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LE JEU PRÉPARE L'AVENIR DU PÈRE NOËL par Jean Perrot Jamais trop tard pour fêter le Père Noël ou le soumettre au crible de l'analyse et s'interroger sur son devenir dans un monde désacralisé et prosaïque. Si l'évolution des codes sociaux et les bouleversements techniques ont suscité chez les conteurs et les illustrateurs de multiples représentations nouvelles, le mythe lié profondément à l'esprit d'enfance, résiste bien, nous rassure Jean Perrot. L e Père idéal et le Père réel L'avenir du Père Noël, on en convien- dra aisément, est aussi obscur que son pas- sé: il appartient au registre des fictions que les adultes proposent à la naïveté et à la con- fiance des petits et il paraîtra bien hardi de spéculer sur la fantaisie des inventions futures. C'est pourquoi nous commencerons par l'évocation de trois scènes embléma- tiques. La première est celle que montre une couverture du journal « Saint Nicolas » représentant l'un des ancêtres supposés du Père Noël (C. Lepagnol, Biographies du Père Noël, p. 67). On voit sur cette illustra- tion de la fin du XIXe siècle le saint en habit d'apparat et tenant d'une main les guides de son âne : le donateur céleste, en fait, se trou- ve sur les toits hérissés de cheminées fumantes et s'apprête à livrer sa charge de 52 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS jouets. Ces derniers, visibles sur le dos de la bête ou accrochés à l'une de ses oreilles, cor- respondent au folklore de la nursery des garçons de l'époque : lanterne magique, pantins, Polichinelle et théâtre de Guignol, un animal de ferme sur un socle à roulettes, un ballon, un soldat et un canon donnent une idée des jeux pratiqués par le public auquel le périodique s'adresse. Un person- nage sur une bicyclette montre aussi que ce parc à jouets profite des dernières applica- tions de la technique contemporaine. Ajou- tons que l'un des pantins représente un bouffon couronné, renvoyant à l'une des figures traditionnellement associées aux fes- tivités de la saison dans le « Noël des Fous » (Lepagnol, p.16). Le saint illustre bien déjà ici la régulation sociale que le don des jouets doit assumer : unissant le profane et le

LE JEU PRÉPARE L'AVENIR DU PÈRE NOËLcnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...qui permettent d'avancer quelques spécula-tions sur l'avenir du Père Noël. Dans l'article

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LE JEU PRÉPAREL'AVENIR

DU PÈRE NOËLpar Jean Perrot

Jamais trop tard pour fêter le Père Noël ou le soumettreau crible de l'analyse et s'interroger sur son devenir

dans un monde désacralisé et prosaïque.Si l'évolution des codes sociaux et les bouleversements techniques

ont suscité chez les conteurs et les illustrateurs de multiplesreprésentations nouvelles, le mythe lié profondément à l'esprit

d'enfance, résiste bien, nous rassure Jean Perrot.

L e Père idéal et le Père réelL'avenir du Père Noël, on en convien-

dra aisément, est aussi obscur que son pas-sé: il appartient au registre des fictions queles adultes proposent à la naïveté et à la con-fiance des petits et il paraîtra bien hardi despéculer sur la fantaisie des inventionsfutures. C'est pourquoi nous commenceronspar l'évocation de trois scènes embléma-tiques. La première est celle que montre unecouverture du journal « Saint Nicolas »représentant l'un des ancêtres supposés duPère Noël (C. Lepagnol, Biographies duPère Noël, p. 67). On voit sur cette illustra-tion de la fin du XIXe siècle le saint en habitd'apparat et tenant d'une main les guides deson âne : le donateur céleste, en fait, se trou-ve sur les toits hérissés de cheminéesfumantes et s'apprête à livrer sa charge de

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jouets. Ces derniers, visibles sur le dos de labête ou accrochés à l 'une de ses oreilles, cor-respondent au folklore de la nu r se ry desgarçons de l ' époque : l a n t e r n e magique,pantins, Polichinelle et théâtre de Guignol,un animal de ferme sur un socle à roulettes,un ballon, un soldat et un canon donnentune idée des jeux pra t iqués p a r le publicauquel le périodique s'adresse. Un person-nage sur une bicyclette montre aussi que ceparc à jouets profite des dernières applica-tions de la technique contemporaine. Ajou-tons que l'un des pantins représente unbouffon couronné, renvoyant à l'une desfigures traditionnellement associées aux fes-tivités de la saison dans le « Noël des Fous »(Lepagnol, p.16). Le saint illustre bien déjàici la régulation sociale que le don des jouetsdoit assumer : unissant le profane et le

Couverture de « L'Album de Saint Nicolas »nouvelle série. (Bibliothèque du Musée des Arts

et Traditions Populaires. Ph. Kharbine) ira :Biographies du Père Noël de Catherine

Lepagnol, Hachette 1979

sacré, un jeu festif se dessine ainsi en filigra-ne qui consacre l'espace ludique de la sociétéindustrielle : avec l'apparition du sentimentde l'enfance décrit par Philippe Ariès, cepersonnage incarne donc une dominance del'adulte maîtrisant son jeu au profit d'unevision majestueuse de l'autorité.

La deuxième image est tirée d'un album dePef, Noël, Père et Fils (Messidor/ La Faran-dole, 1985) : elle montre le Père Noël aidé deson fils en train de lancer un cadeau dansune haute cheminée bleue. Comme le texte leprécise, le traîneau de l'auxiliaire mer-veilleux est un « engin du tonnerre à stabili-sateur digital » : il est couvert de paquetsmulticolores, mais fermés, si bien qu'on nesait pas très bien s'il s'agit de jouets oud'objets de fonctions différentes. La naturedu don, dans ce cas, a été atténuée au profitde la surprise qui résume l'imprévu dans

lequel va s'enraciner et s'augmenter le plai-sir de la découverte. En réalité, c'est le véhi-cule du Père Noël, lui-même, qui désigne iciun jeu futuriste de l'enfant dans un universde science-fiction parodique. Il faut dire quela distribution des cadeaux, dans l'histoire,a été précédée de plusieurs tentatives mal-heureuses: le Père Noël, cardiaque, ad'abord programmé «une tournée sur ordi-nateur», puis a tenté de se faire remplacerpar un androïde qui a explosé. La techniquedans ce rituel s'inscrit bien dans les scéna-rios de jeu de l'enfant moderne : certes, ellene laisse pas intacte la figure du Père Noëlqui, animé de passions humaines, est amenéà avoir femme et enfant dans un mondedésacralisé et prosaïque, mais elle préservela dimension exceptionnelle de la médiationréalisée dans le mystère de la fête; elleentraîne aussi l'adulte dans le partage d'unecomplicité qui le place au même rang quel'enfant diverti par cette fiction. Avec lavision d'un personnage bouffon, l'albumlaisse supposer une négociation familiale dif-férente de celle que proposait Saint Nicolas :la « surestimation des relations de parenté »,pour reprendre une formule de Claude Lévi-Strauss (1958), s'accompagne d'une dévalo-risation du sacré et d'une égale surestima-tion de la technique.

La Saint Nicolas ou Noël ?Une troisième image est intermédiaire de cesdeux extrêmes et se rapproche de la visionaujourd'hui la plus largement acceptée duPère Noël : curieusement, cette image nesemble pas avoir été modifiée depuis lareconnaissance officielle du personnage.C'est celle qui provient de l'illustration dupoème de Clément Clarke Moore daté de1823, et dans lequel les chercheurs se plai-sent à découvrir une apparition historiquedu « Santa Claus » américain. Celui-ci, pluslaïque que saint, a émigré vers l'Europe

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pour donner lieu à « l'invasion » radicale del'après-guerre, suscitant la polémique dontdevait sortir le célèbre article de ClaudeLévi-Strauss sur « Le Père Noël supplicié »(1952). Le conflit s'est terminé alors par letriomphe laïque d'un Père Noël réel débar-quant en avion : il a opposé les tenants duNoël traditionnel et de la crèche brûlant lePère Noël sur le parvis des cathédrales etceux qui adoptaient un personnage « païen »susceptible d'occuper la place laissée videpar la déchristianisation (Lévi-Strauss,p. 1580). Cette opposition domine les inter-prétations actuelles du scénario de Noël,mais se trouve levée dans certains albums,comme dans Cher Père Noël de SuzannePalermo (Rouge et Or, 1991) qui a la formemême de l'arbre de Noël, mais sur lequel lesjouets sont, entre autres, une crèche repré-sentant la Nativité...

ss#Noël père et fils,

ill. Pef, Messidor/La Farandole

Dans les diverses versions françaises dutexte de Moore, le terme de Santa Claus, eneffet, est traduit soit par Saint Nicolas(Lepagnol, p. 104), soit par le Père Noël(Christiane Crespin, 1988, Paule du Bou-

chet, 1991), mais le même vieux «bonhom-me » malicieux et rieur, au ventre bedonnantet à la barbe blanche, apparaît dans tous lescas pour « remplir les chaussettes » d'objetsnon identifiés... Le jeu du Père Noël estl'équivalent ici d'un jeu de cache-cache et dedevinettes rempli de « surprises », car le bon-homme doit délivrer ses cadeaux sans êtrevu : rien d'étonnant à ce que, dans sa bonté,il ait tendance à enfreindre la règle et se plieparfois au désir de ses petits protégés en selaissant voir. On remarquera aussi que laplupart des illustrateurs, Arnold Lobel enparticulier (1991), s'avèrent « passéistes »dans le choix des jouets proposés : poupées,tambours, trompettes, soldats, clowns, etpolichinelles, semblent renvoyer au consen-sus d'une enfance qui serait celle de la socié-té artisanale, presque celle des corporationset de leurs saints, niant les apports récentsde la télématique et les jeux de l'ère post-industrielle.

Devons-nous lire dans cette stabilité du «jeude rôles» ainsi mis en avant une résistancedu mythe à l'évolution qui emporte les acti-vités ludiques vers des domaines techniquesde plus en plus sophistiqués ? Ou bien faut-ilplutôt souligner la permanence romantiqued'un moyen terme qui placerait le Père Noëldans une relation privilégiée, celle du jeuimmémorial redoublant la loi symboliqued'une famille figée dans le patriarcat? Enbref, l'avenir d'un Père Noël éternel serait-ildéjà écrit dans une structure familialeinamovible et dans son passé même, limitantle personnage à la répétition de l'identiqueet à des variations secondaires? Parmi cesdernières, on notera, en particulier, cellesqui portent sur la taille du bonhomme : lepetit gnome de Clément Clarke Moore de1823 a ensuite été remplacé par le personna-ge plus corpulent de Thomas Nast vers 1880,mais redevient minuscule dans Le Père Noëlet les fourmis de Philippe Corentin en 1989,car cet album montre comment le repliement

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Le Père Noël et les fourmis, ill. P. Corentin, Ecole des Loisirs

des familles sur elles-mêmes dans la sociétédu labyrinthe supprime la communicationtraditionnelle (littéralement, les cheminéessont obstruées et remplacées par la télévi-sion, portes et fenêtres sont barricadées parla peur de l'autre, ce qui rend de plus enplus difficile la venue du Père Noël amené àemprunter les voies les plus saugrenues,conduits d'égouts, galeries de fourmis).

Devons-nous donc, dans ce nouveau contex-te, attendre une transformation des scéna-rios offerts au déploiement de la générositédu Père Noël ? Comment concilier évolutiontechnique et sociale et permanence d'un sub-stitut du divin, permanence de ce «rêve despiritualité qui, à travers le rite du cadeau,confère à la fête le sentiment du sacré»,comme nous le soulignions dans le chapitre«Noël, jouet de l'attraction» de Du jeu, desenfants et des livres ? Comment conserver larégulation fantasmatique que le jeu du PèreNoël apporte à l'imaginaire enfantin dans unmonde athée ? Ce jeu est-il tout autant celuide l'enfant que de l'adulte ou bien une formed'échange qui renvoie aux jeux que les deuxgroupes d'âge correspondant peuvent prati-quer dans la vie réelle ?

Le jeu et l'échange social; la let-tre d'enfantAvant de pouvoir répondre à ces questions,il sera utile de revenir au jeu de l'enfant, lui-même, et d'en proposer une définition quiprenne en considération les différents élé-ments de la négociation qu'il entraîne àl'intérieur des familles. A cet effet, j'utilise-rai plusieurs études réalisées sur le sujet etqui permettent d'avancer quelques spécula-tions sur l'avenir du Père Noël.Dans l'article «L'imaginaire ludique» publiédans la revue Janus bifrons en 1987, il m'asemblé que l'organisation du champ ludiquene pouvait être dissociée de l'ensemble desreprésentations de l'institution sociale, elles-mêmes issues des avatars de la communica-tion : le jeu, comme l'imaginaire, a une fonc-tion de « remplissage » et intervient dans lecontexte des relations familiales comme larésultante de rapports de force et de domi-nance à l'intérieur du groupe. Ces relationssont régies concrètement par les « codes »définis par Claude Lévi-Strauss dans sesétudes de la « pensée sauvage » : code de laparenté, code de l'espace social et de l'orga-nisation matérielle de la cité, code du tempsfestif réglé par la récurrence des fêtes, mais

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rattaché structuralement au code de l'imagi-naire ludique, code des objets, etc. Ainsi ilapparaît qu'au jeu fusionnel d'un Noël fami-lial (dans le registre béatifique de la « surpri-se») s'opposent des conduites de libérationcarnavalesque et parfois brutales : celles dela «bêtise» (qu'il s'agisse des «bêtises»manifestant l'incompréhension que l'enfanta de la loi, ou des comportements aberrantsde l'adulte mal adapté à son monde). Ce ver-sant contestataire est représenté dans desscénarios de destruction, de révolte, voire de«révolution» (fête de la Saint Jean ou du 14Juillet), c'est-à-dire, symboliquement etd'abord, dans une négation de la «loi duPère». Dans ces derniers cas, le jeu est refusdu don (du corps) parental et de l'indistinc-tion qu'il signifie. On comprend que le jouetqui est un lieu de liaison et de projection,une formation de compromis entre l'adulteet l'enfant offre à ce dernier un espace defantaisie spécifique : il apparaît, de ce fait,comme la condition nécessaire et suffisantede l'exercice de l'imaginaire et de la libertéfamiliale dans un état de dépendance réci-proque.

C'est cet état que le Père Noël perpétue dansun contrat -un jouet contre une lettre-contrat qui implique l'adhésion tacite desparents soulignée par François-André Isam-bert dans Le Sens du sacré (1982). Le per-sonnage préside ainsi une nébuleuse qui tendd'une part à un sentiment d'immobilitéabsolue dans la relation d'amour, maisréagit aussi aux sollicitations saisonnières dela société dite de loisirs et de la distinction.Cette société se caractérise avant tout parune organisation du temps qui oppose dou-blement parents et enfants : ces derniers,sans responsabilités financières, ont plusfacilement tendance à tout exiger de leursparents et à s'abandonner au jeu dans unoubli qui est expérience de l'éternité. Unetelle disparité exige donc la coupure et lamédiation de la lettre adressée au Père Noël.

On constate aussi des intérêts différents qui,de toute évidence, opposent les générationsentre elles, mais aussi les hommes et lesfemmes. L'accession de ces dernières à destâches et à un statut nouveau, l'égalitéreconnue des sexes, la valorisation de la jeu-nesse (autre négation ludique du temps) etdu corps redistribuent les cartes du jeucontemporain, mais créent d'autres compli-cités, d'autres antagonismes. Les plusimportants de ces éléments impliqués par lamédiation de Noël sont aujourd'hui le«rajeunissement» du «troisième âge»(Arfeux-Vaucher, 1991) et la libération desmoeurs mettant en cause les idées de la res-pectabilité traditionnelle.

Jouer avec le Père Noël : Jouerau Père NoëlCes modifications affectent le personnage duPère Noël de trois manières qu'il importe deconsidérer maintenant à partir des représen-tations qui en sont données par l'éditionpour la jeunesse, domaine d'élection de laculture de l'enfance.

Que le rôle du Père Noël soit de plus en plusconvoité par les femmes, et notamment parles grand-mères, est une évidence qui a étérappelée par Michel Tournier dans la nou-velle « La Mère Noël », un récit construit surle principe de l'inversion parodique (Tour-nier, 1978), mais aussi par un album JoyeuxNoël d'Arielle North Oison (Gallimard,1984) que j'ai examiné dans mon étude de1987. Le personnage est l'objet d'une sourderevendication et le prétexte d'une lutte pourle pouvoir qui s'affirme d'une manière plai-sante : la grand-mère de Arielle North Oisonest une vigoureuse exploratrice qui ne craintpas de s'aventurer dans la jungle et de cou-rir des dangers dignes de l'aventurier India-na Jones!

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Gravure de Th. Nast in : Biographies du Père Noël de Catherine Lepagnol, Hachette 1979.

Est-il permis de penser que la libération de lafemme et le partage des soins corporels del'enfant avec le mari promettent aussi unrenversement de tendance et donnent l'es-poir de l'intronisation d'une Mère Noël toutepuissante ? Nous ne le pensons pas : le Père,en effet, est la manifestation du Verbe et de laLoi qui brise la complicité corporelle etfusionnelle de la mère et de l'enfant; c'est luiqui ouvre l'accès à l'Autre et à la culture. Amoins de voir ce rôle transféré sur un nou-veau personnage, il semble qu'un statu quone puisse qu'être respecté dans ce domaine ;l'apparition des Mères Noël ne sauraitqu'être carnavalesque, de l'ordre de latransgression ludique.

Le constat d'une identique impossibilitéaffecte la revendication des enfants, eux-mêmes : le désir d'être le Père Noël, est, eneffet, de plus en plus fréquemment exprimépar des enfants dans les albums contempo-rains. Mais ce désir se profile sur un mode

nostalgique et il n'est accordé aux enfantsque dans des récits rétrospectifs qui assu-ment des fonctions de justification étiolo-gique, comme dans Quand je serai grand, jeserai le Père Noël de Grégoire Solotareff(École des Loisirs, 1988) ou dans « La Véri-table histoire du Père Noël » de Michel-AiméBaudouy publiée dans Contes de Noël (Édi-tions de l'Amitié, 1987). Mais là encore, ils'agit simplement de «jouer à être le PèreNoël» et l'ordre symbolique ne permetd'accepter cette intronisation que comme uneffet d'allégement d'un mythe centré sur larégulation des pulsions et sur l'apprentissagede la Loi, et, à ce titre, comme un scénarioqui ne saurait donner la préséance au sujetqu'il s'emploie à éduquer. Ainsi dans le toutrécent Une Lettre pour le Père Noël de JeanAlessandrini et Sophie Kniffke (Grasset Jeu-nesse, 1992), Silvère qui se déguise en PèreNoël, n'a pour fonction qu'une meilleurerépartition des cadeaux distribués par l'auxi-

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liaire magique : son geste qui consiste à offrirles « dons du ciel » à des voisins moins gâtésque lui est un exemple de générosité et desolidarité qui fait de l'enfant moins un petitJésus qu'un petit saint laïque. Il semble doncque le Père Noël conservera ses prérogativesou que sa chute entérine des bouleversementssociaux profonds.

Une redistribution significative est percep-tible aussi dans les partenaires et les attributsdu personnage : on pourra vérifier comment,dans Réveille-toi, c'est Noël, un album deStephen Gammell (Gallimard, 1982), l'oursqui normalement ne sort de son hibernationque le 2 février dans le rituel du Carnaval,devient plus tôt - imitant en cela l'ours polai-re des Lettres du Père Noël de J.R. R. Tol-kien (1976, Christian Bourgois, 1977), uncompagnon du Père Noël, substitut du lutinfamilier de la tradition. On remarquera aussique le tapis magique dans Le Noël de Made-leine de Ludwig Bemelmans (© 1956, 1985,École des Loisirs, 1986), assume une fonctionidentique de divertissement et redouble laséduction du scénario habituel. Le donateurse livre ici à cette magie populaire que SaintNicolas avait confisquée au profit du mer-veilleux chrétien ; il peut même être le compa-gnon privilégié des sorcières, comme dans LePère Noël et la sorcière Camomille de R.Capdevila et E. Larreula (Le Sorbier, 1991),dans une explosion de déraison qui fait de lapotion magique l'élément principal des sur-prises de la fête.

Ce processus conduit enfin à la contestationparadoxale qui place le Père Noël en compé-tition avec une petite sorcière dans ClaraBoss et le Père Noël de Gérard Moncomble(Nathan, 1991) : l'échange du traîneau et dubalai magique met le vieillard et l'enfant àégalité dans un processus d'infantilisatiônradicale du Père idéal. Il y a là un effet decette attraction du système vers la «bouffon-nerie» et la «bêtise» enfantine, mais qui, loinde saper la solennité du rite, contribue, par

antithèse, à mieux l'assurer. Le merveilleuxpopulaire redouble dans ce cas la force dumerveilleux chrétien et l'enracine dans lefolklore de l'enfance. Le même croisementétait manifeste dans Babar et le Père Noël deJean de Brunhoff, un livre posthume dont lesplanches dates de 1936 et dans lequel l'élé-phant né en 1931 et maintenant adulte, estchargé de remplacer le Père Noël, trop occu-pé par les enfants européens pour assurer satournée en Afrique. C'est ce que montreaussi, dans son exagération extrême, le scé-nario de Walt Disney substituant le chienDingo au vieillard dans Joyeux Noël avecWalt Disney (1987, Hachette, 1987), unalbum dans lequel l'évocation de la fête estl'occasion de faire briller le trésor de l'onclePicsou : ce représentant éminent et bouffondu Capital, s'il contribue au «Noël despauvres», n'abandonne pas sa richesse, etn'est pas prêt à devenir un donateur mer-veilleux. On voit par là que chaque systèmerencontre ses limites dans les tabous qu'iltouche et qui s'opposent à l 'extensionludique des propriétés du Père Noël. Lestransformations paradoxales de celui-ci, loinde nous projeter vers l'avenir, nous ramè-nent donc vers le passé du mythe.

Mais c'est dans sa chair que le Père Noël,soumis aux pressions du système de la modeet de l'écologie qui transforment la vie dutroisième âge, se voit le plus menacé dans sarespectabilité : ainsi dans Ce gros Père Noëld'Ursel Scheffler (Kaléidoscope, 1991), lebonhomme, obsédé par les canons de labeauté contemporaine, s'emploie à luttercontre son obésité, se met à pratiquer dessports (corde à sauter, club de body-buil-ding, jogging), et adopte un régime qui le faitrapidement maigrir ; il croit rajeunir aussi ense rasant la barbe. Pourtant ce « Père Noëlsans barbe et sans ventre» ne séduit pluspersonne et le pauvre diable doit rembourrerses habits et se parer d'une fausse barbepour donner le change. Par un déguisement

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paradoxal, le Père Noël ne peut se transfor-mer qu'en ce qu'il était naturellement : ungrand-père grassouillet dont le physique sug-gère la tendresse bienveillante et les joies del'oralité et dont le jeu repose principalementsur les lois de « l'attachement » ou du déta-chement.

L'esprit d'enfance :éternité de l'instantOn constate donc la multiplicité des scénariosrépondant à une stimulation permanente del'imagination des conteurs adultes par lemythe et à une insistante stabilité de celui-ci.Il semble pourtant qu'un dernier récit descience-fiction nous donne la clef la plusconvaincante de la pérennité du modèle duPère Noël : c'est celui de Christian Grenier« Les passagers de Décembre » publié dans levolume déjà cité Contes de Noël (Editions del'Amitié, 1987). Ce texte nous retiendraparce qu'il centre sa réflexion sur plusieurstypes de temps : l'histoire, en effet, montrecomment une famille, constituée d 'unhomme, d'une femme et d'un enfant voya-geant dans l'espace à bord d'un navire inter-stellaire, se trouve divisée lorsque la mère etson fils se posent sur un astéroïde et ne peu-vent rejoindre le vaisseau où le père estdemeuré. Les temporalités alors sont diffé-rentes : il y a celle de la planète originellequi, reconstituée sur l'écran d'un simulateur,évoque la terre, «avec ses arbres, ses saisons,ses oiseaux, ses marées, soumise à unperpé-tuel recommencement»(p. 87), celui donc dutemps saisonnier qui appelle le rituel. Undeuxième système de temporalité est celui quioppose le temps de l'astéroïde et celui dupère, comme le texte le précise : «à cesvitesses fantastiques, le temps se décalait...Agée de vingt-six ans au moment où l'Izallans'était éloigné, Maela avait aujourd'hui unetrentaine d'années, mais son mari en avaitquarante de plus » (p. 86).On devine le dénouement : le père parvient à

retrouver femme et enfant, le 25 décembre,mais il est transformé en vieillard à barbeblanche, véritable Père Noël déguisé que sonfils attendait et voit arriver comme unmiracle sur l'écran du simulateur. L'enfant,lui n'a pas changé, parce qu'il « vivait dansun temps immobile: celui des enfants. Untemps où demain est très loin, presque aussiloin qu'hier... » (p.87).

Toute la magie du mystère partagé parl'enfance est là, dans cette faculté de vivredans l'instant et d'être ainsi de plain-piedavec le mythe ou le conte, c'est-à-dire d'êtreen permanence à hauteur des fictions et desjeux suggérés par l'adulte. Un état de grâcepour la lecture et pour le jeu qui supposenteux aussi l'intemporel du faire-semblant,préalable indispensable à l'acceptation desconventions et de la culture.

Jeu contre jeu : don contre donAussi l'avenir du Père Noël est-il à la foisouvert et fermé : ouvert par les possibilitésinfinies de développement technique du jeuet des jeux dans la société contemporaine etpar l'élargissement des jeux du «troisièmeâge». Fermé par l'essence même de l'espritd'enfance : celui-ci est pris dans le systèmede la triangulation familiale et par des exi-gence affectives qui délimitent strictement lesscénarios de la fantaisie centrés sur le décala-ge qui existe entre le réel et l'imaginaire. Cedernier est éminemment fragile et vulnérableet peut aisément succomber aux artifices dela société de consommation et masquer leségoïsmes. Tel est, en tout cas, le dangerqu'ont voulu exorciser Adela Turin et ItaSaccaro dans l'album Le Père Noël ne faitpas de cadeaux publié en français par lesEditions des Femmes en 1977 ; le scénarioqui prend la forme d'un « conte étiologique»,explique comment cette «fripouille» de Nico-las Nicolini, un malfrat bon à rien, amateurde toc et de faux brillants, s'est marié pour

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exploiter le travail de sa cousine Léonie, laplus belle fille du village. Celle-ci fabriquaitdes poupées magnifiques, des marionnettes,des maisons miniatures qui enchantaient lesenfants ; Nicolas a donc voulu tirer profit decette activité, mais très vite l'industrialisa-tion de la production et la cupidité du mariont entraîné la faillite de l'entreprise. Sépa-rée de son ancien maître, Léonie s'est alorsremise à son activité désintéressée et convi-viale : elle construit même une énorme pou-pée sur laquelle on peut « glisser jusqu'àl'herbe» et dans le ventre de laquelle «unesalle claire avec des tables pour dessiner etdes lits pour se reposer» libère les facultésd'expression des femmes. Cet album partagel'esprit des autres fictions des Éditions desFemmes de la période insistant sur les joiesde la création esthétique et les plaisirs narcis-siques du corps. En contrepoint de ce bon-heur paré des grâces du naturel et donc del'authentique, l'histoire insiste par dérisionsur l'accord purement financier qui fonde lemythe : les gens ont décidé d'acheter desjouets une fois l'an à Nicolas devenu PèreNoël avec un ventre et une barbe postiche.

La prolifération des Pères Noël sur les trot-toirs des grands magasins accentue la nécessi-té des simulacres menacés par la récupéra-tion commerciale : elle montre que le «rôle»du Père Noël est devenu une profession,comme le déclare nettement l'album Profes-sion Père Noël de Brian Pilkington (Hachet-te, 1991), c'est-à-dire un jeu financier enpériode de chômage. Un jeu désacralisé, carles hommes « ont perdu le sens », comme leproclame aussi aux milliers de ses confrèrestous identiques le Père Noël de Tardi et Pen-nac dans l'album Le Seras de la houppelandepublié par Futuropolis en 1991 : l'univers del'absurde moderne ne laisse pas distinguerl'original de la copie et les «faux«renvoientaux «faux», car le Père Noël «n'est plus unconcept porteur». De fait, c'est la réductionde « l'intention de cadeaux » à sa réalité

matérielle qui a tué le mythe et le sens de lahouppelande n'est que l'esprit simple etinnocent du don. Un esprit heureusementretrouvé dans le livre de Tardi et Pennac,production de Noël oblige!

Pour survivre, le Père Noël doit donc êtreinventif, mais pas nécessairement compli-qué : même s'il est à la tête d'une entreprisede jouets sous la banquise, comme dansl'album Les Secrets du Père Noël de A.Civardi et C. Scruton (Nathan, 1991). Si lafantaisie le prend, il peut encore allerjusqu'à admettre la lettre d'un chat esseulé,comme celle du Novalis de Un Noël de chatsd'Edith Screiber-Wicke et Monika Laimgru-ber (Grasset-Jeunesse, 1992) : alors, biensoutenu par le hasard qui fait des miracles, ilpeut envoyer en échange un partenaire à soncorrespondant et pousser le luxe jusqu'à voirson existence déniée par l'animal même qu'ilvient d'offrir: «Père Noël, connais pas».Bref, à travers dénégations, ruses et feintesmultiples, il lui suffit de maintenir actifs etconvaincants la complicité du cadeau etl'amour des adultes. On peut faire confianceà la créativité de ces derniers : ils ont toutintérêt à ce que le jeu du faire-semblant par-tagé sur lequel repose l'échange symbolique,ciment social de la famille, demeure.

Non, le Père Noël n'est pas une ordure, et,quand on l'assassine comme dans L'Assassi-nat du Père Noël (Gallimard, Folio Énigme)de Pierre Véry, c'est pour mieux le ressusci-ter dans l'éternel du mythe. •

Quand je serai grand, je serai le Père Noël,ifl. Solotareff, Ecole des Loisirs

60 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages de référenceArfeux-Vaucher, Geneviève : Education etvieillissement, Thèse d'État en Lettres etSciences humaines. Paris : Université deParis V, 1991, 2 tomes, 515 p.Isambert, François-André : Le Seras dusacré, fête et religion populaire. Paris : LesÉditions de Minuit, 1982.Lepagnol, Catherine : Biographies du PèreNoël. Paris : Hachette, 1979.Lévi-Strauss, Claude : Anthropologie struc-turale. Paris : Pion, 1958,1987.Lévi-Strauss, Claude : « Le Père Noël sup-plicié», in : Les Temps Modernes, mars1952, pp. 1572-1590.Perrot, Jean : Du jeu, des enfants et deslivres. Paris : Editions du Cercle de laLibrairie, 1987.Perrot, Jean : « L'Imaginaire ludique », in :Janus Bifrons, revue universitaire de l'ado-lescence, Numéro spécial 12/13. Strasbourg,1987, pp. 19-36.Tournier, Michel : « La Mère-Noël », in : LeCoq de bruyère. Paris : Gallimard (NRF),1978.

Albums pour la jeunesseAlessandrini, Jean et Kniffke, Sophie : UneLettre pour le Père Noël, Grasset-Jeunesse,1992.Baudouy, Michel-Aymé : « La Véritable his-toire du Père Noël » in : Contes de Noël,Editions de l'Amitié, 1987.Bemelmans, Ludwig : Le Noël de Madeleine,L'École des Loisirs, 1987. Titre original :Madeline's Christmas, © 1956.Brunhoff, Jean de : Babar et le Père Noël,Hachette, © . 1951.Corentin, Philippe : Le Père Noël et lesfourmis. Paris : L'École des Loisirs, 1989Disney, Walt : Joyeux Noël avec Walt Dis-ney. Paris : Hachette, 1987. Titre original :Merry Christmas with Walt Disney, TheWalt Disney Company, 1987.Gammell, Stephen : Réveille-toi, c'est Noël,Gallimard, 1982.

Grenier, Christian, ill. Kniffke, Sophie :« Les Passagers de décembre » in : Contes deNoël. Paris : Éditions de l'Amitié, 1987.Moncomble, Gérard, ill.Trublin, Michel :Clara Boss et le Père Noël. Paris : Nathan,1991.Moore, Clarke Clément, adapt. Crespin,Christiane, ill. Foreman, Michael : La Nuitde Noël. Paris: Nathan, 1988. Titre original:The Night before Christmas, IntervisualCommunications Inc. 1988.Moore, Clément Clarke, trad. Bouchet,Paule de, ill. Lobel, Anita. : La Magie deNoël. Paris : Gallimard, 1991. Titre origi-nal: The Night before Christmas, New York:Alfred Knopf, 1984.

Oison, Arielle Northon : Joyeux Noël, Galli-mard, 1984.Palermo, Suzanne, trad. Gontier, Josette :Cher Père Noël, Rouge et Or, 1991.Pef : Noël, Père et fils, Messidor/La Faran-dole, 1985.Pilkington, Brian : Profession Père Noël,Hachette, 1991.Scheffler, Ursel, ill.Timm, Jutta : Ce GrosPère Noël. Paris : Kaléidoscope, 1991. Titreoriginal : Ach Du Dincker Weihnachts-mann ! Miinchen : Verlag Heinrich Eller-mann, 1991.Screiber-Wicke, Edith, ill. Laimgruber,Monika: Un Noël de chats, Grasset-Jeunes-se, 1992.Solotareff, Grégoire : Quand je serai grand,je serai le Père Noël. Paris : Ecole des Loi-sirs, 1988.Tolkien, J.R.R. : Les Lettres du Père Noël,Paris : Christian Bourgois, 1977. Titre origi-nal : Letters to Santa Claus, London : Geor-ge Allen & Unwin Ltd, 1976.Turin, Adela et Saccaro, Ita : Le Père Noëlne fait pas de cadeaux, Editions desFemmes, 1977.

Pour tout renseignement humoristique com-plémentaire, voir Dictionnaire du PèreNoël, de Grégoire Solotareff, Gallimard,1992.

N° 149 HIVER 1993/61