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Le décloisonnement des disciplines Mathilde Bellaigue Jusqu'à la fin du siècle dernier, la connais- sance que nous avions du patrimoine ar- tistique et archéologique de l'humanité se fondait sur l'appréhension visuelle des formes, sur des données historiques, sty- listiques et sur l'exégèse qu'en fàisaient les historiens d'art. L'œuvre d'art s'éclairait uniquement de ce qu'on savait de l'épo- que, des circonstances sociales et cultu- relles de l'apparition de l'œuvre (com- mande, mécénat, ateliers, écoles - ou so- litude du créateur), des relations entre cultures, entre pays, entre artistes, des emprunts éventuels des uns aux autres. Les écrits d'artistes - grands traités (Vin- ci, Cennini, Dürer), journaux autobio- graphiques (Delacroix), livres (Kandin- sky, Klee), correspondances (Van Gogh) ; et aussi leurs apprentissages, leurs colla- borations (Masolino/Masaccio),leurs ad- mirations ou leurs compagnonnages (Van Gogh/Gauguin) ; leurs découvertes de matériaux ou de procédés nouveaux ; les écoles ou mouvements successifs ; les textes et catalogues de leurs marchands ou de leurs collectionneurs (Vollard, Guillaume, Barnes, Kahnweiler) -, tout cela, dans la mesure nous y avions ac- cès, constituait, il y a peu encore, nos seules sources de connaissance de leur œuvre. Le matériel était considérable, certes, mais aujourd'hui, au regard des méthodes d'investigation à notre disposi- tion, il nous paraît insuffisant. Quant à la connaissance des objets ar- chéologiques, elle reposait sur l'observa- tion stylistique comparée, sur la décou- verte et le déchiffrement d'écritures, de rapports ou de journaux de fouilles, de documents historiques. Dans les deux cas, le savoir et l'inter- prétation étaient d'ordre plutôt (( littérai- re )), au sens l'on parlait de disciplines littéraires et de disciplines scientifiques (ce qu'aujourd'hui nous appelons scien- ces humaines et sciences exactes). I Or progressivement, depuis une cin- quantaine d'années, une ouverture nou- velle est apparue, grâce aux techniques d'examen et d'analyse de plus en plus per- formantes et répandues, aux méthodes d'optimisation de la recherche en sciences exactes, et au rapprochement - encore trop fréquent - des chercheurs des deux domaines cités plus haut. De là est née ce qu'on pourrait appeler G la science au ser- vice de l'art )), laquelle permet en premier lieu d'améliorer la conservation et la res- tauration, en second lieu d'approfondir et de préciser la connaissance du patri- moine culturel, grâce à la science des ma- tériaux. Ce sont l'histoire de l'art et, plus largement, l'histoire tout court qui en bé- néficient. Ces nouvelles connaissances, qui en viennent à constituer un corpus impor- tant, émanent de laboratoires - certains étant cités ici à titre d'exemple : les uns sont intégrés à des musées (Laboratoire de recherche des musées de France [LRMF], au cœur du Grand Louvre - mais au service de toutes les collections publiques françaises -, laboratoires du British Museum, de la National Gallery, de la Smithsonian Institution, de la Paul Getty Collection, par exemple) ; d'autres dépendent d'universités (Research Labo- ratory for Archaeology and the History of Art, Oxford University) ; ou bien encore, ils sont autonomes mais travaillent pour les musées de leur pays (Tokyo National Research Institute of Cultural Proper- ties), certains n'étudiant qu'épisodique- ment des objets d'art ou d'archéologie (ANSTO d'Australie). En 1980, on parlait encore de la (( vie mystérieuse des chefs-d'œuvre )) (exposi- tion au Grand Palais, Paris ; commissaire Madeleine Hours, alors directrice du La- boratoire de recherche des musées de France). Quatorze ans aprks, certains mystères )) ont été élucidés par la scien- I I ! I I 1 I I I I I I I I I I I I I I I 4 Muce2m internatioizaf (Paris, UNESCO), no 183 (vol. 46, no 3, 1994) O UNESCO 1994

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Le décloisonnement des disciplines Mathilde Bellaigue

Jusqu'à la fin du siècle dernier, la connais- sance que nous avions du patrimoine ar- tistique et archéologique de l'humanité se fondait sur l'appréhension visuelle des formes, sur des données historiques, sty- listiques et sur l'exégèse qu'en fàisaient les historiens d'art. L'œuvre d'art s'éclairait uniquement de ce qu'on savait de l'épo- que, des circonstances sociales et cultu- relles de l'apparition de l'œuvre (com- mande, mécénat, ateliers, écoles - ou so- litude du créateur), des relations entre cultures, entre pays, entre artistes, des emprunts éventuels des uns aux autres. Les écrits d'artistes - grands traités (Vin- ci, Cennini, Dürer), journaux autobio- graphiques (Delacroix), livres (Kandin- sky, Klee), correspondances (Van Gogh) ; et aussi leurs apprentissages, leurs colla- borations (Masolino/Masaccio), leurs ad- mirations ou leurs compagnonnages (Van Gogh/Gauguin) ; leurs découvertes de matériaux ou de procédés nouveaux ; les écoles ou mouvements successifs ; les textes et catalogues de leurs marchands ou de leurs collectionneurs (Vollard, Guillaume, Barnes, Kahnweiler) -, tout cela, dans la mesure où nous y avions ac- cès, constituait, il y a peu encore, nos seules sources de connaissance de leur œuvre. Le matériel était considérable, certes, mais aujourd'hui, au regard des méthodes d'investigation à notre disposi- tion, il nous paraît insuffisant.

Quant à la connaissance des objets ar- chéologiques, elle reposait sur l'observa- tion stylistique comparée, sur la décou- verte et le déchiffrement d'écritures, de rapports ou de journaux de fouilles, de documents historiques.

Dans les deux cas, le savoir et l'inter- prétation étaient d'ordre plutôt (( littérai- re )), au sens où l'on parlait de disciplines littéraires et de disciplines scientifiques (ce qu'aujourd'hui nous appelons scien- ces humaines et sciences exactes).

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Or progressivement, depuis une cin- quantaine d'années, une ouverture nou- velle est apparue, grâce aux techniques d'examen et d'analyse de plus en plus per- formantes et répandues, aux méthodes d'optimisation de la recherche en sciences exactes, et au rapprochement - encore trop fréquent - des chercheurs des deux domaines cités plus haut. De là est née ce qu'on pourrait appeler G la science au ser- vice de l'art )), laquelle permet en premier lieu d'améliorer la conservation et la res- tauration, en second lieu d'approfondir et de préciser la connaissance du patri- moine culturel, grâce à la science des ma- tériaux. Ce sont l'histoire de l'art et, plus largement, l'histoire tout court qui en bé- néficient.

Ces nouvelles connaissances, qui en viennent à constituer un corpus impor- tant, émanent de laboratoires - certains étant cités ici à titre d'exemple : les uns sont intégrés à des musées (Laboratoire de recherche des musées de France [LRMF], au cœur du Grand Louvre - mais au service de toutes les collections publiques françaises -, laboratoires du British Museum, de la National Gallery, de la Smithsonian Institution, de la Paul Getty Collection, par exemple) ; d'autres dépendent d'universités (Research Labo- ratory for Archaeology and the History of Art, Oxford University) ; ou bien encore, ils sont autonomes mais travaillent pour les musées de leur pays (Tokyo National Research Institute of Cultural Proper- ties), certains n'étudiant qu'épisodique- ment des objets d'art ou d'archéologie (ANSTO d'Australie).

En 1980, on parlait encore de la (( vie mystérieuse des chefs-d'œuvre )) (exposi- tion au Grand Palais, Paris ; commissaire Madeleine Hours, alors directrice du La- boratoire de recherche des musées de France). Quatorze ans aprks, certains

mystères )) ont été élucidés par la scien-

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4 Muce2m internatioizaf (Paris, UNESCO), no 183 (vol. 46, no 3, 1994) O UNESCO 1994

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ce, mais d'autres ont surgi : on en verra des exemples dans les pages qui suivent. Ces révélations fascinent le public lors- qu'il en a connaissance, et les médias s'en font souvent écho, fréquemment de fa- çon spectaculaire et anecdotique. I1 ap- partient aux musées, soucieux de mettre en œuvre une véritable politique cultu- relle, d'exploiter avec pertinence ces com- pléments de savoir en les intégrant àleurs présentations.

En cette fin du me siècle, les tech- niques d'examen et la science des maté- riaux nous permettent de pénétrer au cœur de la matière et du geste créateur qui a traduit l'inspiration et les décisions de l'esprit - même s'il faut admettre avec modestie que probablement notre savoir restera toujours en deçà du mystè- re de la création. On ne saurait imaginer alors que les musées du siècle ne fas- sent pas la part belle à l'expression de ces découvertes.

Museum international a souvent don- né la parole à des conservateurs ou à des chercheurs de laboratoire, ainsi qu'à des techniciens, concernant la conservation et la restauration. Ainsi ont-ils traité de la physiochimie des objets, des rapports entre conservateurs et scientifiques, des questions de climatologie, d'hygrométrie, de lumière, des divers agents de détério- ration. Les problèmes de conservation de matériaux spécifiques ont été évoqués (métal, textile, bois). Certains labora- toires (Asie du Sud et du Sud-Est), ainsi que des ateliers de restauration (Guate- mala), ont été décrits. Encore ne s'agit-il là que de quelques exemples.

Que les lecteurs habituels de Museum intemational ne s'étonnent pas de voir des illustrations scientifiques et de lire des articles relevant en grande partie des sciences exactes préalablement à toute considération d'ordre muséolo- gique. Ce sont en effet des physiciens et

des chimistes qui prennent la parole aujourd'hui.

Car c'est la première fois qu'un dossier de Museum international est consacré à l'application de la recherche scientifique au patrimoine culturel pour l'apport de nouvelles connaissances. Ma situation au- près des chercheurs du LRME qui me fait témoin de leurs recherches (et pas seule- ment des investigations nécessaires à la restauration ou àl'acquisition), m'a en ef- fet engagée à proposer àla rédaction de la revue de développer ce thème, en colla- boration avec des chercheurs de diffé- rentes régions du monde. Je tiens à dire combien j'ai apprécié qu'ils acceptent d'emblée de nous apporter leur collabo- ration, ainsi que l'accueil fait par la ré- daction à ma proposition. Il n'était mal- heureusement pas possible de donner la parole à un plus grand nombre, mais il faut être conscient que de telles re- cherches sont maintenant poursuivies un peu partout dans le monde, et qu'elles s'appliquent à l'extrême variété des patri- moines et des cultures dans le temps comme dans l'espace.

On verra dans ces pages que, de la pré- histoire à nos jours, et pour une grande diversité d'œuvres et d'objets, ainsi que pour des matériaux fort différents, les sciences exactes nous apportent de pré- cieuses informations que les sciences hu- maines seules ne peuvent nous fournir.

En préhistoire, R. Bird conte le fabu- leux voyage à travers le Pacifique de l'ob- sidienne, matériau volcanique- de choix utilisé par les habitants des îles d'Océanie pour la confection d'armes et d'outils. La géochimie et l'analyse élémentaire par faisceau d'ions permettent de retracer l'origine du matériau et sa circulation. En calculant l'hydratation progressive de la surface des objets d'obsidienne, on peut déterminer la date approximative de leur enfouissement. L'observation au micro-

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scope électronique à balayage des silex préhistoriques, en révélant des traces de matières qui subsistent sur leur tranchant- ou son usure (tracéologie), permet de connaître l'usage qui en a été fait (Mauri- ce Bernard et l'étude de Marianne Chris- tensen). Avec ces deux exemples, em- pruntés au domaine de l'archéologie, nous abordons en quelque sorte l'ethno- graphie :'il s'agit de l'étude d'objets usuels dont le prix est moins le caractère excep- tionnel ou la rareté que l'information qu'ils nous apportent sur la vie d'hommes dont nous n'avons retrouvé aucune trace écrite.

Gail Goriesky et Lambertus van Zelst montrent, entre autres choses, comment l'analyse par activation neutronique de poteries mayas aide à établir les sources de leur production. Ce sont des problèmes d'échanges culturels, de circulation d'ar- tisans, d'emprunts de techniques et de décors d'un pays àl'autre que mettent en lumière les analyses céramologiques de Robert B. Mason et de M. S. Tite sur les poteries islamiques : des chronologies comparées naissent de l'analyse stylis- tique des formes et des motifs, rendant évidente la prédominance temporaire d'une culture sur l'autre ; l'analyse pétro- graphique (du terrain, des matériaux et des fours), l'analyse des glapres aident à savoir quand, où, comment les poteries ont été faites et à retracer les courants de circulation entre Iraq, Égypte, Iran et sy- rie, ou bien l'essor de Samarkand après l'arrivée des fameux bleus de Chine.

Quant à l'archéologie moléculaire, elle nous éclaire sur ce que furent les régimes alimentaires et la pathologie de nos lointains ancêtres (G. Goriesb et L. van Zelst) .

Toutefois, des inconnues subsistent, particulièrement lorsqu'il s'agit d'objets isolés : Sadatoshi Miura a déchiffré, grâce à l'émissiographie, d'anciennes écritures

sur des épées corrodées, mais la raison des traces de vermillon qui subsistent sur elles n'a pas été élucidée.

De telles études montrent bien la né- cessité, pour les analyses en archéologie, de prendre en compte des séries d'objets, diachroniques ou synchroniques.

Dans le domaine de la peinture, l'usa- ge de la radiographie, dès le début de ce siècle, révélait des compositions ou des détails cachés sous la composition finale du tableau : réemplois de toiles déjà peintes ou (( repentirs )) de l'artiste. Au- jourd'hui, cette technique connaît une plus grande sensibilité, donc plus d'effi- cacité : l'article de Maurice Bernard, qui évoque les variantes d'un même thème chez Georges de La Tour, en témoigne.

Mais l'artiste est aussi l'artisan qui re- cherche les meilleurs matériaux, les mieux adaptés à son dessein, qui en suit l'évolu- tion pour en faire bénéficier son métier, choisissant de rester fidèle aux recettes de la tradition ou, au contraire, d'innover. C'est bien ce que met en valeur Dusan Stulik, qui, grâce à une base de données chronologiques des pigments, montre par exemple le changement apporté par l'em- ploi de produits industriels succédant au broyage des couleurs par le peintre, ou la caractérisation de la technique de certains artistes grâce à leur choix des liants.

De ces apports considérables d'infor- mations, de ce mariage (qui pourrait être complètement réussi) de la science et de l'histoire de l'art, beaucoup de musées ne tirent peut-être pas tout le profit qu'ils de- vraient - et en ce cas le public en bénéfi- cie peu ou pas du tout. Rares sont les ex- positions qui traduisent les résultats de telles recherches (certains alignements de tessons ne seraient-ils pas plus attrayants et plus (( parlants )) s'ils étaient présentés dans un contexte explicatif que seule la science peut leur fournir I ) . L'exception se ren- contre toutefois dans certains musées

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(l'exemple du musée de Tautavel, France), dans des présentations temporaires com- me les (( expositions-dossiers )) du musée du Louvre ou celles de la National Gallery de Londres (successivement nommées Art in the Making, puis Making and Meaninb. L'exposition GeoTesde La Tour ou les ch&- d'œuvre révélés (septembre-novembre 1993, Vic-sur-Seille, France), réalisée par le Laboratoire de recherche des musées de France, le musée de Vic-sur-Seille et un chercheur du CNRS, pour le quatrième centenaire de la naissance de l'artiste, constitue un autre bon exemple.

Comment ne pas désirer que se rap- prochent, chaque fois que c'est possible, les découvertes de ceux que nous appe- lions les (( littéraires )) et les (( scienti- fiques )) - des chercheurs qui travaillent parfois sur le même objet, mais selon un

angle d'attaque différent ? Enfin, dans cette époque où règne le visuel, comment ne pas associer à la perception des appa- rences les images que maintenant nous apportent facilement les moyens tech- niques les plus perfectionnés ?

Aurions-nous pour toujours perdu cette fraternité des arts, des sciences et des techniques qui, en Europe, signait notre siècle des Lumières ?

C'est ce désir de décloisonnement des disciplines, c'est l'excitation de recherches communes menées à partir de disciplines différentes, en un mot le souhait d'une interdisciplinarité le plus possible mise en ceuvre dans nos musées, c'est enfin un certain émerveillement devant ce qui peut en résulter qui nous ont déterminés à présenter ce numéro de Mmezon inter- national. w

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