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FRAN 4001 Introduction à la littérature Le lai de Lanval Marie de France L'aventure d'un autre lai, cum ele avient, vus cunterai: fait fu d'un mut gentil vassal; en bretans l'apelent Lanval. Le roi Artur, le preux, le courtois, se trouvait à Carlisle 1 à cause des Ecossais et des Pictes 2 qui saccageaient la région. Ils pénétraient dans le royaume d’Angleterre et bien souvent ravageaient le pays. À la pentecôte, à la belle saison, le roi se trouvait donc à Carlisle. Il y fait quantité de magnifiques cadeaux aux comtes, aux barons, aux chevaliers de la Table Ronde qui n’avaient pas leurs pareils au monde. Il donne à tous épouses et domaines, sauf à un seul de ceux qui l’ont servi : Lanval. Il l’oublia et personne dans son entourage ne défendit sa cause. En effet, sa valeur, sa générosité, sa beauté, ses qualités d’homme de bien provoquaient l’envie du plus grand nombre. Tel qui avait semblé lui témoigner de l’amitié, en cas de malheur, ne lui aurait pas accordé une seule plainte ! C’était un fils de roi de haute naissance, mais il se trouvait loin de ses biens héréditaires ! Il appartenait à la suite du roi. […] Le chevalier dont je vous parle et qui avait rendu au roi de si grands services monte un jour au cheval et part se promener. Une fois hors de la ville, le voilà tout seul dans un pré. Il descend de cheval au bord d’une rivière, mais son cheval tremble de tous ses membres. Il le dessangle et s’en va, le laissant se vautrer au milieu d’un pré. Il plie sous sa tête le pan de son manteau et s’étend. La gêne dans laquelle il se trouve le rend très soucieux et il ne voit rien qui lui soit agréable. De l’endroit où il est ainsi étendu, il regarde en bas, du côté de la rivière, où il voit venir deux jeunes filles, les plus belles qu’il ait jamais vues. Elles étaient magnifiquement vêtues de tuniques de pourpre sombre et très serrées à la taille. Leur visage était extrêmement beaux. L’aînée portait deux bassins d’or pur très travaillé et très fin. Je vous dirai la vérité sans faute : l’autre portait une serviette. Elles se dirigent tout droit là où s’est étendu le chevalier. Lanval en homme d’excellente éducation, se lève à leur approche. Tout d’abord elles le saluent, puis lui transmettent leur message : « Seigneur Lanval, notre maîtresse, qui est pleine de vertu, de sagesse et de beauté, nous envoie vous chercher. Venez donc avec nous ! Nous vous conduirons sans risque auprès d’elle : voyez, la tente est toute proche. » Lanval les suit sans se soucier de son cheval qui, devant lui, paissait dans le pré. Elles le conduisent jusqu’au pavillon qui était très beau et très bien installé. Ni la reine Sémiramis 3 au comble de sa richesse, de sa puissance, de son savoir, ni l’empereur 1 Ville du Nord-Ouest de l’Angleterre 2 Peuple celtique originaire d’Irlande 3 Reine de Babylone

Le lai de Lanval

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Le lai de Lanval

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Page 1: Le lai de Lanval

FRAN 4001

Introduction à la littérature

Le lai de Lanval Marie de France

L'aventure d'un autre lai, cum ele avient, vus cunterai: fait fu d'un mut gentil vassal;

en bretans l'apelent Lanval.

Le roi Artur, le preux, le courtois, se trouvait à Carlisle1 à cause des Ecossais et des

Pictes2 qui saccageaient la région. Ils pénétraient dans le royaume d’Angleterre et bien

souvent ravageaient le pays. À la pentecôte, à la belle saison, le roi se trouvait donc à

Carlisle. Il y fait quantité de magnifiques cadeaux aux comtes, aux barons, aux chevaliers

de la Table Ronde qui n’avaient pas leurs pareils au monde. Il donne à tous épouses et

domaines, sauf à un seul de ceux qui l’ont servi : Lanval. Il l’oublia et personne dans son

entourage ne défendit sa cause. En effet, sa valeur, sa générosité, sa beauté, ses qualités

d’homme de bien provoquaient l’envie du plus grand nombre. Tel qui avait semblé lui

témoigner de l’amitié, en cas de malheur, ne lui aurait pas accordé une seule plainte !

C’était un fils de roi de haute naissance, mais il se trouvait loin de ses biens héréditaires !

Il appartenait à la suite du roi. […]

Le chevalier dont je vous parle et qui avait rendu au roi de si grands services monte un

jour au cheval et part se promener. Une fois hors de la ville, le voilà tout seul dans un pré.

Il descend de cheval au bord d’une rivière, mais son cheval tremble de tous ses membres.

Il le dessangle et s’en va, le laissant se vautrer au milieu d’un pré. Il plie sous sa tête le

pan de son manteau et s’étend. La gêne dans laquelle il se trouve le rend très soucieux et

il ne voit rien qui lui soit agréable. De l’endroit où il est ainsi étendu, il regarde en bas, du

côté de la rivière, où il voit venir deux jeunes filles, les plus belles qu’il ait jamais vues.

Elles étaient magnifiquement vêtues de tuniques de pourpre sombre et très serrées à la

taille. Leur visage était extrêmement beaux. L’aînée portait deux bassins d’or pur très

travaillé et très fin. Je vous dirai la vérité sans faute : l’autre portait une serviette. Elles se

dirigent tout droit là où s’est étendu le chevalier. Lanval en homme d’excellente

éducation, se lève à leur approche. Tout d’abord elles le saluent, puis lui transmettent leur

message : « Seigneur Lanval, notre maîtresse, qui est pleine de vertu, de sagesse et de

beauté, nous envoie vous chercher. Venez donc avec nous ! Nous vous conduirons sans

risque auprès d’elle : voyez, la tente est toute proche. » Lanval les suit sans se soucier de

son cheval qui, devant lui, paissait dans le pré.

Elles le conduisent jusqu’au pavillon qui était très beau et très bien installé. Ni la reine

Sémiramis3 au comble de sa richesse, de sa puissance, de son savoir, ni l’empereur

1 Ville du Nord-Ouest de l’Angleterre

2 Peuple celtique originaire d’Irlande

3 Reine de Babylone

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Auguste n’auraient pu en acheter le côté droit. Il y avait tout en haut un aigle en or dont je

ne puisse dire la valeur, pas plus que celle des cordes et des piquets qui soutenaient les

pans. Il n’est pas un roi au monde qui aurait été à même de les acquérir, quelque fortune

qu’il ait pu y consacrer ! À l’intérieur se trouvait la jeune fille. Le lis et la rose fraîche

éclose au printemps lui étaient inférieurs en beauté. Elle était étendue sur un lit

magnifique dont les étoffes valaient le prix d’un château et elle était vêtue seulement de

sa tunique. Son corps était harmonieux et plein de grâce. Elle avait jeté sur elle pour avoir

chaud un riche manteau de pourpre d’Alexandrie doublé d’hermine blanche. Mais elle

avait le flanc découvert ainsi que le visage, le cou et la poitrine. Elle était plus blanche

que fleur d’aubépine.

Le chevalier s’avance de la jeune fille lui adresse la parole tandis qu’il se place devant le

lit : « Lanval, lui dit-elle, mon bon ami, c’est pour vous que je suis sortie de mon pays.

De bien de loin je suis venue vous chercher. Si vous êtes homme de bien et courtois, ni

empereur ni comte ni roi n’auront jamais éprouvé autant de joie ni de bonheur, car je

vous aime plus que tout. » Il la regarde et la trouve belle. Alors l’amour le pique de

l’étincelle qui l’enflamme et embrase son cœur. Il lui répond gracieusement : « Belle

dame, dit-il, si vous y consentez, et si par bonheur il m’arrivait que vous vouliez

m’aimer, vous ne sauriez rien demander que je ne fasse de mon mieux, que ce soit folie

ou sagesse. J’accomplirai tous vos ordres et pour vous j’abandonnerai tout le monde. Plus

jamais je ne veux me séparer de vous, c’est là ce que je désire le plus. » Quand la jeune

fille entend ainsi parler cet homme qui l’aime tant, elle lui accorde son amour et sa

personne. Voilà Lanval en bonne voie. Ensuite, elle lui fait un don : désormais, tout ce

qu’il voudra, il l’aura a volonté. Qu’il donne et qu’il dépense généreusement, elle lui

procurera tout en abondance. Voilà Lanval bien pourvu ! Plus il fera des dépenses

fastueuses et plus il aura de l’or et de l’argent ! « Ami, dit-elle, faites bien attention, c’est

à la fois un ordre et une prière. Ne confiez ce secret à personne ! Je vais vous en dire la

raison essentielle : vous me perdriez pour toujours si cet amour était connu ; vous ne me

verriez plus jamais et ne me posséderiez plus comme un amant. » Il lui répond qu’il

observera à la lettre son commandement ; puis il s’étend à ses côtés sur le lit. Lanval est à

présent bien logé !

Il resta avec elle l’après-midi, jusqu’au soir et il serait resté d’avantage, s’il avait pu et si

son amie lui avait consenti. « Ami, fait-elle levez-vous ! Vous ne pouvez demeurer ici

plus longtemps. Partez. Moi, je resterai, mais je vais vous dire une chose : quand vous

voudrez me parler, je serai présente, prête à faire votre volonté en n’importe quel lieu,

quelque soit votre choix, ou il soit possible de rencontrer son ami sans blâme et sans

scandale. Personne hormis vous ne me verra et n’entendra mes paroles. »

Ces mots le remplirent de joie. Il l’embrassa, puis se leva. Celles qui l’avaient amené à la

tente l’habillèrent de riches étoffes. Quand il fut vêtu de neuf, il n’y avait pas l’air d’un

sot ni d’un rustre. Elles lui présentèrent l’eau pour se la ver les mains, la serviette pour

s’essuyer, puis elles lui apportèrent à manger. Il soupa avec son amie et le repas n’était

pas à dédaigner ! Il fut servi courtoisement et il y prit grand plaisir. Il y eut un entremet

délicieux qui plut beaucoup au chevalier : une longue suite des baisers où il serrait bien

fort son amie. Quand il se furent levés de table, on lui amena son cheval, la selle était

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bien mise, le service ne laissait rien à désirer. Il prit congé, monta à cheval, prit le chemin

de la cité. Souvent il regardait derrière lui. Lanval est en grand émoi ; il songe à son

aventure ; plein de doute, ébahi, il n’en croit pas ses yeux et pense que tout cela n’est pas

vrai.

Arrivé à son logis, il trouve ses gens richement vêtus. Il tient ce soir-là bonne table, mais

personne ne sait d’où lui vient cette richesse. Tout chevalier qui dans la ville est dans le

dénuement est accueilli chez lui où il est bien richement servi. Lanval distribue de

précieux cadeaux, Lanval paie la rançon des prisonniers, Lanval donne des vêtements aux

jongleurs, Lanval prodigue les honneurs. Il n’est étranger ou familier qui ne reçoive de

lui un présent. Lanval mène une vie heureuse et agréable, il peut voir son amie souvent,

qui répond à son appel.

Cette même année, je crois, après la fête de la Saint-Jean, une trentaine de chevaliers

étaient allés se détendre dans un verger, au pied du donjon où habitait la reine. Il y avait

parmi eux Gauvin et son cousin, le bel Yvain. Gauvin, le noble, le preux, qui se faisait

aimer de tous, dit alors : « Par Dieu, seigneurs, nous avons mal agi à l’égard de notre

compagnon Lanval, qui est si généreux et si courtois et dont le père est un puissant roi, en

ne l’amenant pas avec nous. » Ils s’en retournèrent alors, allèrent à son logis et le

ramenèrent à force des prières.

La reine était dans l’embrassure d’une fenêtre, entourée de trois dames. Elle aperçut les

chevaliers de la maison du roi, les observa et reconnut Lanval. Elle appela une de ses

dames et l’envoya chercher ses suivantes, les plus aimables et les plus belles : avec elle

elles iront se divertir avec les chevaliers qui sont dans le verger. La dame en amène plus

de trente avec elle et elles descendent par l’escalier. Les chevaliers vont à leur rencontre,

tout heureux de leur présence. Ils les prennent par la main : ce n’est pas une assemblée de

rustres !

Lanval s’en va de son côté, loin des autres : il lui tarde de pouvoir tenir son amie dans ses

bras, de lui donner des baiser, de l’éteindre de la sentir contre lui…

Quand la reine le voit seul, elle va tout droit vers lui, s’asseoir près de lui, lui adresser la

parole et lui dévoile ses sentiments. « Lanval, je vous ai comblé d’honneurs, je vous ai si

chéri et passionnément aimé, vous pouvez avoir mon amour. Dites-moi donc vos

intentions. Je vous donne mon cœur, vous devez être content de moi. – Dame, fait-il, ne

poursuivez pas ! Je n’ai pas envie de vous aimer. J’ai longtemps servie le roi, je ne veux

pas lui manquer de fidélité ; ni pour votre amour je ne ferai pas de tort à mon seigneur. »

Furieuse dans un mouvement de colère, la reine passe à l’insulte : « Lanval, dit-elle, je

crois bien que vous n’aimez guère ce genre de plaisir. On m’a souvent répété que vous

n’aviez pas de goût pour les femmes. Vous, vous préférez les garçons élégants, c’est avec

eux que vous prenez le plaisir. Sale, lâche, infâme vaurien, mon époux est mal

récompensé de vous avoir supporté près de lui : à mon avis il en a perdu son salut. »

Blessé par ces injures, Lanval ne fut longtemps à répondre. La colère lui inspira des

paroles qu’il devait plus d’une fois regretter. « Dame, dit-il, je n’entends rien à ces

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pratiques, mais j’aime et je suis l’ami de celle qui doit avoir le prix sur toutes celles que

je connais ; et je vais vous le dire sans détours ; de celles qui sont à son service la plus

humble l’emporte sur vous, reine, ma dame, pour la beauté de son corps et du visage,

pour l’éducation et la bonté. »

La reine se retira alors et regagna en pleurs sa chambre, désolée et courroucée d’être

outragée de la sorte. Malade, elle set mit au lit : jamais, se dit-elle, elle ne se lèvera avant

que le roi n’ait fait justice à l’objet de sa plainte. Le roi était revenu de la forêt, satisfait

de la journée. Il entra dans les appartements de la reine. Dès qu’elle le vit, elle formula sa

plainte ; tombant à ses pieds, elle implora sa pitié et lui dit que Lanval l’avait déshonorée

en la priant d’amour, et parce qu’elle l’avait éconduit, il l’avait injuriée et outragée : il

s’était vanté d’avoir une amie si aimable, si noble, si fière, que même la plus humble des

chambrières à son service valait mieux qu’elle, la reine ! Le roi fut violemment irrité ; il

jura en prêtant serment que si Lanval ne pouvait pas se justifier en présence de la cour, il

le ferait brûler ou pendre.

Le roi sortit de la chambre et appela trois de ses barons, il les envoya auprès de Lanval

qui était accablé de chagrin et de détresse. De retour à son logis, il avait déjà le sentiment

d’avoir perdu son amie pour avoir dévoilé sa liaison.

Seul dans sa chambre, pensif et anxieux, il appela à plusieurs reprises son amie, mais ce

fut en vain. Il se lamentait et soupirait, plus d’une fois il perdit connaissance ; il implorait

cent fois son pardon, la suppliait de venir parler à son ami, maudissant son cœur et sa

bouche. C’est merveille qu’il ne se donne pas la mort ! Il a beau crier, lancer des appels,

se débattre et se torturer, elle lui refuse sa pitié et même sa présence. Hélas, quelle

conduite tenir ? Les messagers du roi viennent chez Lanval pour l’inviter à aller à la cour

sans délai ; c’est un ordre du roi qu’ils lui apportent et la reine l’a accusé. Lanval se

présente la mort dans l’âme…

(Arthur est en colère contre Lanval et il convoque tous ses chevaliers pour délibérer sur la

conduite - la félonie - de celui-ci. Lanval ne veut pas briser le serment fait à sa dame et

doit affronter d’autres chevaliers en duel. Il est sauvé par sa maîtresse, qui finalement

répond à ses appels et éclaircit l’affaire.)

Pour consulter une transcription du texte original visitez le site ci-dessous:

http://www.umanitoba.ca/faculties/arts/french_spanish_and_italian/m05.htm