder

Le couteau court de Décembre

Roman

Presses de la Renaissance 37, rue du Four

75006 Paris

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Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu régulièrement au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse en citant ce livre aux

Presses de la Renaissance 37, rue du Four 75006 Paris

et pour le Canada à

Édipresse 945, avenue Beaumont Montréal H3N 1W3

© Presses de la Renaissance, 1989.

ISBN 2-85616-492-7

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A Marie, née en décembre mariée en janvier,

mère en mai.

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J ' a i m e bien q u a n d ils reviennent. Le spectacle en vaut

la peine : ils sont à la fois é t rangers et familiers, vaguement m'as-tu-vu. Cependant , leurs regards inquiets examinent le paysage, c o m m e pas sûrs de reconnaî t re leur pays. Leurs grands yeux bleus, un peu sauvages, glissent sur les pierres fendues de la fontaine, auscul tent l 'horloge, tandis que, peu à peu, les familles mentent . A ce m o m e n t , les plaisanteries niaiseuses à propos de l ' infidélité des femmes de soldats n ' o n t plus cours.

Il y a cet air, aussi, cette mus ique t rop connue que reprennent , l ' un après l ' au t re , tous les gens. Y eut-il vér i tablement un jadis d u r a n t lequel on guerroyai t sous la neige ? Moi, je ne le crois pas. J e n ' en dis rien, certes, tandis que les moustachus galègent au café. Des vapeurs de moka, des remugles de bière secouent la buée figée, mélange des fumées grasses des cigares du soir et de la b r u m e qui mouille ce mat in .

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Alors, un chien renifle la sciure. Les retourneurs ne se

r ega rden t pas ent re eux, ni les uns ni les autres. Ils

s ' ignorent , c o m m e à chaque fois. Il y a chez eux une sorte de honte , une re tenue craint ive à l ' idée de par ler , de ment i r . Ils f redonnent ce vieil air agaçant , mais très vrai :

Le couteau court de Décembre

s'affûte au vent froid de l'hiver. Glacé, ténu, tranchant I l scinde la bise.

E t les ongles du frimas griffent le verglas lisse qui double les carreaux givrés de nos fenêtres.

Cet te chanson n ' e s t pas facile à t radui re . Elle est très

belle en notre langue. Très imagée, aussi. C e qui n ' e m p ê c h e pas la lassitude, parce q u ' o n la chante trop. Beaucoup trop. A tel point que certains, p a r chez nous, appela ient leurs filles Décembre . Ce p r énom, toutefois,

semble un peu désuet , passé de mode . Mais la chanson s ' en t enda i t sempi te rne l lement . R e v e n o n s à cet

aupa ravan t . F redonner ainsi cet air ancien permet aux retourneurs de

ne pas par ler . Le mut i sme , au moins , ça ne men t pas. J e les regarde toujours avec é tonnement . J e sais que, tout à l ' heure , chez eux, ils seront bien plus fiers, ça oui,

hâbleurs, vifs et quas iment rigolos. Mais , du ran t la halte au café, ils se taisent. C ' e s t d 'a i l leurs une brasserie.

Puis les femmes arr ivent . Sont-elles dupes ? Elles se

penden t à leurs bras. La chanson s 'amplif ie : M a r c Lau r i e r la reprend , avec son trio, sur la scène aux r ideaux rénovés (le rouge du tissu est so igneusement ravivé, chaque soir, au moyen d ' u n t a m p o n d ' enc re écarlate alcoolisée, ce qui permet en outre d ' empêche r le

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déve loppement des moisissures). U n jour , ça fera d u malheur .

Nous autres, apprentis, écoliers, n ' avons q u ' u n e hâte : y aller. Et sur tout : revenir , s ' en re tourner au pays. La guerre ne nous faisait pas peu r : la p lupar t n ' e n moura ien t pas. Les récits de combats nous exaltaient : Ah ! courir , charger , tailler en pièces l ' ennemi dans de rougeoyantes giclées de sang épais, poisseux, recouvrant l 'uniforme d ' u n e boue opaque et noircissante, at t irant les mouches bril lantes, multicolores, métal l iques c o m m e au tan t de médailles préf igurant les futures nôtres et véritables ! Ça , c 'est la vie. En plus, il y a les femmes. Sinon, à quoi bon faire la guerre ? Et chanter ? Et mentir ? De toute façon, il faut vivre avec son siècle. Fût- ce le nôtre.

Nous étions vingt ou t rente galopins qui bavions un tantinet devant les jupes des demoiselles. Les plus hardis

espionnaient au soupirail de l ' é tabl issement de bains publics. Ils re luquaient ainsi les rondeurs et les replis somptueux de la chair féminine. Ils revenaient décrire, mais vénalement , ce qu ' i ls avaient vu. Ç a ne coûtait pas cher. L ' aud i t eu r , en tout cas émerveillé, ne rechignai t pas : il payait , sachant que ça faisait moins onéreux que ces petits j ou rnaux illustrés épa tamment pornographiques que d ' au t r e s achetaient pour rêver aux délices futures et amours à venir. Ces dernières restaient, les unes comme les autres, s t r ic tement réservées aux retourneurs. Nos

petites fiancées n 'eussent j amais cédé, ou presque, avant que nous ne soyons revenus couverts de sang et de mouches. Nous ne connaissions pas grand-chose à la guerre : chaque fois que notre village se t rouvai t envahi , nous nous re t rouvions consignés, qui dans son collège, qui d ' a u t r e à l 'atelier, et m ê m e et coetera.

C o m m e tous ceux de mon âge, j 'a t tendis m o n heure en

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écoutant les hymnes guerriers de M a r c Laurier, mélopées f rénét iques mêlées de rugissements de bassons,

d ' éc laboussures de tubas , d ' a rpèges sanguinai res et de rac lements r a u q u e s qu ' ins ta l la ien t dans l ' a i r lourd une flopée d ' i n s t r u m e n t s aux n o m s désormais oubliés. L a

guerre , qui durai t depuis au moins u n siècle, n 'é ta i t plus q u ' u n e formalité m a r q u a n t notre entrée dans l 'âge viril.

Ce t te heu re advint . A u tout peti t ma t in , le capi taine Bloche nous regroupa . O n nous dis t r ibua des fusils, très

jolis. Ils bri l laient sous le ciel bas. Il fallut q u a n d m ê m e les net toyer . L a guerre , di t -on, ça a p p r e n d à fourbir . Nous fourbîmes avant de marcher , de par t i r en chantan t la fameuse chanson. P o u r devenir retourneur, part i r , c 'est dé jà la moit ié du chemin .

U n t ra in f u m a n t nous était réservé. A peine at tendit- il l ' e m b a r q u e m e n t complet de la t roupe avan t de b r inqueba le r .

Le voyage d u r a u n g r a n d n o m b r e d ' h e u r e s mornes . Puis nous a r r ivâmes d a n s u n village. Nous fûmes rassemblés sur u n quai . Dès lors, des pompiers ar r ivèrent . A l ' a ide de leurs lances, ils nous aspergèrent

de sang de bœuf . C e fut v r a imen t dégoûtan t . C e voyage nous avait fatigués. Nous nous dispersâmes

p a r les rues, p r o m e n a n t d ' a b o r d sol i ta i rement nos pas. Puis nous nous r e t rouvâmes dans l ' un ique café de cette localité au n o m indécis, du moins dans m a mémoire , peu

verte, au jourd 'hui . Vinrent alors les femmes. Étaient-elles

dupes ? Q u o i qu ' i l en soit, elles se pend i ren t à nos bras. Elles sentaient bon. Sachant que nous parlerions peu, car nous étions soldats, elles s 'efforcèrent de discourir bien

t rop g ravement , p o u r se met t re au goût du jour . Nous écoutâmes , progress ivement ravis.

Dans ce village lointain, qui ressemblait au nôtre, j ' a i , c o m m e tous ceux de m a classe, enfin pu parcour i r le

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chemin de chair chaude du corps féminin. Ce trajet s'effectua sur la personne exquise d 'une brune un peu mûre qui ne ressemblait pas à ma petite fiancée. Elle m'avait cueilli au bar, emmené chez elle, lavé, et tout ce qui s'ensuit. Elle portait un prénom d'avant-guerre qui allait bien avec ses bas de dentelle noire.

Quelques jours plus tard, nous sommes revenus chez nous. Peu avant l'arrivée, des pompiers nous arrosèrent à nouveau de sang de bœuf et j 'eus rapidement accès aux portes secrètes de ma petite fiancée, ce qui me permit de me rendre compte que les femmes, ma foi, sont assez différentes les unes des autres, bien qu'ayant des points communs.

Je me suis longtemps posé la question de l 'ennemi avant de comprendre qu'il se trouve dans notre village au moment même où nous envahissions le sien. C'est

pourquoi, bien que nous fussions militaires, personne n'osait de ces plaisanteries goguenardes et salaces au sujet de la fidélité des femmes. On ne leur demandait d'ailleurs

que de nous apprendre à vivre. Une période de batte- ment prenait place entre chaque expédition guerrière. Nous n 'en profitions qu'assez peu. On ne saurait vraiment appeler ça des vacances. Le travail, certes, restait bien loin de nos préoccupations. Mais il nous fallait raconter nos exploits. Sans cesse. Et puis les répéter. A nouveau. Derechef...

Bien sûr, nous achetions aux libraires de solides ouvrages dépeignant des événements guerriers afin de pouvoir nous en inspirer. Nous devions ainsi remettre César ou Homère au goût du jour en annotant les juxtalinéaires négociés aux revendeurs de livres d'occasion. Ce bluff intense me déplaisait. Pourtant, je n'ai jamais eu de véritables difficultés pour mentir. De plus, je n'étais pas encore si loin de l'enfance. De

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surcroît, je voulais déjà devenir poète. N'empêche qu'un sentiment sourd martelait mon cœur. Ce sentiment

ressemblait à peu près à un écœurement. Je racontai à ma mère combien, au cours des périls, je pensais à elle. Elle hochait la tête, émue, larme à l'œil, tandis qu'elle m'écoutait sans cesser de nettoyer les grains d'orge du dîner. J ' a i distillé, au même moment, quelques fadaises d 'homme à mon pauvre père. Il allait d'ailleurs un peu mieux, cette année-là. C'était au moment où, revenant de cure, il s'arrêtait encore de fumer.

En parlant, en racontant, je me sentais affecté d 'un genre de vague tremblement que les autres, du moins, je l'espère, mirent au compte de l'exaltation. Cet état s'amplifia. Il fallut que je sorte pour ne pas qu'on puisse découvrir cette fébrilité déplaisante. L 'amour du terroir, le désir de me replonger dans le sein du pays natal, après avoir failli mourir me servirent de prétexte pour déambuler d 'un air empêtré dans les ruelles, je n'ignorais pas que je passerais résolument devant certaine porte rouge à l 'heure exacte du retour de ma petite fiancée.

Tiens, voilà : ce terme même excita ma rancœur. Elle n ' a jamais été petite, quoique fiancée. Elle fut toujours simplement belle, tout autre mot ne servant qu'à ne rien dire de vrai. J'allais commencer à lui raconter automati- quement mes exploits, quand elle m'interrompit :

— Arrête un peu, tu veux? Elle n'était pas dupe ! Sans doute, les autres femmes

savaient, elles aussi, ce qu'il en était au réel de cette guerre. Une longue tradition de croyance cependant tapissait, depuis belle lurette, leur doute d 'un épais capiton de certitude. Ce qui les installait dans l'impression que nous ne leur racontions jamais que la stricte vérité, quoique en gommant, par délicatesse, les aspects les plus rudes de nos combats héroïques. Il faut

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croire que ma petite fiancée cultivait dans son ventre, à l'instar de moi-même, la fleur épaisse de la révolte. Elle finit par me le dire en des termes qui, aujourd'hui comme alors, défient toute traduction. Il convient donc de les passer sous silence.

J ' a i pleuré, moi... C'était trop, non? Trop de mensonges dans la vie ordinaire : d'abord, cette dénomination de « petites fiancées », l'oubli du nom propre de chacune d'elles, puis enfin cette guerre consistant à varapper sur les brunes du pays hostile alors que, chez nous, à peine risquions-nous d'effleurer timidement l 'un des seins de nos promises !

Le plus étonnant devait encore advenir. Il faut croire que la révolte saturait l 'air du temps. Un de mes camarades passa dans la ruelle, l'air bien triste, regardant ses pieds qui marchaient. Il reniflait, sanglotait, l 'air lamentable. Je poussai le cri du hibou blanc pour le héler : c'était le cri de ralliement de notre équipe au sport. Il regarda vers nous, haussa les épaules et continua de marcher comme un chômeur.

Bon, j 'ai couru, pour sûr. Je l'ai saisi par l'épaule et j 'a i demandé :

— Qu'as-tu donc ? Il faut dire que, dans notre langue, les conjonctions se

placent souvent en début de phrase. N'empêche qu'il me regarda et désigna ma petite fiancée.

— Pas devant elle, siffla-t-il... Elle fit sept pas en arrière, plus un petit. Alors, mon

camarade soulagea son âme : — Voilà, j 'ai tout dit à ma petite fi... — Quoi ? — Oui, j 'ai raconté que la guerre, c'est du flan... Je

lui ai parlé des brunes, moi, avec leurs cheveux, leurs poils noirs, leur peau... tout!

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Un regard de défi lui illumina soudainement la face. — Non ! Tu as fait ça ! J'étais surpris. — Oui, et je... — Qu'a-t-elle dit ? — Démoniaque, mon vieux ! Elle m'a giflé, la chèvre !

Elle a hurlé, criant qu'elle n'épouserait jamais un menteur, un diseur de secrets ! Elles veulent croire, tu sais... Elle est rentrée dans sa maison, pour tout dire à sa mère qui est ressortie avec un fusil ! J 'ai couru, mais elle m'a poursuivi en tirant dans tous les sens... Elle disait qu'elle visait aux jambes pour être sûre de bien pouvoir m'achever, en me crevant les yeux d'abord et je ne sais plus quoi. Au coin de la rue du Bras, un chien déboula. J 'ai trébuché dessus. Au même moment, elle a tiré. Le chien est mort. Moi, je me suis relevé vraiment presto, si tu vois le genre... et je me suis caché dans l'encoignure du marchand de gaufres. Elle est passée devant moi sans me voir... J 'ai même senti son odeur de sueur meurtrière...

— Et le père ? — Oh, lui... air gêné, bras ballants, mâchoires

pendantes... Que voulais-tu qu'il fît? En attendant, il vaut mieux que je me cache... Ça va faire du bruit !

— Tu es fou ! Toutes les mères vont... Mais enfin, pourquoi es-tu allé tout dévoiler ?

— Parce que... — Parce que quoi ? — Ça prend dans le ventre, ça pousse, ça végète... Ça

encombre et tu digères pas ! C'est comme le chou-fleur de la cantine !

— La révolte ! Toi aussi ! — Oui... Je ne sais pas où j'ai bien pu attraper ça... — Mais c'est formidable, gigantesque !

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— Tu trouves-? Avec la mère qui... Je l'entraînai vers ma petite fiancée. Elle nous regarda

venir, comprenant à nos mines ce que nous venions de dire. Elle se tenait debout, fièrement campée, cheveux au vent. J'expliquai au camarade qu'elle sentait comme nous, de la révolte. Elle dégrafa son corsage, montra ses seins roses et demanda :

— Qu'ai-je donc de moins que ces salopes de brunes ? Si ma mémoire est juste, nous avons bien ri. Nous

sommes ensuite allés au café boire de la bière. Du vin

aussi, du frais, foulé mécaniquement. Notre allure trop libre scandalisa les autres buveurs qui s'en furent tandis qu'on s'en foutait. Des projets fous naquirent de la bière et du tabac. Mais quelques jours plus tard, il nous fallut repartir, résignés, résignés...

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Certains sont là, assis dans leur fauteuil. Met tons qu'ils v iennent de dîner . M ê m e , ils ressentent u n certain bien-

être ventra l tandis qu ' i l s fument u n cigare, l ' a i r vague, tout en b u v a n t que lque l iqueur . U n chien, un chat s ' é t i ren t peut-ê t re non loin, paisibles innocemment .

Cer ta ins , peut -ê t re , écoutent de la mus ique , du jazz digestif, dont les notes se tressent aux volutes de la fumée du tabac. Ou i , certains, h o m m e s ou femmes sont là,

savouran t la qu ié tude profonde d ' u n repos. Le m o n d e leur semble juste. L 'ordre du jour , de la nuit, les satisfait. Ma i s voilà. . . U n j ou r , tout le m o n d e ha ï ra l ' innocence !

Ils ne peuven t c o m p r e n d r e la teigneuse révolte q u ' o n ne ja rd ine q u ' e n soi et q u ' e n y allant voir. Ne soyons pas t rop certains : ça pe rme t la clarté. Il arr ive malgré tout que la révolte végète, croisse confusément , lentement , sans bruit , subreptice.. . Elle n ' en est que pire. Sournoise,

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hargneuse voire féroce, elle s ' avance s t r ic tement masquée .

La vie con t inua : m o n camarade ne fut pas assassiné par la mère de sa petite fiancée. Il n ' e u t plus de peti te fiancée. La fille, méprisante, en fut quitte pour se trouver un bien meilleur parti. Elle le trouva, malgré le scandale. O n préféra oublier l ' incident . Les expédit ions repr i rent , et nous devînmes de vrais retourneurs, de ceux qui en ont vu, de la guerre , et plusieurs fois.

Mais, au retour d ' u n e expédition guerrière, je reparlai à m o n camarade de la stupidité de notre si tuation.

— Ce n 'es t plus possible ! — T ' a s raison, tiens ! Mais ça a toujours été ainsi ! — Oui , mais q u a n d m ê m e . . . C e n 'es t plus possible,

ni raisonnable, ni rien.. . O n prend le train, on ne se rend m ê m e pas compte q u ' o n passe la frontière, et leurs maisons, leurs vies, leurs femmes ressemblent aux

nôtres . . . Déjà q u ' o n est déçu en s ' apercevan t que nos petites fiancées sont construites comme les femmes de là- bas, m ê m e si ces dernières sont b runes . . .

— Oui , on est déçu : ça sert à quoi de se battre, si les gens sont pareils . . . oh ! c 'est vrai : on ne se bat pas !

— Pour tant , ce sont des ennemis, on devrait les tuer ! — Sûr !

Petit à petit, l ' idée, la grande idée patr iot ique naissait, bien propre. Il nous fallut beaucoup de ruse pour conserver nos armes par-devers nous, comme pour nous en procurer d ' au t res . Pour d o n n e r u n exemple, tiens, au tan t dire c o m m e n t mon c a m a r a d e s 'y prit : il alla injurier la mère de son ex-petite fiancée. Fur ieuse, la femme sortit en couran t avec son fusil. M o n camarade

se cacha, comme la première fois, mais, au lieu de la laisser passer, il la b o u r r a de coups et s 'en fut avec l ' a rme. Au moins, ce fusil-là se trouvait-il en état de

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marche . Les autres, quo ique impeccab lement nettoyés, graissés et en t re tenus , ne fonct ionnaient plus. O n ne les répara i t guère, à quoi bon ? Ce fut donc un sacré boulot

de tout r eme t t r e en état, sur tout p o u r les a rmes u n peu lourdes.

T o u t en catimini, nous part îmes un soir, juchés sur nos vieux vélos t rop chargés. C h e z nous, c ' te blague, on fabr ique d u solide : nos vélos sont en fer forgé, avec des torsades, des volutes décorat ives sur le guidon. C ' e s t u n peu lourd, mais q u ' i m p o r t e , pu isque c 'est beau. Nous

a h a n â m e s en gravissant la raide montée qui ferme notre village en direct ion de la frontière avant le croisement . M o n camarade, qui se nommai t Ernest, sut nous orienter

à l 'a ide de sa boussole de cuivre (ou plutôt de laiton : les deux mots se disent p resque pareil en notre langue) et d ' u n e car te volée. M a peti te fiancée peinai t moins que

nous malgré le fardeau, puisqu'elle chevauchait une belle bicyclette neuve que je lui avais offerte avec l ' a rgen t de m a solde et des pr imes de r endement . Les vélos s ' a lourdissent en vieillissant.

— O n va rigoler, murmura - t - e l l e d ' u n ton qu 'el le ne pa rvena i t pas à rendre vulgaire, ni m ê m e canaille.

Ses cheveux blonds accrochaient la lumière des étoiles

et ne la renda ien t pas. U n vent clair, léger, soufflait en vagues denses, rhapsodiques et fantasques, nous poussant vers notre but .

Nous a t t achâmes nos mon tu re s ( l ' ennemi est voleur)

à une grille, non loin de l 'orée du village adverse. Nous m a r c h â m e s s i lencieusement au milieu de la grand-rue .

M a petite fiancée m e d e m a n d a où habi ta i t m a b rune . J e le lui dis. Elle en t ra donc dans la maison pour la tuer. Elle sut s 'y p rendre si lencieusement sans m ê m e réveiller ses parents qui dormaient à côté, ni son mari assoupi tout près d'elle.

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Médecin ! En voilà une histoire ! Mais enfin, je ne détestai pas... Des tas de gens célèbres furent médecins.

Au début, comme tout le monde, j 'a i cru que les maladies que j 'aurais à traiter venaient de la froidure. J ' a i donc soigné avec des remèdes produisant de la chaleur: gin bouillant, embrocations, pommades hyperhémiantes, cataplasmes moutardés aux solanacées, etc. Mais, bien vite, je compris que la misère et la politique du gouvernement produisaient bien plus de maladies que les microbes pathogènes. Je ne pouvais donc pas soigner réellement, mais juste soulager. Je m'y employai. Un vrai de vrai médecin serait, à mon avis, mais comment dire, quelque chose du genre d 'un député ! ! !

Entre-temps, j 'ai regardé les listes d'admission au concours de poète. La plupart de mes camarades devinrent médecins, comme moi, sauf Gilda Perdicaz (la

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garce !), qui fut ambulancière parce qu'elle savait conduire une automobile. Le gouvernement intriguait auprès de l'Université pour que celle-ci dirigeât ses ouailles vers des travaux d'utilité sociale directe.

Je rencontrai certains de mes condisciples. Tous me parurent ravis de cette orientation. Il faut dire que la médecine est un chouette petit boulot pépère et qui, bon an mal an, finit par rapporter suffisamment pour ne plus se nourrir exclusivement de tripes aux choux. D'autant plus que Zélie insista sur la nécessaire propreté des docteurs : je vendis donc, à certains de mes nouveaux collègues, mes savonnettes après les avoir pompeusement intitulées Savon Médical Certifié. Sont-ils bêtes, les gens !

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L'hôpital reste un lieu spécialement rythmé, si j 'ose dire. Désormais, j'allais vivre selon les vibrations. Zélie m'expliqua brièvement les dix-sept symptômes des quatre maladies, et vogue la galère. Je prescrivis du sirop à mon premier malade (un type assez gentil malgré tout). C'est bon, le sirop. On n 'en prend jamais trop.

Il est grand, l'hôpital. Certes moins que l'enfer, dit un proverbe chrétien, et moins grand que demain, selon je ne sais plus quel dicton. Cette vaste bâtisse de pisé se divise en quatre parties, quatre vastes quadrilatères se jouxtant difficilement, opposés les uns aux autres par le sommet d 'un angle.

La première salle accueille les peureux du lendemain. Ce sont des malheureux qui ne peuvent pas respirer l'air d'aujourd'hui. Il faut leur poser un masque filtrant sur le nez, ou les abreuver d'air ancien conservé dans des bonbonnes : c'est cher. De toute façon, rien n'empêche

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que leurs poitrines ne se couvrent de pustules roses emplies d 'une sérosité fort aqueuse et vermillon clair. L'usage est de les badigeonner d 'un onguent composé de blanc de zinc et de feuilles de coca délayées dans de l'huile d'olive réchauffée au bain-marie. La peur de l 'avenir détermine toutes les maladies de peau. Cette première salle retentit d 'une étrange rumeur produite par les bruits de grattement superposés de ceux qui sont là et se raclent, à ongles rabattus, une couenne trop démangée.

La deuxième salle, qu 'on appelle toujours seconde, tant on souhaiterait qu'il n 'y en ait plus d'autres, contient les amateurs de jours. Dès midi, ces malheureux constatent qu'il est tard et ça leur fait mal. La peur de la nuit s'insinue dans leurs âmes. Ils ouvrent et

écarquillent de grands yeux terrifiés. Ils gémissent, terrorisés. Cette frayeur abominable les fait haleter. Leurs râles, leurs soupirs frappent durement l 'air saturé de l 'odeur entêtante de cette huile camphrée qu'il faut leur faire boire afin de les calmer. Les crises de terreur

contractent les muscles des pensionnaires de cette salle. Ils s'agitent, tremblent, leurs ligaments se raidissent, se tétanisent, ce qui leur produit d'atroces courbatures. On ne peut les toucher, tellement ils ont mal. Aussi ne pouvons-nous pas les masser. Force nous reste donc de leur faire boire l'huile camphrée susceptible de les soulager. L'ennui, après, c'est la diarrhée...

La troisième salle recueille les effarés de la mort. Ils

attendent l 'heure qui tarde à venir. Ils vivent dans l'angoisse, outrés d'aérophagie. Maigres, décharnés, ils ne mangent pas, de peur d'être empoisonnés. Une machine pneumatique spéciale leur insuffle de l'air sain dans les narines, dans les oreilles, dans la bouche, et partout où l'on peut afin d'évacuer l'air vicié mêlé de gaz

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fétides qui leur habite les entrailles. Cette évacuation produit d'immondes bruits impolis et malpropres. On soigne ces gens avec du charbon organique et officinal. Bien sûr, ils refusent de l'absorber, de peur qu'on ne les empoisonne. Il faut donc fabriquer un baume avec ce charbon et de l'excipient (c'est un produit qui aide au soin de toutes les maladies, aussi le retrouve-t-on dans toutes les formules médicamenteuses) dont on les enduit de la tête aux pieds. Ce remède agit donc par endosmose...

La dernière salle est celle des affolés d'amour. Ils se

frottent frénétiquement contre les draps de leur lit, cherchant on ne sait quelle tendresse introuvable. Ils appellent leur mère du matin au soir. Leurs cris, perçants, stridents, aigus et lancinants, retentissent jusqu'au petit jardin central. Cette friction continuelle de leur corps contre les draps leur met la peau à vif. On ne peut pas les approcher parce qu'ils mordent. On pulvérise donc de loin des nuages ou des aérosols de baume du Pérou à l'extrait de concombre pour restaurer leurs épidermes meurtris. Ce n'est pas très joli à voir, tout ça. Les vieux médecins en viennent parfois à détester les malades et ne les soignent alors plus, préférant s'occuper des gens sains qui n'ont pas besoin d'eux.

Ces quatre maladies principales déterminent évidemment des troubles secondaires : typhus, cancer, tuberculose, déficits immunitaires, etc. On ne soigne ces derniers que dans un second temps, et ailleurs : à quoi bon s'occuper des effets si l 'on n 'a pas, préalablement, éliminé les causes ?

L'un des angles de chacune des salles, donc, rejoint un angle des autres. L'interpénétration de ces angles forme une sorte de carré, de losange plutôt qui fut, il y a longtemps, aménagé en cour que l'on transforma en

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jardin, puisqu'elle est plantée de chèvrefeuille. Les médecins viennent là se reposer durant de courtes pauses entre deux séries de soins : on n'est pas des vaches, il faut parfois souffler...

A cet endroit, les bruits de chacune des salles se rejoignent et se superposent sans se mélanger tout à fait. Le tout s'organise en harmonie fuligineuse, étrange, évoquant certains quatuors à cordes de vieux swing suisse ou bosniaque. Nous surnommons cette musique Jazz Malsain (JM). On l'enregistre, on en fait des disques que l 'on met en vente à un prix modique, et l 'on se paye de sérieux gueuletons fort sympathiques grâce à ce charmant petit commerce.

Derrière l'hôpital se dresse, inquiétant, le pavillon des frappadingues et des malades hors catégorie. C'est là que je fus hébergé durant ma crise mystique. Je n'aime pas du tout ce lieu. Le personnel y est parfois d 'une inconvenante brutalité. Certes, le métier n'est pas drôle, mais tout de même. Soigner les gens, ça demande un peu de douceur. Pas trop, certes, mais un peu. Sinon, à quoi ça sert ?

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Celui qui tente, ne serait-ce qu'un tant soit peu, d'être poète, finit, tôt ou tard, par s'intéresser aux mots. Après quelques mois d'étude, il ne s'étonne plus guère de leur étrange pouvoir. Il les utilise comme décérébrés, vidés de leur substance : l'important est d'en étalonner les nuances selon l'effet de sens voulu. Il convient évidemment de les

soustraire au parasitisme des idées que les mots, hélas, peuvent exprimer. La découverte de la nature intrinsèque des mots est, nous l'avons vu, l'objet du jeu de marelle. Cette appréhension de leur jazz interne reste élémentaire : ce n'est pas, ce n'est plus une occupation de professionnel. Il faudrait perdre un temps précieux pour se préoccuper de ces choses. Il est vrai que certains, semble-t-il, n 'ont absolument rien à faire de leurs journées. Il suffit d 'un fauteuil, pas vrai?

C'est pourquoi j 'eus du mal à comprendre l'étrange fascination qu'exerçait sur moi le mot Saintonge. D'accord,

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il ne manque pas d'allure avec ses deux polygrammes vocaliques nasaux, avec sa dentale presque médiane et tout à fait sourde... Mais enfin, je ne suis plus un gamin !

Ce fut encore le poète italien, dont je ne lisais les œuvres que par pure curiosité, qui me donna la clef de cette attirance un peu niaise : nous ne vivons pas chez nous. Ou plutôt, notre vie n'est pas vraie. Le lieu de notre existence se poisse d 'un genre d'inertie méphitique qui nous abêtit, nous rend pied, nous gâche l'heure. Bref : il faut aller ailleurs pour trouver une vie exactement véritable. Et encore...

Or, cet ailleurs, pour moi, cet ailleurs dans lequel il faut plonger, ce noir, ce gouffre, ces abysses, où pourrais- je le trouver sinon dans la Saintonge, dans cette terre étrange, sauvage, frénétique mais généreuse, hoquetant sous le claquement obsédant des castagnettes... ?

Saintonge, ô Saintonge : rêve d'absolu, là où tout est resté vrai, pur, où les hommes n'ont qu'une parole et les femmes une seule vertu ! Saintonge à l'accent rauque des vérités premières et dont l 'humanité profonde plonge ses racines dans la terre travaillée par des générations d'hommes rudes et fiers, farouches, même, aux mains rudes, durcies par les travaux et les jours !

Certes, je la désirais, la Saintonge. De plus en plus. Il me la fallait et je savais qu 'un jour, oui, un jour, je l 'aurais !

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Le gel faisait maintenant éclater les pavés. Des pluies nauséabondes profitèrent d 'un adoucissement éphémère de la température pour s'abattre hideusement sur le sol, qu'elles giflèrent et inondèrent. L'eau froide stagna, se croupit et gela. Ce fut à terre un marécage solide, des milliers de fermentations suspendues, une gâtine détrempée, figée, glaciale. Les papiers chus à terre, les détritus divers de la vie citadine se retrouvèrent inclus

dans cette frigide pellicule et l'on pouvait y voir par translucidité, quand un rayon oblique et plombé du jour gris le permettait, quelque trognon de chou, voire reliquat de tripaille emprisonné.

La nuit, c'était pire. La petite place, par exemple, près de l'église : en voilà une qui se désolait de froidure !

Nul bruit, nul pas, nulle vie, rien. Une mort minérale rampante, longeant le sol, tangente... un brouillard jaune de chrome bué à froid par la pâle lumière des lampes de

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ville et là, l'émergence insolite d 'un petit carnet posé sur le sol. Celui de Décembre.

Plus loin, un pas, un choc, un bruit fort comme le discours tenu par le marteau à l'adresse de l'enclume. Ernest vient, Ernest brise le verglas de ses talons martelants. Il chante encore la chanson de chez nous :

... Le verglas lisse qui double les carreaux givrés de nos fenêtres Hibou, hibou, le vent ulule Et cloue le volet au mur

de sa gifle précise Comme le tranchant pur Des aciers si durs

de ces lames forgées spécialement Pour tuer (bis). Elles éventrent le vent

font jaillir son sang de mort givrée Mince feuille de métal qui brille et biseautée La lame perce, fraye son chemin mortel, mortel et c'est le noir, le froid, le froid. Le couteau court de Décembre

S'affûte au vent...

Il s'interrompt net : il vient de voir le carnet. Il s'approche. Il sursaute: le carnet vit. Non? Un cœur peut-il battre dans l'épaisseur des pages ?

Ernest se penche encore une fois pour le saisir. Le carnet lui échappe. Le suivre ? Oui, mais la peur?

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Le carnet, doucement, crapahute, se déplace. Ernest le contemple, s'approche, veut anticiper sa fuite. Le carnet se bouge comme le palet d 'une marelle. Même : le voilà qui gigote ! Ernest, maintenant, veut le carnet, veut le saisir, le prendre, le posséder. L'aura-t-il? Non, jamais.

Un fil transparent permettait qu'on le meuve: enfantine farce, gaminerie, oui, mais mortelle... Ernest, furieux, plonge, tente d'enserrer le carnet dans ses mains qui deviennent crochues, avides... Ernest se ravise, mime l'indifférence, sifflote sans regarder l'objet qu'il commence à trop désirer.

— Je l 'aurai ! Le calepin se trouve presque au coin d'une rue, il va

tourner, disparaître. Ernest court, le rejoint, le saisit et lit sur chaque page son nom calligraphié en lettres de sang.

— Tu ne me fais pas peur! Ernest ment : il tremble. Il a raison. Il répète et ses

mots frappent l'air en un hurlement strident : — Tu ne me fais pas peur! Tapie, la merveilleuse Décembre faillit renoncer: un

reste d 'amour faillit stopper le fil de sa vengeance. Mais elle songea à la peau bleue de celles qui, là-bas, continuaient de tapiner par ce temps, seulement vêtues d'un chemisier largement échancré laissant bien voir leurs seins bleuis par le froid, tout granuleux de chair de poule... Elle se souvint de certaines petites marchandes d'elles-mêmes qui moururent gelées, pauvres petits cadavres d'allumeuses de tous les désirs pour les éteindre ensuite, un froid blême dans la peau...

Alors, Décembre sourit mauvaisement. Toutes ses dents paraissent canines. Elle assure dans sa main l'objet qui brille. Elle appelle.

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— Ernest !

Il se retourne, lui fait face. — Décembre ! Toi ?

— Moi, Décembre ! De haut en bas, il s'insinue, l'acier glacé du petit

couteau, moissonnant au passage les petits boutons noirs de la soutane d'Ernest qui tombent à terre l 'un après l 'autre, rebondissent, s'immobilisent. Le sang qui gicle du ventre se fige instantanément : les éclaboussures, le giclement s'arrêtent, se glacent, s'immobilisent eux aussi. Une traînée rouge qui part du sternum d'Ernest veut souiller notre amie. Mais stoppé net par son immédiate glaciation, le sang n'atteint pas Décembre.

Ça y est. Il agonise. Ça durera. La douleur sera intense, lente. Il va mourir. Il ne se mourra qu'au petit matin, sans même hurler : le froid étouffe ses cris, comme si ces derniers se retrouvaient enfermés dans les glaçons qui sortent de sa bouche et qui ne sont que son haleine, cette buée mauvaise, instantanément frigorifiée par la froidure ambiante.

Décembre rit. C'est un de ces rires qui fusent dans ce genre de situations. Puis elle s'en va. Elle revient chez nous, bâfre dégueulassement une bonne lampée de tripes aux choux. La télévision montre Riton Muguet, mais le son est coupé. Au jazz venu, je monterai le volume...

Mais le jazz tarde : trop d'importances politiques règnent en ces journées.

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J'avais écouté la radio tout le jour. Ce crétin d'acteur avait dit la vérité : on mobilisait généralement. La guerre s'accentuait. On y envoyait les jeunes, les vieux, les infirmes et les malades. L'hôpital se viderait. Nous n'aurions plus de travail. L'acteur avait surpris le projet au moment où il demeurait encore secret. Il fallait partir, partir pour la vraie vie, autrement dit, la Saintonge.

Au petit matin, nous avons baisé le sol de notre maison. Jogou-Jogou porta les bagages de Décembre. Il y tenait. Chevauchant nos deux vélos, nous transportâmes chacun, Zélie et moi, un passager en croupe. Il fallut faire un détour par chez Ernest pour voler tout ce que nous pouvions prendre dans le presbytère, sans regarder les murs ni les contagieuses reliques. Jogou-Jogou récupéra le vélo d'Ernest, Décembre reprit le sien. Puis nous allâmes à l'aéroport.

On n'y vendait pas de billets pour la Saintonge. Per- sonne, non plus, ne savait où se trouve la France. Que faire ?

Un employé alla se renseigner. Il nous conseilla de

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passer par le Danemark : ça nous rapprocherait. Nous eûmes juste le temps de mettre nos bagages et nos vélos dans la soute de l'avion avant d'embarquer.

Nous arrivâmes au Danemark dans un endroit nommé

Kovnhagen. Nous débarquâmes. Au guichet, tout le monde connaissait la France, mais pas la Saintonge. On nous donna des billets. Il fallut changer notre argent pour les payer. Là-bas, on paye avec des couronnes. L'avion pour Marseille (c'est une ville française) ne partirait qu'à quinze heures trente-huit. Nous eûmes faim. Nous marchâmes dans la ville, cherchant un restaurant. Nous en trouvâmes un. On nous servit des harengs aux pommes et à la crème. Le hareng sentait mauvais. La crème me parut sure. Les pommes se révélèrent presque pourries. Depuis, quand je pense au Danemark, j 'ai dans la bouche le goût de la corruption. Il fait froid, au Danemark, mais comment dire ? J e reste avec la désagréable impression que bien des choses là-bas ne sont pas fraîches.

Marseille ne me laissa pas un grand souvenir : il manque à cette ville un air réellement français. Juchés sur nos vélos, nous pédalâmes vers la Saintonge après avoir appris que c'est près d'Angoulême.

Ce fut long. Pour nous distraire, j 'achetai une petite radio qu 'on accroche facilement au guidon d 'un vélo et qui fait des musiques de France. Il y a peu de jazz dans ces radios-là.

Le français est une langue plate, légèrement impudique. Les noms des villes de ce pays vous chantent dans la tête : magie de ce langage trop expressif, choquant. La colonisation a fait son œuvre : dans le Périgord, dans la Saintonge, tout le monde parle français. Au début, on a du mal, puis on n 'y pense plus.

Nous escaladâmes en danseuse une terrible côte sise

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devant un village nommé Poitiers, ou quelque chose comme ça. C'est un pays très fruste. On nous apprit, tout de même, que nous nous étions fourvoyés. On nous indiqua la route de la Saintonge. Nous pédalâmes encore. Je réussis à capter un poste de chez nous. Riton Muguet venait de mourir, liquéfié par un obus spécial qui transforme les gens en hydrolat verdâtre, un peu bleuté. Nous avions perdu la guerre. Ça devait arriver. Tout compte fait, notre peuple manque de cette hargne qui fait les nations guerrières, de cette frénésie propice à la conquête comme au massacre. C'est peut-être dommage, mais on ne se refait pas, pas plus qu'on ne peut réécrire l'Histoire. Finalement, j 'a i bien aimé la Saintonge. Ce n'est pas très beau, ça manque de jazz, mais il y a un je ne sais quoi de particulier qui fait que l 'on peut, en s'efforçant, finir par apprécier ce pays. Le fait d'être colonisés par les Français ne rend pas les gens trop tristes. C'est déjà ça.

Nous habitons maintenant un petit village : Saintes. C'est très sauvage, très mignon. Nous nous sommes habitués à leur cuisine indigène. Mais je ne puis toujours pas boire ces vins français (ils en importent beaucoup) à cause des pieds des vignerons.

Paris, 1979-1988.

NOTES

L'anedocte concernant Fénelon, et bien d'autres, se trouve dans Saint-Marc Girardin, Essais de littérature et de morale, Paris, 1844.

La vie de sainte Marie l'Égyptienne est démarquée des versions médiévales X et 0 éditées par Peter Dembovski dans La vie de sainte Marie l'Égyptienne, Genève, 1977. La vie de cette sainte a par ailleurs été joliment romancée par Jacques Lacarrière dans Marie d'Égypte, Paris, 1983

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Cet ouvrage a été composé par Facompo et imprimé sur les presses de l'Imprimerie Bussière

à Saint-Amand-Montrond (Cher)

pour le compte des éditions Presses de la Renaissance

Achevé d'imprimer en janvier 1989

Dépôt légal : janvier 1989. N° d'impression : 7099.

Imprimé en France

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Le couteau court de Décembre

Lassés d'une guerre absurde, façon picrocholine, et de l'hypocrisie régnant dans leur petit village, quatre jeunes gens partent pour la capitale, à la recherche d 'un destin. Zélie, Décembre, Ernest et le narrateur tenteront de s'y découvrir par des moyens aussi diffé- rents que la médecine banale, la prostitution inspirée, la théologie appliquée ou la poésie académique... Mais arrêtons-nous là, car un roman comme Le couteau court de Décembre n'est pas de ceux qui supportent d'être réduits à un résumé. Il faudrait plutôt parler de vir- tuosité stylistique, d 'humour décapant, d'érudition même. Dans cette fable philosophique ou ce conte sur- réaliste, comme on voudra, il s'agit d 'abord de se fier à l'ironie qui, sous un propos d'apparence primesautière, titille de manière ravageuse certaines des préoccupa- tions les plus aiguës de notre temps.

Né en 1950 à Rome, Orlando de Rudder a publié plusieurs romans, dont La nuit des Barbares ( Laffont, 1983) , ainsi qu'un essai polémique, Le français qui se cause ( Balland, 1986).