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Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

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Page 1: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

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Page 2: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

Flammarion

Sudhir Hazareesingh est professeur à Oxford, spécialiste d’histoire et de civilisation française.

FlammarionFlammarion

Sudhir Hazareesingh est professeur à Oxford, spécialiste d’histoire et de civilisation française.

«»

Sonya Faure, Libération

Qu’est-il donc arrivé à la France et à ses intellectuels ?

« Un portrait affectueux des mœurs, us et coutumes de nos intellectuels et penseurs. » Emmanuel Hecht, L’Express

« Aussi bienveillant qu’incisif. »Patrice Bollon, Le Magazine Littéraire

« Un passionnant voyage. »Laurent Theis, Le Point

MAGLIT_200x267_HAZAREESINGH.indd 1 07/09/15 17:10

Page 3: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

L’éditoPar Pierre Assouline

N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 3

Que peut faire un écrivain de son héros lorsque celui-ci est un antihéros ? Une crapule de génie, comme y réussit magni-fiquement Javier Cercas dans L’Imposteur (Michel del Castillo lui rend un juste hom-mage page  36). Ou juste une crapule

comme y parvient médiocrement Patrick Roegiers. Car le risque, avec de tels personnages, c’est qu’ils tirent l’auteur vers le bas et emportent le lecteur dans leur élan. Le cas de L’Autre Simenon, paru en cette rentrée chez Grasset.Quelle idée de consacrer un livre à un personnage aussi médiocre que Christian Simenon ! Faut-il être à court d’ins-piration. Encore qu’il en est auxquels on peut trouver un certain panache dans l’insignifiance. Mais celui-ci était juste minable. Une vie sans éclat, celle d’un employé de l’administration portuaire à Matadi, au Congo belge, dans l’entre-deux-guerres, complexé par la réussite de son frère Georges, puis aspiré dans la spirale de l’acti-visme fasciste du parti Rex en Belgique. Sa seule heure de gloire est d’avoir pris la tête d’un escadron de la mort pour assassiner froi-dement à bout portant vingt-sept civils choi-sis comme otages parmi les notables de la région de Char-leroi. Manifestement, il y en a que cela fait encore saliver. Grand bien leur fasse. Ce serait juste sans intérêt si l’on n’en profitait pas pour salir un homme par contrecoup : le vrai Simenon, le romancier.Le récit est bourré non d’erreurs mais de contre-vérités. Toutes volontaires, mises en scène à dessein dans l’inten-tion de nuire. Le dossier est bien faible : Georges Simenon aurait été attentiste, opportuniste, individualiste, égoïste… Or son attitude dans la vie a tenu en un seul mot, qui dit tout : il a toujours été simenonien. Alors on en rajoute, on truque. On veut en faire une sorte de collabo mais pas tout à fait (et pour cause !), on déplore qu’il ait eu tant de suc-cès sous la botte. On invente surtout que, pour lui per-mettre d’échapper au lynchage ou au poteau, il a conseillé à son frère de s’engager dans la division SS Wallonie alors qu’il l’avait poussé à s’engager dans la Légion étrangère. Dans les deux cas celui-ci mourut au combat mais cela n’avait pas le même sens. Qu’importe puisque cette fin

permet à Patrick Roegiers d’instiller dans l’esprit du lec-teur l’idée la plus pernicieuse qui soit : l'écrivain a envoyé son frère à la mort pour que l’image désastreuse de celui-ci ne rejaillisse pas sur leur nom et sur sa carrière. Le pro-blème, ce n’est pas le faux mais son inscription parmi des vérités établies. Car le procédé accrédite les mensonges les plus sournois. Ici l’insinuation vaut accusation. Georges Simenon a écrit « des articles dans des revues compromet-tantes ». Ah bon, lesquels ? Le récit fourmille de contradictions. Les dialogues ne sont ni faits ni à faire ; dans le meilleur des cas, c’est à peine si on sait qui s’exprime. C’est truffé de jeux de mots conster-nants du style « un canard au sang découpé en magrets en l’honneur du père de Maigret ». Glauques et vulgaires, les évocations de la vie intime de l’écrivain nous renseignent surtout sur les fantasmes sexuels de l’auteur.S’il est vrai que Christian, le petit préféré de leur mère, a

longtemps été la part d’ombre de Georges, ce n’est plus le cas depuis longtemps. Dans ses interviews, Patrick Roegiers intervient comme le chevalier blanc qui va sortir les dossiers que la secte simenonienne aurait dissimulés sous

le tapis avec la poussière, alors que sa prétendue « enquête » se limite à une compilation de biographies et de travaux bien connus : « La correspondance a disparu. Classée “secret de famille”. Pas de lettres au Fonds Simenon. Il eût été bien que les historiens y accèdent. » Encore faut-il prouver qu’elle existe et qu’elle a été conservée ! Non seulement Roegiers croit à ses propres inventions, mais, en les énumérant, il en conclut sans rire : « Les faits parlent d’eux-mêmes. »Le bon sujet, c’était l’autre brindezingue, le chef charis-matique de Rex, Léon Degrelle lui-même. Roegiers aurait peut-être mieux réussi « Le Beau Léon ». Quant au roman sur l’énigme de la fratrie Simenon, il a déjà été publié en 1949 sous le titre Le Fond de la bouteille. Leur histoire trans-posée en Amérique et transcendée par une vibration authentique, signée d’un certain Georges Simenon.J’oubliais : sur la couverture de L’Autre Simenon, c’est écrit « roman ». Ce qui autorise tous les abus, ou presque. Cela signifie qu’on a le droit d’écrire n’importe quoi, mais pas sur n’importe qui. 

Méfiez-vous des antihéros

Un récit bâclé bave sur Simenon.

À LIREL’Autre Simenon, PATRICK ROEGIERS, éd. Grasset, 304 p., 19 €.

Page 4: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

4 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

SommaireOctobre 2015 n° 560

3 Édito Méfiez-vous des antihéros Par Pierre Assouline 6 Presto L’actualité en bref

L’esprit du temps 10 Romans Eighties, poussières de strass

Par Alexis Brocas 14 Renouveau Romans historiques, des fresques

décrassées Par Theresa Révay 16 Réédition Rebatet exhumé des décombres

Par Pierre Assouline 18 Univers Douglas Coupland, mutants de génération

en génération Par Bernard Quiriny 20 Histoire La toile rouge, une somme sur l’histoire

mondiale du communisme Par Daniel Vernet 23 Figures Boris Pasternak et Marina Tsvetaeva,

l’anguille brillante et le cygne blanc Par Alexis Brocas 26 Rendez-vous

Grand entretien 28 Entretien avec Philippe Forest, biographe d’Aragon :

« Je comprends mieux pourquoi je ne le comprends pas » Propos recueillis par Claude Arnaud

Portrait 66 Joël Dicker rallume « son radar »

Par Raphaëlle Régnier

98 La chronique Finkielkraut est-il à l’heure ? Par Maurice Szafran

Critique fiction 36 Javier Cercas, L’Imposteur Zéro héros

Par Michel del Castillo 40 Richard Ford, En toute franchise

Ford diesel Par Pierre-Édouard Peillon 41 Hakan Günday, Encore

Dans le cœur d’un jeune passeur Par Alexis Brocas 42 Hédi Kaddour, Les Prépondérants

Mirages des colonies Par Bernard Fauconnier44 Hubert Haddad, Corps désirable et Mâ

La tête et les jambes Par Vincent Landel 46 Michaël Ferrier, Mémoires d’outre-mer

Au briscard de Madagascar Par Jean-Baptiste Harang 48 Christophe Boltanski, La Cache

Un reporter au bercail Par Alain Dreyfus 49 Nathalie Azoulai, Titus n’aimait pas Bérénice

L’amour à la Racine Par Pierre Assouline 54 Au fond des poches

Critique non-fiction 56 Philippe Soupault, Le temps des assassins

Soupault, d’un cachot l’autre Par Philippe Claudel 58 Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss

Lévi-Strauss, triste topo Par Patrice Bollon 61 Jonathan Coe, Notes marginales et bénéfices du doute

Coe en codicilles Par Alexis Liebaert 62 Sigmund Freud, Œuvres complètes I (1886-1893)

Freud sous hypnose Par Sarah Chiche 64 William Marx, La Haine de la littérature

De l’allergie aux plumes Par Robert Kopp

28Louis et Elsa Aragon

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36 Javier Cercas

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 5

Le Magazine LittéraireÉdité par Sophia Publications8, rue d’Aboukir, 75002 ParisCourriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.comPour joindre votre correspondant, veuillez composer le 01 70 98 suivi des quatre chiffres figurant à la suite de chaque nom.

Président-directeur général et directeur de la publication : Thierry VerretDirecteur éditorial : Maurice SzafranDirecteur délégué : Jean-Claude RossignolSecrétaire général : Louis PerdrielConception graphique : Dominique PasquetAssistante de direction : Gabrielle Monrose (1906)

SERVICE ABONNEMENTS Le Magazine littéraire, Service abonnements 4 rue de Mouchy - 60438 Noailles CedexTél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France : 1 an, 10 n° + 1 n° double, 65 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

RÉDACTIONConseiller de la rédaction Pierre Assouline (1961) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (1962) [email protected] de rubrique Alexis Brocas (1964) [email protected] artistique Blandine Scart Perrois (1968) [email protected] photo Michel Bénichou (1963) [email protected]édactrice Enrica Sartori (1967) [email protected]étaire de rédaction-correctrice Valérie Cabridens (1965)[email protected] Christophe Perrusson (1910)Activités numériques Bertrand Clare (1908)

Responsable de la comptabilité : Karima Merimi (1918) Comptabilité : Teddy Merle (1915) Ressources humaines : Agnès Cavanié (1971)

Directeur des ventes et promotion : Valéry-Sébastien Sourieau (1911) Ventes messageries : À juste titres - Benjamin Boutonnet - Réassort disponible : www.direct-editeurs.fr - 04 88 15 12 41. Agrément postal Belgique n° P207231. Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

Responsable marketing direct : Linda Pain (1914). Responsable de la gestion des abonnements : Isabelle Parez (1912). [email protected]

Communication : Florence Virlois (1921)

RÉGIE PUBLICITAIRE : Médiaobs44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris.Fax : 01 44 88 97 79. Directrice générale : Corinne Rougé (01 44 88 93 70, [email protected]). Directeur commercial : Jean-Benoît Robert (01 44 88 97 78, [email protected]). Publicité littéraire : Pauline Duval (01 70 37 39 75, [email protected])

IMPRESSIONImprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

COMMISSION PARITAIREn° 0420 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 7 615 531 euros. Dépôt légal : à parution

Le dossier Lumières contre anti-Lumières, la déchirure française Dossier coordonné par Pierre-Yves Beaurepaire et Marc Weitzmann

LE FEU AUX POUDRES 68 Introduction Par Marc Weitzmann 72 Entretien avec Zeev Sternhell 76 Camus, Lumières contre Lumières Par Raphaël Glucksmann 79 L’universalisme, une liberté à marche forcée Par Patrice Bollon

LES BRAISES D’HIER 82 « Une révolution dans les esprits » Par Pierre-Yves Beaurepaire 83 La tolérance, de la faiblesse à la sagesse Par Céline Borello 84 Entre Lumières tamisées et plein feu Par Marc Belissa 85 Le tournis des utopies Par Céline Bryon-Portet 86 La part illuminée des Lumières Par Gérard Galtier 88 Décoloniser les terres pour mieux coloniser les esprits ?

Par Gilles Bancarel 90 Des adversaires très divers Par Didier Masseau 92 Le triomphe du complot Par P.-Y. Beaurepaire et Kenneth Loiselle 93 La Révolution en clair-obscur Par Jean-Clément Martin 94 Une haine restaurée Par Vivien Faraut 96 Baudelaire et la religion du progrès Par Robert Kopp 97 Barbey d’Aurevilly et les étoiles noires Par François Angelier

68Échauffourée à la Convention le 9 thermidor an II, jour de la chute de Robespierre

ONT AUSSI COLLABORÉ À CE NUMÉRO : Maialen Berasategui, Janick Blanchard, Jeanne El Ayeb, Marie Fouquet, Arthur Montagnon, Bernard Morlino, Maxime Rovere, Josyane Savigneau.

ILLUSTRATION DE COUVERTURE Agence Leemage, d’après des photos Opale (Hannah Assouline, Philippe Matsas, Basso Cannarsa, John Foley, Frédéric Myss) et des détails de portraits (musée Carnavalet/Selva (trois fois) ; musée du Louvre/photo Josse ; musée de la Révolution francaise, Vizille/DeAgostini).© ADAGP-Paris 2015 pour les œuvres de ses membres reproduites à l’inté-rieur de ce numéro.

CE NUMÉRO COMPORTE 4 ENCARTS :

1 encart abonnement Le Magazine littéraire sur les exemplaires kiosque France + Étranger (hors Suisse et Belgique), 1 encart abonnement Edigroup sur les exemplaires kiosque en Suisse et Belgique, 1 encart Psychologie sur les abonnés, 1 encart VPC sur les abonnés.

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6 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Presto

L'HUMEUR DE…

Patrice Louis30 août

Yann Moix sans moi !L’impardonnable, chez un intellectuel, c’est de confondre intellectuel et intelligent et de tenir des propos hermétiques sans motif. Du fatras verbal, Yann Moix s’est fait hier soir un expert. L’écrivain inaugurait son nouveau rôle de trublion d’« On n’est pas couché », l’émission de Laurent Ruquier sur France 2. Dès son premier jugement, il s’est montré aussi abstrus qu’abscons. À propos de sport et de dopage, il a déclaré que le second était « consubstantiel » au premier et qu’on ne pouvait pas concevoir le cyclisme sans dopage : « Ce serait considérer qu’on peut écrire À la recherche du temps perdu sans Marcel Proust. »Comprenne qui pourra !

Khadrafi : l’écrivain dans la peau du colonelL’écrivain algérien publie en cette rentrée un mémorial bien curieux – et kitsch – de Mouammar Kadhafi. En pleine guerre civile, reclus dans une école abandonnée, entouré de ses fidèles, le dictateur libyen imagine qu’il sortira « du chaos plus fort que jamais, tel le phénix renaissant de ses cendres ». Dans son repaire, les dangers le guettent : quand un missile tombe, les carreaux « dégringolent des fenêtres ». Et comme à tout moment il peut mourir, l’homme fait le bilan de sa vie. Il se remémore son parcours fulgurant. Kadhafi, « dont la pleine lune se sentait à l’étroit dans l’infini », se prend pour un prophète. Il se souvient que, jeune homme, il fut l’amoureux éconduit d’une femme aux « yeux plus grands que l’horizon », « les cheveux noirs jusqu’au fessier ». Il se venge sur toutes les autres, qui, lorsqu’elles lui cèdent, sont « terrassées à ses pieds ». La Dernière Nuit du raïs est un modèle de littérature pour qui aiment les clichés et le style ampoulé. Enrica Sartori

À LIRELa Dernière Nuit du raïs, YASMINA KHADRA, éd. Julliard, 216 p., 18 €.

CROQUÉ PAR… Yasmina Khadra par Hervé Pinel

ANNÉES SUR ÉCOUTE

Doris Lessing, prix Nobel 2007, a été espionnée pendant vingt ans par le MI5, le service de renseignement britannique. Les archives déclassifiées rendues publiques le 21 août ont révélé que son courrier était ouvert, ses conversations téléphoniques étaient écoutées, ses amis surveillés. Tout a commencé dans les années 1940, lorsqu’elle a épousé Gottfried Lessing, un militant communiste. Les agents ont maintenu leur surveillance bien après qu’elle eut rompu avec le parti communiste, en 1956.

20LE CHIFFRE

Lire la suite sur lefoudeproust.fr/ 2015/08/yann-moix-sans-moi/

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 7

ON NE DOIT PAS S’EN PRIVER :L’Esprit de résistance (textes inédits, 1943-1983), Vladimir Jankélévitch (Albin Michel). Parmi toutes ses salutaires humeurs, l’honneur des lettres

françaises massacre Martin Heidegger, qui a rampé devant les nazis. Zobain, Raymond Guérin (Finitude). Confession impudique sur le premier mariage du cultissime auteur de L’Apprenti et du Pus de la plaie, qui inspira La Femme d’à côté à François Truffaut.Jours de Libération, Mathieu Lindon (P.O.L). Comme partir c’est mourir un peu, l’écrivain est resté à Libé sans toucher le Loto des indemnités. Mélancolie d’Emmanuel Berl, Henri Raczymow (Gallimard). Berl, mort en 1976, réussit le tour de force de devenir l’ami de Raczymow en 2015. « Présence des morts », disait le fondateur de Marianne version 1932.Ingrid Bergman. Le Feu sous la glace, Marine Baron (Les Belles Lettres). La sublime comédienne n’avait pas le sexe au milieu du visage comme tant d’ex-miss météo à la recherche de metteurs en seins.Les Fugueurs de Glasgow, Peter May, traduit de l’anglais par Jean-René Dastugue (Le Rouergue). Un polar sur les sixties avec les Rolling Stones en fond sonore. L’aiguille du pick-up grince comme il faut.Écrits, Kazimir Malévitch, traduit du russe par Jean-Claude Marcadé (Allia). On connaissait le peintre et le sculpteur, voici l’écrivain : 702 pages qui semblent écrites demain.Le Journalisme en vingt leçons, Robert de Jouvenel, textes réunis par Emmanuel Bluteau (La Thébaïde). L’ironie élevée au rang de profession de foi. À lire et à relire, le temps presse.

ON PEUT S’EN DISPENSER : Du bonheur. Un voyage philosophique, Frédéric Lenoir (Le Livre de poche). Pourquoi écrire tant de mots quand les bons suffisent ? Par exemple,

ceux des exergues célèbres en tête de tous les chapitres.Relire. Enquête sur une passion littéraire, Laure Murat (Flammarion). Pensum tendance Ifop. Se reporter sur Flaubert à La Motte-Picquet, même auteur, même éditeur. Inventaire à la Perec sur les lecteurs souterrains avec quelques passages aériens.Les Promesses, Amanda Sthers (Grasset). Il y avait les romans de gare. Ce genre est détrôné par le bouquin jetable formaté pour « l’idiot-visuel ».Histoire de la modernité, Jacques Attali (Flammarion). La littérature n’a que deux catégories : des auteurs avec plein d’idées et ceux qui écrivent avec une gomme.

CECI N’EST PAS UNE CRITIQUEPar Bernard Morlino

ILS ONT DIT

“Pour beaucoup, en Europe, la peur empêche de voir tout ce qu’il y a de musulman en nous.”MATHIAS ÉNARD, L’Humanité, 27 août.

L’INFOGRAPHIELE PRIX NOBEL

(Source : nobelprize.org/)

Début octobre, l’Académie suédoise annoncera le lauréat du prix Nobel de littérature, qui succédera à Patrick Modiano.

Répartition par langue

ROYAUME-UNI

2005Harold Pinter

2007Doris Lessing

ALLEMAGNE

2009Herta Müller

CANADA

2013Alice Munro

PÉROU

2010Mario Vargas Llosa

SUÈDE

2011Tomas Tranströmer

TURQUIE

2006Orhan Pamuk

CHINE

2012Mo Yan

FRANCE

2008J.M.G. Le Clézio

2014Patrick Modiano

AUTRICHE

2004Elfriede Jelinek

Les nationalités couronnées depuis onze ans

9813

111lauréats depuis

1901

28Autres

27Anglais

14Français

Allemand

11

765

Suédois

RusseItalien

13

Espagnol

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8 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Presto

« J’ai toujours vécu sur des conceptions très xixe siècle, pensa-t-il en refermant son php. » @fbon, 19 août

LE TWEET

LE BLOG DE…

Pierre Maurymardi 18 août

L’été très médiatique de Michel Houellebecq […] Si Michel Houellebecq n’est pas présent comme écrivain dans la ren-trée, sa personne, sa personnalité, son œuvre […] occupent les médias mieux que si l’on attendait son prochain opus. […] D’une part, Jean-René Van der Plaetsen (Le Figaro Magazine) connaît Houellebecq depuis le milieu des années 1980, dit-il, et manifeste plus d’empathie que d’esprit critique envers son interlocuteur, qui semble être le véritable organisateur des pages. De l’autre, Ariane Chemin (Le Monde) n’a pas rencontré Houellebecq et s’est même heurtée à un véritable mur défensif érigé en catastrophe à l’aide d’amis et de relations interdits de dialogue avec la journaliste. […] On ne sait pas trop pourquoi Houellebecq est à ce point remonté contre Ariane Chemin […] : « Ce qu’elle fait d’habi-tude, c’est un mélange de faits vrais, d’affabulations crédibles et d’insinua-tions malveillantes – en réalité, c’est du niveau de Voici et de Closer. » […]

Lire la suite sur journallecteur.blogspot.fr/

Livre monstreBlaise Cendrars a été un amoureux de l’art moderne et s’est occupé de peinture, de musique,

de cinéma, de graphisme, de ballet, de publicité… À la croisée du catalogue d’exposition et de l’essai, cet ouvrage richement illustré parvient à rendre compte de toutes ses passions.

Blaise Cendrars au cœur des arts, GABRIEL UMSTÄTTER, Silvana Editoriale, 400 p., 35 €.

APRÈS LES ÉCRIVAINS ESPIONNÉS, les écrivains espions. Frederick Forsyth, 77 ans et une vingtaine de romans, révèle dans son autobiographie, The Outsider (paru au Royaume-Uni le 10 septembre), qu’il a travaillé pour le MI6, le service de renseignement britannique. Il raconte avoir transporté le paquet d’un agent secret en RDA, enquêté sur les intentions nucléaires de la Rhodésie, aidé un coup d’État (raté) en Guinée équatoriale… Comme Ian Fleming, John le Carré et Graham Greene, il a nourri ses livres de ses activités secrètes.

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 9

LE TWEET

« Chers écrivains, la littérature est belle, mais, pour certains, pitié, arrêtez d’en faire votre divan de psychanalyse, merci. »#ONPC @AgatheGazouille 29 août

LES ÉCRIVAINS FACE AU MONDELa troisième édition du Festival des écrivains du monde se déroulera à Paris du 25 au 27 septembre et abordera, entre autres, la question des conflits au Moyen-Orient. L’Israélien Etgar Keret évoquera sa vie à travers son livre Sept années de bonheur, vendredi 25, à 20 h, à l’École normale supérieure. La Syrienne Samar Yazbek témoignera de la crise en Syrie et de la façon dont les djihadistes étrangers ont volé leur révolution aux Syriens, samedi 26, à 14 h 30, au Reid Hall. Une lecture de Joydeep Roy-Bhattacharya abordera le thème d’Antigone en Afghanistan, dimanche 27, à 16 h, à la Maison de la poésie. www.festivaldesecrivainsdumonde.fr/

LE PARDON EN QUESTIONUne rencontre est organisée autour du philosophe Vladimir Jankélévitch et du pardon, jeudi 8 octobre, à 19 h 30. Une loi du 26 décembre 1964 a rendu les crimes contre l’humanité imprescriptibles. Les débats furent houleux. Le 3 janvier 1965, Jankélévitch écrivait dans Le Monde : « Le pardon est mort dans les camps de la mort. » Rencontre animée par Bruno Huisman, avec la participation des philosophes François Azouvi, Catherine Chalier et Élisabeth de Fontenay. Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, www.mahj.org/

BELLES LETTRES À MANOSQUEDu 23 au 27 septembre, un grand nombre d’écrivains sont invités aux Correspondances de Manosque, notamment Hédi Kaddour : vendredi 25, à 18 h (place de l’Hôtel-de-Ville) ; Thomas B. Reverdy : samedi 26, à 10 h 30 (au Paraïs) ; Chantal Thomas : samedi 26, à 12 h (cinéma Le Lido) ; Virginie Despentes : samedi 26 à 22 h 30 (Théâtre Jean-le-Bleu) ; Delphine de Vigan : dimanche 27, à 11 h (Théâtre Jean-le-Bleu).correspondances-manosque.org/

à partir du 6 oct. 2015chateaubriand-moyenage.frDOMAINE DÉPARTEMENTAL DE LA VALLÉE-AUX-LOUPSMAISON DE CHATEAUBRIAND / CHÂTENAY-MALABRY

WEB DOCUMENTAIRE I EXPOSITION

Quel Moyen Âgepour Chateaubriand ?

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SAISON 2015-2016les Hauts-de-Seinela vallée de la culture

Page 10: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

la suiteRentrée,

Spécialrentrée

10 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

L’esprit du tempsRomans

EIGHTIESPOUSSIÈRES DE STRASS Des écrivains tentent de capter les couleurs paradoxales de cette décennie, souvent seulement honnie ou moquée. Par Alexis Brocas

Eva Ionesco, 14 ans alors, au Palace, à Paris, le 8 juin 1979.

S i l’histoire d’une époque est affaire d’historien, son esprit est, comme tout ectoplasme, affaire de spirite, c’est-à-dire

d’écrivain. Certains parviennent à le capturer en direct, ou même avec un peu d’avance, tels les membres de la Beat Generation encapsulant l’esprit des années 1960 avant qu’elles n’ad-viennent. D’autres patientent le temps qu’une distance s’installe avec leur su-jet, que les souvenirs acquièrent une pourriture noble, première étape d’une distillation littéraire ou intellec-tuelle. Les années  1980 ont ainsi

fourni la matière de nombreux romans ou essais parus a posteriori, comme le pamphlet bien titré Vivre et penser comme des porcs, publié en 1998, où Gilles Châtelet prenait la boîte de nuit Le Palace pour pôle de sa réflexion cri-tique dénonçant le triomphe d’une médiocrité conservatrice et néan-moins festive. Ou François Cusset qui, dans La Décennie. Le Grand Cauchemar des années 1980, s’intéressait à la fa-çon dont l’intelligentsia antitotalitaire avait viré néolibérale. En cette rentrée, paraissent trois ro-mans inscrits dans cette même décen-nie ; chacun pourrait illustrer ces mou-vements de bascule – même si, bien sûr, leur registre est tout autre.

Culte du méprisCe ne sont pas avant tout les eighties qu’évoque Simon Liberati dans son Eva largement publicisée, mais une icône qui semble charrier avec elle, dans son histoire, les traits saillants de cette décennie : l’actrice et réali-satrice Eva Ionesco, que sa mère, Irina, photographia nue, enfant, dans des poses érotiques, et qui fut la petite fée extravagante des nuits

parisiennes et de leur temple, la boîte Le Palace. Trente-cinq ans après avoir croisé fugacement cette étoile noctambule, Simon Liberati la re-trouve, l’aime, l’épouse, et accepte qu’elle prenne « toute la place », jusque celle de l’écriture. De là ce ro-man, où il tourne autour de son su-jet, le considère sous divers angles et laisse son livre surgir d’Eva – des sou-venirs qu’elle réveille, des réflexions qu’elle inspire, des émotions qu’elle suscite. Or, comme toutes les icones, Eva est une métonymie : l’évoquer, c’est faire surgir sa société de bran-chés dispersée, les fameux Alain Pa-cadis, Christian Louboutin, Yves Adrien ou Edwige Grüss (dont Inter-net nous apprend qu’elle fut la « reine des punks »), célébrités d’une presse écrite alors à la mode. C’est retrouver New York quand y mourut une autre icône, le bassiste Sid Vicious. C’est ra-nimer l’esthétique de ces années, que Simon Liberati attrape en un dis-tique (« Souviens-toi, moquette orange. Souviens-toi de mon bel ange »). C’est récolter, dans le destin individuel d’une femme, les ferments du destin collectif. VI

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Soirée aux Bains Douches avec Thierry Ardisson, à Paris, le 1er décembre 1987.

Ainsi, écrire sur Eva permet à l’auteur de se faire sociologue. « À chaque époque ses engagements. Celui qui s’offrait à ceux de ma génération était simplement nihiliste. Pour rester beau, il fallait mourir jeune et de pré-férence par overdose. » Ou de pointer, à travers l’histoire d’Eva, la pédo philie latente de ces années, leur appétence sadienne pour la destruction cachée derrière la dévotion artistique et libertaire : « Dolmancé en rirait, cer-tains amis d’Irina aussi. Rien de plus drôle qu’une petite fille qui souffre d’être souillée, rien de plus excitant aussi, et si par bonheur son tempéra-ment s’éveille, qu’elle prend plaisir elle aussi à ces jeux et qu’elle en devient folle, voire qu’elle se tue, alors là c’est encore mieux. » C’est donc, en partie, le mauvais es-prit d’une époque que Simon Liberati exorcise : culte du mépris et de l’auto-destruction (« cette connasse a fait une overdose » semble une épitaphe récurrente). Esthétique de la dé-glingue (« Cette élégance clocharde est très datée de notre jeunesse. On se fichait de ce genre de choses, l’hy-giène, la beauté des pieds ou des

dents »). Goût des répliques bles-santes, « car c’était la mode d’être mé-chant à cette époque, quand le mal était mieux départi du bien qu’au-jourd’hui ». Simon Liberati ne s’abs-trait pas de ce monde pour le juger, il s’y inscrit. Ainsi quand il pointe « cette fascination pour la décadence propre à la fin des années 1970 dans quoi je reconnaissais, poussés à l’ex-trême, quelques-uns de mes goûts ». Ce serait faire mauvais procès à l’au-teur que de lui reprocher de se centrer sur un microcosme : lui n’a voulu que peindre Eva dans son cadre d’autre-fois, dans un mouvement réparateur. Mais, quand le lecteur y voit toute une époque, il ne se trompe pas.

Entre bar provincial et fêtes parisiennes Il serait facile de mettre en parallèle le dispositif déployé par Sébastien Ron-gier dans 78 et celui de la mono-graphie élastique de Simon Liberati : dans ces deux ouvrages, la chrono logie est rompue au profit d’une sorte d’ins-tallation littéraire, comme s’il s’agis-sait de briser le diamant du temps pour en contempler les éclats au gré

des libres associations que permet le regard. À une différence près : l’un voyage à travers les décennies et les continents, l’autre dans un bar, et dans une seule journée. Cela ne veut pas dire que sa focale est moins large. Nous ne sommes plus à Paris, mais dans un café près de la cathédrale de Sens, un jour de 1978 où deux époques se croisent. L’une, finissante, apparaît à travers les souvenirs d’un résistant de la dernière heure ou ceux de Mohammed, ancien militant de l’in-dépendance algérienne devenu cuisi-nier. L’autre, incarnée par trois mili-tants du jeune Front national, qui tentent de rallier le cafetier ; mais aussi, de façon plus lumineuse, par une bachelière qui refuse le mariage et l’avenir de bouchère qui s’offre à elle, parce qu’elle rêve de lire Perec ; et par un enfant abandonné dans le café par un adulte dont on saura juste qu’il cachait des armes dans son coffre. Un roman immobile ? Non, au contraire, un mobile d’allégories dis-crètes, adroitement assemblées. Ainsi, les militants du Front national : l’un est un jeune cadre idéologisé, à la dia-lectique construite, issu d’un >>>BE

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C’est le mauvais esprit d’une époque que Simon Liberati exorcise : culte du mépris et de l’auto­destruction, esthétique de la déglingue…

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L’esprit du temps Romans

et que tous les invités des émissions soient mis sur le même pied, qu’ils aient découvert un nouveau quark ou tourné un film érotique. Le narrateur, appelé Moby, verra ainsi l’émission culturelle novatrice dont il rêve se muer en pur spectacle.

« Arrière-boutiques du souvenir »Que retirer de ces romans, si on les dispose en triptyque ? D’abord une sidérante anamorphose : la façon dont une petite société à la mode semble avoir éclipsé tout ce qui pou-vait advenir, en France, hors de ses cercles. Comme le montrent très bien Franck Maubert et Simon Liberati, les nuits de cette décennie étaient assez colorées pour accoucher d’une écrasante mythologie. Les deux écri-vains, l’un né en 1955, l’autre en 1960, tous deux journalistes, ont bai-gné dans cette mythologie et n’en reviennent toujours pas, au sens propre du verbe : chez eux mythe et souvenirs se confondent. Aussi se rejoignent-ils dans leur vision de l’hédonisme propre à cette époque. Celui-ci a été souvent condamné au-paravant : les années 1980 auraient été celles du pur égoïsme nihiliste, du nietzschéisme dénaturé pointé par Gilles Châtelet dans son pamphlet. Simon Liberati n’esquive pas la part d’ombre de ces nuits, mais y trouve aussi de la lumière : « On a tant ri, tant dansé, qu’au fond – dans l’arrière- monde, dans les arrière- boutiques du souvenir – la fête continue, on rit, on danse, on dan-sera toujours », écrit-il. Croyons-le sur parole. Quant à Franck Maubert, il montre rien moins qu’une sorte de fraternité noctambule, peuplée de petites bandes reliées par des affec-tions sincères. Notons aussi comme la désacralisation qu’il attaque se marie avec la perversion chic mon-trée par Simon Liberati. Dans les deux cas, la morale et le sacré, vieilles lunes, cèdent devant un relativisme

milieu catholique – qui an-nonce déjà comment le parti s’éman-cipera des marges dont il a surgi ; un autre, Petit-Pierre, ancien milicien de la rue Lauriston, représente ce terreau sur lequel le FN se fonde. De même, le passé et le présent se heurtent dans la tête de l’enfant abandonné, où les nazis affrontent le robot de dessin animé japonais Goldorak. Et la dispa-rition du Manureva, le bateau perdu d’Alain Colas, répétée à la radio, ins-talle une sorte de présent suspendu au sort du navigateur. Mine de rien, c’est toute une époque, chargée de souvenirs, qui, à travers certains clients, franchit la porte de ce café du temps qui passe ; tandis qu’une autre, encore incertaine, s’installe. Il fut naguère de bon ton de conter ces années 1980 de plain-pied, comme le fit Bret Easton Ellis dans plusieurs romans cultes (Moins que zéro, Les Lois de l’attraction). Le journaliste Franck Maubert s’y essaie dans Les Uns contre les autres. Ici, pas d’installation, pas de références symboliques, pas de chro-nologie bouleversée, mais une intrigue réaliste – la naissance d’une émission télévisée – et des pseudonymes trans-parents permettant au lecteur moyen-nement au fait des réalités noctam-bules d’autrefois de raccrocher la fiction à une réalité perdue. Le roman parle d’un certain temps béni (les an-nées 1980 donc), d’un établissement sélect appelé Les Lumières, où le hé-ros, journaliste people, passe ses nuits, et d’un animateur en pleine as-cension porté sur les costumes noirs et les répliques cassantes. Non dépourvu de complaisance, mais plus ambigu que ne le laissent suppo-ser ses premières pages, le roman de Franck Maubert se partage entre la peinture nostalgique d’un hédonisme perdu et la critique d’une pratique télé visuelle dont nous subissons en-core les travers : la désacralisation, cette antienne qui veut que l’on pose aux grands écrivains des questions d’ordinaire adressées aux starlettes,

daté qui entendait porter aux nues ce qui semblait décalé, choquant, nou-veau, de l’émission décrite par l’un (qui prend modèle sur une émission, réelle, qui fit la gloire de Thierry Ar-disson) aux photos d’Eva Ionesco pointées par l’autre. Avec son café sénonais, son patron or-dinaire, ses clients ordinaires, son dis-positif apparemment modeste, en fait assez sophistiqué pour embrasser la France entière, Sébastien Rongier pa-raît plus atypique. Son roman n’en résonne pas moins avec les deux autres, mais en porte des échos affai-blis. Comme si, des grandes dilapida-tions festives décrites par les deux autres, tombaient des miettes avec les-quelles le reste de la France se nourrit. Miettes de drogue, qui circulent en douce dans le café et provoquent plus d’esclavage que d’exultation. Miettes d’idéologie : les désirs d’évasion de la jeune bachelière, bien que purs, peuvent sonner comme un rêve de participer à la grande fête. Miettes de culture, à travers la musique qui passe sur le juke-box, les gros plans sur le film Rencontre du troisième type… Une nuance cependant. Les deux « Pa-risiens » montrent cette époque comme détachée des autres, empri-sonnée dans une bulle festive (même si Eva relate ce qu’il reste après son éclatement). Sébastien Rongier, lui, rappelle comment un passé plus loin-tain perdurait dans ces années-là. Quant à l’avenir, il nous laisse sur une curieuse image : Max, le cafetier, a réussi provisoirement à se débarras-ser des militants FN, il salue Moham-med, son cuisinier, rescapé de la police de Papon, puis prend sa voiture et file à Paris, où l’attend sa com-pagne. En allant se coucher, Max dépose sur le manteau de la cheminée un jouet oublié, dans son café, par l’enfant abandonné : un Bidibule, un personnage « en forme d’œuf en plas-tique qui continue de sourire en do-delinant doucement ». Des temps in-certains sont en gestation… P

>>>À LIRE

Eva, SIMON LIBERATI, éd. Stock, 278 p., 19,50 €.

78, SÉBASTIEN RONGIER, éd. Fayard, 136 p., 15 €.

Les Uns contre les autres, FRANCK MAUBERT, éd. Fayard, 214 p., 17 €.

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L’esprit du temps Documents

SOIXANTE ANS APRÈS LA GUERRE

ÉCLATS D’ALGÉRIEUn livre-DVD rassemble et commente des films ama-teurs tournés par des soldats français. Par Marc Ferro

Quand la guerre du Vietnam a nourri tout un pan du ci-néma américain, la guerre d’Algérie reste une zone

grise sur le plan filmique. L’ouvrage mis en œuvre par l’historien, réalisateur et photographe Jean-Pierre Bertin- Maghit apparaît dès lors très précieux : il a rassemblé 72 films amateurs tour-nés par des soldats en Algérie (repro-duits sur un DVD accompagnant le livre), en a retrouvé les auteurs pour les interroger cinquante ans après sur les circonstances de tournage et sur la ma-nière dont ils perçoivent aujourd’hui ces documents. Ces films ont été tour-nés entre 1955 et 1962 aux quatre ho-rizons du pays, d’Alger à Oran, de Biskra aux frontières tunisienne et marocaine ; on pourra juger que l’échantillon est un peu court, mais on s’aperçoit qu’il est un formidable levain de témoignages aussi bien que de mémoire. L’ouvrage fourmille d’observations qui nous font entrer dans la réalité de la guerre – « C’était une guerre, indis- cutablement », répète l’un des inter-locuteurs, qui craint qu’on n’en juge toujours pas ainsi. C’est bien pourquoi,

au retour, les soldats furent réticents à montrer des scènes qui pouvaient évoquer des réunions de famille, ou des attitudes de gauloiserie en liberté, laissant accroire que les vies n’étaient pas constamment en danger. La guerre est pourtant bel et bien présente dans ces images, même si les combats ne le sont guère. Le temps du repos est là, à foison, mais est également constant le regard sur le pays, ses habitants d’origine. Souvent, on avait emporté une caméra pour ramener un souve-nir. Autant y aller de façon si possible « agréable », dit l’un des appelés, mais la plupart croyaient qu’ils partaient pour une « petite opération de main-tien de l’ordre ». D’aucuns ont un re-volver, d’autres sont surpris qu’on leur apprenne à marcher au pas. Bref, ap-pelés ou pas, on ne sait pas trop où l’on va, et l’Algérie c’est l’inconnu.

Colons absentsCe qui frappe dans l’ensemble de ces petits films, c’est que, à la différence des grandes œuvres d’avant-guerre dont le Maghreb était le cadre, et dont les indigènes étaient absents, ici ce

sont les colons qui sont absents. Sans doute, le soldat en permission ou au repos est-il porté à jouer au touriste, et ce sont les quartiers indigènes qu’on filme. Dans l’un des rares films où des Français d’Algérie s’expriment, c’est pour se plaindre du chahut que les sol-dats font dans un café : « Si vous pou-viez faire moins de bruit, nous aime-rions être tranquilles chez nous. » Chez nous. L’interpellation dit bien quel est le vœu du cafetier : que ces soldats cassent du « fellouze », mais qu’ensuite ils s’en aillent, l’Algérie française, c’est nous. Même animosité contre ce mili-taire en promenade avec sa femme et son gamin qui se met à jouer au ballon avec des enfants arabes. Globalement, on ne parle pas de poli-tique. Lorsqu’un appelé demande qu’un commissaire politique explique aux en-gagés et appelés quel est le sens de leur mission, un tollé rejette sa proposition. Cherchant le regard de l’Autre dans les douars et les campagnes, les soldats ne ressentent pas une hostilité systéma-tique, même si celui avec lequel ils boivent le thé est sans doute un « fella-gha ». C’est au contraire la peur qui s’ex-prime quand une patrouille débarque à l’improviste, et le regard de l’inter-viewé, face à l’historien, fuit et se ferme si le non-dit, le non-montré, ce sont ces sévices qu’à Paris on a dénoncés. Quand il évoque son retour, « alors qu’on avait gagné », les yeux d’un des témoins disent la colère : on nous a trompés. Mais la gorge se serre quand il de-mande : « Que deviendront nos har-kis ? » Jamais il n’a parlé des colons. P

Images extraites des films contenus dans ce livre-DVD, tournés par des militaires français durant la guerre d’Algérie.

À LIRE, À VOIRLettres filmées d’Algérie. Des soldats à la caméra (1955-1962), JEAN-PIERRE BERTIN-MAGHIT, Nouveau Monde Éd., 350 p. + DVD, 36 €.EX

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L’historien Marc Ferro a été l’un des premiers à prendre en compte le support filmique. Il a dernièrement publié Mes histoires parallèles, un livre d’entretiens avec Isabelle Veyrat-Masson (Carnets Nord, 2011).

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Spécialrentrée

L’esprit du temps Renouveau

Traductrice de l’anglais et de l’allemand et auteur de fresques historiques, Theresa Révay a remporté le prix du roman historique Historia 2014 pour L’Autre Rive du Bosphore (Belfond).

ROMANS HISTORIQUES

DES FRESQUES DÉCRASSÉES

I l est permis de violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux en-fants. » La formule d’Alexandre Dumas est lapidaire. Ce maître du

roman historique se flattait de diver-tir les érudits tout en instruisant les ignorants. Et c’est bien ce qu’attendent les amateurs d’un genre littéraire aussi prisé à l’étranger que décrié en France ces dernières décennies, qui retrouve néanmoins des couleurs aujourd’hui.Les enfants de cette rentrée littéraire sont beaux. Ils ont du coffre, une santé tonique, n’en déplaise à Charles Dantzig, qui a déclaré qu’il était « im-possible d’écrire un bon roman histo-rique, ou alors il n’est pas historique ». Cette défiance est partagée par ceux qui redoutent un excès de détails fas-tidieux et des dia logues à la syntaxe surannée, tentative malaisée de cer-tains romanciers pour donner un ver-nis de crédibilité à leurs personnages. Beaucoup se méfient à tort de l’al-liance entre les deux frères prétendus ennemis, l’Histoire et la Fiction, qui incarneraient l’un la vérité et l’autre l’illusion romanesque. Amélie de Bourbon Parme maîtrise tous les ressorts nécessaires au roman historique réussi. Dans Le Secret de

l’empereur, elle s’approprie Charles Quint au moment de son abdication pour le faire sien. Par la grâce d’une plume subtile, l’auteur donne chair à celui qui règne encore sur le Saint Em-pire romain germanique. À l’automne 1555, le souverain n’est plus qu’un corps perclus de douleurs, prêt à abandonner sans regret gloire, cou-ronnes et vanités terrestres pour un obscur monastère d’Estrémadure. Bien que la solitude ne l’effraie pas, l’homme ne se dépouille pas de l’es-sentiel : « Il tenait aux tourments de son âme et n’avait pas l’intention de mourir en philosophe, délivré de ses désirs et de ses illusions. » Ses courti-sans apeurés tentent de le dissuader de renoncer au monde, mais les at-traits du pouvoir le laissent froid. Il tolère encore quelques contrariétés, dont l’intrusion d’un ambassadeur venu de France, pays qu’il a tant aimé détester : « Ne faut-il pas beaucoup d’estime réciproque pour parvenir à rester ennemis avec autant de persé-vérance ? » Seul le soucie encore sa fas-cination pour l’horlogerie, et notam-ment une «  horloge monstrance  » dont la mystérieuse provenance l’ob-sède. Une dernière énigme à résoudre,

sur laquelle plane l’ombre d’un maître horloger de Cordoue, mais aussi la mémoire du sulfureux moine Martin Luther et la menace d’une malédic-tion. Amélie de Bourbon Parme tisse une atmosphère envoûtante en cise-lant tel un orfèvre les personnages historiques. Sa sensibilité fait mer-veille. Son imaginaire de romancière donne à l’histoire une véritable réso-nance. Et le crépuscule de Charles Quint devient le nôtre.

Sur le fil de la guillotine On trouve moins d’introspection chez Antoine de Meaux dans Le Fleuve guil-lotine. Il faut avouer que l’époque ne s’y prête guère. La France se débat en pleine Terreur. Le sang coule à flots. Le 10 août 1792, les Suisses sont massacrés aux Tuileries. Désormais, Louis XVI et le monde d’antan sont nus. Louis, ci-devant marquis du Torbeil, et son fringant beau-frère Jean de Pierrebelle n’ont d’autre choix que la fuite. Il faut se méfier de cha-cun. La délation dans ce pays est un mal ancien. À Lyon, la ville se rebiffe « au nom de l’humanité ». On peut vouloir défendre la République en refusant l’anarchie. Tandis qu’un

Le genre vend depuis toujours, mais est souvent cantonné à des maisons spécialisées : le roman historique ne serait qu’académisme vieillot. En cette rentrée pourtant, ce registre fait l’objet de tentatives très libres, prouvant que l’encaustique et la naphtaline ne sont pas une fatalité. Par Theresa Révay

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pas une forme d’authenticité. Les amours passionnées de Marie et de Louis sonnent juste. Le couple se sé-pare pour raison d’État. Promise à un prince romain, Marie « ne sera pas la putain du roi ». Leur liaison interroge toujours : « Nous n’ouvrirons pas une seule des 383 lettres qu’ils se sont écrites en six mois et dont pas une ne subsiste. » L’émotion affleure. On s’en étonnerait presque, tant le style de ce roman insolent est abrasif. Depuis le xixe siècle, son siècle d’or, le roman historique a souffert de piètres scribouillards et d’une malheureuse confusion avec «  l’histoire roman-cée », forme abâtardie d’un genre lit-téraire capable de fournir des chefs-d’œuvre. Ses auteurs sont souvent toisés par leurs confrères puristes. Le vent tourne. On évoque un retour en grâce du roman historique, celui qui ne renie ni souffle romanesque ni exactitude factuelle. Ses lecteurs, eux, lui sont toujours demeurés fidèles. Des maisons d’édition prestigieuses lui ouvrent de nouveau leurs portes. C’est une belle revanche pour des écri-vains à part entière qui, s’ils ne troussent pas l’histoire à la Dumas, l’aiment assurément. P

que sa plume maîtrisée brosse avec vi-gueur. On croit à leur destin tragique, moins au secret de leurs âmes.Cette subtilité psychologique n’a pas échappé à Jean-François Kervéan dans Animarex. Voici un auteur qui se moque avec brio des codes classiques du roman historique et de son côté « pédagogue ». À lui toute l’ironie du Grand Siècle. La narratrice n’est autre que l’âme du jeune Louis XIV, qui a choisi un nègre parisien, un écrivain bien d’aujourd’hui, afin d’illustrer la passion du roi adolescent pour Marie Mancini, « la noiraude aux yeux gou-pil », l’une des nièces peu farouches du cardinal Mazarin. L’auteur s’inscrit dans la tradition irrévérencieuse des écrivains que l’histoire n’impres-sionne guère : « Je trouve le profil dé-traqué du prince de Condé au milieu du xviie assez semblable à la toute-puissance enflée du couple Strauss-Kahn ou du ministre Cahuzac au dé-but du xxie. » Et pourtant l’auteur réussit le tour de force de dépeindre l’époque et les personnages de ma-nière crédible. Il esquisse, avec de bril-lants coups de griffe, les prémices de l’un des siècles les plus enlevés de l’his-toire de France. L’humour ne s’interdit

oratorien défroqué, cousin des Pierre-belle, traque nobles et prêtres réfrac-taires, la guillotine, ce « rasoir natio-nal », exige une main experte pour trancher les têtes. Or les hommes compétents font défaut. Même les bourreaux sont fatigués. L’auteur prend un malin plaisir aux descrip-tions des massacres qui rythment un récit d’aventures sans temps mort où résonne le glas d’une nation livrée au chaos. Les scènes épiques sont réus-sies, la violence et le cynisme de la Ré-volution parfaitement restitués. Seuls les personnages manquent de chair. On retrouve là un problème récurrent du roman historique lorsque l’action, puissante et authentique, l’emporte sur la psychologie. Flaubert, l’artiste de la reconstitution historique, en avait fait le reproche à Hugo au sujet de certains personnages qu’il jugeait faibles : « Pas une fois on ne les voit souffrir dans le fond de leur âme », regrettait-il dans sa correspondance. Les héros d’Antoine de Meaux tra-versent le feu. Dans une autre vie, ils étaient amoureux et insouciants, ou encore prêtres, nobles et fidèles au roi. L’auteur n’accorde nul répit à ces êtres ballottés dans un décor rouge sang

À LIRE

Le Secret de l’empereur, AMÉLIE DE BOURBON PARME, éd. Gallimard, 320 p., 20 €.

Le Fleuve guillotine, ANTOINE DE MEAUX, éd. Phébus, 450 p., 23 €.

Animarex, JEAN-FRANÇOIS KERVÉAN, éd. Robert Laffont, 288 p., 19 €.

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Spécialrentrée

16 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

L’esprit du temps L’esprit du temps Réédition

F allait-il republier ça ? » Le livre que l’historien Pascal Ory dé-signe, de manière inhabituel-lement méprisante pour un

préfacier, comme « ça » est un en-semble de textes du sulfureux jour-naliste, polémiste et écrivain Lucien Rebatet, dont le navire amiral s’inti-tule Les Décombres. Il est vrai que ce best-seller de l’Occupation, aussi pas-sionnant qu’immonde, mérite d’être ainsi traité. Le recueil porte bien son titre de Dossier Rebatet car il est vrai-ment conçu comme tel : un ensemble comprenant l’essentiel des pièces per-mettant de se faire une idée complète du cas Rebatet et de juger, ce qui ne revient pas nécessairement à le juger. Juger pour se faire une opinion sur une question qui dépasse sa seule personne. D’où le grand intérêt de ce livre pour tous ceux à qui l’histoire et la littérature servent aussi de bous-soles du temps présent.C’était en 1942. Gaston Gallimard et Bernard Grasset ayant habilement re-fusé le paquet empoisonné, Robert Denoël sauta dessus, d’autant que le contenu correspondait à l’esprit de la maison, alors éditrice des pamphlets

de Céline ; il lui trouva son titre défi-nitif et supprima un passage sur l’Al-sace et la Lorraine terres françaises. « Chronique du long glissement, des écroulements successifs qui ont accu-mulé ces énormes tas de décombres », Mémoires conçus comme une confes-sion, ce livre fit événement. On se l’ar-racha. N’eût été la pénurie de papier et le contingentement, la vente aurait excédé les 65 000 exemplaires. Ce qui déjà, pour l’époque, était remarquable s’agissant d’une brique de 669 pages vendue dans la seule zone occupée. De quoi faire le bonheur des trafi-quants du marché noir jusqu’à la fin de la guerre puis, jusqu’à nos jours, ce-lui des bouquinistes des quais de la Seine à Paris.

Condamné puis graciéFils d’un notaire de Moras-en-Val-loire, Lucien Rebatet était à son meil-leur dans les portraits. Le trait féroce, ajusté, et d’autant plus implacable que le polémiste était doté d’une mémoire phénoménale. Des exécutions en sé-rie. La charge toujours violente, per-fide aussi en ce qu’un détail, souvent drôle et juste, suffit à crédibiliser le

reste. Maurras, le maître honni pour s’être couché le soir des émeutes anti-parlementaires du 6 février 1934, ne s’en releva pas. Mais que ce soit dans la taille des figures au burin ou dans la description des situations aussi apocalyptiques que l’exode, on re-trouve un même talent dans la puis-sance d’évocation, une même vio-lence, une même menace, un même mode ordurier et, encore et toujours, le leitmotiv de sa haine des Juifs comme responsables de tous les maux de la France. Jusqu’au bout ! En jan-vier 1944 encore : « Plus que jamais nous sommes du côté de l’Allemagne […]. L’Allemagne est la seule nation d’Europe qui dans cette guerre ait compris son devoir. » Écrire en 1944 des articles, dans l’organe des Waffen SS français entre autres, en les ache-vant systématiquement d’un « Mort aux Juifs ! » qui vaut signature, et dé-gager toute responsabilité sur la por-tée de ses écrits, comment appeler cela ? Dans l’excipit des Décombres, eu égard à sa solitude, Lucien Rebatet ad-mettait faire figure d’« énergumène ». Ce qui était bien trop faible. Il y manque la dimension criminelle.En 1976, quatre ans après la mort de l’écrivain, l’éditeur Jean-Jacques Pau-vert republia Les Décombres en deux volumes sous le titre Les Mémoires d’un fasciste. Mais il tronqua le texte, suivant en cela la volonté de la veuve de l’écrivain : il expurgea les passages trop insultants pour François Mau-riac et supprima carrément les 127 pages de la dernière partie, où l’auteur se révélait plus idéologue que mémorialiste. Mais c’est bien l’édi-tion originale des Décombres qui re-paraît dans son intégralité au sein du Dossier Rebatet.Il est mort dans son lit, recru de jours, contrairement à son ami Ro-bert Brasillach, à Georges Suarez et à Paul Chack. S’il était resté en France à la Libération, l’épuration sauvage en aurait fait un gibier de potence au coin d’un bois ; et s’il avait échappé à

L’auteur des Décombres, best-seller sous l’Occupation, fut l’un des plus ardents zélateurs français du nazisme, aussi talentueux qu’abject. Un recueil permet aujourd’hui de juger sur pièces. Par Pierre Assouline

REBATET EXHUMÉ DES DÉCOMBRES

À LIRELe Dossier Rebatet, édition de Bénédicte Vergez-Chaignon, éd. Robert Laffont, « Bouquins », 1 152 p., 30 €.

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Lucien Rebatet, le 4 octobre 1942. Condamné à mort en 1946 pour faits de collaboration, il fut gracié en 1952.

ses justiciers improvisés, l’épuration légale l’aurait envoyé au poteau. Au-cun doute à ce sujet. Sa lâcheté a payé : s’étant enfui en Allemagne, il a mis le temps entre lui et la sentence. À son retour, la fureur libératrice s’était calmée, l’heure était à la recons-truction. On fit valoir que les indus-triels du BTP qui s’étaient enrichis en faisant construire le mur de l’Atlan-tique s’en étaient sortis avec des amendes tandis que les journalistes et les écrivains qui avaient appelé de leurs vœux l’édification du même mur pour déjouer un débarquement allié avaient été condamnés. Les avocats, de même que des témoins, insistèrent également sur l’absence de vénalité de l’accusé. Il n’en avait pas profité pour s’enrichir. N’empêche  : il fut condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi. Une pétition circula pour demander sa grâce. Que du beau monde  : Camus, Claudel, Mauriac, Anouilh, Aymé, Bernanos, Gide, Jean-son… Ceux que Rebatet avait le plus atrocement insultés en un temps où ils ne pouvaient même pas lui ré-pondre mirent un point d’honneur à signer. Et c’est un chef de l’État socia-liste, le premier président de la IVe Ré-publique, Vincent Auriol, qui signa sa grâce. L’ingrat n’en conçut pas moins de l’aigreur et de l’amertume, esti-mant avoir été lâché par ceux qui ne s’étaient pas mobilisés en sa faveur. La peine de mort fut commuée en tra-vaux forcés à perpétuité, cette der-nière étant finalement assez réduite avec le vote de la loi d’amnistie géné-rale qui le remit en liberté en 1952. Lucien Rebatet put alors mettre à pro-fit l’indulgence républicaine pour pu-blier son grand roman, Les Deux Éten-dards, qui se voulait «  une longue histoire sur l’amour et sur Dieu », re-prendre sa collaboration à Rivarol, se lancer dans Une histoire de la musique, et ne rien regretter de ses écrits. Son seul tort, à le lire, fut d’avoir trahi la littérature pour la politique. S’il n’avait pas eu si haut et si fort « la fibre

française », il aurait écrit son grand roman au lieu de ce pamphlet. Ce n’est pas de lui qu’il faut attendre une quelconque réflexion sur la responsa-bilité de l’intellectuel, de l’écrivain, du journaliste. Il n’y va que contraint et forcé soit par un interviewer, soit par un juge. Pas la moindre ombre sur sa conscience. C’est lui qui le dit, et on peut le croire.

« Abominable chef-d’œuvre »Pour ses articles de Je suis partout comme pour ses Décombres, Lucien Rebatet méritait déjà douze balles. Rouillées et tirées dans le dos. Car la trahison louée, proclamée, revendi-quée fut chez lui augmentée de dé-nonciations de résistants et d’appels au meurtre de Juifs, à la chasse à l’homme et au pogrom, signés d’un homme qui se trouvait alors du côté du manche, encore plus nazi que ceux qui occupaient son pays. Si on n’a pas la dignité de se sentir responsable après « ça » ! Il est vrai que, en s’asso-ciant aux pétitionnaires de sa de-mande en grâce, un Thierry Maulnier jugea que ce n’étaient là que des « er-reurs » et qu’après tout il n’avait com-mis « que des crimes de plume ». Ce qui est mettre bien bas la plume, ce qui en sort et l’honneur de la tenir.En 2015, la capacité de nuisance d’un Rebatet est faible, pour ne pas dire nulle. On n’imagine pas un jeune ex-trémiste d’aujourd’hui alimenter son antiparlementarisme, son anticatho-licisme, son négationnisme ni même son antisémitisme à cette auge. Même si la logique à l’œuvre est la même, les enjeux ne le sont plus. Ses références sont trop datées. Elles sont d’un homme né au tout début du xxe siècle, âgé de 37 ans en 1940, lorsqu’il se lança dans la rédaction de son monstre. Aujourd’hui, le jeune candidat à la haine ira voir plutôt du côté d’Alain Soral, un ersatz sans le talent, l’intelligence, la culture de l’original, qui n’a au fond de commun avec Rebatet que le complot comme

explication du monde et la haine comme moyen d’expression.Tout est à lire dans ce pavé car le tout constitue un précipité unique d’un certain esprit français de l’époque : Les Décombres bien sûr, « cet abomi-nable chef-d’œuvre », comme disait Galtier-Boissière, mais aussi sa suite sous la forme de L’Inédit de Clairvaux, les interrogatoires par le juge d’ins-truction, les comptes rendus d’au-dience du procès, le verbatim de la « Radioscopie » avec Jacques Chancel. Sans oublier l’impeccable travail d’édi-tion, de contextualisation et d’anno-tation de l’historienne Bénédicte Vergez- Chaignon, récente biographe remarquée du maréchal Pétain, et ses textes de présentation, remarquables. Alors, fallait-il republier «  ça  » ? Comme ça, sans aucun doute. P

En 1944, il achève systémati-quement ses articles d’un « Mort aux Juifs ! » qui vaut signature.

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L’esprit du temps Univers

DOUGLAS COUPLAND

MUTANTS DE GÉNÉRATION EN GÉNÉRATION

D epuis le succès mondial de Génération  X en 1991, l’écrivain canadien renvoie à ses lecteurs, souvent

sous forme de collages, le portrait acerbe d’un Occident hyperconsumé-riste, hyperconnecté, blasé et débous-solé – celui des nerds ou des hipsters. Retour sur sa manière, alors que paraît son nouveau livre, une farce sur la téléréalité.Génération X. Qui dit Douglas Coupland pense aussitôt à Généra-tion X, roman culte de 1991 qui l’a fait connaître dans le monde entier  (1). Sous-titré Tales for an Accelerated Culture, ce récit satirique était au dé-part une commande d’un éditeur ca-nadien qui voulait un essai sur les en-fants de l’après-babyboom. À la place, Douglas Coupland écrivit une fiction sur la vie de Dag, Claire et Andy, tren-tenaires nés dans les années 1960 et arrivés à l’âge adulte dans les années 1980-1990, trop tard pour profiter comme leurs parents de l’euphorie des Trente Glorieuses. Confrontés à la crise et aux petits boulots mal payés (les « macjobs », terme inventé par l’auteur et entré dans le langage

courant), ils se résignent à vivre moins confortablement que leurs prédécesseurs et prennent leur sort avec une ironie désabusée, loin des contestations utopiques de la généra-tion 68. L’expression « génération X », empruntée à la sociologie, est deve-nue grâce au livre une sorte de label journalistique, et l’écrivain canadien son porte-parole involontaire. Critique sociale. On regarde sou-vent Douglas Coupland, non sans rai-son, comme un commentateur social ou un chroniqueur culturel plus que comme un auteur de fictions propre-ment dit. La plupart de ses livres sont des satires de la société contempo-raine et des mises en scène du mode de vie, des valeurs et des comporte-ments de la jeunesse occidentale de-puis les années 1980. Éclatement du modèle familial, avènement des pa-rents copains, inversion du rapport parents-enfants (Toutes les familles sont psychotiques) ; hyperconsomma-tion, course au gadget, appropriation des marques (jPod) ; religions de sub-stitution, mysticisme, nouvelles croyances (Eleanor Rigby) ; indivi-dualisme, exacerbation des ego,

forfanteries en tous genres… Tout se passe comme si le romancier voulait donner aux lecteurs du futur un té-moignage sur la mentalité de l’Occi-dental fin de siècle, dans ses décors fétiches que sont Palm Springs ou la Silicon Valley.Écriture. Dès ses débuts, Douglas Coupland a pris le parti de renoncer à la narration « classique » pour pri-vilégier des formes éclatées, inspirées du cinéma ou des nouvelles techno-logies. Dans Génération X, l’histoire est flanquée d’une colonne se condaire où surgissent des slogans et des images, à la façon d’un roman bis. The Gum Thief (2007, non traduit en fran-çais) rassemble un journal intime, toutes sortes de notes, des lettres, et un roman dans le roman, écrit par l’un des personnages et inspiré de Qui a peur de Virginia Woolf ?, la pièce d’Edward Albee. La Pire. Personne. Au Monde inclut des vignettes informa-tives sur divers éléments du récit, fa-çon résumé Wikipédia. Mais c’est sans doute dans jPod que l’écrivain a poussé le principe au maximum, en intégrant dans son récit des faux do-cuments (annonces eBay, emballages de biscuits, code-barres…), des typo-graphies changeantes et même, sur vingt pages, les 100 000 premières décimales de Pi. Un foutoir textuel qui, à sa façon, reflète le zapping d’informations auquel est soumis l’homme connecté des années 2000. Arts visuels. Parallèlement à son travail d’écrivain, Douglas Coupland mène depuis la fin des années 1990 une brillante carrière d’artiste et de designer. Une sorte de retour à ses premières amours : après des études avortées de physique à l’université McGill à Montréal, il a étudié la sculp-ture, le design et l’art à Vancouver, à Sapporo et à Milan. On retrouve dans son travail d’artiste les mêmes thèmes que dans ses romans (consommation, icônes pop, frontière mouvante entre culture de masse et culture savante), ainsi que la même inventivité

Depuis son roman culte Génération X, consacré aux trentenaires hagards des années 1980-1990, le Cana-dien chronique l’évolution d’une certaine jeunesse occidentale, hyperconnectée et hors-sol, ludique et anxieuse. Par Bernard Quiriny

(1) Disponible en 10/18, comme la plupart des livres de Douglas Coupland traduits en français.

À LIRELa Pire. Personne. Au monde, DOUGLAS COUPLAND, traduit de l’anglais (Canada) par Walter Gripp, éd. Au diable Vauvert, 360 p., 20 €.

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technique : détournement d’objets du quotidien, esthétique pixellisée venue de l’informatique (Digital Orca, son orque géante installée depuis 2009 près du Centre des conventions de Vancouver), sculptures en briquettes Lego… Certaines de ses œuvres pro-cèdent aussi d’expériences intimes, à l’image de Canada Pictures, photos qui, en recyclant des marques et des objets répandus au Canada (bouteilles de bière, marchandises Kraft, etc.), tournent en dérision les mythes na-tionaux et font signe vers sa jeunesse disparue, ou de ses sculptures de sol-dats de plomb agrandis à taille hu-maine, souvenir de son enfance dans une base militaire en Allemagne. Au-jourd’hui connue dans le monde en-tier, son œuvre a fait l’objet en 2014 d’une rétrospective à la Vancouver Artgallery, « Everywhere is anywhere is anything is everything ». Nerds. Employés de Microsoft (Microserfs), concepteurs de jeux vi-déo (jPod), les héros de Douglas Cou-pland sont souvent des geeks immer-gés dans la culture digitale. Rien d’étonnant de la part de l’auteur, techno-addict, contributeur occasion-nel de Wired et grand utilisateur de données numériques, par exemple dans ses « ikebanas électriques » – des projections graphiques de bouquets conçus pour la firme Alcatel-Lucent, créées, selon la tradition japonaise de la composition florale, à partir des données du trafic Internet d’une jour-née ordinaire. Outre l’omniprésence dans ses livres de nerds, dont il ca-ricature à merveille les codes so-ciaux, la culture télévisuelle (« Le premier qui trouve ga-gnera ma figurine Homer Simpson ») et l’humour trash, l’emprise de la technologie se re-trouve chez lui dans l’usage récurrent des acronymes, for-mats (jpeg et autres gif), matériels ou

logiciels de l’environnement informa-tique, intégrés naturellement dans les conversations ou détournés comme vecteurs d’expression, à l’exemple des pages de blog dans jPod. Logos. L’œuvre de Douglas Cou-pland est traversée de slogans et de baselines. Dans Génération X, ils gar-daient quelque chose de l’héritage contestataire et du situationnisme : « Je ne suis pas une cible marketing », « Moins est une possibilité », « Arrê-tez l’histoire », « Quitte ton boulot », « Acheter n’est pas créer », etc. Par la suite, l’écrivain délestera les slogans de leur portée politique pour les pousser vers le mantra existentiel (les lignes de Cheryl Anway dans Hey

Nostradamus ! – « God is nowhere God is now here God is nowhere God is now here God is nowhere »…) ou vers la cé-lébration du consumérisme. Comme si le monde se réduisait aujourd’hui à un ensemble d’injonctions marke-ting, idée que l’artiste matérialise dans des œuvres comme Chosifier les mots ou Corporate Safety Blankets, série industrialisée de couvertures polaires constellées de logos, censées dénoncer la façon qu’a l’homme mo-derne de se réfugier dans la consom-mation tel un enfant dans sa couette. Les néologismes de Douglas Cou-pland, de « microserfs » à « macjobs », sont eux-mêmes devenus des slogans, réutilisés par Naomi Klein dans son essai No Logo. Humour. Tout en cultivant une image froide de gourou philosophe (image qu’il entretient à plaisir lors des interviews), Douglas Coupland est aussi un auteur drôle. Déjà très pré-sente dans son avant-dernier roman, Génération A, cette dimension est poussée très loin dans son nouvel opus, La Pire. Personne. Au Monde, co-médie bouffonne où il enchaîne les vannes et les provocations sordides avec un débit de mitraillette. Le livre raconte les aventures de Ray, caméra-man parti tourner une téléréalité de type « Survivor » sur les îles Kiribati. Fielleux, misogyne, raciste et obsédé sexuel, Ray insulte la terre entière tout au long du récit, en multipliant les défis contre le politiquement cor-rect. (Les blagues sur les lesbiennes et les Mexicains feront dresser les che-veux de plus d’un lecteur.) Évidem-ment, le scénario ne tient pas la route, et le récit tourne au grotesque au bout de trente pages. Mais, à tout prendre, on préfère peut-être ce livre ouverte-ment burlesque aux mixtes de fiction et d’essai qui ont rendu leur auteur cé-lèbre. Et si Coupland, paradoxale-ment, méritait plus d’être connu pour son génie tardif de comique acide que pour sa posture hiératique de dalaï-lama de la génération X ? P

Également plasticien, Douglas Coupland n’hésite pas à bousculer la typographie pour rendre compte de nos existences multimédias. Son dernier roman a pour cadre une émission de téléréalité de type « Survivor ».

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L’esprit du temps Histoire

Journaliste spécialiste des relations internationales, Daniel Vernet a été correspondant du Monde en Allemagne, en URSS et en Grande-Bretagne, avant de prendre la direction de la rédaction du quotidien. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels Le Rêve sacrifié. Chroniques des guerres yougoslaves (avec Jean-Marc Gonin, éd. Odile Jacob, 1994) et L’Amérique messianique (avec Alain Frachon, éd. du Seuil, 2004).

S i, comme l’écrivait Jean- François Revel dans les an-nées 1990, « décrire le com-munisme dans sa réalité reste

un délit d’opinion », Thierry Wolton est un délinquant et même un récidi-viste. Journaliste, essayiste, il avait déjà consacré la majeure partie de ses recherches au système soviétique et à son influence extérieure, notamment en France. Avec son collègue et ami Christian Jelen, décédé en 1998, il avait aussi rendu hommage aux dissi-dents, ceux qui, ayant le courage de « penser autrement », étaient pour-chassés par la police du parti-État mais qui apportèrent une contribu-tion essentielle à la chute de l’URSS.Thierry Wolton recommence, cette fois avec une somme de plus de trois mille pages – les deux premiers tomes, qui traitent des « bourreaux » et des « victimes », paraissent en octobre, le troisième, sur les « complices », sor-tira en novembre. Cette somme se veut une histoire globale du commu-nisme dans le monde, depuis la fin de l’empire tsariste jusqu’aux lende-mains de la disparition de l’URSS. Ce découpage a sa logique, même s’il ne va pas sans quelques redites.Il faut d’abord saluer un travail inédit, qui embrasse plus d’un siècle de luttes pour le pouvoir, de mouvements de

masse, d’intrigues internationales, d’espoirs démesurés dans un monde meilleur et de crimes monstrueux commis au nom d’une humanité su-périeure, souvent pour le plus grand profit de médiocres satrapes, un phé-nomène politique et idéologique qui n’a épargné aucun continent, un monde communiste sur lequel, à l’ins-tar de l’empire de Charles Quint, le so-leil ne se couchait jamais. L’auteur puise ses informations aux meilleures sources, archives soviétiques (briève-ment) entrouvertes et littérature se-condaire, abondamment citée. Car le communisme, sous tous ses aspects, intellectuels et policiers, institution-nels et économiques, subversifs et re-ligieux, a donné lieu à des études nom-breuses et variées. Les intellectuels les plus perspicaces n’ont pas attendu que le système s’effondre, au moins dans son cœur d’origine, pour dénoncer les mensonges de la propagande et ana-lyser les véritables ressorts de cette so-ciété totalitaire. Pour la France, on pense en particulier à Boris Souvarine (1895-1984). Son nom, ici, les repré-sente tous. Toutefois ces études étaient historiquement datées, par-tielles ou sectorielles. L’auteur, ici, en propose une immense synthèse. Il n’apporte pas de révélations. D’ail-leurs, il n’y prétend pas. Il rassemble

ce qui est connu –  comment, par exemple, ignorer le nombre des vic-times, au moins depuis Le Livre noir du communisme ? –, mais le regroupe-ment apporte en lui-même un supplé-ment de connaissance, par comparai-son, contraste ou similitude. Ainsi du rôle de la famine dans l’URSS stali-nienne et dans la Chine maoïste comme arme de la lutte des classes, contre le paysan riche, puis contre le simple paysan, jusqu’à éradiquer l’agri-culture en tant que savoir-faire.

Rôle discutable du marxismeThierry Wolton accorde naturellement une grande place à la prise du pouvoir par Lénine et les bolcheviks en Russie, en tant que matrice du système com-muniste qui s’étendra ensuite du « so-cialisme dans un seul pays » à la Chine, à l’Europe orientale, au Vietnam, à Cuba, au Cambodge, etc. Il procède à quelques rappels toujours utiles. Que la révolution d’octobre 1917 n’a été en fait qu’un coup d’État dans lequel les masses populaires n’ont pratiquement joué aucun rôle. Que les camps de tra-vail – les goulags – ne sont pas une in-vention de Staline mais qu’ils ont été créés du temps de Lénine. À ce propos, Thierry Wolton cite l’ancien dirigeant communiste polonais Wladyslaw Go-mulka, qui justifie une comparaison

Thierry Wolton publie une monumentale Histoire mondiale du commu-nisme, de la révolution de 1917 à l’effondrement de l’URSS. La masse d’informations rassemblées ouvre un vaste panorama comparatif, non sans raccourcis parfois dans les analyses de l’auteur. Par Daniel Vernet

URSS, CHINE, CUBA... UNE HISTOIRE DU BLOC COMMUNISTE

LA TOILE ROUGE

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entre les camps communistes et les camps nazis : « Hitler a fait des camps de travail. Vous trouvez que c’est une idée fasciste. Hitler y a mis une idée fasciste et nous, nous pouvons y mettre une idée populaire. » Il rappelle encore que l’ère des procès montés de toutes pièces a commencé dès 1922, en l’occurrence contre les so-cialistes-révolutionnaires, qui avaient aidé Lénine à s’emparer du pouvoir mais contestaient sa manière de l’exer-cer. Il s’arrête sur les grands procès des années 1930, avec leur funeste rituel, les aveux et la repentance des accusés, suivis de leur condamnation immé-diate au camp ou au peloton d’exécu-tion, avec le chantage physique et mo-ral sur leurs proches. Il raconte le cas, parmi tant d’autres, de Gueorgui Pia-takov, dirigeant de la jeunesse bolche-vique, qui n’échappera pas à la mort bien qu’il ait proposé, pour prouver sa bonne foi stalinienne, de tuer de ses propres mains sa femme, soupçonnée de « trotskisme ». Thierry Wolton se penche sur les ori-gines de ce principe qui, au-delà de la pratique judiciaire, est à la racine du système. Sa réponse, il la trouve dans l’idéologie marxiste. Les deux mots ont leur importance. D’une part, Marx ne saurait être exonéré des crimes dont ses épigones se sont

rendus coupables. D’autre part, l’idéo-logie, comme telle, est le moteur du système. Sur ces deux points, l’inter-prétation de l’histoire du commu-nisme opérée par l’auteur est contes-table. Certes il ne s’agit pas de faire comme si les régimes d’inspiration so-viétique n’avaient rien à voir avec le marxisme. La volonté de dédouaner la doctrine de Marx de toute consé-quence politique est encore une ma-nière de chercher des circonstances at-ténuantes à un pouvoir totalitaire qui a duré plus longtemps et qui a frappé plus d’êtres humains que tous les autres. En même temps, il est un peu simpliste de réduire la pensée de Marx à la dictature du prolétariat et à la col-lectivisation des moyens de produc-tion. Thierry Wolton succombe à cette tentation tout en reconnaissant par exemple qu’en février 1917, pour sou-tenir ses ambitions de pouvoir, Lénine « bricole à la va-vite une collection de citations de Marx et d’Engels ». Ou en-core : « Ce n’est pas l’intangibilité de Marx qu’il [Lénine] défendait mais son monopole à pouvoir adapter Marx selon ses propres besoins.  » «  Ses propres besoins » étaient la conquête et la préservation du pouvoir dans un pays où les rapports sociaux ne correspondaient pas aux critères énoncés par Marx pour la révolution

prolétarienne. Il fallait « inverser la lo-gique marxiste », selon l’expression de l’historien américain Martin Malia (1924-2004), un des meilleurs spécia-listes de l’URSS, et admettre que la ré-volution ne pouvait pas advenir dans les pays capitalistes les plus avancés mais « dans les zones marginales de l’économie mondiale ». L’auteur en tire la conclusion un peu rapide que « ce n’est pas la Russie qui a fait du com-munisme ce qu’il est devenu, mais c’est elle qui était préparée à l’accueil-lir tel qu’il était ». La recherche d’un rapport « dialectique » – en référence à Hegel plus qu’à Marx pour éviter toute suspicion ! – entre communisme et Russie serait sans doute plus pro-metteuse. Edgar Morin, cité aussi par Thierry Wolton, l’a résumé ainsi  : « L’universalisme révolutionnaire s’est russifié et le modèle du parti-État, éla-boré […] dans un pays de culture russe, s’est universalisé. »L’autre reproche que l’on peut faire à l’interprétation proposée par l’auteur concerne l’importance accordée à l’idéologie dans le fonctionnement du système communiste. Thierry Wolton la conçoit comme le moteur du ré-gime, un but à atteindre, une pro-messe à laquelle la réalité doit se plier, quand elle semble être plutôt un instrument de pouvoir, un gaz

Lénine, passant en revue les troupes russes, sur la place Rouge de Moscou, le 25 mai 1919.

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Wolton rappelle que les goulags et les procès montés de toutes pièces, souvent associés au seul Staline, ont été institués par Lénine.

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L’esprit du temps Histoire

>>> anesthésiant qui envahit tout pour empêcher l’existence d’une autre pensée. Là encore, il lui arrive de nuancer au fil des pages des affirma-tions trop abruptes qu’il a formulées plus tôt. « Le pouvoir conquis, écrit-il, l’idéologie communiste devient le pouvoir lui-même. Elle prend la forme de ce pouvoir à travers le parti qui in-vestit l’État, et ce pouvoir n’a pas d’autre contenu que lui-même. » C’est bien le pouvoir, et son appareil répres-sif, qui est ici au centre du système, plus que l’idéologie, qui est tout au plus un habillage auquel personne ne croit plus finalement, ni les diri-geants, qui la distillent, ni le peuple, qui la moque.L’idéologie, disait Jean-François Re-vel, « c’est ce qui pense à votre place ». Et quand on se met à penser par soi-même dans un système communiste, on devient un « dissident », quelqu’un qui pense autrement, qui brise le mo-nopole de la culture et de la pensée imposé par l’appareil du parti et sa police, qui crée des fissures dans l’édi-fice totalitaire. Dès l’origine du pou-voir soviétique, ces dissidents ont existé, même s’ils ne portaient pas encore ce nom. Ils ont été condam-nés, châtiés, humiliés, exilés, dépor-tés, poussés au suicide ou assassinés. D’autres ont pris la relève, en URSS, en Chine, au Vietnam, à Cuba, dans les démocraties dites par antiphrase

«  populaires  » dans l’Europe de la guerre froide. Ils étaient – ils sont – peut-être peu nombreux, mais leur influence se mesure à la répression dont ils sont l’objet. Et à la contribu-tion qu’ils ont apportée, dans la sphère soviétique, à la disparition du communisme.Ils y ont été aidés, volens nolens, par la diplomatie occidentale. Thierry Wolton contestera certainement cette affirmation, lui qui rejoint les néo conservateurs américains dans leur critique de la politique de la dé-tente. L’un des leurs, Richard Perle, lorsqu’il travaillait comme assistant du sénateur démocrate Henry « Scoop » Jackson, avait préparé en 1974 l’amendement dit Jackson- Vanik, qui faisait dépendre l’attribu-tion de garanties commerciales à l’URSS de l’autorisation pour les Juifs soviétiques d’émigrer. Vous allez dé-truire la politique de détente, lui avait reproché Henry Kissinger. Mais c’est ce que nous voulons, avait répondu Richard Perle. Malgré l’habileté de Kissinger, il s’agissait, selon les néocons, purement et simplement pour Moscou de faire avaliser ses conquêtes d’après la Seconde Guerre mondiale et d’assurer sa supériorité nucléaire sur l’Occident.

« Idiots utiles » en OccidentDans le premier tome d’Une histoire mondiale du communisme, Thierry Wol-ton est très sévère avec les accords d’Helsinki de 1975, « point d’orgue de la “détente” à la mode soviétique », écrit-il. Dans le deuxième tome, il est plus indulgent. « Les accords d’Hel-sinki n’annoncent pas le sauvetage du monde communiste par les pays capi-talistes, comme aime à le croire Mos-cou, mais ils amorcent la chute de son empire, qui interviendra une quin-zaine d’années plus tard. » Ce renver-sement n’est pas seulement l’effet d’une « ruse de l’histoire », comme il le croit dans un premier temps. C’est de manière délibérée, en sachant qu’ils

mettaient un ver dans le fruit, que les diplomates occidentaux, au premier rang desquels le représentant français, ont introduit dans les accords la « troi-sième corbeille », celle portant sur le respect des droits de l’homme. Les di-rigeants soviétiques s’en souciaient comme d’une guigne mais les dissi-dents s’en sont emparés pour réclamer leurs droits haut et fort. Dans le troisième tome, Thierry Wol-ton reviendra sur l’environnement international. Comme dans ses ou-vrages précédents, il montrera com-ment la diplomatie de l’État soviétique s’est mise au service du projet idéolo-gique du parti et comment les rela-tions du PC soviétique avec les partis frères ont été utilisées pour le plus grand profit de l’URSS. Moscou a mo-bilisé non seulement les communistes mais aussi les compagnons de route et les « idiots utiles », tous ces Occiden-taux qui pour des raisons idéo-logiques, sentimentales ou de simple vanité personnelle servaient les inté-rêts soviétiques, même s’ils ne s’en rendaient pas toujours compte. L’au-teur en a épinglé certains dans Le Grand Recrutement (1993), ce qui lui a valu des déboires avec les descendants et la justice, puis dans La France sous influence. Paris-Moscou : trente ans de relations secrètes (1997). Il expliquera aussi pourquoi un sys-tème qui avait des ramifications et des soutiens dans l’ensemble du monde, faisait régner une discipline de fer dans les régions qu’il contrôlait, s’em-ployait à éradiquer toute velléité de contestation, pourquoi cette « dé-mence politique au visage rationa-liste », comme il le dit pertinemment, a fini par s’effondrer, laissant derrière elle quelques résidus, certes impor-tants – 1,4 milliard d’êtres humains en Chine, où l’idéologie ne se cache même plus d’être la façade du pouvoir à l’état brut. Et pourquoi, par la chro-nologie comme par certains modes de pensée, nous vivons toujours dans « l’après-communisme ». P

Pékin, le 15 mars 2015. Les dirigeants du Parti communiste chinois et du gouvernement lors de la cérémonie de fin de la 3e session du XIIe Congrès national du peuple.

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/AFP

À LIRE_Une histoire mondiale du communisme, I Les Bourreaux, II Les Victimes THIERRY WOLTON, éd. Grasset, 1 136 p. et 39 € le vol.

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Spécialrentrée

L’esprit du temps Figures

E lle était « la boyarine Marina » Tsvetaeva, vouée au Camp des cygnes blancs de l’armée tsa-riste. Lui se voulut un « écri-

vain terriblement soviétique  » et choisit la position compliquée de « compagnon de route ». Elle dut se ré-soudre à l’exil, il refusa le Nobel pour l’éviter. La poétesse Marina Tsvetaeva (1892-1941) et le poète-romancier Boris Pasternak (1890-1960) sont au-jourd’hui l’objet de deux publications capitales en ces temps voués à l’éphé-mère. Pour Pasternak, une biographie savante de Michel Aucouturier, fondée sur des sources inédites et centrée sur l’évolution de son art – et qui, comme tout travail sur les artistes russes ayant créé sous Staline, finit par prendre des airs de roman d’espionnage. Pour Tsve-taeva, une œuvre complète colossale, chronologique et bilingue, en deux vo-lumes, « journal intime de son âme » féconde – 900 pages pour les Poèmes de Russie, 800 pour les Poèmes de ma-turité, tous brillamment traduits par Véronique Lossky. On peut y voir un signe politique : la nostalgie pour la révolution s’affadissant, nous pouvons regarder en face ses plus brillantes victimes… Mieux vaut y reconnaître l’effet du génie littéraire et la réalisa-tion d’une prophétie de Tsvetaeva

formulée dès 1912 : « Poèmes d’amour, de sang, de vie,/ Vers de passion, de joies, éclairs perdus,/ Oubliés aux re-coins de vieilles boutiques,/ Enfermés, poussiéreux, jamais lus,/ Tels de grands vins au fond de leurs barriques/ Sau-ront atteindre leur précieux prix. » Il est des métaux dont aucune oxydation ne saurait couvrir durablement l’éclat. Et parfois, ces métaux s’attirent – sur-tout quand ils présentent des charges opposées, comme Tsvetaeva et Paster-nak. Vies opposées – elle fut une tsariste irréductible quand il soutint le régime soviétique et ses victimes dans d’étonnants mouvements pendulaires. Arts opposés – il était, dixit la critique orthodoxe d’alors, un « réaliste naïf », et elle une idéaliste. Et pourtant ils se sont lus, reconnus et aimés passion-nément, quoique platoniquement.

Suicide en TatarieSe pencher sur le destin de Tsvetaeva et celui de Pasternak, c’est redécouvrir les rigueurs inhumaines de l’Union soviétique à l’égard des artistes. Trois possibilités s’offraient à eux : la servi-lité (impossible, tout critique littéraire soviétique compétent pouvant détec-ter des traces de déviance jusque dans l’œuvre d’un Maïakovski, consacré par Staline après son suicide) ; l’exil

BORIS PASTERNAK ET MARINA TSVETAEVA

L’ANGUILLE BRILLANTE ET LE CYGNE BLANC L’auteur du Docteur Jivago se voulait « terriblement soviétique », non sans sinuosités. La poète, tsariste ir réductible, le paya de sa vie. Les deux écrivains russes entretinrent une vive passion épistolaire. Par Alexis Brocas

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(intenable, tant ces poètes-là entrete-naient une relation organique avec leur pays) ; ou le suicide. Aristocrate, épouse volage mais fidèle d’un soldat blanc, Marina Tsvetaeva connaîtra les deux dernières – le départ pour Berlin, Prague, puis Paris, et le suicide par pen-daison. Auparavant, elle aura vu son enfant, Irina, mourir de faim pendant la guerre civile, puis son cygne blanc de mari, Sergueï Efron, qu’elle avait rejoint dans son exil, se mettre à ren-seigner le NKVD avant de retourner en URSS. En 1939, elle regagne à son tour une Russie où rien ne l’attend – sinon ce mari, qui sera fusillé deux ans plus tard, et la misère. Puis, en 1941, l’inva-sion allemande la force à un nouvel exil, en Tatarie, où elle met fin à ses jours. Il faut rendre hommage à la radicalité de Tsvetaeva, à sa lucidité, qui lui fit, dès 1934, rapprocher Staline et Hitler (« Brebis soumises et vous – moutons/Esclaves d’Hitler, avec Staline mar-chez ! »), et à ce courage qui l’apparente à un Mandelstam (un ancien amant). Mais s’en servir pour condamner Pas-ternak serait une erreur. Célébré, « dor-loté » par le régime soviétique, il n’évita pas les tourments. S’il ne fut pas per-sécuté pour ses origines juives, il subit, avant même « l’affaire Jivago », les re-proches des critiques, qui pointèrent le caractère « bourgeois », « platoni-cien » de sa poésie, tout en la célébrant parfois : « Son art est incontestable de même qu’est incontestable le fait que le contenu de son œuvre est dans une large mesure réactionnaire », écrit ainsi, en 1932, La Gazette littéraire. Pourtant, Pasternak défend la révo-lution, en laquelle il voit une

À LIRE

ÉDITIONS DES SYRTES

Marina Tsvetaeva

POÉSIE LYRIQUE (1912-1941)

ÉDITION BILINGUE

Traduit du russe, préfacé et annoté

par Véronique Lossky

Poésie lyrique, MARINA TSVETAEVA, traduit du russe par Véronique Lossky, éd. des Syrtes, 2 vol., 900 p. et 800 p., 20 € chacun.

Boris Pasternak, né en 1890, est l’un des plus grands poètes du XXe siècle. Son éveil à la poésie a coïncidé avec la Révolution de l’été 1917, qu’il a perçue comme « un dieu descendu du ciel sur la terre, le dieu de cet été » et célébrée dans Ma sœur la vie, le recueil qui ouvre son itinéraire de poète.

Sa fidélité au principe lyrique de la poésie l’a cependant amené à opposer une résistance obstinée à l’idéologie de plus en plus rigide et mortifère qui envahissait les idéaux proclamés par le communisme triomphant. L’objectivation de cette expérience lyrique et de sa résistance à l’idéologie dominante s’est réalisée dans le roman Le Docteur Jivago qu’il tenait pour l’œuvre de sa vie. Publié à l’étranger malgré l’opposition des autorités soviétiques, ce roman apporte à Pasternak une renommée internationale et une violente persécution dans son pays où il est aujourd’hui réhabilité et célébré.

Michel Aucouturier, l’auteur du présent ouvrage, a longtemps enseigné le russe à l’Université de Genève puis à la Sorbonne. Découvrant la poésie de Pasternak durant ses études, il a poursuivi ses recherches sur le poète en Russie, où il a séjourné comme boursier du gouvernement français, avant d’entreprendre la traduction de sa poésie et de sa prose. Ayant consacré un premier ouvrage à Pasternak en 1964, Michel Aucouturier a depuis dirigé la publication de son œuvre dans la collection de la Pléiade.

Il s’appuie aujourd’hui sur les nombreux documents devenus accessibles depuis la mort du poète en 1960, en particulier sur sa nombreuse correspondance, et sur les nombreux souvenirs des contemporains de Pasternak, pour retracer l’itinéraire de ce poète qui a dû affronter son temps pour préserver sa personnalité et faire entendre sa voix.

9 782940 523252

ISBN 978-2-940523-25-2

7111367

Prix TTC 23 €

www.editions-syrtes.fr

Photographie de la couverture : Lev Gornung (archives P. Pasternak).

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Michel Aucouturier

UN POÈTE DANS SON TEMPS :

BORIS PASTERNAK

ÉDITIONS DES SYRTES

Un poète dans son temps, Boris Pasternak, MICHEL AUCOUTURIER, éd. des Syrtes, 406 p., 23 €.

Page 24: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

la suiteRentrée,

Spécialrentrée

L’esprit du temps Figures

« Vous êtes l’air de mon cœur que je respire à mon insu jour et nuit, dans l’espoir, un jour (qui sait quand et comment), de m’en aller le respirer exclusive-ment […]. »

Lettre de Pasternak à

Tsvetaeva, composée en

mars-avril 1924.

réalisation des espoirs de l’in-telligentsia d’autrefois. Mais cette ad-hésion est grevée de multiples ambi-valences, qui éclatent plusieurs fois. Lorsque Staline lui passe un coup de fil pour l’interroger sur son soutien à Mandel stam et qu’il se montre hési-tant. Lorsque Pasternak s’oppose à la campagne « contre le formalisme et le naturalisme » (qui suit la condamna-tion du compositeur Chostakovitch) et, deux jours plus tard, regrette son « intervention confuse ». Ce jeu d’équi-libriste aux pieds liés deviendra inte-nable quand, en 1957, il fait paraître Le Docteur Jivago, en Italie, les revues soviétiques l’ayant refusé ou s’étant abstenues de répondre. D’abord, on le contraint à désavouer son manuscrit auprès de l’éditeur italien – mais Pas-ternak, devenu expert en coups tordus soviétiques, avait demandé à celui-ci de ne tenir compte que de ses « ordres écrits en français ». Le livre paraît, ob-tient un succès mondial et – catas-trophe  – permet à Pasternak de

décrocher le Nobel. Fureur de la presse soviétique. Condamnation de l’Union des écrivains. Menace d’exil… Paster-nak plie et refuse le prix : « En raison de la signification attachée à cette ré-compense par la société dont je fais partie, je suis dans l’obligation de refu-ser. » Un sabordage ? Certes, mais cela vaut mieux qu’une condamnation à mort – ce à quoi équivalait à ses yeux un bannissement hors de Russie.

« Qui êtes-vous, Marina ? »Rien ne semble rapprocher Pasternak et Tsvetaeva, sinon la vocation poé-tique. Et c’est donc par la poésie qu’ils se rencontreront par-dessus les fron-tières, après s’être croisés à Moscou. C’est d’abord, en 1922, Pasternak qui découvre Verstes, le premier grand recueil de Tsvetaeva – et la personna-lité aristocratique de cette auteur génialement égotique, peu disposée à s’effacer devant ce qu’elle décrit, et les réseaux denses d’images et de mu-sique qu’elle tresse pour chanter les cygnes tsaristes, la foudre, le cosaque rebelle Stenka Razine, les gitans aux sourires et aux couteaux aiguisés, les dômes de Moscou, les saints, l’amour, le jeu, son propre art, parfois tout cela à la fois : « Si tu me dis chérie, tu ne vas pas t’ennuyer !/ Je suis la Vierge aux trois mains, dit-on,/ L’une me sert à détruire les forteresses/ L’autre – loin là-bas, la troisième c’est pour les lettres aux poissons./ Et le non-chéri qu’il vienne, qu’il approche/ Le peuple s’étonnera d’une telle moniale !/ L’oi-seau fera – ouche ! Le chat noir héris-sera son poil !/ Tu penseras à moi – tout un an – à la sorcière ! » C’est peu dire que Pasternak est sous le charme. Son autobiographie en porte la marque  : « Je fus aussitôt conquis par la puissance lyrique de la forme, une forme intimement vécue, qui n’avait rien de frêle mais possédait une vigueur concise en condensé, qui ne s’essoufflait pas en petits vers iso-lés, mais embrassait sans rupture de rythme toute une succession de

strophes. » Remarquable analyse, qui rejoint celle que Georges Nivat formu-lait récemment : « Elle est le laconisme poétique dans le feu poétique. » À peine remis du choc, Pasternak ex-pédie à Tsvetaeva, alors à Berlin, Ma sœur la vie, son troisième recueil. À son tour, elle s’en trouve sidérée. Ces « mé-taphores par contiguïté » identifiées par Michel Aucouturier (« Tu es dans le vent, d’un rameau essayant/ S’il est temps que les oiseaux chantent,/Mouillée tel un petit moineau/ Ô branche de lilas »), ce don pour se fondre dans ce que le regard considère (« Précipité dans la vie qui entraîne/Au fil des jours l’espèce dans ses flots,/Je saurais moins y découper la mienne/Que cisailler le fil de l’eau ») ne s’appa-rentent en rien à l’art de Tsvetaeva. Mais elle entend dans ces vers une voix neuve et reconnaît en leur auteur un jumeau : quelqu’un qui, comme elle, considère la poésie non comme un sup-plément à la vie, mais comme la vie même. Selon Michel Aucouturier, il y a là « une fraternité d’âme, un même besoin et une même capacité de vivre dans et par la poésie, de n’exister vrai-ment que dans l’intensité de la fièvre créatrice ». « Et tout du geste au vers ! Et pour le geste/ Et pour le vers ! », ce credo de jeunesse de Tsvetaeva pour-rait s’appliquer à Pasternak. Éblouie par Ma sœur la vie, Tsvetaeva réagit à sa façon : passionnée. Par un « essai lyrique » dithyrambique qu’elle fait paraître en 1923 dans la revue « Épopée », publiée à Berlin : « La plu-part ont été, certains sont, lui seul sera. » Par des lettres à l’avenant. « Oui, tou-jours, toujours, toujours, Pasternak, dans toutes les gares de ma vie, près de tous les lampadaires de mes destins, le long de tous les asphaltes, sous toutes les “averses obliques”. » Pasternak, d’abord décontenancé, finit par adop-ter le même ton : « Qui êtes-vous, Ma-rina ? […] Cinq ou six fois dans ma vie, pas plus, j’ai senti une autre présence invisible comme la vôtre, cascade d’exis-tence, fracas d’un monde vrai déferlant

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Boris Pasternak, en 1927.

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 25

« Toi, dans un refrain de maux et de pluie,/ Tout comme Homère en hexamètres,/ Donne-moi ta main – pour l’au-delà/Ici-bas j’ai les deux mains prises. »Extrait de Bonjour

de ma part au seigle russe, rédigé

le 7 mai 1925 par Tsvetaeva et

consacré à Pasternak.

FIN

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à la vitesse d’une cavalerie lancée au galop, grêle des prémonitions, suppo-sitions, craintes, extases, vénérations et non-dits grandeur nature, à pic. » Faut-il s’étonner si cette correspon-dance intense, à la fois témoignage d’une communion spirituelle et œuvre à quatre mains, prend bientôt les ac-cents de la passion amoureuse ? « Je ne pourrai jamais plus cesser de t’ai-mer, tu es mon seul ciel, ma seule femme légitime […]. Marina, mes che-veux se dressent de douleur et de froid lorsque je te nomme », lui écrit-il en 1926. Sans doute faut-il plutôt s’éton-ner que cette passion ne se soit jamais concrétisée, malgré plusieurs ren-contres envisagées à Paris ou à Berlin, que Tsvetaeva ne soit pas devenue l’une des quelques maîtresses de Pas-ternak, et Pasternak un des multiples amants de Tsvetaeva. On peut y voir un effet de la jalousie d’Evguénia Lou-rié, la jeune peintre que Pasternak a épousée en 1922. Ou noter ce subtil

distinguo établi par Tsvetaeva dans le brouillon d’une lettre : « Tu es CE que j’aime, non CELUI que j’aime. » Ou s’en remettre à l’explication de Michel Au-couturier : « Peut-être y a-t-il eu chez eux une complicité inconsciente avec le destin qui a empêché cette ren-contre, car elle a sauvegardé la fron-tière imperceptible qui sépare leur communion spirituelle de l’amour-passion. » Quelque chose de précieux sourdait de ces lettres, une union des âmes peut-être impossible à

transposer dans le monde matériel mais capable d’inspirer bien des hom-mages poétiques. « Dans ce monde où, courbés/ Tous sont à bout/ Je le sais, toi seul/ Es mon égal », assène Tsve-taeva dans le recueil Après la Russie. Un compliment qui se mesure à l’aune de l’ego démesuré de la poétesse. Le compliment d’une idéaliste, pour qui les élans de l’esprit l’emportaient sur les contingences tangibles. Comme elle l’écrivit à Pasternak en 1922 : « Je n’aime pas les rencontres dans la vie : on se heurte de front. Deux murs. Pénétrer devient impossible. […] Mon mode de communication préféré : transcendant : le rêve : voir en rêve. Et tout de suite après, la correspondance ; la lettre comme une sorte de commu-nication transcendante, moins parfaite que le rêve mais les lois sont les mêmes. » Une belle définition en creux de l’idéalisme. Quand les pragmatiques vont de l’esprit à la lettre, Tsvetaeva allait de la lettre à l’esprit… P

Marina Tsvetaeva.

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Rendez-vousdu Magazine littéraire

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MONTAUBAN

SUR TOUTES LES GAMMESLettres d’automne, du 16 au 29 novembre, à Montauban (82), www.confluences.org/Lettres-d-Automne-Festival

L es Lettres d’automne, qui fêtent cette année leurs vingt-cinq ans, sont, à bien des égards, une manifestation exception-nelle : courant sur quinze jours, centrées sur un auteur et sa

galaxie littéraire, elles permettent d’explorer une œuvre en profon-deur. Cette année, celle de la romancière et traductrice Agnès Desarthe (auteur en cette rentrée de Ce cœur changeant, chez L’Oli-vier), qui a choisi le thème « La musique des mots ». « C’est une année particulière, que nous tenons à marquer, tout en conservant à notre invité sa place habituelle. Agnès Desarthe n’y a vu aucun inconvénient », explique Maurice Petit, responsable de l’événement. Ainsi, certains écrivains venus fêter l’anniversaire orienteront leur intervention sur le thème choisi. La romancière Nancy Huston, musicienne avant d’avoir découvert l’écriture, lira des extraits de Bad Girl tout en s’accompagnant au piano. Sylvie Germain et Jean-Pierre Siméon mettront également leurs mots en musique. Et, le 27 novembre, une grande soirée présentera un panorama des vingt-cinq ans du festival. « Chaque auteur, précise Maurice Petit, sera

évoqué pendant dix minutes, de manière toujours différente, soit par des lectures, soit par des extraits d’archives. Je vais parfois faire lire à un auteur présent le texte d’un autre  : par exemple, Vénus Khoury-Ghata lira le poème “Cet amour” de Prévert. » Le travail d’Agnès Desarthe sera abordé tout au long des quinze jours. « C’est une romancière à part, qui se passionnait pour la musique avant de se mettre à écrire. Son regard sur le monde peut se rapprocher de celui d’une enfant observant les bizarreries

des adultes par une porte entrebâillée. » Le spectacle inaugural rassemblera les comédiens Fanny Cottençon, Gérard Desarthe et Maurice Petit pour une lecture intitulée Par les portes dérobées, qui se conclura par un conte : Qu’est-il arrivé aux adultes. D’autres spec-tacles s’appuieront sur les œuvres d’Agnès Desarthe : Une partie de chasse, Mangez-moi, « et il y aura aussi une lecture théâtrale d’une pièce inédite : Le Kit ». Serons aussi conviés Olivier Cohen, l’éditeur d’Agnès Desarthe, qui se prêtera à un entretien, le ténor Laurent Naouri, frère de la romancière, qui participera à un spectacle chanté, Geneviève Brisac, avec qui elle a coécrit l’essai La Double Vie de Vir-ginia Woolf. Notons aussi la présence de Natalie Dessay, qui partici-pera au spectacle Casse-Noisette, révisité par Agnès Desarthe, et le retour d’un invité historique, le romancier Boualem Sansal. Une belle moisson d’automne. P Alexis Brocas

COGNAC

À L’HEURE LONDONIENNELittératures européennes Cognac, du 19 au 22 novembre, www.litteratures-europeennes.com/

C réé il y a vingt-huit ans, le festival Littératures européennes Cognac est progressivement devenu l’une des manifesta-tions indispensables de l’hiver. Tous les ans, le troisième

week-end de novembre, un public de plus en plus nombreux part à la rencontre d’auteurs venus des quatre coins du continent. Cette année Londres est à l’honneur, et plusieurs grands noms ont d’ores et déjà répondu à l’appel. Parmi eux, John Lanchester, ancien rédac-teur en chef de la London Review of Books, Glen Baxter, grand ama-teur d’absurde dont les lecteurs du Monde ont déjà pu admirer les dessins, ainsi que Valérie Zenatti, qui a remporté cette année le prix du livre Inter pour Jacob, Jacob (L’Olivier). Tandis qu’en France la littérature consacrée aux classes populaires ne semble devoir exister que par la fascination pour les transfuges qui en sont issus, le Royaume-Uni foisonne d’auteurs avides de penser le métissage et la grande pauvreté. Née d’un père pakistanais et d’une mère bri-tannique, Rosi Dastgir a ainsi commis Une petite fortune (Christian Bourgois), un premier roman très remarqué dont le héros, patriarche d’une famille tiraillée entre assimilation et fondamen-talisme, doit choisir le destinataire de la somme rondelette dont il a hérité. Avec White Trash (Au diable Vauvert), John King s’attaque quant à lui à la destruction des services sociaux britanniques. Plu-sieurs des auteurs présents sont en lice pour les six prix décernés lors du festival, dont le plus renommé est sans doute le prix Jean-Monnet, qui compte parmi ses anciens lauréats Arturo Pérez Reverte, Jorge Semprún, Sylvie Germain ou encore Patrick Modiano. Décerné en juillet dernier, le prix de cette année, attri-bué à l’Autrichien Christoph Ransmayr pour son Atlas d’un homme inquiet (Albin Michel), lui sera remis le 21 novembre. Collégiens, lycéens et lecteurs des bibliothèques de la région choisiront égale-ment leurs romans favoris. Plusieurs débats ponctueront enfin le cours du festival, et l’on s’y demandera notamment si Londres est encore une ville européenne. Un rendez-vous à ne pas manquer.  P Maialen Berasategui

Agnès Desarthe, invitée d’honneur d’une édition placée sous le signe de la musique.

Christoph Ransmayr, lauréat cette année du prix Jean-Monnet.

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Grand entretien

28 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

ARAGON PAR PHILIPPE FOREST

C’était le dernier grand sujet de biographie, dans le domaine littéraire français, à n’avoir pas trouvé d’auteur. Josyane Savigneau y avait travaillé durant des années avant de jeter l’éponge, j’avais moi-même fini par renoncer, à la perspective de passer de nou-

veau quatre ou cinq ans dans la peau d’un autre, après Coc-teau. Auteur d’une œuvre tant romanesque (L’Enfant éter-nel, Sarinagra, Le Siècle des nuages, etc.) que critique (Le Mouvement surréaliste, Histoire de Tel quel), ayant collaboré à l’édition des tomes I et V des Œuvres romanesques complètes d’Aragon en Pléiade, comme du tome II des Œuvres poétiques, Philippe Forest était tout désigné pour s’y atteler. Son calme frappe, au sortir de ce monument de 900 pages. Tant de haine et de ferveur ont entouré Aragon (1897-1982), il a ébloui tant de ses admirateurs et ulcéré tant de ses enne-mis (souvent les mêmes, avec dix ans de plus) que l’esprit, admiratif mais sans faiblesse, minutieux mais jamais petit, avec lequel Philippe Forest réexamine la trajectoire de ce Protée tient du tour de force. L’eau est passée sous les ponts

depuis la mort, en 1982, du Fou d’Elsa, c’est vrai. Le « traître » aux surréalistes, le zélateur de la Guépéou et le « patriote professionnel » qui chantait depuis 1936 la France, le Parti et sa Femme ont cessé d’être radioactifs. Mais il y avait de quoi perdre pied, au vu des énormités que l’idéologie fit com-mettre à Aragon et de la masse des écrits à engloutir.Philippe Forest privilégie a priori l’écrivain. Il analyse presque chaque livre, de la conception à la réception, en donnant à voir la vie concrète d’Aragon, ce qu’il gagnait avec ses écrits, ou plutôt ce qu’il ne gagnait pas – rarement cet aspect, cru-cial dans la vie d’un écrivain, aura été aussi clairement traité. Il met très haut Le Paysan de Paris, pur produit de la période surréaliste, mais reste calme à l’évocation d’Aurélien, qui fait pourtant l’unanimité, même si sa sortie, en 1946, fut un semi-échec. Il est sans pitié pour l’Histoire de l’URSS, un pen-sum commandé par l’Unesco, dithyrambique pour Le Roman inachevé, chaleureux aussi pour Les Communistes, que personne ne veut plus lire. Partout ce vrai lecteur fait valoir son droit à l’inventaire, en toute indépendance. On savait la prodigieuse aisance mélodique d’un écrivain qui

Il n’existait pas encore de biographie de référence de Louis Aragon : difficile de trouver la bonne distance face à un homme aussi insaisissable, et traînant le boulet de sa fidélité aveugle au stalinisme. L’écrivain et universitaire Philippe Forest y est parvenu, sans moralisme ni complaisances. Par Claude Arnaud

LES ABÎMES D’UN FUNAMBULE

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 29

Louis Aragon (1897-1982), ici en 1935.

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À LIREAragon, PHILIPPE FOREST, éd. Gallimard, « NRF Biographies », 890 p., 25 €.

Critique (pour Le Point) et écrivain, Claude Arnaud a entre autres signé les romans Qu’as-tu fait de tes frères ? (2010) et Brèves saisons au paradis (2012), tous deux au Livre de poche. Il est aussi l’auteur de biographies de Chamfort et de Jean Cocteau.

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Grand entretien

ARAGON PAR PHILIPPE FOREST

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semblait pouvoir tout écrire, même quand il n’avait plus rien de précis à dire – c’est alors qu’il était peut-être le meilleur. On pense après cette biographie à un rossignol rou-lant à l’infini ses trilles, pour le seul plaisir de les entendre se faire écho, comme à un orgue de Barbarie mixant les plus belles ritournelles du passé national (Hugo, Rostand, Apol-linaire). De même que saint Augustin, formé à l’école des rhé-teurs antiques, multiplie jusqu’au vertige les arguments prouvant l’existence d’un Dieu absent, Aragon a des capa-cités rhétoriques illimitées. Elles l’encouragent à soutenir des thèses parfois improbables ; plus elles le sont, plus son art de la surenchère s’en trouve valorisé. Ainsi le ténor du bel canto s’épanouit en gondolier du stalinisme…

Un jour anarchiste, le lendemain stalinienIl y a pourtant une faille dans ce bel édifice. La parole éblouis-sante et le regard de fakir cachent un vide immense, Philippe Forest le suggère à plusieurs reprises, sans jamais en faire une clé définitive – son « champion » change trop réguliè-rement de serrures pour qu’il s’y risque. Écrire, pour Aragon, c’est sonder ce vide, au risque d’y sombrer. C’est répondre au vertige d’exister par un funambulisme plus menaçant encore, mais qu’il se sent de taille à pratiquer avec l’étonnant balan-cier que sa virtuosité lui offre. L’insatiable besoin d’amour

d’un écrivain qui menaça vingt fois de se suicider et qui man-qua mourir pour Nancy Cunard, dit bien quelle faille intime se cachait sous le masque de la facilité.Serait-ce le legs d’une enfance bâtarde, où la mère déclarée d’Aragon était en vérité sa grand-mère, sa sœur sa mère, et son parrain son authentique géniteur ? Philippe Forest ne nous interdit pas de le penser, tout en se refusant à jouer les analystes amateurs. Comme si cette famille dysfonction-nelle, où aucun nom ne correspond à la fonction annoncée, avait encouragé l’écrivain à renommer à sa façon la réalité, sans que jamais le manque originel ne soit surmonté. J’en ai personnellement conclu qu’Aragon n’avait pu combler ce vide fondateur qu’avec le béton stalinien qu’Elsa la Russe draina, seul à pouvoir compenser le redoutable travail d’extraction de l’écriture. Aragon aurait retrouvé dans le Parti une famille qui l’aurait à la fois recueilli et confiné, comme la première. Cette modeste supposition m’a aidé à supporter le pénible, sinon à comprendre l’intolérable.Philippe Forest ne masque pas les errements idéologiques d’Aragon, même s’il souligne ses combats les plus estimables (Front populaire, Résistance, lutte finale contre la censure soviétique). Aux périodes les plus chaudes de la vie dé-concertante de son « héros », il consacre même plus de place qu’aux écrits proprement dits, toujours avec un grand souci de précision. Il sait que là se joue sa véritable réhabilitation, personne ne doutant plus des pouvoirs magiques de l’écri-vain ; tels sont ses dons de synthèse qu’il réussit même à transformer les épisodes les plus ingrats en récits limpides et surprenants. Mais il ne peut faire oublier le silence d’Ara-gon à l’élimination, en 1937, de son quasi-beau-frère, le se-cond compagnon de Lili Brik, sœur d’Elsa. Pas plus que ses éloges de la Guépéou, sa dénonciation de Nizan comme « flic » infiltré, ses campagnes contre le pessimisme en art et l’abstraction en peinture, ses appels en faveur de la « liqui-dation de l’individualisme formel en poésie ». Déroutant écri-vain qui passa trente ans à célébrer le réalisme socialiste tout en restant incapable de voir la réalité sociale de l’URSS – lui qui savait pourtant l’essentiel de la terreur stalinienne ! Étrange romancier, si doué pour décrire des mondes qui s’ef-fondrent, mais qui s’oblige à n’annoncer que des lendemains qui chantent, en politique…Toujours on revient à ce que Philippe Forest appelle ce « grand vide où se défait toute conscience d’être soi ». De cette béance intime surgirent un grand nombre d’Aragon, tantôt enjô-leurs et tantôt odieux, ici dadaïste et là déroulédien, un jour anarchiste et le lendemain stalinien, le plus étonnant de ces avatars restant l’homosexuel qui s’épanouit à la mort d’Elsa. Voilà que cet écrivain de 75 ans, à qui on ne donnait plus longtemps à vivre, sans ces vieilles béquilles de l’Épouse et du Parti, se retrouve à gambader dans Paris, très loin de la place du Colonel-Fabien, à entretenir tout un tas de garçons, d’un demi-siècle ses cadets, à donner des bals costumés ou

Aragon, Elsa Triolet, André Breton, Paul et Nusch Éluard (1930).

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ENTRETIEN AVEC PHILIPPE FOREST

« JE COMPRENDS MIEUX POURQUOI JE NE LE COMPRENDS PAS »Propos recueillis par Claude Arnaud

Vous connaissiez bien l’œuvre d’Aragon avant d’entamer

ce livre. En quoi les trois ans que vous avez passé à l’écrire

ont-ils changé votre regard sur l’écrivain, et l’homme ?

PHILIPPE FOREST. Je connaissais bien l’œuvre, certes, c’est pourquoi j’ai accepté la proposition que les éditions Galli-mard m’ont adressée d’écrire cette biographie. Mais l’œuvre est énorme, et surtout elle touche à toute l’histoire litté-raire, artistique, intellectuelle et politique du vieux xxe siècle. J’ai donc beaucoup travaillé et beaucoup appris. Je ne suis pas sûr que mon regard sur Aragon, cependant, ait substantiellement changé. Les biographies consistent souvent en des exercices systématiques d’adulation ou de détestation. Je ne crois pas que ce soit le cas de mon livre. Aragon reste pour moi une énigme. Tout ce que je peux dire, c’est que je comprends mieux les raisons pour lesquelles je ne le comprends pas.Aragon se voulait en 1919, avec Breton, « l’aventurier

d’une aventure qu’on ne comprend pas ».

à sauter les grilles du square Jean-XXIII, au chevet de Notre-Dame, pour donner libre cours à ses nouveaux désirs ! Certes, son amitié passionnée pour Drieu, qui l’avait si bien cerné, ou même sa dépendance affective à Breton avaient fait naître les premiers soupçons. Hormis l’homme dont il serait tombé amoureux pendant l’Occupation – Philippe Forest se refuse là encore à jouer les Sherlock Holmes ou les Mireille Dumas –, rares étaient pourtant ceux qui avaient eu la preuve concrète de son homosensualité. Et voilà que le membre du Comité central du PCF, prix Lénine 1956, sort toutes voiles dehors. En voyant l’intellectuel soviétisé se changer en Cendrillon, ses plus vieux amis ne purent que se retirer sur la pointe des pieds.Ce coming out final m’a semblé la partie la plus réjouissante du livre. C’est alors qu’Aragon apparaît le plus libre, le plus réellement inventif et fécond aussi (Henri Matisse, roman, Le Mentir-vrai). Car si Aragon a aimé l’amour – son aspect le plus attachant, avec son insatiable boulimie de lectures –, et si Ferré et Ferrat ont chanté cet amour de l’amour, jusqu’à le rendre populaire, il a aussi voulu la terreur. Ce n’est pas seulement par besoin de s’unir qu’il a passionnément aimé des femmes fortes (Nancy Cunard, Elsa) et des hommes d’un bloc (Breton, Thorez). Quelque chose en lui, que Philippe Forest s’interdit de figer sous le nom de « masochisme » – mais quoi d’autre peut pousser un écrivain à adhérer à une forme de pensée aussi impersonnelle et servile que le stalinisme ? –, condamne cet enfant des beaux quartiers à les anathémiser violemment, avant de revenir les habiter en fanfare. Une guerre de classe d’autant plus trouble, rétrospectivement, qu’Aragon n’eut de cesse de médire en privé de l’ouvriérisme qui régnait dans le Parti et qu’il se mit à vivre fastueusement dès qu’il le put. Dif-ficile de ne pas voir aussi dans cette trajectoire en boomerang l’effet de cette bâtardise qu’évoquait la regrettée Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman.Il serait évidemment caricatural de dire qu’Aragon n’a célé-bré la Guépéou que pour retrouver sa place de prince de Neuilly dont son géniteur, le préfet de police Andrieux (déjà étonnant d’ambiguïté idéologique), l’avait en partie privé en cantonnant sa mère à une dépendance modeste. Un homme a toujours mille raisons contradictoires de s’engager, et jamais une naissance honteuse ne suffit à expliquer une vie. Mais il se pourrait aussi qu’Aragon ait reproduit un besoin ardent de reconnaissance, avec le Parti comme avec Elsa, avant de s’en libérer glorieusement, via son étonnante éman-cipation finale, pour vivre enfin sans plus avoir à craindre ni à faire peur. Les hypothèses de la psychanalyse sont souvent prévisibles, mais elles aident parfois à rendre touchant un homme qui s’était débrouillé pour rester incompréhensible. On ne pouvait sinon rêver d’un démontage plus éclairant du mode de fonctionnement d’Aragon le multiple, cet être qui changeait à chaque interlocuteur. « Étourdissant, y compris pour lui-même », avait d’emblée tranché Breton. P

Philippe Forest, en 2013.

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Grand entretien

ARAGON PAR PHILIPPE FOREST

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Serait-ce pour lui donner raison que vous préservez

certaines de ses parts d’ombre ?

Précisément, si je souligne dans mon livre le propos que vous citez, c’est parce qu’il me paraît la seule clé que je sois en mesure de livrer au lecteur. Je ne préserve pas à dessein des zones d’ombre. J’essaie de montrer comment plus on jette une lumière vive sur un homme – et particulièrement sur un homme comme Aragon – plus on fait grandir l’ombre qu’il projette derrière lui et dans laquelle se tapit sans doute l’essentiel.Vous hésitez parfois à passer la tête dans sa chambre

à coucher. Ne pensez-vous pas que les désirs

d’un être le trahissent plus que son idéologie ?

Je ne sous-estime absolument pas la part du désir. Je la tiens même pour essentielle. C’est de la « déchirure d’aimer » que tout procède certainement chez Aragon, et je montre bien comment sa conversion au communisme est indissociable du drame érotique qu’il traverse. Je dis tout ce qu’il est pos-sible de savoir aujourd’hui de la métamorphose qui trans-forma le champion du « libertinage » surréaliste en chantre de l’amour conjugal, puis lui donna le goût des garçons. Mais j’invite le lecteur à une certaine forme de prudence ou de réserve : car, aussi loin qu’on passe la tête par la porte d’une chambre à coucher, on ne sait jamais rien de ce qui se déroule vraiment au creux d’un lit. Est-ce qu’Aragon protège un secret fondateur, qui serait

son rosebud, ou est-il plus simplement le fruit

de cette culture du secret qui disparaît sous nos yeux ?

Parler de rosebud revient à imaginer qu’il existerait une sorte de secret fondateur dont toute vie dépendrait et qu’il appar-tiendrait au biographe de mettre au jour. Je ne le crois pas. Dans le cas d’Aragon, on a voulu qu’il s’agisse du fait de sa naissance illégitime ; elle aurait mis l’enfant adultérin qu’il fut en quête d’une famille de substitution du côté du groupe surréaliste, puis du Parti communiste. Une telle clé me paraît réductrice et relever d’un déterminisme psycho-logique auquel je ne souscris pas. L’art du biographe, tel que je le conçois, vise à déconstruire l’illusion rétrospective à la faveur de laquelle on prétend remonter le cours d’une exis-tence pour parvenir à une vérité originelle censée l’expli-quer. Pour moi, afin de saisir l’épaisseur d’une vie, il s’agit moins de dissiper les mystères que d’être attentif à la manière dont ils se multiplient.Vous avez fait une ample moisson dans les archives

de la police française, moins dans celles des organes

soviétiques. Est-ce parce que le travail avait déjà

été fait, ou parce que ces archives se sont refermées ?

La recherche aragonienne a accompli un travail immense – et notamment du côté des archives dont dispose le Fonds Ara-gon de la BnF ou de celles qui se trouvent à Moscou. Je prends explicitement appui sur elle. Il m'a semblé de bonne méthode de ne pas refaire le travail d’investigation qui avait

déjà été bien conduit par d’autres. En revanche, les archives de la police méritaient d’être exploitées, car elles ne l’avaient jamais été auparavant, je crois. Cela dit, je ne doute pas que des documents aujourd’hui inconnus subsistent en grand nombre ici ou là, qui surgiront et exigeront qu’une nouvelle biographie d’Aragon soit un jour écrite.Aragon avait un temps soupçonné Elsa d’espionner

au service de l’URSS. Reste-t-il un doute à ce sujet ?

Tout ce que l’on peut dire, c’est que, dès l’arrivée d’Elsa à Paris – soit bien avant sa rencontre avec Aragon –, la police parisienne est convaincue qu’elle est un agent soviétique. Elle est étroitement surveillée, des officiers de la marine française vont jusqu’à lui rendre visite dans sa chambre d’hôtel. Les mêmes accusations sont portées contre elle de rapport en rapport, sans qu’aucune preuve tangible soit jamais apportée. Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à me montrer sceptique.L’attitude d’Elsa n’est pas évidente à suivre. Ayant vécu

la révolution de 1917, elle n’a pas de sympathie pour

les bolcheviks, qu’elle traite ouvertement de nazis lors des

campagnes antisémites de 1953. Elle a pourtant bien servi

d’intermédiaire entre Aragon et les autorités soviétiques…

Tout concorde pour réduire à néant la légende – pourtant fort tenace – qui prétend que c’est sous l’influence d’Elsa qu’Ara-gon se serait converti au communisme. Au sein du couple, elle est la plus réfractaire à l’idéologie soviétique, à laquelle elle se rallie tardivement et de laquelle elle se détache plus tôt qu’Aragon, l’encourageant sur la voie d’une prise de distance – d’ailleurs lente et relative – à l’égard du stalinisme. Il ne faut pas oublier qu’Elsa Triolet sera la première à inviter les lec-teurs français à découvrir Soljenitsyne. Mais, comme vous le signalez, son attitude est souvent ambivalente. Proche de Gorki, et surtout de Maïakovski, elle appartient à l’intelli-gentsia russe. À ce titre, elle favorise très tôt la reconnais-sance dont Aragon jouit à Moscou alors même que le Parti communiste français, à Paris, ignore ou néglige un écrivain qu’il estime peu fiable. Sans doute Elsa trouve-t-elle son compte dans cette situation : aux yeux de son amant, le pres-tige de l’Union soviétique contribue à l’amour qu’il lui porte.Vous montrez un couple bien moins fusionnel, bien plus

problématique que les poèmes d’Aragon ne le suggèrent.

Elsa n’aurait-elle été qu’un prétexte à chanter l’amour ?

La légende de l’amour idéal avec Elsa, telle qu’Aragon l’a tar-divement construite et durablement chantée, n’exclut jamais l’aveu d’une inquiétude, d’un désarroi. Pour s’en rendre compte, il suffirait de lire. L’un des poèmes les plus fameux d’Aragon le dit : « Il n’y a pas d’amour heureux. » Cela dit, il ne fait pas de doute, autant qu’on puisse en juger, qu’Aragon a authentiquement aimé Elsa et qu’il a été douloureusement obsédé par l’angoisse de la perdre. Il est vrai aussi que, à la manière des poètes courtois qui furent ses modèles, il l’a transformée en une sorte de symbole un peu vide à l’aide

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 33

duquel chanter l’amour de l’amour et de la poésie – ce dont elle a souffert et qui lui a porté préjudice.Et le communisme n’aurait-il pas été qu’une façon

d’entrer en force dans le monde réel,

qui l’était si peu aux yeux d’Aragon, a priori ?

Vous avez entièrement raison, je pense. Comme tous les écrivains du vieux xxe siècle, et particulièrement ceux qui, comme lui, ont eu 20 ans à l’heure des tranchées, Aragon s’éveille au monde alors que toutes les valeurs, toutes les certitudes vacillent. Un doute radical s’exprime, que Dada illustre et qui, dans ses premiers textes, confine au solip-sisme, au nihilisme. Pour échapper au précipice qui s’ouvre

sous ses pas, il faut à Aragon trouver quelque certitude à laquelle s’accrocher, revenir au réel – quitte à l'inventer. Le communisme est la condition de son salut. Le ressort men-tal qui joue est certainement celui-là. Ce qui ne doit pas nous faire oublier que, à l’époque où Aragon rejoint le Parti communiste, il y avait aussi des raisons objectives et ration-nelles de désespérer du monde et de croire à la nécessité d’une révolution. « La foi vient à qui s’agenouille », dites-vous.

Aragon n’aurait-il jamais cru, sans Staline ?

Avant de croire en Staline et en Thorez, Aragon avait cru en Rimbaud et en Lautréamont, en Tzara et en Breton.

Louis Aragon et Elsa Triolet le 21 avril 1959, jour où l’écrivain donne une conférence à la Mutualité avec Maurice Thorez.G

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Grand entretien

ARAGON PAR PHILIPPE FOREST

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”ARAGON VEUT CROIRE, ET LA FOI QU’IL PROCLAME LE CONDUIT À TENIR POUR VRAIE LA FICTION QU’IL FAÇONNE.“

Il était en quête d’une foi poétique et politique qui le sauverait du néant menaçant dans lequel il risquait de som-brer. Il a cru la trouver sous le signe du communisme. Ce fut l’effet d’une prise de conscience personnelle à laquelle contri-bua la situation historique et qu’un concours de circonstances favorisa. Il s’agenouilla, abdiquant avec beaucoup d’humilité et un peu de masochisme son libre arbitre. Et la foi lui vint, à laquelle il ne crut jamais pouvoir renoncer tout à fait.« La vérité se distingue mal de la fiction » dans l’univers

d’Aragon, ajoutez-vous. Cela vaut-il pour l’idéologie aussi ?

Certainement. Aragon veut croire. C’est tout à son honneur aussi : il entend ne pas désespérer du présent et regarder avec optimisme la possibilité que vienne un jour un monde meil-leur. Je ne voudrais pas donner l’impression au lecteur que tout est à condamner des choix politiques que fit Aragon. Bien au contraire : c’est avec lucidité et courage qu’en cer-tains moments cruciaux de l’histoire il s’engage. Au temps de la lutte antifasciste et du Front populaire, lorsqu’il parle après 1968 en faveur des protestataires et des dissidents opprimés de l’autre côté du rideau de fer. Et bien sûr pen-dant la Seconde Guerre mondiale, à l’époque de la Résis-tance : j’insiste sur le fait qu’il est l’un des tout premiers à évoquer Auschwitz dans l’un de ses poèmes. En cette période honteuse et indigne, il n’est pas exagéré, je trouve, de dire d’Aragon, quoi qu’on en pense par ailleurs, qu’il sauve l’hon-neur de la littérature française. Aragon veut croire, je l’ai dit, et la foi qu’il proclame le conduit à tenir pour vraie la fiction qu’il façonne et glorifie. Y a-t-il cru tout à fait ? Pour le savoir, il faudrait pouvoir sonder les reins et les cœurs. Il a su très tôt ce qu’il en était du stalinisme : il exalte les purges de Mos-cou alors même que son beau-frère en est l’une des victimes. Ce rêve dont il avait voulu qu’il donne sens à sa vie et qu’il a sans doute passagèrement pris pour la réalité, tandis qu’il prenait l’allure d’un cauchemar, il y est resté fidèle.Vous le montrez humilié littérairement par le Parti,

qui le confronte à des lecteurs « populaires » lui demandant

d’écrire plus simplement. Est-ce pour se venger qu’il disait,

dans les années 1970 : « Le PCF stagne parce qu’il est dirigé

par des ouvriers, le PCI gagne parce qu’il est dirigé par un

marquis [Berlinguer en l’occurrence] », ou était-il sincère ?

La question de la sincérité est la plus difficile de toutes. Comme je le disais plus haut, on se convainc aisément – alors même qu’on les sait fausses – de la vérité des opinions qu’il est dans son intérêt de professer. Sur le point que vous évo-quez, sauf en de rares moments où il veut produire la preuve de son orthodoxie hyperbolique, Aragon a toujours été l’ad-versaire de ce que l’on appelle « l’ouvriérisme », qui exige la soumission de la littérature à l’idéologie. Il a défendu l’idée – et notamment au moment de la fameuse affaire du por-trait de Staline par Picasso (1), qui faillit lui coûter très cher – que l’art devait ne pas renoncer à sa dimension moderne et expérimentale. Même s’il lui est arrivé de s’en recommander

tactiquement, il n’a jamais été un adepte du jdanovisme au sens le plus strict du terme. Et même le « réalisme socialiste » tel qu’il le pratique n’a pas grand-chose à voir avec celui que prescrivait la doxa soviétique. D’où la liberté, l’inventivité de son art, qui nous le rend encore si vivant aujourd’hui.Vous parlez du monumental mensonge sur lequel l’écrivain

a bâti sa vie. Votre ambition était-elle de lui rendre sa vérité

ou de montrer qu’il n’existe pas de vérité en ce domaine ?

Les deux, aurais-je tendance à répondre spontanément. Il existe certainement une vérité au nom de laquelle on peut distinguer – comme j’essaie de le faire –, entre les positions prises par un écrivain, celles qui furent justes et celles qui ne le furent pas. Mais, afin d’être équitable et de ne pas juger de tout avec la pathétique bonne conscience dont font preuve les censeurs du passé, cela suppose de prendre la mesure du chaos quasi inintelligible dans lequel les hommes se trouvent toujours jetés et qui leur interdit souvent de voir où ils vont et ce qu’ils font. Milan Kundera l’explique très bien dans un texte des Testaments trahis que je cite. Dire vrai suppose de montrer quel chemin effectif ont suivi les hommes d’autre-fois, mais aussi quel brouillard enveloppait leurs pas, qui leur dérobait le panorama d’un monde dans lequel ils erraient, comme nous, à tâtons.Vous êtes toujours soucieux de montrer que les choses

auraient pu se passer autrement, que rien n’est écrit

d’avance dans une vie, que plusieurs Aragon cohabitent,

virtuellement. Vous ne croyez pas à un récit psychique

caché qui serait, au regard de la destinée, ce que l’écriture

automatique est à la littérature ?

En effet, je ne crois pas du tout à l’idée de « destin », qui me paraît relever de la pure falsification d’après coup. Il est ras-surant de se dire que ce qui a eu lieu – parce que cela a eu lieu – devait forcément avoir lieu et que toute existence est comme le développement décidé d’avance d’un programme que l’histoire ou l’inconscient auraient déterminé. Sans doute parce que je crois que les hommes sont libres et qu’il leur appartient à chaque instant de choisir, en fonction de la situation où ils se trouvent placés, quel chemin ils pren-dront. Et ce qui me passionne dans l’existence d’Aragon, c’est le drame qu’elle donne à voir d’une pareille liberté, qui tan-tôt s’affirme et tantôt se nie, s’insurge puis abdique, mais qui demeure perpétuellement à l’œuvre et nous rappelle ainsi à l’exigence de notre propre et personnelle liberté. P

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(1) Cf. « Picasso plus fort que Staline », par Annette Wieviorka, dans L’Histoire, n° 335, octobre 2008.

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36 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

fictionCritique la suiteRentrée,

Spécialrentrée

Né en Espagne (Cáceres) en 1962, Javier Cercas est écrivain et professeur de littérature à l’université de Gérone. En 2001, il publie Les Soldats de Salamine (Actes Sud, 2002), roman salué par Vargas Llosa dans El País et adapté au cinéma par le réalisateur espagnol David Trueba. Anatomie d’un instant (Actes Sud, 2010) a été couronné livre de l’année 2009 par El Pais. Javier Cercas est également l’auteur de plusieurs recueils de récits et de chroniques.

L’Imposteur, JAVIER CERCAS, traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic, Élisabeth Beyer, éd. Actes Sud, 416 p., 23,50 €.

À LIRE de Michel del CastilloGoya. L’Énergie du néant, éd. Fayard, 360 p., 23 €.

Zéro hérosUn leader syndicaliste espagnol affirmait avoir été anarchiste, résistant, déporté. Il n’en était rien. Javier Cercas en fait le portrait – non à charge, mais comme le miroir déformant d’un pays.Par Michel del Castillo

Ce n’est pas un roman, c’en est pourtant un, saturé de fiction, qui vous happe, vous plonge dans un malaise profond, vous fait vous demander qui l’on est. On y entre avec réticence, on se dit : qu’ai-je à voir avec cet Enric Marco qui n’a pas combattu pen-dant la guerre civile, qui n’était pas anarchiste, mais

qui prétend avoir lutté sur le front de Huesca, de Saragosse et avoir participé au débarquement des Baléares. On calcule son âge, 16 ans, 17 ans, c’est possible, ce n’est pas certain. Dans les multiples confé-rences qu’il donne, devant des étudiants, de-vant des auditoires divers, il remporte des suc-cès éclatants, lève quelques doutes, ainsi pour le débarquement à Majorque qui laisse des sceptiques – manque d’informations précises, descriptions génériques. Mais tous se font em-porter, applaudissent bruyam ment. C’est la date qu’on salue avec impatience, 1975, la dis-parition de Franco. Dans tous les secteurs de la population, on se hâte de se découvrir an-tifranquiste, on s’invente un passé de résis-tant, on se trouve des incidents avec la police. Il faut parler, il faut avoir des modèles. Les jeunes surtout ont besoin de héros, Enric le deviendra. Il parle bien, paraît modeste, il a l’allure décidée. Il par-court la Catalogne, va partout en Espagne, jusque devant le Parle-ment, où il soutire quelques larmes aux députés. Quand, sous un de ses noms d’emprunt, il est élu secrétaire général de la CNT, Juan Gómez Casas dira de lui « qu’il était courageux et intelligent ».« Je sais à présent pourquoi je ne voulais pas écrire ce livre. Je ne voulais pas l’écrire parce que j’avais peur. » Ainsi parle Javier Cercas dans le premier paragraphe de son récit réel, quand il a fini de le

rédiger. Un obscur magistrat du nom de Benito Bermejo a découvert que, contrairement à ce qu’il prétend, Enric Marco n’a pas été dé-porté en Allemagne, qu’il s’y est rendu comme travailleur libre, à Kiel, qu’il a été arrêté par la police, accusé de haute trahison, puis, après enquête, libéré, sans qu’on sache très bien les motifs de sa li-bération. Depuis trois ans, Enric Marco fait partie de l’amicale des anciens déportés de Mauthausen, il a prononcé des discours au nom de ses compagnons, il est pressenti pour s’exprimer devant le chef du gouvernement, Rodríguez Zapatero, lors de la visite de ce der-nier à Mauthausen, ce que le juge Bermejo ne peut sup porter. Dès lors, l’affaire éclate, semant la stupeur, l’épouvante, le mépris et le dégoût. Les journaux se déchaînent, les télévisions et les radios dé-versent à flots leurs commentaires, tous les médias s’en prennent à Enric Marco, qui fait front, se défend, acquiesce pour le départ en Allemagne mais nie… Combat inégal. Tout s’écroule : il n’a pas com-battu sur le Segre, il n’était pas à Saragosse, il n’a pas débarqué à Majorque. Était-il anarchiste ? Il fait partie de la majorité, il a vécu quarante ans caché dans un garage. Javier Cercas rencontre Enric Marco, qu’il juge d’abord « horrible », avant de se rapprocher de lui, de tenter de l’expliquer. C’est l’époque de la mémoire historique. Des livres paraissent, des budgets sont votés, on veut découvrir les fosses où reposent les soldats républi-cains, on dresse des comptes, combien sont-ils ? soixante mille, cent mille ? C’est dans ce climat qu’Enric Marco apparaît, surgissant de l’atelier de mécanique où il a vécu, marié une première fois, père d’une fille, il a fait son destin, mais il se découvre héroïque, il s’in-vente une vie d’aventures, qu’il détaille devant les jeunes, les exhor-tant au courage. Il quitte sa femme et se remarie.Javier Cercas trouve un modèle littéraire, lumineux, Alonso Qui-jano qui, à la cinquantaine, devient don Quichotte de la Manche,

Qu’est-ce qu’un imposteur quand la majorité s’invente un passé anti-franquiste ?

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Javier Cercas, en novembre 2014.

l’intrépide chevalier, le défenseur des pauvres, l’amoureux fou de Dulcinée. Il est purement fictif, et l’Espagne entière le reconnaît comme réel, le cite à tout propos. Vaincu par le bachelier Samson Carrasco, il retourne dans son village, se couche dans son lit et avoue sa folie. Raül, le fils de Javier Cercas, qui a accompagné son père dans ses recherches, filmant Enric Marco lors de ses entretiens, s’écrie : « Il est génial, ce mec ! Il vaut mieux que don Quichotte ! »C’est le cri final du livre, à Flossenbürg, le camp où Enric Marco est censé avoir été expédié depuis Kiel. Un document l’atteste, sur lequel figure son nom, il l’a présenté à Mauthausen pour être admis parmi les déportés espagnols. Javier Cercas a demandé à l’employée de lui montrer l’original auquel comparer celui qu’il porte avec lui, dernier témoignage. Elle dépose le papier sur la table, et tous trois se penchent. La preuve les laisse silencieux ; Enric a modifié son nom. Et lorsque Raül lâche son : Génial ! son père se dit : « Oui, mais c’est aussi Enric Marco. » Mais qui est pour Javier Cercas Enric Marco ? Le fils d’une femme folle, né dans l’asile ? L’orphelin qui va de tante en tante, chacune le coiffant à sa guise, la raie à droite pour

l’une, à gauche pour l’autre, au milieu pour la troisième ? Est-ce le jeune homme qui, pour échapper au service militaire, s’engage pour travailler en Allemagne ? Serait-ce le détenu accusé de haute trahi-son, crime passible de la peine de mort, qui en réchappe par mi-racle ? Il était arrivé en Allemagne quand les Allemands semblaient gagner la guerre, il en repart alors qu’ils commencent à la perdre. Il arrive à Barcelone et se terre chez un oncle. Il passera quarante ans dans des ateliers mécaniques, se mariera, aura une fille. Ou bien est-il le faux combattant républicain qui se réveille pour rejoindre la majorité ? L’anarchiste douteux qui deviendra, sous le nom d’En-rique Marcos, secrétaire général du syndicat ? Il n’est pas, c’est sûr, l’ancien déporté qui, atteint de télépathie, montre partout l’image du courage. Un imposteur, un menteur obsessionnel, un manipu-lateur. Mais qu’est-ce qu’un imposteur quand la majorité s’invente un passé antifranquiste ? Qu’est-il face au romancier qui ne cesse de produire de fausses images ? Des Soldats de Salamine à Anatomie d’un instant, jusqu’à L’Imposteur, Javier Cercas s’affirme comme l’un des meilleurs écrivains de l’Espagne. 

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38 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

La Vierge marrieLes disciples ? Une « horde ». Le messie ? Son « petit garçon » qui l’a oubliée. Colm Tóibín imagine les dernières paroles d’une Marie amère, furieuse, et refusant de croire que Jésus ait pu être le fils de Dieu. Par Alexis Liebaert

C ’est un genre dans lequel les romanciers anglo-saxons ex-cellent : l’autobiographie imaginaire d’un personnage his-torique. On se souvient par exemple, au nombre des réus-sites, de L’Évangile selon le Fils de Norman Mailer. Il faudra

désormais y ajouter Le Testament de Marie, de l’Irlandais Colm Tói-bín. La vierge Marie, donc, mais pas exactement la douce Madone, toute de bleu et blanc vêtue. Marie est désormais une vieille femme en colère. Réfugiée à Éphèse, elle attend la mort et résiste de toutes ses forces aux disciples de son fils crucifié, désireux de lui faire cau-tionner à tout prix les légendes qu’ils ont forgées. Alors, face à ces deux hommes jamais nommés (l’un semble être Jean l’Évangéliste) qui la harcèlent, elle se refuse à prononcer le nom de Jésus. Dans sa bouche, il est et restera « mon fils ». Et s’ils insistent, elle évoque « celui qui était ici », « votre ami », « celui qui vous intéresse ».C’est de ce fils qu’elle entreprend de nous raconter la véritable his-toire. Celle du temps qui passe et « transforme un bébé sans dé-fense en un petit garçon, avant de créer un jeune homme avec ses mots à lui, ses pensées, ses émotions secrètes ». Un jeune fils ai-mant qui devient « l’homme des noces de Cana. L’homme qui ne me prêtait aucune attention, qui n’entendait personne. L’homme puissant qui semblait avoir perdu tout souvenir de ces années où il avait besoin de mon sein pour boire le lait, de ma main pour le guider, de ma voix pour l’apaiser et le conduire au bord du som-meil ». Quelques phrases et tout est dit de la douleur d’une mère, de son incompréhension face à l’irruption de « cette puissance [qui] semblait dépourvue d’histoire, surgie de nulle part ».Cette transformation, Marie l’attribue à « la horde », ainsi qu’elle appelle les disciples chaque jour plus nombreux qui ne quittent plus Jésus. Ceux-là, elle les déteste et les méprise tout à la fois. Ils sont ceux qui ont laissé crucifier son enfant, avides qu’ils étaient d’avoir

un martyr sanctifiant leur cause par son sacrifice. Bien sûr, il y eut ces « miracles » que l’on raconte. Mais, à la sortie du tombeau, il ne restait du jeune homme au charme solaire qu’une sorte de mort-vivant tout juste capable de proférer quelques gémissements. Autant dire que Marie ne croit guère à ces prodiges colportés par la légende, pas plus qu’elle ne croit que son fils est le « fils de Dieu ». Elle sait bien, elle, pour l’avoir conçu dans l’amour avec son époux trop tôt disparu, qu’il est fait de chair et de sang.Le sang, celui-là même qu’elle a vu couler au Golgotha, entourée de quelques-uns de ces hommes au regard dur, devenus ses gardiens. Elle n’a pas eu le courage d’aller serrer dans ses bras son fils à l’ago-nie, consciente que révéler sa présence lui vaudrait emprisonne-ment et mort ignominieuse. Une lâcheté qu’elle ne cesse de se reprocher et que seul son commerce épisodique avec la déesse Artémis peut apaiser. Une déesse païenne, comme un ultime acte de révolte contre un monde – son monde – qui a martyrisé son fils. 

Colm Tóibín est un écrivain et journaliste irlandais, né à Enniscorthy en 1955. Après avoir habité à Barcelone, il part traverser l’Amérique du Sud, dont l’Argentine. Il est notamment l’auteur du roman biographique Le Maître (2004), sur Henry James, et occupe le poste de professeur d’écriture créative, naguère tenu par Martin Amis, à l’université de Manchester.

Le Testament de Marie, COLM TÓIBÍN, traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, éd. Robert Laffont, 122 p., 14 €.

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Colm Tóibín, à Paris, en janvier 2011.

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 39

Au lendemain de la Dépression, Brooklyn à hauteur de jeune filleLes tragédies minuscules d’une enclave irlandaise à New York, dans les années 1930.Par Josyane Savigneau

S omeone, le titre du roman d’Alice McDermott, vient comme en écho au Everyman de Philip Roth : l’histoire d’une per-sonne au destin qui n’a rien d’exceptionnel mais en dit long sur une époque, un milieu social, un pays. Contrairement

à l’homme que décrit Philip Roth avec sa lucidité cruelle, la femme dont Alice McDermott a fait son héroïne est touchante, attachante. Le lecteur se passionne pour sa vie, toute minuscule qu’elle soit, pour son absence d’illusion, sa certitude de n’être pas née du bon côté du pont de Brooklyn. Ce quartier de Brooklyn, qui fut celui d’Alice McDermott, cette enclave irlandaise, la romancière n’a aucun mal à l’imaginer dans les années 1930, peuplé de gens modestes qui viennent de subir les effets de la Grande Dépression. Et, comme toujours, elle se montre en grande portraitiste du quotidien, déli-cate, subtile, ne tombant jamais dans un lourd réalisme ni dans l’excès de psychologie. Elle décrit minutieusement les personnages, les situations, elle fait revivre une famille et tout un quartier. Marie a 7 ans quand commence le récit. C’est une petite fille très myope. Elle vit avec ses parents – ils ont émigré d’Irlande avant sa naissance – et son frère Gabe qui, très tôt, se destine à la prêtrise. Sa mère a la rudesse des femmes qui se sentent responsables de la bonne marche du foyer. Marie aime tendrement son père, qui tra-vaille beaucoup et boit un peu trop. Elle est « la petite chérie de son papa ». Comme souvent, elle l’attend ce soir-là sur le perron de la maison et elle voit passer Pegeen, la voisine, revenant de Manhat-tan, où elle a trouvé un emploi. Marie observe sans cesse la vie du quartier : Pegeen, avec les cheveux noirs de son père syrien et la peau blanche de sa mère irlandaise, les garçons jouant au baseball, Walter Harnett et sa chaussure orthopédique, Bill Corrigan, « l’aveugle qui avait été gazé pendant la guerre ». On pourrait se croire dans un quartier sans histoire. Les hommes rentrent du tra-vail, les femmes ont préparé le dîner, elles font réciter leurs leçons

aux enfants, et le catéchisme. Mais la tragédie est toujours au coin de la rue, et Marie, très tôt, y est confrontée. Pegeen, qui, curieuse-ment, tombait trop souvent, fait une chute fatale dans l’escalier. Il y a pourtant des événements qu’on dit heureux – mariages, nais-sances –, que Marie commente avec sa meilleure amie, Gerty. Par exemple, le mariage de Dora Ryan, « telle une reine » dans sa robe blanche. Mais le mariage ne dure même pas une nuit : Dora, qui a déjà 30 ans, a épousé… une femme déguisée en homme. Malheur

plus grand encore, la mère de Gerty meurt en couches et celle-ci quitte le quartier. Marie grandit et, au grand dam de sa mère, elle refuse d’apprendre à cuisiner. Son père meurt, et à 17 ans elle connaît un chagrin d’amour. Walter Harnett, le garçon à la chaus-

sure orthopédique, lui promettait le mariage et soudain lui dit qu’il va épouser la fille du juge, plus riche et plus belle qu’elle. Comme Alice McDermott n’a pas composé son récit d’une manière linéaire, fastidieuse et trop réaliste, on retrouve Marie mariée avec Tom, avant d’apprendre comment elle a rencontré ce GI qui vient de ren-trer de la guerre, dévasté, et avant de la voir travailler chez le croque-mort du quartier. C’est là qu’elle revoit Walter, venu rendre un der-nier hommage à son vieux copain Bill Corrigan, et qu’elle comprend « le lien facile qui se créait quand on avait partagé le même quartier comme nous, partagé un passé ». En dépit d’un premier accouche-ment difficile, Marie aura quatre enfants, dont Susan, qui est avo-cate. Sans jamais être didactique, la romancière, à travers les mo-ments marquants de la vie de Marie – jusqu’à sa grande vieillesse, veuve, avec le sentiment d’être un fardeau pour ses enfants –, trace un portrait passionnant d’une certaine Amérique, de ses mutations sociologiques de l’après-guerre, avec un art extraordinaire du « presque rien », qui fascine durablement. 

La certitude d’être née du mauvais côté du pont.

Alice McDermott est née le 27 juin 1953 à Brooklyn, dans une famille irlandaise catholique. Après des études littéraires, elle a enseigné dans diverses universités américaines et a commencé à écrire des nouvelles qui ont été publiées notamment dans The New Yorker. Cinq de ses romans ont déjà été traduits en français avant Someone, dont Charming Billy (Quai Voltaire, 1999), pour lequel elle a obtenu le National Book Award.

Someone, ALICE MCDERMOTT, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud, éd. Quai Voltaire, 270 p., 21 €.

Quai Voltaire

Alice McDermott

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40 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Ford dieselVouant un quatrième livre à son personnage Frank Bascombe, l’écrivain tourne un brin au ralenti.Par Pierre-Édouard Peillon

À l’occasion de sa parution française, le titre du troisième roman consacré au personnage de Frank Bascombe avait subi une traduction particulièrement bien sentie, quoique un peu imprudente : The Lay of the Land (littéra-

lement « L’aspect du territoire ») s’était transformé en L’État des lieux. Un titre assez idéal, réussissant un coup à trois bandes : fi-dèle à l’original, pertinent par rapport au récit (Bascombe ayant quitté son journal sportif pour devenir agent immobilier) et com-mode pour faire comprendre que le cycle ouvert avec Un week-end dans le Michigan se contenterait d’être une trilogie. Mais voilà que, contre toute attente, Richard Ford a choisi d’allonger la sauce avec un quatrième roman – ou, plus exactement, un recueil de quatre nouvelles s’apparentant à de longs chapitres –, dans lequel Frank Bascombe mène, pour le coup, un véritable état des lieux puisque chaque partie d’En toute franchise a pour centre névralgique une maison différente.Dans le premier segment, c’est une ancienne demeure de Frank sur la côte du New Jersey, renversée sur son flanc et déchirée sur cer-tains pans lors du passage de l’ouragan Sandy ; dans le deuxième, le domicile actuel de Bascombe, visité par une ancienne résidente qui revient pour la première fois sur la scène d’un crime familial auquel elle échappa de justesse ; dans le troisième, la maison de re-traite où vit désormais Ann, l’ex-femme de Frank ; et, dans le qua-trième, l’imposant manoir d’un ami perdu de vue, sur le point de passer l’arme à gauche. Voilà donc tout un ouvrage qui cherche sa respiration dans le grand vide de l’après : après le traumatisme du cataclysme, après le drame du fait divers, après le divorce, après l’amitié – et même, dans son ensemble, après une trilogie qui sem-blait bouclée. Dans cette série de lendemains blêmes ne subsiste qu’une perspective crépusculaire : la mort qui s’approche douce-ment, pour Frank, désormais âgé de 68 ans, qui a déjà esquivé un premier assaut du cancer, comme pour tout un monde qui s’enlise

(essentiellement le règne de l’Amérique triomphante, affaibli par la récession). Rien de moins anodin donc, pour un roman hanté par l’idée de l’achèvement ou de l’irrémédiable, que de finir quatre fois et de trouver la force de se relancer à trois reprises.Cette énergie de l’épuisement s’apparente en réalité à une forme de laisser-aller ; à commencer par Frank qui, fidèle à son habitude, interagit moins qu’il ne s’abandonne, ne s’empêtre, ne s’englue dans des situations et des décors déjà familiers. Ainsi fonctionne – toujours aussi bien, à quelques réserves près – l’art de Richard Ford, capable de combiner en un mouvement indolent horizonta-lité et verticalité, laissant la plate banalité des suburbs aspirer pro-gressivement son personnage. On peut juste regretter que le ro-mancier offre parfois l’impression de s’être lui aussi affalé dans l’engourdissement moelleux de ce paysage. Il y a en effet quelque chose de vaguement pantouflard à le voir enfiler les mêmes cha-rentaises fictionnelles pour se lever tranquillement sans changer sa démarche narrative et laisser passer sans sourciller quelques ra-dotages paresseux (notamment une poignée de réflexions contrites sur les relations entre races aux États-Unis). Mis à part cela, Ri-chard Ford conserve une plume suffisamment pointue pour har-ponner de son ironie toute une galerie de personnages risibles ; trouvant dans la satire les ressources pour continuer à faire carbu-rer son personnage vieillissant. 

Richard Ford commença sa carrière d’écrivain en 1976 avec Une mort secrète, puis, en 1982, Le Bout du rouleau. Malgré des critiques encourageantes, ces romans eurent peu de succès et Ford se reconvertit au journalisme sportif après avoir occupé un poste à l’université de Princeton. C’est grâce à son alter ego romanesque, Frank Bascombe, qu’il accède à la reconnaissance en 1986 avec Un week-end dans le Michigan. Suivront, dans le même cycle, Indépendance (1995, prix Pulitzer), puis L’État des lieux en 2006.

En toute franchise, RICHARD FORD, trad. de l’anglais (États-Unis) par Josée Kamoun, éd. de l’Olivier, 234 p., 21,50 €.

Richard Ford.

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Dans le cœur d’un jeune passeurUn livre sidérant dans son premier mouvement, qui donne chair au sombre commerce des migrants, aux portes de l’Europe. Gazâ, un petit Turc de 10 ans, aide son père à faire passer des clandestins en Grèce : il voit et fait le pire, en jouit et en souffre, avant de lui-même tailler la route.Par Alexis Brocas

L a valeur littéraire n’est pas seulement affaire de perfection formelle : déséquilibré dans ses masses, doté d’une fin qui ne vaut pas son début, le Voyage de Céline dépasse l’essen-tiel des productions de son temps. Dans un genre très dif-

férent, le Turc Hakan Günday, admirateur de Céline, écrit ainsi des romans touffus, parfois confus, souvent inégaux, mais passion-nants et sans équivalent. Dans Encore, il narre l’existence de Gazâ, 9-10 ans au début du roman, fils et assistant d’Ahad, passeur de clandestins. Puis le roman suit les errances de Gazâ, qui l’amèneront en Afghanistan, d’où viennent la plupart des migrants.Autant le dire tout de suite : les 170  premières pages de ce roman comptent parmi les plus sidérantes lectures proposées par cette rentrée. Elles révèlent quelle réalité peut se cacher derrière la figure générique du « passeur » de clandestins dont parlent les reportages télévisés. Ahad, le père de Gazâ, assure le stockage et le transport des clandes-tins jusqu’au bateau – ces hommes-là se traitent comme une car-gaison. Il a délégué la gestion du stockage à son fils : les clandes-tins sont littéralement enterrés vivants dans une citerne asséchée équipée d’une unique ampoule et, en attendant le départ, comptent les heures sur une horloge truquée pour ralentir leur écoulement. Gazâ tâche de tirer tous les bénéfices possibles de la situation. En vendant les bouteilles d’eau qu’il est censé distribuer aux réfugiés. En les soumettant au chantage pour qu’ils lui livrent la plus jolie fille du chargement. En inventant d’affreuses histoires de trafic

d’organes pour tester leur crédulité. Et pourtant, Gazâ n’est pas un pur cynique égal à son père : c’est un enfant avide de grandir et d’apprendre, qui tire des clandestins le nécessaire pour son éduca-tion – sociale, sexuelle, délinquante… Il est de surcroît hanté par sa conscience, qui a pris la figure de Cuma, un réfugié afghan mort par sa faute, un jour qu’il avait omis d’allumer la ventilation. Hakan Günday parvient à raconter ce monde horrifique à hauteur d’enfant. L’attitude de son jeune narrateur avec les clandestins

oscille entre le jeu (cruel), le devoir, l’apprentissage du pouvoir et celui de la compassion. Sa fascination pour les marins Harmin et Dordor, pirates tatoués qui transportent les clandes-tins jusqu’en Italie, est celle d’un petit garçon tout ébaubi devant ces arché-types de virilité. Il pourrait grandir ainsi jusqu’à devenir un pirate nietzschéen comme eux, ou comme son père. Mais, après un accident de camion, il se retrouve seul, enterré sous les cadavres des clandestins qu’il transportait. Dès lors, le chaos s’in-

vite dans le roman et dans la psyché du garçon, qui connaîtra cent vies, devenant un boursier modèle, un drogué à la morphine, un théoricien des rapports entre lynchage et lien social, et finalement un passager clandestin. L’aventure prend une dimension plus mé-taphorique – il semble que les diverses identités que revêt Gazâ aient aussi à voir avec l’état émotionnel du pays. Et il faut attendre les 30 dernières pages pour que cette errance symbolique retrouve la vigueur de la première partie. Ainsi, on referme satisfait ce livre génial et imparfait. 

Hakan Günday est né à Rhodes en 1976. Fils de diplomate francophone, il parcourt l’Europe et fait des études de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Très marqué par la lecture de Céline, il publie Kinyas ve Kayra (2000, non traduit en français) et s’impose comme principale figure de la nouvelle garde littéraire turque. D’un extrême l’autre (Galaade, 2013) obtient le prix du meilleur roman de l’année en Turquie, tandis que Ziyan (Galaade) reçoit le prix France-Turquie en 2014.

Encore, HAKAN GÜNDAY, traduit du turc par Jean Descat, éd. Galaade, 374 p., 24 €.

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Hakan Günday.

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Hédi Kaddour, en juillet 2015.

Mirages des coloniesDans le Maghreb des années 1920, Européens et autochtones cohabitent dans une harmonie fallacieuse, jusqu’à l’arrivée d’une équipe de cinéma américaine. Porté par une écriture souveraine, un vrai-faux album sépia cultivant non pas la nostalgie mais la lucidité.Par Bernard Fauconnier

Hédi Kaddour s’est fait connaître en 2005 avec Waltenberg, un roman qui obtint auprès d’un large public un succès justifié. Vaste fresque sur le monde contemporain et les forces parfois obscures qui l’animent, Waltenberg a révélé un romancier tardif mais brillant, qui a mené par ailleurs une

belle carrière universitaire et a longtemps enseigné, notamment au Maroc, pays qui pourrait être le cadre de son nouvel opus, Les Pré-pondérants. Roman dans lequel on retrouve l’univers, en particulier géographique, transporté ici au lendemain de la Grande Guerre, de cet auteur à la maîtrise souveraine, dont la prose riche et souple ex-celle à rendre l’atmosphère d’un monde disparu, ses péripéties et ses personnages, attachants et emblématiques. Le décor des Pré-pondérants se situe d’abord dans une ville d’un pays jamais nommé, Nahbès, probablement inspirée de Meknès, ville marocaine où Hédi

Kaddour a enseigné une douzaine d’années. Ces tropismes géogra-phiques sont un des éléments centraux d’une chronique qui est plus un roman à histoires et sur l’histoire qu’un roman à intrigue, ayant pour objet de ressusciter, par la force du style et la puissance de l’évocation, par un mélange remarquablement dosé de réalisme et de romanesque old style à la Somerset Maugham, un monde quelque peu suranné ; un roman qu’on lit parfois comme on feuillette un album de vieux chromos sépia, mais dont la charge de réel aussi bien que la portée métaphorique s’imposent à chaque page, ce qui est bien le moins qu’on puisse encore attendre de la littérature. On comprend alors certaines déclarations d’Hédi Kaddour, à Jeune Afrique notamment, à propos de certaines fausses valeurs contem-poraines, tels Michel H. ou Amélie N., ne fâchons personne : « Il ar-rive parfois qu’on présente des livres au public en les faisant passer pour de grands crus alors que ce ne sont que des beaujolais de l’an-née. Un livre c’est un peu comme un pull ; il faut en évaluer la tex-ture. Et faire la différence entre l’acrylique et un cachemire trois fils. » On ne saurait mieux dire. Et l’on confirme : le texte de Kaddour, d’un tissage serré et soyeux, est plutôt du cachemire trois fils.On est donc au début des années 1920, dans un « protectorat » français du Maghreb. Au printemps 1922, des gens de cinéma de Hollywood débarquent à Nahbès pour y tourner un film, forcément exotique, décor et couleur locale garantis « authentiques ». L’intru-sion de ce monde aussi fascinant que frelaté dans une société po-tentiellement conflictuelle cristallise un peu plus les tensions et les rivalités entre ses membres : notables locaux, colons, fonction-naires français, nationalistes rêvant d’indépendance. Il y a, côté au-tochtones, le jeune Raouf, fils du caïd Si Ahmed ; la jeune et belle Rania, que son veuvage prématuré condamne à la solitude ; le mar-chand Belkhodja, filou et rusé comme il se doit, qui fait la navette entre les Européens et sa propre communauté, au risque de perdre

Hédi Kaddour est un poète et romancier français né à Tunis en 1945. Traducteur de l’anglais, de l’allemand et de l’arabe, agrégé de lettres modernes, il a enseigné la littérature française et la dramaturgie à l’École normale supérieure de Lyon et l’écriture journalistique au Centre de formation des journalistes (CFJ) et à l’EMI (École des métiers de l’information). Il a obtenu le Goncourt du premier roman en 2005 pour Waltenberg (Gallimard).

Les Prépondérants, HÉDI KADDOUR, éd. Gallimard, 464 p., 21 €.

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J’aime, je suis mécènepour le portrait

de Chateaubriand par Girodetà la Maison de Chateaubriand

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sa fortune et son âme, ce qui du reste lui arrivera. Quant aux « pré-pondérants », ce sont bien sûr les Européens : ces maîtres parfois éclairés, à l’instar de Ganthier, richissime fermier qui se pique aussi de culture et de littérature et se prend d’affection pour le jeune Raouf, dont il va assurer l’éducation « européenne » ; il y a aussi des militaires obtus, ou des civils représentant la France, tout un monde qui cherche à cohabiter dans une fragile harmonie mais non sans une certaine arrogance, et qui n’oublie jamais la place de chacun.Et puis il y a les Américains, cette équipe de cinéma qui sème le trouble dans les cœurs et dans les corps. Dans la première partie du roman, comme en contrepoint à cette chronique fitzgeraldienne à la mode coloniale, sont rapportés les échos du procès de Fatty Ar-buckle, acteur comique du muet, bien réel lui, obèse et partouzard, accusé de meurtre – et finalement relaxé – à la suite d’une orgie hol-lywoodienne qui s’est terminée par la mort d’une starlette . Contre-point qui n’est pas innocent, symbole d’une société occidentale dé-cadente qui ne traite pas toujours mieux les femmes qu’un pays aux principes et aux mentalités archaïques : c’est le choc de deux mondes qui se rencontrent, celui du cinéma et de ses faux-semblants, en dé-licatesse avec la réalité, qui mêle sans trop de discernement la vraie

vie et la fiction – et pas toujours la meilleure, malgré le projet de Neil, le metteur en scène, d’adapter Eugénie Grandet. Un monde qui per-turbe profondément les consciences, dans ce pays riche d’une culture immémoriale et de rituels sociaux implacables, mais aussi comme

figé, immobilisé par une religion qui multiplie les interdits, impose des règles d’airain sur les sentiments et les désirs, déchiré entre le désir d’indépendance et une allégeance parfois servile à la puissance occupante, ces « prépondérants » maîtres du protectorat…Des règles dont Raouf croit pouvoir s’affranchir en fréquentant les Occidentaux : Ganthier, qui jalouse la jeunesse et les succès fémi-nins de celui-ci, Kathryn, la somptueuse actrice américaine, Gabrielle, la journaliste délurée, très « garçonne » de manières et de mœurs. Beau comme un dieu, un rien dandy, Raouf séduit Kathryn et entreprend avec Ganthier un voyage à Paris et dans l’Al-lemagne occupée de l’après-guerre. Cette escapade un peu cultu-relle et très amoureuse au cœur de la vieille Europe, avant un retour à Nahbès qui s’achève en tragédie, donne au propos de l’auteur son sens profond. Ces personnages délicieux et jouisseurs, futiles et graves, pétris d’envie d’apprendre et de comprendre, et aveugles face à l’histoire en marche, goûtent à Paris au charme des Années folles, parcourent l’Allemagne, la Ruhr occupée par l’armée fran-çaise, jusqu’à Berlin, « un lupanar », sans bien voir encore, dans leur légèreté de sybarites, que les haines qui macèrent au sein de la population préparent une autre catastrophe.Fourmillant d’anecdotes, d’histoires, de situations orchestrées avec virtuosité, de discrètes touches d’ironie et même d’humour, Les Prépondérants plongent aux racines de ce que seront les maux du xxe siècle – nouveau conflit mondial et décolonisations doulou-reuses. Avec élégance, Hédi Kaddour rappelle aussi la littérature à son devoir de détour par le mirage et l’inactualité. 

Plongée aux racines des futurs maux du xxe siècle.

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Hubert Haddad, 2015.

La tête et les jambesHubert Haddad publie simultanément deux livres très différents : le récit troublant d’un cerveau greffé sur un corps étranger et la marche de deux hommes blessés au Japon, sur les pas d’un poète.Par Vincent Landel

Son corps a été réduit en bouillie par un mât de misaine. Qu’à cela ne tienne ! On lui greffe le corps d’un don-neur en état de mort cérébrale et à l’organisme intact. Opération spectaculaire effectuée par le professeur Canavero, surnommé Cadavero, un neurochirurgien qui existe bel et bien et s’apprête à tenter l’opération

en 2016. Et transplantation intégrale réussie dans le roman grâce à l’utilisation de substances chimiques permettant au « derviche du bistouri » de raccorder les moelles épinières et d’en réactiver les influx nerveux. Une première médicale qui fait de Cédric Allyn- Weberson, alias Cédric Erg, fils apostat d’un magnat de l’industrie pharmaceutique, un phénomène de foire et la coqueluche des mé-dias, des médecins et des milieux politiques dans le monde entier. Sur cet argument qui effleure la science-fiction sans jamais y verser, Hubert Haddad brode, avec la pertinence d’une écriture parfaite d’équilibre, une palpitante histoire romanesque placée sous un exergue de Joseph Joubert : « Il n’appartient qu’à la tête de réfléchir, mais tout le corps a de la mémoire. » Comment croire à son passé quand une autre histoire hante votre métabolisme et votre physionomie ? Comment vivre avec les mains, les viscères, les gènes d’un étranger ? Aimer avec le sexe d’un autre ? À l’heure des greffons, de la procréation in vitro et des bébés-éprouvette, ces questions vertigineuses, proprement métaphysiques dans la me-sure où elles rejoignent celles de l’immortalité, de l’identité, du siège de l’âme, de la paternité génétique et toute la bioéthique, va-laient d’être posées. Les hypothèses ne sont pas soulevées à ren-fort de délires fantastico-philosophiques ni à coups d’explications

scientifiques jargonnantes, mais par touches légères qui rendent palpables les sensations les plus intimes, les plus infimes, entre espoir et détresse, du héros coupé en deux, inhumé dans un orga-nisme étranger, la tête vissée sur un corps acéphale, « en équilibre instable sur quelque pachyderme inattendu », tel « un mort occu-pant la place d’un vivant ». Quelle meilleure et monstrueuse illus-tration du traditionnel divorce entre la chair et l’esprit ? Du « je est un autre » ? Du « fond limoneux de sa cervelle », le convalescent se rappelle les circonstances de son drame : une croisière en Grèce en compagnie de la journaliste Lorna Leer, « la plus belle femme du monde », la-quelle venait de lui signifier leur rupture, de peur que la routine s’installe entre eux, après qu’il l’eut demandée en mariage et avant qu’un treuil de trois-mâts lui écrase le système nerveux. Le cœur s’en mêle et, à partir de là, s’entrelacent l’ambiance des meilleurs thrillers médicaux de Robin Cook et « le total du grand néant » de vivre dont parlait D. H. Lawrence (cité), dans ce roman bref et bril-lant, le vingt-deuxième ouvrage de l’auteur du poignant et dé-pouillé Palestine. Le néant – moins la terreur qu’il inspire que la béatitude avec la-quelle l’Orient le confond – est aussi au cœur de Mâ (« Maman »),

Poète, romancier, historien d’art et essayiste d’origines tunisienne et algérienne, Hubert Haddad a touché à tous les genres avec le même sens de la poésie et avec une maîtrise qui lui a permis d’écrire beaucoup sans se disperser. Citons les romans Palestine, Opium Poppy, Le Peintre d’éventail et ses Haïkus, Nouvelles du jour et de la nuit (deux volumes, un pour le jour, l’autre pour la nuit), l’ensemble publié aux éditions Zulma.

Corps désirable, HUBERT HADDAD, éd. Zulma, 176 p., 16,50 €.

Mâ, HUBERT HADDAD, éd. Zulma, 256 p., 18 €.

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« roman japonais » publié dans la foulée de Corps désirable, égale-ment par Zulma. Le néant comme but de vivre pour deux mar-cheurs infatigables parcourant l’archipel japonais, convaincus que « la marche à pied mène au paradis ». Hubert Haddad renoue ici avec la veine du Peintre d’éventail (2013, prix Louis-Guilloux et grand prix SGDL pour l’ensemble de son œuvre). C’est l’histoire de deux répliques contemporaines de Shôichi Taneda, alias Santôka, poète errant du début du siècle dont la devise se résumait ainsi : « zen, saké, haïku : poèmes », et que le suicide de sa mère incita à enta-mer un vagabondage infini. Mâ n’est pas le livre d’un Occidental féru de sagesse bouddhique. C’est un véritable poème japonais en prose signé par un auteur français qui a assimilé la mystique

bouddhiste, au contraire des babas digérant de travers La Bhagavad Gîtâ à Katmandou. Hubert Haddad écrit lui-même des haïkus (« brefs divertissements »), qui parsèment son récit, à côté de ceux de Santôka, ce moine mendiant ici dédoublé. Comme lui, les deux héros peuvent dire : « Je suis un pèlerin fou qui passe sa vie entière à déambuler, comme ces plantes aquatiques qui passent de rive en

rive. Cela peut sembler pitoyable, pourtant je trouve la paix dans cette vie dépouillée et tranquille. » Comme le Bouddha, ils fuient le karma et « marchent en quête d’un angle perdu des magiques architectures du vide ». L’original, bavard, écrivait dans un style débraillé, ce qui ne l’empêche pas de jouir dans son pays d’une re-nommée post mortem comparable à celle de Kerouac aux États-Unis. Il incarne le type même du poète, conforme aux désirs inconscients du public : un gueux, un mendiant, « donnant tout de son néant », méprisant les normes, solitaire et alcoolique, vantant « les vertus du vide aux misérables ». Hubert Haddad le magnifie, le réinvente et le scinde, à vingt ans de distance, en un jeune barman myope et un brasseur de saké, blessés au cœur par le suicide d’une maîtresse ou d’une parente. Ces marcheurs sans but, en partance pour l’ins-tant présent, transfigurent leur peine au fil d’un pèlerinage qui ins-pire à l’auteur des pages pleines de beauté sur la science des chau-mières, l’esprit des fleurs, l’envol des grands freux, les temples des îles, les sites sacrés des monts Kii où « la pluie prend la consistance des embruns ». « Enveloppés d’une sorte de bénignité lustrale », ces ascètes abusent du saké, endurent la pluie, la glace, la faim, les esprits embusqués et le raz de marée de Fukushima en se souve-nant du dernier soir « comme si c’était demain ». Ils reconduisent aujourd’hui « d’un pas actuel la ronde des pèlerinages dans la mer-veille de l’instant, comme l’ombre d’une ombre d’une ombre ». Éloge de l’impermanence : « Demain, le jour suivant – qui le dira ?/Soyons ivres de ce jour même. » Et cette lancinante question : « Comment atteindre l’art sans art, quand esprit et cœur se confondent ? » Cet art « d’exister nulle part ailleurs qu’ici même », Hubert Haddad réussit à le transmettre par la grâce d’un style sub-tilement scandé qui a la profondeur du murmure et la liberté joueuse et enjôleuse du vent, avant de faire résonner « la pure vi-bration de l’instant ». Du grand « art sans art ». 

« Demain, le jour suivant – qui le dira ?/Soyons ivres de ce jour même. »

Les Territoires de l’ImaginaireUtopie, représentation, prospective

FESTIVAL INTERNATIONAL GÉOGRAPHIEde Saint-Dié-des-Vosges

DE

26e édition - Du 2 au 4 octobre 2015

Pays invité : l’Australie

fig.saint-die-des-vosges.frwww.facebook.com/

festival.international.geographiesaint-die.eu

Les personnalités :Antoine Compagnon, Président du FIG

Florence Aubenas, Grand Témoin du FIGTonino Benacquista, Président du Salon du Livre

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Michaël Ferrier.

Au briscard de MadagascarMichaël Ferrier fait le portrait, troué d’énigmes, de son grand-père, flamboyant flambeur à Madagascar. L’occasion d’évoquer l’histoire de l’ancienne colonie et de décliner au pluriel les mémoires françaises.Par Jean-Baptiste Harang

Parenthèse : Mémoires d’outre-mer raconte la vie à Ma-dagascar de Maxime Ferrier, grand-père (paternel, on suppose, même s’il n’est jamais question du père) de l’auteur, Michaël Ferrier. Le livre met en scène l’écrivain, qui endosse le rôle d’enquêteur et de nar-rateur, et raconte la vie d’un autre sans abuser de la

première personne ni cacher les efforts qu’il fait pour savoir le vrai : recherche documentaire, reportage sur les lieux décrits, dialogue avec les témoins des faits. Bref, nous avons sous les yeux le modèle indéniable d’un récit biographique. Pourtant, sur la couverture est écrit « roman ». Et ce n’est pas volé. Mémoires d’outre-mer est un des plus beaux romans de cette rentrée, avec tous les ingrédients romanesques souhaités, à l’ancienne : héros spectaculaires, pay-sages dépaysants, voyages, intrigues, fortunes faites et défaites, amour, rebondissements, rire et larmes, effets de réel, leçons d’his-toire, et ce qu’il faut bien appeler « des considérations ». L’auteur a installé un dispositif littéraire qui lui permet toute distanciation : proche parent du héros, comme dans les tribunaux il ne témoigne pas sous serment, il se donne droit à toute subjectivité, toute re-constitution des pages manquantes, le droit de colorier le blanc des cartes et, pourquoi pas, celui de tout inventer. Ajoutez à cela la malice de construction de l’œuvre (un soupçon d’enquête poli-cière sur l’occupation d’une tombe anonyme), qui se referme là où vous l’aviez ouverte, et surtout la belle langue de Michaël Ferrier, qui de toute prose fait littérature. Depuis combien d’années sommes-nous sommés de dénoncer les éditeurs qui étiquettent les livres à l’insu des auteurs et trompent sur la marchandise ? Eh bien cette fois nous en tenons un : l’éditeur n’y est pour rien, l’au-teur avoue son forfait page 136 (il s’agit d’Axel le funambule) : « Il faut dire un mot de l’extraordinaire destin qui l’attend, et qui mériterait à lui seul un autre roman », vous avez bien lu, « roman », alors, s’il vous plaît, fermons la parenthèse.

Michaël Ferrier est né à Strasbourg en 1967, il vit à Tokyo, où il en-seigne la littérature. Maxime Ferrier est né à l’île Maurice, sous le nom de Février, il est enterré à Mahajanga, dans l’une des trois tombes blanches qu’il fit édifier dans le cimetière de ce port du nord-ouest de Madagascar, cette « ville des fleurs » où il passa sa vie d’adulte. Sur une plaque de cuivre, on peut lire : « Maxime Ferrier (1905-1972) ». Selon Michaël, Maxime changea sept fois de nom, le compliquant, de Février à Saint-Jean le Roi de la Ferrière, puis le simplifiant jusqu’à revenir à Ferrier, le 14 août 1967, le jour même de la naissance de Michaël. Sacrée coïncidence. Michaël et Maxime se sont donc croisés sur cette terre pendant cinq ans, se sont même rencontrés certains étés à Mahajanga sans que le plus jeune en garde assez de souvenirs pour en faire un livre. Alors, il lui faut partir, quitter Tokyo, qui lui offre l’opportunité d’une année de vacances, renoncer un temps à la rue du Fer-à-Moulin, Paris Ve, où il aime écrire, s’éloigner de Li-An, son amie, à moins qu’elle ne l’accompagne,

Michaël Ferrier, né à Strasbourg en 1967, a passé son enfance en Afrique. Ancien élève de l’ENS, il est agrégé de lettres. Parti pour Tokyo en 1994, il enseigne la littérature à l’université de Chuo. Son livre Tokyo. Petits portraits de l’aube (Gallimard, 2004) a reçu le prix littéraire de l’Asie en 2005. Il est également l’auteur du Goût de Tokyo (Mercure de France, 2008) et de Fukushima. Récit d’un désastre (Gallimard, 2012). Michaël Ferrier collabore régulièrement aux revues Art Press, L’Infini et La Nouvelle Revue française.

Mémoires d’outre-mer, MICHAËL FERRIER, éd. Gallimard, « L’Infini », 350 p., 21 €.

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les bonnes

feuilles

DU LUNDI AU VENDREDI

14H56-15H

Chaque jour, les premières pages

d’un roman, d’un récit littéraire,

d’un recueil de nouvelles ou de

poésie, lues par leur auteur.

en partenariat avec

FC_MagLitteraire-82x222-15.indd 1 04/09/2015 14:25

et se plonger dans l’eau et la lumière des Mascareignes, les archives, les malles familiales, les commodes débordantes de documents jaunis, les voisins centenaires et les routes cabossées, refaire le monde à travers le portrait d’un grand-père que le temps floute : « J’ai rencontré Maxime quand j’étais enfant. Mais les seuls souve-nirs qui m’en restent sont très confus. Je me souviens d’un vieillard fatigué, juste avant sa mort, alors que sur les photos que je retrouve, ou les articles de journaux qui évoquent sa spectaculaire ascension et sa non moins brutale chute, c’est un jeune homme qui a l’air très dynamique et qui fait presque peur. C’est pour combler le fossé entre ces deux images que je me suis lancé sur sa trace. »Né à Maurice lorsque l’île est anglaise, parti pour Madagascar, alors colonie française, Maxime, doué de corps et d’esprit, et polyglotte

supposé, se retrouve, sans vocation mais avec un immense talent, acrobate vedette d’un cirque croisé sur le bateau de l’exil. Le livre liste page 55 les questions auxquelles il répondra : « Qui est Maxime Ferrier ? Pour-quoi le Cirque Bartolini, faisant escale à

Mahajanga, n’en est-il jamais reparti ? Que sont devenus Mme Bar-tolini et Arthur Dai Zong ? Comment Maxime a-t-il pu devenir en si peu de temps aussi riche puis tout perdre en l’espace de quelques années ? Pourquoi a-t-il fait construire trois tombes presque iden-tiques dans ce vieux cimetière de la Corniche ? Qui est dans la troi-sième tombe ? Et quel est le sens de cette épitaphe énigmatique inscrite à même la pierre sur la sépulture de Maxime ? »Ces Mémoires d’outre-mer énoncent bien d’autres questions, au-delà du roman, dont les réponses se cachent dans nos consciences et nos oublis autant que dans ce livre : qu’est-ce que partir sinon choi-sir autre chose ? Qu’est-ce qu’une France multiculturelle dégagée de l’empreinte du colonialisme ? Qu’est-ce qu’un « Français de souche », lorsque sur nos corps courent cinquante nuances de couleur de peau ? « Français de souche ! Bêtise de bûche ! », répond Michaël Ferrier dans un chapitre intitulé « Français de branche ». Pourquoi taire à nos mémoires ce « Projet Madagascar » quand les nazis voulaient transformer l’île en camp de concentration pour tous les Juifs du monde ? « Dès qu’un pays va mal, vous le verrez à sa manière de traiter les étrangers. » Maxime est un Ultramarin, partout un étranger, il marche sur un fil au-dessus de l’océan, c’est un sacré siffleur de jazz. Et un héros de roman. Sans jamais se ma-rier, Maxime eut une double vie maritale, sentimentale avec Pau-line, la pianiste effrontée et savante qui lui donna sept garçons, plus mystérieuse avec Carmen, la mère de ses quatre filles, onze enfants d’une même génération puisqu’il menait les deux lits de front. D’eux nous ne connaissons que la liste de leurs prénoms. Onze enfants et combien de petits-enfants ? Curieusement, l’au-teur, qui se présente comme l’un d’entre eux, ne dit jamais les connaître ni même les avoir recherchés ou interrogés au long de son enquête. Seul Willy apparaît pour quelques lignes près du lit de mort de Maxime, il est accompagné d’Éliane, son épouse, « tan-dis que dans l’ombre deux petits enfants jouent », ils n’ont pas de prénom, c’est un roman. 

« Français de souche ! Bêtise de bûche ! »

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Un reporter au bercailLe journaliste Christophe Boltanski fait l’archéologie de sa singulière famille – tout entière contenue dans un hôtel particulier décati.Par Alain Dreyfus

I ls ne vont pas souvent à l’école et se lavent le moins possible. Quand ils sortent de leur tanière, un rez-de-chaussée et un étage autour d’une cour pavée d’un hôtel particulier de la rue de Gre-nelle, c’est tous ensemble, entassés dans une Fiat minuscule

conduite par une infirme qui adore foncer sur les vieux piétons. Ce parti pris autarcique n’a pas empêché les membres de la famille Bol-tanski de s’épanouir. D’une femme louve qui a vie durant traité par le mépris la polio qui l’a privée de ses jambes, bourgeoise catholique et membre de la cellule du PCF du VIe arrondissement, et d’un mé-decin juif originaire d’Odessa, converti au catholicisme, sont nés trois apôtres. L’impénétrable Jean-Élie, saint de la famille et gardien du temple, Christian, l’un des seuls artistes contemporains français dont le champ d’expérience et de création soit planétaire, et Luc, le sociologue, coauteur du Nouvel Esprit du capitalisme. Fils de ce dernier, Christophe Boltanski, auteur de La Cache, est journaliste. D’abord à Libération, et à présent au Nouvel Observateur (L’Obs), où il traite de l’Afrique et du Moyen-Orient compliqués. La Cache est son premier roman, mais il a publié en 2012 Minerais de sang (photographies de Patrick Robert, aux éditions Grasset). Un reportage-enquête sur la cassitérite, matière aussi rare qu’essentielle à la fabrication des composants électroniques. Il en a suivi la méta-morphose, des conditions immondes de son extraction dans les mines congolaises du Kivu à son climax comme carburant en algo-rithmes dans les salles de marché de la City. C’est avec le même souci d’investigation et de vérité que Christophe Boltanski a composé La Cache, désignée comme roman, mais en fait

étude en coupe du biotope d’une famille dont tous les membres semblent s’être donné le mot pour laisser grandes ouvertes les portes de la fiction. Chaque chapitre débute par un croquis des lieux, plan-masse au crayon désignant la rue, la cour et les pièces dont il va être question. Au fil du récit apparaissent, s’effacent et se transforment les lieux désignés : cuisine, bureau, salon, salle d’examens et autres « entre-deux » où le grand-père, menacé d’être déporté, est resté caché une bonne partie de l’Occupation, à l’insu du voisinage, mais aussi de son fils Luc, après avoir mis en scène un faux divorce. Les faits et gestes de cette maisonnée sont inscrits dans l’histoire. Y circulent les acteurs des grands débats de la guerre et de l’après-guerre, portés par les surréalistes, les communistes, les cathos, la bohème et l’Académie. Précis, documenté, souvent drôle, cet exer-cice d’ethnologie de soi, qui déroule tristes et moins tristes topiques, renforce plus qu’il n’élucide le mystère de la rue de Grenelle : com-ment cette famille, marquée par la Shoah, dont les enfants, hirsutes et crades, ne sortaient pas seuls avant l’âge de 20 ans, n’a-t-elle pas engendré des êtres cloîtrés dans leurs névroses ? La Cache vient à la rencontre d’un autre témoignage : dans un beau livre d’entretien (1), Christian Boltanski évoque le quotidien de la rue de Grenelle et ses jeux avec son neveu, son « ami d’enfance ». Chris-tophe raconte ainsi leurs interminables batailles : « En jouant [avec moi] aux petits soldats, il affirme avoir beaucoup appris sur son propre travail. Sur l’ironie du minuscule, sur la capacité des menus objets à s’ériger en monuments, sur le faux qui permet d’accéder à une vérité plus profonde, sur les liens entre l’enfance et la mort. » 

Né en 1962, Christophe Boltanski est grand reporter à L’Obs. Il est le fils du sociologue Luc Boltanski et le neveu du plasticien Christian Boltanski. Correspondant de guerre de 1995 à 2004 pour Libération, il a couvert de nombreux conflits, notamment au Moyen-Orient. Lauréat en 2010 du prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre pour un reportage sur le Congo, il est l’auteur chez Grasset des Sept vies de Yasser Arafat (avec Jihan El-Tahri, 1997) et de Chirac d’Arabie (avec Éric Aeschimann, 2006).

La Cache, CHRISTOPHE BOLTANSKI, éd. Stock, 336 p., 20 €.

(1) La Vie possible de Christian Boltanski, entretien avec Catherine Grenier, éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 2010.

Un clan aussi autarcique qu’inscrit dans son temps.

Christophe Boltanski.

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L’amour à la RacineUne amoureuse délaissée se projette dans la Bérénice de Racine. Le tourment intime débouche sur une enquête littéraire : d’où le dramaturge emperruqué et janséniste tirait-il cette capacité à se faire femme ?Par Pierre Assouline

A vec Titus n’aimait pas Bérénice, Nathalie Azoulai annonce le programme dès le titre, quoique de manière elliptique. Une histoire personnelle s’y noue à une histoire de théâtre. Mais une seule pièce et un seul auteur sont pri-

vilégiés. Bérénice et Racine. Comment lui a-t-il pu écrire ça ? Enten-dez : un homme comme lui, avec tout ce que l’on sait du courtisan et du janséniste, écartelé entre l’immensité de Versailles et le val-lon de Port-Royal, une pièce comme celle-ci ? Dans sa Vie de Titus, Suétone remarquait : « Titus reginam Berenicen […] statim ab Urbe di-misit invitus invitam » (« Aussitôt, Titus éloigna la reine Bérénice de Rome malgré lui et malgré elle »). Que de mystère et que d’énigme dans ce « malgré lui » et ce « malgré elle » ! Depuis, on en dispute à l’infini. Titus, empereur de Rome, aime-t-il vraiment Bérénice, reine de Palestine (ainsi que Racine, à la suite de l’empereur Ha-drien, nomma la princesse de Judée) ? Si c’est le cas, pourquoi la quitte-t-il ? A-t-il le choix ? Si Titus la quitte, c’est qu’il ne l’aime pas comme elle l’aime.C’est un roman de la souffrance amoureuse, d’une auteur qui a certainement lu et appré-cié les livres de Pascal Quignard. L’esprit y est, sinon la lettre. Titus n’aimait pas Béré-nice n’en est pas moins d’une belle et plai-sante originalité. Non pas une nouvelle biographie de Racine, ce qui serait présomp-tueux après celles de François Mauriac, Georges Forestier, Alain Viala. Ni même un portrait, ce qui serait risqué après le Racine en majesté de Jean-Michel Delacomptée. Encore moins une exploration de la querelle Barthes/Picard ! Plutôt une intense célébration de la beauté, de la féminité, de l’ac-tualité, du style racinien à partir d’un point de vue inédit et ra-fraîchissant. À peine pédagogique mais pas trop. Sans dédaigner le sens de la formule (« Racine, c’est le supermarché du chagrin

d’amour »), mais juste assez. Avec un sacré goût du risque car il y en aura toujours pour juger que ce qu’elle écrit là ne souffre pas la comparaison avec ce qu’elle cite là.Et si Nathalie Azoulai avait donné encore davantage de place à l’autre histoire de Titus et Bérénice, la plus contemporaine, si elle avait encore plus noué Port-Royal et le téléphone dans une même phrase, l’annonce de la mort de Titus et les nécrologies dans le journal, on ne le lui aurait pas reproché ; car cette Bérénice d’au-jourd’hui, quittée par son Titus d’aujourd’hui revenu vers sa femme légitime, a le désarroi contagieux lorsqu’elle essaie de comprendre sa propre tragédie sentimentale et affective en inter-rogeant la tragédie de Racine. Plus que jamais, le chef-d’œuvre en art, c’est ce qui nous explique ce qui nous arrive mieux que nous ne saurions le faire. Les vingt lignes finales sur la suppression de l’abbaye de Port-Royal, l’exhumation des cadavres et l’assassinat des trois mille morts du cimetière, lorsque leurs restes sont ba-lancés dans la fosse commune, sont magnifiques. Et l’excipit, inoubliable : « On dit qu’il faut un an pour se remettre d’un cha-grin d’amour. On dit aussi des tas d’autres choses dont la bana-lité finit par émousser la vérité. »En filigrane de la passion amoureuse, au cœur du laboratoire d’écriture de Racine où le dramaturge fait quelque chose à partir de rien, ce roman se lit aussi comme celui d’une passion de la langue, de l’alexandrin, de la grammaire. De la diérèse élevée au rang de l’un des beaux-arts. On en ressort convaincu, si ce n’était déjà le cas, que Racine, c’est la France, et qu’aimer Racine, ici mis en abîme dans l’une de ses douze pièces, c’est aimer la France : « Quand elle cite Racine, elle est soudain une amoureuse de France… » Un homme a-t-il jamais écrit d’un point de vue fémi-nin des vers plus poignants que ceux de Racine sur l’amour des femmes ? Pour toute explication, on dira qu’il l’a fait malgré lui et malgré elles.

Une intense célébration du style racinien et de son actualité.

Normalienne et agrégée de lettres modernes, Nathalie Azoulai publie son premier livre en 2002 : Mère agitée (Le Seuil) évoque, par fragments, les sidérations et les joies des premières années de la maternité. Elle enchaînera ensuite avec, entre autres, les romans Les Manifestations (Le Seuil, 2005), Une ardeur insensée (Flammarion, 2009), mais aussi un livre consacré à la série Mad Men, sous-titré Un art de vivre (La Martinière, 2011). Elle collabore à des scénarios pour le cinéma et la télévision.

Titus n’aimait pas Bérénice, NATHALIE AZOULAI, éd. P.O.L, 312 p., 17,90 €

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Spécialrentrée

Le Titan de La Grande-MotteLa station balnéaire bétonnée et son promoteur fictif nourrissent un souffle mythologique.Par Vincent Landel

C ’est d’abord la confession douce-amère de Rachel, fille d’un gangster tué lors d’un braquage et de sa complice, inter-née, enceinte, à la prison de Besançon. Elle naît donc en cellule, puis fonde à 18 ans Lazlo, un groupe de rock qui

fait palpiter Sète, où elle a atterri. Rachel a deux amours et une pas-sion : celle de la Côte d’Améthyste, au creux du golfe du Lion. Et puis le centre du roman se déplace. La mère de Rachel s’est remariée à un entrepreneur en bâtiment, Marc Barca. Débarqué d’Algérie, Barca a emboîté le pas à la mission Racine, créée en 1963 pour donner à la côte méditerranéenne un pôle touristique capable de concur rencer les plages espagnoles. Cent soixante kilomètres de stations bal-néaires, véritable Mecque des plaisanciers créée ex nihilo afin de démocratiser le tourisme de masse. Barca a édifié autour de Sète un empire de béton. Soupçonné de fraude fiscale, sûr que les eaux montantes noieront un jour les rues de La Grande-Motte, ce visionnaire donne libre cours à sa hantise des cités englouties, où se reflète son exil de pied-noir, conjugué à l’écho mélancolique des Étrusques chassés de leur ville. On serait en plein guide historico-touristique si Nathalie Démoulin ne déployait une poétique de l’habitat et du minéral digne de La Poé-tique de l’espace de Gaston Bachelard, pour lequel « la poésie est une âme inaugurant une forme », et la maison, « plus qu’un corps de logis, un corps de songes ». À l’appétit d’espaces spirituels de Barca répond le vertige musical de Rachel, sa belle-fille, dont les accords sont « du métal entre des mains humaines, une matière usinée, sculptée, animée ». Comme son beau-père, elle sublime tout, anime les décors, fait parler les pierres et les cités : une fête dans une

paillote par une nuit d’été, l’amour physique transcendé par la vue, depuis la chambre, de la ville flottant dans le crépuscule, un décès ponctuant une partie de poker, Sète à travers ce qu’elle fut, La Grande-Motte par l’extravagance de sa conception pyramidale. Une écriture envoûtante, impérieuse mais sans emphase, réussit le tour de force de fondre les blessures intimes des personnages dans un vocabulaire architectural d’où elle tire sa poésie et son caractère lancinant, comme une ligne de basse ou un accord de gui-tare saturé. Les chantiers pharaoniques du mégalomane Barca res-semblent à des fouilles archéologiques et se muent en une féerie de grues, de barrages et de bétonnières. Avec Barca, « l’existence a changé d’échelle » ; pour lui, « nos maisons portent le monde ». Rien n’est ce qui semble chez Nathalie Démoulin, ni la nostalgie soixante-huitarde, ni la rancœur des pieds-noirs, ni la laideur des construc-tions modernes. Écrivaine-née, elle transfigure les modes en nour-rissant son roman d’archétypes, de clameurs des premiers âges, des vanités d’empires déchus, et jusqu’aux désirs du peuple nou-veau de retraités venus se réchauffer dans les marinas de son héros, lequel se désole que ses villes soient à la merci de la montée des eaux, que tout soit voué à l’oubli. On voit le bâtisseur mètre en main, suant, gueulant et creusant, taillant le littoral en parcelles où ériger ses pyramides, enchâssant ses immeubles dans le réseau immémorial des trafics, des conquêtes, des exils et des combats auxquels se livraient les habitants du pourtour méditerranéen. Là où, selon Nathalie Démoulin, l’enfance, l’océan et les ruines se télescopent en une coulée de lave et de mots furieux. Elle soulève à chaque page des siècles d’histoire méditerranéenne, en un mou-vement de phrase hypnotique qui berce et roule comme le rock, au fil d’un superbe hosanna de sel et de sang, de sable et de béton. 

Dans ces pyramides se reflète toute la Méditerranée.

Bâtisseurs de l’oubli, NATHALIE DÉMOULIN, éd. Actes Sud, 202 p., 18,80 €.

Nathalie Démoulin.

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Provocateur et sulfureux, Louis-Ferdinand Céline agace en même temps qu’il

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pas de déranger. Mais, par son génie du style et de la langue, ce messager de

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Critique fiction

52 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Virgile (70 av. J.-C. - 19 av. J.-C.) est la figure centrale de la littérature latine. Marqué par l’épisode des guerres civiles sous le triumvirat, il s’éloigne de Rome et de ses turpitudes. Soutenu par beaucoup de patriciens, admiré par Auguste, dont il fut un conseiller intime, Virgile reste célèbre pour avoir rédigé les Bucoliques et les Géorgiques, sans oublier l’Énéide, récit légendaire des épreuves d’Énée, de Troie à son arrivée en Italie et son installation dans le Latium.

Œuvres complètes, VIRGILE, traduit du latin par Jeanne Dion, Philippe Heuzé, Alain Michel, éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1488 p., 59 €.

Virgile reverditPar la grâce d’une nouvelle traduction, le poète terrien tombe la toge et s’affirme comme le plus grand écrivain écologiste de tous les temps. Par Maxime Rovere

Trônant sur la couverture, le nom de l’auteur semble gravé sur un fronton. L’édifice est si imposant que vous ne savez par où entrer. Instinctivement, vous au-riez même tendance à reculer. Toges, lauriers, gestes grandiloquents… Virgile, thuriféraire officiel du règne d’Auguste. Virgile, parangon de la poésie classique.

Virgile, monument impérial. Puis, peu à peu, ce cauchemar s’es-tompe. Du livre ouvert comme une fenêtre s’échappe un joyeux pé-piement d’oiseaux. Vous commencez vaguement à comprendre. Cette fraîcheur printanière… Cette lumière matinale… Enfin, vos yeux se dessillent. Oubliez la poussière accumulée de vos souvenirs d’école. Une nouvelle édition, une nouvelle traduction, et voici le plus grand poète écologiste de tous les temps qui reprend voix. Ana-chronisme ou coïncidence ? À quelques mois de la Conférence de Paris sur le climat, ses poèmes permettent de repenser de manière admirable notre rapport à la nature.Ce recueil où sont rassemblés les Bucoliques, les Géorgiques, l’Énéide et les Priapées requiert un art de la lecture différent de l’ordinaire. Déclamée à voix haute, puis en partie mémorisée, en partie oubliée, cette poésie suppose que le lecteur sache jouer à sa guise de la mé-moire et de l’oubli. On cueille dans Virgile comme dans une clairière où l’unité d’ensemble autorise chacun à s’enchanter de quelques vers, parfois même de trois mots. Ce peut être la vision, surgie au détour d’une phrase, de « trois cents taureaux d’un blanc de neige », ou bien une injonction – « aux sources amenez les ombres » – sug-gérant de troublants rituels, ou encore le détail résumant l’affolante sensualité de Didon, « un pied nu sans lacets et la robe dénouée ». Sans qu’on y prenne garde, ces fulgurances se fichent dans la mé-moire pour n’en jamais sortir. À l’occasion, Virgile lui-même met en scène le lien entre amour et souvenir, en faisant dire à un berger amoureux : « Les cerfs légers paîtront au firmament/et les flots

laisseront les poissons nus sur le rivage […] avant que de mon cœur s’efface son visage. »Dans ce contexte, le poète peut adopter des formes brèves dont l’éloquence, notamment dans les Bucoliques, évoque les haïkus ja-ponais. Là comme ici, la minutie de l’observation augmente la force suggestive du propos ; là comme ici, un élément de saison se glisse dans le poème, afin que le lecteur, guidé par le détail, trouve à son tour sa place dans la boucle du temps, attentif aux contrastes har-monieux qui cohabitent au sein d’une même nature. « Vous qui cueillez les fleurs et les fraises rampantes,/fuyez d’ici, enfants ; un froid serpent niche dans l’herbe. »Ainsi, loin de la grande statue du père de l’épopée romaine, on gagnera à lire Virgile comme un virtuose du détail. Chaque page recèle un éclat de vers qui vous touche au cœur – et c’est pour cette

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Détail d’une mosaïque (iiie s.) provenant d’une maison à Hadrumetum (Sousse, Tunisie). Le poète tient le manuscrit de l’ Énéide.

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 53

une précision salvatrice, les signes avant-coureurs des catastrophes naturelles (éruptions, tsunamis, etc.). L’urgence de Virgile pour l’Oc-cident est du même acabit. En abandonnant l’observation des détails aux biologistes et aux ingénieurs, nous avons désappris les liens qui nous définissent comme des habitants de la Terre. À ce titre, le livre IV des Géorgiques, entièrement consacré aux abeilles, est particulièrement éloquent. Le poète enseigne en vers à diagnos-

tiquer les maladies rien qu’en tendant l’oreille au son de la ruche : « Continûment elles bour-donnent,/comme parfois mugit dans les fo-rêts le froid Auster,/comme la mer agitée gronde quand refluent ses ondes,/comme bouillonne le feu dévorant, une fois fermés les fourneaux […]. » Et, après la description du symptôme, le dieu Protée en personne – lui-même capable de se changer en feu, en fauve, en fleuve – vient lier cette maladie à la

vengeance des Nymphes pour la mort d’Eurydice. Enfin viennent les remèdes, et la boucle est bouclée. En regard de ces textes, Vir-gile n’apparaît que par accident poète des armes ; il est avant tout le poète de la paix – d’une paix plus précaire que jamais, mais jamais trop lointaine. Aussi, « tant que le sanglier aimera le sommet des monts, le poisson les fleuves, tant que de thym se nourriront les abeilles, de rosée les cigales, toujours l’hommage qui t’est rendu, [son] nom et [ses] louanges demeureront ». 

raison qu’il est passé de bouche en bouche, de Pétrarque à Mon-taigne, de Voltaire à Nietzsche… Car, plutôt que d’inventer des tour-nures spectaculaires ou des associations neuves de substantifs et d’épithètes, Virgile cherche la transparence ; il déploie une poétique qu’on pourrait appeler l’art de la presque redondance : tantôt c’est « un ruisseau d’eau douce bondissant », tantôt « une chevrette au pied de corne », ailleurs une « plaine océane » qui laissent percevoir la présence subtile des choses en n’en retenant qu’un trait secon-daire. Mises bout à bout, ces miniatures forment un paysage où les accumulations rythment un majestueux panorama : « Il est temps alors [une fois l’hiver venu] de cueillir les glands du chêne,/les baies du laurier, l’olive et les fruits rouge sang du myrte ; temps, alors, d’installer pour les grues les lacets, des rets pour les cerfs/et de pour-suivre les lièvres aux grandes oreilles, temps d’abattre les daims en faisant tournoyer les lanières d’étoupe d’une fronde baléare, quand une neige profonde s’étend, quand les fleuves charrient de la glace. » On sent que, de ce paysage animé, Virgile peut indifféremment montrer le dedans et le dehors. La nature ne lui apparaît pas comme cet environnement moderne que les êtres humains trouvent « au-tour » d’eux ou « face » à eux. Chez lui, le moindre élément est à la fois senti et sentant ; « les saules amers » ou « les ormes mêlés de coudriers » s’entrelacent sous un « ciel malade » ; bientôt l’amandier « s’habillera en fleurs », et l’on verra « un jeune poulain dont le cœur brûle » courir à travers champs. Sans cesse, Virgile joue d’un anthropomorphisme sans naïveté, teint d’une subtile ironie. Dans le second poème des Priapées, il s’amuse même à faire parler un arbre à la première personne. « Moi, le peuplier sec que voici, ô pas-sant,/je surveille le champ minuscule que tu vois à gauche et de-vant toi,/ainsi que l’édicule et le petit jardin de mon pauvre maître […]. » Tandis que l’arbre continue de se vanter de son auto-rité et de sa force, et que le lecteur/promeneur croit pouvoir rire de ses menaces, voici qu’un fermier arrive, en arrache une branche, et s’approche pour nous frapper ! Et l’arbre de conclure, triomphant : « C’est pourquoi, passant, tu respecteras le dieu que je suis. » Tel est le monde de ce poète terrien : bêtes et dieux, humains et non-humains y vivent ensemble leurs passions. Loin d’Ovide, plein de magie et de merveilles, Virgile se contente des saisons pour mettre en valeur les multiples formes de la nature, uniquement sou-cieux de mettre son chant à leur diapason. Ainsi, s’il grave ses ini-tiales sur les arbres, c’est pour qu’elles suivent la croissance de l’écorce, « et comme elles grandiront, vous grandirez, amours ». Même dans l’Énéide, le poète officiel qui « chante les armes et l’homme qui le premier, des bords de Troie, vint en Italie » souligne les liens étroits qui nouent ensemble le destin des peuples, les ca-prices des dieux et le devenir des choses. Il faudra donc compter Virgile comme l’un de ces intercesseurs qui, soulignant le rôle des fleuves, des oiseaux, des bois ou des vents dans ce que nous appelons trop naïvement la vie humaine, brassent ensemble les habitants du monde. On comprend l’importance de cette poésie pour aujourd’hui – et demain. On dit qu’en disparais-sant de nombreuses langues des îles du Pacifique ont emporté avec elles des chansons où les générations précédentes indiquaient, avec

Un sens du détail et de la forme brève qui peut évoquer les haïkus japonais.

L’association «14-18 Meuse» présente

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Page 54: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

Au fond des pochesnon-fiction

54 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

D’HOMME À HOMME L’anthropologie sociale fait partie des sciences humaines les plus récentes.

De décolonisation en mondialisation, elle est aussi de celles dont les fondements

scientifiques ont été le plus âprement débattus. Pour comprendre ce qui fait

le propre de la discipline, Florence Weber, directrice du département de sciences

sociales de l’ENS, choisit de remonter à Hérodote et aux générations de collaborateurs

et d’interprètes qui, de voyages en conquêtes, ont servi de passerelle entre

les hommes. Son approche interdisciplinaire permet également de comprendre

quelles idées ont nourri l’ethnographie et l’anthropologie, soit qu’elles les intègrent,

soit qu’elles s’y opposent, et offre la part belle au monde anglo-saxon, trop souvent

négligé en France faute de traductions. Synthèse pertinente et accessible,

cette Brève histoire de l’anthropologie rappelle que la science nourrit le politique

et interroge l’avenir du métier d’ethnographe dans un monde transformé

par le marketing et la communication. Maialen Berasategui

PIANOTRIP. TRIBULATIONS D’UN PIANO À TRAVERS L’EUROPE,Lou Nils et Christophe Clavet, éd. Points aventure, 370 p., 10,80 €.

Un vélo, un piano, puis des mots. Pendant dix-sept

mois, Lou Nils et Christophe Clavet ont parcouru

7 000 kilomètres en triporteur. Elle à la plume et au

piano, lui à la photo. Notes sur le vif, poèmes et clichés

retracent de beaux moments de partage musical, entre

improvisations et installations, et bien des expériences

improbables : une raclette slovène à base de fromage

extorqué à la douane, une leçon sur l’art de voler son

propre vélo quand on l’a retrouvé cadenassé dans un

quartier chaud d’Athènes, et de la musique partout…

Un livre qui sonne comme une somme de rencontres,

un portrait impressionniste de l’Europe. M. B.

LE CLASSIQUE DU THÉ, Lu Yu, traduit du chinois, présenté et annoté par Catherine Despeux, éd. Rivages poche, 192 p., 7,10 €.

« Le thé est une boisson […] idéale pour les personnes ayant un goût raffiné et un caractère sobre. » Ainsi parlait au viiie siècle Lu Yu, pauvre orphelin devenu homme de lettres. Passionné, il recueille une multitude d’informations sur l’histoire, la culture et la dégustation du thé, qu’il élève au rang d’art. Bien différent des infusions d’aujourd’hui, le thé se conserve alors sous forme de galettes. Le Classique du thé, premier ouvrage jamais consacré au sujet, est devenu un monument de la culture chinoise, dont la lecture ravira les amateurs. M. B.

GEORGE ORWELL, Stéphane Maltère, éd. Folio biographies, 336 p., 9 €.

Comprimée en deux titres, La Ferme des animaux et 1984, l’œuvre de George Orwell vit sa postérité à l’étroit dans une épithète, « orwellien ». S’il a le mérite de cristalliser les préoccupations politiques et les inventions romanesques de l’écrivain, le terme fonctionne aussi comme des œillères. Remédiant à cette vision étriquée, la biographie de Stéphane Maltère retrace la métamorphose d’Eric Blair en

George Orwell – d’un petit fonctionnaire de l’Empire en auteur ayant su progressivement transformer en mondes terrifiants ses observations et les craintes qui en découlaient. Pierre-Édouard Peillon

LA FOI QUI GUÉRIT,Jean-Martin Charcot, éd. Rivages poche, 116 p., 5,10 €.

Ici le docteur Charcot s’intéresse en scientifique aux guérisons miraculeuses et postule l’existence d’une « force curative » propre à chaque être. Faut-il s’étonner si cet

ouvrage, présenté comme son testament, déclencha lors de sa parution en volume, en 1897, un scandale. « Anticlérical », « scandaleux », « calomnieux » : la virulence des jugements alors portés sur cet article égale la fascination des Français pour les miracles et l’inconscient. À quel point la guérison d’un patient est-elle motivée par la foi ? Le précurseur du triptyque scientifique qui encercle la psyché (psychiatrie, psychologie, psychanalyse) esquisse ici une théorie positiviste du miracle thérapeutique. Marie Fouquet

BRÈVE HISTOIRE DE L’ANTHROPOLOGIE, Florence Weber, éd. Champs essais, 354 p., 12 €.

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fiction

N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 55

LA LANGUE D’ALTMANN, Brian Evenson, trad. de l’anglais (États-Unis) par Claro, éd. 10/18, 282 p., 7,10 €.

Encensée par Gilles Deleuze et traduite par Claro, La Langue

d’Altmann jouit d’une escorte française pour le moins

honorable. Mais l’honneur, voilà une notion qui n’effleurerait

même pas les personnages de ce cortège de nouvelles

superbement cafardeuses dont la lecture à voix haute

provoquerait un bourdonnement existentiel. Soit apathiques,

soit violents, les personnages imaginés par Brian Evenson se laissent aller

au rythme d’un détraquement engourdi : tous cheminent vers le pire

avec une impassibilité inquiétante. Rien ne semble pouvoir échapper au

sadisme ou au chaos ; comme dans cette histoire où un père pousse sa fille

au suicide selon une mise en scène macabre imitant celui de sa femme ;

ou encore dans ce conte ténébreux où les soldats d’une forteresse s’enlisent

dans une anarchie sanguinaire. Ne demeure, pour nous rassurer, que l’humour

noir de l’écrivain, bien qu’il soit trop semblable au sourire sardonique du chat

du Cheshire pour nous apaiser entièrement. P.-É. P.

LA SERVANTE ET LE CATCHEUR, Horacio Castellanos Moya, trad. de l’espagnol (Salvador) par René Solis, éd. Métailié, « Suites », 238 p., 10 €.

Un décor urbain secoué

par des convulsions

chaotiques et strié

de sombres mystères :

La Servante et le Catcheur rappelle

combien les récits

de guerre civile (ici celle

du Salvador) sont solubles dans les eaux

troubles du polar hard boiled. Le roman

de Horacio Castellanos Moya pivote autour

d’un policier patibulaire, ancien catcheur

et futur mort, redécouvrant un cœur

humain dans son corps et sa vie bourrus.

Sa trajectoire moribonde se fera

sur le rythme binaire – complexe à tenir

mais formidablement réussi ici – d’une

narration haletante cherchant à capter

la torpeur bilieuse de ce monde. P.-É. P.

la couverture du mois

LA NOUVELLE ESPÉRANCE, Anna de Noailles, éd. Le Livre de poche, 262 p., 6,30 €.

Madame de Fontenay est un avatar d’Emma Bovary. Une de ces femmes qui rattrapent les sacrifices de leur engagement conjugal dans des passions fantasmées ou mortelles. En deuil d’une enfant, Sabine se bat contre la mélancolie en s’éprenant, en secret, des amis de son petit cercle. Chaque nouvelle illusion l’enferme dans de profondes tristesses, jusqu’à ce que l’une d’elles prenne corps en un homme déjà bien engagé dans son propre mariage. La plume d’Anna de Noailles, vive et poétique, épouse la trajectoire pathétique d’une grande bourgeoise d’antan, en proie à de subtiles contradictions. M. F.

CLAUDE GUEUX, Victor Hugo, éd. Folio classique, 136 p., 2,50 €.

Cinq ans après Le Dernier Jour d’un condamné, Victor Hugo publie Claude Gueux. La logique législative est alors sans pitié pour les misérables, ces voleurs par nécessité. L’écrivain décrit de manière resserrée, en trois moments, le destin d’un homme pauvre mais à l’esprit bien fait, puis l’oppose à son rival, le directeur de la prison où il est incarcéré. Entre ces deux figures s’installe une dialectique qui s’avérera tragique. Suivi d’une dénonciation explicite des rouages judiciaires, ce portrait éclaire la célèbre formule hugolienne : « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons. » M. F.

DÉLIVRANCE, James Dickey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacques Mailhos, éd. Gallmeister, 306 p., 11 €.

Les éditions Gallmeister ont eu la bonne idée de faire reparaître ce classique du thriller américain, qui inspira le cinéaste John Boorman. Quatre amis se lancent dans une expédition en canoë, dans le nord de la Géorgie. Peu à peu, au fil de péripéties inattendues, la virée tourne au drame, puis à la chasse à l’homme lorsqu’ils rencontrent les habitants de ces régions sauvages. Narré dans un style qui exclut toute psychologie et se concentre sur les faits, Délivrance est un vaccin contre la béatitude qui saisit vite les citadins lorsqu’on leur parle de retour à la nature, et cependant un magnifique hommage à celle-ci. M. F.

Pour illustrer cette pièce, les éditions Folio ont parié sur Malevitch. Son tableau, Relaxation, la haute société en haut-de-forme (1908, © FineArtimages/Leemage), s’accorde bien avec le quotidien de Platonov, séducteur désespéré, et de son entourage.

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Philippe ClaudelClassiques & Cie

56 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Soupault, d’un cachot l’autre Sous l’Occupation, le journaliste et poète surréaliste vivait en Tunisie. Dans Le Temps des assassins, il retranscrit au cordeau l’atmosphère étouffante qui y règne, puis son emprisonnement.

Lorsque j’avais 20 ans, je rendais parfois visite à Philippe Soupault. Déjà, à cette époque, le temps l’avait relégué dans une de ses anses peu fréquentées, et son nom n’était plus guère connu que par quelques amoureux du surréalisme qui se souvenaient qu’il avait composé en 1919 Les Champs magnétiques avec Breton et animé le

mouvement en ses débuts avec Aragon, troisième compère, avant d’en être exclu quelques années plus tard. Soupault, vieil homme, vivait alors retiré rue Chanez, à Paris dans un très petit appartement d’une résidence pour personnes âgées et dans ce qui me semblait être un dénuement et une solitude mar-qués. Quand je frappais à sa porte, une voix assez grave mais vive, légèrement éraillée, me disait d’entrer, et je retrouvais Soupault, assis derrière une table, ses grandes mains croisées posées à plat devant lui, comme attendant le visiteur. Je me souviens qu’en ser-rant cette main je ressentais toujours une étrange émotion qui ve-nait du fait qu’elle avait étreint jadis celles d’Apollinaire et de Proust. Nous parlions de poésie. Nous parlions de ce mouvement qu’il avait contribué à créer et qui avait tant résonné et essaimé dans le xxe siècle mais qu’il ramenait modestement, et aussi un peu cruel-lement, à un joyeux chahut sans conséquence mené dans des cafés par de très jeunes gens qui n’avaient pas d’autres prétentions que de faire parler d’eux. J’écrivais alors des vers de mirliton et l’audace qui me servait à cette époque de boussole me faisait les lui parve-nir. Il me répondait toujours avec une politesse chaleureuse dans de petits mots tracés au feutre violet et qui commençaient imman-quablement par cette adresse « Cher Poète », qui me comblait d’aise mais à propos de laquelle, par la suite, lorsque la médiocrité de mes tentatives poétiques m’apparut, je me suis demandé si elle était affectueuse ou bien ironique. C’est dans ces mêmes moments que Bertrand Tavernier consacra à Soupault un documentaire, filmé dans ce lieu où il vivait et recevait, film ponctué par la légèreté mélancolique de la musique de Satie, et cette archive pour moi est aussi un peu celle de ma jeunesse et de mes illusions.Aujourd’hui, en 2015, le nom de Philippe Soupault n’apparaît plus que dans les histoires de la littérature. Sa tombe est faite d’une brève mention dans les manuels scolaires, et on ne lit plus guère ses abondantes publications, poèmes, récits, essais, romans, chroniques, dont la plupart ne sont pas réédités. Aussi la republi-cation du Temps des assassins, paru initialement à New York en 1945 aux éditions de La Maison française, vient-elle comme une heureuse surprise à saluer.

Très vite, à partir des années 1920, Philippe Soupault collabore à de nombreux journaux, et ses reportages font de lui un journaliste reconnu. Durant la décennie suivante, il voyage dans l’Europe en-tière en proie aux secousses et aux bouleversements que l’on sait. Il approche les figures tragiques du temps, Mussolini, Franco, Sta-line, Hitler, dont il se plaisait à raconter qu’il s’était retrouvé dans le même ascenseur que lui et qu’il avait alors regretté de ne pas avoir eu un révolver dans sa poche. En 1938, il s’installe en Tuni-sie, où il dirige jusqu’à l’armistice de juin 1940 les services de presse, d’information et de radiodiffusion. Resté dans le protec-torat, observant pendant deux années la veulerie de ceux qui servent sans état d’âme le régime de Vichy, il note que « [cette] époque était celle des trahisons, le temps des lâches et des tricheurs ». En mars 1942, suspecté de faire partie d’un mouve-ment de résistance, il est arrêté et incarcéré. Il restera six mois en prison. C’est de cette expérience qu’il tire la matière du livre qui est de nouveau aujourd’hui entre les mains des lecteurs.Le Temps des assassins, dont le titre reprend la dernière ligne du poème en prose « Matinée d’ivresse » de Rimbaud, se place aussi sous l’autorité du Hugo des Châtiments, que Soupault cite dès son propos liminaire : « L’histoire a pour égout des temps comme les nôtres. » Car il est bien ici question de dénoncer, presque à chaud tant la guerre est encore proche quand le texte paraît, le compor-tement de ceux qui ont courbé la nuque, accepté l’inacceptable, applaudi à toutes les ignominies. Ceux que Hugo nommait dans le même poème « les hommes requins » ou encore « les hommes pour-ceaux,/ Les princes de hasard plus fangeux que les rues », Soupault en fait le portrait à charge, en des termes violents : juges, procu-reurs, présidents de tribunal militaire, gardiens de prison, avocats interlopes apparaissent alors sous nos yeux comme saisis par un Daumier rageur, ivre d’une noire ivresse comme s’il avait bu jusqu’à la lie toute la laideur du monde.

S oupault qualifie son récit de « témoignage direct et com-plet », qui cherche à atteindre la vérité « sans faire de litté-rature » car, poursuit-il, « faire de la littérature, faire du roman, à propos de ceux qui ont été torturés, tués, lente-

ment assassinés est un outrage qu’il est difficile de ne pas dénon-cer » – on voit dans ces lignes combien ce débat, toujours actuel, revivifié à chaque parution de fictions traitant par exemple de la Shoah, occupait déjà jadis certaines consciences d’écrivains. Volon-tairement, il opte pour une langue dépouillée de tout effet littéraire et suit davantage la ligne d’un journaliste, d’un témoin impliqué,

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 57

que d’un artiste. Si le texte vient et revient sur cette période dont il note avec une précoce lucidité : « Beaucoup éviteront [de] parler, beaucoup voudront oublier, quelques-uns voudront pardonner, d’autres auront intérêt à ne pas s’en souvenir », époque dont il ne cesse de souligner la laideur, la puanteur, le climat fangeux et dont le comportement de certains hommes « fait honte d’appartenir à la même humanité », époque qui lui donne « l’impression physique de marcher dans la boue, de recevoir sans cesse dans la figure des jets d’ordure et de respirer l’odeur de la pourriture », il se concentre sur les six mois d’incarcération et sur l’expérience pénitentiaire du « détenu n° 1234 » qu’il est devenu.

L a littérature est ponctuée d’œuvres dans lesquelles des au-teurs transcrivent une expé-rience personnelle d’incarcéra-

tion, qu’ils soient poètes, et on pense à Villon, à Charles d’Orléans, à Verlaine, à Max Jacob, ou romanciers comme le Dostoïevski des Souvenirs de la maison des morts, pour ne citer que des œuvres antérieures à celle de Soupault. On pourra penser que ce récit est peut-être fait d’une étoffe moins serrée et moins précieuse que celles qu’avaient tissées ses devanciers. On aura tort il me semble, car la brièveté relative de l’expérience carcérale de Soupault et les traitements jamais extrêmes qu’il aura connus – nulles tortures physiques, nuls coups – nous la rendent sans doute davantage proche et envisageable : un homme ordinaire se retrouve en prison et transcrit les jours et les nuits d’un homme emprisonné.Cette expérience au quotidien est celle d’un ennui sans fin compa-rable à « un départ pour la mort lente ». Le temps soudain n’existe plus, ou en tout cas se dérègle : « On avait volé nos saisons », écrit joliment Soupault, qui note aussi : « Nous avions tous, dans nos cellules, la nostalgie de l’avenir. » Le jour, la nuit deviennent des cartes battues dans un sens incontrôlable pour qui ne peut plus être « maître de la lumière » et qu’on soumet à un jeu cruel dont il ne peut percevoir l’issue. Car la souffrance la plus grande du pri-sonnier, en dehors des conditions de vie précaires, est, comme il en fait l’expérience, de demeurer dans l’ignorance de son sort.C’est pourquoi, lorsque soudain se répand la rumeur d’une inspec-tion qui aurait pour beaucoup de détenus reconnus comme « dis-sidents », c’est-à-dire gaullistes, des conséquences tragiques, Soupault entrevoit sa mort prochaine, ce qui donne dans le récit un chapitre d’une sombre densité, qui permet de vérifier, comme l’écrivait Pascal, que « la mort est plus aisée à supporter sans y pen-ser que la pensée de la mort sans péril ». Visions, mea culpa, an-goisse du néant, abandon, remémoration à la façon d’un noyé qui revoit en un instant les principaux événements de sa vie, l’écrivain

confie alors qu’il considéra « la poésie comme une conquête per-manente, comme une revanche de la vie sur l’ombre, cette même ombre qu’il sentait s’approcher de [lui] ».Il est significatif de constater que c’est à la poésie qu’en dernier re-cours Philippe Soupault soumet son salut, comme il est significatif que le prisonnier et écrivain Soupault n’écrive pas une ligne durant ce semestre hors du monde, hors des hommes, mais qu’il ait tenté d’user les heures et de détruire l’ennui qui gagnait chaque seconde de ses jours par la lecture, la lecture, et encore la lecture. Une lecture

qui l’amène à se replonger dans les œuvres complètes de Conrad et des ro-manciers russes, qui lui fait délaisser assez vite les essais, feuilleter avec curio-sité et consternation les romans à l’eau de rose qui émeuvent ses compagnons d’infortune, durs à cuire des bat’d’Af, légionnaires, soldats voleurs, garçons mal équarris et peu éduqués, dont il dresse des portraits d’une humaine et touchante profondeur. Une lecture surtout qui le porte vers les rives du fantastique, car, « dans ce qu’on peut appeler féerie ou irréalité », il trouve les moyens de s’éva-der, et célèbre donc « tout ce qui s’écartait résolument du “réalisme”, de la psycho-logie conventionnelle, de la crédibilité [et qui lui permettait de retrouver] la liberté, où [il] pouvai[t] respirer […], oublier les servitudes, toutes les servitudes ».Dans ce récit qui se lit comme un long re-portage, il est aussi longuement question

de rêves et de cauchemars, ces matières fascinantes appartenant au continent de la nuit, nuit dans laquelle les prisonniers se livrent et se délivrent, alors qu’au-dehors et sans eux la nuit du monde civilisé s’étend et ronge les valeurs de justice et de morale. En lisant Le Temps des assassins, on revient comme l’aura voulu Soupault dans les cou-lisses d’une époque où les hommes de bien n’étaient pas toujours ceux qui étaient libres, et où les hommes qui étaient libres n’étaient pas toujours des hommes droits. L’expérience carcérale ainsi rappor-tée, Soupault termine son livre en disant que le sentiment d’être em-prisonné ne s’arrête pas quand on franchit les portes de la prison, ce qui vaut pour lui, ce qui vaut pour toutes celles et ceux qui connaissent cette traversée immobile, hier comme aujourd’hui. « J’étais libre, écrit-il. Mais j’étais un prisonnier libéré, un prisonnier libre. Un prisonnier quand même. Pour combien de temps ? » P

Le Temps des assassins, PHILIPPE SOUPAULT, éd. Gallimard, « L’Imaginaire », 476 p., 10,50 €.

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Philippe Soupault (1897-1990), en 1950.

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Lévi-Strauss, triste topoCe pavé était annoncé comme la biographie de référence de l’anthropologue. Las ! Certes factuellement très documenté, l’ouvrage se révèle désincarné, voire institutionnel. Sur le plan théorique, il peut faire preuve de naïveté et contourne les enjeux les plus sensibles de la pensée de Lévi-Strauss. Par Patrice Bollon

La biographie d’un penseur obéit-elle à des principes for-cément différents de ceux qui sont valides pour un ro-mancier ou un artiste ? Le sens commun l’affirme à notre place. Tendu vers l’objectivité, le philosophe, comme l’homme de science, surtout s’il est « grand », serait une sorte de pur esprit, donc plus tout à fait un homme. Dès

lors, pour intéressante qu’elle soit, son existence concrète ne le serait pas au point qu’il soit nécessaire de s’y intéresser pour le com-prendre. C’est le fameux : « Il est né, il a travaillé et il est mort », par quoi Heidegger débuta un jour un de ses cours sur Aristote.On peut se demander dans quelle mesure une telle dissociation de la vie et de l’œuvre est tenable dans la pensée. Elle ne valait certai-nement pas pour Heidegger. Et elle ne vaut, en réalité, pour aucun penseur. Y compris chez le plus rationnel ou le plus scientifique, affects et préjugés ne sont jamais absents, même s’ils se cachent sous des discours « neutres » censés émaner des « faits ». Et c’est bien une des questions que soulève l’œuvre de Claude Lévi-Strauss. Personne ne conteste son apport en anthropologie. Mais, ainsi que l’a noté encore récemment Maurice Godelier dans son Lévi-Strauss (Seuil, 2013), certaines de ses hypothèses, comme l’unilatéralité de l’échange des femmes par les hommes, dans son étude sur les sys-tèmes de parenté, ou de ses minorations (comme celle de la dimen-sion religieuse dans son analyse des mythes), paraissent plus relever

de ses choix personnels que de l’observation stricte. Et ce ne sont pas là les seules manifestations de sa subjectivité. Sa dénonciation de plus en plus aigre, avec le temps, de l’art moderne, alors qu’il en avait été dans sa jeunesse un fin connaisseur, repose sur des argu-ments en fin de compte très faibles. Émanerait-elle donc avant tout d’une vision a priori mélancolique des choses ? Quant à sa défense d’institutions conformistes, comme son opposition, en 1979, à l’en-trée à l’Académie française de Marguerite Yourcenar parce qu’elle était une femme, on est tenté de la mettre sur le compte de l’âge. Mais ses conférences au Japon et ses chroniques, entre 1989 et 2000, dans le quotidien italien La Repubblica (rassemblées dans un recueil intitulé Nous sommes tous des cannibales, Seuil, 2013) témoignent d’une réflexion restée jusqu’au bout offensive et même, sur certains sujets sensibles comme le bouleversement des modes de parenté induit par le mariage homosexuel et la procréation assistée, carrément futuriste.Bref, il y a chez Lévi-Strauss des tensions continues qui en font une manière d’énigme. Comme lorsqu’il se mit en devoir de réhabiliter Gobineau, l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, ou, dans Race et culture, écrit en 1971 pour l’Unesco, de distinguer racisme et repli sur les valeurs nationales et de légitimer ainsi une certaine xénophobie. Sans parler de son appréciation très négative de l’islam dans les dernières pages de Tristes Tropiques, devenues un

Lévi-Strauss, EMMANUELLE LOYER, éd. Flammarion, 912 p., 32 €.

« Chers tous deux » Lettres à ses parents, 1931-1942, CLAUDE LÉVI-STRAUSS, éd. du Seuil, « La Librairie du xxie siècle », 560 p., 24 €.

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Claude Lévi-Strauss (1908-2009) en Amazonie, au Brésil, en 1936.

must des sites Internet vociférant à tout va contre l’« islamisme ra-dical » ou l’« islamo-fascisme ». Ces contradictions ne sont pas toutes de même nature. Sa défense d’une certaine « surdité » à l’égard des autres illustre son idée d’un « optimum de diversité », le monde ayant, d’après lui, plus à perdre qu’à gagner d’une tolérance qui se traduirait en uniformité. Elle n’a donc rien de xénophobe, mais sa formulation reste problématique. Ses attaques envers l’islam entrent en résonance avec son rejet de la civilisation occidentale, l’islam n’étant, à ses yeux, que « l’Occident de l’Orient », soit la même chose que nous, en pire. Cette position se conçoit. Mais est-elle raisonnée ou si empreinte d’une « antipathie indéracinable » à l’encontre des mœurs du monde arabe, ainsi qu’il le confia un jour à Raymond Aron, qu’elle en devient proprement irrationnelle ? Or ces balance-ments ne sont pas anecdotiques : ils engagent le sens même, intel-lectuel mais aussi moral, de toute son entreprise.

Partagé entre relativisme et universalismeVoilà pourquoi on attendait beaucoup des clarifications que pouvait apporter la biographie de Lévi-Strauss par l’historienne Emmanuelle Loyer, qui a bénéficié de l’accès à ses archives. Monumental (900 pages grand format), l’ouvrage nous arrive précédé d’une rumeur flatteuse. Le Monde ne l’a-t-il pas qualifié fin août, apparem-ment sans l’avoir lu, de « brillant » ? Un adjectif qui est sans doute

celui qui lui convient le moins. Le livre se lit agréablement, mais c’est un travail plat de documentaliste, ponctué en outre de naïvetés irritantes. Pour n’en donner qu’un exemple, selon Emmanuelle Loyer, Tristes Tropiques aurait été ainsi pour son auteur, « écrivain pour l’occasion », un geste de « défoulement scripturaire » au style « proustien ». Or il n’y a pas d’essai plus maîtrisé, et Lévi-Strauss, dont le style entend dupliquer celui de Rousseau, est un écrivain même dans ses articles les plus techniques.Certes, la biographie remplit en partie son objectif. Elle donne ainsi un tableau assez exhaustif de la famille de Lévi-Strauss, des juifs alsaciens intégrés en 1789 et devenus ce qu’on appelait au xixe siècle des « israélites », soit des Français à part entière, plus patriotes sou-vent que les Français « de souche », qui n’affichaient qu’en de rares occasions très privées leur « identité ». Cela allait même chez cer-tains jusqu’à une indifférence totale à la religion, ramenée à l’état d’une simple breloque culturelle. Ce qui pourrait expliquer l’athéisme profond de Lévi-Strauss et son attachement à des principes répu-blicains pourtant pas toujours très en phase avec sa démarche d’anthro pologue. Sur le plan théorique, il semble ainsi avoir été en permanence partagé entre un relativisme culturel radical et une ten-dresse secrète envers un certain universalisme – ce qui n’a peut-être pas été sans brider sa pensée. Son engagement socialiste de jeunesse constitue un autre apport éclairant. Le groupe Révolution

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>>> constructive, auquel il fut associé, se distinguait par sa volonté d’obtenir des améliorations rapides du sort des ouvriers, sans attendre le Grand Soir. Par réalisme et par pacifisme, cela fit plus tard de l’inspirateur théorique de ce courant, le Belge Henri de Man, et de plusieurs de ses membres ou de ses proches, comme Georges Lefranc et Marcel Déat, des cadres de Vichy ou de francs collaborateurs. On comprend mieux dès lors les réticences ulté-rieures de Lévi-Strauss à intervenir dans le champ politique. Ce « ra-tage » renforçait sa retenue venue de sa position d’anthropologue, à cheval sur plusieurs cultures. Car comment dénoncer chez l’une ce qu’on loue chez l’autre ? La cohérence l’a-t-elle donc plus ou moins obligé à défendre les traditions de toutes ?Sur les « terrains » (ethnographiques) étudiés par Lévi-Strauss au Brésil en 1937 et 1938-1939, Emmanuelle Loyer rappelle ce que l’on savait déjà par d’autres sources : son second et plus long contact avec les tri-bus du Mato Grosso, auprès des Nam-bikwara, n’avait rien à voir avec l’image d’Épinal de l’ethnologue « en immer-sion » dans des populations dont il par-tage l’existence. C’était une expédition, en réduction bien sûr, dans le genre de celle que mena Napoléon en Égypte, avec deux camions, un scientifique, des tonnes de matériel et de vivres, une quinzaine de guides, et des fusils au cas où… Au point, comme l’écrit Emmanuelle Loyer, que « les visiteurs [étaient] souvent plus nom-breux que les visités ». Cela ne remet pas en question l’intérêt de ces missions, mais en relativise les résultats. On était en droit d’attendre d’Emmanuelle Loyer, auteur d’un pré-cédent Paris à New York. Intellectuels et artistes en exil, 1940-1947 (Grasset, 2005), un œil neuf sur la période new-yorkaise de Lévi-Strauss, de 1941 à 1947. Celle-ci fut essentielle dans la constitution de ses idées, puisqu’il y rencontra le linguiste Roman Jakobson, qui l’aida à formuler les principes de la méthode structuraliste. Il s’y lia aussi d’amitié avec Breton, Max Ernst, Masson, etc. Or, bizarre-ment, Emmanuelle Loyer n’apporte rien de nouveau sur ce qui pou-vait à la fois rapprocher et éloigner Lévi-Strauss des surréalistes.

Tour à tour raide et primesautier, jamais dogmatiqueD’une façon générale, la grande faiblesse du livre réside dans son côté outrageusement institutionnel. Il évite ainsi soigneusement tous les sujets qui fâchent. On n’y trouve pas un mot sur la ques-tion de l’islam et aucune analyse poussée de certains conflits ma-jeurs au sein du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, que Lévi-Strauss avait créé et qu’il a longtemps dirigé, avec Pierre Clastres en particulier, l’auteur du mythique La Société contre l’État, qu’il avait « exfiltré » sans ménagement de son équipe. Lévi-Strauss est un livre désincarné, qui se polarise sur la « personne », la difficile progression dans un milieu universitaire sclérosé, les stra-tégies de reconnaissance, etc., mais où on ne voit jamais l’« homme » Claude. Un de ses manques les plus flagrants à cet égard concerne

les femmes avec qui il a vécu – il s’est marié trois fois. La première, Dina Dreyfus, est la mieux lotie, parce qu’elle a participé aux expé-ditions du Brésil. De son deuxième mariage, avec Rose-Marie Ullmo, Emmanuelle Loyer nous dit seulement que leurs proches s’interro-geaient sur ce qui pouvait lier deux êtres aussi différents. Quant à sa troisième épouse, Monique Roman, qui a vécu plus d’un demi-siècle avec lui et dont la biographe, qui semble une proche, rapporte à plusieurs reprises les propos, elle paraît n’avoir pour rôle que d’épi-cer ce terne brouet de « vues d’ambiance ». Bien sûr, à la longue, l’ac-cumulation des détails fait qu’un portrait finit par se dessiner de lui-même, mais il reste vague : Claude Lévi-Strauss était un être réservé car pudique – ce que confirment ses Lettres à ses parents, qui paraissent aussi en cette rentrée, très affectueuses mais formelles. Raide sur les points qu’il jugeait essentiels, il pouvait être très souple

sur les autres, voire primesautier. Em-manuelle Loyer rapporte ainsi qu’il avait aboli toute hiérarchie dans son laboratoire et laissait paraître dans sa revue L’Homme des travaux qui diver-geaient d’avec les siens. Jusqu’à un cer-tain point tout de même, comme on l’a vu avec Pierre Clastres. Or cette limite n’est nulle part cernée.Dans ces conditions, c’est au lecteur qu’il incombe de faire la synthèse à la

place de la biographe, et d’émettre des hypothèses sur la plus ou moins grande consistance des ambiguïtés du maître, et leurs rai-sons possibles. Une des plus vraisemblables est que Lévi-Strauss doutait des acquis, même les plus solides, que son immense culture et le travail acharné qu’il effectuait sur elle lui avaient permis d’ob-tenir. Et c’est tout à son honneur. Le contraire d’un dogmatique, il ne faisait jamais passer les vérités qu’il avait conquises devant les objections que l’homme normal en lui leur opposait. Comme pour Montaigne ou Wittgenstein, l’inquiétude se confondait chez ce scep-tique avec le travail de la pensée.En même temps, il reste qu’il n’a pas su ou pas voulu dépasser cer-taines limites, venues de son histoire. Ce n’est pas le rabaisser que de faire ce constat. Lévi-Strauss a été un des tout premiers à avoir compris le vaste tournant qui affecte notre monde depuis mainte-nant trois quarts de siècle – cette relativisation de l’Occident contre laquelle certains aujourd’hui se raidissent – et il demeure une des consciences majeures de notre temps. Loin de se borner à fouailler cette nouvelle « blessure narcissique » que nous inflige l’histoire, il nous a donné des pistes pour nous y adapter, tel ce « regard éloi-gné », réflexif et par conséquent libérateur, qui fit en 1983 le titre d’un de ses ultimes ouvrages. Et, dans cette entreprise malaisée, il a mis toutes les ressources de sa personnalité, ses balancements in-clus. C’est donc à partir d’eux, si nous savons bien sûr les analyser, qu’il nous faut avancer vers l’élaboration d’un nouveau monde pos-sible. À cette fin, ce dont nous aurions le plus besoin, c’est d’une bio-graphie critique et complète (vie et pensée), et non de cette hagio-graphie molle et empesée qu’est le livre d’Emmanuelle Loyer.

C’est au lecteur qu’il incombe

de faire la synthèse, à la place

de la biographe.

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Jonathan Coe en codicilles L’Anglais publie un recueil mêlant réflexions sur l’évolution de son art et analyses critiques.Par Alexis Liebaert

Émettons l’hypothèse que les écrivains sont des êtres roués, habitués à se dissimuler derrière une foultitude de masques (leurs personnages) et rompus à répondre en pi-lotage automatique (l’habitude) aux questions des journa-

listes. Une seule façon, dès lors, de les percer à jour : se plonger dans leurs articles et conférences, au fil desquels se dessine im-manquablement l’image d’un homme souvent bien éloignée de l’idée que l’on s’en fait. Ainsi de Jonathan Coe. Voilà un romancier mondialement célébré qui nous livre, à l’occasion de la publication d’un recueil d’écrits et d’interventions prononcées ici et là, une sorte d’autoportrait et de confession des plus passionnantes.Prenons par exemple cette question appartenant, à l’en croire, au trio de celles qui « déplaisent foncièrement aux écrivains » : « Pour-quoi écrivez-vous ? » Réponse, rodée au fil de bien des rencontres : « Parce que je suis malheureux quand je n’écris pas. » Cursif mais guère satisfaisant. L’écrivain imagine, alors, une autre réplique supposée laisser sans voix son interlocuteur : « Et vous, pourquoi lisez-vous ? » Apparemment imparable, et pour-tant encore une échappatoire, car l’on découvre ensuite que le jeune romancier s’est convaincu à l’aube du thatchérisme de la nécessité d’écrire des « romans qui mani-festent une certaine compréhension du coup de force idéologique qui s’est récemment imposé dans notre pays, qui puissent traduire ses conséquences en termes humains et démontrer qu’une réponse appropriée est non seulement la consternation et la colère, mais aussi un fou rire incrédule ». Un credo qui devait donner naissance à Testament à l’anglaise, son premier succès international. Mais, et c’est la richesse de ce recueil de nous inviter à suivre au fil des pages l’évolution de la réflexion d’un romancier, l’auteur se rend compte que la veine militante (si tant est que l’on puisse qualifier

ainsi ce premier best-seller) n’était qu’une illusion. Quelques pages et donc quelques années plus loin, Jonathan Coe s’interroge, un rien désabusé : « Comment s’étonner que les riches et les puissants ne se formalisent pas d’être moqués ? Eux, du moins, ont compris le paradoxe de la satire. Écrite dans l’espoir de changer le monde, elle est en fait l’une des armes les plus puissantes pour préserver le statu quo. » Voilà pour ceux qui s’obstinent à voir dans l’auteur de Bienvenue au club un romancier « engagé », au sens français du terme.Ce ne serait pourtant pas rendre justice à ces miscellanées que de s’en tenir à cette réflexion sur le rôle de la satire, qui préoccupe mani festement Coe. Les amateurs de littérature y trouveront aussi moult analyses de l’œuvre et de l’influence de ces écrivains britan-niques sans lesquels il ne serait pas le romancier qu’il est devenu. Un mélange hétéroclite, où Henry Fielding côtoie Jonathan Swift, Jacques Tati, Rosamond Lehmann, avec en guest stars Walt Disney, les Monty Python et Alfred Hitchcock. Une mention spéciale pour l’Écossais Alasdair Gray, auteur de l’inoubliable Lanark, dont Jona-than Coe admire le « côté brut, la vulnérabilité à fleur de peau, et surtout une franchise qui me paraissait aux antipodes de la cooli-tude londonienne ». Tout est dit : un écrivain satirique, mais désenchanté, suivant son petit bonhomme de chemin sans se sou-cier des engouements du jour, Jonathan Coe tel qu’en lui-même.

Au programme : Swift, Tati, Disney, Hitchcock...

Jonathan Coe est né en 1961 à Birmingham. Après des études à Cambridge, il part enseigner à l’université de Warwick et commence à publier en 1987. Son roman Testament à l’anglaise (1994) lui confère une renommée internationale. En 1998, il obtient le prix Médicis étranger pour La Maison du sommeil et, un an plus tard, le cinéphile fait partie du jury de la Mostra de Venise. Son dernier roman, Expo 58, est paru en 2013.

Notes marginales et bénéfices du doute, JONATHAN COE, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, éd. Gallimard, 316 p., 19,50 €.

Jonathan Coe.

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Freud sous hypnose Deux recueils éclairent les premiers temps de la pensée freudienne, longtemps sous-estimés : le médecin se passionne alors pour l’hypnose, à laquelle il s’initie à Paris, chez Charcot. Par Sarah Chiche

Depuis cinq ans, l’œuvre de Freud est tombée dans le domaine public. Quantité de maisons d’édition proposent donc de nouvelles traductions de son œuvre. L’occasion de redécouvrir bien des textes qui, jusqu’alors, avaient pâti de traductions cala-miteuses (citons Marie Bonaparte ou Simon

Jankélévitch sautant carrément des passages du corpus freudien qu’ils n’arrivaient pas à traduire). On ne saurait prendre comme un simple hasard du calendrier le fait que deux ouvrages, aux anti-podes l’un de l’autre, mais concernant tous deux la période 1886-1893, paraissent en même temps. À cette époque, après son séjour parisien auprès de Charcot, Freud, de retour à Vienne, entre en conflit avec la Société des médecins et se lie d’amitié avec Wilhelm Fliess, avec qui il entretiendra une longue correspondance. C’est une période cruciale, longtemps jugée (à tort) inintéressante car « pré-psychanalytique ». Mais, à les lire aujourd’hui, un œil exercé mesurera ce que des notions psychanalytiques comme le transfert, la résistance et le refoulement doivent, historiquement et théo-riquement, à l’hypnose, que Freud va pourtant complètement dénigrer par la suite.Le premier ouvrage, Œuvres complètes I, est aux Presses univer-sitaires de France ce que Star Wars est au cinéma : on sort en der-nier ce qui fut écrit en premier et éclaire tout le reste. Il s’articule autour de trois thèmes : l’hypnose et la suggestion, l’hystérie et l’aphasie. On y trouve notamment l’exposé dans lequel Freud défendra devant la Société des médecins de Vienne l’existence d’une hystérie masculine. Mais aussi des écrits sur l’aphasie.

Nous ne parlons pas du cerveau et du langage comme Freud en parlait à la fin du xixe siècle. Aussi les traducteurs se sont-ils at-tachés à redéployer, dans la nouvelle traduction de ces textes, note François Robert, membre du comité éditorial des OCF, « non seulement le lexique complexe relatif à l’anatomie du cerveau, mais aussi tout le vocabulaire traitant du langage, de la parole et du discours ». Un exemple : au chapitre vi de son livre sur les aphasies, Freud esquisse une théorie psychologique du langage fondée sur le mot. Dans la première traduction de Claude Van Reeth (1983), on a traduit nachsprechen par « répéter », au sens de répéter les paroles de quelqu’un ; la nouvelle traduction a choisi « reproduire par la parole », qui induit tout un travail psy-chique. Ce choix rejoint une conclusion freudienne de l’époque : la voie par laquelle on parle est identique à celle par laquelle on reproduit en parlant.

Les traducteurs face aux « glissements » d’un styleMais qu’est-ce que bien traduire Freud ? Au début du xxe siècle, quand Pitres, Régis et Hesnard, puis, dans les années 1920, Marie Bonaparte se mirent à traduire Freud en français, c’était un acte

Sigmund Freud, en 1891.

Œuvres complètes I, 1886-1893, Premiers textes, SIGMUND FREUD, direction scientifique Jean Laplanche, éd. PUF, 464 p., 43 €.

L’Hypnose, textes 1886-1893, SIGMUND FREUD, présentation de Mikkel Borch-Jacobsen, éd. L’Iconoclaste, 210 p., 25,80 €.

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héroïque. Il fallait, ex nihilo, trouver des équivalents français à un vocabulaire scientifique totalement inédit. Aujourd’hui, la donne a changé. Pour François Robert, « Georges-Arthur Goldschmidt disait récemment ici même [Le Magazine littéraire, n° 555, mai 2015] que “la traduction est une activité absurde”. À ce propos icono-claste j’aurais envie d’opposer l’affirmation suivante : la traduction n’est pas seconde, ancillaire, comme un vêtement trop lâche ou trop ajusté recouvre et voile un corps (la vieille antienne de la traduction-trahison), elle est première, et d’une certaine manière en avance sur le texte traduit ‒ non plus un simple vêtement mais véri tablement un autre corps. La traduction des OCF, à mon sens, en n’effaçant pas certaines distinctions (le sexuel et le sexué, l’ani-mique et le psychique, le désir et le souhait), dit peut-être plus que ce que dit Freud en allemand, elle révèle le vif de sa pensée dans ses hésitations et ses contradictions ». Traducteur très réputé de Freud, Olivier Mannoni estime, lui, qu’il convient avant tout de ne jamais oublier que Freud était certes un scientifique mais aussi un homme de plume et un rhéteur. Il im-porte donc de toujours faire entendre l’équivoque et la polysémie de la terminologie freudienne : « Apposer sur ses textes une grille de vocabulaire rigide est particulièrement dangereux. Tantôt Freud utilise un lexique qu’il a forgé, tantôt il emploie les mêmes mots pour dire des choses toutes simples, ou pour les gommer. Dans L’Homme aux loups, par exemple, que j’ai traduit chez Payot, il uti-lise le mot Angst, très clairement, dans les deux sens du terme : la peur et l’angoisse. Choisir la deuxième expression sur la totalité du texte provoque des non-sens en français. Et pourtant Freud joue, en allemand, sur ces glissements pour étayer ses démonstra-tions, il en fait un moyen rhétorique qui pose problème. La traduc-tion doit rendre tout cela, et ce n’est pas facile ; pour Angst, par exemple, je crois qu’il faut donner les deux sens français du mot, mais indiquer que Freud joue sur un même terme. »

L’hypnose, un grand tabou chez les freudiensAux yeux des non-spécialistes, ces questions de traduction peuvent paraître ridiculement anecdotiques. En réalité, elles sont au cœur de guerres picrocholines concernant la manière de faire parler Freud. En témoigne la parution d’un atypique Hypnose (éd. L’Iconoclaste), qui devrait faire grincer les dents des garants de l’orthodoxie freudienne. Philosophe et historien, Mikkel Borch-Jacobsen avait une première fois travaillé sur les textes de L’Hyp-nose il y a trente-cinq ans. « Je suis tombé sur la question de l’hyp-nose et de la suggestion chez Freud, qui ne m’a semblé nullement réglée par son abandon de la pratique hypnotique vers la fin des années 1890. Du coup, je me suis intéressé à ses textes de “jeu-nesse” sur l’hypnose, dont je connaissais l’existence par la Stan-dard Edition, où certains avaient été traduits en anglais dans le premier volume. » Mais là c’est le drame. « Dans mon esprit, il s’agissait de produire une édition critique de ces textes, qui accom-pagnerait la publication de mon propre livre. Malheureusement, ce “coup” éditorial s’est heurté à un veto des ayants droit de Freud en France (Gallimard, PUF et Payot). Jean Laplanche, qui venait

de se lancer pour le compte des ayants droit dans le projet des Œuvres complètes, nous a clairement fait savoir qu’il était hors de question de publier ces textes, et encore moins d’en faire une édition historico-critique. » C’est une tout autre histoire de la psychanalyse qu’on y trouve. Il est classiquement admis que Freud découvre l’hypnose chez Char-cot à Paris (1885-1886), l’utilise à des fins de suggestion directe en s’inspirant de Bernheim (fin 1887), pour se tourner ensuite vers la remémoration sous hypnose de souvenirs traumatiques en s’ins-pirant de la « méthode cathartique » de Breuer (1889) ; il abandon-nera progressivement celle-ci au profit de la méthode des associa-tions libres, c’est-à-dire de la psychanalyse « proprement dite » plus tard (1893-1896). Or, selon Mikkel Borch-Jacobsen, il semblerait que, dès la fin de 1887, Freud ait utilisé la méthode cathartique, en s’inspirant indirectement des enseignements de Charcot sur l’hystérie traumatique et de Delbœuf sur… l’hypnose. D’ailleurs, le Viennois « partageait avec Charcot certaines patientes parmi les plus importantes, toutes issues de la même famille de l’aristocra-tie juive viennoise : Anna von Lieben, sa tante Elise Gomperz, sa cousine Franziska von Wertheimstein (identifiée ici pour la pre-mière fois). C’est ce que j’appelle l’“axe Vienne-Paris”, totalement ignoré jusqu’à présent ». Et, contrairement à ce qui a toujours été affirmé, la méthode cathartique ne viserait pas du tout la remé-moration des souvenirs traumatiques mais leur oubli. Une pra-tique donc très similaire à celle de l’hypnose contemporaine. 

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Critique non-fiction

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Spécialrentrée

64 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

De l’allergie aux plumes La Haine de la littérature : aujourd’hui plus dissimulée, cette passion s’est de tout temps excercée. Par Robert Kopp

D ’où vient donc cette haine contre la littérature ? Est-ce envie ou bêtise ? L’une et l’autre, sans doute, avec une forte dose d’hypocrisie, en sus », écrit Flaubert à la prin-cesse Mathilde le 2 juillet 1867, dix ans après le procès

de Madame Bovary et des Fleurs du mal. Or cette envie ou cette bê-tise remontent loin, puisque c’est Platon déjà, on s’en souvient, qui voulait chasser les poètes de sa république. Pourquoi ? Parce qu’ils débitent des mensonges, exercice strictement réservé, comme il tient à le préciser : « S’il appartient à quelqu’un de mentir, c’est aux gouverneurs de la cité, pour tromper les ennemis ou les citoyens, quand l’intérêt de l’État l’exige. » Ce qui, pour Platon, était sans doute une exception est devenu, de nos jours, une règle que nos gouvernants suivent avec une rare persévérance. Que certains d’entre eux traitent, de surcroît, d’« imbéciles », voire de « sa-diques » ceux qui pensent que la lecture de La Princesse de Clèves pourrait profiter même aux agents de l’État, ou que d’autres avouent avec une désarmante candeur être incapables de citer ne fût-ce qu’un titre du dernier Prix Nobel français de littérature ne fait que parachever le tableau.Il y a quelques années, William Marx a pu-blié un brillant essai sur les renoncements à la littérature, de Rimbaud à Valéry, de Hofmannsthal à Hermann Broch, cette condamnation fin de siècle des lettres, qui a suivi leur surévaluation romantique (1). Cette fois-ci, ce n’est pas aux attaques et aux contestations, aux doutes et aux renoncements qui viennent de l’intérieur même de la littérature, que s’intéresse William Marx, mais à ses ennemis extérieurs : philosophes, scientifiques, gardiens de la moralité publique, sociologues, linguistes. À l’origine, dans des temps très anciens, si anciens qu’ils n’existent peut-être que dans notre imagination, Apollon était le dieu à la fois de la poésie et de la vérité. Poésie et vérité ne faisaient qu’un, se confondaient dans la parole proférée par l’aède sous l’emprise

des Muses. Mais l’autorité de cette parole divine ne fut pas du goût des philosophes qui, Platon le premier, tentaient de remplacer les vieilles légendes des poètes, condamnés désormais à l’errance, par des mythes de leur propre invention. Le christianisme a suivi la même voie : « Je détruirai l’habileté des habiles, et l’intelligence des intelligents, je l’anéantirai », annonce saint Paul. Devenu reli-gion d’État, il a dû toutefois gérer l’héritage antique, d’où certains accommodements avec le monde des lettrés.Moins accommodants que les philosophes et les hommes d’Église furent les hommes de science qui, eux aussi, disputaient aux poètes leurs privilèges, s’estimant détenteurs de vérités qu’ils étaient seuls à posséder. D’Héraclite à d’Alembert, de Renan à Charles Percy Snow, on ne compte pas les annonces de péremption des lettres et des arts, rabaissés au niveau de simples passe-temps. Si au moins ceux-ci nous rendaient meilleurs ! Ce n’est pas le cas, hélas ! pensent les accapareurs de la morale publique, qui, de Savonarole à Goeb-bels, ont brûlé les livres. Si ceux-ci, au moins, pouvaient nous ren-seigner sur l’état de la société, ou sur le fonctionnement du lan-gage. Nenni ! crient en chœur les sociologues et les linguistes. La littérature n’est qu’un instrument de domination aux mains des possédants. Il faut donc la bannir de l’enseignement au même titre que la culture générale.Quatre procès éternellement recommencés dont les seuils décisifs pourraient bien correspondre à quatre âges : Homère et la Bible, la littérature comme autorité, la langue participant au sacré ; la lit-térature comme vision dans un monde sécularisé ; comme action, de la Renaissance aux Lumières ; comme expression individuelle ou collective à l’époque romantique. Successivement, la littérature se fait expulser des territoires qu’elle occupait. Mais, en fin de compte, c’est bien l’antilittérature qui garantit sa pérennité. Le vice ne se lasse pas de rendre hommage à la vertu. 

« Je détruirai l’habileté des habiles. »

Professeur en littérature comparée à l’université Paris-X, William Marx analyse de livre en livre la manière dont la littérature n’a cessé de se redéfinir en s’interrogeant sur son périmètre et ses pratiques. Ainsi a-t-il pu diriger un ouvrage collectif sur Les Arrière-gardes au xxe siècle (PUF, 2004), interroger la mythologie de l’écrivain ( Vie du lettré, Minuit, 2009) ou les transmutations de la tragédie ( Le Tombeau d’Œdipe. Pour une tragédie sans tragique, Minuit, 2012).

La Haine de la littérature, WILLIAM MARX, éd. de Minuit, « Paradoxe », 224 p., 19 €.

(1) L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation (xviiie-xxe siècle), William Marx, éd. de Minuit, 2005.

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N°545 juillet 2014 Dossier : Faites vos jeux Entretien : Orhan Pamuk « C’est en passant par l’infime qu’on peut se faire une idée du tout » N°546 août 2014 Dossier : Écrivains et livres de la rentrée Entretien : John Burnside N°547 septembre 2014 Dossier : Que reste-t’il de Sagan ? Entretien : Haruki Murakami N°548 octobre 2014 Dossier : Le dernier Baudelaire Entretien : Olivier Rolin et Patrick Deville N° 549 novembre 2014 Dossier : Que faire de Sade Entretien : Paul Veyne N° 550 décembre 2014 Dossier : Yourcenar Entretien : Michael Lonsdale

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66 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

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La précision suisse exige d’être à l’heure, mais c’est oublier que Joël Dicker, lui, est en avance. Paisiblement assis dans un coin dérobé de l’épicerie italienne où il

a ses habitudes, à peine rentré d’un sé-jour estival aux États-Unis où il se rend une ou plusieurs fois par an depuis l’en-fance, il retrouve son port d’attache. « Genève, c’est mes racines. Étonnam-ment, je n’ai pas de problème d’iden-tité, pas de complexe par rapport à cela. En Suisse romande, il y a cette idée que la littérature est liée à un ter-roir. Je ne suis pas d’accord. Ma géné-ration a perdu la notion de frontière, d’où l’importance d’une plus grande identité. Je sais qui je suis et d’où je viens. » La question des origines irra-die précisément son nouveau roman, Le Livre des Baltimore, où s’entrechoque le destin des deux branches d’une même famille, les Goldman-de-Balti-more et les Goldman-de-Montclair. Un nouveau livre très attendu après le suc-cès de La Vérité sur l’affaire Harry Que-bert, parue en septembre 2012. L’action se déroule de nouveau aux États-Unis, entre New York et la Flo-ride, elle replonge au cœur du récit son personnage emblématique, Marcus Goldman, écrivain perpétuellement hanté par la page blanche. Ses tour-ments littéraires articulent le récit, ou plutôt le « Drame ». « Quand j’ai com-mencé La Vérité sur l’affaire Harry Que-bert, c’était une trilogie, d’ailleurs à la fin, j’avais écrit “À suivre”. Je savais que mon prochain livre se continue-rait avec Marcus Goldman avant même que le premier connût un tel succès. » Un succès qui, à ce jour, se chiffre à 3  millions d’exemplaires (1,6 million en français et 1,4 million dans diverses traductions). Joël Dicker se sait attendu au tour-nant. Pour concevoir ce nouveau ro-man, l’histoire d’une amitié fraternelle et dévorante entre trois cousins ger-mains, Hillel, Woody côté Baltimore et  Marcus côté Montclair, il a dû

JOËL DICKER rallume « son radar »À tout juste 30 ans, le Suisse publie la suite de sa triomphale Vérité sur l’affaire Harry Quebert, vendue à 3 millions d’exemplaires dans le monde. Mêlant discipline de fer et décontraction apparente, candeur et agilité, le story-teller est un drôle de bulldozer affable. Sur le papier, la machine peut tourner trop rond. Par Raphaëlle Régnier

Joël Dicker remet sur les rails le narrateur écrivain de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert.

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Spécialrentrée

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 67

retrouver son « radar ». « En 2012, pen-dant plusieurs mois, j’ai été archi- sollicité par La Vérité sur l’affaire Harry Quebert. Lorsque je me suis remis à ce nouveau livre sur lequel j’avais déjà tra-vaillé, je n’arrivais plus à discerner entre mon envie d’écrire et celle de pro-longer le succès. Mon radar était cassé. Il a fallu réapprendre. J’ai dû faire le tri. Tant de lecteurs m’avaient dit être tenus en haleine par le meurtre dans Harry Quebert que j’hésitais à en intro-duire un autre. Pourtant, je n’avais alors pas eu l’impression d’avoir écrit un polar. Du coup, je me suis interdit avec Les Baltimore d’écrire un livre qui pourrait m’enfermer dans ce genre dans lequel je ne me retrouve pas. »Il y a quelque chose de déroutant chez Joël Dicker, un mélange de candeur et d’agilité, voire d’habileté, un visage posé, souriant, aucune posture d’écri-vain tourmenté. Sa success story aurait eu de quoi lui tourner la tête, toutefois il reste d’une humilité toute helvé-tique. Joël Dicker a grandi au milieu des livres sans pour autant les sacrali-ser. Écolier, il crée La Gazette des ani-maux, écrire coule de source ; sur sa table de chevet La Promesse de l’aube de Romain Gary côtoie Les Pauvres Gens de Dostoïevski. Au fil de ses cahiers achetés au Canada, il accumule notes, impressions et dessins, une autre de ses passions avec la musique. À peine un livre terminé, avant même son im-pression, il entame le suivant, jamais de temps mort. « J’ai besoin du contact avec le papier. Il me faut aussi des pages quadrillées, je n’aime pas les pages blanches. » Un casque vissé sur les oreilles, au son d’Ed Sheeran, de The 1975, ou encore de Michel Petruc-ciani, il travaille, dès l’aurore, parfois dès 4 heures du matin, jusqu’en début de soirée. En 2012, il s’affranchit de son mi-temps d’attaché parlementaire à l’Assemblée constituante genevoise, rompt avec le jeune juriste qu’il était pour s’incarner en Joël Dicker, l’écri-vain. « Je fais tout ce dont j’ai rêvé. Mon imagination est comme une plaie

qui n’arrête pas de couler. Ma colonne vertébrale, c’est ma discipline de tra-vail. Avec la musique, je me concentre, j’ai du mal à écrire dans le silence, je peux même lire et regarder la télévi-sion en même temps. » Une sirène re-tentit alors dans la rue, Joël Dicker tend l’oreille : « Ça c’est une ambulance jaune ! » Raté, « c’est une voiture bana-lisée de la brigade de sécurité rou-tière »… « Avec un ami on est pas-sionné par les sirènes et on joue à les reconnaître. Il y a ici à Genève une va-riété de sons particulière, entre le Car-diomobile, les pompiers, les ambu-lances, c’est très différent, le son dépend aussi de la vitesse du véhicule. Il n’y a pas l’équivalent aux États-Unis où ces sirènes sont plus uniformes. »

Soixante-cinq versionsIl y a décidément beaucoup de bruit dans la tête de Joël Dicker, ses in-trigues n’en sont pas moins millimé-trées. Le « Drame » est distillé, infuse lentement, le lecteur se laisse happer malgré quelques ficelles trop visibles – « Comment aurais-je pu imaginer ce qui allait leur arriver ? » clôt ainsi le chapitre xxii à la façon du fameux clif-fhanger des séries télévisées. « Je tra-vaille par versions successives. Lorsque je commence un roman, je n’ai pas de plan établi ; pour le dernier, je suis ainsi passé par soixante-cinq versions. Quand ça ne marche pas, on le sent. C’est comme le plaisir du mathémati-cien à la recherche d’une inconnue. » Au final, ce nouveau roman ressemble comme un jumeau au précédent. « Non, un cousin ! » Le récit avance au fil du manuscrit de Marcus Goldman, les chassés-croisés sur une période de vingt-cinq ans permettent d’abattre judicieusement les cartes du Drame dont la majuscule est répétitive… Trop ? « Cette majuscule a son impor-tance, car elle marque un tournant majeur de la vie de Marcus, ce qu’il considère lui comme un drame, alors que finalement ce n’est que la vie. Cette  majuscule est le signe de la

construction mentale qui est la sienne. Je suis fasciné par ce qui se passe à l’in-térieur des gens, pourquoi agissent-ils ainsi ? » Dans le concert de louanges qui suivit la parution de Harry Que-bert, un bémol revenait : la faiblesse des dialogues, en particulier ceux avec le personnage de la mère juive. Dans ce nouveau livre, certains clichés au-raient pu être évités (« Seuls survivent les rêves les plus grands. Les autres sont effacés par la pluie et balayés par le vent » ; « Où nous allâmes ? Sur la route de la vie »). À la lecture du ma-nuscrit, son éditeur, Bernard de Fal-lois, a conseillé de reprendre certains passages touchant au travail de l’écri-vain. « Mon interface, c’est lui. Il est sans complaisance. En 2012, il m’a dit de me méfier du succès. Il était en-thousiaste avec L’Affaire Harry Que-bert, mais Les Baltimore, il m’a dit, ça, c’est un vrai roman. » En couverture cette fois, pas de ta-bleau d’Edward Hopper, mais la pho-tographie d’une maison cossue au même air de famille. « Avec Bernard de Fallois, on a opté pour une photo, car on voulait davantage ancrer le livre dans la réalité. Avec lui chaque détail compte, il a une relation physique au livre. » Et cette admiration pour tout ce qui brille, comme les Goldman de Baltimore portés aux nues par Mar-cus Goldman enfant, est-ce une zone de vulnérabilité personnelle ? « Ce n’est pas tant cela qui me questionne que la honte ressentie après un tel aveuglement. Si Marcus a été gêné du modeste niveau de vie de ses parents face à ses cousins nantis, toute cette richesse apparente n’a fait que voler en éclats au fil du temps. » Cette expé-rience de la précarité du destin donne à la vocation littéraire de Marcus Goldman une dimension réparatrice. « Pourquoi j’écris ? Parce que les livres sont plus forts que la vie. Ils en sont la plus belle des revanches » (p. 476). Illusoire ? Forcément. Mais, ce qui est sûr, c’est que celui qui tire les ficelles avance vite, très vite. P

Né en 1985 à Carouge, petite « cité sarde » accolée à Genève, Joël Dicker est fils d’un professeur de français et d’une libraire. Son deuxième roman, La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, publiée en 2012 aux éditions de Fallois, a rencontré un grand succès, couronné par le prix de l’Académie française et le Goncourt des lycéens.

À LIRELe Livre des Baltimore, JOËL DICKER, éd. de Fallois, 450 p., 22 €.

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68 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

68 • LE FEU AUX POUDRESAlors que la distinction entre la gauche et la droite devient diffuse, la France s’est aujourd’hui choisi un nouveau clivage : la « pensée unique » contre les « réacs », les « élites » contre le « populisme ». Mais c’est une nouvelle fois l’héritage des Lumières, ses interprétations concurrentes ou son rejet, qui est en jeu.

82 • LES BRAISES D’HIEREntre Lumières et anti-Lumières, mais aussi entre Lumières divergentes, la joute est originelle en France. Elle court tout le long des xviiie et xixe siècles, et non sans paradoxes. Lumières « modérées » ou « radicales », révolutionnaires et contre-révolutionnaires, rationalistes et mystiques… Leur place sur l’échiquier intellectuel est parfois surprenante.

Dossier

Nous vivons un tournant historique », écrit Alain Finkielkraut en préface de La Seule Exactitude, son nouveau livre, qui sort ce mois-ci. Un tournant « paradoxa-lement masqué par la référence inces-sante à l’histoire ». Or « notre présent

n’est pas davantage la répétition du monde d’hier que l’an-nonce de la convergence à venir ». Dès lors, comment le penser ? Dans ce livre, Finkielkraut, « héritier des Lu-mières », ainsi qu’il se définit, propose, sur les événements des deux années qui viennent de s’écouler, une chronique existentielle bordée par Péguy, Levinas et Heidegger. Et si le résultat est remarquable, c’est parce que l’auteur – contrairement à ce qu’il fait parfois – met ici son savoir au service de sa sensibilité plutôt que l’inverse. On n’y

trouve rien de la colère parfois péremptoire qui peut l’af-faiblir sur les plateaux de télévision, voire dans certains de ses ouvrages. Il s’agit d’un travail littéraire, donc, plu-tôt que philosophique à proprement parler. Entièrement concentré, manifestement porté par l’urgence de la situa-tion, le regard est à la fois acéré, nuancé, servi par des bon-heurs d’écriture qui laissent suffisamment de jeu au lec-teur pour marquer ses désaccords. Le livre couvre la période de 2013 à aujourd’hui et aborde de plein fouet les attentats de janvier. L’exercice est diffi-cile, et pour cause. D’un côté, en haut, une raison poli-tique réduite à sa caricature (« Si le chômage augmente, cela signifie qu’il va redescendre », expliquait à Libération, au début du quinquennat, l’un des conseillers de François Hollande, dans une phrase que n’aurait pas reniée

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Ci-contre : le 9 thermidor de l’an II (27 juillet 1794), jour de la chute de Robespierre. Le député Jean-Lambert Tallien brandit un couteau durant une séance de la Convention. Gravure populaire de l’époque.

Critique et écrivain, Marc Weitzmann a dernièrement signé les romans Une matière inflammable (Stock, 2013) et Quand j’étais normal (Grasset, 2010).

Lumières contre anti-Lumières La déchirure françaiseDossier coordonné par Pierre-Yves Beaurepaire et Marc Weitzmann

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 69

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Dossier Lumières contre anti-Lumières • LE FEU AUX POUDRES

70 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

« Internet, notre dernière révolution techno­logique, a levé l’obstacle. Les événe­ments n’y sont plus solides mais flexibles. On peut les remodeler au gré des idéologies en donnant, qui plus est, à cette opération l’apparence démysti­ ficatrice de la contre­enquête. » Alain Finkielkraut

Alain Finkielkraut, en 2009.

le Flaubert de Bouvard et Pécuchet) ; de l’autre, sur les réseaux sociaux, une raison paranoïaque boostée par l’insatisfaction et le sentiment de se faire avoir – si l’on en croit Le Système Soral, l’ouvrage récent de Robin D’Angelo et Mathieu Molard, deux journalistes d’in-vestigation, le site conspirationniste de ce dernier a totalisé, depuis le début de l’année 2015, quelque 7 millions de visiteurs uniques (quand les sites des partis traditionnels en totalisent péniblement 200 000). Fin-kielkraut : « La modernité est cette époque de l’histoire où l’être devient transformable et malléable. Seuls les faits, dans les sociétés démocratiques, restaient obstinément eux-mêmes. […] Internet, notre dernière révolu-tion technologique, a levé l’obstacle. Les évé-nements n’y sont plus solides mais flexibles. On peut les remodeler au gré des idéologies en donnant, qui plus est, à cette opération l’apparence dé-mystificatrice de la contre-enquête. » C’est quand le chaos surgit que la raison devient urgente, mais n’est-ce pas aussi là qu’elle est la plus impuissante ? Que peut la rai-son devant l’irrationnel ?

À l’Est rien de nouveau« La situation nous oblige à réinterroger l’héritage des Lu-mières », dit pour sa part Marcel Gauchet, joint au télé-phone. Certes, mais comment ? Comme le rappelle Ra-phaël Glucksman dans les pages qui suivent, la tradition des Lumières fut politiquement incarnée en Occident après guerre et dans l’Occident de la guerre froide par ceux que l’on appela « les dissidents » : philosophes, écrivains ou scientifiques pour la plupart, élevés à la fois dans la culture classique et le socialisme, mais opposés au com-munisme, dont ils subissaient le joug quotidien. C’est en référence à leur combat que s’est constitué ce que l’on a commencé à appeler en France, dès le début des an-nées 1950, la « gauche antitotalitaire ». En France, Albert Camus, Cornélius Castoriadis et François Furet tout d’abord, les « nouveaux philosophes » (André Glucksman, Finkielkraut, BHL) ensuite, en Grande-Bretagne, Arthur Koestler et le philosophe Isaiah Berlin, plus tard, aux États-Unis, Saul Bellow, Philip Roth, Susan Sontag, Norman Mailer : tous, parmi d’autres, jouèrent un rôle dans le réseau de soutien apporté à ceux qui représentaient alors la survie d’une culture cosmopolite au cœur de l’Europe. Puis, en 1989, le mur de Berlin s’effondra devant le violon-celle de Rostropovitch. À Prague, le dramaturge et dissi-dent Vaclav Havel arrivait au pouvoir. La même année, 1990, vit l’élection à la présidence de la Pologne du syndi-caliste dissident Lech Walesa. L’Europe revenait au pre-mier plan. La paix allait régner au Moyen-Orient, et la

démocratie s’étendre jusqu’en Chine : sous son influence le système d’apartheid en Afrique du Sud n’était-il pas tombé ? Le reste allait suivre. Ensuite ? Ensuite rien. « Pourquoi ? s’interroge Marcel

Gauchet. C’est une question passionnante à laquelle on n’a pas assez réfléchi. On s’est aperçu que, si les dissidents avaient une pos-ture morale impressionnante, ils n’avaient tout bonnement rien à dire sur la difficulté à faire fonctionner les régimes démocratiques. Vaclav Havel, homme tout à fait respectable, s’est révélé un politicien banal. Il n’a pas fait de miracle, il n’a rien incarné du tout. Et la politique de Lech Walesa en Pologne s’est ré-vélée un fiasco absolu qui a mené l’extrême droite aux portes du pouvoir. Chez tous, c’est la déception de la transition démocratique qui frappe. Nous, à l’Ouest, comptions sur

eux pour régénérer des démocraties ramollies et corrom-pues, et ils n’ont pas su le faire. Ils se sont banalisés. Ils n’ont pas insufflé l’élan que l’on pouvait espérer. » Entre-temps, l’élite intellectuelle internationale mobilisée pour un autre dissident, Salman Rushdie, contre qui Khomeiny avait prononcé sa fatwa l’année même de la chute du Mur, ne rencontrait cette fois aucune solidarité politique. Bien au contraire. Dans leur majorité, s’ils condamnaient la fatwa, les dirigeants du monde occiden-tal prirent bien soin de dénoncer, par ailleurs, « la provo-cation » de Rushdie. Tandis que la question de la dissidence se déplaçait vers le monde musulman, l’héritage intellec-tuel des Soljenitsyne, Andreï Sakharov, Joseph Brodsky, Jan Patocka s’évanouissait. Que reste-t-il aujourd’hui de ces dizaines d’ouvrages, sinon les prédictions les plus sombres – Jan Patocka écrivant depuis sa prison, dès le milieu des années 1970, L’Europe après l’Europe (« Les an-ciennes puissances [européennes] tournent leurs efforts vers leur propre reconstruction, cherchant dans ces chan-tiers et la mise en place d’un système de prestations so-ciales sans précédent à oublier leur nullité »), la veuve d’An-dreï Sakharov, Elena Bonner, prédisant en 2007, dans les colonnes de la revue Le Meilleur des mondes, un xxie siècle de cauchemar, synthèse entre « le pire du communisme et le pire du capitalisme » ? On peut dater de cette même période l’époque où la France est ouvertement entrée dans la période d’angoisse et de paranoïa latente dont elle n’est pas sortie depuis. La ma-ladie à vrai dire couvait depuis longtemps. Elle avait germé au cours des quinze années d’une « culture de gauche » alors au pouvoir, pour qui « communication », extase pu-blicitaire, management d’entreprise, « solidarité ci-toyenne » et antiracisme mièvre avaient peu à peu rem-placé toute forme de lucidité critique. Mais, vers le milieu

À LIRELa Seule Exactitude, ALAIN FINKIELKRAUT, éd. Stock, 306 p., 19,50 €. (Lire aussi p. 98)

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« Rien ne sert de dénier un phénomène que l’on estime dangereux, il vaut mieux le comprendre et tâcher de l’accompa-gner. C’est exactement cette position relativiste que développe Houellebecq. » Michel Maffesoli

Michel Houellebecq.

des années 1990, cette culture s’effondra : l’on commença de s’habituer au compte rendu quotidien, dans la presse, des « affaires », d’ailleurs largement incompréhensibles, de corruption politique ; c’est alors que se suicidèrent un Pre-mier ministre et un conseiller politique ; que, dans les banlieues, on vit surgir les premiers fusils d’assaut, tandis que se constituaient les premiers réseaux islamistes – alors aussi que le FN commença son ascension poli-tique, tandis que le Président d’alors, avec ce sens anarchiste de la provocation qui le ren-dait sur la fin sympathique, remettait au goût du jour ses amitiés avec d’anciens fonc-tionnaires du gouver nement de Vichy.

Houellebecq ouvre une brèche« Plus la vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une ven-geance de tous les instants. » Cette phrase de Balzac, en exergue du roman de Michel Houellebecq Plateforme, au-rait pu servir au livre qu’il fit paraître à ce moment-là : Ex-tension du domaine de la lutte, publié en 1994 chez Maurice Nadeau sous une couverture particulièrement grise qui rendait le titre illisible – et dans une indifférence critique assez remarquable. Le livre n’en trouva pas moins son che-min chez les libraires. Il entamait ce que l’on a appris à connaître depuis comme « une attaque sauvage contre l’Occident actuel » – pour reprendre les mots de l’auteur –, c’est-à-dire contre l’individualisme, le libéralisme, la démo-cratie parlementaire, l’héritage des Lumières – et pratique-ment tout depuis les débuts de ce que Michel Houellebecq appelle, à la suite d’Auguste Comte, « l’âge métaphysique » ouvert voici cinq siècles avec la Renaissance.Le nombre de ceux qui se sont engouffrés dans la brèche depuis est absolument remarquable. De Michel Onfray, re-découvrant, avec sa pompe habituelle, Spengler et son Dé-clin de l’Occident (« Notre civilisation s’effondre. On a eu l’Europe, ça commence avec Constantin et puis ça s’ef-fondre. Après 1914-1918 il y a eu une augmentation du nihilisme. Aujourd’hui notre civilisation est en bout de course parce qu’elle ne produit plus rien. Le bateau coule et ça ne sert à rien de mettre des rustines », déclare Michel Onfray), à Michel Maffesoli qui, commentant Soumission, propose gentiment d’en revenir à Joseph de Maistre : « Rien ne sert de dénier un phénomène que l’on estime dangereux, il vaut mieux le comprendre et tâcher de l’ac-compagner. C’est exactement cette position relativiste que développe le romancier », écrit-il à propos de la conversion de la France à l’islam présentée dans le roman. « Avec la République, avec la laïcité, c’est la philosophie des Lu-mières qui bat de l’aile. Les Lumières sont devenues cligno-tantes. En tout cas, elles n’éclairent plus grand-chose ou

grand monde ! Mais, là encore, Michel Houellebecq ne le dit pas avec acrimonie. Il en appelle plutôt à une sagesse populaire, celle qui selon Joseph de Maistre sait apprécier “le bon sens et la droite raison réunis”. »

Si l’on ne peut parler de courant proprement dit, il est certain que l’irruption de Houelle-becq dans le paysage a mis en lumière une né-buleuse antimoderne. Nébuleuse dans laquelle on pourrait aussi ranger, à des degrés divers et avec des talents variés (mais tous se re-trouvent sur la critique féroce du progrès), Régis Debray, Richard Millet, le Renaud Camus cher à Finkielkraut, Philippe Muray à titre posthume, ou encore Éric Zemmour. C’est-à-dire, à l’exception de certains, quelques-uns des meilleurs esprits de ce pays. Fin de la République, fin des Lumières et de l’Occident, souriante et relativiste acceptation

de la décadence et de l’ordre nouveau : même si Zeev Stern-hell, dans les pages qui suivent, rappelle qu’une bonne part de ces fondamentaux trouvèrent leur apogée sous Vichy, comparaison n’est pas raison. En 1940, Israël n’existait pas, la France ne connaissait ni une présence musulmane aussi forte ni, bien sûr, les réseaux sociaux. La différence de contexte, en d’autres termes, rend la situation parfaite-ment inédite. Mais tout de même : qu’est-ce qui rend la France si exceptionnellement apte à formuler de façon ré-gulière des considérations à ce point glauques ? Marcel Gauchet, dans Le Débat de cet été, fait remonter aux années 1970 ce qu’il appelle « la crise de l’avenir ». En France, sous l’effet du choc pétrolier, elle se traduit, dit-il, par l’extinction de la foi futuriste, la fin de l’économie pla-nifiée et l’écroulement de la perspective révolutionnaire. Mais le phénomène est mondial. En 1979, dans la Chine communiste, Deng Xiaoping introduit les réformes capi-talistes. La même année voit l’arrivée au pouvoir de Rea-gan et de Thatcher, le début de la guerre soviétique en Af-ghanistan et la victoire à Téhéran de l’islamisme politique avec Khomeini : une série d’événements qui font de 1979 l’année charnière où le monde s’éloigne lentement de l’ordre hérité d’après guerre pour les rivages inconnus de notre xxie siècle. Comment le monde intellectuel fran-çais vit-il ce séisme invisible ? Jean-François Lyotard an-ticipe l’époque avec La Condition postmoderne. Michel Foucault, dans deux reportages ambigus publiés par Il Corriere della sera et Libération, est l’un des rares à perce-voir l’importance de la révolution islamique (« C’est peut-être la première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle », écrit-il notamment). Et c’est à peu près tout. La grande majorité des intellectuels baigne encore dans le marxisme et va lui rester fidèle jusqu’à

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>>> l’obscurantisme. Ainsi d’Alain Badiou, le survivant le plus notable de ce naufrage, qui, cette même année 1979, dans un article resté célèbre, défend le génocide orchestré par les Khmers rouges et « la mise à l’ordre du jour de la terreur » au nom du progrès. Noam Chomsky fera de même l’année suivante. Le soutien aux massa-creurs marxistes conduit loin puisqu’un militant de la lutte anticoloniale, Serge Thion, passe cette année-là, du côté du négationnisme de Faurisson, entraînant avec lui le groupe libertaire de La Vieille Taupe. Aujourd’hui, c’est toujours au nom de l’héritage des Lumières que fait rage sur les campus occidentaux ce mélange de tiers- mondisme et d’antilibéralisme dont Badiou reste la star incontestée. « Une bonne partie de la pensée antilibérale issue des cercles de la Nouvelle Droite s’est diffusée par-tout, notamment grâce à l’extrême gauche, analyse Pierre-André Taguieff. Aujourd’hui, sur le plan des va-leurs, le bagage culturel de la Nouvelle Droite est compa-rable à celui de l’Action française des années 1930. Sur les auteurs “maudits” par exemple, on tient un discours relativiste qui était impensable il y a vingt ans. On peut y voir une sortie du manichéisme, mais il y a aussi beau-coup de naïveté. »Finkielkraut, pour sa part, donne dans son livre quelques exemples de ce à quoi aboutit ce mélange de correction po-litique et de régression : la pétition lancée par le roman-cier Édouard Louis contre Marcel Gauchet lors des der-niers Rendez-vous de l’histoire de Blois, Emmanuel Todd et Edwy Plenel devenus, au nom des Lumières, « idiots utiles » de l’islamisme, Najat Vallaud-Belkacem dont la ré-forme de l’enseignement, sous couvert d’égalité, se fixe, dit Finkielkraut, « la médiocrité pour tous comme but ul-time ».Et que dire des ultra-laïcs, cette autre tendance dont on retrouve des représentants jusqu’à l’extrême droite, se réclamant elle aussi des Lumières ? « Au fond, dit Marcel Gauchet, le paradoxe de la raison est qu’elle ne comprend qu’elle-même. Regardez les laïcs confrontés au phénomène religieux. La seule réponse est un haussement d’épaules. Évidemment c’est assez court. Ça n’explique pas pourquoi la hausse du niveau d’éducation dans le monde se traduit aussi par une hausse du fondamentalisme. » « La croyance en un progrès infini n’a rien à voir avec les Lumières », rap-pelle pour sa part Pierre-André Taguieff, qui parle à ce sujet de « dégradation du voltairianisme ». Paradoxalement, l’héritage des Lumières est aujourd’hui revendiqué par tout le monde : les « déclinistes » au nom de la civilisation – et certains catholiques en appellent à la laïcité et à Voltaire – et les « progressistes » au nom de l’ave-nir « multipolaire » (quitte à se découvrir des sympathies pour le relativisme culturel, thème pourtant traditionnel-lement associé aux anti-Lumières). Tout le monde se veut éclairé – mais il n’a jamais fait si sombre. P M. W.

Né en Pologne en 1935, réfugié en France après guerre et citoyen israélien, profes-seur d’histoire des idées, connu pour ses travaux sur «  l’idéologie fasciste en France » et la droite nationaliste fran-çaise, auteur en 2006 d’un livre qui fait

date, Les Anti-Lumières, l’historien Zeev Sternhell éclaire les enjeux de notre temps.

Il semble que l’on assiste aujourd’hui en France,

voire sur tout le continent, au retour en force

d’un courant culturel anti-Lumières et antimoderne.

Le constatez-vous également, et si oui comment

l’expliquez-vous ?

ZEEV STERNHELL. Tout d’abord, il faut rappeler que le cou-rant des anti-Lumières fait intégralement partie de la culture non seulement française mais européenne. C’est dès sa naissance, au xviiie siècle, que le courant politique

« Nous ne sommes pas encore prêts »Zeev Sternhell, auteur d’un essai de référence sur Les Anti-Lumières, revient sur l’histoire de ce rejet, selon lui renforcé par la chute de l’URSS et la globalisation : les idéaux du xviiie siècle paraissent plus abstraits que jamais.

Propos recueillis par Marc Weitzmann

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Zeev Sternhell.

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« En 1940, sous Vichy, le statut des Juifs a été le clou à enfoncer dans le cercueil de la Révolution et des Lumières françaises. » >>>

du « cosmopolitisme » véhiculés par les Lumières depuis la Révolution. En 1940, en l’espace de quelques semaines, on fait comme si cette révolution n’avait jamais eu lieu. D’où les lois anti-juives, qui jouent un très grand rôle dans cette logique. Pourquoi ?

Parce que l’émancipation des Juifs et la fin de l’esclavage ont été le premier acte concrètement affirmé et mis en marche de la déclaration du caractère universel des droits de l’homme. En 1789, les États-Unis se débattaient encore dans leurs contradictions sur toutes ces questions. La France a été le premier et le seul pays à faire cela. C’est un acte fondateur qui marque la fin de l’Ancien Régime et est à beaucoup d’égards aussi important que la chute de la royauté. La fonction des lois anti-juives de 1940 était de répondre à cela. Le statut des Juifs a été le clou à enfoncer dans le cercueil de la Révolution et des Lumières françaises. Cela n’avait rien d’un détail. Il s’agissait d’en finir pour de bon en montrant la différence entre communauté des ci-toyens d’un côté et communauté nationale de l’autre. Pour les anti-Lumières, la communauté nationale est un tout qui vient du fond des âges : c’est l’histoire, la culture, la langue, c’est « la terre et les morts », selon la fameuse formule de Barrès, « le pays réel » cher à Maurras. En face, le « pays légal », en d’autres termes la communauté des citoyens, est quelque chose d’artificiel : Untel est citoyen un jour, mais tel autre jour à telle date, d’un simple trait de plume, il peut cesser de l’être. La communauté natio-nale est donc une réalité intangible, la communauté des citoyens une fiction juridique : cette idée-là, mise en place en 1940 avec le statut des Juifs, qui implique entre autres la dénaturalisation des Juifs naturalisés après 1927, c’est la victoire absolue des anti-Lumières. C’est une

ancré dans les Lumières françaises – ce que j’appelle les Lumières franco-kantiennes – s’est vu opposer la critique des anti-Lumières. En Allemagne avec Herder, en Angle-terre avec Burke, et en France tout de suite après avec Maistre. Puis vient la longue lignée du xixe siècle, dont les deux grandes figures marquantes en France seront Taine et Renan. Puis, encore à la fin du xixe, tandis que Croce en Italie redécouvre la pensée de Vico, Oswald Spengler en Allemagne publie Le Déclin de l’Occident : tout ça s’enchaîne dans une tradition de grande qualité qui n’a jamais disparu. La spécificité du xxe siècle n’est donc pas l’apparition de ces idées mais le fait qu’elles soient pour la première fois descendues dans la rue. Qu’elles soient devenues partie intégrante des débats quotidiens dans la presse (alors très puissante), qu’elles soient exposées dans les romans populaires, etc. Au début du xxe siècle, le courant des anti-Lumières alimente la culture de masse naissante, mobilise la rue en même temps que les sphères intellectuelles. C’est ça la nouveauté. En France, notam-ment, c’est toute la signification du boulangisme et de l’affaire Dreyfus. Contrairement à l’Italie, où les Lumières ont toujours été faibles, contrairement à l’Allemagne, où les anti-Lumières ont largement dominé, la France a ceci de particulier que Lumières et anti-Lumières se sont af-frontés sans que les uns ou les autres prennent le dessus de manière définitive : chacun des deux courants s’est affaibli ou renforcé en fonction des événements. Au tournant du xxe siècle, ce sont les anti-Lumières qui connaissent une période ascendante, jusqu’à la défaite de 1940, où ils connaissent leur heure de gloire. La dé-bâcle donne en effet à ce courant l’occasion d’effacer cent cinquante ans d’histoire. Si la France a perdu, c’est, selon les tenants de ce courant, à cause de la « décadence » et

Les Berlinois de l’Est et de l’Ouest réunis pour fêter la chute du Mur, le 9 novembre 1989. « La fin de la guerre froide, qui s’est traduite aux États-Unis par l’idée de fin de l’histoire, a été formulée en France par François Furet de manière très claire : la société telle qu’elle est est la seule possible. »

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Dossier Lumières contre anti-Lumières • LE FEU AUX POUDRES

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« Les droits de l’homme sont des concepts anti- historiques qui n’existent nulle part. Ils sont donc évidemment très vulné-rables. »

>>> question philosophique de fond. Les droits de l’homme, qui étaient la colonne vertébrale des Lumières anglaises et françaises et dont Kant, en Allemagne, est le grand allié, trouvaient leur origine dans la théorie des droits naturels formulée par les Lumières anglaises au xviie siècle. Selon cette théorie, les hommes possèdent de par leur nature des droits inaliénables. Sur quoi, au xviiie, Rousseau ajoute sa pierre en expliquant que la société est une construction artificielle que les hommes se donnent pour qu’elle leur soit utile et que cette société se donne l’État. Cela signifie que les droits naturels, les droits de l’homme sur lesquels sont fondées toutes nos libertés, sont des inventions, des concepts que nous nous inven-tons. Et c’est sur ces artifices que reposent la démocratie et le libéralisme. En ce sens, Burke, Maistre, Taine, Renan et tous les autres tenants des anti-Lumières ont raison. Les droits de l’homme sont des concepts anti-historiques qui n’existent nulle part. Ils sont donc évidemment très vulnérables. Avec la fin du régime de Vichy et la Libération,

le courant des Lumières fait retour en France dans

la sphère intellectuelle, où la gauche domine avec

des idées qui sont en théorie celles du progrès

et de l’égalité. Puis, à partir du début des années 1990,

quelque part entre la chute du mur de Berlin,

la guerre en ex-Yougoslavie, la Mitterrandie expirante

et la dénonciation de l’Homo festivus par Philippe Muray,

on sent s’amorcer quelque chose de plus sombre.

Y a-t-il une corrélation, selon vous, entre ce nouveau

courant anti-Lumières et la fin de la guerre froide ?

C’est une question très importante et très difficile… J’ai toujours pensé que les Trente Glorieuses en Europe de l’Ouest ont existé parce que, en face, il y avait autre chose. On ne savait pas très bien ce qui se passait en URSS, il y avait ceux pour qui l’alternative n’en était pas une, mais peu importe : elle était là. La fin de la guerre froide, qui s’est traduite aux États-Unis par l’idée de fin de l’histoire, a été formulée en France par François Furet de manière très claire : la société telle qu’elle est est la seule possible. L’état des choses n’est peut-être pas parfait mais, parce qu’il existe, il n’est pas très loin non plus de ce que doit être une société bonne. Aux États-Unis, les néoconser vateurs amé-ricains tels Daniel Bell, Irving Kristol ou Gertrude Him-melfarb ne disent pas autre chose. Alors il est probable que cela ait quelque chose à voir avec la fin de la guerre froide. C’est-à-dire avec la chute de ce qui aurait pu constituer une alternative à l’ordre existant. Ce que l’on a toujours repro-ché aux Lumières, c’est que ce sont des abstractions. Les anti-Lumières, eux, invoquent les faits, le réel. La réflexion sur une société meilleure est considérée au mieux comme une utopie, au pis comme une prescription du désastre. À preuve l’utopie stalinienne, l’utopie socialiste ou marxiste :

tout ce qui n’est pas l’acceptation de l’ordre est parti en fumée. Maurras parlait de « nuées », il n’avait pas tout à fait tort. Bien sûr, ce sont des nuées. Les droits de l’homme aussi sont des nuées. Tout ce que l’on peut dire aujourd’hui, c’est que l’histoire est en dents de scie, avec des hauts et des bas. Où ça va, personne ne le sait. L’histoire n’a pas de sens. Elle avance, mais vers où, nul ne le sait, et personne ne peut avoir de réponse aux grandes questions. Cette façon de formuler les choses donne évidemment

des arguments aux anti-Lumières…

Bien sûr ! Cela donne plusieurs arguments aux anti- Lumières, dont le premier, formulé par Burke trente ans avant la Révolution française, est celui-ci : face à la raison, on oppose l’histoire telle qu’elle est. On oppose le concret à l’abstrait. Le seul problème de cette façon de voir, bien sûr, c’est que personne parmi les anti-Lumières n’a jamais pu répondre à la question de savoir où nous en serions sans ces utopies rationalistes qui, elles, montrent un chemin.Les anti-Lumières affirment le caractère intangible et

tragique de l’appartenance. Comme Faulkner, ils disent

que « le passé n’est jamais mort, il n’est même jamais

passé ». Les penseurs des Lumières, eux, voient

l’histoire comme une marche linéaire tournée vers le

progrès, qui emporte tous les hommes indistinctement.

Finalement, la ligne de fracture est celle de l’universel ?

Oui. Pour les Lumières, l’universalisme est l’expression de la raison face à l’histoire : les humains sont des êtres ra-tionnels, et c’est en quoi consiste leur égalité. Tous pareils à la surface du globe, ils ont tous les mêmes droits. Le fait qu’ils aient des histoires différentes ou qu’ils soient de cou-leurs différentes n’a aucune signification de ce point de vue. Pour moi, c’est cela, la grandeur des Lumières. Le par-ticularisme, au contraire, dit que les hommes sont les pro-duits de leur histoire et de leur culture. Que ce qui est es-sentiel dans la vie des hommes n’est pas ce qui les unit mais ce qui les sépare. Le problème, c’est que, dès que vous in-sistez sur ce qui divise, vous mettez fatalement les cultures en compétition et tombez sur la question des hiérarchies. Sur ce plan, le particularisme n’affirme pas du tout l’éga-lité entre toutes les cultures. On a vu avec Herder, puis tout au long des xixe et xxe siècles, où cela conduisait et com-ment mettre ainsi en avant les particularismes avait pour conséquence de jeter les hommes les uns contre les autres. La difficulté, cependant, c’est que, si toutes les cultures se valent en ce sens qu’elles existent, on ne peut nier que ces cultures portent des valeurs différentes et que cer-taines sont meilleures que d’autres. Une culture qui pro-meut l’égalité – politique, sociale, entre les sexes – est meilleure qu’une société sans égalité. Une société où la veuve doit s’immoler sur le corps de son mari est une culture plus problématique que la nôtre. Il y a donc une hiérarchie des cultures au sens où il y a une hiérarchie des

À LIRELes Anti-Lumières. Une tradition du xviiie siècle à la guerre froide, ZEEV STERNHELL, éd. Folio histoire, 944 p., 13,90 €.

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« Les anti- Lumières sont solidaires dans leur admiration du Moyen Âge. Dans le même ordre d’idées, l’Allemand Herder admirait la Grèce, où chaque cité avait ses dieux, sa culture, mais il détestait Rome, car chaque habitant de l’Empire, où qu’il soit, était citoyen romain. »

valeurs prônées par ces cultures. De même une culture qui ne met en avant que ses particularismes court-elle au désastre bien plus sûrement qu’une culture qui cherche un idéal universaliste.Dans leur critique de l’universalisme,

les anti-Lumières affirment aussi que l’individualisme

signe le début de la décadence…

Absolument. C’est pourquoi d’ailleurs les penseurs anti-Lumières sont solidaires dans leur admiration du Moyen Âge. Dans le même ordre d’idées, Herder admirait la Grèce, où chaque cité avait ses dieux, sa culture, ses particula-rismes, mais il détestait Rome, qui était l’abomination ab-solue car chaque habitant de l’Empire romain, où qu’il soit, était citoyen romain. Les anti-Lumières regardent les hommes comme appartenant à un corps. Les Lumières, au contraire, regardent les humains comme des individus rationnels, des monades. Pour les anti-Lumières, cette vision des communautés humaines comme des individus autonomes est justement le signe de la décadence. Dans votre livre Les Anti-Lumières, vous écrivez

que « la lutte contre l’atomisation et l’individualisme

annonce le communautarisme ». C’est une phrase

qui me semble importante. On songe évidemment

à Houellebecq, à sa critique de l’atomisation

contemporaine et à son retournement en faveur

de l’islam. Mais, plus généralement, on songe aussi

au communautarisme comme expression

d’un nouveau courant populaire anti-Lumières

qui emprunte autant à droite qu’à gauche.

Le communautarisme est un phénomène très curieux. D’inspiration politiquement libérale – en tout cas aux États-Unis, d’où il vient –, il s’abreuve en même temps aux idées de Herder et de ses successeurs, pour qui la commu-nauté est quelque chose qui existe en soi et transcende les individus. Il y a plusieurs variétés de communautarismes. Il y a ceux qui se sentent mal à l’aise, ceux qui sont carré-ment anti-individualistes, ceux qui pensent qu’une société sans religion est une société qui perd le nord… J’ai per-sonnellement des doutes très sérieux sur tout ce courant. Lévi-Strauss, qui était honnête, c’était l’une de ses grandes qualités, pensait qu’une culture qui s’ouvre aux cultures extérieures perd beaucoup de sa richesse. Mais il savait aussi que le prix payé par une culture pour préserver ses qualités propres était exorbitant car cela revenait à se cou-per du monde extérieur. La question est de savoir ce qui est préférable entre, d’un côté, préserver ce qui est spéci-fique et s’enfermer dans des frontières étanches ou, de l’autre, s’ouvrir sur le monde en payant le prix d’une cer-taine acculturation et d’une perte d’identité.En Europe, dans l’histoire de la modernité, cette

question s’est avant tout posée aux Juifs de la diaspora.

Bien sûr. Sitôt que les murs du ghetto sont tombés dans la foulée de la Révolution française, ça a été pour les Juifs un dilemme dramatique. La réponse qu’ils ont apportée, au xixe siècle surtout,

a été un cosmopolitisme qui s’abreuvait à celui des

Lumières. Ce cosmopolitisme a incarné la modernité

jusqu’à ce que Hitler et Staline y mettent fin.

Travailleuses du textile à Zhongshan, en Chine. « La globalisation, ce n’est pas le cosmopolitisme, c’est ça le problème ! Nul besoin d’être communiste, ou même marxiste, pour s’en rendre compte : une poignée de multinationales mettent la main sur l’économie mondiale et elles n’ont rien de cosmopolites. »

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Dossier Lumières contre anti-Lumières • LE FEU AUX POUDRES

76 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Dans les palais de l’État, armés jusqu’aux dents, errent les tyrans médiocres de l’absolutisme, affolés par le mot même de liberté […]. » Nous sommes salle Wa-gram à Paris, le 15 mars 1957, quatre mois après la répression par Moscou du

soulèvement de Budapest, et bien avant le tsunami idéo-logico-littéraire de L’Archipel du goulag. Ce soir-là, dans une conférence restée méconnue, Albert Camus part en guerre contre « les rites monotones et sanglants de la religion totalitaire », les « immenses mensonges » d’un progres-sisme devenu anthropophage, et contre ses anciens cama-rades de lutte qui s’obstinent à voir dans la prise du pa-lais d’Hiver la fille naturelle de celle de la Bastille : « Durant de longues années, pourtant, ces tyrans, aidés en Occi-dent par des complices que rien ni personne ne forçait à tant de zèle, ont répandu des torrents de fumée sur leurs vraies actions. Lorsque quelque chose en transparaissait, leurs interprètes occidentaux nous expliquaient que tout s’arrangerait dans une dizaine de générations, qu’en attendant tout le monde marcherait gaiement vers l’ave-nir, que les peuples déportés avaient eu le tort d’embou-teiller la circulation sur la route superbe du progrès, que les exécutés étaient tout à fait d’accord sur leur propre suppression, que les Intellectuels se déclaraient ravis de leur joli bâillon parce qu’il était dialectique », bref que tout cela était dans « le bon sens de l’histoire ».

« Intellectuels fatigués de leur liberté »Entre « l’homme révolté », qui se proclame hongrois de cœur et d’esprit, et ces « intellectuels fatigués de leur li-berté », pour qui « tout anticommuniste est un chien », plus de communication possible. Ceux qui voient dans le projectile d’un militaire tuant les Gavroche de l’Est une balle « de gauche » parlent une langue qui rend tout échange inconcevable. Camus : « Ce que fut l’Espagne pour nous il y a vingt ans, la Hongrie le sera aujourd’hui. »

Auteur de documentaires sur le génocide rwandais et la révolution orange en Ukraine, Raphaël Glucksmann a aussi été conseiller de l’ex-président géorgien Mikheïl Saakachvili. Il a récemment publié Génération gueule de bois. Manuel de lutte contre les réacs (Allary).

Camus, Lumières contre LumièresEn 1957, Camus fustige les intellectuels soutenant ou passant sous silence l’écrasement par l’URSS de l’insurrection hongroise. L’écrivain défend des Lumières capables de combattre leur propre penchant autoritaire.

Par Raphaël Glucksmann

«

Aujourd’hui, à l’époque de la globalisation,

pensez-vous que le cosmopolitisme soit encore possible ?

(Long silence) Ce que les anti-Lumières reprochaient aux Lumières, c’était, par exemple, le fait qu’à la cour du grand Frédéric on puisse parler français. Il fallait liquider cela, et c’est ce qui a été fait. Au xxe siècle, le terme même de cos-mopolitisme est devenu une insulte, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche. Le cosmopolitisme est-il encore possible ? Au sens noble du terme, je pense que oui, il est même toujours valable. Mais est-ce que ce qui est bon, pro-ductif pour la classe intellectuelle, l’est aussi pour l’en-semble de la société ? C’est la grande question. Le cosmo-politisme s’exprime bien tant qu’il reste sur le plan de la haute culture. Mais, lorsqu’on descend dans la rue, là où nous sommes tous ? Les Européens, par exemple, sont-ils prêts à faire abstraction de leurs communautés nationales linguistiques et culturelles ? Il suffit de voir ce qui se passe avec la Grèce. On s’en rend compte aujourd’hui, les bar-rières nationales que l’on avait l’illusion de faire tomber en Europe occidentale – du Marché commun à la CEE – ça marche peut-être, mais en bégayant, et jusqu’à un certain point seulement. Les gens ne sont pas encore prêts, je crois, à abandonner leurs particularismes au nom d’une grande communauté de citoyens. Le cosmopolitisme n’est pas encore en position de force. Il n’a pas gagné. Ce blocage ne vient-il pas d’une confusion entre

l’idéal cosmopolite et le processus de globalisation

auquel on assiste ?

Eh oui, la globalisation, ce n’est pas le cosmopolitisme, pas au sens ou nous l’entendons, c’est ça le problème ! La globalisation, concrètement, c’est d’abord l’économie qui met la main sur la politique – et cette économie ne marche pas toute seule, des intérêts sont en marche. Nul besoin d’être communiste, ou même marxiste, pour s’en rendre compte : une poignée de multinationales mettent la main sur l’économie mondiale et elles n’ont rien de cosmopo-lite. Elles n’éprouvent aucune espèce de solidarité avec les populations et les cultures au sein desquelles elles s’im-plantent. Ce mouvement encourage en retour une ques-tion identitaire. Comme l’immigration. Comme le conflit entre riches et pauvres, comme l’islam. L’attrait de l’Eu-rope pour les immigrants africains, par exemple, n’a rien à voir avec le cosmopolitisme. La répartition des richesses, qui se pose aujourd’hui à un niveau global, n’a rien à voir avec le cosmopolitisme.Comment définiriez-vous le cosmopolitisme ?

D’abord sur le plan culturel. Un cosmopolite c’est quelqu’un qui a une connaissance assez profonde, non touristique, d’au moins une ou deux cultures en plus de la sienne. Quelqu’un qui a la volonté et la capacité de se sentir chez lui dans un ou deux pays en plus du sien, et qui peut, de ce fait, éprouver de la solidarité avec d’autres hommes. 

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Le conflit théologico-politique est total : « Les nuances subtiles, les artifices de langage et les considérations sa-vantes dont on essaie encore de maquiller la vérité ne nous intéressent pas. » La même chose que l’Espagne, donc. En pire. Car 1936 opposait encore les vieux camps de la Révolution et de la Contre-Révolution. Voltaire et Rousseau, joyeusement repeints en rouge, faisaient face une fois de plus – la dernière pensait-on – à Maistre et Ri-varol, savamment brunis par l’époque. Vingt ans après, le conflit devient une affaire de famille, et les Lumières entrent en guerre civile. La fitna, cette faille interne absolue qui effraie tant l’oumma musulmane, est la hantise de toute communauté de pensée ou de foi. La gauche a longtemps couvert d’un voile pudique et hypocrite sa propre faille interne. Budapest déchire ce voile. Pour les enfants de la Révolution, il est aussi impératif de se situer face à la Hongrie que devant l’Espagne. Pourtant, nombreux sont ceux qui hésitent, cherchent des excuses, mini-misent la portée de l’événement, s’em-bourbent dans leurs ratiocinations ou s’enfoncent dans le silence. Pas Camus. Dans la lignée du Traité des hérétiques de Castellion, il s’attache à la « vérité éclatante et simple des faits ». Il prend l’autodafé comme point de départ et d’ar-rivée de sa réflexion, et « l’ignoble torture, aussi mépri-sable à Alger qu’à Budapest, » comme seul phare de son engagement. Quand on fusille un poète, on fusille un poète, on ne contribue pas au Progrès Universel. Qu’on se dise « de gauche » et qu’on dise le poète « de droite » n’entrent plus en ligne de compte.Si les années 1930 et 1940 avaient poussé une vieille ren-gaine – les Lumières face à la réaction – à son paroxysme de brutalité, la seconde moitié du xxe siècle voit donc res-surgir la contradiction que les Lumières portaient en leur sein dès le xviiie. La lutte contre « l’infâme » extérieur se doubla d’emblée d’un conflit intérieur jamais résolu. Uni-versalisme contre universalisme, égalité contre égalité, raison contre raison, émancipation contre émancipation. Il n’y a en 1957, selon Camus, plus d’échappatoire pos-sible face à la question originelle de la violence au nom du progrès, plus d’argument crédible sur la « lumineuse idée » dévoyée par des hommes malhabiles ou malintentionnés. Dans son discours de Wagram, les rebelles hongrois ne sont pas tués « au nom de la Cause », mais « par la Cause elle-même ». Les Lumières ne sont pas « trahies », elles sont intrinsèquement criminelles lorsqu’elles prétendent faire descendre sur terre la Jérusalem céleste à coups de

« colonnes infernales » ou de goulags et entendent éman-ciper les hommes malgré eux ou contre eux. Elles sont suicidaires surtout, tant elles retrouvent les voies du fanatisme qu’elles sont supposées combattre et nient leur maxime initiale telle qu’elle a été énoncée par Kant, dès les premiers mots de son Qu’est-ce que les Lumières ? en forme d’appel à chaque être humain : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! »

Pareille exhortation à l’autonomie des consciences s’est transformée chez cer-tains « progressistes » en une sacralisa-tion de valeurs ou de dogmes empêchant toute pensée critique, toute parole dis-sonante, en abolition de cette « maturité de l’homme » dont les philosophes célé-braient l’avènement. Une certaine lignée des Lumières s’est muée en Église, prati-quant une « religion totalitaire » dans la-quelle Camus ose mêler, sans distinction de couleur ni de drapeau, le fascisme et le communisme.D’autres écrivains et militants de gauche avaient osé avant lui : en 1949, à Paris, le procès opposant le Parti communiste à Victor Kravchenko, dont le livre dénon-çait les camps d’internement sovié-tiques, et le témoignage de Margarete

Buber-Neumann sur les camps rouges et noirs avaient commencé à fissurer les certitudes d’un camp du « Bien » toujours prompt à traiter une rescapée du goulag ou de Ravensbrück de « salope fascisante ». David Rousset, fort de son expérience concentrationnaire, l’un des rares parmi les intellectuels français à prendre la défense de Kravchenko, avait créé dès 1950 la Commission interna-tionale contre le régime concentrationnaire. Mais Buda-pest est un coup de tonnerre d’une ampleur jusque-là iné-galée : à la face du monde et sous les yeux éberlués de la république des lettres, les chars du « Prolétariat » mas-sacrent des ouvriers « épris de pain, mais aussi de liberté ». Camus, dont certains intellectuels, vierges de toute gloire politico-militaire, disent qu’il « refuse d’avoir des mains de peur de les salir », répond qu’il ne s’agit pas là d’une quelconque manie de la propreté, mais tout simplement d’éviter d’avoir la tête et la plume pleines de sang.

Camus a gagné mais qu’avons-nous fait de sa victoire ?Qu’un homme de droite dénonçât les crimes communistes passait. Qu’un homme de gauche accusât les dirigeants so-viétiques de trahir le pur idéal marxiste-léniniste était di-gérable. Mais qu’un héritier des Lumières et de la Résistance accusât la « Cause » elle-même d’être

Albert Camus, en 1957.

La guerre d’Espagne opposait encore les vieux camps de la Révolution et de la Contre-Révolution. Vingt ans après, le conflit devient une affaire de famille, et les Lumières entrent en guerre civile. >>>

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>>>Relire les attaques de l’époque contre Camus est instructif : cela permet de comprendre que le Parti communiste d’hier a fourni au Front national d’aujourd’hui une large part de son vocabulaire et de ses grilles de lecture.

ce jour-là, c’est devant Camus. Il ne consentit pas soudai-nement à la réalpolitique pro-américaine de son ancien compagnon de la Rue d’Ulm : tous les deux rejoignirent l’humanisme radical du discours de la salle Wagram. « Des hommes meurent, il faut sauver des vies, c’est tout », l’ex-plication sartrienne de la démarche n’est pas une phrase aronienne, c’est une maxime tirée de Camus. Camus a gagné et continue de gagner à chaque révolution de velours, chaque fois que la « solidarité des ébranlés », selon l’expression du penseur tchèque dissident Jan Pa-tocka, se transforme en une insurrection civique pacifique que cet ami de la philosophe Simone Weil avait appelée de ses vœux. Le versant terroriste des Lumières fut vaincu par les Lumières elles-mêmes. Mais ensuite ? Qu’avons-nous fait de cette victoire ? Camus nous avait prévenus : « Il nous faudra mériter le sacrifice des Hongrois. » Com-ment ? En construisant une « Europe enfin unie », une so-ciété « de liberté et de solidarité », « un immense mouve-ment d’émancipation qui s’appelle la culture ». Est-ce cela que nous avons fait après la chute du mur de Berlin ? Le « libéralisme libertaire » de Camus était aux antipodes du néant politique que ce cliché désigne aujourd’hui. En pro-clamant la fin de l’histoire et en décrétant absurde toute tentative de transformation du monde, nous avons fait de son humanisme de tous les instants un Téléthon occasion-nel. Il a gagné, oui, et nous avons transformé sa victoire en défaite de la pensée. En défaite des Lumières. 

criminelle relevait du sacrilège. Les attaques ne ces-sèrent plus jusqu’à sa mort. Les relire en 2015 est trou-blant : les termes phares de la novlangue réactionnaire contemporaine – de « belle âme » à « bien-pensant », « po-litiquement correct » n’existant pas encore – furent d’abord l’apanage d’une certaine « gauche », tout comme la critique du « droit-de-l’hommisme ». Cela permet de comprendre que le Parti communiste d’hier a fourni au Front national d’aujourd’hui une large part de son vocabulaire et de ses grilles de lecture. Cela permet aussi de ne plus s’étonner que le récent best-seller d’Éric Zemmour contienne des pages énamourées sur Georges Marchais. Camus est mort moins de trois ans après ce discours, en pleine guerre civile intellectuelle, bien avant Sartre et ses autres détracteurs moins glorieux. Mais il a gagné. Il a gagné place de la Sorbonne en 1968, lorsque Dany Cohn-Bendit s’empara du mégaphone que tenait Aragon en le sommant de s’expliquer sur son soutien au goulag : « Vous avez les cheveux pleins de sang ! » Il a gagné avec L’Archi-pel du goulag, avec les ouvriers de Lipp expulsant la CGT, avec Solidarność, avec la Charte 77 de Vaclav Havel, qui fut le manifeste des dissidents soviétiques sonnant, avec douze ans d’avance, le glas du soviétisme, avec la Nouvelle Philosophie… Il a gagné en 1979 lorsque Sartre et Aron mirent de côté leur antagonisme pour aller plaider la cause des boat people à l’Élysée. Contrairement à ce qu’on a pu écrire, ce n’est pas devant Aron que Sartre abdiqua

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Insurrection nationale hongroise. Combattants devant un char abandonné par les Soviétiques dans les rues de Budapest. Novembre 1956. Photo colorisée.

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L’universalisme, ou la liberté à marche forcéeEn prônant que l’humanité est appelée à partager les mêmes valeurs, les Lumières ont de fait imposé un mode unique d’émancipation, qui a paradoxalement pu justifier l’autoritarisme, le colonialisme ou l’intervention armée. La question du commun paraît aujourd’hui plus pertinente.

Par Patrice Bollon

Dans un entretien télévisé de 1996, sommé par Christine Ockrent de désavouer ses propos sur l’inégalité des races au nom de l’article 2 de notre Constitution  (1), Jean-Marie Le Pen s’était contenté de sortir une feuille de ses papiers et d’en

lire le contenu. S’y trouvaient les déclarations de « deux pères de la République », ainsi qu’il les présenta. La pre-mière était un extrait du discours prononcé par Jules Ferry en juillet 1885 devant la Chambre des députés. Évo-quant la colonisation, le père de l’école publique gratuite y faisait état du « devoir [auquel étaient attachés des « droits »] des races supérieures [les nôtres] de civiliser les races inférieures ». La seconde était une phrase de Léon Blum tirée d’un débat à l’Assemblée nationale sur le bud-get des Colonies en juillet 1925. D’après Le Pen, le futur chef du Front populaire y statuait : « Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie. » Voilà le genre de réplique déplaisante auquel s’expose un universalisme qui n’est pas au clair avec les conséquences qu’il implique et, avant cela, les présupposés sur lesquels il s’appuie.Certes, il faudrait faire la part de la perversité dans la remarque de Le Pen. Les deux extraits ne relèvent pas du même contexte. Celui de Ferry tient d’un argument en forme de « supplément d’âme » à une entreprise coloniale par ailleurs ouvertement revendiquée dans sa dimension matérielle de « débouché » du capitalisme français. La phrase de Blum vient, elle, après une dénonciation ferme de l’impérialisme, et elle est en outre un peu « arran-gée (2) ». Il reste qu’à quelques nuances près les mots sont bien les mêmes. Seule la tonalité diffère. Car ces discours procèdent d’un même fonds idéologique, d’un même esprit, qui, pour leurs auteurs, allait en quelque sorte de soi, en gros les valeurs des « Lumières » telles que la République a pris le parti de les résumer, non sans les

aplatir au passage : la lutte contre les préjugés (forcé-ment) obscurantistes des autres peuples, les droits de l’individu libre, le Progrès, la Science avec des majus-cules, etc. – le balancement de Blum ne faisant qu’expri-mer le paradoxe de ces valeurs, émancipatrices sur un versant et potentiellement asservissantes sur l’autre. Ce qui fait qu’on ne saurait parler de leur « détournement » à des fins de justification. La « mission civilisatrice » du pays qui avait délivré 1789 au monde participait d’une croyance qui ne faisait alors pas question, ainsi que le montreraient bien d’autres déclarations du même acabit en provenance de tout l’arc-en-ciel politique ou presque… y compris des marxistes.

La notion même d’individu est discutableDe fait, la raison de cette aporie récurrente, à l’œuvre dans des événements politico-militaires plus récents tels que cette expédition américaine d’Irak de 2003 censée apporter, aux yeux de néoconservateurs issus au demeu-rant le plus souvent du marxisme, la liberté démocratique aux Irakiens, se trouve dans le présupposé implicite qui fonde l’idée de valeurs universelles, valeurs données pour valides en tout temps et en tout lieu et seules aptes en conséquence à défendre moralement l’humain. Car, même s’il s’accompagne de précautions oratoires sur le respect des autres cultures, tout discours universaliste est amené inéluctablement à poser celle qu’il représente en modèle. Il mobilise ce que Lévi-Strauss nomme, dans Race et histoire (3), « l’illusion archaïque » : l’idée selon la-quelle les cultures autres ne sauraient être que des réali-sations imparfaites, inaccomplies – « primitives » est le mot – de la nôtre. Comme s’il existait un seul chemin, que toutes les cultures devaient emprunter et que nous serions chargés de les aider à prendre pour leur bien, au besoin par la contrainte.Sans doute cette contradiction s’efface-t-elle si ces valeurs –  les « droits de l’homme »  – se révèlent bel et bien humaines au sens essentiel du mot. Or, non

(1) « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. » Depuis 1995, ces lignes, qui se trouvaient dans l’article 2, font dès lors partie de l’article premier.(2) La phrase originelle, telle que la donne le Journal officiel, est la suivante : « Nous admettons qu’il peut y avoir non seulement un droit, mais un devoir de ce qu’on appelle les races supérieures, revendiquant quelquefois pour elles un privilège quelque peu indu, d’attirer à elles les races qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de civilisation. » (3) Race et histoire (1952), Claude Lévi-Strauss, éd. Folio, 1987.

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Les droits de l’homme sont-ils ceux de tous les hommes, ou bien expriment-ils seulement la conception particulière que s’en fait l’Occident ?

(4) Qu’est-ce que les Lumières ? (Was ist Aufklärung ?, 1784), Emmanuel Kant, traduit de l’allemand par Jean-François Poirier et Françoise Proust, éd. GF-Flammarion, 1991. (5) « La notion des droits de l’homme est-elle un concept occidental ? », Raimundo Panikkar, dans Le Retour de l’ethnocentrisme, La Revue du MAUSS n° 13, 1er semestre 2001. (6) La Notion de politique (Der Begriff des Politischen, 1932), Carl Schmitt, éd. Champs-Flammarion, 1992. (7) Sur cette question essentielle de la « référence » et du sens, voir Le Mot et la Chose, Willard Van Orman Quine, éd. Flammarion, 1977 (Word and Object, éd. MIT Press, 1960). (8) Voir le petit livre d’entretien de Bruno Latour avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, éd. de l’Aube, 2003.

seulement il paraît presque superflu de rappeler que cette universalité n’a jamais fait l’unanimité des peuples, mais on peut se demander s’il est possible de séparer une charte morale du contexte social et culturel où elle a pris naissance. Et c’est bien la question que sou-lève l’idée des droits de l’homme : ces droits sont-ils ceux de tous les hommes, ce qui justifierait qu’un pays puisse interférer dans la vie d’un autre pour défendre à travers eux l’humanité, ou bien expriment-ils seulement la conception particulière que s’en fait l’Occident ?On connaît le splendide raisonnement mené à ce propos par Kant dans Critique de la raison pratique : l’individu libre étant celui qui, comme l’avait dit avant lui Rousseau, se donne à lui-même sa propre loi à laquelle il se soumet, sor-tir les hommes de leur « minorité » – ce qui était pour Kant le sens profond de l’Aufklärung (4) – implique de leur ap-porter les moyens, par la raison, de se dégager de tous les protocoles sociaux et culturels qui les en empêchent et qui ne sauraient dès lors apparaître que comme des « résidus » d’un passé non encore surmonté. Pour être d’une logique imparable, ce raisonnement ne vaut que si on en accepte les prémisses, si on conçoit toute société et ses relations avec ses membres, à la façon dont nous nous les représen-tons depuis Locke et le xviie siècle anglais, comme repo-sant sur un « contrat » passé entre des individus et leur so-ciété. Ainsi que l’a noté parmi bien d’autres l’Indo-Espagnol Raimundo Panikkar (5), il s’agit là d’une architecture émi-nemment singulière, que ne partagent pas nombre de col-lectivités sociales… à commencer par la nôtre avant l’in-vention de l’individu ! C’est toute la différence qui existe entre des individus et des « personnes », ces dernières étant conçues, par exemple dans la pensée indienne, non à la manière d’entités isolées et autonomes, mais comme des membres au sens organique du terme d’un ordre cos-mologique global, non distinct en outre du règne animal. Ce sont là de tout autres partis pris que ceux que nous, Occidentaux, avons adoptés. Et pourquoi les nôtres seraient-ils supérieurs ou les seuls valides ? L’unique hy-pothèse qui permettrait de l’affirmer serait de penser, là encore, que toutes les sociétés doivent suivre le même cours historique que la nôtre.Sur le plan géopolitique, il en résulte une vision potentiel-lement fermée de l’évolution des relations entre les peuples. Dans une représentation de l’histoire envisageant le déploiement nécessaire de valeurs humaines univer-selles, toute opposition ne saurait être interprétée que sous le registre de l’inhumain. Comme l’a noté Carl Schmitt dans La Notion de politique (6), cela transforme toute entre-prise guerrière poursuivant un objectif politico-moral en une guerre d’extermination dévolue au maintien du statu quo. Da ns le cas des conflits « asymétriques », comme le sont toutes les guerres coloniales ou assimilées, le

problème surgit du fait que, en raison de la disproportion des forces, une des deux parties en présence ne dispose en général comme unique ressource pour peser sur le cours du conflit que du recours à des actions non répertoriées comme étant « de guerre », menées par des combattants irréguliers (les fourbes « partisans » versus les nobles « mi-litaires ») et selon des procédures non réglementaires, em-buscades, attaques de soldats isolés et bien sûr attentats. En criminalisant indistinctement ce genre d’actions sous le nom de « terrorisme », en faisant même de ce dernier une entité majuscule incarnant le Mal absolu, cette pen-sée empêche, pour des raisons dites morales, toute contes-tation, y compris très morale, du statu quo.

Vers un universel sans universalisme ?En même temps, l’idée de l’incommensurabilité des cultures entre elles – l’argument selon lequel, chaque culture ayant sa propre cohérence, on ne peut établir de comparaison ni a fortiori, bien sûr, de hiérarchie entre elles –, qui fonde l’attitude inverse, ce qu’on appelait jadis le tiers-mondisme, n’est pas plus satisfaisante. Si elle ne conduit pas nécessairement au « tout est égal » supposé des relativistes et, via le respect acritique de toutes les par-ticularités des peuples, à l’aval de leurs pires dérives, elle est grosse de bien d’autres apories. En fixant les cultures sur une de leurs formules historiques données, elle en-trave les actions de leurs membres allant dans le sens d’une émancipation, quelque contenu que celle-ci se donne. D’un point de vue anthropologique, elle est erro-née, le monde n’ayant jamais connu de cultures isolées, vivant en complète autarcie. Enfin, elle ne saurait appor-ter de mode de régulation entre les peuples, puisqu’elle en rejette précisément l’idée.C’est bien là une des questions majeures du xxie siècle, sinon la plus urgente, celle qu’on pourrait appeler de « l’Universel », pour la distinguer de l’universalisme : comment ordonner un monde dont on voit bien qu’il ne peut désormais plus être que « pluriel », ouvert à des modes d’être différents qui n’ont aucune raison de s’effa-cer, et dont on doit donc déterminer sur quelle base ils peuvent néanmoins s’articuler entre eux. À cette interrogation, aucune des deux positions précédentes n’apporte de réponse.Comment sortir donc de ce couple d’opposés qui se ren-voient sans cesse la balle, se renforçant ainsi l’un l’autre pour produire cette cacophonie stérile qui ânonne sans fin les mêmes arguments en miroir ? Surmonter cette impasse ne peut se faire qu’en débusquant, sous leurs différences proclamées, ce que ces deux attitudes possèdent en com-mun. Car il ne peut naître logiquement d’opposés que sur un fond d’entente implicite préalable. Et celui-ci ressortit à une représentation des identités culturelles, partagée

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Durant la guerre d’Irak, des soldats américains masquent la statue de Saddam Hussein à Bagdad, le 9 avril 2003.

par les deux bords, conçues sur le mode de ce que, dans notre pensée, nous appelons des « essences », dotées de qualités fixes et immuables. À quoi s’ajoute cette recherche éperdue de l’Un qui, de Platon à Hegel, forme un des fon-dements métaphysiques de notre culture et qui se mani-feste dans ce champ par l’idée « évidente » que nous pou-vons toujours tout comprendre de l’autre : le saisir, comme le disent certains, « sans reste ». Or cette affirmation est non seulement arbitraire mais absurde. En assurant que ce processus de traduction est toujours possible, elle se voit en effet obligée de postuler préalablement qu’il existe une référence que tout le monde partage et à par-tir de laquelle les cultures peuvent se comparer entre elles : avant même de se mettre en peine de le traiter, elle suppose le problème déjà résolu.Dépasser les impasses, aussi bien pratiques qu’intel-lectuelles, auxquelles mènent conjointement universa-lisme et particularisme demande par conséquent que nous rompions avec ces partis pris : aucune identité n’est fixe, gravée dans le marbre, toutes sont évolutives car « relatives », les produits de relations ; l’objectif d’une unité totale du genre humain est irréaliste, car il y aura toujours une part de l’autre qui nous restera à jamais inaccessible. Et on pourrait ajouter : heureusement. En effet, cet objectif contient en germe les pires dan-gers, car il est, au sens propre du terme, « totalitaire » – le maintien des différences qui nous séparent étant la condition de possibilité même de la liberté de tous.Cela signifie que la seule façon de promouvoir un mode concret de régulation entre les peuples, un universel pra-tique qui ne conduise pas aux culs-de-sac précédents, est de partir résolument des bases que nous venons d’énon-cer. Et ce double renversement mène à une conception dynamique du rapport entre les peuples, où aucun ne fixe unilatéralement les règles du jeu mais où tous participent à égalité à leur définition : à une communauté mondiale réellement, et pas seulement institutionnellement, « multipolaire ». Une autre façon de présenter la chose serait de dire qu’elle soulève l’interrogation de savoir s’il existe déjà un « monde commun » entre les peuples, ou si celui-ci reste à bâtir. Dans ce der-nier cas, une solution pragmatique consisterait en ce que cette recherche d’un commun, non plus posé a priori mais se constatant a poste-riori, parte de ce que chacun des peuples considère comme étant la limite infranchis-sable à la tradition qu’il entend respecter. Bref, ce serait à une négociation sur « ce à quoi tiennent vraiment les cultures », comme le formule Bruno Latour en réactivant le vieux mot de « diplomatie (8) », qu’il faudrait procé-der pour sortir de l’impasse présente.

Cette solution n’est pas la seule envisageable. Il est sans doute loisible d’en imaginer d’autres. Mais, si on voulait résumer l’affaire en une formule, on pourrait dire que la tâche qui nous incombe présentement est de forger un universel dénué de toute prétention universaliste : orga-niser un monde mobile, car authentiquement pluriel, et non le morne duplicata à l’infini d’une culture, la nôtre, laquelle, en dépit de ses qualités indéniables, ne repré-sente qu’un mode d’être particulier parmi d’autres pos-sibles. En un sens, peut-être était-ce là le véritable mes-sage des Lumières, par-delà les caricatures intéressées qu’en ont dressées les simplificateurs de tous bords. Que ce soit Montesquieu dans les Lettres persanes, Rousseau et sa critique préromantique de la « civilisation », ou ledit « matérialiste » Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville, tous avaient conscience des limites d’une raison se coupant de toute dimension spirituelle et de la nécessité de nous « décentrer », de regarder notre société comme vue d’une autre, en permanence. Bref, peut-être conviendrait-il aujourd’hui de restaurer la subtilité, le tranchant originel d’une pensée dont l’intérêt résidait avant tout dans ses ambiguïtés assumées. Au reste, a- t-on jamais vu de lumières sans les ombres qui leur donnent leur éclat ? 

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Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

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Paris, le 11 janvier 2015, durant la manifestation « Je suis Charlie ».

À LIREÉchec au roi. Irrespect, contestations et révoltes dans la France des Lumières, PIERRE-YVES BEAUREPAIRE, éd. Belin, 322 p., 21 €.

En pleine affaire Calas –  l’une des grandes affaires judiciaires du siècle, marquée par la condamnation de Jean Calas au supplice de la roue et le combat victorieux de Voltaire pour obtenir sa réhabilitation –, Diderot donne dans une lettre à Sophie Volland datée du

26 septembre 1762 sa définition des Lumières et du pro­jet encyclopédique : « Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses et qu’il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux. Cet ouvrage [l’Encyclopédie] produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolé­rants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité. » Quinze ans plus tard, les éditeurs des Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des Lettres en France pro­posent une stimulante périodisation du combat des Lu­mières : « D’abord les encyclopédistes, en perfectionnant la métaphysique, […] ont détruit le fanatisme et la super­stition. À ceux­ci ont succédé les économistes : s’occupant essentiellement de la morale et de la politique pratique, ils ont cherché à rendre les peuples plus heureux en res­serrant les liens de la société par une communication de services et d’échanges mieux entendue, en appliquant l’homme à l’étude de la nature, mère des vraies jouissances. Enfin des temps de troubles et d’oppression ont enfanté les patriotes qui, remontant à la source des lois et de la constitution des gouvernements, ont démontré les obli­gations réciproques des sujets et des souverains […]. »

« J’ai passé ma vie à escarmoucher »Sans attendre la fin du siècle et la réponse apportée depuis Königsberg par Kant à la question : Was is die Aufklärung ? (« Qu’est­ce que les Lumières ? »), les hommes des Lumières s’interrogent tout au long du xviiie siècle sur ce qui fait la spécificité de leur temps et de leur action. Si les « républi­cains des lettres » écrivent, dialoguent, polémiquent et

projettent leurs réseaux de correspondance à travers le continent européen depuis le xvie siècle, les philosophes des Lumières s’en distinguent par leur esprit de combat et leur engagement dans la cité. Voltaire écrit ainsi : « J’ai passé ma vie à escarmoucher », et son Traité sur la tolérance (1763), revenu sur le devant de la scène médiatique début 2015 lors de la mobilisation « Je suis Charlie », a pour titre exact : Traité sur la tolérance, à l’occasion de la mort de Jean Calas. Il y affirme d’emblée : « Le meurtre de Calas, com­mis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9ème mars 1762, est un des plus singuliers événements qui méritent l’attention de notre âge, et de la postérité. » Face à ce qu’on nomme alors le « parti philosophique », ses ennemis sont eux aussi bien décidés à en découdre et à dénoncer le caractère impie des Lumières. En 1766, Jean­François Lefebvre, chevalier de La Barre, alors âgé de 19 ans, est condamné à avoir « la langue coupée, la tête tranchée, et être son corps mort et sa tête jetés au feu dans un bûcher ardent pour y être réduits en cendres et les cendres jetées au vent » pour avoir refusé de se décou­vrir devant le Saint­Sacrement, avoir proféré des blas­phèmes « énormes, exécrables » et commis à plusieurs reprises des actes sacrilèges. Lors de son exécution à Ab­beville, dont le caractère barbare révolte l’opinion éclai­rée, le bourreau n’oublie pas de jeter dans le feu du bûcher qui dévore le corps décapité du jeune condamné un exem­plaire du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire, que les enquêteurs ont saisi chez lui. 

« Une révolution dans les esprits »Dans les années 1760, l’affaire Calas et le supplice du chevalier de La Barre cristallisent un « parti philosophique » prêt à bouter la « superstition » hors de la cité.

Par Pierre-Yves Beaurepaire

Professeur d’histoire moderne à l’université Nice-Sophia Antipolis, Pierre-Yves Beaurepaire est spécialisé en histoire culturelle du monde et de l’Europe au siècle des Lumières. Il est l’auteur entre autres de La France des Lumières, 1715-1789 (Belin, 2011).

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 83

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Denis Diderot (1713-1784) reçoit chez lui des intellectuels. Gravure parue dans L’illustration artistique, 1888.

contre les religions, difficilement

« tolérables » aux yeux de certains

philosophes. La tolérance des Lumières

est ainsi complexe car, si elle est une

valeur sociale positive, elle demeure pour

l’Encyclopédie une « vertu de tout être

faible destiné à vivre avec des êtres qui lui

ressemblent ». Mais, parce que tout

individu peut connaître des faiblesses et

des erreurs, il faut se les pardonner

mutuellement. La tolérance est ainsi

l’« apanage de l’humanité », elle n’est plus

simplement le support d’un défaut, elle

appelle le pardon réciproque. C’est cette

tension dans l’idée de tolérance qui fait

que certains, pourtant défenseurs de cette

évolution, en viennent à rejeter le mot

même. Ainsi, des protestants français,

soucieux d’obtenir une reconnaissance

civile et religieuse de leur communauté,

ont accompagné le mouvement,

tels La Beaumelle ou le pasteur Rabaut

Saint-Étienne. En 1787, un édit,

abusivement appelé « de tolérance »,

permet aux huguenots d’obtenir un état

civil, mais leur culte demeure interdit.

Cette dernière quête est au cœur des

discussions d’août 1789 autour de la

Déclaration des droits de l’homme

et du citoyen. Parmi les orateurs, Rabaut

Saint-Étienne, alors député à l’Assemblée

constituante, exprime le rejet du « mot

injuste » de tolérance, « qui nous présente

comme des citoyens dignes de pitié,

comme des coupables auxquels on

pardonne ». C’est la liberté qu’il réclame,

celle d’opinion – qui sera acquise par

l’article 10 –, celle de culte, qui viendra

avec la Constitution de 1791. La liberté

et non pas la tolérance, car en cette fin

de siècle des Lumières nous sommes

encore loin de ce qu’elle est pour nous

aujourd’hui, acceptation de l’autre dans

toutes ses différences éventuelles et sans

jugement de valeur de ces dernières. P

À suivre Condorcet, l’esprit de la

philosophie des Lumières repose sur « la

raison, la tolérance, l’humanité ». Pourtant,

si l’idée de tolérance semble un moteur

de la pensée du xviiie siècle, elle reste

largement marquée par une difficulté

conceptuelle. Après le siècle de Louis XIV,

sa définition la plus couramment acceptée

est celle du Dictionnaire de Furetière,

qui explique que, tolérer, c’est « souffrir

quelque chose, ne pas s’en plaindre »

avec, comme complément révélateur,

l’injonction à « tolérer les défauts de ceux

avec qui nous avons à vivre ». La tension

est dans les contours mêmes du terme,

qui mêle acceptation et dépréciation de

l’objet toléré. Quelques décennies plus

tard, l’Encyclopédie la qualifie de « vertu »,

mais cela signifie-t-il pour autant qu’elle

est toujours entendue comme pleinement

positive ? Assurément les avancées sont

importantes durant tout le siècle.

Les premiers jalons ont été posés par

Pierre Bayle, dès la fin du xviie siècle,

alors qu’il défend l’idée que l’État ne peut

contraindre les consciences individuelles,

en particulier pour ce qui concerne

la religion. Les Lumières s’inspirent de son

Dictionnaire historique et critique (1697)

et, dans les années 1760, c’est la figure

emblématique de Voltaire qui, par

la publication du Traité sur la tolérance,

concentre les avancées de la notion.

Ces deux noms suffisent à comprendre

que, dans le royaume de France,

l’idée de tolérance reste fortement liée

à la question de la reconnaissance

de la minorité huguenote. Le procès

de Jean Calas à Toulouse motive la plume

de Voltaire, et les affaires Sirven et

du chevalier de La Barre finissent de le

convaincre que le dogmatisme religieux

doit cesser. Il faut « Écrase[r] l’Infâme »,

célèbre formule indiquant que

les institutions catholiques comme

protestantes sont pour lui préjudiciables

à la société car porteuses de fanatisme. La

cause de la tolérance est aussi un combat

LA TOLÉRANCE, DE LA FAIBLESSE À LA SAGESSE Par Céline Borello

Céline Borello est maître de conférences habilitée à l’université de Haute-Alsace, spécialiste des rapports interchrétiens au xviiie siècle et de l’analyse des discours théologiques et politiques réformés.

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84 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

Maître de conférences habilité en histoire moderne à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, Marc Belissa a publié de nombreux ouvrages sur le xviiie siècle, les Lumières et la Révolution française.

Depuis la publication des travaux de Mar-garet Jacob en 1981, et surtout ceux de Jonathan Israel en 2001, 2006 et 2011, le concept de « Lumières radicales » a provoqué un large débat parmi les spé-cialistes du xviiie siècle (1). Si tous les dix-

huitiémistes admettent l’existence de courants « radi-caux » dans les Lumières, la définition, le sens et l’histoire de cette « radicalité » suscitent nettement plus de critiques que d’accords avec la thèse de Jonathan Israel. Le projet initial de celui-ci peut être décrit comme un triple décentrage – géo-graphique, chronologique et intel-lectuel – qui entend aboutir à une révision de la compréhension du phénomène des Lumières. Spécia-liste des Provinces-Unies (les actuels Pays-Bas), l’historien bri-tannique insiste ainsi sur la pen-sée hollandaise des années 1650-1770 et sa circulation en Europe. Il remonte donc au-delà de la période de la « crise de conscience européenne » des années 1680-1690 pour y déceler les origines des Lumières. Enfin, il entend montrer l’influence déterminante des « marges des Lumières », à savoir la pensée de Spinoza et des spinozistes, sur le « centre », c’est-à-dire Newton, Locke, Voltaire et Montes-quieu. En effet, Jonathan Israel affirme que la pensée de Spinoza a provoqué une onde de choc européenne et que toute la philosophie a dû se confronter à cette pensée « radi cale ». Ce qui caractérise cette « radicalité », c’est, selon lui, le refus de la révélation et le fait de s’appuyer exclusivement sur la raison pour analyser les faits natu-rels, politiques et sociaux. Cette radicalité impliquerait un rejet du compromis avec toutes les autorités.

Si le décentrage proposé par Jonathan Israel a suscité l’in-térêt des chercheurs – bien que les critiques à l’encontre de sa sous-estimation du poids de la tradition radicale anglaise et américaine aient été fort nombreuses, en par-ticulier de la part de Margaret Jacob –, il n’en est pas de même des catégories et des méthodes utilisées. Beaucoup d’historiens ont remarqué que la démarche de recherche « d’influences » ne permet pas de contextua liser les pas-sages, les réceptions, les transferts des textes et n’aboutit qu’à une vision désincarnée des Lumières. Une autre cri-

tique touche au concept lui-même. La dicho tomie entre « Lumières radicales » et « Lumières modé-rées », voire « conservatrices », apparaît comme une construction a posteriori, comme un lit de Pro-custe ne permettant pas de saisir la pluralité des Lumières. Enfin, le sens même de la radicalité telle que l’utilise Jonathan Israel a été contesté (y compris par Margaret Jacob, qui l’utilise dans une autre acception). La radicalité à ses yeux est le refus de la religion révélée, du déisme et de la transcendance du social et du politique. Or assimiler le refus de la religion révélée à un radicalisme social et politique n’a

rien d’évident. L’athéisme ou le panthéisme spinoziste sont-ils nécessairement égalitaires et démocratiques dans la période des Lumières ? Montesquieu, Locke, Newton, Voltaire peuvent-ils tous entrer dans la catégorie des « Lu-mières modérées » ? Rousseau est-il moins « radical » du fait qu’il refuse l’athéisme ? Condorcet est-il plus « radical » que Robespierre ? On peut sérieusement en douter… Quoi qu’il en soit, le débat induit par les thèses de Jonathan Israel a aidé à ne plus concevoir les Lumières comme un bloc monolithique et homogène. 

Entre Lumières tamisées et plein feu, la question de la radicalité Le chercheur Jonathan Israel distingue dans les Lumières une branche « modérée », sinon « conservatrice », qu’il oppose à une lignée « radicale », découlant selon lui du précurseur Spinoza et se distinguant par son refus de toute religion révélée. Une théorie aussi stimulante que discutable.

Par Marc Belissa

(1) De Margaret C. Jacob, The Radical Enlightenment: Pantheists, Freemasons and Republicans (1981). De Jonathan I. Israel, Les Lumières radicales. La Philosophie, Spinoza et la Naissance de la modernité (1650-1750) (2001), traduit en français chez Amsterdam en 2005 ; Enlightenment Contested: Philosophy, Modernity and the Emancipation of Man, 1670-1752 (2006) ; A Revolution of the Mind: Radical Enlightenment and the Intellectual Origins of Modern Democracy (2011).

Spinoza (1632-1677), portrait anonyme.

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N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 85

Comment parler des Lumières et des anti-Lumières sans traiter la question des uto-pies et des contre-utopies ? Un lien quasi consubstantiel semble les unir. Même si l’ouvrage de Thomas More, qui inaugura une longue série de récits proposant des

modèles variés de société heureuse tendant vers la per-fection, fut publié en 1516, soit deux siècles avant l’Aufklärung, il n’en reste pas moins que « le xviiie siècle est une période chaude dans l’histoire des utopies », ainsi que le fait justement remarquer Bronislaw Baczko dans Lumières de l’utopie.Ce n’est pas un hasard si ce qui fut d’abord un genre litté-raire proliféra à ce moment précis et connut un succès tel qu’il se transforma ensuite pour déployer ses principes fondamentaux dans les domaines de l’architecture, de l’ur-banisme et du politique notamment, allant jusqu’à s’ex-primer concrètement à travers les phalanstères, les fami-listères et le socialisme, par exemple, au début du xixe siècle. Nombreux sont les points de convergence entre l’utopie et l’enlightenment qui émergea à la suite de cette

« crise de la conscience européenne » analysée par Paul Hazard. Utopies et Lumières, en effet, ont en partage une fervente croyance en la perfectibilité de l’homme, soute-nue par le pouvoir mélioratif de l’éducation. Elles valo-risent l’idée de progrès, rationalisent les modes de pensée et les conditions de vie, refusent tout fatum, au profit de sujets qui s’efforcent de conquérir leur autonomie. L’utopie est un produit de la modernité occidentale, mar-quée par la promotion de la raison, de la liberté et de la volonté. Elle témoigne d’une « histoire où les individus s’éveillent à leur destin et prennent leur avenir sociolo-gique en main (1) », à l’instar des Lumières, qui invitent à penser par soi-même – « sapere aude » – afin que chacun sorte de l’état de tutelle dont il est responsable, selon les mots d’Emmanuel Kant (2). Est-il besoin de le préciser, la dimension utopique ne saurait s’épuiser dans le champ du rêve et de l’évasion. Ces univers imaginés révèlent plus profondément une contestation de l’existant, comme le souligne Karl Mannheim. Reposant sur un « principe espérance (3) », ils sont capables de se concrétiser et de modifier ainsi le réel. Une organisation telle que la

Le tournis des utopiesLes Lumières ont inspiré bien des systèmes utopiques, ambitionnant de refonder entièrement les modes de pensée et d’existence de l’humanité. Ce désir récurrent a été vivement critiqué, parfois par simple conservatisme, mais aussi en raison de ses possibles dérives totalitaires, jugées inévitables.

Par Céline Bryon-Portet

Maître de conférences à l’université de Toulouse, Céline Bryon-Portet a publié entre autres Sociologie des sociétés fermées (Presses universitaires de la Méditerranée, 2013).

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La représentation idéale d’un phalanstère tel que le concevait l’utopiste Charles Fourier (gravure de 1848).

(1) Les Utopies, Éric Letonturier (dir.), CNRS Éd., 2013, p. 13.(2) Qu’est-ce que les Lumières ? Emmanuel Kant, 1784.(3) Le Principe Espérance, Ernst Bloch, éd. Gallimard, 1976.

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86 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

(4) L’Utopie maçonnique. Améliorer l’homme et la société, Céline Bryon-Portet et Daniel Keller, éd. Dervy, 2015. Lire aussi page ci-contre.(5) Voir par exemple « L’Internet : fragments d’un discours utopique », Viviane Serfaty, Communication et langages, 1999, n° 119, p. 106-117.(6) Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Fred Turner, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Vannini, C & F Éditions, 2013.(7) La Démocratie Internet. Promesses et limites, Dominique Cardon, éd. du Seuil, 2000.

Ces univers imaginés manifestent une contestation de l’existant.

franc-maçonnerie, véritable utopie aux accents cosmopolitiques, institutionnellement née au siècle des Lumières et portant le sceau de ses idéaux (4), est tout à fait représentative de cette parenté, avec son désir d’éman-ciper intellectuellement l’initié dans le huis clos hétéro-topique de la loge et d’œuvrer à l’amélioration de l’huma-nité, avec sa détermination à défendre l’égalité des droits et à construire une fraternité universelle.

Internet comme utopie contemporaineLes écrivains des Lumières, dès lors, se voient parfois accu-sés par leurs détracteurs d’enfanter des utopies au sens né-gatif du terme, voire des contre-utopies : conception de pro-jets irréalisables ; affirmation de valeurs déclarées universelles au risque de l’uniformisation et par conséquent d’une né-gation des singularités individuelles, des particularismes régionaux et des identités nationales ; dictature d’une rai-son instru mentale entraînant une logique utilitariste et une technicisation déshumanisante, porteuse d’un désenchan-tement du monde… Ténue est la frontière entre l’utopie et la dystopie, comme se plaisent à le rappeler certains romans de science-fiction dans lesquels la recherche systématique du bonheur de tous finit par se faire au détriment de la liberté de chacun, virant alors au cauchemar.Il y a quelques décennies, bien des penseurs crurent pou-voir sonner le glas des utopies, dans le sillage de la critique que Hans Jonas et Günther Anders firent des utopismes technologiques et politiques, notamment après les hor-reurs perpétrées par les régimes totalitaires, qui furent pour la plupart des utopies déviantes, devenues des contre-utopies. Au lieu de cette mort annoncée, la fin du xxe siècle a porté sur les fonts baptismaux l’une des utopies les plus novatrices de tous les temps et qui ne cesse d’étendre son empire : Internet (5). Celui-ci représente à ses débuts un idéal de société, tant par l’originalité de sa structure réti-culaire, qui semble frapper d’obsolescence les organisations hiérarchiques et centralisées, que par les valeurs généreuses qu’ont insufflées ceux qui contribuèrent à le développer, sur fond de contre-culture hippie (6). Espace de liberté, d’au-togestion et d’échange échappant aux contrôles gouverne-mentaux, communauté d’égaux permettant un travail co-opératif, instrument de démocratisation (7) favorisant en outre l’accès à la culture par la gratuité et le partage du savoir que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avait déjà esquissé à son époque, Internet paraît permettre à chaque internaute d’être ce « citoyen du monde » qu’affectionnaient les philosophes des Lumières. Cependant, une fois encore, l’utopie pourrait bien tourner court et même s’inverser. Loin des desseins lumineux que forgeaient ses pionniers, la Toile est progressivement investie par des individus et des groupuscules intégristes ou obscurantistes. Aux Lumières s’adjoint toujours une ombre portée. 

Au siècle des Lumières, où la franc-

maçonnerie est l’une des formes de

sociabilité les plus recherchées, nombre

de francs-maçons qui atteignent le grade

de maître se trouvent fort insatisfaits

et aspirent à être reçus dans de nouveaux

degrés où ils imaginent découvrir enfin les

secrets ou les honneurs qu’ils recherchent

avidement. C’est là l’origine des « hauts

grades », qui suivent le degré de maître.

Les grades initiaux d’apprenti, compagnon

et maître sont les héritiers d’initiations

traditionnelles qui remontent à un lointain

passé ; mais les multiples hauts grades

sont de création récente. C’est au milieu

du xviiie siècle qu’apparaissent ces hauts

grades dits « écossais » (tel le chevalier

d’Orient) afin de satisfaire l’appétit

des adeptes, qui ont la nostalgie des

templiers et de la chevalerie médiévale.

Or, à la fin du siècle, alors que

l’égyptomanie gagne du terrain (1), certains

créateurs de hauts grades imaginent

faire mieux que leurs concurrents

en proposant sur le marché (on parle

de manière péjorative de faire commerce

de maçonnerie) non plus des grades

« écossais », mais des grades

« égyptiens », qui prétendent enseigner

le savoir originel des prêtres de l’antique

Égypte, remontant ainsi directement à

la source primitive de l’initiation. Il y a là

une rupture avec la maçonnerie écossaise,

qui demeure dans un cadre biblique,

tandis que la maçonnerie égyptienne

aime se référer à tout ce que l’orthodoxie

rejette et affirme transmettre un véritable

enseignement occulte remontant à une

époque antérieure à l’ère chrétienne. On

trouve ainsi, avant la Révolution, plusieurs

petits rites maçonniques « égyptiens ».

Parmi ceux-ci, le plus célèbre reste le « rite

de la haute maçonnerie égyptienne »,

fondé en 1784 par le comte Alexandre de

LA FRANC-MAÇONNERIE ÉGYPTIENNE, OU LA PART ILLUMINÉE DES LUMIÈRES Par Gérard Galtier

>>>

Page 87: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 87

Cagliostro (de son vrai nom, Joseph

Balsamo). Tout un mythe s’est construit

autour de Cagliostro, qui meurt en 1795

dans une prison de l’Inquisition romaine

et devient ainsi un martyr, toujours honoré

et commémoré dans l’ensemble des

branches de la maçonnerie égyptienne.

Mais c’est surtout après la campagne

d’Égypte de Bonaparte que les rites

maçonniques égyptiens prennent leur plus

grand essor. Citons, par exemple, l’Ordre

sacré des Sophisiens, fondé à Paris en

1801 par d’anciens officiers de l’armée

d’Égypte, ou la Souveraine Pyramide des

Amis du Désert, fondée à Toulouse vers

1805 par l’archéologue Alexandre Dumège.

En outre, à côté de ces nouveaux rites,

qui restent minoritaires, les références

égyptiennes se répandent à travers

l’ensemble de la franc-maçonnerie,

notamment dans les appellations des

loges ou dans la décoration des temples.

Isis révolutionnaire ?C’est ainsi que se bâtit un extraordinaire

système maçonnique, le rite de Misraïm

ou d’Égypte, en 90 degrés. Ce nouveau

rite accumule tous les grades dont

ses promoteurs ont eu connaissance.

D’après sa légende, il remonte à Misraïm,

petit-fils de Noé et ancêtre mythique

des Égyptiens. Le rite de Misraïm est

développé en France à partir de 1814

par d’anciens militaires de l’armée d’Italie,

les trois frères Bédarride (Marc, Michel

et Joseph). Plus tard, en 1838, il connaît

une scission opérée par Jacques-Étienne

Marconis de Nègre, qui crée un autre rite

égyptien, le rite de Memphis, en 95 degrés.

Il est difficile de dégager une doctrine

homogène des divers rites de la franc-

maçonnerie égyptienne. Hermétisme,

kabbale, culte d’Isis… chaque courant

ésotérique y trouve sa place. Attirant

des personnes fascinées par tout ce qui

a un parfum hétérodoxe, ces rites sont

forcément en opposition avec la pensée

chrétienne officielle mais ils ne sont pas

pour autant rationalistes. Ils

se caractérisent surtout par la recherche

de ce qui est autre et différent. Se voulant

réservés à des « initiés », ces rites

sont élitistes par nature. En même temps,

leur anticonformisme et leurs références

hétérodoxes ont pu les amener à

des rapprochements avec des courants

politiques contestataires. Cagliostro

lui-même a fait figure d’adversaire

du despotisme en prophétisant dans

sa Lettre au peuple français (1786)

certains des futurs événements

révolutionnaires. Du reste, sous

la Révolution, l’Égypte ancienne est

largement mise à contribution

afin de fournir de nouveaux symboles

philosophiques au peuple français.

C’est ainsi que, en 1793, est dressée sur

l’emplacement de la Bastille (désormais

détruite) la Fontaine de la Régénération,

qui représente la déesse Isis faisant jaillir

deux jets d’eau de ses seins. Au xixe siècle,

l’on assiste à certains croisements entre

la maçonnerie égyptienne et des sociétés

secrètes politiques. Joseph Briot et Charles

Teste furent ainsi à la fois des dignitaires

de Misraïm et des figures des carbonari (2).

L’« illuminisme » égyptien permet

d’imaginer de nouvelles formes

de spiritualité qui viennent compléter

la philosophie positive des « Lumières »,

bien au-delà de la seule franc-maçonnerie,

qui n’en est qu’un des réceptacles.

C’est ainsi que les saint-simoniens sous

la direction du père Enfantin partent

rechercher la « femme-messie » en Égypte

en 1834 et, à défaut de la trouver, sont

néanmoins à l’origine du canal de Suez. P

LA FRANC-MAÇONNERIE ÉGYPTIENNE, OU LA PART ILLUMINÉE DES LUMIÈRES Par Gérard Galtier

Loge féminine, rite égyptien, dit de Cagliostro. Réception au grade de maîtresse égyptienne. Gravure.

Docteur en linguistique et diplômé en histoire des religions, chargé de cours à l’Inalco, Gérard Galtier a notamment publié Maçonnerie égyptienne, rose-croix et néo-chevalerie (Le Rocher, 1989).

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(1) L’Égypte imaginaire de la Renaissance à Champollion, Chantal Grell (dir.), éd. Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2001 ; Religio Duplex. Comment les Lumières ont réinventé la religion des Égyptiens, Jan Assmann, traduit de l’allemand par Jean-Marc Tétaz, éd. Aubier, « Collection historique », 2013.(2) Société secrète et initiatique italienne qui œuvra, au xixe siècle, à l’unification de la Péninsule.

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88 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

Docteur ès lettres, Gilles Bancarel préside la Société d’étude Guillaume-Thomas Raynal (www.abbe-raynal.org/). Il a réédité l’Histoire des deux Indes (Bibliothèque des introuvables, 2006) et a publié plusieurs ouvrages sur Raynal et son œuvre.

Appréhender aujourd’hui la question colo-niale à l’aune des Lumières suppose de se replonger dans les débats qui accompa-gnèrent une époque de l’histoire euro-péenne riche de profonds bouleverse-ments. Par son ampleur et sa durée, une

œuvre illustre ce siècle à elle seule : c’est la monumentale Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal.La réussite de l’Histoire des deux Indes repose avant tout sur les origines familiales de Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796). L’idéal de la noblesse marchande provinciale dont il est issu sera le support de l’une des plus impor-tantes entreprises intellectuelles de son temps. Raynal, jésuite de formation, part de son Rouergue natal et arrive à Paris comme desservant de l’église Saint-Sulpice. Dès 1746, Voltaire remarque ce « Gascon qui fait des nouvelles à la main, qui prêche et envoie des libelles à plusieurs personnes de la cour ». Les libertés qu’il prendra avec l’Église le feront s’émanciper de cette tutelle pour choisir définitivement le métier de l’écriture. Favorisé par son entourage, il obtient la rédaction de rapports pour le compte du gouvernement et devient peu à peu auteur à la solde du pouvoir, publiant ainsi ses premiers livres : His-toire du Parlement d’Angleterre, Histoire du Statoudhérat et École militaire. En remerciement des services rendus, il obtient la direction du Mercure de France et figure vers le milieu du siècle comme l’un des personnages influents du monde des arts et des lettres. Il fréquente les salons, dont celui de madame Geoffrin, où il est connu comme grand maître des cérémonies, se lie avec les grands esprits du moment et accompagne les débuts littéraires de Rousseau. Cela ne l’empêchera pas de soudainement et violemment remettre en cause l’ordre établi.

De multiples sources et informateursDe sa fréquentation des encyclopédistes naîtra en effet l’idée d’une Histoire philosophique et politique des établisse-ments et du commerce des Européens dans les deux Indes. Une

encyclopédie du monde colonial, auquel il consacrera la moitié de son existence et qui deviendra au fil des années une véritable aventure littéraire, réunissant une foule de rédacteurs et d’informateurs. Voici un livre vécu de l’in-térieur par son auteur, à propos duquel on dira qu’il faisait son livre « en société ». Tant et si bien que l’on pourrait considérer la rédaction de l’ouvrage comme une interface de la biographie de l’auteur, puisant dans ses relations mondaines et familiales, qu’il cultive à souhait pour enri-chir son œuvre et transformer ses interlocuteurs – hommes de lettres, explorateurs, savants, militaires, politiques et diplomates – en collaborateurs.Raynal y explique, au travers d’une fresque historique em-brassant tous les continents, la colonisation et le com-merce. Véritable « machine de guerre » contre le régime en place, l’ouvrage impie et provocateur associait à ses documentaires savants une nouvelle vision du monde, attaquant l’obscurantisme spirituel et l’oppression poli-tique au nom de la Vérité. Avec l’outil de la connaissance, il se proposait d’éclairer les peuples sur leurs droits et de servir au triomphe de la liberté au-delà des frontières. Le livre devint peu à peu le véhicule de l’idéologie, des maximes politiques, des images et même des slogans de la Révolution, portant avant l’heure l’idéal des droits de l’homme et dénonçant « le plus infâme et le plus atroce de tous les commerces : l’esclavage ».Publié pour la première fois sous l’anonymat en 1770, le livre est interdit dans tout le royaume dès sa parution. Quatre années plus tard, Raynal en publie une nouvelle édition, plus développée et plus hardie que la précédente. L’ouvrage est de nouveau interdit et mis à l’Index par Rome. La troisième édition, plus virulente et plus com-plète que les précédentes, paraît en 1780, richement illustrée, accompagnée de tableaux et de cartes. Elle est immédiatement condamnée par la Sorbonne et le Parle-ment de Paris, qui ordonne que le « livre impie et blasphé-matoire » soit brûlé par la main du bourreau en place publique. Cela n’empêchera pas le livre d’avoir un succès

Décoloniser les terres pour mieux coloniser les esprits ?Mise en œuvre par l’abbé Raynal, publiée pour la première fois en 1770, l’ Histoire des deux Indes remet violemment en cause les pratiques coloniales. Un paradoxe perdurera toutefois : appelant les peuples à s’affranchir de toute ingérence, les Lumières visent à conquérir le monde.

Par Gilles Bancarel

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Frontispice extrait de l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (v. 1780).

exceptionnel : il connaîtra près de cinquante éditions en vingt ans, et ses nombreuses traductions en feront rapi-dement un « best-seller » lu dans l’Europe entière.Bénéficiant de l’attrait de l’interdit et répondant à la soif d’exotisme et de curiosité du moment, le livre pénètre toutes les couches de la population et dévoile, avec la des-cription des contrées fraîchement découvertes, l’origine du luxe et des richesses qui arrivent en Europe. L’auteur interpelle alors le lecteur, qu’il place face à la réalité : « Bri-sons les chaînes de tant de victimes de notre cupidité, dussions-nous renoncer à un commerce qui n’a que l’in-justice pour base, et que le luxe pour objet. […] Il ne serait pas même peut-être impossible d’obtenir ces productions de vos colonies, sans les peupler d’esclaves. Ces denrées pourraient être cueillies par des mains libres, et dès lors consommées sans remords » (livre XI, chap. xxiv).

Pour un Nouveau Monde réellement neufContraint de quitter le royaume pour fuir les condamna-tions qui pèsent sur son ouvrage, Raynal parcourt l’Eu-rope où, accueilli avec enthousiasme, il essaime sur son passage des prix littéraires, historiques ou philosophiques qui renvoient à son œuvre. Les sujets ainsi portés sur la place publique contribuent à faire de son ouvrage un livre de référence qui peu à peu devient un outil d’éveil des consciences et bientôt un instrument du dialogue inter-culturel entre les continents, tout particulièrement après le prix créé à l’Académie de Lyon en 1780, proposant de débattre ces questions : « La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ? S’il en est ré-sulté des biens, quels sont les moyens de les conserver et de les accroître ? Si elle a produit des maux, quels sont les moyens d’y remédier ? » Ces interrogations trouvaient leurs réponses dans l’ouvrage de Raynal. Et elles n’étaient pas étrangères à l’actualité du moment : la Révolution américaine (1775-1783). Ce qui permettait sur le plan po-litique de défendre les volontés du ministère français in-timement lié à cette entreprise et, par ailleurs, d’associer le débat sur la découverte du Nouveau Monde avec la dé-couverte à venir d’un monde nouveau, aspiration des phi-losophes des Lumières. On retrouve l’expression de ces objectifs dans le texte même de Raynal, qui prend à la fois le parti des « Insurgents » et reste l’expression de la philo-sophie des Lumières : « L’autorité de la Grande-Bretagne sur l’Amérique doit tôt ou tard avoir une fin. […] l’Amé-rique ne peut appartenir qu’à elle-même » (livre XVIII, chap. xliv). « L’esprit de justice, qui se plaît à compenser les malheurs passés par un bonheur à venir, se plaît à croire que cette partie du Nouveau Monde ne peut man-quer de devenir une des plus florissantes contrées du globe. On va jusqu’à craindre que l’Europe ne trouve un jour ses maîtres dans ses enfants » (livre XVIII, chap. lii).

Si l’ouvrage de Raynal illustre si bien l’esprit des Lumières, c’est qu’il est le parfait reflet du paradoxe d’une époque qui voit mûrir en son sein les idées qui sont à la fois les raisons de sa prospérité et celles qui conduiront à sa perte. Malgré son succès, l’Histoire des deux Indes ne survivra pas à la Révolution française. Car Raynal, un des seuls philo-sophes de sa génération à vivre les événements, guidé par sa soif de vérité, prendra position contre les excès du nou-veau régime, plongeant ainsi définitivement son œuvre dans l’oubli. « Il existe des régions qui te fourniront de riches métaux, des vêtements agréables, des mets déli-cieux. Mais lis cette histoire, et vois à quel prix la décou-verte t’est promise » (livre XIX, chap. xv).

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Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

Professeur des universités, Didier Masseau a notamment publié Les Ennemis des philosophes. L’Antiphilosophie au temps des Lumières (Albin Michel, 2000) et Une histoire du bon goût (Perrin, 2014).

(1) « Linguet et la multiplication des dissonances à la fin de l’Ancien Régime », Didier Masseau, dans De l’homme de lettres au philosophe des Lumières. Du sens de la mission au doute, Jean-Jacques Tatin-Gourier et Thierry Belleguic (dir.), éd. Le Manuscrit, 2011, p. 49-75.

Le mot « Lumières » accolé au xviiie siècle forme un tout insécable qu’une tradition scolaire et même universitaire perpétue souvent, en dépit des recherches désormais bien avancées sur les opposants aux Lumières. Durant les années 1960-1980, le choix des Lumières

comme objet d’étude répondait fréquemment à une position idéologique qui infléchissait en profondeur la démarche historique et critique. Le point de vue marxiste, souvent de mise, tendait à envisager les Lumières comme un mouvement général effaçant, comme relatives ou négligeables, les différences, pourtant de taille, qui séparent Diderot, Voltaire et Rousseau.Les Lumières ne constituant nullement une philosophie, il serait illégitime d’ériger son envers en une autre philo-sophie aux contours trop nettement balisés. De plus, les opposants aux penseurs traditionnellement situés dans le camp des Lumières empruntent souvent une partie de leur outillage conceptuel aux philosophes qu’ils récusent, ce qui représente un obstacle supplémentaire à une défi-nition précise des anti-Lumières.

Rousseau proche des anti-Lumières ?Nous distinguerons les notions d’anti-Lumières et d’antiphilosophie. La première désigne un mouvement général de la pensée, la seconde renvoie aux coteries, aux clans, aux institutions, aux pouvoirs religieux et civils qui se sont opposés aux philosophes au cours des xviiie et xixe siècles. L’antiphilosophie témoigne des luttes menées par les camps en présence pour la conquête du pouvoir intellectuel dans la France du xviiie siècle, dans un espace public en cours de constitution, un espace dont l’existence même est précisément contestée par certains antiphilo-sophes. On oublie trop souvent que Rousseau, proche à ce titre de toute une frange de l’antiphilosophie, marque un refus tranché des pratiques culturelles du siècle philo-sophique, récuse la figure du philosophe moderne et accuse ceux qu’on appellera plus tard les « intellectuels »

d’avoir créé un espace public exclusivement à leur profit. La critique est d’importance. Elle ne coïncide pas exacte-ment avec ce qu’on peut appeler les anti-Lumières, même si par ailleurs la pensée religieuse de Rousseau sur cer-tains points s’en rapproche. La position d’un Linguet, sans avoir rien de rousseauiste, s’inscrit dans le même sillage, lorsqu’il force le trait jusqu’à la provocation, voire l’absurde, dans un pamphlet qu’il intitule Le Fanatisme des philosophes (1764). Il use manifestement d’une stratégie offensive, misant sur la surenchère, à des fins publicitaires. Le jeune polémiste vise à dépasser Rousseau dans la critique d’un mouve-ment intellectuel désormais bien installé dans l’espace culturel, mais l’on notera, par ailleurs, que ce conserva-teur partisan de la monarchie absolue à la française prône une profonde réforme de la justice et s’oppose avec la plus grande détermination aux lettres de cachet dans ses Mémoires sur la Bastille (1).Il arrive, bien sûr aussi, que les deux notions « antiphilo-sophie » et « anti-Lumières » coïncident parfaitement. Quand le janséniste Chaumeix s’en prend à l’Encyclopédie en déclarant que l’ignorance est préférable à une fausse science qui nous fait abuser de notre raison, il bafoue un credo fondamental des Lumières. La position qu’il défend dans son ouvrage contribue à inciter le Saint-Office à condamner l’Encyclopédie en 1759, en percevant dans le grand dictionnaire le projet collectif d’une subversion sus-ceptible de renverser les formes d’autorité traditionnelles. L’avocat Muyart de Vouglans, lui, proclame haut et fort son attachement à une sacralisation du droit et à une conception religieuse du délit, confondu avec le péché, contre le réformisme judiciaire qu’appellent de leurs vœux nombre de philosophes modernes.Gardons-nous pourtant de percevoir l’antiphilosophie comme un mouvement unifié. L’un de ses représentants les plus prestigieux –  l’abbé Bergier  – est lui-même critiqué pour sa trop grande ouverture d’esprit par des adversaires plus radicaux de la philosophie. Le paysage

Face aux Lumières, des adversaires très diversLe front des anti-Lumières est aussi hétérogène que ce qu’il pourfend. Loin d’être seulement composé d’intégristes contre-révolutionnaires, il peut être mu par d’étonnantes logiques – notamment un refus de la philosophie elle-même, jugée dangereusement arrogante et pourquoi pas aveuglante.

Par Didier Masseau

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Ce clivage pourrait bien être celui qui sépare les Lumières chrétiennes, déistes et athées, souvent unies dans le même mouvement ou dans des alliances tactiques, de ce qu’il est convenu d’appeler les anti-Lumières. Durant des siècles le christianisme a investi tous les aspects de la vie civile, sociale et politique. Des législateurs ont posé la connaissance et le culte de Dieu comme la base et le sou-tien des lois civiles et politiques, comme le fondement unique de la morale et la seule voie d’accès à la Vérité. La suppression du fondement religieux de l’autorité com-porterait de graves menaces, car le pouvoir n’aurait plus de rempart pour se prémunir contre le « despotisme » : « Dans quel danger serait la société, s’il était permis au premier insensé qui jugera l’autorité injuste ou illégitime, de lever l’étendard et de sonner le tocsin de la sédition contre elle », s’écrie l’abbé Bergier dans La Certitude des preuves du christianisme (1773, t. II, p. 75). Limitant au minimum le champ d’intervention de la raison individuelle, refusant de dissocier le politique du religieux, de retirer au droit sa légitimation religieuse, plaçant les devoirs à l’égard de la communauté sociale avant les désirs de chacun, jugés toujours seconds ou illégitimes, les esprits hostiles aux Lumières veulent maintenir la présence d’un ordre fixe et imprescriptible qui enserre le sujet dans un ensemble de contraintes immobiles, léguées par la tradition et finissant par échapper à l’histoire. On peut, bien sûr, percevoir dans l’accumulation de ces positions la marque de tous les intégrismes. Gardons-nous pourtant d’ériger en un sys-tème clos ce faisceau de conduites qui peuvent être modulables et ne prennent finalement sens qu’en s’in-carnant dans des positions singulières, adoptées durant un moment historique. 

antiphilosophique offre de sensibles différences. Quoi de commun entre un apologiste mondain comme Louis- Antoine Caraccioli, qui accumule les succès de librairie, et un modeste récollet écrivant, loin des fastes parisiens, un ouvrage d’exégèse contre les beaux esprits du temps ?

Conserver le socle du religieuxÉvitons également de succomber au finalisme en érigeant tous les adversaires des philosophes en précurseurs de la Contre-Révolution. Si les philosophes, même radicaux, ne proclamèrent pas tous une adhésion sans faille aux idéaux révolutionnaires, leurs adversaires n’embrassèrent pas non plus d’une seule voix la Contre-Révolution. Avant de poser en évêque réformiste, désirant élever l’âge légal des vœux monastiques, et de réduire le nombre de couvents, le futur ministre de Louis XVI, Loménie de Brienne, pro-posa des mesures extrêmement répressives contre les livres impies lors de plusieurs assemblées du clergé. Jean-Georges Lefranc de Pompignan, l’ardent pourfendeur des philosophes impies, prit la tête des délégués ecclésias-tiques qui décidèrent de s’unir au tiers état le 22 juin 1789. Il est aussi des antiphilosophes radicaux comme l’abbé Feller ou l’abbé Proyart qui refusent toute forme de com-promis avec les idées nouvelles. Leur raidissement vise à dépasser ce climat d’incertitude et d’interrogation critique propre aux dernières années de l’Ancien Régime et à déclarer leur fidélité à une vérité intangible qu’ils estiment inscrite dans le texte biblique. L’absolu religieux, dans sa version intolérante et exclusive, est alors conçu comme la source la plus authentique et la plus féconde des conduites les plus élevées. La grandeur, l’énergie, le sacrifice de soi seraient mieux observés chez ceux-là mêmes qui se sou-mettent à ses injonctions.

L’archevêque Jean-Georges Lefranc de Pompignan (1715-1790, à gauche), pourfendeur des philosophes impies, choisira pourtant de s’allier au tiers état en 1789. L’avocat et publiciste monarchiste Simon-Nicolas-Henri Linguet (1736-1794, à droite), polémiste opportuniste, militera néanmoins pour une profonde réforme de la justice royale.

Pour le janséniste Chaumeix, à propos de l’Encyclo­pédie, l’ignorance est préfé-rable à une fausse science qui nous fait abuser de notre raison.

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Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

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« Un guignol néfaste », selon le caricaturiste Achille Lemot dans Le Pèlerin du 9 mai 1909. Le juif manipule le franc-maçon, qui manipule le Sénat et l’Assemblée nationale.

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Illustrée dans le roman d’Umberto Eco Le Cimetière de Prague, la théorie de la conspiration, qui alimente tout un pan de la littérature américaine contempo-raine au point d’être devenue un thème de recherches universitaires parmi les américanistes, a connu, des révolutions du siècle des Lumières

jusqu’à l’après-11 Septembre, une actualité jamais démen-tie. En effet, elle possède une plasticité hors norme pour s’adapter aux scénarios qui cherchent à expliquer, par la manipulation criminelle de puissantes sociétés secrètes, les événements tragiques et autres basculements histo-riques qui saisissent à ce point leurs contemporains qu’ils ne peuvent accepter des causes rationnelles à ce qui dé-passe leur entendement : seules des forces démoniaques ont pu précipiter la chute d’un ordre social et politique jugé légitime. Cette mécanique est à l’œuvre aussi bien dans la lecture proposée par les anti-Lumières et les contre-révolutionnaires des révolutions atlantiques et eu-ropéennes des années 1770-1790 que dans la psychose des conspirations libérales dans l’Europe de la Sainte- Alliance. En France, le pamphlétaire Sourdat de Troyes démasque dans Les Véritables Auteurs de la Révolution de France de 1789 un seul coupable aux multiples visages : franc-maçon, étranger, calviniste, philosophe, tandis qu’en Grande-Bretagne John Robison brandit en 1797 ses Preuves d’une conspiration contre toutes les religions et les gouvernements d’Europe fomentée dans les assemblées se-crètes des francs-maçons et des illuminés, ouvrage dont on débat jusqu’à la Chambre des communes au moment d’adopter la loi sur les sociétés secrètes.

La subversion maçonnique de l’Ancien Régime Accusés d’abriter tour à tour ou simultanément illuminés de Bavière, jacobins, patriotes engagés dans les mouve-ments indépendantistes, carbonari et libéraux, les francs-maçons ont été très tôt au cœur de toute une littérature hostile aux Lumières, qui s’est acharnée à révéler aux lec-teurs naïfs et aux gouvernements aveugles l’imminence

de l’apocalypse. Cette littérature conserve aujourd’hui encore de nombreux lecteurs, qui considèrent ces écrits comme d’authentiques sources historiques, alors qu’il s’agit bien sûr de mystifications. Dès l’origine, la franc-maçonnerie revêt aux yeux de ses détracteurs, par son projet cosmopolite et supra- confessionnel même, un caractère insidieux. Les libres pen-seurs anglophiles qui se réclament de la pensée déiste, voire athée, rassemblés clandestinement dans les « arrière-loges », à l’abri de la surveillance policière, fourbissent leurs armes afin de renverser le trône et l’Église. L’innocence af-fichée de la maçonnerie, aux valeurs de concorde et de bien-faisance, assure son triomphe en endormant la méfiance des contemporains. Pour les auto rités et le public, la franc-maçonnerie représente un espace de sociabilité avec un penchant pour la mise en scène et l’occulte, alors qu’en réalité les frères s’attaquent frénétiquement aux fonda-tions de la monarchie française, prêchant et pratiquant ouvertement le républicanisme démocratique dans leurs assemblées : adoptant des lois, ébauchant des constitu-tions, tenant des élections. Ignorants du but ultime de la franc-maçonnerie, les gouvernements ne freinent pas son expansion, et le projet maçonnique de développement d’une liberté politique absolue et d’égalité pour tous pro-gresse au long du siècle des Lumières. À la veille de la Ré-volution, les mentalités françaises et maçonniques ne font qu’une, du moins parmi les élites. C’est donc sans surprise que le modèle politique maçonnique conduit directement

Professeur d’histoire à Trinity University (San Antonio, Texas), Kenneth Loiselle est l’auteur de Brotherly Love: Freemasonry and Male Friendship in Enlightenment France, publié en 2014 (Cornell University Press).

Le triomphe du complotPerdurant jusqu’à aujourd’hui, toute une littérature conservatrice et traditionnaliste réduit les Lumières à une conspiration de la franc-maçonnerie.

Par Kenneth Loiselle et Pierre-Yves Beaurepaire

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le tiers état à s’affranchir de son rôle traditionnel dans les états généraux pour se proclamer Assemblée nationale constituante. Avec le serment du Jeu de paume, la France devient un gouvernement maçonnique…À quelques variations près, telle est la caricature de la franc-maçonnerie que l’on rencontre dans le flot de libelles et de pamphlets hostiles aux Lumières et à la Révolution qui se déversent à partir de la dernière décennie du xviiie siècle en France et à l’étranger. On peut ainsi citer, parmi bien d’autres titres, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (Hambourg, 1797), de l’abbé Barruel, ancien jésuite victime de la suppression de la Compagnie dans les années 1760, sous la pression du parti philosophique, cultivant depuis l’émigration la nostalgie de l’Ancien Régime, perdu dans le chaos révolutionnaire et regardant avec consternation et confusion une France dont il ne reconnaît plus l’ordre politique, social et culturel.

Purges sans merci à travers l’EuropeLes tentatives de réfutation d’une telle lecture des événe-ments révolutionnaires sont sans effet, et ces écrits influencent durablement la manière dont les milieux conservateurs perçoivent aux xixe et xxe siècles les Lumières comme l’origine de tous les maux des sociétés occidentales. Avec des conséquences dramatiques : une coopération policière accrue pour démasquer les connexions secrètes d’une internationale conspiration-niste qui, des jacobins européens (Catherine II de Russie dénonce la Pologne des patriotes comme une authentique « jacobinière » où il faut porter le fer) et des illuminés de Bavière aux carbonari, n’aurait pas renoncé à mettre à bas les trônes et les autels. Dans le royaume de Naples comme en Espagne et dans les territoires contrôlés par la mo-narchie autrichienne, la répression des anciens jacobins et des francs-maçons, assimilés ipso facto aux partisans des Lumières et des Français, est féroce lors de la chute de l’empire de Napoléon. Ces condamnations sont censées prévenir de nouvelles tentatives subversives, sans jamais permettre aux autorités empreintes d’une mentalité ob-sidionale de relâcher leur emprise, persuadées que les fer-ments d’une conspiration plus redoutable encore restent à découvrir. Au point que, cédant à leurs fantasmes et à la jouissance que procure la découverte des « vraies » causes de tel événement historique, les autorités policières ont parfois fini par se convaincre de la vérité des provocations qu’elles orchestraient pour faire tomber les conspirateurs. À travers l’Europe, des centaines de libéraux ont payé cher ce délire conspirationniste, qui n’a jamais disparu au cours du siècle. Au xxe siècle, il reprend d’ailleurs de plus belle dans les régimes fascistes et dans la France de Vichy, dont la Révolution nationale se construit comme un contre- modèle aux Lumières et à leurs suppôts.  PR

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Professeur émérite à Paris-I, Jean-Clément Martin est notamment l’auteur de Nouvelle histoire de la Révolution française (Perrin, 2012).

Paris, 16 juillet 1793, sous un soleil de plomb, une foule, dans laquelle les femmes sont de loin les plus nombreuses, se lamente autour d’un catafalque. Des instruments témoins de la passion du défunt sont exhibés : une écritoire, une table, une baignoire, au son

de suppliques adressées au « côr de Jésus » et au « côr de Marat ». La dévotion que n’auraient pas reniée les fidèles dévotes du Sacré-Cœur qui processionnent contre les me-sures anticléricales de la Révolution et montent à l’écha-faud en chantant des psaumes, est bien, en effet, à la mé-moire du révolutionnaire Jean-Paul Marat, tué par Charlotte Corday.Le côté obscur de la Révolution –  dénonciation frénétique des traîtres, massacre des opposants, militarisation des esprits –, appelé communément « Terreur », pose toujours question. Il est souvent minimisé, ou mis sur le

La Révolution en clair-obscurLa Révolution, singulièrement durant la Terreur, a pu bafouer et même nier les principes des Lumières, qui pouvaient animer certains contre-révolutionnaires.

Par Jean-Clément Martin

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Arrestation des girondins, en 1793. Gravure du xixe siècle.

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Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

94 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Avec la chute de l’Empire napoléonien, la Restauration, période décisive pour l’his-toire politique française du xixe siècle, est marquée par l’affrontement entre les libéraux, qui se revendiquent de valeurs clés des Lumières, et les ultraroyalistes,

ou ultras, qui inscrivent leur combat non seulement dans l’héritage de la contre-révolution mais aussi dans celui des anti-Lumières. En 1824-1825, les affrontements autour du projet de loi ultra sur le sacrilège témoignent de la persistance sur le temps long du conflit entre anti-Lumières et Lumières.La lutte pour la garantie des libertés individuelles et de la presse, pour la stabilité politique, qui doit assurer la sta-bilité économique du pays, est au cœur de l’engagement

libéral. Les libéraux sont favorables à une monarchie où le pouvoir du souverain est encadré par une constitution – Louis XVIII a octroyé la Charte en 1814 – et dans laquelle les représentants de la

nation – on compte alors 100 000 électeurs sur 30 millions de Français – ont un rôle central.

Pierre Royer-Collard, François Guizot ou encore Benjamin Constant, dont le dis-

cours De la liberté des Anciens compa-rée à celle des Modernes (1819) justi-fie la posture libérale, comptent parmi les principaux théoriciens du libéralisme politique. Face à eux, les

ultras sont des adversaires redou-tables. Leur mouvement n’est pas uni

autour d’une doctrine clairement définie, mais ils se retrouvent dans le rejet total de la

Révolution française, source du chaos dans lequel l’Ancien Régime s’est abîmé. Les principaux théoriciens que sont Joseph de Maistre et Louis de Bonald s’accordent notamment sur la défense de la religion et de la mo-narchie, la nécessité de construire une société qui trans-cende l’individu et où règne l’ordre. Même si leurs œuvres

Une haine restauréeAvec la Restauration, la guerre reprend plus que jamais, à travers la joute continuelle entre libéraux et ultras, qui veulent définitivement enterrer le legs révolutionnaire.

Par Vivien Faraut

Enseignant en histoire contemporaine à l’université de Nice, Vivien Faraut achève une thèse de doctorat sur le libéralisme politique sous la Restauration.

Le comte Joseph de Maistre (1753-1821), grande référence des ultras.

compte de personnalités déséquilibrées, porteuses d’attentes millénaristes et d’utopies sanglantes, comme Marat ou les sans-culottes déchristianisateurs brutaux. Qui ose penser que les anti-Lumières ont été actifs dans la Révolution elle-même, voire que les adeptes des Lumières ont pu être liés à la Contre-Révolution ?

Intolérants, misogynes, xénophobes...C’est au nom des Lumières que les réformes avaient été lancées par le roi et ses ministres. C’est contre les « privi-légiés » qu’ils avaient réuni les états généraux, où se retrou-vèrent de jeunes hommes cultivés, actifs dans la « répu-blique des Lettres », comme Robespierre, Sieyès, Carnot. Mais c’est ce groupe d’hommes des Lumières, devenus les « patriotes », qui dénoncèrent comme « aristocrates » ou « noirs » leurs adversaires, venus pourtant des mêmes col-lèges et des mêmes loges de la franc-maçonnerie qu’eux.Les lignes furent définitivement brouillées quand les ba-garres locales autour des églises et des biens nationaux puis les exigences nées de la guerre après 1792 firent jouer à plein les liens communautaires. L’esprit des Lu-mières perdit tout usage quand il fallut réprimer les en-nemis de l’intérieur et de l’étranger, affronter les esclaves révoltés et mobiliser des masses de soldats d’occasion en leur promettant une égalité illusoire. Les derniers « phi-losophes » et adeptes des Lumières furent critiqués, poursuivis, mis à mort, comme Lavoisier. L’appel à la cohésion nationale et à l’effort militaire balaya le respect des opinions différentes, l’admission des femmes dans l’espace public et l’accueil des étrangers, recourant à l’in-tolérance, à la misogynie et à la xénophobie pour que la Révolution survive, au prix des massacres en Vendée et de l’élimination des groupes rivaux. Avec l’affirmation de l’État dans le pays et dans l’Europe, la Révolution fut enfin, en 1795, identifiée au programme des Lu-mières, qui fut appliqué en étant li-béral jusqu’à l’exploitation des plus faibles et des soumis, laïque jusqu’à l’intolérance, autoritaire jusqu’au contrôle de l’opinion. Mais l’opéra-tion confondit définitivement contre-révolution et catholicisme tra-ditionnel, en rejetant aussi les aventures populaires des sans-culottes liées aux revendi-cations radicales de Marat et de Robespierre. La IIIe République revendiqua l’héritage ainsi réinter-prété par les républicains du Directoire. En rejetant les tentations révolutionnaires tout comme le royalisme et le cléricalisme, elle put se draper dans le souvenir inventé de Lumières éducatives, laïques et progressistes, et en faire son image de marque. 

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Dans le sud de la France s’instaure une Terreur blanche : c’est l’heure de la revanche pour les anti- Lumières.

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respectives datent de la période révolutionnaire (1796 pour Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, de Bonald ; 1797 pour Considérations sur la France de Maistre), leur impact est considérable sous la Restau-ration, notamment parmi les anciennes familles nobles, qui ont nourri sur les chemins de l’émigration leur désir de revanche.

Loi sur le sacrilègeDès 1815-1816, la contre-révolution sévit dans le sud de la France lors de la Terreur blanche. Protestants et parti-sans de l’empereur déchu sont traqués par les ultras. Les années suivantes sont notamment marquées par l’affaire Regnault. Cet ancien jacobin, condamné à mort pour meurtre malgré l’absence de preuve, fait l’objet d’une cam-pagne de presse à charge par les ultras. À l’inverse, il trouve un soutien auprès de Benjamin Constant, qui donne une certaine publicité à l’affaire et met en lumière les dysfonc-tionnements d’une justice aux ordres d’ultras désireux de châtier les acteurs des journées révolutionnaires. Le 14 février 1820, le pouvoir glisse du côté des ultras. Le duc de Berry, neveu du roi, est assassiné. En réaction, les contre-révolutionnaires accèdent aux fonctions ministé-rielles et font adopter une série de lois réduisant les liber-tés. Entre février et juin, les libertés individuelles sont réduites, la presse est muselée, et la loi électorale modifiée de manière à endiguer les succès électoraux des libéraux. Cette mainmise des ultras sur la vie politique s’amplifie encore avec la montée sur le trône de Charles X, dernier

La Charte ou la Mort, une des trois journées révolutionnaires de juillet 1830.Peinture anonyme, 1881. Huile sur toile, musée Carnavalet, Paris.

frère de Louis XVI, en 1824. Un projet de loi sur le sacri-lège condamne à mort les profanateurs et les voleurs d’hostie. Combattue par les libéraux au nom de la sépara-tion du spirituel et du temporel, la loi est adoptée en jan-vier 1825. La même année, un projet de loi dit du droit d’aînesse entend remettre en cause le partage égalitaire des successions. Il se heurte, là aussi, à une farouche op-position des libéraux au nom de l’égalité. L’évolution du contexte social et la victoire des libéraux aux élections de 1827 brisent cette dynamique pour aboutir, en mars 1830, à un bras de fer entre libéraux et contre-révolutionnaires. Ce bras de fer a pour enjeu la nature du régime : l’autorité royale s’exerce-t-elle en accord avec le pouvoir législatif ? ou le roi prend-il seul les décisions, faisant de la Chambre des députés une chambre d’enregistrement ? La question, que Charles X entend trancher en sa faveur, fait de Paris, en juillet 1830, le théâtre d’un affrontement entre les troupes royales et la population parisienne en quête de plus de liberté et en soutien aux libéraux. Face aux barri-cades, la contre-révolution vit ses dernières heures. La monarchie de Juillet (1830-1848) se présente alors comme une tentative de synthèse et d’apaisement en satisfaisant les attentes politiques des libéraux. Louis- Philippe Ier est roi des Français. Il fait sien le drapeau tri-colore, inaugure en 1837 un musée de l’histoire de France à Versailles, dédié « à toutes les gloires de la France », et organise le retour des cendres de l’Empereur. Pour autant, partisans et ennemis des Lumières n’ont pas fini de s’af-fronter par d’autres canaux. P

Page 96: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

Dossier Lumières-Anti Lumières • PARTIE

96 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

QUAND BAUDELAIRE S’EN PRENAIT À LA RELIGION DU PROGRÈS Par Robert Kopp

Qui ne connaît la chanson que fredonne

Gavroche, dans Les Misérables, au

moment de tomber sous les balles

des gardes nationaux ? « Je suis tombé

par terre,/ C’est la faute à Voltaire,/

Le nez dans le ruisseau,/ C’est la faute

à Rousseau. » Elle avait été inventée

avant même la Révolution par ceux

qui voulaient tourner en ridicule les

condamnations des œuvres de Voltaire

et de Rousseau par les autorités civiles

et religieuses, et elle fut reprise pour

pointer la prétendue responsabilité

des Lumières dans la chute de l’Ancien

Régime. Un cliché que Baudelaire,

après bien d’autres, n’évite pas quand

il stigmatise les « fervents apôtres

de Jean-Jacques » et les « disciples

déterminés de Voltaire, qui ont tous

collaboré, avec une égale obstination,

à la Révolution française) » (II, 757 (1)).

Faisant l’éloge du roman de Victor Hugo

dans le journal Le Boulevard, non

sans quelque hypocrisie, il est vrai,

car il jugeait, devant ses proches, le livre

« immonde et inepte », Baudelaire

ne manquait pas toutefois de marquer

sa différence. « Livre de charité », certes,

« plaidoyer pour les misérables (ceux qui

souffrent de la misère et que la misère

déshonore) », livre utile, donc, il part

néanmoins d’un principe erroné :

la croyance de l’auteur « que l’Homme

est né bon », alors que « hélas ! du Péché

Originel, même après tant de progrès

depuis si longtemps promis, il restera

toujours bien assez de traces pour

en constater l’immémoriale réalité ! »

(II, 224). Malheureusement, Victor Hugo,

aux yeux de Baudelaire, était dupe

de « toutes les stupidités propres à

ce xixe siècle », où il avait « le fatigant

bonheur de vivre », à savoir :

« l’abolition de la peine de mort »,

« l’abolition de la misère »,

« la Fraternité universelle », « la diffusion

des lumières », le « vrai Jésus-Christ »

(II, 229). Un aveuglement qu’il partageait

avec nombre de ses confrères et

consœurs, eux et elles aussi disciples

de Rousseau, dont Mme de Staël et

George Sand, et qui lui faisait oublier

que « l’homme est toujours semblable

et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours

à l’état sauvage » (I, 663). Pour

Baudelaire, l’homme, loin d’être né bon,

est marqué par et pour le mal.

« La nature ne fait que des monstres »,

écrit-il dans les Notes nouvelles sur

Edgar Poe (II, 325), un des auteurs qui,

au même titre que Joseph de Maistre, lui

a « appris à raisonner » (I, 669). Et, dans

Le Peintre de la vie moderne, il ajoute :

« C’est elle aussi qui pousse l’homme

à tuer son semblable, à le manger,

à le séquestrer, à le torturer » (II, 715).

Seule une idée erronée de l’homme,

dont est en grande partie responsable

« la fausse conception du xviiie siècle

relative à la morale », pouvait faire

oublier que « le crime, dont l’animal

humain a puisé le goût dans le ventre

de sa mère, est originellement naturel.

La vertu, au contraire, est artificielle,

surnaturelle, puisqu’il a fallu, dans tous

les temps et chez toutes les nations, des

dieux et des prophètes pour l’enseigner

à l’humanité animalisée, et que l’homme,

seul, eût été impuissant à la découvrir »

(II, 715). Le progrès n’est donc pas à

chercher là où le cherchent Victor Hugo

et tous ceux qui adhèrent à cette

idéologie dominant si largement le

xixe siècle que le Grand dictionnaire

universel de Pierre Larousse, homme

de gauche, républicain et anticlérical,

comme Victor Hugo, a pu l’élever

au rang de nouvelle religion : « Cette

idée, que l’humanité devient de jour

en jour meilleure et plus heureuse, est

particulièrement chère à notre siècle.

La foi à la loi du progrès est la vraie foi

de notre âge. » Une religion qui fut

célébrée avec faste lors des expositions

universelles de Londres, en 1851, et de

Paris, en 1855. Dans son compte rendu,

Baudelaire s’est élevé avec véhémence

contre cette nouvelle superstition, « ce

fanal obscur, invention du philosophisme

actuel […]. Cette idée grotesque, qui

a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité

moderne » (II, 580). Rien ne lui est plus

contraire que ces Chants modernes de

son ami Maxime Du Camp, célébrant la

vapeur et le chloroforme. Réfléchissant

à une « théorie de la vraie civilisation »,

Baudelaire ne la cherche ni « dans le

gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables

tournantes », chères à Victor Hugo, mais

dans « la diminution des traces du péché

originel ». Quant à Maxime Du Camp,

compagnon de voyage de Flaubert en

Égypte, il recevra, comme réponse à son

modernisme, la dédicace du « Voyage »,

le poème conclusif des Fleurs du Mal.

« Dites, qu’avez-vous vu ? […] “Nous

avons vu partout, et sans l’avoir

cherché,/ Du haut jusques en bas de

l’échelle fatale,/ Le spectacle ennuyeux

de l’immortel péché” » (I, 132).

Décidément, ni la philosophie de

Rousseau ni celle de Voltaire n’étaient

faites pour plaire à Baudelaire, qui

conçoit le second comme « l’anti-poète,

le roi des badauds, le prince des

superficiels, l’anti-artiste, le prédicateur

des concierges, le père Gigogne des

rédacteurs du Siècle [journal anticlérical

et voltairien] » (I, 687). P

(1) Les références renvoient aux Œuvres complètes de Baudelaire, édition de Claude Pichois, éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 2 vol., 1975-1976 (tome et page).

Robert Kopp est professeur à l’université de Bâle. Collaborateur régulier du Magazine littéraire, il a récemment coordonné un dossier sur « Le dernier Baudelaire » (septembre 2014).

Dossier Lumières contre anti-Lumières • LES BRAISES D’HIER

Page 97: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

N° 560/Octobre 2015 • Le Magazine littéraire - 97

À LIREŒuvres romanesques complètes, JULES BARBEY D’AUREVILLY, édition de Jacques Petit, éd. Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », t. I, 1 476 p., 46,20 €, t. II, 1 708 p., 56 €.

Journaliste, éditeur, essayiste et biographe, François Angelier anime l’émission « Mauvais genres » sur France Culture. Il a publié récemment Bloy ou la Fureur du juste (Points).

Joseph de Maistre : c’est de lui que provient, comme l’a montré Antoine Compagnon (Les Anti modernes, 2005), l’essentiel des thèmes, de la vision et du style contre-révolutionnaires. En effet, s’il n’est pour certains, outre le poète du knout et du bourreau, qu’une icône poudrée du

monarchisme dévot, Maistre est, pour d’autres, un véri-table paradigme intellectuel, statue du commandeur ve-nant culbuter les tables du banquet républicain. Barbey d’Aurevilly en fera sa crosse et sa canne-épée. C’est en effet une vision « dandy » (Pierre Glaudes) de Maistre, « pro-phète du passé », qui informe la conception aurévillienne de l’histoire. Une conception où, par la brèche mortelle de la Réforme luthérienne entaillant la muraille chrétienne, s’engouffrent les forces létales de l’humanisme renaissant puis l’écumante racaille révolutionnaire dont Michelet s’est fait le chantre inconséquent. S’il prend un plaisir littéraire à lire certains auteurs des Lu-mières, comme Diderot, d’Aurevilly les rejette en bloc, ré-futant tout autant, à leur suite, l’hagiographie jacobine mi-cheletiste que l’histoire « trumeau » des Goncourt, en qui il ne voit qu’un renflouage érudit des chatteries et migno-tages du xviiie. De la cité chrétienne ne subsistent donc que des ruines, lieux de combats maquisards comme ceux que mènent – à chacun son terrain – tant les chouans de L’Ensorcelée (1854) et du Chevalier Des Touches (1864) que les dandys des Diaboliques (1874). Autre apport clé de Maistre à l’esthétique aurévillienne : une théologie de la douleur volontaire qu’illustrera également le philosophe chrétien Blanc de Saint-Bonnet (De la douleur, 1848) et le Huysmans de Sainte Lydwine de Schiedam (1901). Un « salut par le sang », une vision sacrificielle de l’histoire où l’innocent paie pour le coupable, qu’incarneront quelques grandes addolorate mystiques de Barbey d’Aurevilly comme Calixte Sombreval ou Lasthénie de Ferjol, héroïnes d’Un prêtre marié (1865) et d’Une histoire sans nom (1882). Le disciple majeur de Barbey, Léon Bloy, radicalisera encore son legs littéraire et religieux, conspuant les Lumières,

coupables d’un « aplatissement universel des âmes », fai-sant de la douleur l’unique force donnée à l’homme pour s’orienter dans la nuit de la chute. Autre figure à venir gros-sir ce chœur messianique, Joséphin Péladan et, surtout, l’essayiste et journaliste Ernest Hello, ami de Bloy et de Barbey, dont il épouse en totalité les positions catholiques hostiles aux Lumières, voyant dans le xviiie siècle, période qu’emblématise Voltaire et son rictus de hyène, un siècle « mou, flasque et froid, qui a glissé dans la boue et qui glisse dans le sang » (L’Homme, 1872). La vision historique et sacrificielle, propre à ce catholicisme d’obédience maistrienne, doloriste et expiatoire, trouvera sa victime volontaire en la figure de Marie- Antoinette. Une unanimité se crée autour de cette ultime reine de France, figure de rachat tant de la pourriture bourbonienne (les Bourbons « bourbeux », écrivait Barbey), tout en faste païen et favorites dégradantes, que de la désécration révo-lutionnaire du pouvoir royal. Réinventée par les Goncourt, l’Autrichienne devient une figure cruciale (et quasi calvai-rienne) que scrutent tour à tour Barbey (dans un article de 1857), Bloy (La Chevalière de la mort, 1877), et jusqu’à cette ultime figure du catholicisme maistrien qu’est l’orientaliste Louis Massignon (1883-1962) dans « Un vœu et un des-tin : Marie-Antoinette, reine de France », article de 1955. Plus d’un siècle durant, de la reconversion de Barbey (1846) à la mort de Bloy (1917), c’est donc au cœur de la littéra-ture romanesque, du journalisme pamphlétaire catholique et par le biais de la vision maistrienne que s’est constitué, avec celui de l’Action française, le noyau dur des anti- Lumières françaises. 

D’ombrageuses étoiles noiresAu xixe siècle, une certaine sensibilité littéraire – dont sont emblématiques Barbey d’Aurevilly ou Léon Bloy – abomine l’humanisme béat des Lumières.

Par François Angelier

Marie-Antoinette faisant ses adieux à sa fille à la prison du Temple, le 2 août 1793. La reine exécutée deviendra une idole sacrificielle pour les écrivains anti-Lumières.

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Page 98: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

La chroniquePar Maurice Szafran

98 - Le Magazine littéraire • N° 560/Octobre 2015

Professeur à Oxford – une garantie, n’est-ce pas ? –, Sudhir Hazareesingh y enseigne les sciences politiques. Il publie un livre, Ce pays qui aime les idées (1), consacré aux intel-lectuels français. Quelques pages sont consacrées à Alain Finkielkraut. Rien que

de très normal : le néoacadémicien exerce en effet une influence non négligeable sur la société française, ce qui n’est pas courant au moment précis où jamais l’intelli-gentsia n’a été à ce point décrédibilisée, privée d’in-fluence. Ce qui n’était pas forcément prévu, c’est que notre brillant universitaire éreinte Finkielkraut, chez qui tout serait à jeter : « Son œuvre entière est parcourue d’images de décadence, de maladie et de mort. Il a l’habitude des hypothèses para-doxales, par exemple que l’antiracisme serait plus pernicieux que le racisme. Il a des idées fixes, sur la prétendue omniprésence de l’an-tisémitisme. De plus en plus nationaliste, il est de moins en moins républicain. Il défend une conception hiérarchique de l’ordre cultu-rel et social et, tout comme le Front national, il dénonce le détournement de l’identité française par des minorités immigrées – encore une fantaisie. Son parcours illustre à quel point le pessimisme ambiant a corrompu l’héritage rous-seauiste et républicain. » Une exécution en règle !Précisons-le : la lecture du nouvel opus de Finkielkraut, titré La Seule Exactitude, en hommage et en référence à Charles Péguy, dément (en grande partie) la thèse, en vogue, d’un essayiste versé dans le ronchonnement réac-tionnaire, identitaire et nationaliste. La pensée et l’écri-ture de Finkielkraut valent mieux, bien mieux, beaucoup mieux, que cette exécution sans appel. Oui, Finkielkraut parfois radote quand, par exemple, sa dénonciation obsessionnelle de « l’antiracisme qui fait le

jeu du racisme » lui interdit de voir, d’entendre, de ne pas rester confit dans un système. On attend de lui qu’il renouvelle sa pensée vers des horizons nouveaux.Oui, nous regrettons Finkielkraut l’antitotalitaire qui, jadis, se reconnaissait en Kundera et dans l’idéal euro-péen. Nous n’aimons guère, c’est vrai, le chantre d’une France rabougrie qu’il semble parfois incarner. Mais son nationalisme n’a rien de commun avec celui, xénophobe, antisémite, fascisant, du Front national. Ah, Finkielkraut nous agace à vouloir démontrer à toute force que l’ex-trême droite façon Marine Le Pen a « changé ». En est-il si sûr que cela alors que les franges les plus antisémites du FN, celles qui sont en cheville avec le régime du Syrien

Assad et quelques islamistes bon teint, la « conseillent » ? Et qu’est-il allé signer cette pitoyable pétition, «  Touche pas à mon église », lancée par le si droitier hebdoma-daire Valeurs actuelles ? Mais retour au livre, à l’écriture, à cette Seule Exactitude. Un style limpide, de la grande et belle prose pour signifier que, au-delà des préjugés à son égard et de ses propres pro-vocations et ratiocinations, Finkielkraut reste et restera jusqu’à son souffle ultime un

républicain de gauche. Sa violence, littéraire et idéo-logique, envers la gauche et les socialistes est celle d’un membre à part entière de la « famille » qui ne supporte pas les renoncements, les reniements, les bassesses. Fin-kielkraut peut évidemment s’égarer – nous sommes de ceux qui lui reprochent un conservatisme trop étriqué et une dialectique qui tend à effacer, répétons-le, toute dis-tinction entre patriotisme et nationalisme. Mais il a notamment le mérite de nous alerter. « L’honneur, dans les temps de la montée des périls, redevient la grande question. » À l’époque de la modernité désillusionnée, cela nous agrée. 

Finkielkraut est-il à l’heure ?

Finkielkraut reste et restera jusqu’à son souffle ultime un républicain de gauche.

(1) Ce pays qui aime les idées, Sudhir Hazareesingh, éd. Flammarion, 468 p., 23,90 . Nous en avons rendu compte dans notre précédent numéro : n° 559, p. 22-24.

À LIRELa Seule Exactitude, ALAIN FINKIELKRAUT, éd. Stock, 306 p., 19,50 €.

Page 99: Le Magazine Litter a i Re Octob Re 2015

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