Le Manuscrit de Londres dévoilé – 4. Sonorité et ... · PDF fileviolon, harmonie soutenue du clavier et couleurs de timbre du luth, ... Même remarque pour la guitare : le nombre

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    Le luth fin baroque :

    Sonorit et esthtique sonore vues au travers de S.L. Weiss

    par Michel Cardin 1994 et 2005

    Cet article a pour but daller un peu plus lintrieur de notre processus de perception et dorganisation mentale lorsque nous coutons du luth baroque dernire priode, en en examinant les lments fondamentaux, savoir la sonorit proprement dite et lesthtique sonore unique linstrument ; puis nous tenterons dans lAnnexe 2 de dmontrer la prpondrance norme de lornementation dans, cette fois, lorganisation du discours musical. Pour ce faire, nous ne pouvons sans doute trouver de meilleurs exemples que dans la musique de Silvius Lopold Weiss (1687-1750), le grand gnie de cet instrument.

    Sonorit

    Pour mieux dfinir la sonorit du luth, il sera utile de la comparer celle du clavecin. Nous savons quau dbut du baroque, la prdominance du luth comme instrument polyphonique soliste et ses fortes caractristiques idiomatiques ont amen les clavecinistes adopter tout naturellement celles-ci (style bris, mordants, accords rouls). Nous voyons entre autres Froberger venir Paris et profiter de linfluence du grand matre du luth Gautier, puis tablir les mouvements de la suite instrumentale de clavier daprs lhabitude rpandue chez les luthistes. Mais en approchant de la fin du baroque, la tendance inverse se produit : lcriture pour luth imite de plus en plus celle du clavecin qui stait dveloppe et rvlait les immenses possibilits du clavier (arpges, traits, voix distances).

    Ce partage stylistique appuie mon avis la tendance naturelle dun luthiste agrmenter

    des pices du baroque tardif la faon clavecin , et rend logique et non pas ambigu, comme on pourrait le croire, les destinations polyvalentes dcides par J.S. Bach pour quelques-unes de ses oeuvres dites pour luth ou clavecin (1). Cette fusion va dailleurs plus loin : le luth-clavecin, cet instrument clavier avec cordes de boyau conu pour imiter la fascinante enveloppe sonore du luth, ntait pas quun instrument exprimental soumis aux tentatives originales dun J.S.Bach par exemple (il en possdait deux chez lui) (2), mais bien un instrument en soi, existant depuis deux sicles, et qui rpondait cette conscience de la polyvalence frquente des deux rpertoires (3).

    Mais la relation entre le luth et le clavier ne sarrte pas l. En effet, comme le disait Luise Gottsched et de nombreux autres tmoins de la fin du baroque, lexpression musicale cette poque atteignait encore son sommet avec le luth dont Weiss tait le matre des affekten grce sa matrise des nuances forte et piano. Runissant trois lments-cls, cantabile du violon, harmonie soutenue du clavier et couleurs de timbre du luth, celui-ci tait complet pour une expression musicale idale. Ce qui lui a manqu cruellement dans le nouvel esprit musical grandissant paralllement - et cest ce qui amnera sa disparition - cest le volume sonore. On sait que le pianoforte vient du clavecin mais la motivation des premiers facteurs de pianos rechercher ces nuances vient certainement en grande partie du luth et de son rpertoire, servis comme ils ltaient par de formidables virtuoses depuis Francesco da Milano (celui quon

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    appelait le Michel-Ange de la musique) jusqu S.L.Weiss. Si lon tient compte de cet exemple esthtique trs important dun grand rpertoire soliste servi par des nuances foisonnantes et inpuisables, il nest pas exagr de dire que le luth a influenc, complmentairement au clavecin, la conception du piano. En corollaire, il est intressant de constater, comme nous lapprend Johanne Couture par sa recherche musicologique, que de 1529 jusqu 1670 ne parut en France aucune publication pour clavecin et que les clavecinistes pouvaient jouer la musique de luth en en lisant directement la tablature au clavier. Cette pratique est facilement applicable et plusieurs indications nous prouvent que le rpertoire pour luth tait naturellement considr comme ltant aussi pour clavecin (4), ce concept allant mon avis plus loin encore que lide de la transcription, pratique courante en tant que telle bien sr aussi pour le luth. Et le lien reste entier jusqu la fin du baroque si on examine la polyvalence des rpertoires et la prsence du luth-clavecin.

    Une diffrence fondamentale entre le luth et le clavecin rside dans lintensit dattaque des cordes, toujours gale au clavecin et toujours fluctuante au luth. Ces limites techniques provoquent en fait un heureux contraste et font partie de lesthtique propre chaque instrument. Tout comme lon peut dire que le luth (ou la guitare) compense un manque de libert et dpaisseur polyphoniques, que seul le clavier permet, par la combinaison unique de lexpressivit des instruments manche et dune harmonie soutenue. tant donc un instrument harmonique/mlodique dont les frettes taient attaches autour du manche et ainsi amovibles, le luth fut de longue date, un prototype idal pour les explorations tendant vers le temprament dit gal. Encore maintenant, certains musiciens nayant pas mis jour leurs connaissances dhistoire de la musique ont de la peine nous croire lorsquon leur dit que bien avant le Clavier bien tempr de Bach, au moins trois sries de 24 pices dans tous les tons avaient dj t crites, soit celles de Gorzanis au luth, Wilson au thorbe et Bartolotti la guitare (5).

    Autre lment important de la sonorit : les cordes. Rappelons que la fabrication des

    cordes en soie file de mtal, que daucuns croiraient trs moderne, tait dj dcrite dans des traits tels que Introduction to the Skill of Musik de John Playford (Londres 1664) (6), et est certainement son tour en partie responsable du changement dans le style des compositions pour luth qui se discerne vers la fin du dix-septime sicle. Puisque les nouvelles basses files de mtal rendaient un son plus brillant et plus soutenu que celles en boyau, la conception des oeuvres en fut influence. Cest pour cela quon remarque dans lcriture de Weiss, par exemple, de longues basses dgages ou encore une densit du discours et un dbit de notes trs lastique.

    Par contre, ces basses files rsonnant plus longuement, on se demande quel point les

    interprtes dalors touffaient les basses vide ; tout luthiste sait en effet quune des problmatiques du jeu de luth est ltouffement mthodique de certaines basses aprs lattaque et mme le moment prcis de ltouffement (avant la prochaine note ? en mme temps que la prochaine note ? aprs la prochaine basse ?) ceci pour une interprtation limpide des oeuvres. Jirais mme jusqu dire que la personnalit dun interprte se reflte en bonne partie dans sa faon de traiter ltouffement des basses, tellement latmosphre sonore et le discours proprement dit en dpendent. coutez vos luthistes prfrs puis les autres : ne constatez-vous pas quel point cela compte dans votre got ? Cest que tout le jeu en est affect : accentuation, articulation, volume, couleur, legato, et de ce fait lyrisme mme de loeuvre (7).

    Pour ce qui est des instruments utiliss, il est clair que Weiss et ses contemporains

    privilgirent en Europe de lEst les modles thorbs du type de ceux de Johann Christian Hoffmann. Nous supposons que Weiss a d bien connatre Hoffmann, qui habitait Leipzig et tait parat-il trs ami avec J.S. Bach, lui-mme ami de Weiss (on sait en outre que Hofmann

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    coucha Bach sur son testament) (8). Le phnomne de la prpondrance de ce modle est sans doute expliqu, tout comme le changement de style musical, par les cordes files de mtal mentionnes ci-haut (9). Mais parfois il nous faut un luth de modle courant, car certaines oeuvres contiennent quelques basses chromatiques quon ne peut transposer sans dfigurer les passages musicaux dans lesquelles elles se trouvent. Or, avec le luth thorb, les cinq dernires basses tant hors-manche car relies au deuxime cheviller, on ne peut les jouer qu vide, alors quau luth dit standard les deux dernires basses seulement sont hors-manche, ce qui fait donc plus de notes graves modifiables la main gauche. Sans tre trs frquente, cette situation se reproduit quand mme dans quelques oeuvres de Weiss (9 pices sur 237 dans le Ms de Londres, mais qui impliquent en fait six sonates compltes si on en joue tous les mouvements), ce qui prouve quil a compos aussi avec ce modle en main, et qui oblige pour les interprtes lalternance des deux luths. La taille des deux modles est similaire sauf pour les chevilliers. Si je vrifie la longueur vibrante des cordes sur manche de deux de mes instruments (un Hoffmann thorb et un Burkholzer-Edlinger standard), je trouve pratiquement la mme : 70cm et 71cm. En comparant les deux types dinstrument lcoute, on peut remarquer la brillance des basses du thorb et celles plus sourdes mais chaleureuses du modle courant.

    Un dtail reste, important pour chacun oui, mais ayant toujours suscit mon avis une

    vaine polmique : les ongles. Quon les utilise ou non, et ctait pareil lpoque, la difficult dobtenir un beau son reste entire, car les lments de sonorit sont dabord et au final 1) Le choix et la prcision maniaque de langle dattaque, et ce, je dirais pour chaque note, et 2) la forme et le degr de souplesse de la partie qui attaque (peau ou ongle) (10).

    Esthtique sonore

    Nous devons galement traiter laspect le plus important concernant le luth treize choeurs, savoir le rapport de lcriture avec la sonorit. Disons-le tout net : il ny a aucun rapport entre ce qui est crit et ce qui est entendu. Une partition pour luth fin-baroque - tablature ou notat