1
RECRUTEMENT 34 TOUT L’EMPLOI & FORMATION • N O 465 • 6 SEPTEMBRE 2010 T out a commencé cet été à la Nuit de la Science, au bord du lac: dans le musée, confé- rence au titre mortellement ennuyeux… je m’y glisse pour faire une sieste à l’abri de la pluie… mais pas moyen de fermer l’œil ni surtout l’oreille… l’histoire est fasci- nante et j’en redemande… l’orateur (voir annexe) en rajoute sur les détecteurs de mensonge. Et précise qu’il y a deux générations, ces machines étaient utilisées aussi couramment dans le recrutement que l’amiante dans la construction, surtout en Amérique. Rendu curieux, je vais guigner sur le web, et y trouve de multiples réfé- rences récentes, même pour la Suisse. Le pour et le contre Le détecteur de mensonge tel qu’on le voit dans des films d’espionnage n’est qu’une facette des techniques de détection du mensonge. Entre l’appareil électrique des films d’espionnage, les méthodes d’interro- gatoire dures ou douces, les questionnaires et logiciels, l’imagerie cérébrale ou l’analyse de la voix, voire la graphologie, on passe des méthodes noires aux grises ou jaunes. Il est rare qu’on demande à un candidat de passer sous les électrodes… c’est d’ailleurs illégal, sauf avec consentement; pour des raisons de principe, mais aussi de fiabilité douteuse du résultat. D’ailleurs, ce n’est pas pour le recrutement que ces appareils ont été inventés: la lutte contre les criminels et les espions était la priorité… ce qui explique pourquoi de nos jours, les fournisseurs de la branche sont souvent israéliens. Mais à l’ère des criminels en col blanc, on est tenté de tester les candidats aux jobs sensibles, dans l’armée comme dans la banque. Et dans certains pays, ça démange même l’assu- rance chômage, toujours prompte à démas- quer les «faux». Mais parfois, c’est l’honnête homme qu’on veut éloigner: un agent secret doit être capable de mentir et d’occire; et on a dit que c’est pour (et non contre) son passé louche que Kurt Waldheim fut nommé Secrétaire général de l’ONU… s’il n’obéissait pas aux grandes puissances, une fuite dans la presse l’aurait rappelé à l’ordre. Et certaines entreprises font du mensonge leur fond de commerce, pas seulement dans la publicité ou la finance. Un récent article ironisait sur la société de surveillance Veritas, qui portait bien mal son nom lorsqu’on a découvert qu’en Chine, ses rapports changeaient de couleur avec les dessous-de-table. De même, en Israël, un rabbin peut transformer un cochon en mou- ton contre paiement. Mais après avoir sondé les diverses parties prenantes, on trouve peu de traces des détecteurs de mensonges, de nos jours, en Suisse ou en Europe. Au viol! Restent deux questions sans réponse: com- ment concilier la liberté et l’égalité… quand l’une protège le mensonge, et l’autre, la vérité? Deux tiers des curricula vitae sont bidouillés pour mieux grimper, disent les statistiques françaises; mais toute vérifica- tion est perçue comme «intrusive». L’autre question est plus profonde: le vrai men- songe est-il visible, même du menteur? Le plus dangereux, dans une entreprise, c’est au contraire l’excès de bonne conscience. Enfin, on connait le paradoxe du résistant: quand la Gestapo l’interroge, doit-il livrer ses amis par respect de la vérité? En fait, derrière les phrases «où sont-ils?» et «je l’ignore» se cache un autre dialogue… «tu vas cracher» et «plutôt mourir». Bref, le mensonge devient fidélité, mais personne ne souhaite vraiment qu’un «collaborateur» d’entreprise ait une morale si «résistante». n Boris Engelson Le menteur du progrès Le jeu de la vérité a détruit bien des couples; le détecteur de mensonge détruira-t-il les carrières ou les entreprises? Cet outil vieux d’un siècle n’est guère utilisé dans le recrutement de nos jours, mais il continue à faire peur comme le grand méchant loup. POUR EN SAVOIR PLUS Voir polygraph.org, fbi.gov, www4.law.cornell.edu/ uscode/29/2001.html et dol.gov/dol/allcfr/ESA/Title_29/ Part_801/toc.htm. Lire l’article de Franck Daninos «Peut-on croire le détec- teur de mensonges?» dans la revue «L’Histoire» n° 319, d’avril 2007, l’article de Ken Alder «Les tours et détours du détecteur de mensonge» dans le hors série n° 8 juillet 2002 de «La Recherche» (l’auteur est professeur dans une Université connue pour son cours «d’interrogatoire poli- cier»), le livre de Henri Alleg «La question», le livre de Paul Ekman «Telling Lies: Clues to Deceit in the Marketplace, Politics, and Marriage» (et human-nature.com/nibbs/02/ ekman.html sans www), et dans Wikipedia, les articles «détecteur de mensonge», «polygraph», «mensonge», «lie» (sans oublier les œuvres complètes de Tintin l’enquêteur). La Télévision romande a consacré des émissions au sujet (voir tsr.ch/emissions/specimen/1801580-la-verite- sur-les-menteurs.html (y compris la bibliographie) et nouvo.ch/150-2). Marc Ratcliff a donné deux conférences remarquées cette année: «La chasse aux instruments et la création du laboratoire de psychologie expérimentale de Genève en 1892» (à la Nuit de la Science), et «Les psychologues genevois et le détecteur de mensonges au 20 e siècle» (dont la cassette se vend 8 francs à l’Université du 3 e âge). Fournisseurs et prestataires: nemesysco.com, midotsystem. com, quanticpotential.com, noliemri.com (sans www), hirescores.com, lie-detection.com, cephoscorp.com, heart- math.org; au Salon RH 2007 et 2008 à Palexpo, PMC (pmc-eu.com) a montré des appareils de mesure du stress pour le coaching, mais a préféré y renoncer pour éviter des amalgames fâcheux (le patron – un ancien pasteur – croyant plutôt à la confiance, sinon à la confession); merci au cabinet Ethys pour avoir donné un point de vue serein de recruteur. Du marionnettiste et de la marionnette, lequel est plus menteur?

Le menteur du progrès · 34 recrutement t o u t l ’ e m p l o i & f o r m a t i o n • n o 4 6 5 • 6 s e p t e m b r e 2 0 1 0 T out a commencé cet été à la Nuit de la Science,

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le menteur du progrès · 34 recrutement t o u t l ’ e m p l o i & f o r m a t i o n • n o 4 6 5 • 6 s e p t e m b r e 2 0 1 0 T out a commencé cet été à la Nuit de la Science,

recrutement34

t o u t l ’ e m p l o i & f o r m a t i o n • n o 4 6 5 • 6 s e p t e m b r e 2 0 1 0

T out a commencé cet été à la Nuit de la Science, au bord du

lac: dans le musée, confé-rence au titre mortellement ennuyeux… je m’y glisse pour faire une sieste à l’abri de la pluie… mais pas moyen de fermer l’œil ni surtout l’oreille… l’histoire est fasci-nante et j’en redemande… l’orateur (voir annexe) en rajoute sur les détecteurs de mensonge. Et précise qu’il y a deux générations, ces machines étaient utilisées aussi couramment dans le recrutement que l’amiante dans la construction, surtout en Amérique. Rendu curieux, je vais guigner sur le web, et y trouve de multiples réfé-rences récentes, même pour la Suisse.

le pour et le contre

Le détecteur de mensonge tel qu’on le voit dans des films d’espionnage n’est qu’une facette des techniques de détection du mensonge. Entre l’appareil électrique des films d’espionnage, les méthodes d’interro-gatoire dures ou douces, les questionnaires et logiciels, l’imagerie cérébrale ou l’analyse de la voix, voire la graphologie, on passe des méthodes noires aux grises ou jaunes. Il est rare qu’on demande à un candidat de passer sous les électrodes… c’est d’ailleurs illégal, sauf avec consentement; pour des raisons de principe, mais aussi de fiabilité douteuse du résultat. D’ailleurs, ce n’est pas pour le recrutement que ces appareils ont été inventés: la lutte contre les criminels et les espions était la priorité… ce qui explique pourquoi de nos jours, les fournisseurs de la branche sont souvent israéliens. Mais à l’ère des criminels en col blanc, on est tenté de tester les candidats aux jobs sensibles, dans l’armée comme dans la banque. Et dans certains pays, ça démange même l’assu-rance chômage, toujours prompte à démas-quer les «faux». Mais parfois, c’est l’honnête homme qu’on veut éloigner: un agent secret doit être capable de mentir et d’occire; et

on a dit que c’est pour (et non contre) son passé louche que Kurt Waldheim fut nommé Secrétaire général de l’ONU… s’il n’obéissait pas aux grandes puissances, une fuite dans la presse l’aurait rappelé à l’ordre. Et certaines entreprises font du mensonge leur fond de commerce, pas seulement dans la publicité ou la finance. Un récent article ironisait sur la société de surveillance Veritas, qui portait bien mal son nom lorsqu’on a découvert qu’en Chine, ses rapports changeaient de couleur avec les dessous-de-table. De même, en Israël, un rabbin peut transformer un cochon en mou-ton contre paiement. Mais après avoir sondé les diverses parties prenantes, on trouve peu de traces des détecteurs de mensonges, de nos jours, en Suisse ou en Europe.

au viol!

Restent deux questions sans réponse: com-ment concilier la liberté et l’égalité… quand l’une protège le mensonge, et l’autre, la vérité? Deux tiers des curricula vitae sont

bidouillés pour mieux grimper, disent les statistiques françaises; mais toute vérifica-tion est perçue comme «intrusive». L’autre question est plus profonde: le vrai men-songe est-il visible, même du menteur? Le plus dangereux, dans une entreprise, c’est au contraire l’excès de bonne conscience. Enfin, on connait le paradoxe du résistant: quand la Gestapo l’interroge, doit-il livrer ses amis par respect de la vérité? En fait, derrière les phrases «où sont-ils?» et «je l’ignore» se cache un autre dialogue… «tu vas cracher» et «plutôt mourir». Bref, le mensonge devient fidélité, mais personne ne souhaite vraiment qu’un «collaborateur» d’entreprise ait une morale si «résistante». n

Boris Engelson

Le menteur du progrèsLe jeu de la vérité a détruit bien des couples; le détecteur de mensonge détruira-t-il les carrières ou les entreprises? Cet outil vieux d’un siècle n’est guère utilisé dans le recrutement de nos jours, mais il continue à faire peur comme le grand méchant loup.

pour en savoir plus

Voir polygraph.org, fbi.gov, www4.law.cornell.edu/uscode/29/2001.html et dol.gov/dol/allcfr/ESA/Title_29/Part_801/toc.htm.Lire l’article de Franck Daninos «Peut-on croire le détec-teur de mensonges?» dans la revue «L’Histoire» n° 319, d’avril 2007, l’article de Ken Alder «Les tours et détours du détecteur de mensonge» dans le hors série n° 8 juillet 2002 de «La Recherche» (l’auteur est professeur dans une Université connue pour son cours «d’interrogatoire poli-cier»), le livre de Henri Alleg «La question», le livre de Paul Ekman «Telling Lies: Clues to Deceit in the Marketplace, Politics, and Marriage» (et human-nature.com/nibbs/02/ekman.html sans www), et dans Wikipedia, les articles «détecteur de mensonge», «polygraph», «mensonge», «lie» (sans oublier les œuvres complètes de Tintin l’enquêteur). La Télévision romande a consacré des émissions au sujet (voir tsr.ch/emissions/specimen/1801580-la-verite-sur-les-menteurs.html (y compris la bibliographie) et nouvo.ch/150-2). Marc Ratcliff a donné deux conférences remarquées cette année: «La chasse aux instruments et la création du laboratoire de psychologie expérimentale de Genève en 1892» (à la Nuit de la Science), et «Les psychologues genevois et le détecteur de mensonges au 20e siècle» (dont la cassette se vend 8 francs à l’Université du 3e âge).Fournisseurs et prestataires: nemesysco.com, midotsystem.com, quanticpotential.com, noliemri.com (sans www), hirescores.com, lie-detection.com, cephoscorp.com, heart-math.org; au Salon RH 2007 et 2008 à Palexpo, PMC (pmc-eu.com) a montré des appareils de mesure du stress pour le coaching, mais a préféré y renoncer pour éviter des amalgames fâcheux (le patron – un ancien pasteur – croyant plutôt à la confiance, sinon à la confession); merci au cabinet Ethys pour avoir donné un point de vue serein de recruteur.

Du marionnettiste et de la marionnette, lequel est plus menteur?