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DIMANCHE 19 - LUNDI 20 JUILLET 2020 76 E ANNÉE– N O 23491 2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR – FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA Universités : l’organisation périlleuse de la rentrée Conséquence de la crise sanitaire, le taux record de réussite au bac (95,7 %) provoque un afflux histo- rique de bacheliers vers l’enseignement supérieur « Jamais de tels chiffres n’avaient été atteints », s’alarme la Conférence des présidents d’université en appelant à une « mobilisation générale » Plus de 52 000 bacheliers restent sans proposition d’orientation dans Parcoursup à la mi-juillet, contre 32 000 à la même date en 2019 Les universités doivent augmenter leur capacité d’accueil, alors que celles-ci sont déjà sous forte tension faute de ressources suffisantes La situation est rendue plus délicate encore par l’incertitude sur les conditions sanitaires de la rentrée universitaire PAGES 10-11 LE BONHEUR BRISÉ DE SARAH HEGAZY Sarah Hegazy, photographiée en 2017 par une amie lors du concert d’un chanteur libanais ouvertement homosexuel. AMR MAGDI/TWITTER Pour avoir brandi le drapeau de la cause homosexuelle lors d’un concert au Caire, cette jeune militante égyptienne a été jetée en prison et torturée Sarah Hegazy, 30 ans, a été contrainte à l’exil au Canada, où elle a mis fin à ses jours le 14 juin. « J’ai essayé de trouver le salut mais j’ai échoué », a-t-elle écrit PAGE 20 Dans les Landes, un « village Alzheimer » L’éducation nationale a rendu public, vendredi 17 juillet, son « plan de continuité pédagogique » en cas de reprise active ou très active du virus en France au moment de la rentrée scolaire PAGE 11 Pandémie Les scénarios pour l’école en septembre Deux ans après le début de la guerre commerciale déclarée par le gouverne- ment Trump, les Etats-Unis multiplient les sanctions contre la Chine, au nom, cette fois, de motifs politi- ques ou de souveraineté PAGE 2 International L’escalade entre Washington et Pékin Social Les syndicats satisfaits des annonces de Jean Castex « Pragmatisme », « écoute », « po- sitif », « sincérité »… Les partenai- res sociaux ont exprimé leur sa- tisfaction, vendredi 17 juillet, à l’issue d’une rencontre à l’Hôtel Matignon avec le premier minis- tre : Jean Castex a annoncé le re- port à 2021 de l’entrée en applica- tion de la réforme de l’assurance- chômage. Il a également accepté de repousser à l’automne les dis- cussions sur les difficultés finan- cières des caisses de retraite. « Nous tiendrons le plus grand compte de leurs propositions », a déclaré le premier ministre à pro- pos des partenaires sociaux, sou- lignant que, face aux conséquen- ces économiques et sociales de la pandémie de Covid-19, la priorité affichée par le gouvernement est la lutte « contre la crise » et la re- lance de la « croissance économi- que ». Le flou subsiste néanmoins sur les conséquences concrètes du report de la réforme de l’assu- rance-chômage. PAGE 7 Sénégal En Casamance, la plus vieille rébellion d’Afrique l’envoyée spéciale du Monde raconte comment, depuis 1983, la province du sud du Sénégal est le terrain d’un conflit à bas bruit pour l’indépendance. Cette ré- gion verdoyante demeure le théâtre d’un affrontement sans fin, alternant épisodes de vio- lence armée et longues périodes d’accalmie. Depuis le début du conflit, il y aurait eu entre 3 000 et 5 000 morts, dont 800 en raison des mines antipersonnel disséminées un peu partout. Les autorités sénégalaises ont parié sur le pourrissement de cette lutte aujourd’hui au point mort. PAGES 16-17 Funérailles à Ziguinchor (capitale historique de la Casamance), en janvier 2018, après une attaque d’hommes en armes. SEYLLOU/AFP La population, qui atteint 2,5 millions de têtes, cause d’importants dégâts. Les conséquences écono- miques fragilisent les fédérations de chasseurs PAGE 6 Nature La prolifération des sangliers en France L’entreprise a annoncé le développement de nouveaux outils pour identifier et facturer sans contact les articles achetés par les consommateurs PAGE 12 Economie Le monde sans caissières d’Amazon Covid-19 Barcelone se prépare déjà à la deuxième vague PAGE 3 Débats Pourquoi les filles sont moins payées que les garçons PAGE 26 Disparition La danseuse Zizi Jeanmaire s’est envolée PAGE 22 L’IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ DU DIALOGUE SOCIAL PAGE 29 1 ÉDITORIAL SPIRO FILMS PRÉSENTE ACTUELLEMENT AU CINÉMA

Le Monde - 19-07-2020

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Page 1: Le Monde - 19-07-2020

DIMANCHE 19 - LUNDI 20 JUILLET 202076E ANNÉE– NO 23491

2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINEWWW.LEMONDE.FR –

FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRYDIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €, Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA

Universités : l’organisation périlleuse de la rentrée▶ Conséquence de la crise sanitaire, le taux record de réussite au bac (95,7 %) provoque un afflux histo­rique de bacheliers vers l’enseignement supérieur

▶ « Jamais de tels chiffres n’avaient été atteints », s’alarme la Conférence des présidents d’université en appelant à une « mobilisation générale »

▶ Plus de 52 000 bacheliers restent sans proposition d’orientation dans Parcoursup à la mi­juillet, contre 32 000 à la même date en 2019

▶ Les universités doivent augmenter leur capacité d’accueil, alors que celles­ci sont déjà sous forte tension faute de ressources suffisantes

▶ La situation est rendue plus délicate encore par l’incertitude sur les conditions sanitaires de la rentrée universitairePAGES 10-11

LE BONHEUR BRISÉ DE SARAH HEGAZY

Sarah Hegazy, photographiée en 2017 par une amielors du concert d’un chanteur libanais ouvertement homosexuel. AMR MAGDI/TWITTER

▶ Pour avoir brandi le drapeau de la cause homosexuelle lors d’un concert au Caire, cette jeune militante égyptienne a été jetée en prison et torturée▶ Sarah Hegazy, 30 ans, a été contrainte à l’exil au Canada, où elle a mis fin à ses jours le 14 juin. « J’ai essayé de trouver le salut mais j’ai échoué », a­t­elle écrit

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Dans les Landes, un « village

Alzheimer »

L’éducation nationale a rendu public, vendredi 17 juillet, son « plan de continuité pédagogique » en cas de reprise active ou très active du virus en France au moment de la rentrée scolairePAGE 11

PandémieLes scénarios pour l’écoleen septembre

Deux ans après le début de la guerre commerciale déclarée par le gouverne­ment Trump, les Etats­Unis multiplient les sanctions contre la Chine, au nom, cette fois, de motifs politi­ques ou de souverainetéPAGE 2

InternationalL’escalade entre Washingtonet Pékin

Social Les syndicats satisfaits des annonces de Jean Castex« Pragmatisme », « écoute », « po­sitif », « sincérité »… Les partenai­res sociaux ont exprimé leur sa­tisfaction, vendredi 17 juillet, à l’issue d’une rencontre à l’Hôtel Matignon avec le premier minis­tre : Jean Castex a annoncé le re­port à 2021 de l’entrée en applica­tion de la réforme de l’assurance­chômage. Il a également acceptéde repousser à l’automne les dis­cussions sur les difficultés finan­cières des caisses de retraite. « Nous tiendrons le plus grand

compte de leurs propositions », adéclaré le premier ministre à pro­pos des partenaires sociaux, sou­lignant que, face aux conséquen­ces économiques et sociales de la pandémie de Covid­19, la priorité affichée par le gouvernement est la lutte « contre la crise » et la re­lance de la « croissance économi­que ». Le flou subsiste néanmoinssur les conséquences concrètes du report de la réforme de l’assu­rance­chômage.

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Sénégal En Casamance,la plus vieille rébellion d’Afrique

l’envoyée spéciale du Monde raconte comment, depuis 1983, laprovince du sud du Sénégal est le terrain d’un conflit à bas bruit pour l’indépendance. Cette ré­gion verdoyante demeure le théâtre d’un affrontement sans fin, alternant épisodes de vio­lence armée et longues périodes

d’accalmie. Depuis le début duconflit, il y aurait eu entre 3 000 et 5 000 morts, dont 800 enraison des mines antipersonnel disséminées un peu partout. Les autorités sénégalaises ont pariésur le pourrissement de cettelutte aujourd’hui au point mort.

PAGES 16-17

Funérailles à Ziguinchor (capitale historique de la Casamance), en janvier 2018, après une attaque d’hommes en armes. SEYLLOU/AFP

La population, qui atteint 2,5 millions de têtes, cause d’importants dégâts. Les conséquences écono­miques fragilisent les fédérations de chasseursPAGE 6

NatureLa prolifération des sangliersen France

L’entreprise a annoncéle développement de nouveaux outils pour identifier et facturer sans contact les articles achetés par les consommateursPAGE 12

EconomieLe mondesans caissières d’Amazon

Covid­19Barcelone se prépare déjà à la deuxième vaguePAGE 3

DébatsPourquoi les filles sont moins payées que les garçonsPAGE 26

DisparitionLa danseuse Zizi Jeanmaire s’est envoléePAGE 22

L’IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ DU 

DIALOGUE SOCIALPAGE 29

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ACTUELLEMENT AU CINÉMA

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2 | INTERNATIONAL DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

L’escalade entre Pékin et WashingtonLes Etats­Unis soumettent la Chine à un pilonnage de sanctions pour des motifs politiques

U n peu plus de deuxans après la guerrecommerciale déclaréepar le gouvernement

Trump à la Chine, les Etats­Unis ont ouvert de nouveaux fronts pour exercer des pressions sur Pékin, au nom des principes qu’ilsdéfendent et au moyen de lois ex­traterritoriales. L’offensive portesur des questions politiques – l’autonomie pour Hongkong, les droits de l’homme pour la région du Xinjiang, et l’espionnage pour Huawei et les médias officiels chi­nois aux Etats­Unis, désormais désignés comme des « missions étrangères ».

« C’est la première fois depuis Tia­nanmen, en 1989, que des sanc­tions aussi systématiques sont pri­ses contre la Chine. A l’époque, c’était un massacre. Là, cela punit larépression, mais ce qui est visé, c’estl’affirmation de puissance chinoise.La vraie question est désormais : “Peut­on laisser une dictature deve­nir la première puissance mon­diale ?” », analyse le sinologue

Jean­Pierre Cabestan, de l’univer­sité baptiste de Hongkong.

Le « blitzkrieg » juridique améri­cain repose sur le Hongkong Auto­nomy Act, signé le 14 juillet, le Uyghur Human Rights Policy Act, signé le 17 juin, et sur le Global Magnitsky Human Rights Act. Cette loi, originellement destinée à la Russie, étendue en 2016 aux auteurs de violations des droits del’homme dans le monde, cible pour la première fois la Chine. Plu­sieurs hauts responsables du Xin­jiang ayant eu un rôle­clé dans la politique d’internement massif dela minorité ouïgoure sont désor­mais interdits de séjour aux Etats­Unis, et leurs avoirs, s’ils en ont, gelés par le département d’Etat.

La nouvelle loi sur Hongkong,qui s’ajoute à la révocation du trai­tement préférentiel réservé au ter­ritoire par les Américains en ma­tière commerciale et financière, doit sanctionner les entités et les individus ayant contribué à éroderle haut degré d’autonomie de Hongkong au moyen de la loi de

sécurité nationale promulguée par Pékin le 1er juillet dernier. Aucun nom n’a été précisé, mais « tout est sur la table », a signalé un porte­parole du Conseil de sécu­rité nationale américain.

Bloomberg a rapporté, mercredi15 juillet, qu’étaient pressentis pour rejoindre la liste le responsa­ble des affaires de Hongkong au sein du Comité permanent du Parti communiste chinois (PCC), Han Zheng – soit, potentielle­ment, le dirigeant chinois le plus haut placé jamais ciblé –, ainsi quela chef du gouvernement de Hon­

gkong, Carrie Lam. Le New York Ti­mes faisait état, le même jour, d’unplan à l’étude à la Maison Blanche pour interdire de visa les 92 mil­lions de membres du PCC. Une dé­cision délicate à mettre en œuvre en raison de la difficulté, pour les Américains, de vérifier ce statut pour les membres ordinaires.

Dans une analyse sur le site ducercle de réflexion Center for Strategic and International Stu­dies, le sinologue américain Jude Blanchette juge « immature » et « manquant de réflexion stratégi­que » la propension du gouverne­ment Trump à « jouer les durs », car une telle attitude permet jus­tement au dirigeant chinois « de se présenter comme assiégé par lesforces hostiles occidentales ».

Les sanctions, en tant quemoyen d’intervention, n’ont par­fois qu’un effet symbolique – no­tamment sur des officiels chinois ne voyageant pas aux Etats­Unis. Et Washington en déploie, à ce stade, bien moins à l’encontre de laChine que vis­à­vis du Venezuela,

de l’Iran, ou même de la Russie. Mais la défense des droits de l’homme sert aussi un autre objec­tif : ralentir la Chine dans sa quête technologique. Concernant le Xinjiang, vingt entités liées à l’ap­pareil policier et huit entreprises de surveillance vidéo et des tech­nologies de reconnaissance facialeétaient déjà, depuis octobre 2019, sur une liste noire du départe­ment américain du commerce leur interdisant d’acheter des composants américains sans l’ap­probation du gouvernement.

Huawei, le géant des télécomschinois, a d’abord été soumis à ce même régime. Puis toute agence fédérale s’est vu interdire de se fournir chez lui. Depuis le prin­temps, ses smartphones ne peu­vent plus utiliser le système d’ex­ploitation Android, ni les applica­tions Google ou Facebook. Les fournisseurs étrangers du groupe doivent obtenir une licence améri­caine pour tout composant conte­nant de la propriété intellectuelle américaine. « L’une des conséquen­

Les Chinois plutôt satisfaits de leurs hauts dirigeantsDeux études nord­américaines inédites indiquent que les sondés apprécient la lutte contre la corruption et les mesures environnementales

pékin ­ correspondant

L es enquêtes d’opinion réali­sées en Chine sont à inter­préter avec d’infinies pré­

cautions, étant donné la nature durégime et la taille du pays. Pour­tant, deux études récemment pu­bliées par des centres de recherchenord­américains méritent atten­tion. Bien que menées dans des conditions très différentes, elles semblent indiquer une réelle sa­tisfaction de la population à l’égard de ses gouvernants.

La première enquête, qui portaitsur la gestion du Covid­19, a étésupervisée par Cary Wu, profes­seur assistant au département de sociologie de l’université de York (Canada). Elle a été menée finavril par 613 étudiants chinois de 53 universités différentes qui ont distribué, en ligne, le question­naire. 19 816 personnes, réparties

dans tout le pays, ont répondu. Les questions portent sur deux sujets : les informations reçues des autorités sur la pandémie et ladistribution de produits de pre­mière nécessité et de matériel deprotection. Appelés à donner une note globale, comprise entre 10 − insatisfaction sur les deux ques­tions, tous niveaux de responsa­bilité politique confondus – et 50– satisfaction générale −, les Chi­nois donnent une note de 39,2.Avec 38,8, les habitants de la pro­vince du Hubei, épicentre de l’épi­démie, sont à peine plus critiques.

Si l’on regarde dans le détail,75 % des sondés se disent satis­faits de l’information reçue et67 % de la distribution des pro­duits de première nécessité et desmatériels de protection. Là aussi, les habitants du Hubei sont dans la moyenne. Enfin, comme sou­vent dans les enquêtes en Chine,

les sondés apprécient davantage l’action des dirigeants nationauxque locaux. Concernant le pre­mier point, la satisfaction va de 67 % pour l’information délivrée localement à 89 % pour l’informa­tion nationale. Seule ombre au ta­bleau pour le gouvernement : lesplus jeunes et les plus éduqués sont les moins satisfaits. D’après l’auteur, ce sont aussi les plus cri­tiques vis­à­vis du pouvoir.

Climat et pollutionPubliée en juillet, la seconde étudea été réalisée par trois universitai­res du Ash Center for Democratic Governance and Innovation de l’université Harvard (Massachus­setts). L’enquête, basée sur des en­tretiens individuels, a été menée à huit reprises, entre 2003 et 2016, auprès de 31 000 Chinois. Deux éléments essentiels s’en déga­gent : les Chinois, en ville ou à la

campagne, sont de plus en plus sa­tisfaits de leurs responsables tantnationaux que locaux, et leur opi­nion est directement corrélée à leurs conditions de vie matérielle.

Sur une échelle de 1 – très mé­content − à 4 − très satisfait −, les sondés étaient, en 2003, 8,9 % à sedire insatisfaits de leurs diri­geants centraux (note 1 ou 2) alorsque 86,1 % étaient satisfaits (note 3 ou 4). En 2016, les premiersn’étaient désormais plus que 4,3 % et les seconds bondissaientà 93,1 %. Concernant les diri­geants locaux, le pourcentage d’insatisfaits diminue, passant de51,6 % en 2003 à 25,6 % en 2016. A contrario, les satisfaits progres­sent de 43,6 % à 70 %.

En 2003, environ un Chinois surdeux estimait que les responsa­bles locaux ne « faisaient que par­ler » et « s’intéressaient seulement àleurs propres intérêts ». Ils ne sont

plus qu’un sur trois environ à le penser treize ans plus tard. Mani­festement, la campagne anticor­ruption menée par Xi Jinping de­puis son arrivée au pouvoir fin 2012 a marqué les esprits : en 2011, 55,2 % des Chinois jugeaient les responsables locaux « très mal­honnêtes » ou « pas très honnêtes ».Jamais, depuis 2003, ce pourcen­tage n’avait été aussi élevé. Cinq ans plus tard, ce chiffre est tombé à29,3 %. A contrario, en 2011, seuls 35,4 % des Chinois jugeaient leurs dirigeants locaux « à peu près, ou tout à fait honnêtes ». Cinq ans après, ils sont 65,3 % dans ce cas. Dans le même laps de temps, le pourcentage de Chinois qui ap­prouvent les mesures contre la corruption passe de 35 % à 71 %.

La thématique de l’environne­ment a rejoint les questions en 2016. 34 % des Chinois ont jugéalors que la pollution de l’air était

le principal problème environne­mental, devant la sécurité ali­mentaire (19 %), et le changementclimatique (16 %). Mais 75 % des sondés estimaient toutefois que le changement climatique étaitun phénomène réel et provoquépar l’homme. Quelque 49 % pen­saient que la qualité de l’air avait régressé durant les cinq annéesprécédentes. Néanmoins, 43 % voient une amélioration dans les années suivantes.

Pour les auteurs de l’étude, « legouvernement chinois était plus populaire en 2016 qu’il ne l’a ja­mais été durant les deux décenniesprécédentes ». La première en­quête, elle, tend à confirmer queXi Jinping, malgré les défis que posent le ralentissement écono­mique et la pollution, est sansdoute sorti renforcé de la crise due au Covid­19.

frédéric lemaître

Le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, évoque les deux citoyens canadiens détenus en Chine depuis 2018, lors d’une conférence de presse à Washington, le 1er juillet. MANUEL BALCE CENATA/AFP

La défense des droits de l’hommesert aussi un autre

objectif : ralentirla Chine dans

sa quête technologique

ces, c’est que le Taïwanais TSMC ne pourra pas fournir à Huawei des puces de 5 nanomètres, ce qui va bloquer Huawei dans les smart­phones de prochaine génération. Huawei va aussi avoir du mal à maintenir son offre 5G », note le chercheur Mathieu Duchâtel, de l’Institut Montaigne.

Les décisions américaines ontdésormais un effet d’entraîne­ment sur les alliés des Etats­Unis : les Britanniques viennent d’ex­clure Huawei de leurs réseaux 5G, après les Australiens. D’autres pays pourraient suivre, notam­ment des membres de l’OTAN.

Réponse « mesurée » de la Chine« Toutes ces lois ont reçu un large soutien bipartisan. Et la Chine est leseul sujet sur lequel Donald Trump et [le candidat démocrate à la pré­sidentielle] Joe Biden sont d’ac­cord », analyse Pierre­Antoine Donnet, auteur du livre Le Lea­dership mondial en question : l’af­frontement entre la Chine et les Etats­Unis (Editions de l’Aube). Dans l’inventaire qu’il dresse des forces en présence, M. Donnet rap­pelle qu’après le retrait américain du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire en août 2019,le secrétaire américain a la dé­fense, Mark Esper, avait déclaré que le Pentagone déploierait des missiles à moyenne portée le plus tôt possible dans le Pacifique : « C’est un nouveau front qui s’ouvrelà aussi », explique­t­il.

La Chine a apporté, à ce stade,une réponse « mesurée », sous forme de cinq volets de sanctions àl’encontre des Etats­Unis – elle pri­vera de visas plusieurs sénateurs américains connus pour leur mo­bilisation contre elle, ainsi que ceux qui « mènent une politique malveillante sur le Tibet ». Elle a an­noncé boycotter le groupe de dé­fense américain Lockheed Martin en raison de ses ventes à Taïwan – mais la société est peu présente enChine. Et soumettra plusieurs grands médias américains en Chine à de nouvelles contraintes administratives.

Pékin, qui a toujours dénoncévertement l’extraterritorialité des lois américaines, pourrait bientôt user de moyens similaires : « La nouvelle loi de sécurité nationale à Hongkong peut s’appliquer à n’im­porte quelle personne dans le monde, c’est un signal clair dans le sens d’une approche qui inclurait l’extraterritorialité », juge Mathieu Duchâtel. Autre champ d’affronte­ment : les cyberattaques. « Cette guerre­là a commencé, et elle n’a ja­mais été déclarée. C’est un élément qui n’existait pas sous la guerre froide avec l’Union soviétique, et qui rend celle avec la Chine diffé­rente », estime le sinologue Jean­Pierre Cabestan. Les Américains, en la matière, ont l’habitude de mener des contre­attaques. Mais évitent d’en faire la publicité.

brice pedroletti

Page 3: Le Monde - 19-07-2020

0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 international | 3

Au Mexique, l’étau se resserre autour de l’ex­président Peña NietoLa croisade anticorruption de l’actuel chef de l’Etat, « AMLO », menace son prédécesseur

mexico ­ correspondance

L’ ancien président mexi­cain Enrique Peña Nieto(2012­2018) sera­t­il pour­

suivi pour corruption ? Son homme de confiance, Emilio Lo­zoya, directeur de 2012 à 2016 de la compagnie pétrolière publique Pe­mex, a atterri à Mexico, vendredi 17 juillet, après son extradition d’Espagne. Accusé d’avoir touché des pots­de­vin du géant brésilien du BTP Odebrecht, M. Lozoya a ac­cepté de collaborer avec la justice de son pays. Ses futures révéla­tions pourraient mettre en cause M. Peña Nieto, soupçonné d’avoir orchestré un vaste système de malversations financières.

« C’est le signe que nous combat­tons enfin la corruption », s’est féli­cité, vendredi, l’actuel président degauche, Andres Manuel Lopez Obrador (« AMLO »), quelques heu­res après l’arrivée de M. Lozoya au Mexique. Depuis l’entrée en fonc­tions fin 2018 d’« AMLO », les pro­tections dont bénéficiait l’ancien conseiller de M. Peña Nieto ont disparu. Sous le coup d’un mandatd’arrêt international émis en 2019,M. Lozoya était en fuite depuis neuf mois. Il a été arrêté, le 12 fé­vrier, dans une luxueuse demeure de Malaga (Espagne).

L’ex­dirigeant de Pemex est ac­cusé d’avoir touché au moins 10,5 millions de dollars (environ 9,1 millions d’euros) entre 2012 et 2014 de la part d’Odebrecht, selon les témoignages de trois cadres di­rigeants de la société brésilienne qui multipliait les pots­de­vin en Amérique latine. En retour, Ode­brecht avait décroché de juteux contrats publics, dont celui de la rénovation d’une raffinerie de Pe­mex dans l’Etat d’Hidalgo (centre). Une partie de la somme aurait fi­nancé, dès 2012, la campagne pré­sidentielle de M. Peña Nieto, alors candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, centre).

Un autre chef d’accusationporte sur l’achat douteux, en 2013, par Pemex, d’Agro Nitro­genados, une usine d’engrais qui appartenait à l’entreprise sidérur­gique Altos Hornos de Mexico (AHMSA), pour 500 millions de dollars, soit près du double de la valeur de cette usine, à l’arrêt de­puis quatorze ans, accentuant lacrise de la compagnie pétrolière laplus endettée au monde (plus de100 milliards de dollars). Un moisplus tard, AHMSA virait 3,7 mil­lions de dollars sur des comptes bancaires de M. Lozoya, via dessociétés­écrans apparaissant dans les circuits financiers illici­tes d’Odebrecht.

Incarcéré à Madrid, M. Lozoyaavait d’abord refusé son extradi­tion au Mexique avant de se ravi­ser, acceptant d’informer la jus­tice de son pays contre une réduc­tion de peine. Les négociationsentre M. Lozoya et les autorités mexicaines portent aussi sur des informations concernant descommissions versées par l’anciengouvernement à des parlemen­taires de l’opposition pour assu­rer le vote, en 2013, de la réforme énergétique qui a mis fin au mo­nopole de Pemex sur l’or noir.

« Emilio ne gérait pas seul », avaitaverti, en février, son avocat de l’époque, Javier Coello, accusant à

demi­mot M. Peña Nieto. Ce der­nier avait rencontré à quatre re­prises, entre 2010 et 2013, MarceloOdebrecht, l’ancien PDG de la compagnie éponyme, qui a re­connu avoir versé des pots­de­vindans une douzaine de nationslatino­américaines. Jusqu’alors, leMexique restait le seul grand paysdu sous­continent, avec le Ve­nezuela, où l’affaire Odebrechtn’avait débouché sur aucune poursuite judiciaire.

Pour Ricardo Monreal, chef defile du parti d’« AMLO » (Morena,gauche) au Sénat, le procès de M. Lozoya attendu à Mexico« provoquera un séisme politi­que ». L’inculpé est le premierhaut fonctionnaire issu du PRI qui sera jugé sous le mandat d’« AMLO », marqué par sa pro­messe d’« éradiquer la corrup­tion » instaurée par le « régime pourri » de l’ex­parti hégémoni­que. Le PRI a été à la tête du Mexi­que durant soixante et onze ans jusqu’en 2000 avant de revenir au pouvoir de 2012 à 2018.

Doutes sur la portée judiciaireDeux autres proches de M. Peña Nieto pourraient vite emboîter le pas de M. Lozoya. César Duarte, ancien gouverneur de l’Etat deChihuahua (2010­2016), arrêté, le8 juillet, à Miami aux Etats­Unis, devrait bientôt être extradé au Mexique. En fuite depuis 2017, M. Duarte est accusé d’avoir dé­tourné plus de 350 millions de dollars de fonds publics, dont unepartie aurait servi à financer des campagnes électorales du PRI. Mais les poursuites contre lui pié­tinaient avant l’arrivée au pou­voir d’« AMLO ».

Quant à Tomas Zeron, dirigeantde l’Agence d’investigation crimi­nelle de 2014 à 2016, il avait béné­ficié des mêmes protections de la part de l’ancien gouvernement.Un mandat d’arrêt international aété émis, le 30 juin, contre lui par Interpol à la demande des autori­tés mexicaines. Le fugitif est re­cherché pour falsification de preuves et torture dans l’affaire de la disparition, en 2014, de 43 élèves enseignants de l’Ecole normale d’Ayotzinapa, attaqués par des policiers véreux dans l’ouest du Mexique. Ses abusauraient empêché de faire la lu­mière sur un mystère qui indigne les Mexicains depuis près de six ans. L’enquête a été relancée par l’actuel gouvernement.

Mais des doutes planent sur laportée judiciaire de ces victoires pour « AMLO » contre les dérives de ses prédécesseurs. « Je ne suispas favorable à des procès contred’anciens présidents (…) car il faut regarder de l’avant », a confié, ven­dredi, « AMLO » à la presse, avant de rappeler que « la décision finalereviendra aux citoyens à travers une consultation populaire ».

Selon l’historien et analyste po­litique Hector Aguilar Camin, deux scénarios se dessinent : « Si l’ex­président Peña est jugé, cela si­gnifiera une avancée historiquecontre la corruption, écrit­il dans une chronique publiée, jeudi 16 juillet, dans le quotidien Mile­nio. Si le procès ne va pas jusque­là(…) nous serons aussi face à unsaut historique, mais dans la poli­tisation de la justice. »

frédéric saliba

Un « rideau de fer » sépare Norvège et SuèdeLa frontière entre les deux pays, aux méthodes opposées contre le virus, reste très perturbée

REPORTAGEströmstad ­ envoyée spéciale

D epuis son bureau, StaleLövheim a une vue im­prenable sur l’immense

parking du Nordby Shoppingcen­ter. D’ordinaire, le patron norvé­gien de ce complexe de 110 bouti­ques, situé dans la commune sué­doise de Strömstad, à cinq kilomè­tres de la frontière norvégienne, ne s’en plaint pas.

Depuis le 12 mars, cependant, lavision du parking déserté le hante.« Notre activité dépend presque to­talement des clients norvégiens », rappelle­t­il. Ceux­là mêmes qu’unancien ministre norvégien de l’agriculture, Lars Sponheim, en 2002, avait baptisés avec mé­pris les « Harry » : un terme péjora­tif, utilisé depuis pour désigner la clientèle, souvent populaire, prête à passer la frontière pour remplir son coffre d’alcool, de soda ou de tabac à moitié prix.

Depuis le 12 mars, les clients nor­végiens peuvent, en théorie, conti­nuer à venir, puisque la Suède n’a pas fermé ses frontières. Sauf qu’une escapade chez le voisin s’accompagne désormais de dix jours de quarantaine au retour en Norvège, qui, elle, a fermé les points de passage. Résultat : « De­puis la mi­mars, nous avons perdu 95 % de notre chiffre d’affaires », constate Stale Lövheim.

A Olso, le gouvernement de laconservatrice Erna Solberg justifie la mesure par les différences dans la gestion du coronavirus entre les

deux pays. Ayant opté très tôt pourle confinement, la Norvège a réussi à contrôler l’épidémie et ne compte que 254 décès, au 16 juillet (4,6 pour 100 000 habitants). A côté, la Suède, qui n’a pas confiné, déplorait, jeudi, 5 619 morts (plus de 50 pour 100 000 habitants).

En ce dernier jour de juin, lesruelles de Strömstad, station bal­néaire suédoise de 13 000 habi­tants dans le comté de Bohuslän, devraient être emplies de touris­tes, ses terrasses bondées et son port de plaisance pris d’assaut par les voiliers. L’ambiance rappelle plutôt la basse saison. Dans le cen­tre, plusieurs magasins gardent porte close.

« Notre économie locale saigne »« Leurs propriétaires se sont mis enchômage partiel », explique Heidi Caroline Nyström, patronne de la boutique de souvenirs Ditt o Datt et présidente de l’association descommerçants. Elle est en train de remplir une demande de com­pensation de perte de revenus. Auprintemps, son chiffre d’affaires achuté de 40 %. « C’est comme si unrideau de fer s’était abattu, le 12 mars », dit­elle. Kent Hansson, le maire social­démocrate de Strömstad, désespère : « Notre économie locale saigne. Le taux dechômage est passé de près de zéro à 8,5 %, et atteint 30 %, en incluantle chômage partiel. »

Mais l’impact est bien plusqu’économique. Dans les pays nordiques, les contrôles aux fron­tières ont disparu définitivement

en 1958. « Quand on vit ici, on ne pense pas à la frontière comme un obstacle », confie Lena Kempe, propriétaire du camping Daftö. De mère norvégienne et de père sué­dois, elle avoue « n’avoir jamaisimaginé » ne plus pouvoir circuler librement entre les deux pays.

Installé depuis vingt­cinq ans àHalden, commune norvégienne de 31 000 habitants, à trente kilo­mètres de Strömstad, le Suédois Johan Oberg comprend l’inquié­tude des autorités à Oslo. Mais ce technicien lumière supporte mal la situation. Sa mère souffre de dé­mence sénile. Atteint d’un cancer, son beau­père est en fin de vie. « Tous deux vivent à Göteborg. Si je veux leur rendre visite, je dois me mettre en quarantaine à mon re­tour, ce qui est très compliqué avec mon travail. » Début juin, Johan Oberg n’a pas eu le choix : sa fille aînée, Anja, étudiante à Jönköping,en Suède, s’est séparée de son petitami. « Elle n’avait plus de logement. Il fallait bien que je l’aide à déména­ger. » A leur retour, le père et la fillese sont isolés pendant dix jours, cequi n’a pas empêché des amis d’Anja de la traiter avec méfiance. « On a l’impression d’être des pesti­férés », avoue Johan Oberg.

A Strömstad, Kent Hansson s’in­quiète de « la montée du nationa­lisme », des deux côtés de la fron­tière. « Il suffit de regarder les com­mentaires, sur les sites d’informa­tion. C’est atterrant. » L’édile avoue ne pas discuter, avec ses ho­mologues norvégiens, des diffé­rences de stratégies dans la lutte

contre le coronavirus : « Le sujet est assez sensible », élude­t­il.

A Halden, le directeur des servi­ces communaux, Roar Vevelstad, espère lui aussi « un retour à la normale aussi rapide que possi­ble ». Mais il reconnaît que sa villes’en sort plutôt bien économique­ment. Le commerce local est flo­rissant. « J’ai dû mal à croire que cela ne joue aucun rôle dans la dé­cision d’Oslo de ne pas lever la qua­rantaine », râle le patron du Nor­dby Shoppingcenter.

Côté norvégien, les 12 500 pro­priétaires de résidences secon­daires en Suède réclament des aménagements. Ils peuvent faire l’aller­retour dans la journée, « pour des travaux indispensa­bles ». Psychiatre à la retraite, Kare Odland hésite : « A chaquefois que je rentre, j’ai peur de me retrouver en quarantaine. Quandj’arrive à la frontière, j’ai l’impres­sion d’être un semi­criminel. »

A Oslo, le gouvernement a pro­mis de lever les restrictions vers les régions suédoises affichant moins de 20 nouveaux cas pour 100 000 habitants sur deux se­maines. Depuis le début de la pan­démie, Strömstad n’a enregistré que 13 cas. Mais la station bal­néaire appartient à la région du Västra Götaland, qui inclut Göte­borg, un des clusters suédois. Ses habitants ne sont donc guère op­timistes. Surtout que, dans un sondage publié fin juin, les trois quarts des Norvégiens soute­naient les restrictions.

anne­françoise hivert

Barcelone se prépare déjà à la deuxième vague de Covid­19La cité catalane a ordonné de nouvelles mesures de confinement

TÉMOIGNAGESbarcelone ­ envoyée spéciale

S ur les Ramblas ou la plagede la Barceloneta, dans lequartier du Born, de Gra­cia ou du Poble Sec, les

Barcelonais se promenaient tran­quillement, ces derniers jours,masque – obligatoire – sur le vi­sage, mais l’air décontracté. Aprèstrois mois de confinement et la fin de l’état d’alerte, le 19 juin, ils s’étaient réapproprié leur ville, profitant des terrasses des restau­rants à moitié vides et des ruesapaisées, les touristes en étant majoritairement absents.

Et puis, vendredi 17 juillet, lanouvelle est tombée comme une douche froide : pour faire face à unrebond de l’épidémie, le gouver­nement régional catalan a or­donné une sorte de pré­reconfi­nement de Barcelone et de 12 communes de l’aire métropoli­taine – soit près de 4 millions d’ha­bitants. Non seulement près de 1 425 cas positifs ont été recensésces sept derniers jours dans la deuxième ville d’Espagne et sa banlieue, mais les autorités sani­taires catalanes ont perdu le con­trôle de plusieurs clusters, ou­vrant la porte à une transmission « communautaire ».

Barcelone ne s’y attendait pas.Pas si tôt, ni si vite. A peine remisede la première vague de Covid­19, la cité catalane, dense et cosmo­polite, doit déjà se préparer à la se­conde. Pour l’éviter, durant lesdeux prochaines semaines, les réunions sont limitées à 10 per­sonnes, les maisons de retraite fermées aux visites, les restau­rants doivent réduire leur capa­cité en salle de 50 % et les gymna­ses, les cinémas, théâtres ainsi que les discothèques – qui, en Es­pagne, ont rouvert partout sauf aux Baléares – doivent fermer. Par

ailleurs, il est « recommandé » auxBarcelonais de ne sortir de chez eux que si cela est « indispensa­ble » et de ne pas quitter la villepour se rendre dans leur rési­dence secondaire.

« C’est notre dernière chance, sil’on ne veut pas avoir à prendre desmesures plus drastiques », a pré­venu la porte­parole de la Généra­lité, Meritxell Budo, demandant la collaboration des citoyens pouréviter « le confinement total de lapopulation ».

Sous le feu des critiquesEn juin, les régions ont récupéré la gestion de la pandémie sur leurterritoire, jusque­là centraliséesous l’égide du ministère espa­gnol de la santé. Et depuis, le gou­vernement catalan, tenu par les indépendantistes, se trouve sous le feu des critiques. Pour avoir sous­traité le contact tracing (pro­cessus d’identification des per­sonnes) à une entreprise et yavoir dédié un nombre dérisoire d’enquêteurs. Pour son manquede stratégie à Lérida, où, sans sur­prise, ont explosé les premiers clusters début juillet parmi les travailleurs saisonniers précaires,sans domicile, venus récolter lesfruits à noyau, dans la région du Segria. Pour avoir fini par y recon­finer 160 000 habitants, après avoir vu augmenter la pression sur l’hôpital local. Et pour avoir minimisé les cas à Barcelone,avant d’annoncer jeudi un ren­fort de 500 enquêteurs. Pour lamaire de Barcelone, Ada Colau, « le gouvernement [catalan] est ar­rivé tard à Lérida et tard dans l’airemétropolitaine ».

« Nous voyons trop de confusionet d’improvisation, résume RafaelVilasanjuan, de l’institut de re­cherche sur la santé ISGlobal. Or ilnous faut de meilleures données,plus d’enquêteurs pour tracer les

contacts, et appliquer des modèlesmathématiques à la gestion de la pandémie. Nous devrons ap­prendre à vivre avec le coronavi­rus durant les deux ou trois pro­chaines années… »

La situation n’est pas compara­ble à avril ou mai : « 70 % des cas dé­tectés sont asymptomatiques, la majorité a peu de risque de déve­lopper une forme grave de la mala­die, l’âge moyen a baissé et l’impactreste modéré sur les hôpitaux », ex­plique Benito Almirante, chef du service des maladies infectieuses àl’hôpital Vall d’Hebron. Ce qui n’a pas empêché le directeur de l’im­mense campus hospitalier, Albert Salazar, de se préparer : deux éta­ges avec une cinquantaine de lits et 20 salles de soins intensifs sont prêts : « Pour le moment, nous avons 17 cas de Covid hospitalisés dont deux que nous avons fait venirde l’hôpital de Lérida, avec 14 autrespatients critiques non Covid afin que leurs services de soins intensifs soient libérés. »

La Catalogne a payé un troplourd tribut à la pandémie due au nouveau coronavirus, avec 5 600 morts confirmés par test, 12 600 sil’on y ajoute les cas suspects, pour prendre de risque. Mais la perspec­tive d’être reconfinée à domicile risquerait de plonger la popula­tion dans une « dépression collec­tive », prévient le chroniqueur de

La Vanguardia, Enric Juliana. « Un reconfinement total, ce n’est pas possible, ni économiquement ni so­cialement », veut croire Marian Arias, femme au foyer de 44 ans, à la terrasse d’un bar de L’Hospitaletde Llobregat, banlieue ouvrière de Barcelone où ont été détectés les premiers clusters inquiétants, le 11 juillet. « Cela m’a provoqué telle­ment d’anxiété d’être privée de li­berté que je deviendrais folle », as­sure Maria Castañeda, 19 ans, étu­diante de mode. Le week­end der­nier, elle est allée dans une des discothèques de la zone du Port Olimpic. « Elle était pleine à cra­quer, tout le monde se collait et per­sonne ne portait de masque, du coup je suis restée en terrasse, ra­conte­t­elle. C’est l’été, on a tous tel­lement envie de sortir… »

Ce week­end, les discothèquessont fermées. Les restaurants ont vu s’annuler de nombreuses réser­vations. Et les hôteliers craignentle pire. « Seuls 80 hôtels sont ouverts, soit 25 % du nombre de lits à Barcelone, et malgré cela, le taux d’occupation oscille à peine autour de 20 %, souligne Manel Casals, di­recteur de l’association hôtelière Gremi d’Hotels de Barcelona. Pour le secteur, une seconde vague seraitdéfinitive. L’été était déjà perdu pour nous. Si nous devons encore fermer, nous ne mourrons pas du Covid mais de faim. »

L’association demande au gou­vernement un plan d’aides direc­tes au secteur, « comme cellesdonnées aux banques lors de lacrise financière de 2008. Sinon, lessociétés feront faillite, leurs tra­vailleurs se retrouveront à la rue et des fonds vautours se partage­ront les restes », insiste M. Casals, qui compte pour cela sur le plan de relance européen, embourbé dans de difficiles négociations à Bruxelles.

sandrine morel

« C’est notre dernière chance,si l’on ne veut pas

avoir à prendredes mesures plus

drastiques »MERITXELL BUDO

porte-parole de la Généralité

« Si l’ex-présidentest jugé, ce sera

une avancée historique contre

la corruption »HECTOR AGUILAR CAMIN

historien

L’inculpé sera le premier haut

fonctionnaire issudu PRI, le parti

de l’ex-président,jugé sous le

mandat d’« AMLO »

Page 4: Le Monde - 19-07-2020

4 | international DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

A Goush Etzion, « l’annexion ne changera rien »Nétanyahou a promis d’étendre la souveraineté aux colonies en Cisjordanie, illégales aux yeux du droit international

jérusalem ­ correspondance

REPORTAGE

A vec ses lotissements àl’identique, toits rou­ges et murs beiges quise déroulent à perte de

vue le long de rues proprettes, ses habitants qui se saluent de loin en anglais, Efrat a des airs de banlieuedu New Jersey. A condition de faireabstraction des drapeaux israé­liens qui flottent aux balcons et dela silhouette d’un village palesti­nien accroché aux collines ro­cailleuses, juste en face. « C’est une colonie et je suis fier d’y vivre », ex­plique Ben­Ami Menzin, qui pro­mène sa chienne dans cette loca­lité de 9 500 habitants du Goush Etzion, un bloc de colonies israé­liennes entre Bethléem et Hébron,en Cisjordanie.

L’ancien New­Yorkais de 43 ansest venu chercher un peu d’« air pur », à une demi­heure de Jérusa­lem, où il travaille. A l’origine fondé par des colons nationalistes religieux, peu après l’occupation de la Cisjordanie, en 1967, le GoushEtzion est devenu « une banlieue de Jérusalem où les gens viennent car les logements sont moins chers », note Lior Amihai, direc­teur de l’ONG israélienne anti­oc­cupation Yesh Din.

« Sous les jets de pierres »Beaucoup d’Israéliens considè­rent d’ailleurs cette zone et les autres grands blocs de coloniesen Cisjordanie occupée comme faisant déjà partie de leur Etat.Après avoir promis d’étendre àpartir du 1er juillet la souverainetéisraélienne à 30 % de la Cisjorda­nie − soit toutes les colonies israé­liennes, illégales aux yeux dudroit international, et la vallée du Jourdain −, il s’est murmuré que le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, pourrait annoncer,dans un premier temps, une an­nexion « minimaliste » de ces co­lonies. Le parrain américain − qui avait donné son feu vert avec leplan Trump pour le Proche­Orient, dévoilé en janvier − ne semblait plus si enthousiaste et lacoalition au pouvoir en Israël, elle, se divisait sur le sujet.

L’échéance est passée sansqu’aucune annonce ne soit faite. « Ce n’était pas une échéance »,rappelle Josh Hasten, le porte­pa­role du conseil régional duGoush Etzion, seulement « la pre­mière date possible ». Il se dit con­fiant que le premier ministre « prendra la bonne décision » et

enclenchera l’annexion « dans lessemaines à venir ». Depuis quinzejours pourtant, le sujet ne fait plus les gros titres, balayé par lesmanifestations contre la criseéconomique et la résurgence de la pandémie de Covid­19.

A Efrat, la plupart des colons,eux, haussent les épaules. « L’an­nexion ne changera rien », assure Ben­Ami Menzin. En trente ans, la colonie s’est imposée comme un fait accompli. Quand Peter a dé­barqué de New York, avec femme et enfants, au début des années 1990, elle ne comptait que 500 ha­bitants et il fallait traverser Beth­léem, la ville palestinienne voi­sine, pour rejoindre Jérusalem, « parfois sous les jets de pierres ».

Cinq ans plus tard, Israël a cons­truit à grands frais la « route des tunnels », réservée aux propriétai­res de voitures israéliennes. « Le trajet vers Jérusalem a été raccourciet vous n’avez plus à croiser de gensqui rendaient ce parcours… com­ment vous dire ?… plus sensible », raconte le septuagénaire, qui re­fuse de donner son nom.

Aujourd’hui, la deux­voies file àtravers la montagne. Les villes etles villages palestiniens sont dis­

simulés derrière de grands blocsde béton, comme s’ils n’exis­taient pas. Un autre tunnel est en train d’être creusé, pour élargir la route, empruntée par les 100 000 habitants du Goush Etzion.

« Nous devons nous protéger »,justifie la fille de Peter, Ilana, une juive religieuse, foulard coloré ca­chant ses cheveux et jupe à mi­mollet. D’une voix basse, elle rap­pelle l’assassinat d’Ari Fuld, unIsraélien d’extrême droite tué en septembre 2018 par un adoles­cent palestinien, dans un centrecommercial des environs. En ré­ponse au meurtre, la colonie sau­vage de Givat Eitam, illégale aussi

aux yeux d’Israël, a été érigée sur les terres de Khirbet An­Nahla, au sud de Bethléem. Une chaise en plastique vide attend les visiteursà l’entrée de la colonie, déserte au crépuscule. Quelques mobile­ho­mes et trois bus ont été transfor­més en habitations de fortune. Iciet là flottent des drapeaux israé­liens, des panneaux solaires ont été installés.

« Cela fait vingt ans que desgroupes essaient de construire ici,rappelle Brian Reeves, porte­pa­role de l’ONG israélienne La Paix maintenant. Givat Eitam va dé­membrer le sud de la Cisjordanie, entre Bethléem et Hébron. » Il dé­plie une carte : au nord, Bethléem est limitée par le mur de sépara­tion avec Jérusalem ; les colonies, figurées en rose, grignotent toutesa façade ouest et une partie dusud. A l’est, le désert de Judée estaux portes de la ville. Givat Eitam bloquerait le sud de Bethléem : la ville, qui étouffe déjà, n’aurait plus aucune ouverture pour sedévelopper.

L’annexion va perpétuer etmultiplier ces situations d’encla­vement, enterrant tout espoird’un Etat palestinien viable et ac­

célérant le « processus d’accapare­ment des terres », juge Lior Ami­hai, de l’ONG Yesh Din. Il entre­voit une Cisjordanie traversée deroutes entrelacées au gré des zo­nes annexées, le tout contrôlé parIsraël et parsemé de postes­fron­tières, ce qui réduira encore da­vantage la liberté de déplacementdes Palestiniens.

« Ils te nient, toi et ton identité »Le système de routes séparées n’en est qu’une illustration : l’oc­cupation israélienne, telle qu’elleexiste aujourd’hui en Cisjordanie,est « un régime d’apartheid », dé­nonce l’ONG. Et l’annexion con­sacrerait le fait qu’« Israël est unEtat d’apartheid », martèle Yesh Din dans un avis juridique de son avocat réputé, Michael Sfard, pu­blié le 9 juillet. « Les discussionsautour de l’annexion ont rendu leschoses claires : le régime veut res­ter tel qu’il est, il n’est pas question d’améliorer le système, d’abolir les discriminations systématiques », ajoute Lior Amihai.

L’apartheid est un terme que lesPalestiniens utilisent depuis long­temps pour décrire leur sort. De­puis qu’il est enfant, Mahmoud

Zware observe, depuis son village de Beit Rahal, face à Efrat, le « ser­pent » des colonies se dérouler len­tement, forçant bergers et agri­culteurs à abandonner leurs ter­res. « Les Israéliens veulent que nous vivions ainsi : trimer dans les colonies et rentrer chez nous, ha­rassés, avec à peine de quoi survi­vre », dit le quadragénaire palesti­nien, fondateur du Comité de ré­sistance populaire, une organisa­tion indépendante qui prône la non­violence. « Ils ne prennent pas seulement la terre, ils te nient, toi et ton identité », fustige ce docteur ensciences humaines, qui a passé plus de deux ans en détention pour ses activités militantes.

Même en plein centre­ville deBethléem, depuis la fenêtre de sonbureau, Kamel Hamid a vue sur lesimmeubles du quartier de coloni­sation de Har Homa, à Jérusalem­Est. « On a des colonies de tous les côtés », soupire le gouverneur de Bethléem, cheveux blancs et un masque bleu qui lui dévore une partie du visage. « Avant l’an­nexion, ils parlaient déjà du projet du Grand Jérusalem » pour dessi­ner une ceinture de colonies dans et autour de la Ville sainte, dit­il. Le responsable palestinien est convaincu que l’objectif des Israé­liens, à terme, est de « contrôler le tourisme de Bethléem », où se pres­sent chaque année près de deux millions de touristes.

Après des semaines d’hésita­tion, les ministres des affairesétrangères de onze pays euro­péens ont demandé, le 10 juillet, àl’Union européenne de faire la liste des sanctions possibles pour dissuader Israël d’annexer. Le gouverneur ne croit pas que cette timide pression internationalesuffise. « La seule chose qui pour­rait arrêter le processus, con­clut­il, ce sont les divisions inter­nes israéliennes. »

clothilde mraffko

Au Mali, le fils du président « IBK » cristallise le mécontentementDes vidéos privées de Karim Keïta ont suscité le scandale, alors que ce maillon du pouvoir est accusé de népotisme

bamako ­ correspondance

L orsque la contestation a dé­bordé en émeute à Bamako,vendredi 10 juillet, les mani­

festants se sont attaqués d’abord àl’Assemblée nationale, puis à l’Of­fice de radio et télévision du Mali (ORTM), perçu comme la voix du pouvoir. Un troisième lieu symbo­lique a aussi fait l’objet de sacca­ges : la permanence politique de Karim Keïta, fils du président Ibra­him Boubacar Keïta (« IBK ») et dé­puté de la deuxième commune dela capitale.

La cible n’est pas anecdotique.Depuis le début du mouvement de protestation engagé par la coa­lition de partis d’opposition M5, lafigure du fils du président cristal­lise les critiques de népotisme et de clanisme. « De nombreux Ma­liens perçoivent l’ombre de Karim flotter au­dessus de l’Etat, indique Aly Tounkara, directeur du Centre

des études sécuritaires et stratégi­ques au Sahel. Ses amis se voient confier des postes à haute respon­sabilité peu liés à leurs compéten­ces, et les négociations dans l’acqui­sition de contrats publics passent souvent par lui ou ses proches. Celadonne l’impression que le fils dirigele pays derrière le père. »

« Honte » et « démission »Dans ce climat de suspicion, une vidéo postée en juin sur les ré­seaux sociaux a suscité le scan­dale. On y voit Karim Keïta tout sourire sur un yacht, dansant avec des femmes dénudées puis se fai­sant masser sur une plage d’Espa­gne. Dans un Mali en crise, ces images choquent. En guise de dé­fense, le fils du président assure n’avoir été chargé « ni du menu ni de la liste des invités » de cette céré­monie privée, qui n’a « pas coûté lemoindre centime au contribua­ble ». Mais le mal est fait. Son vi­

sage souriant est désormais ex­hibé sur des banderoles de mani­festants dans sa commune avec les mentions « honte » et « démis­sion ». La presse malienne dépeint un chef de l’Etat ayant contracté la même maladie que l’ancien prési­dent sénégalais Abdoulaye Wade : « Le virus Karim ». Une ambition dynastique qui a contribué à la chute politique d’un père et de sonfils – Karim Wade –, condamné pour enrichissement illicite et dé­tournements de fonds.

Karim Keïta, la fraîche quaran­taine, est un cosmopolite. Né à Paris, il a passé son bac à l’Athénéeroyal de Waterloo, à Bruxelles, avant d’effectuer des études decommerce à l’Ichec Brussels Management School, puis à HEC Montréal. Il est revenu au pays en 2006. « Karim a toujours voulu le pouvoir. Il a grandi dedans »,confie l’un de ses amis d’enfance. En 2008, Karim Keïta se lance

dans le business, d’abord avec une société de location de voitu­res puis un cabinet de conseil en entreprises. Mais les affaires ne suffisent pas à satisfaire son am­bition. Elu député de la com­mune II de Bamako en 2013, peu après l’élection de son père, il de­vient vite l’un de ses plus prochesconseillers. « C’est la première fois au Mali qu’un fils de président s’implique autant en politique, poursuit son ami d’enfance, qui s’est, depuis, rapproché de l’oppo­sition. Cela a tout de suite soulevé des suspicions plus ou moins réel­les de trafics d’influence. »

« Un tacticien »Au Mali, en guerre depuis 2012, les affaires militaires sont un sujet­clé pour le pouvoir. En 2014, KarimKeïta devient président de la com­mission défense, sécurité et pro­tection civile de l’Assemblée natio­nale. « Cette attribution étonne de

nombreux observateurs, avance M. Tounkara. Face à lui, il y avait l’ancien directeur général de la po­lice, dont le CV avait une valeur bien plus grande. »

Devenu un personnage incon­tournable du pouvoir malien, il re­çoit, en 2014, le prix de la figure po­litique montante décerné par l’African International Business Forum, à la Chambre des lords du Parlement britannique. Des ac­cusations d’influence sur la hiérar­chie militaire et sur l’attribution de marchés publics le visent, sans qu’il soit inquiété. « Karim est as­sez intelligent pour ne signer aucundocument qui puisse l’impliquer dans des affaires, confie un pro­che. Il place son clan pour se proté­ger. C’est un tacticien. » La contes­tation qui embrase aujourd’hui le Mali trouve son étincelle dans les résultats des élections législativesd’avril 2020. Réélu, le fils du prési­dent est aussitôt accusé de « tirer

les ficelles » au sein de l’Hémicycle et d’y imposer ses proches.

Sous la pression de la rue, aprèsun week­end sanglant où les for­ces de l’ordre ont tué douze jeunes,Karim Keïta a annoncé, lundi 13 juillet, sa démission de la prési­dence de la commission défense, tout en conservant son mandat dedéputé. Le geste n’apaise pas la contestation. « Certains ont fait de ma modeste personne un fonds de commerce politique, d’autres un déversoir de leurs ambitions inas­souvies. Rien ne m’aura été épar­gné », dénonce­t­il dans un com­muniqué, incriminant « un délit depatronyme ». Mercredi 15 juillet, le M5 appelait les Maliens à « pour­suivre les actions de désobéissance civile » dans tout le pays.

matteo maillard

A Efrat, qui fait partie du bloc de colonies du Goush Etzion, en Cisjordanie occupée, le 10 juillet. TANYA HABJOUQA/NOOR POUR « LE MONDE »

« Les Israéliens veulent que nous

vivions ainsi : trimerdans les colonies

et rentrer chez nous harassés »

MAHMOUD ZWAREPalestinien fondateur du Comité

de résistance populaire

Vallé

e

Jérusalem

Bethléem

Hébron

Tel-Aviv

JORDANIEMer Méditerranée

Mer Méditerranée

Jérusalem

Bethléem

HébronGAZA

CISJORDANIE

ISRAËL15 km

Goush Etzion

Barrière de séparationZone sous contrôle israélien

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6 | planète DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

mollans­sur­ouvèze (drôme) ­ envoyé spécial

A cause du sanglier, il nese passe pas une se­maine sans que le télé­phone de Daniel Cha­

nel sonne depuis le début du prin­temps. Le président de l’associa­tion des chasseurs de Mollans­sur­Ouvèze (Drôme), petit village de 1 061 habitants au pied du mont Ventoux, le sait : la saison s’an­nonce chargée pour ses 72 adhé­rents, régulièrement sollicités pour aller tirer la bête noire. En 2019, les fusils mollanais ont « prélevé » 117 sangliers, un chiffre qui a doublé en cinq ans. Cette sai­son, ce sera sans doute plus.

« Quand le temps est sec, précisece chasseur et agriculteur, il n’y a plus rien à manger, alors ils des­cendent de la montagne et font desdégâts sur les cultures. » Ici, c’estun jardin retourné la nuit, là un potager dévasté au petit matin…quand ce n’est pas un verger d’abricotiers ou de pêchers dévo­rés. Le tout, à quelques centaines de mètres du village, le long de la rivière Ouvèze où Sus scrofa trouve dans les terrains abandon­nés par la déprise agricole un re­paire idéal pour installer sa bauge.

« Venez voir, c’est ici, au pied dece grand mûrier », indique Jean­Michel Tyrand, viticulteur sur 32 hectares en côtes­du­rhône. A deux cents mètres de sa cave, lessangliers ont trouvé une « souil­le » bien tranquille, vaste trou d’eau boueux où ils peuvent se dé­barrasser de leurs parasites et se rafraîchir.

« Deux catégories de chasseurs »A partir du 15 août, le vigneron se plie au même rituel. Il entoure d’un fil électrique une parcelle de cépage viognier, isolée au milieu des bois et entièrement dévastée il y a trois ans, juste avant les ven­danges. « Une fois que les sangliersont goûté les raisins mûrs, ils re­viennent, précise M. Tyrand. Sur­tout depuis trois­quatre ans, avec la sécheresse, ils cherchent de la nourriture à la fin de l’été. » Comme partout, c’est la Fédéra­tion de chasse départementalequi lui a fourni la clôture électri­que, à charge pour le viticulteurd’entretenir le dispositif.

Au pied du Ventoux, commedans toute la France, Alain Péréa,député La République en marche de l’Aude et chasseur, n’hésite pas à parler d’un « incendie » qu’il fautdésormais éteindre par tous les moyens. Pour le vice­président dugroupe Chasse et territoires, la crise du sanglier pourrait bien être fatale à l’organisation de lachasse tricolore.

Les chiffres sont là : en 1973,36 000 sangliers étaient abattus sur l’ensemble du territoire fran­çais, contre 747 000 en 2019, soit vingt fois plus. Entre­temps, la po­

pulation a suivi la même courbe exponentielle pour s’établir à environ 2,5 millions de têtes. Dans de nombreuses régions, les chasseurs sont aujourd’hui dé­bordés. « Tous les départements du Sud sont impactés, déploreWilly Schraen, président de la Fé­dération nationale des chasseurs (FNC), mais aussi les grandes plai­nes de l’Est, du Centre et de l’Ouest de plus en plus. »

A qui la faute ? Les chasseurs sonten première ligne, accusés d’avoir nourri, élevé et parfois même relâ­ché en forêt des animaux destinés à assurer de « belles chasses ». « La situation ne fait qu’empirer, se dé­sole Lydie Deneuville, agricultrice dans la Nièvre et représentante du syndicat Coordination rurale. Je ne blâme personne, mais il y a deuxcatégories de chasseurs : le local, ce­lui du terrain qui est sensibilisé à la situation ; et le notable qui paie très cher et doit avoir du gibier, quelque soit le prix. Il vient le dimanche pour sa chasse, le reste il n’en a rien à faire. »

Pour Alain Péréa, les agri­culteurs ont aussi leur part de res­ponsabilité : « L’évolution de l’agri­culture est en grande partie res­ponsable de la situation actuelle, analyse ce porte­parole des chas­seurs. Le petit gibier [autrefoisprisé des chasseurs] a disparu à cause des pratiques agricolescomme le démembrement et l’ex­tension de la monoculture dumaïs. Mais il ne faut pas négliger

que certaines pratiques de chasse ont eu un impact sur le sanglier. »

Au centre des critiques, l’agrai­nage, qui consiste à répandre dumaïs dans les forêts pour fixerl’animal et l’empêcher d’aller se nourrir dans les champs. La tech­nique est efficace pour limiter lesdégâts au moment des semis oudes récoltes, mais elle se trans­forme souvent en nourrissage à l’année, une dérive qui alimentele cycle prolifique de la reproduc­tion. L’agrainage a d’ailleurs été interdit en 2019 par la loi créantl’Office français de la biodiversité(OFB) mais il est encore large­ment utilisé.

« Les causes de populations im­portantes sont multiples, trancheEric Baubet, expert de l’OFB, maisla principale, est liée à la volontéde l’homme. La machine s’est em­ballée, la reproduction est trèsperformante chez cette bête. Saprincipale cause de mortalité,c’est la chasse. Il s’adapte à tous

les environnements et il s’accom­mode de l’espèce humaine. » Sil’invasion n’est pas nouvelledans les campagnes, elle com­mence à toucher les villes et leszones périurbaines : sur un par­king à Montpellier, dans des lo­tissements près d’Avignon, auxabords des villages…

Dans la vallée de Sainte­Mar­guerite, versant sud du mont Ven­toux, Régis Bernard, 58 ans, n’enfinit pas de pester. Ses dix hecta­res de cerises noires, plantés aumilieu de la forêt, sont de plus en plus souvent la cible d’attaques nocturnes. Dernière en date : des « plantiers » de trois ans, jeunes arbres broyés par les laies qui par­viennent aussi à saisir sur les ar­bres adultes des branches en hau­teur pour mieux engloutir les fruits mûrs. « Avant, c’était excep­tionnel de tirer un sanglier, ra­conte ce représentant de la FDSEAdu Vaucluse. Puis il y a eu des lâ­chers en forêt et, aujourd’hui, c’est un peu le chien qui se mord la queue : les chasseurs veulent du gi­bier et nous, les agriculteurs, on veut moins de dégâts. »

L’arboriculteur a fait ses comp­tes : les gros gibiers, sangliers et cervidés, lui coûtent 7 000 euros par an, pour 20 kilomètres de clô­ture électrique, seul remède vrai­ment efficace. « Le problème, pré­cise­t­il, ce n’est pas le matériel, mais plutôt l’entretien et le tempspassé à clôturer les parcelles. » Les chasseurs de Beaumont­du­Ven­

toux ne sont pourtant pas inac­tifs, mais, comme partout, cettecommunauté vieillit et diminue régulièrement. De 2,2 millions, dans les années 1970, les chas­seurs sont à peine plus de 1 mil­lion aujourd’hui. Or la traque aux sangliers est à la fois délicate et addictive.

« Avec le sanglier, les chasseursdeviennent des viandards : ils en veulent toujours plus, ça ne s’ar­rête jamais. » Le jugement est pé­remptoire, mais il émane d’un…chasseur. Roland Ailloud­Bu­thion, surnommé « l’écolo »,69 ans, chasse depuis un demi­siècle. Son territoire s’étendaujourd’hui sur l’une des com­munes du nord du mont Ven­toux dans de longues courses à l’approche, dont il revient le plussouvent bredouille car il aime surtout observer les animaux en pleine nature. Bien loin de lachasse à l’affût, où une meutede chiens équipés de colliers GPSrabattent le gibier, assurant auxtireurs postés la garantie d’abat­tre leur proie sans trop d’efforts.« Certains vont jusqu’à foncer dans leur 4 × 4 d’un point à unautre, ajoute Roland, pour êtresûrs de ne pas les rater, ce qui est totalement interdit. Ce n’est pas dela chasse, c’est du ball­trap. »

« La ruralité contre les villes »Autre dilemme qui divise le mi­lieu de la chasse : les consignes de tirs. Faut­il viser les laies pleinesou suitées (accompagnées deleurs marcassins) ? Pour de nom­breux observateurs, c’est la seule méthode valable pour limiter la surpopulation.

« Personnellement, je ne le faispas, répond le chasseur Daniel Chanel. Je suis fils d’agriculteurs et je ne peux pas tirer sur une laie qui ades petits. » D’autres n’ont pas les mêmes réserves : « Dans le Vau­cluse, avec 8 000 à 10 000 prélève­

ments par an ces dernières années, on est dans une situation d’équili­bre, assure Edmond Rolland, pré­sident de la Fédération départe­mentale. Nous faisons confiance aux chasseurs pour assurer la ges­tion de la chasse sur leur territoire. Et s’il faut éliminer à un moment, alors on élimine. »

L’enjeu de cette querelle éthiquerepose sur le rôle assigné aux chasseurs : doivent­ils être les ré­gulateurs de la faune sauvage ? N’est­ce pas à l’Etat d’assurer cettefonction ? Ou bien aux loups,comme le plaident les écologistes,l’un des rares prédateurs naturels du sanglier ? « Le loup se fera un plaisir de manger des petits san­gliers, mais pas les gros qui repré­sentent un danger, rectifie Eric Baubet de l’OFB. Si on regarde en Italie ou en Pologne, pays où il y a du loup, ils ont aussi des problè­mes de sangliers. » Pour les chas­seurs, l’installation de Canis lupusdans le massif du Ventoux – deux ou trois meutes y sont recensées –aurait même tendance à repous­ser les gros gibiers vers les plainesde la vallée du Rhône.

Moins de chasseurs, plus de san­gliers et de dégâts sur les cultures :faute de consensus et de dialogue entre les protagonistes, cette crisesemble insoluble. « Le sangliermet en évidence plusieurs lignes defractures dans la société, analyseEric Baubet. La ruralité contre lesvilles, les naturalistes contre les chasseurs, les chasseurs contre lesagriculteurs… et bien souvent, dans les réunions, c’est celui quicrie le plus fort qui finit par l’em­porter. » Le réchauffement clima­tique pourrait aussi accélérer l’ur­gence du problème.

Une récente étude, publiée dansla revue Ecological applications et menée par Laura Touzot, biolo­giste rattachée au Laboratoire de biométrie et biologie évolutivedu CNRS, établit un lien entre lahausse des températures et laprolifération des sangliers : « Le scénario le plus probable est quele réchauffement climatique en­traîne un accroissement de la po­pulation grâce à une augmenta­tion de la quantité de glands en fo­rêts. En effet, plus cette ressourceest abondante, plus les femelles se reproduisent. D’après nos simula­tions, cela pourrait conduire à unemballement de la démographie. »Les chasseurs sont prévenus :après avoir été leur meilleur allié, le sanglier pourrait devenir leur pire ennemi.

david servenay

Près de Mollans­sur­Ouvèze (Drôme), le 2 juillet. ARNOLD JEROCKI/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »

« Une fois que lessangliers ont goûté

les raisins mûrs, ils reviennent... Surtout depuis trois ou quatre

ans, avec la sécheresse »

JEAN-MICHEL TYRAND viticulteur en côtes-du-rhône

le sanglier va­t­il finir par avoir lapeau des chasseurs français, en tout cas d’un point de vue financier ? Depuis 1968, les fédérations départementales de chasse indemnisent les agriculteurs victimes dedégâts commis par le grand gibier. Une fac­ture qui ne cesse de grimper d’année en année, dépassant parfois le million d’eurosdans les départements les plus touchés. Certaines fédérations seraient aujourd’hui au bord de la faillite financière : dans la Nièvre, les chasseurs ont contracté un prêt bancaire de 600 000 euros pour régler la note ; dans les Landes, c’est une subven­tion de 500 000 euros du conseil départe­mental qui a évité la banqueroute.

Ce qui a poussé la Fédération nationaledes chasseurs (FNC) à entreprendre unevaste opération de lobbying pour partager ce fardeau devenu trop lourd : 80 millionsd’euros en 2019, si l’on inclut les mesures de protection (clôtures électriques) offer­tes aux agriculteurs. Les chasseurs esti­ment qu’ils n’ont pas à assumer seuls, dans

la mesure où 30 % du territoire seraient peu ou pas chassés du tout. Qui doit payer ?Tous les propriétaires terriens, qu’ils soient publics ou privés, y compris les « ob­jecteurs cynégétiques » qui refusent la chasse sur leurs terres ? Les agriculteurs peu vigilants à protéger leur culture ? Ou encore l’Etat, qui délègue de plus en plus larégulation aux chasseurs, pour compléterl’action des lieutenants de louveterie, char­gés des battues administratives ?

« Un sujet politique et sociétal sensible »La réforme initiée depuis le début de l’an­née par la création de l’Office français de la biodiversité (OFB) prévoit la mise en placed’une taxe territoriale payée par les chas­seurs où les zones chassées les moins bien gérées paieront pour les autres. Mais cesystème est loin de faire l’unanimité chezles chasseurs. Les associations locales pointent le risque de voir les territoires, trop taxés à cause de la prolifération de sangliers, abandonnés par leurs adhérents.

Là où il en coûtait une centaine d’euros paran, le droit de chasser le gros gibier pour­rait être multiplié par deux ou trois. Quantà l’Etat, il ne veut pas prendre en charge desprocédures à la fois lourdes et coûteusesd’un point de vue administratif.

Puissamment organisée, la FNC a failliréussir à introduire dans le dernier collectif budgétaire 2020 une taxe s’appliquant à tous les territoires, consacrant le principe du non­chasseur/payeur. Mais l’amende­ment, coprésenté par une vingtaine de dé­putés de tout bord, n’a pas été soutenu par le gouvernement. Les syndicats agricoles y sont opposés : « Les chasseurs ont la respon­sabilité de la régulation, pointe Florent Leprêtre, de la FNSEA, c’est irresponsable de dire “il faut que les autres paient” ! » « C’est unsujet sensible, souligne un fin connaisseur du dossier, mais il faut que le débat ait lieu,car il est autant politique que sociétal et il ne peut se résoudre uniquement par le vote d’unamendement budgétaire. »

d. se.

Un fardeau financier que les fédérations veulent partager

La prolifération des sangliers hors de contrôleLa population s’établit à 2,5 millions de têtes et cause d’importants dégâts. Les chasseurs sont débordés

« Certains foncentdans leur 4 × 4 pourêtre sûrs de ne pas

les rater. Ce n’estpas de la chasse,

c’est du ball-trap »ROLAND AILLOUD-BUTHION

chasseur de 69 ans

LES CHIFFRES

747 367C’est le nombre de sangliers abattus pendant la saison2018-2019, ce qui en fait legibier le plus chassé en France, loin devant le chevreuil et le cerf. D’après les spécialistes del’Office français de la biodiver-sité (OFB), ces prélèvementspermettent d’évaluer à environ 2,5 millions d’individus la popu-lation de Sus scrofa présentesur le territoire français, maisils sont insuffisants à jugulerla croissance continue del’espèce depuis quarante ans.

1 MILLIONC’est le nombre de personnes pratiquant la chasse aujourd’hui en France.Si les chasseurs apparaissent comme les principaux régula-teurs de l’espèce, ils sont de moins en moins nombreux, puisque, sur une quarantaine d’années, leur nombre afortement diminué. Seulement10 % exercent la profession d’agriculteurs.

Page 7: Le Monde - 19-07-2020

0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 FRANCE | 7

Social : l’opération déminage de Jean CastexLe premier ministre a annoncé, vendredi, le report des réformes de l’assurance­chômage et des retraites

J ean Castex soigne sa cote depopularité chez les syndicatset le patronat. Lors d’unerencontre, vendredi 17 juil­let, à l’Hôtel Matignon, le

premier ministre leur a donné sa­tisfaction sur deux dossiers ma­jeurs : les retraites et l’assurance­chômage. Les partenaires sociauxétaient contre l’idée de se pen­cher, cet été, sur le déficit des régi­mes de pensions ? Qu’à cela ne tienne, a tranché le chef du gou­vernement, le sujet sera abordé plus tard – au dernier trimestre 2020. Les organisations de sala­riés jugeaient injuste et inadapté le nouveau dispositif d’indemni­sation des demandeurs d’em­ploi ? Message bien reçu, a ré­pondu le successeur d’Edouard Philippe : son entrée en applica­tion va être différée à 2021.

Ces deux décisions témoignentd’un état d’esprit qui a été saluépar les interlocuteurs de M. Cas­tex, à l’issue de la réunion. Lau­rent Berger, le leader de la CFDT, ya vu la preuve que le premier mi­nistre croit, avec « sincérité », dansles vertus du « dialogue social ». « Changement de ton », a constaté,de son côté, Yves Veyrier, le secré­taire général de FO. « Je suis assez positif dans mon appréciation », confie François Hommeril, ce qui mérite d’être relevé, car le prési­dent de la CFE­CGC exprime sou­vent des critiques âpres à l’égard du pouvoir en place. A ses yeux, le chef du gouvernement faitpreuve d’un « pragmatisme »bienvenu en laissant aux acteurs sociaux « un peu de temps pour ré­fléchir » : « J’aime bien cette métho­de­là. » Laurent Munerot, le nou­veau dirigeant de l’Union des en­treprises de proximité (U2P), s’est également réjoui de « l’écoute » dont lui et ses homologues ont bénéficié, vendredi.

Les « douze travaux d’Hercule »A maintes reprises depuis début juillet, les responsables syndi­caux et patronaux avaient mis en garde l’exécutif. Pour eux, la vo­lonté récemment exprimée par Emmanuel Macron de s’attaquer, dès cet été, aux problèmes finan­ciers des caisses de retraite était inopportune. « On ne va pas se re­mettre à se foutre sur la gueule sur[cette] question », avait lancé M. Berger, en faisant allusion à la longue grève dans les transports, fin 2019, début 2020, contre le projet d’un système universel depensions. Le sujet, hautement inflammable, est donc repoussé, afin de se concentrer sur la prio­rité du moment : la lutte « contrela crise » et la relance de la « crois­sance économique », comme l’a indiqué, vendredi, M. Castex.

Celui­ci montre ainsi qu’il est,pour le moment, à la hauteur desa réputation : celle d’un hommequi respecte et prend en considé­

ration les corps intermédiaires. « Nous tiendrons le plus grand compte de leurs propositions », a­t­il déclaré, vendredi, face aux journalistes dans la cour del’hôtel Matignon.

Quelques heures plus tard, surFrance 2, il a souligné combien il était « important » de rechercherle « maximum d’unité » lorsque « des problèmes graves s’imposentà nous ». « Nous ne serons pas tou­jours d’accord », a­t­il ajouté, mais le premier ministre veut visible­ment entretenir des échangessoutenus avec les représentants des employeurs et des salariés.

La liste des thèmes sur lesquelsles concertations vont se pour­suivre, à court ou moyen terme,est aussi longue qu’un jour sanspain : adaptation du système deprotection sociale, avec la créa­tion d’une nouvelle branche – ausein de la « Sécu » – consacrée àl’autonomie ; résorption gra­duelle du nombre de travailleurs

détachés ; élaboration de mesu­res dans le prolongement de laconvention citoyenne sur le cli­mat ; « partage de la valeur » – ce qui implique, entre autres, la promotion de l’intéressement etde la participation dans les entre­prises ; instauration de nou­veaux droits pour les travailleursdes plates­formes numériques… « Il y a beaucoup, beaucoup dechoses sur la table, peut­être unpeu trop », a estimé, vendredi,Geoffroy Roux de Bézieux, lenuméro un du Medef, en compa­rant aux « douze travaux d’Her­cule » les chantiers qui devrontêtre achevés « presque tous avantla fin de l’année ».

« Dette Covid »D’ici là, une première série de dis­positions en faveur de l’emploides jeunes doit être rendue publi­que dans les tout prochains jours.M. Macron en avait esquissé lesgrandes lignes, lors de son entre­tien télévisé du 14­Juillet. Le chefde l’Etat avait notamment évo­qué un allégement du coût du tra­vail, par le biais d’une nouvelle exonération de cotisations jus­qu’à 1,6 smic. Mais une autre op­tion pourrait finalement être re­tenue, consistant à octroyer une prime à l’embauche.

« Nous n’avons toujours pascompris quel était le choix du gou­vernement », rapporte Eric Che­vée, vice­président de la Confédé­ration des petites et moyennesentreprises. Plusieurs organisa­tions patronales, dont le Medef,

espèrent que l’aide sera attribuée pour des jeunes percevant unerémunération supérieure à1,6 smic. Sinon, s’inquiètent­elles,ceux qui ont des niveaux de di­plôme élevés – donc de bons salai­

res – seront exclus du dispositif. Petit à petit, l’agenda social prend tournure. Il se révèle très dense, tout en accordant plus de temps aux protagonistes pour les thè­mes qui fâchent. S’agissant des re­

traites, M. Castex a confirmé que ce dossier va être scindé en deux. Le déficit du système de pensions,qui pourrait atteindre près de 30 milliards d’euros en 2020, sera traité à partir de cet automnedans le cadre d’une réflexiond’ensemble sur les comptes de laprotection sociale.

L’exécutif souhaite faire le dis­tinguo entre les besoins de financement liés à des causesstructurelles et le « trou » creusépar la récession, le but étant sansdoute d’isoler la « dette Covid » dans une structure spécifique pour qu’elle soit remboursée àmoyen et long terme grâce à desressources dédiées.

Quant au régime universel parpoints, son contenu sera à nou­veau débattu « dans les mois à ve­nir », a dit M. Castex, sans plus deprécisions – ce qui pourrait signi­fier fin 2020 ou début 2021.

L’opération déminage est doncengagée. Préfigure­t­elle l’enter­rement de deux projets majeurs– sur les retraites et sur l’indemni­sation des demandeurs d’em­ploi ? Le premier est « maintenu » et l’autre sera « mené à terme », a martelé, vendredi, M. Castex,comme pour couper court aux soupçons d’un renoncement.Sous le sceau du off, un leader syndical prend néanmoins lesparis : « Je pense qu’en janvier 2021,ils repousseront encore la réforme de l’assurance­chômage. Idem pour les retraites. »

bertrand bissuel

Les ministres du travail et de la transition écologique, Elisabeth Borne et Barbara Pompili, et Jean Castex, premier ministre, lors de la conférence sociale, à Matignon, vendredi 17 juillet. BERTRAND GUAY/AFP

mise en place à partir de 2019, laréforme de l’assurance­chômagea, dès le départ, été très critiquéepar les syndicats. Et ce, car plu­sieurs des dispositions prises dur­cissent l’accès au régime et sontsusceptibles de réduire le mon­tant de l’allocation pour des cen­taines de milliers de personnes. Leur entrée en application va être décalée, comme l’a annoncé, ven­dredi 17 juillet, Jean Castex, sans donner plus d’indications. Le flousubsiste encore un peu sur des as­pects concrets de cette décision.

Sont repoussées au 1er jan­vier 2021 trois mesures, si l’on en croit les explications livrées par Elisabeth Borne, la ministre du travail, dans un entretien auParisien de samedi, et par son entourage. Parmi elles, il y a les nouvelles modalités de calcul de

la prestation, qui sont désavanta­geuses pour les salariés enchaî­nant contrats courts et périodes d’inactivité. Autre règle reportée à début 2021 : celle instaurant la dégressivité de l’indemnisation à partir du septième mois pour ceux qui avaient une rémunéra­tion élevée quand ils occupaientun emploi (au moins 4 500 euros brut par mois).

« Période de référence »Enfin, les conditions d’éligibilité au régime subissent le même sort : depuis le 1er novembre 2019, pour pouvoir être couvert par l’assurance­chômage, il faut avoirtravaillé six mois sur une « pé­riode de référence » de vingt­qua­tre mois et non plus quatre mois sur vingt­huit ; cette règle­là va être provisoirement mise de côté.

Qu’en est­il de la durée de cotisa­tion requise pour recharger les droits à indemnisation, qui avait été accrue ? L’incertitude préva­lait encore, samedi matin.

Quant au bonus­malus, quimodule les cotisations patrona­les en fonction du nombre de contrats de travail ayant pris fin, il devrait être décalé de six mois,pour glisser du 1er mars au1er septembre 2021. Certaines des mesures contenues dans la réforme, qui s’avèrent favorablesaux demandeurs d’emploi, de­vraient être maintenues. Ainsi en irait­il de l’allocation instau­rée pour les indépendants et dudroit à indemnisation créé pour les salariés qui démissionnentde leur poste en vue d’un projetprofessionnel.

b. bi.

Assurance-chômage : le flou persiste

La liste des thèmes sur lesquels les

concertations se poursuivront,

à court ou moyenterme, est aussi

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Page 8: Le Monde - 19-07-2020

8 | france DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

Les défis de Rubirola pour « raccommoder Marseille »La nouvelle maire écologiste hérite d’une ville dans laquelle plus d’un quart des habitants vit sous le seuil de pauvreté

marseille ­ correspondant

F aire de Marseille une ville« plus verte, plus juste, plusdémocratique » et « ré­duire la fracture territo­

riale » entre les quartiers nord et lereste des secteurs. Dans son pre­mier discours de maire prononcé le 4 juillet, Michèle Rubirola a affi­ché son ambition pour les six an­nées de mandat du Printemps marseillais. « Nous allons démon­trer qu’il n’y a dans cette ville aucune fatalité », promet l’élueécologiste, portée au pouvoir à la tête de cette coalition de gauche etcitoyenne. Médecin pour l’Assu­rance­maladie, exerçant dans le

quartier populaire de la Rose, la nouvelle maire de Marseille, 63 ans, connaît parfaitement les difficultés des populations précai­res de la ville. Elle sait aussi qu’ellehérite d’une ville lourdement en­dettée – 1,7 milliard en 2018 – dontla gestion a été critiquée par unrécent rapport de la chambre régionale des comptes.

Le maire sortant, Jean­ClaudeGaudin (Les Républicains), s’en défend toujours avec force, mais ses choix politiques, en vingt­cinq années de pouvoir, ont creusé les inégalités. Les écolesprimaires s’avèrent plus dégra­dées dans le nord que dans le sud. Plus d’un quart de la population,

concentrée géographiquement au centre et dans les quartiers nord, vit sous le seuil de pauvreté.

La crise du logement indigne, ré­vélée par la catastrophe de la rue d’Aubagne et ses 8 morts, le 5 no­vembre 2018, a démontré les res­ponsabilités politiques dans l’état d’urgence d’une partie du parc immobilier. La pandémie de Co­vid­19 a rendu cette fracture entreles deux Marseille encore plus li­sible, poussant associations et bé­névoles à multiplier les initiativespour soutenir les plus démunis.

Le Printemps marseillais a puiséune partie de son dynamisme dans les luttes citoyennes menéescontre le logement indigne et le

délabrement des écoles munici­pales. Mais sa promesse de « rac­commoder Marseille » ne lui a pas apporté mécaniquement le vote des populations précaires. Les électeurs de Michèle Rubirola setrouvent majoritairement au cen­tre et au sud de la ville.

Doubler l’offre de transportsLes deux secteurs du nord les plustouchés par la fracture territorialeont choisi d’autres candidats. Le général de gendarmerie David Galtier, à la tête d’une liste LR, vainqueur du Rassemblement na­tional dans le 7e secteur. Et l’ex­PS Samia Ghali dans le 8e secteur, où le Printemps marseillais échoue

de 400 voix. L’alliance avec la sé­natrice, qui se pose en porte­pa­role des quartiers nord de Mar­seille, est venue offrir une majo­rité de conseillers municipaux au Printemps marseillais le 4 juillet. Mais elle renforce aussi sa légiti­mité dans ces arrondissements où l’abstention dépasse 70 %.

Dans ses cent premiers jours demandat, le nouveau pouvoir mar­seillais entend lancer plusieurs actions symboliques comme son plan de rénovation des écoles à unmilliard d’euros, l’augmentation de la fréquence des bus, métros et tramways, ou la création de « loge­ments tiroirs » destinés aux délo­gés. Sur six ans, le programme

prévoit de doubler l’offre de trans­ports publics, en prolongeant les lignes actuelles notamment vers le nord, et le rééquilibrage territo­rial des logements sociaux.

Pour mener à bien ces mesures,la municipalité demande une « aide exceptionnelle » de l’Etat, mais devra surtout composer avec la Métropole Aix­Marseille­Provence, au budget de 4,7 mil­liards d’euros et qui possède les compétences en matière de trans­ports, notamment. Une Métro­pole qui a réélu le 9 juillet à sa présidence Martine Vassal, la can­didate LR battue dans les urnes par le Printemps marseillais.

gilles rof

16e

14e

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Les Goudes

Parc national des CalanquesLes BaumettesLes Baumettes

Vieux-PortVieux-Port

Stade-VélodromeStade-Vélodrome

Quartiers nordQuartiers nord

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M e rM é d i t e r r a n é e

A50

Zones urbainessensibles

Habitat anciendégradé

Evacuationsd’immeubles(nov. 2018-oct. 2019)

Rue d’Aubagne

L’enjeu du logement

L’objectif du désenclavement

Métro et tramway

Axes de circulationcoupant le territoire,enclavant les quartiers nord

Installations portuaireslimitant l’accès à la mer

Massifs provençauxCalanques, collines escarpées, garrigues et forêts de pins

Limites de la ville

Arrondissements

Les fractures marseillaises

0 5 KM

Présidente de la métropole : Martine Vassal

Gauche (90 sièges)Sans nuance et divers(23 sièges)Centre (13 sièges)Droite (106 sièges)Extrême droite (8 sièges)

1 391millionsd’euros

3 264millionsd’eurosMarseille

Métropole Aix-Marseille-

Provence

ListeSamia Ghali

Printemps marseillais(Michèle Rubirola)

LR (Martine Vassal)

LR dissident

Liste arrivée en tête

83 60 45 35 10

Désistementdu Printemps

marseillaispour faire

barrage au RN

Pourcentage des votesexprimés pour la listeMichèle Rubirola

Revenu médian disponibleen 2015, en euros

Moins de 15 000

De 15 000 à 20 000

Plus de 20 000

Des scores élevés pour le Printemps marseillais dans le centreSecond tour des élections municipales

Une ville de gauche dans une métropole de droiteCouleur politique de la métropole

Budget de la villede Marseille

Budgetde la métropole

Des �nances locales dégradéesClassement de la performance �nancière des 236 villes de plus de 30 000 habitants, en 2014

* Ces dépenses comprennent notamment l’améliora-tion de la cohésion sociale, la lutte contre l’exclusion, les subventions versées aux centres d’action sociale et le soutien à la vie sociale et associative.

Un sous-investissement dans l’éducationDépenses pour l’enfance et l’éducation, par habitant de moins de 15 ans (2018)

Nombre de places en crèche pour 100 000 hab. (2018)

Des infrastructures insu�isantesKilomètres cumulés de métro et de tramway

Un Marseillais sur quatre vit sous le seuil de pauvreté Taux de pauvreté, 60 % du revenu médian (2016)(soit 1026 € pour une personne seule)

Budget consacré à la solidarité par habitant (2018)*

54 des 444 écoles de Marseille sont identi�ées comme étant dégradées. La majorité d’entre elles se situent dans les quartiers du nord et du centre (sept dans le 14e, dix dans le 15e et neuf dans le 3e)

MarseilleLyonBordeauxLille

MarseilleLyonBordeauxLille

1 355 €1 688

2 8072 000

MarseilleLyonBordeauxLille

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Marseille70e

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144eLille

19,8 places34

31,225,8

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MarseilleLyonBordeauxLille

26 %151725

19,9 €24,7

30,834,1

Bonne Mauvaise

Infographie Le Monde : Mathilde Costil, Delphine Papin et Victor Simonnet

Fond de carte municipale : C. Colange, L. Beauguitte et S. Freire-Diaz, 2013, base de données socio-électorales Cartelec

Sources : Chambre régionale des comptes 2019 ; ministère de l’intérieur ; Municipales 2020, Institut Montaigne ; Villes de gauche, villes de droite, trajectoires politiques des municipalités françaises de 1983 à 2014, R. Nadeau et al., Presses de Sciences Po, 2018 ; Travail sur les évacuations d’E. Dorier et J. Dario (université de Marseille) ; Agence nationale de la cohésion des territoires ; Insee

Page 9: Le Monde - 19-07-2020

0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 france | 9

Pour le politiste Jean­Yves Dormagen, le second tour du 28 juin a constitué un « collapse démocratique »

ENTRETIEN

J ean­Yves Dormagen estprofesseur de sciences poli­tiques à l’université deMontpellier et coauteur deLa Démocratie de l’absten­

tion (Gallimard, 2007). Il a aussi été directeur de campagne de Clothilde Ollier, candidate écolo­giste dissidente à Montpellier.

Les municipales ont connu une abstention massive. Qu’est­ce qui explique ce phénomène pour une élection jusqu’alors plutôt épargnée ?

Même si on observe une aug­mentation régulière de l’absten­tion depuis le début des années 1980, ce scrutin local étaitjusqu’alors moins touché. Il y aencore quelques années, il était inimaginable d’atteindre 60 % d’abstention aux municipales. Si on ajoute le nombre de non­ins­crits, ce sont près des trois quarts des citoyens qui ne sont pas allés voter. On est proche d’un collapse[affaissement] démocratique. Ces municipales ont été une électionsans le peuple. Il y a certainementeu un effet épidémie chez les plusde 60 ans qui, d’habitude, sont fortement participationnistes.Mais il s’agit d’un facteur secon­daire : le niveau d’abstention étaitdéjà à ce niveau lors du second tour des législatives en 2017.

Comment expliquez­vous alors cette tendance de fond ?

Elle est multifactorielle et nepeut se résumer à l’expression de la colère ou de la défiance. On sous­estime toujours le relatif dé­sintérêt d’une grande partie de la population pour la politique. Ilest particulièrement élevé dans les milieux populaires et chez les jeunes. Ce sont les inégalités so­ciales de politisation qui expli­quent les différences de participa­tion électorale que l’on observe à chaque élection. Cette dépolitisa­tion ne peut être compensée que par des campagnes de haute in­tensité et une forte médiatisa­tion. Or ce scrutin a probable­ment été l’un des moins médiati­sés de toute l’histoire électorale. Les médias mainstream, tout spé­cialement les grandes chaînes gé­néralistes, en ont très peu parlé.

Ensuite, il faut se rappeler quece qui fait voter les électeurs, c’est l’existence de clivages forts.Quand on regarde de près ce quis’est passé au niveau local, on voitque tous les candidats défen­daient des programmes assez similaires. Jamais sans doute l’offre électorale n’a été aussi peu clivante.

Les sondages assurent pourtant que le maire garde une image positive dans l’opinion. Ils se trompent ?

C’est vrai que dans le rejet dupersonnel politique, le maire est partiellement épargné. Mais cesélections ont aussi montré que la tendance dégagiste opère au ni­veau local. Il est devenu beaucoupplus difficile pour un sortant d’être réélu. La tendance au rejet des partis traditionnels s’est tra­duite, par ailleurs, par un nombreimportant de candidats présen­tés comme « divers » ou menant des coalitions complexes dans lesquelles les étiquettes partisa­

nes sont peu mises en avant.Même dans les villes de plus de 30 000 habitants, on a de moins en moins de têtes de liste avec deslabels partisans nationaux. Cette tendance a contribué à la « vague verte », qui s’est exprimée essen­tiellement dans les grandes mé­tropoles : les candidats écologis­tes n’étaient pas perçus comme des professionnels de la politique mais comme « issus de la sociétécivile » et incarnaient une formede renouvellement.

De nouvelles catégories d’abstentionnistes sont­elles apparues dans ces élections ?

Toutes les couches de la popula­tion sont touchées par l’absten­tion, y compris les plus diplômés et les seniors. Ceux qu’on appelleles « électeurs constants » – quivotent à tous les scrutins, quellesque soient les circonstances – représentent moins d’un tiers desélecteurs. Mais le phénomène continue à obéir à des facteurs sociologiques lourds : plus vousêtes jeune, moins vous êtes di­plômé et plus vous êtes en situa­tion de précarité sociale et plus leschances que vous ne votiez pas sont élevées. Et inversement.

Quand on regarde la participa­tion dans les métropoles, on ob­serve un écart d’un à deux entre les bureaux de vote populaires et ceux plus bourgeois, de centre­ville ou des quartiers pavillonnai­res. La sociologie de l’abstentionreste donc globalement confir­mée. Certes, des catégories socia­

les qui étaient très votantes sont désormais, elles aussi, touchées mais dans une moindre mesure.

Dans cette défiance générali­sée, le sentiment de ne pas avoir été protégé durant la crise sanitaire a­t­il joué ?

On n’a pas encore d’étude quipermette de répondre à cela. Cequi est, en revanche, frappantdans ce scrutin, c’est le désajuste­ment de l’offre électorale obser­vée entre l’échelon national et l’échelon municipal. Quand on regarde les intentions de vote à la présidentielle, avec toutes les pré­cautions nécessaires car on est encore à deux ans de l’échéance, ily a peu de correspondance avecl’offre proposée aux électeurs le28 juin. La République en marche [LRM] et le Rassemblement natio­nal, qui sont de loin les deux forces principales dans les inten­tions de vote, étaient très faible­ment représentés, ou alors enposition subalterne.

Ces élections étaient d’ailleursdifficilement lisibles : lors desscrutins des années 1970­1980, on avait deux blocs qui s’oppo­saient sur des clivages forts et s’appuyaient sur des sociologies contrastées, avec une gauche représentant les classes populai­res, et une droite portée par lesclasses moyennes et supérieures. Lors de ces municipales, même le vote sanction, qui est un moteurtraditionnel de la mobilisationélectorale, était difficilement opérationnel. LRM ne gouverne pas de mairies, a une faible im­plantation locale et était dans unelogique d’alliance à géométrie va­riable. Cela a brouillé encore un peu plus les enjeux et contribuéau record d’abstention.

Cette désaffection menace­t­elle aussi l’élection présiden­tielle de 2022 ?

Pas forcément, car l’abstentionactuelle ne traduit pas un rejet dé­finitif de la pratique électorale ou un détachement des institutions. Des phases de démobilisation peuvent être suivies de moments

de remobilisation, cela dépend del’offre politique. Souvenez­vousque le 21 avril 2002 [premier tourde la présidentielle], on a eu un re­cord d’abstention et cinq ans plustard, on a assisté au record de par­ticipation de toute l’histoire du suffrage universel. Le scrutin de 2007 a été d’une intensité consi­dérable parce qu’il a été puissam­

ment médiatisé, mais aussi et surtout parce qu’il avait comme protagoniste un candidat parti­culièrement clivant, Nicolas Sarkozy, qui incarnait à la fois l’es­poir de changement, voire de rupture, à droite et un rejet puis­sant à gauche. La présidentielle est, pour l’instant, la dernièreélection qui mobilise le peuple.

D’ailleurs, des niveaux d’absten­tion de 60 % aux législatives ouaux municipales contribuent àencore plus présidentialiser le régime : le président de la Répu­blique devient le dernier élu quipuisse se prévaloir d’une réelle lé­gitimité populaire.

Les partis politiques prennent­ils au sérieux cette crise démocratique ?

Ils s’en accommodent assez lar­gement car, un peu comme aux Etats­Unis, c’est dans ce contextede démobilisation qu’ils gagnent les élections. Ont­ils vraiment un intérêt fort à changer les règles dujeu ? Presque tous les maires de grande métropole ont été investispar moins de 10 % de la popula­tion. Ils sont élus sans le peuple. Cela devrait poser une questionde légitimité fondamentale. Maismalgré cela, les principales forces politiques n’ouvrent même pas un débat sur le vote obligatoire.On pourrait aussi penser à des dis­positifs de simplification du vote. L’obligation d’une démarche phy­sique est un frein majeur. Une desraisons pour laquelle la jeunessene participe pas, c’est que près dela moitié des moins de 30 ans ne sont pas inscrits sur les lieux où ils étudient et où ils résident. Nous avons des procédures lour­des, héritées du XIXe siècle, alors qu’on pourrait, par exemple, ima­giner une carte électorale électro­nique qui permette de voter quel que soit le lieu où on se trouve.

propos recueillis parsylvia zappi

Lors du second tour des élections municipales, à Toulouse, le 28 juin. VINCENT NGUYEN/RIVA PRESS POUR « LE MONDE »

« Lors de ces municipales,

même le vote sanction, qui

est un moteur dela mobilisationélectorale, était

difficilement opérationnel »

MUNICIPALESMétropole de Grenoble : le candidat d’Eric Piolle battuLe maire écologiste de Greno­ble, Eric Piolle, a échoué ven­dredi 17 juillet à imposer son candidat à la tête de la métro­pole, qui reste dirigée pour six années supplémentaires par Christophe Ferrari (ex­PS), réélu au troisième tour. – (AFP.)

RELIGIONLoi sur le séparatisme : un texte à la rentréeDans un entretien à La Voix du Nord paru samedi 18 juillet, le ministre de l’intérieur,Gérald Darmanin, précise que le futur projet de loi contre le séparatisme sera présenté à la rentrée et fera office de remède contre les maux cen­sés rendre « malade » le pays.

RECTIFICATIFContrairement à ce quenous avons indiqué dans l’article sur les fraudesau chômage partiel paru dans Le Monde du 14­15 juillet, Hervé Gui­chaoua est un ancien haut cadre du ministère du travail,mais il n’a pas été affecté à la direction générale du travail.

« Les municipales ont été une élection sans le peuple »

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Page 10: Le Monde - 19-07-2020

10 | france DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

L’afflux de bacheliers met les universités sous pressionLe taux record de réussite au bac complique l’attribution des places dans l’enseignement supérieur. Plus de 52 000 bacheliers restent sans proposition sur Parcoursup à la mi­juillet, contre 32 000 en 2019

U n nombre de bache­liers record, des ly­céens plus nombreuxsur la ligne de départ,

des règles sanitaires face à l’épidé­mie de Covid­19 encore incertai­nes… Voilà les ingrédients avec les­quels l’université doit composer, pour préparer une rentrée qui s’annonce périlleuse. Les résultats de la plate­forme d’admissiondans l’enseignement supérieur Parcoursup, qui a clôturé sa phase principale vendredi 17 juillet, sont venus le confirmer. Avec une question : comment trouver de la place pour tous ces jeunes ?

Au 17 juillet, ils sont près de585 000 bacheliers à avoir obtenu une proposition d’admission dans une formation – soit 88,2 % des inscrits. Une proportion simi­laire à celle de 2019, saluée par la ministre de l’enseignement supé­rieur, Frédérique Vidal. Il n’empê­che, d’autres voyants sont aurouge. D’après nos calculs issusdu tableau de bord quotidien pu­blié sur Parcoursup, 91 300 ba­cheliers et étudiants en réorienta­tion restent sans proposition,contre 58 700 à cette même pé­riode l’an dernier. Une pressionqui se concentre parmi les bache­liers : ils sont 52 400 sans proposi­tion, contre 32 700 en juillet 2019.

Parmi eux, 9 500 ont requisl’aide d’une commission rectoralepour trouver une place, contre 6 400 en 2019. C’est sur ce chiffre que communique aujourd’hui laministre de l’enseignement supé­rieur. « Depuis le 8 juillet, nous ap­pelons tous ceux qui n’ont pas de proposition », a­t­elle expliqué sur Franceinfo le 17 juillet. Quelque 7 500 formations disposent en­core de places vacantes sur Par­coursup. « Il y aura une solution pour chacun d’entre eux, a promisMme Vidal. Que chacun ait une place à la rentrée, c’est l’ambitionde tout le gouvernement (…) dans cette année très compliquée. »

Le défi est de taille, car l’affluxapparaît historique. Il y a d’abord une hausse démographique :20 000 lycéens de terminale sup­

plémentaires ont confirmé, au printemps, des vœux d’orienta­tion sur Parcoursup – pour moitié issus de la voie professionnelle. Voilà pour la partie prévisible de l’équation. Ce que nul n’a anticipé, c’est un taux de réussite inédit au baccalauréat, bousculé par la crise sanitaire. Quasiment 96 % des candidats ont en effet obtenu ce sésame vers le supérieur, sans pas­ser d’épreuves terminales mais sur la seule foi des notes de l’annéescolaire écoulée, soit 48 000 ba­cheliers de plus. Si tous ne frap­pent pas aux portes des universi­tés, ce sera le cas d’une partie d’en­tre eux. D’autant plus avec la crise économique qui s’annonce, ren­dant difficile une entrée immé­diate sur le marché du travail.

Dès le 8 juillet, au lendemain despremiers résultats du bac, la Con­férence des présidents d’univer­sité (CPU) a appelé à une « mobili­sation générale ». « Jamais de tels chiffres n’avaient été atteints, a souligné l’instance. Ce taux deréussite et le volume de futurs étu­diants qu’il implique sont un défi pour l’ensemble du système fran­çais d’enseignement supérieur. »Celui­ci « n’est pas prêt à accueillircet afflux soudain d’étudiants ».

Depuis dix jours se joue danstoutes les académies une négocia­tion complexe. Un « travail de den­telle qui implique la totalité des ac­teurs de l’enseignement supé­rieur », souligne­t­on dans l’entou­rage de Mme Vidal. Quelque 3 000 places supplémentaires ontété créés en BTS, d’après le minis­tère, qui s’était préparé à un afflux de bacheliers professionnels. On

cherche aussi à pousser les murs dans les filières sanitaires et socia­les, ou encore paramédicales, très demandées. Le gros des troupes vaaussi se diriger vers l’université. Ils’agit en grande partie de bache­liers généraux qui sont sortis gagnants de la session 2020 du bac. Déjà sommés d’accueillir leur part d’étudiants supplémentaires, les présidents d’université témoi­gnent d’un « marchandage com­pliqué ». « Je ne sais pas encore combien je pourrai en prendre », explique Guillaume Gellé, prési­dent de l’université de Reims. Dans son académie, quelque 400 bacheliers en plus doivent pouvoir être « absorbés », dit­il : environ 150 titulaires d’un bac gé­néral, 250 d’un bac technologique. « J’aurai de la place pour une partie d’entre eux, en sciences ou en let­tres, ces filières qui ne sont pas en tension, raconte­t­il. Encore fau­drait­il que cela corresponde à leurssouhaits… C’est cette adéquation­làqui rend l’exercice compliqué. »

« Cercle vicieux »Même ressenti pour Eric Berton, président de l’université Aix­Mar­seille : « Ces nouveaux entrants ontles mêmes envies que leurs cama­rades, ils se ruent vers les Staps[sciences et techniques des activi­tés physiques et sportives] et le droit. Sans parler de l’engouement pour les études de santé tout juste réformées. » Il y aurait 4 000 à 5 000 bacheliers supplémentaires à accueillir dans son académie.« Les capacités d’accueil se sontremplies beaucoup plus vite que d’ordinaire, elles ont été plus rapi­dement saturées, témoigne pour sa part Lynne Franjié, vice­prési­dente formation à l’université de Lille. On a déjà augmenté d’une centaine de places nos capacités d’accueil en santé par exemple. Impossible d’aller au­delà. »

Où accueillir les nouveaux ve­nus ? La question n’est pas nou­velle pour les facs. Ce sont elles quidoivent absorber une grande par­tie du boom des effectifs qui arri­vent dans l’enseignement supé­

rieur depuis bientôt une décennie,à raison de plusieurs dizaines de milliers d’étudiants supplémen­taires à chaque rentrée. Les univer­sitaires, qui n’ont cessé de tirer la sonnette d’alarme, répètent être « au bout » de leurs capacités, bloqués par la taille des locaux et surtout par un nombre de person­nels enseignants et administratifs qui stagne, avec des budgets con­traints. « C’est un peu un cercle vi­cieux, dit Nathalie Dompnier, pré­sidente de l’université Lyon­II. Amètres carrés constants, on ne peutpas accueillir plus d’étudiants. » Si elle espère prendre une centaine d’étudiants supplémentaires, elle ne voit pas comment répondre à lademande du rectorat, portant sur 280 bacheliers, dit­elle, à répartir sur des filières déjà en tension (économie­gestion, psychologie, sciences de l’éducation). Un cons­tat partagé par Olivier Oudar, vice­président de l’université Sor­bonne Paris­Nord : « On a déjà fait beaucoup d’efforts les années pas­sées, on est arrivé au maximum de nos possibilités, assure­t­il. Je veux bien mettre 50 jeunes dans une salle au lieu de 30, mais c’est leur sécurité qui est en jeu ! »

L’avis est similaire au sein desIUT, ces filières sélectives univer­sitaires très attractives. « Des né­gociations ont lieu localement, mais chez nous, ce sera nécessaire­ment à la marge, quelques places ici ou là, pas plus, décrit Laurent Gadessaud, porte­parole de l’As­semblée des directeurs d’IUT (Adiut). Nos taux de remplissage sont déjà à 100 %. » En cette annéeuniversitaire inédite à plus d’un titre, certains entrevoient de pos­sibles « bouffées d’oxygène ». Comme la meilleure réussite en première année de licence, dontfont état plusieurs universités, susceptible de libérer davantagede places pour les néobacheliers – les redoublants d’hier passantdans l’année suivante. Ou les dé­sistements à venir de la part d’étu­diants qui attendent encore leur résultat aux concours d’entrée de médecine, décalés d’un mois.

Rien qui ne suffise, pour lessyndicats étudiants, à apaiser les craintes. « On s’attend à ce que plus de jeunes restent sans rien, en sep­tembre », s’inquiète Orlane Fran­çois, de la FAGE. « Avec ce boom desbacheliers, le risque est que la sélec­tion soit encore plus forte », abondeMélanie Luce, de l’UNEF. D’ores et déjà, des demandes de « plan d’ur­gence » se font entendre : le Sne­sup­FSU, syndicat des enseignants du supérieur, réclame 185 millions d’euros pour « pouvoir accueillir correctement à la rentrée les néoba­cheliers », quand la Conférence des présidents d’université estime les besoins entre 150 et 300 mil­lions d’euros pour l’accueil de 35 000 étudiants en plus.

Les universités doivent faire faceà une dernière inconnue : celles des règles sanitaires, avec des im­pératifs de distanciation physiquequi pèseront nécessairement sur leurs capacités d’accueil. « On tra­vaille sur des enseignements hybri­des [en présentiel et à distance], raconte Lynne Franjié, à Lille, maison favorisera le présentiel pour les arrivants en première année. » Elle comme d’autres universitaires le martèle : ces jeunes, qui ont quittél’enceinte scolaire depuis mars, quand ont fermé les lycées, s’en trouvent pour beaucoup fragili­sés. Mieux les accompagner, c’estaussi un défi de cette rentrée.

mattea battagliaet camille stromboni

« A mètres carrésconstants,

on ne peut pasaccueillir plus d’étudiants »NATHALIE DOMPNIER

présidente de l’université Lyon-II

« Il y a tellement d’incertitudes qui pèsent sur cette rentrée »Nombre de diplômés évoquent leur difficulté à imaginer un retour en cours dans des conditions sanitaires encore inconnues

TÉMOIGNAGES

I ls font partie des quelque88 % de candidats inscrits surParcoursup à avoir déjà validé

leur choix d’orientation à la mi­juillet. Les « plus chanceux » des bacheliers de cette session 2020,disent­ils. Et pourtant, ils n’en ti­rent pas toujours satisfaction. « Après cette fin d’année mouve­mentée, le confinement, le bac déli­vré différemment, tout se bousculedans ma tête, confie Jessica Pelette, admise en licence delangues étrangères appliquées à Clermont­Ferrand, et qui a ré­pondu à un appel à témoignages sur Lemonde.fr. J’ai peur de ne pas avoir tout à fait le niveau pour en­trer à l’université, peur qu’on m’ait donné le bac [au contrôle continu]sans que je l’ai vraiment mérité. »La jeune Auvergnate évoque aussisa « peur d’une deuxième vague »

de Covid­19 qui l’empêcherait de « vivre sa vie d’étudiante à fond ». « Il y a tellement d’incertitudes qui pèsent sur cette rentrée… »

Clémence (elle a requis l’anony­mat), 17 ans, qui vient de décro­cher une place en licence d’infor­mation­communication à Lille –son « choix de cœur » –, confie aussi ses « doutes » qu’elle im­pute, en grande partie, à la crise sanitaire. « J’ai comme un senti­ment d’inaccompli », témoigne la jeune fille, qui a pourtant validé très tôt sa proposition d’affecta­tion sur la plate­forme Parcour­sup. Sans ressentir le « soulage­ment » qu’elle espérait. « Je ne sais pas comment ça va se passer en septembre, explique cette lau­réate d’un bac ES. Je n’étais pas trèsengagée dans les cours à distance, et maintenant, j’appréhende… J’espère qu’à l’université il y aura plus de cours en présentiel. »

Pour soutenir les néobacheliers,après six mois sans retour enclasse pour la plupart d’entre eux,et atténuer le choc d’une rentrée universitaire dans des conditions sanitaires incertaines, des dispo­sitifs d’accueil et de remédiation sont prévus. Les universités en appellent d’ailleurs à l’Etat pour accroître les moyens qu’ils pour­ront y consacrer. Clémence n’attendra pas septembre pour seremettre au travail : en août, ellequittera Courbevoie (Hauts­de­Seine), où elle a grandi, pour s’ins­taller dans une résidence univer­sitaire à Lille. « Dès que je serai posée, j’ai prévu des révisions. Je nevoudrais pas me louper… »

« J’ai bon espoir »« Je vais bosser un maximum pour mériter ma place », confie aussi Sarnai Tsogtsaikhan, 19 ans. Ad­mise mi­juin, en phase complé­

mentaire de Parcoursup, en pre­mière année de licence de droit àBordeaux, elle ose à peine y croire. « Après un bac profession­nel en accueil et relation clients, onm’avait conseillé de postuler en BTS, raconte la jeune femme arri­vée de Mongolie pour s’installer àNantes il y a neuf ans. Le droit, c’est inespéré pour moi. J’en rêvais depuis toujours. »

D’autres, qui n’accèdent pas àl’orientation de leur choix en cedébut d’été, voient leurs rêvess’envoler. C’est particulièrement sensible à l’entrée en médecine, un parcours d’études tout juste réformé : la première année com­mune aux études de santé (Paces)a été remplacée par deux types deformation, le parcours spécifique accès santé (PASS), et les licences option accès santé (LAS). Nombre de néobacheliers disent avoirpostulé « partout », pour se re­

trouver sur liste d’attente « par­tout ». Yakine Abda, avec un bac S, a formulé dix vœux en PASS. Un seul lui a été accordé, en phase complémentaire, « mais c’est àBrest, à neuf heures de chez moi, raconte la jeune fille installée dans la Drôme. En situation dehandicap, je ne peux pas m’éloi­gner de ma famille ». Elle a saisi, enrecours, la commission d’accès à l’enseignement supérieur. « J’ai envoyé des justificatifs médicaux.J’attends. J’ai bon espoir… »

Ce n’est plus le cas d’Emilie, elleaussi tentée par la médecine. « Je suis toujours en attente sur Par­coursup pour tous mes vœux et cela dure depuis trois mois », observe cette néobachelière du Val­d’Oise, titulaire d’un bac S avec mention, qui a requis l’ano­nymat. Elle se dit « très déçue »d’un système d’affectation qu’elle juge « très discriminant ».

« Avoir le bac, c’est bien, mais sion n’a pas d’école derrière à quoi çasert ? », interroge Sephora Tayuo. Avec un bac pro gestion­adminis­tration en poche, la jeune fille, quivit à Créteil, a postulé dans plu­sieurs BTS d’Ile­de­France. Sansréponse favorable à ce jour. « Le bac délivré plus largement, les con­cours annulés dans certaines éco­les, ça contribue à engorger la pro­cédure », estime­t­elle. Un senti­ment que partage Marion Vidal, 17 ans, jeune Toulousaine dont aucun des vœux en école d’infir­miers n’a été accepté. « Plus de de­mandes de la part de plus de ly­céens, ça veut dire pour chacun moins de chances d’être accepté »,croit­elle savoir. Elle se tourne aujourd’hui vers des formations dans le privé. « Tout le monde nepeut pas se le permettre. Moi, j’ai encore cette possibilité. »

m. ba. et c. st.

E N S E I G N E M E N T   S U P É R I E U R

Lors des résultats du bac au lycée Jean­de­La­Fontaine, à Paris (16e), le 7 juillet. MARTIN BUREAU/AFP

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0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 france | 11

M attéo, 17 ans, refusede rester inactif.Les résultats deParcoursup qui ne

lui permettaient pas d’intégrerun IUT de journalisme ou un institut d’études politiques ontbouleversé ses plans. Animateur dans une radio associative, il s’estvu proposer par le directeur de l’antenne un service civique de huit mois. « Je veux absolument ne pas avoir d’année blanche pouréviter après d’avoir des difficultés pour redémarrer, s’inquiète lejeune homme. Il faut que je sois toujours actif. Le service civique,c’est également un tremplin pour moi car je vais exercer ma passionau quotidien. »

Mattéo espère bénéficier des100 000 places ouvertes d’ici à fin 2020 annoncées par Emma­nuel Macron lors de son inter­view du 14­Juillet. Le lendemain, devant les députés, le premier ministre s’est inscrit dans les pasdu président de la République : « La première urgence, ce sont lesjeunes », a martelé Jean Castex lors de sa déclaration de politi­que générale.

Alors que le taux de réussite dubaccalauréat 2020 (95,7 %) risque de faire de nombreux déçus surParcoursup en raison d’uneconcurrence plus élevée, lesjeunes envisagent le service civi­que comme une possibilité de re­bondir dans leur parcours uni­versitaire. Mais aussi profession­nel. La crise sanitaire liée au Co­vid­19 diminue les embauches, etles 700 000 nouveaux arrivantssur le marché du travail sont lespremiers à en être victimes.

Elora, 25 ans, rencontre des diffi­cultés à trouver du travail dans sa branche. Diplômée en manage­ment humanitaire, elle décrocheun CDD en 2019 après un stage defin d’études au sein de l’ONG Ac­tion contre la faim. Fin jan­vier 2020, son contrat prend fin.En confinement, la jeune diplô­mée se met à la recherche d’un nouvel emploi : « Pour les offres auxquels je postule, il faut tou­jours minimum trois ans d’expé­rience solide dans le domaine, et même pour des offres avec un an minimum je n’ai pas été rappelée. »

« Transition »Elora décide alors de candidater àune offre de gestion de projets dans le commerce équitable. « C’est payé comme un stage mais il n’y a pas besoin de convention ! Je suis contente de pouvoir faireun service civique mais pour moi c’est surtout une transition entreles stages et l’emploi », admet­elle.

La crise due au coronavirus aégalement poussé Maud à envi­sager un service civique. Elletravaille depuis mai 2020 pour

une association qui aide les réfu­giés à s’intégrer. « Avec la criseéconomique qui se profilait àcause de la pandémie, je me suis dit que c’était clairement une ex­périence à prendre, raconte­t­elle.Sans le Covid­19, je n’aurais peut­être pas cherché à effectuer un ser­vice civique. » La jeune femmeconsidère sa mission comme« un moyen d’acquérir cette fa­meuse expérience profession­nelle », souvent exigée sur le mar­ché du travail, et affirme « ne pasregretter » son choix.

Après avoir arrêté sa premièreannée de licence d’histoire, Antoine a débuté un service civique dans une radio associa­tive du Morbihan, avant de tenterà nouveau les concours d’école dejournalisme. « Cela m’a confortédans mon choix d’orientation et m’a évité de passer une annéeblanche en attendant la rentrée », résume­t­il.

Licenciée en psychologie, Iriss’est elle aussi dirigée vers unservice civique, faute d’avoir une place en master. Elle a souhaité« étoffer [s]on dossier et gagner del’expérience dans [s]on domaine ».La jeune femme a donc rejoint unservice d’urgence pour adultes àl’hôpital. « Même s’il ne s’agit que d’une ligne sur mon CV, j’ai énormément appris sur moi­même et en ai tiré uniquement du positif, dit­elle. Je recommande grandement l’engagement en ser­vice civique à tous ceux que je rencontre et qui sont dans unesituation semblable. »

« Le problème, c’est la rémunéra­tion », déclare Elora. Une indem­nité mensuelle de 580 euros net

est versée pour un engagementd’au moins vingt­quatre heurespar semaine pendant six à douze mois. Même en fin d’études, cer­tains jeunes sont prêts à accepterce type de contrat pour éviter dese retrouver au chômage.

Revenu faiblePourtant le service civique, ouvert à tous et sans condition de diplôme, n’est pas prévu pourservir de premier emploi aux nouveaux diplômés. « C’est censédonner la chance à des jeunes dese lancer dans le monde du travailsans forcément avoir de forma­tion, explique Maud. Mais j’ail’impression que la plupart desgens que j’ai rencontrés sontsurtout des personnes diplôméesqui cherchent à avoir de l’expérience. »

Margot, 23 ans, en fin d’étudesde journalisme, a trouvé un posteen tant qu’animatrice radio spé­cialisée culture. « Une opportu­nité que je n’aurais jamais eue endébut de carrière avec un contratclassique », assure­t­elle. Cette mission à Caen était une chance àsaisir pour la Normande : « Je vais habiter chez mes parents, sansloyer à payer. Je n’aurais pas can­didaté si cela avait été ailleurs. »

Malgré un revenu faible au re­gard de l’investissement fourni,les services civiques séduisent. « On compte trois candidatures dejeunes pour une mission et dix pour un contrat à l’internatio­nal », énumère Béatrice Angrand, présidente de l’Agence du servicecivique. En 2019, 140 000 jeunes en ont bénéficié.

mailis rey­bethbeder

Pour les jeunes, la tentation du service civique100 000 places en plus seront créées d’ici à la fin de 2020 pour faire face à la demande

Les scénarios pour l’école en cas de flambée de l’épidémie en septembreUn « plan de continuité pédagogique » a été mis en ligne vendredi. Il n’est pas prévu, pour l’heure, d’allégement du protocole sanitaire

L es écoles, collèges et lycéesauront attendu longtempsle détail des « scénarios »

pour la rentrée, ces directives etrecommandations que l’éduca­tion nationale avait promises encas de dégradation de la situation sanitaire. Une partie de la ré­ponse vient d’être apportée par l’institution, qui a mis en ligne, vendredi 17 juillet, un « plan decontinuité pédagogique » dispo­nible sur le site Eduscol. Celui­ci présente deux cas de figure sous forme de fiches pratiques.

L’hypothèse d’une circulationactive du Covid­19 déclencherait un protocole sanitaire strict,similaire à celui qu’ont connu les écoles lors de la première phasedu déconfinement, le 11 mai. Une liste de « choses à penser » a étécréée pour le cas où les écoles,collèges et lycées devraient orga­niser l’accueil des élèves en petitsgroupes, et dans des espaces réaménagés pour maintenir ladistance sociale. Des outils et des exemples de « bonnes pratiques » sont à disposition pour faciliter laréorganisation des lieux et desemplois du temps.

Certains dispositifs mis enplace pendant la crise sanitaire pourront également être réacti­vés si les écoles doivent à nou­veau limiter leur nombre d’élè­ves : « l’école à la maison » et les classes virtuelles offertes par le CNED ; mais aussi la prise en charge des enfants dans le dispo­sitif périscolaire « 2S2C » (sport, santé, culture, civisme), lorsque la taille des groupes ne permetpas d’accueillir tout le monde.

Fiches pratiquesLe deuxième cas de figure est ce­lui d’une circulation très active duvirus « nécessitant la fermeture des écoles, collèges et lycées sur une zone géographique détermi­née ». Une logique de « cluster », qui est la « plus probable », selon ladirection générale de l’enseigne­ment scolaire. Là encore, desfiches pratiques doivent permet­tre de fluidifier l’organisation. Des contacts sont disponibles pour demander le prêt de maté­riel numérique aux enseignantset aux élèves. Une « boîte à outils »utile, selon Philippe Vincent, le secrétaire général du SNPDEN­UNSA, qui rappelle cependant que « l’hypothèse de la fermetureest la plus simple à gérer pour les chefs d’établissement ».

Les professeurs disposent enoutre d’un ensemble de ressour­ces pour pouvoir mettre en place un enseignement entièrement àdistance ou un mélange de « pré­sentiel » et « d’école à la maison ».

L’ensemble des classes en vidéo diffusées sur France 4 pendant le confinement dans le cadre del’émission « La maison Lumni » sont recensées en accès libre surEduscol, avec des exercices correspondants. « La période du confinement a montré une profu­sion de ressources pédagogiques,sans que l’offre soit toujours trèsstructurée, résume Edouard Geffray, le directeur général del’enseignement scolaire. Regrou­per tout au même endroit permet d’éviter aux enseignants d’avoir à improviser de nouveaux supportsnumériques en un week­end. »

« Délai de prévenance »Parmi la communauté ensei­gnante, on soulève déjà les ambi­guïtés d’une telle approche :« Proposer un plan national n’a pas beaucoup de sens, juge Cathe­rine Nave­Bekhti, du SGEN­CFDT.C’est le travail des équipes qui doitpermettre d’organiser la conti­nuité pédagogique. » Le syndicat réclame ainsi du « temps de con­certation » pour « s’emparer des ressources disponibles ». Et lamise en place d’un « délai de pré­venance » de deux jours garanti, cette fois, au niveau national, en cas de reconfinement ponctuel. Ilpourrait permettre aux équipes de « communiquer avec les fa­milles, avant d’envoyer du travail en ordre dispersé ».

L’éducation nationale ne s’en­gage pas, en revanche, sur d’éven­tuels ajustements de sonprotocole sanitaire. Selon la cir­culaire de rentrée publiée le10 juillet, le principe à l’œuvre enseptembre sera l’accueil de tousles élèves, le respect des gestes barrières et le port du masque pour les adultes et enfants deplus de 11 ans « lorsque la distancede 1 mètre ne peut être respectée » – soit les mesures en vigueur lorsde la reprise du 22 juin. D’après cetexte, les enseignants seront tou­jours encouragés à se déplacerd’une classe à l’autre pour éviterles brassages. Le Haut Conseil de la santé publique a pourtantdemandé, dans un avis rendu le7 juillet, l’assouplissement des mesures en vigueur dans lesétablissements scolaires, en par­ticulier sur la gestion des flux et lebrassage des élèves.

Mais dans le contexte d’un légerrebond de l’épidémie en France etalors que les établissements sontpour la plupart fermés, l’éduca­tion nationale se laisse le temps.Des ajustements devraient être proposés, mais pas avant la fin dumois d’août, pour tenir comptede la situation sanitaire à date.

violaine morin

« Cela m’a conforté dans

mon choix d’orientation et m’a évité

de passer une année blanche »

ANTOINEbénéficiaire du service civique

ÉDITION DÉCONFINÉE

ALEXANDRE THARAUDALEXANDREKANToRow

SIMoNGHRAICHYISAbELLEGEoRGES

MARIE-AGNèSGILLoT &MIKHAïL RUDY

LUCIENNERENAUDIN-VARYDoMLANENA

RoSEMARY STANDLEYTHIbAULTCAUVIN

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1er 8AOÛT2020

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12 | ÉCONOMIE & ENTREPRISE DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

Le monde sans caissières d’AmazonLa tendance du commerce sans contact connaît une accélération avec la crise sanitaire

A lors que le monde vitencore à l’heure dunouveau coronavirus,Amazon accélère son

offensive pour créer un monde sans caissières. Le 14 juillet, l’entre­prise a annoncé un « chariot ex­press », le Dash Dart, capable d’identifier et de facturer lui­même les articles pris par le client.Ce dernier peut donc sortir du ma­gasin sans faire la queue… La tech­nologie utilisée est un mélange de capteurs et de caméras équipées de vision informatique, comme dans les voitures autonomes. Ce système est également installé sur les plafonds et les étagères des su­pérettes Amazon Go. Et, depuis le 11 mars, il est vendu par l’entre­prise de Jeff Bezos aux distribu­teurs qui souhaitent aussi mettre en place des commerces sans cais­sières. « Cela change la donne », es­time Max Hammond, analyste de l’institut d’études Gartner.

Les observateurs du secteur sontenthousiastes : « Le confinement etles mesures de distanciation liéesau Covid­19 ont installé dans nos esprits la notion de commerce sanscontact et sans friction, affirme Andrew Lipsman, auteur pour le cabinet eMarketer d’un rapport sur ces tendances, paru en mai. L’analyste souligne aussi qu’Ama­zon Go, lancé en 2018, est en train de changer d’échelle, avec désor­mais 27 boutiques aux Etats­Unis.

Les magasins sans caissièresd’Amazon ne sont pas encore pré­sents dans l’Hexagone. Pour l’ins­tant… « Nous n’avons pas de raison de retarder leur implantation en France, car ils sont plébiscités par laclientèle », a assuré, le 28 avril, le di­recteur d’Amazon France, Frédéric Duval, lors d’une audition sénato­riale organisée en pleine polémi­que sur les mesures sanitaires con­tre le Covid­19, sans toutefois « pouvoir donner de date précise ».

L’arrivée d’Amazon Go en Eu­rope serait en tout cas immi­nente : un promoteur anglais a annoncé, le 10 mars, sur Insta­gram une ouverture « prochaine »dans le quartier londonien deNotting Hill, avant de supprimer son message à la hâte.

Jusqu’à récemment, AmazonGo était vu comme une expéri­mentation à l’avenir incertain. Le projet a été développé en secret, dès 2012, autour du conseiller de Jeff Bezos, Dilip Kumar, devenuresponsable de la branche « com­merces physiques ». Mais il a fallu des années et des millions de dol­lars avant l’ouverture, fin 2016,d’un « faux » magasin­test, àSeattle (Washington), puis, début 2018, d’une « vraie » boutique.

« Début 2018, il y avait une modeautour d’Amazon Go et d’autres

solutions sans caisses, mais ces technologies n’étaient pas encoretotalement fiables », raconte M. Hammond. Le système avait des ratés en cas de grosse af­fluence. Des observateurs s’inter­rogeaient sur son utilité même. Etbeaucoup s’inquiétaient des con­séquences sur l’emploi. L’améri­cain a d’ailleurs dû revoir ses ob­jectifs initiaux, qui envisageaient jusqu’à 3 000 Amazon Go d’ici à lafin de 2021.

« Une grosse offensive »Mais l’ambiance, depuis, a changé : « Vous allez voir unegrosse offensive des technologies sans caissières, sous diverses for­mes », estime Mark Mahaney, dela banque d’affaires RBC Capital Markets. « Une fois que vous avez essayé, vous devenez moins pa­tient », assure cet adepte d’Ama­zon Go, tout en admettant que changer les habitudes prendra « cinq à dix ans ». « La meilleurepreuve que cela fonctionne, c’estqu’Amazon a ouvert davantage de magasins », assure­t­il.

Depuis 2018, Amazon Go a inau­guré six boutiques à Seattle, cinqà San Francisco, huit à New York etsept à Chicago. Toutes sont des petites surfaces, d’environ200 m2, entre l’épicerie et la supé­rette. Adaptées à l’employé ur­bain pressé qui veut attraper un sandwich ou une boisson. Et con­currentes des échoppes 7­Eleven, Pret A Manger ou Subway. Ama­zon Go est « un distributeur auto­matique sous stéroïdes », dit en s’amusant M. Lipsman.

Mais Amazon voit déjà plusgrand et a ouvert, fin février, à Seattle, Amazon Go Grocery, une supérette cinq fois plus vaste, de 1 000 m2. Avec des fruits et légu­mes ou des produits de partenai­res, comme les fromages Bee­cher’s. « Et on pourrait construire cinq fois ou dix fois plus grand », a assuré M. Kumar, lors du lance­ment. Le « chariot express » sera utilisé dans un supermarché de 3 000 m2 qu’Amazon va ouvrir à Los Angeles, d’ici la fin de l’année. L’objectif : surmonter la difficulté d’équiper des grandes surfaces,

dotées de nombreux produits. A l’avenir, Amazon pourrait, selon certains, convertir les 508 super­marchés bio de sa chaîne Whole Foods, rachetée en 2017.

L’essor des techniques « sanscaissières » dépendra de leur coût.Mais un élément pourrait l’accélé­rer : Amazon a commencé à ven­dre sa solution, sous le nom « Just Walk Out ». Le groupe propose d’équiper, « en quelques semai­nes », des magasins, nouveaux ou existants. Et d’assurer, ensuite, « une assistance vingt­quatre heu­res sur vingt­quatre ». Seule diffé­rence avec Amazon Go : à l’entrée, les clients s’identifient en scan­nant leur carte de crédit et non

leur smartphone équipé de l’ap­plication Amazon. Premier à adopter Just Walk Out, le groupe de commerces d’aéroports OTG va l’installer dans des snacks. Ledistributeur Levy Restaurants va, lui, équiper des boutiques de sta­des, comme le fief de l’équipe de basket des Chicago Bulls.

Quid des données collectées ?Le modèle économique de Just Walk Out n’a pas été dévoilé : Amazon facture­t­il un montant forfaitaire, des frais de licence ré­currents ? Pour la partie logicielle,le groupe a cofondé une structurebaptisée « Dent », avec la fonda­tion Linux, un fabricant de semi­conducteurs, un opérateur de ré­seaux… Cette approche ouverteen open source (« code source ouvert ») vise à « imposer un stan­dard », analyse M. Lipsman. D’unemanière générale, Amazon est connu pour savoir commerciali­ser des activités développées audépart pour son propre compte, comme dans l’informatique dé­matérialisée ou la logistique.

L’Amazon Go Grocery de Seatlle (Washington), le 26 février. DAVID RYDER / GETTY IMAGES / AFP

« Amazon Go estun distributeur

automatique sous stéroïdes »

ANDREW LIPSMANanalyste chez eMarketer

L’offensive du numéro un de l’e­commerce contre les files d’at­tente en caisse pose, bien sûr, des questions : sur le respect de la vie privée, sur le droit à utiliser de l’argent liquide si on ne possède pas de smartphone ou qu’on sou­haite payer anonymement… Maisaussi, pour Just Walk Out, sur la concurrence et l’accès aux don­nées d’achats. « En tant que distri­buteur, vous ne voulez pas forcé­ment nouer un partenariat avecvotre plus grand rival », met en garde, dans la note d’eMarketer, Jordan Fisher, PDG de Standard Cognition, qui a développé sa pro­pre solution « sans caissières ».

Les géants comme le françaisCarrefour ou l’allemand Metro choisiront peut­être une alterna­tive à Amazon comme Standard Cognition, Zippin ou Grabango.Ou bien essaieront leur propretechnologie, comme Walmart. Deson côté, Amazon assure « inter­dire l’usage des données de JustWalk Out à d’autres fins que celles de servir les commerçants­clients ». Dans tous les cas, le con­sommateur verra son parcours en magasin davantage épié.

Un lancement d’Amazon Go sus­citerait probablement des résis­tances en France, où le marchand en ligne est déjà accusé de détruiredes emplois en même temps qu’il en crée. Selon Amazon, dans les magasins sans caissières, les em­ployés restent « essentiels » et peu­vent « se concentrer » sur « l’ac­cueil, le réapprovisionnement des rayons ou les recommandations produits ». Cela n’a pas empêché lesyndicat américain de la distribu­tion de dénoncer Just Walk Out comme une « menace directe » : « Les candidats aux élections de 2020 se coucheront­ils devant les PDG milliardaires comme Jeff Bezos ou se battront­ils pour des emplois américains de qualité ? », a interrogé Marc Peronne, prési­dent du syndicat UFCW, qui compte 3,6 millions d’employés de caisses. Une partie de la ré­ponse pourrait être donnée lundi 27 juillet, quand le PDG d’Amazon sera auditionné par le comité anti­trust de la Chambre américaine des représentants.

alexandre piquard

au plus fort de la crise sanitaire, lesFrançais ont plébiscité les courses à dis­tance. Selon un rapport de l’Atelier pari­sien d’urbanisme (Apur) – agence de la Ville de Paris – paru le 2 juillet, 32 % des Franciliens ont fait des courses alimen­taires sur Internet pendant le confine­ment. Pour 14 % des personnes sondées,c’était même une grande première. Un tiers de ceux qui se sont fait livrer à do­micile « estiment qu’ils feront plus sou­vent, à l’avenir, leurs courses sur le Web »,selon l’Apur. Dans ces modes d’achat àdistance, nul besoin de faire la queue, d’étaler ses courses sur un tapis decaisse ou d’attendre que l’employéscanne tous les articles… Le personnel n’est plus face au client, mais en amont.« C’est moins de surface de vente, mais il ya plein de monde derrière, à la prépara­tion de commandes, à l’entretien… », as­sure­t­on chez Auchan.

Les groupes de grande distribution ali­mentaire ont cherché, ces dernières an­nées, à simplifier de plus en plus la façonde faire ses courses : caisses automati­ques dans les magasins, drives, maga­

sins sans personnel, courses à la voix,entrepôts entièrement automatisés…

Après dix­huit mois de conception avecGoogle, Carrefour a lancé, le 16 juin, sonsystème de courses à la voix sur smart­phone, mêlant reconnaissance vocale et intelligence artificielle, à destination d’une clientèle plutôt jeune. Le consom­mateur dicte sa liste de courses sur l’as­sistant Google en utilisant des mots cou­rants comme « beurre », « lait », « jam­bon ». L’algorithme les traduit en pro­duits, grâce à l’historique d’achat, leur popularité et leur prix. Il ne reste alorsplus qu’à payer en ligne et sélectionner un mode de livraison (domicile, drive). Et, même à cette étape, les évolutions technologiques remplacent progressive­ment le personnel. Selon le magazine Li­bre Service Actualités, Carrefour transfor­mera bientôt un de ses drives piétons, avec personnel, à Paris, en espace ouvert vingt­quatre heures sur vingt­quatre et composé de casiers de retrait.

L’autre axe de recherche pour les distri­buteurs français est celui du magasin sans personnel, sur le modèle d’Amazon

Go : qu’il soit équipé de caméras permet­tant d’enregistrer automatiquement les achats retirés des rayons (ce que teste ac­tuellement Carrefour au siège du groupe), ou entièrement automatisé (pour que les manipulations d’encaisse­ment soient faites par les clients, commedans le concept Auchan Minute), un pe­tit conteneur de moins de 18 m² avec desproduits de dépannage, sans vendeur ni caissier. Après l’avoir développé en Chine et à Taiwan, Auchan l’a installé en France, au siège de Decathlon, à Ville­neuve­d’Ascq (Nord), et prévoit d’équiperune autre entreprise à la rentrée.

Répercussions sur l’emploiCes évolutions auront des répercussionssur l’emploi dans le secteur de la distri­bution alimentaire. « On le sait, les mé­tiers de caisse, ce ne sont pas des métiersd’avenir », dit en soupirant Carole De­siano, secrétaire fédérale FGTA­FO. Même si, jusqu’à présent, « la grande dis­tribution alimentaire dans son ensemble n’avait pas perdu d’emplois grâce au dé­veloppement des magasins de proxi­

mité », poursuit­elle. Selon la Fédération du commerce et de la distribution, le secteur du commerce de détail alimen­taire, en France, employait, en 2018, 632 957 personnes sur 1,8 million tra­vaillant dans le commerce de détail, et 3 millions en intégrant le commerce degros et la réparation automobile. Dans cette filière, 56 % sont des femmes, 87 % des employés­ouvriers.

Selon un rapport du cabinet McKin­sey paru en juin, 22 % des emplois toussecteurs confondus dans l’Union euro­péenne (soit l’équivalent de 53 millions d’emplois) pourraient être automatisés d’ici à 2030, et « même ce chiffre pourraitêtre plus élevé si la pandémie accélère le rythme de l’automatisation », déclare leconsultant.

Le tout­automatisé a néanmoins ses li­mites. « S’il n’y avait pas eu d’êtres hu­mains dans les magasins les premières se­maines où c’était la folie, on aurait eu des pillages un peu partout en France, estime Mme Desiano. C’est un paramètre que les entreprises doivent prendre en compte. »

cécile prudhomme

L’automatisation, un mouvement de fond dans la distribution

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0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 économie & entreprise | 13

La crise ébranle l’économie chypriote« L’île d’Aphrodite », qui devrait voir son économie se contracter de 7,7 % en 2020, est en quête de diversification

L ors de la dernière crise,cette petite île au largedes côtes turques s’esttrouvée au cœur de

l’ouragan qui a secoué le système bancaire européen. Aujourd’hui, l’économie chypriote vacille denouveau, sous l’effet des consé­quences de la pandémie de Co­vid­19. Comme la Croatie, le Por­tugal et la Grèce, où le tourismepèse près de 20 % du produit inté­rieur brut (PIB), elle subit de pleinfouet l’effondrement du trafic aé­rien et les restrictions de voyages.

Mercredi 15 juillet, le présidentde l’association des hôteliers de Li­massol, Charis Theocharous, a im­ploré le gouvernement d’offrir, dès l’aéroport, un dépistage gra­tuit du coronavirus aux Britanni­ques, toujours interdits d’accès à l’île (1,2 million d’habitants), alors qu’ils représentent le plus gros ba­taillon de touristes chaque année.

La veille, le vice­ministre du tou­risme, Savvas Perdios, avait créél’émoi dans le secteur, en recon­naissant que le pays accueillerait probablement moins de 25 % des visiteurs étrangers reçus en 2019 (3,9 millions de personnes). « Pournous, comme pour l’ensemble de l’Europe, les conséquences de cette crise seront désastreuses », ré­sume Andreas Theophanous, professeur d’économie politiqueà l’université de Nicosie.

Selon la Commission euro­péenne, le PIB de Chypre, divisée en deux depuis l’invasion, en 1974,de sa partie nord par la Turquie, devrait reculer de 7,7 % en 2020, après 3,2 % de croissance en 2019. La dette publique, elle, devrait bondir et passer de 95,5 % à 115,7 % du PIB. D’après les chiffres officielspubliés mercredi, les exportationsont baissé de 14,9 % entre janvier et mai, et elles devraient chuter de 21,8 % sur l’ensemble de l’année.

Ce plongeon rappelle les annéesdifficiles traversées par l’île d’Aph­rodite lors de la dernière crise. En mars 2013, dans le sillage de la spé­culation sur les dettes européen­nes, son système bancaire hyper­

trophié, grand comme six fois le PIB, avait explosé. Ses partenaires européens redoutaient alors uneréaction en chaîne, susceptible de faire tomber les banques du sud de l’Europe comme des dominos. En effet, nombre d’établissementsfinanciers chypriotes possédaient des filiales en Grèce, à l’époque en pleine récession.

« Risque d’insolvabilité »Pour éviter le pire, Nicosie a été contraint de solliciter l’aide de la troïka (Fonds monétaire inter­national, Commission et Ban­que centrale européennes). Enéchange d’un prêt de 10 milliards d’euros (le pays n’en utilisera que 7,5 milliards), le secteur bancaire a

été restructuré. La zone euro en a profité pour tester les nouvelles règles de renflouement internedes banques qui, depuis, s’appli­quent à tous les pays membres.

Dans le détail, la banque Laiki aété liquidée : tous les dépôts de moins de 100 000 euros ont été transférés à la Bank of Cyprus. Puis celle­ci a été renflouée àl’aide des dépôts de plus de100 000 euros – dont bon nom­bre appartenaient à des oligar­ques russes –, transformés en fonds propres. Guère ravis d’inau­gurer ces nouvelles règles bancai­res, les Chypriotes en gardent un souvenir amer, d’autant que de strictes mesures de rigueur ontsuivi : baisse de 15 % à 30 % des sa­

laires, privatisations, réformesdraconiennes…

Pourtant, alors que les Cassan­dre leur prédisaient une décennienoire, l’activité a rebondi plus viteque prévu, en partie grâce au dy­namisme des services aux entre­prises : comptabilité, conseils lé­gaux, gestion financière… L’île a conservé de la présence britanni­que (1878­1960) les codes du busi­ness à l’anglo­saxonne, duquel elle a fait l’un de ses atouts, en susde sa main­d’œuvre qualifiée etde sa fiscalité légère – le taux d’impôt sur les sociétés y est de12,5 %. Le tourisme a aussi pris de l’essor, si bien que le taux de chô­mage, qui culminait à 18 % en fé­vrier 2015, est tombé à 7 % fin

2019. Et la croissance est repassée dans le vert dès 2015.

Cependant, l’île en garde des sé­quelles. Même s’il s’est assaini, lesystème bancaire reste fragile : la part des créances douteuses, qui atteignait 49 % en 2016, était tou­jours de 28 % début 2020, loin des3 % affichés en moyenne dans la zone euro. En outre, la richesse par habitant n’a que peu pro­gressé en dix ans.

Pour faire face à l’effondrementde l’activité, le gouvernement en­visageait, mi­mai, de faire appelleau Mécanisme européen de stabi­lité (MES), cette institution créée en 2012 et destinée à fournir une aide financière d’urgence aux Etats membres. Il a finalement re­

noncé. « Les gouvernements ont peur que les marchés interprètent un recours au MES comme le signede difficultés à emprunter norma­lement, et donc d’un risque d’insol­vabilité, explique Eric Dor, écono­miste à l’Iéseg, une école de com­merce. Mais, avec la dégradation des finances publiques et une re­prise trop lente, il y a fort à parierque plusieurs pays, dont Chypre, auront besoin de son aide. »

En attendant, le gouvernementa déployé une série de mesures d’urgence : prêts garantis aux en­treprises, baisse temporaire de la TVA de 9 % à 5 %, aides aux autoentrepreneurs. « La crise sou­ligne surtout la fragilité de notremodèle économique, trop dépen­dant des services et du tourisme », estime Andreas Theophanous. Comme en 2013, les doutes tarau­dent de nouveau une partie de l’élite chypriote. Certains suggè­rent de développer l’industrie pharmaceutique ou de miser sur le tourisme médical.

« L’activité viticole est une autrepiste, tout comme la construction d’un pôle universitaire régional at­tractif », ajoute M. Theophanous.Surtout, l’immense gisement de gaz découvert fin 2011 dans les eaux territoriales, baptisé « Aph­rodite », pourrait devenir une source de revenus majeurs pourle pays. Mais l’exploitation du gaz offshore fait l’objet de tensions dans la région, notamment avecle voisin turc.

marie charrel

Un hôtel fermé, à Ayia Napa, sur la côte sud­est de Chypre, le 10 mai. PETROS KARADJIAS/AP

« Notre modèleest trop

dépendantdes services

et du tourisme »ANDREAS THEOPHANOUS

professeur d’économie politique à l’université

de Nicosie

Le G20 finances se porte au chevet des pays les plus pauvresL’initiative de suspension du service de la dette annoncée en avril connaît un succès limité, alors que la crise économique et sociale due au Covid­19 fait des ravages

L a vraie reprise aura lieudans un avenir lointain »,avertit Carmen Reinhart,

économiste en chef de la Banque mondiale, alors que les ministres des finances des pays du G20 de­vaient se réunir par visioconfé­rence samedi 18 juillet. Dans les pays pauvres, « le long chemin de la reprise va s’accompagner de re­culs sociaux en matière d’inégali­tés, de pauvreté ou encore d’accès à l’éducation », ajoute l’ancienne économiste de l’université Har­vard, lors d’une interview accor­dée à quelques médias du monde entier, dont Le Monde en France

Gare aux signes trompeurscomme la bonne santé des mar­chés financiers ! A l’heure où les banques centrales émettent des centaines de milliards d’euros ou de dollars, les capitaux se dirigent là où les taux d’intérêt et les rende­ments, notamment obligataires, sont les plus élevés, à savoir dans les émergents, malgré la crise éco­nomique, sociale et sanitaire qu’ilstraversent. « La liste des pays en si­tuation de fragilité ou de surendet­tement va s’allonger », redoute Mme Reinhart.

Depuis le début de l’épidémie deCovid­19, leurs recettes fiscales ontchuté, leurs dépenses budgétaires

ont augmenté pour faire face à la crise, et les transferts d’argent en provenance de la diaspora de l’étranger se sont taris. Selon l’Ins­titut de la finance internationale (IIF), une association installée à Washington qui regroupe la plu­part des créanciers privés de la pla­nète, la dette des pays émergents aatteint le niveau record de 230 % de leur PIB au premier trimestre 2020, contre 220 % en 2019. Le remboursement de leurs em­prunts et obligations à l’étranger va leur coûter 620 milliards de dol­lars (682 milliards d’euros) d’ici la fin de l’année, réduisant ainsi leur marge de manœuvre pour sur­monter la crise.

La Chine, premier prêteurL’assistance aux pays pauvres sera donc au centre des discus­sions de samedi entre les minis­tres des finances des pays du G20,notamment l’initiative de la sus­pension du service de la dette an­noncée en avril. Le programme est piloté par la France, prési­dente du Club de Paris regrou­pant les principaux pays créan­ciers de la planète. Sur les 73 éco­nomies les plus pauvres éligibles à ce programme, seule une petite moitié a souhaité en bénéficier,

dont 18 qui ont signé un accordpour une suspension équivalenteà 1,3 milliard de dollars d’ici la fin 2020. Un chiffre encore très éloi­gné des 14 milliards de dollars an­noncés, et à des années­lumière de l’« annulation massive » de la dette des pays pauvres promise au même moment, en avril, parEmmanuel Macron.

Contrairement à Bercy, qui quali­fie l’initiative d’« attractive » et de « beau succès », Carmen Reinhart estime que celle­ci « n’est pas allée aussi loin qu’on l’avait espéré ». Un demi­échec qu’elle attribue aux craintes des pays pauvres de voir leurs notes souveraines se dégra­der, les privant ainsi de l’accès aux marchés de capitaux privés, deve­nus indispensables. Selon les chif­fres de la Banque mondiale, la dette des pays à bas revenus a dou­blé entre 2010 et 2018 alors que la part détenue par les créanciers pri­vés a quintuplé sur la même pé­riode. Ces derniers rechignent à participer à l’initiative de suspen­sion de la dette.

L’autre acteur incontournableest la Chine, premier prêteur de laplanète. Les créances qu’elle dé­tient dépassent celles du Club deParis. Pékin a rejoint l’initiativede suspension de la dette mais

« plusieurs indices laissent à pen­ser que sa participation est incom­plète », selon l’économiste en chef de la Banque mondiale.Comment aider les pays pauvres à faire face à la crise sans alléger leur dette ? Une autre piste con­siste à augmenter le capital duFMI. Selon les derniers chiffres publiés mardi 14 juillet, l’institu­tion sise à Washington a versédes aides financières d’urgence à77 pays pour un total de 83 mil­liards de dollars.

Ses capacités d’assistance, no­tamment pour suspendre le ser­vice de la dette des pays les plus fragiles, pourraient être renfor­cées si son capital est augmenté. Bercy dit soutenir une émission de droits de tirage spéciaux (DTS) àhauteur de 500 milliards de dol­lars, un effort auquel contribue­raient tous les pays du monde, mais cette proposition est bloquéepar les Etats­Unis. Autre idée dé­fendue par l’agence onusienne de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développe­ment (Cnuced) : la création d’un organe international chargé de su­perviser la restructuration, voire l’annulation, de la dette des pays pauvres et en développement.

julien bouissou

Un retour en fanfare… Le cours du cuivre bénéficie, depuis avril, du souffle chaud de la spécula­tion. Il se négocie aujourd’hui à plus de 6 500 dollars (5 700 euros) la tonne, soit un re­bond de près de 50 % comparé à son trou d’air de mars. Il dépasse même son niveau de début d’an­née. Le cuivre, métal brûlant…

Pourtant, la vente à la criée duLondon Metal Exchange (LME) est toujours muette. Le « Ring », cette institution londonienne où les opérateurs donnent de la voix pour négocier aluminium, cuivre ou cobalt, et dont l’acti­vité n’avait jamais été interrom­pue depuis la seconde guerre mondiale, a mis la sourdine, lundi 23 mars. La crise liée au Co­vid­19 a contraint les vendeurs à ne plus s’époumoner et à bascu­ler vers des transactions entière­ment numérisées. Et si, le 4 juillet, les Britanniques ont re­trouvé le chemin des pubs, la vente à la criée du LME, elle, n’esttoujours pas déconfinée.

Thermomètre de l’économieIl n’empêche. Même mezza voce, les acheteurs se sont fait entendre et le cours du cuivre a été regonflé. Or, le métal rouge est considéré comme un ther­momètre de l’économie mon­

diale, du fait de ses multiples usages industriels, du bâtiment à la construction automobile. Est­ce à dire que la crise due au coronavirus est passée sans lais­ser de trace dans les entrepri­ses ? Que le pouls de l’économie bat sans baisse de régime ? Une telle extrapolation serait exces­sive, voire aurait une valeur de vœu pieu.

En fait, les spéculateurs ont misé moins sur une demande en forte croissance du métal rouge – même si la Chine a remis en marche ses usines avec un temps d’avance et repris ses em­plettes de métaux à un rythme soutenu – que sur une baisse de l’offre. La diffusion du virus en Amérique du Sud, en particulier au Chili, dont les sous­sols li­vrent un quart des ressources mondiales de ce minerai, a fait surgir des craintes.

Toutefois, les mesures de con­finement sélectif prises par le pays, ainsi que les protocoles sa­nitaires en place dans les entre­prises, semblent avoir freiné le virus. Mais la montée rapide du cours du cuivre pourrait donc s’essouffler au moindre signe d’une balance excédentaire en­tre l’offre et la demande. Le cui­vre n’est pas immunisé contre les effets du coronavirus.

MATIÈRES PREMIÈRESPAR  LAURENCE  GIRARD

Le cuivre, chaufféà blanc par la spéculation

Page 14: Le Monde - 19-07-2020

14 | économie & entreprise DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

En Inde, la casse sociale et environnementalePour relancer l’économie indienne, fortement affectée par la crise liée au Covid­19, New Delhi abaisse les normes de protection, aussi bien pour les travailleurs qu’en matière d’écologie

bombay ­ correspondancenew delhi ­ correspondante

L’ Inde a franchijeudi 16 juillet lecap du million decontaminations etdes 25 000 mortsdu Covid­19. Elle

se prépare maintenant à uneplongée spectaculaire de son économie. Alors que les Etats lesplus touchés par l’épidémie, le Maharashtra et le Tamil Nadu, sont confinés jusqu’au 31 juillet,d’autres régions comme le Bihar, le Bengale­Occidental, l’Assam,Goa ou la ville de Bangalore, qui avaient autorisé la reprise pro­gressive de l’activité dès la fin dumois de mai, constatant un re­bond local de cas de Covid­19, viennent de reconfiner près de 200 millions d’habitants.

Un mauvais augure pour lacroissance du pays. Avant sa mise à l’arrêt complet, annoncée dans la précipitation par le premier mi­nistre, Narendra Modi, le 24 mars au soir, le géant d’Asie du Sud avait vu la progression de sonPIB tomber à seulement 3,1 % en

rythme annuel, le plus mauvaisscore enregistré depuis 2008.

Cette année, pour l’exercice2020­2021 qui a démarré le1er avril, le ministère indien des fi­nances s’attend à une baisse du PIB de 4,5 %. New Delhi a fini par admettre l’inéluctabilité de la ré­cession et par s’aligner sur la der­nière prévision du FMI, qui a cor­rigé son pronostic à la baisse, le24 juin, après avoir d’abord es­timé en avril que le PIB indien pourrait progresser cette année de 1,9 %. L’institution de Washing­ton a justifié son nouveau chiffre par « la durée plus longue que prévu » du confinement et par une reprise « plus lente » que celle attendue initialement.

Dans ces conditions, le marchéde l’emploi devrait subir un véri­table séisme, dont la crise des mi­grants de l’intérieur, ces millions de travailleurs journaliers blo­qués durant plus d’un mois dans les grandes métropoles à cause dela paralysie générale des trains et des bus, n’aura été qu’un premier aperçu. « La plupart des tra­vailleurs sont sacrifiés sur l’autelde la santé publique », dénonceAayush Rathi, juriste au Centre forInternet and Society, une associa­tion qui travaille sur le pluralismenumérique et l’action publique.

Les estimations publiées par leCentre de surveillance de l’écono­mie indienne (Centre for Monito­ring Indian Economy) indiquent

qu’aujourd’hui, près d’un quart dela main­d’œuvre du pays (471 mil­lions de personnes au total) n’aplus de travail rémunéré. « Cela re­présente une augmentation bru­tale du chômage par rapport à un niveau déjà record de 8 % » observéavant le confinement, explique M. Rathi, qui souligne que, dès la fin avril, des Etats comme le Bihar,le Tamil Nadu, Tripura et l’Ha­ryana affichaient des taux de chô­mage « proches de 50 % ».

SEMAINE DE DE 72 HEURESCette situation dramatique a été nourrie par le blocage forcé de tous les rouages, mais également par les initiatives que plusieurs gouvernements régionaux ont prises au printemps, en vue de dé­manteler le droit du travail. Pourtenter d’atténuer la misère sou­daine des migrants, le ministère de l’intérieur, au niveau fédéral,avait dans un premier temps dé­cidé, le 29 mars, d’obliger les em­ployeurs à continuer de verser latotalité des salaires à leurs em­ployés, en les menaçant de pour­suites judiciaires et de peines de prison en cas de désobéissance.

Saisie par le patronat, la Coursuprême a supprimé le volet ju­diciaire de l’injonction et l’Etatfédéral a finalement fait marchearrière, le 17 mai. Une reculadeque plusieurs Etats fédérés ont interprétée comme un feu vertpour enfoncer le tabou de l’ultra­libéralisme, dans un pays où90 % de la population active ne bénéficie pourtant déjà d’aucunecouverture sociale.

Treize des vingt­huit Etats del’Union indienne, saisissant leprétexte de la pandémie, ontadopté des ordonnances desti­

nées à permettre des baisses desalaire sans concertation avecles syndicats, des licenciementssans conditions, une durée heb­domadaire du travail de 72 heu­res et l’interdiction, enfin, des grèves et manifestations.

« Les lobbys patronaux sont ex­trêmement puissants, particuliè­rement dans le BTP et l’immobilier.Ils ont fait pression sur les élus régionaux pour faire disparaître toutes les protections des salariés, au prétexte que les chiffres d’affai­res ont fondu, que l’économie est en détresse absolue et qu’il est ur­gent d’attirer les investisseurs étrangers », s’insurge Shyam Sun­dar, économiste du travail et en­seignant à la Xavier School of Ma­nagement de Jamshedpur, la citéouvrière du conglomérat Tata, si­tuée dans le Jharkhand.

« Plusieurs études l’ont déjà dé­montré, c’est un non­sens écono­mique de croire que la flexibilité du travail sans garde­fous crée de l’emploi et intéresse les firmesétrangères. Le gouvernement fe­rait mieux de trouver les moyens d’empêcher une explosion de la pauvreté », estime cet expert. Les Etats qui sont allés le plus loin dans le démantèlement sont tousdirigés, directement ou en coali­tion, par le Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou de M. Modi : l’Uttar Pradesh, le Madhya Pradesh, le Gujarat et leKarnataka, rejoints début juillet par le Bihar, l’Himachal Pradesh, Tripura et Goa.

LA NATURE EN DANGERTous ont agi au mépris des 47 con­ventions de l’Organisation inter­nationale du travail (OIT) ratifiéespar l’Inde, membre fondateur de cette instance. « Cette façon de faire affecte les fondements plura­listes de l’Inde et crée des domma­ges sans précédent à notre démo­cratie », déplore M. Sundar. L’OITa elle­même rappelé aux autori­tés indiennes leur devoir de « so­lidarité entre l’Etat, les em­ployeurs et les salariés », le droitdu travail étant « un moyen im­portant pour faire avancer la jus­tice sociale et promouvoir un em­ploi décent pour tous ».

Le droit du travail n’est pas leseul à faire les frais du Covid­19 enInde. Le droit de l’environnement est lui aussi bafoué ouvertement au nom de la relance. Le 12 mai, ungroupe de 291 scientifiques a écritau ministre de l’environnement,Prakash Javadekar, pour expri­mer leurs réserves sur les condi­tions de délivrance des autorisa­tions environnementales aux industriels pendant le confine­ment. Ils affirment que les inspec­tions de sites, un élément crucial de l’évaluation des projets, ont étécontournées en utilisant la pan­démie comme excuse.

Les audiences publiques préala­bles permettant aux communau­tés susceptibles d’être affectéespar un projet d’infrastructure dedonner officiellement leur con­sentement, ou d’exercer un re­cours juridique, ont été suspen­dues. Le gouvernement a par ailleurs assoupli les règles de pro­tection des forêts et de compensa­tion lors de travaux publics, comme les routes. Malgré ces en­torses, Narendra Modi continue de plaider pour un « renouveau » durable et invite le monde entierà venir investir en Inde. Le diri­geant nationaliste espère bienprofiter de l’aversion croissante pour la Chine.

guillaume delacroixet sophie landrin

« La plupartdes travailleurs

sont sacrifiéssur l’autel de la

santé publique »AAYUSH RATHI

juriste au Centre for Internet and Society

PLEIN CADRE

Dans une usine de transformation de diamants,à Ahmedabad (Gujarat),dans le nord­ouestde l’Inde, le 4 juillet.AJIT SOLANKI/AP

l’inde donne un coup d’accélérateur àl’exploitation du charbon, source majeurede pollution et puissant contributeur au réchauffement climatique. Le 18 juin, legouvernement a procédé à la mise aux en­chères de 41 gisements de charbon à des fins d’exploitation commerciale.

L’opération, ouverte aux entreprises na­tionales et internationales, vise à stimuler les investissements privés dans ce secteur pour augmenter la production et contri­buer à assurer l’autosuffisance du pays, maître­mot du premier ministre depuis la pandémie. Le sous­continent, qui disposedes quatrièmes plus grandes réserves de laplanète, produit actuellement 730 mil­lions de tonnes de charbon, mais en im­porte 240 millions. Narendra Modi espère créer près de 300 000 emplois et générer plus de 4 milliards de dollars (3,5 milliards d’euros) d’investissement.

Pressé de relancer l’économie, le gouver­nement ne s’est embarrassé d’aucun préala­

ble : il n’a pas informé les régions concer­nées de l’opération, l’Orissa, le Jharkhand, le Madhya Pradesh, le Maharashtra et le Chhattisgarh. Pourtant, plusieurs de ces mi­nes sont situées dans des zones forestières précieuses et riches en biodiversité. Les res­ponsables régionaux sont furieux.

Déplacement des populations Le chef du gouvernement du Jharkhand, un territoire qui possède 26 % des gise­ments du pays, mais surtout qui abrite degigantesques forêts où vivent de nom­breuses tribus, conteste l’opération etpourfend le « mépris du gouvernementcentral ». Hemant Soren a d’abord écrit aupremier ministre, Narendra Modi, pourdemander un moratoire de la vente et une« évaluation équitable » de l’impact socialet environnemental sur les populations tribales et les forêts. Il redoute un déplace­ment massif des populations des forêts.Puis il a saisi la Cour suprême pour faire

annuler la décision du gouvernement.Son avocat fait valoir que l’exploitation minière dévasterait la population tribale,au moment, souligne­t­il, où le monde sedétourne de ce combustible et où la pan­démie diminue les besoins électriques etde charbon. L’ancien ministre fédéral des forêts et de l’environnement JairamRamesh, membre du Congrès, le parti d’opposition, demande également l’an­nulation de la vente.

Parallèlement à cette libéralisation dusecteur, une autre décision inquiète lesdéfenseurs de l’environnement : fin mai,le ministère de l’environnement a mis unterme à l’obligation de lavage du char­bon pour l’approvisionnement des cen­trales thermiques, imposée il y a cinq ans.Cette technique permettait de réduire substantiellement les rejets polluants dans l’atmosphère et de protéger la santé de millions d’Indiens.

gu. d. et s. la.

Le gouvernement Modi mise sur le charbon pour sortir de la crise

Page 15: Le Monde - 19-07-2020

0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 carnet | 15

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AU CARNET DU «MONDE»

Décès

Étienne et Marianne Brun-Rovet,ses enfants,

Marie-Andrée Diaz et PascaleTabarin,ses sœurs,

Edouard Jacquot,son neveu

Ainsi que sa famille,Ses anciens collègues du CNRSEt ses amis,

ont la tristesse de faire part du décès,survenu le 12 juillet 2020, de

Bernard BRUN,ancien élève

de l’Ecole Normale Supérieurede la rue d’Ulm,

chercheur au CNRS,co-fondateur

de l’équipe Proust de l’ITEM.

L’inhumation a eu lieu dansl’intimité familiale, ce samedi18 juillet, à Valenciennes (Nord).

La cérémonie religieuse aura lieule samedi 25 juillet, à 10 heures,en l’église du Saint-Nom-de-Jésus,91, rue Tête d’Or, Lyon 6e.

Les fleurs peuvent être envoyées àcette adresse.

« La vraie vie, la vie enfin découverteet éclaircie, la seule vie par

conséquent pleinement vécue,c’est la littérature. »

Marcel Proust.

[email protected]@gmail.com

Sophie Houdard-Biet,son épouse,

Flore et David,ses enfants,et leur mère, Dominique Israël-Biet,

Thibaut de Longeville,son gendre,

Zoe et Lena,ses petites-filles,

Sa famille,Ses amis,

ont la douleur de faire part du décèsaccidentel de

Christian BIET,professeur

d’histoire et esthétique du théâtreà l’université de Paris Nanterre,

survenu le 13 juillet 2020.

Une cérémonie aura lieu en la sallede la Coupole, au crématorium ducimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,le mercredi 22 juillet, à 10h30.

[email protected]

Françoise et Jean-Pierre Catalaa,Jacques et Liliane Darpeix,Bertrand et Régine Darpeix,

ses enfants,Isabelle, Pierre-Alexandre, Hélène,

Eddy, Michel-François, Amélie,Guillaume, Arnaud, Stéphanie,Antoine, Marie-Capucine, Aurélie,Frank, Pierre-Emmanuel,ses petits-enfants,

Antoine, Aurélien, Dorian, Hugo,Eliott, Léo, Margot, Gabriel, Oscar,ses arrière-petits-enfants,

Claude Vidal,sa belle-sœur

Et toute la famille,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Mme Anne-Marie DARPEIX,née VIDAL,

survenu le 14 juillet 2020, dans saquatre-vingt-dix-septième année.

Les obsèques ont eu lieu en l’égliseNotre-Dame-de-l’Epinette, 1, boulevardAnatole-France, Libourne (Gironde),le samedi 18 juillet, à 9 h 30.

L’inhumation a eu lieu dans lecaveau de famille, au cimetière dePaulhan (Hérault), ce même jour,à 17 heures.

Ni fleurs ni couronnes, mais sivous le souhaitez, des dons à samémoire pour les associations ouONG que vous soutenez.

[email protected]»

Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).Montpezat-d’Agenais(Lot-et-Garonne).

Dominique Decaroutet Jacques Berthelot,

François et Sabine Decarout,ses enfants,

Nathalie Pierronet Jacques Albarea,Clément et Charles,

Stéphanie Pierronet Alexandre Vaz,Alissia,

Frédéric Pierron,Juliette Decarout

et Sébastien Pailler,Malo et Myrtille,

Lucie Decarout et Antoine Seux,ses petits-enfantset arrière-petits-enfants,

Alain Auzeralet Marie-Christine Lacombe,

Jordan Auzeral et Sandra Delage,Marie-Thérèse et Jacques Poisson

et leurs enfants,Monique et Daniel Poisson

et leurs enfants,ses belles-sœurs, beaux-frères, neveuxet nièces,

Jean-Louis Pierron,Toute la familleEt les amis,

ont la douleur de faire part du décèsde

Gisèle DECAROUT,née LEBRÈRE,

(30 octobre 1927 -13 juillet 2020).

Ils rappellent le souvenir de soncher mari,

Roger DECAROUT,(1927 - 1994).

La cérémonie des obsèques s’estdéroulée ce vendredi 17 juillet, à16 heures, en l’église Notre-Damede Montpezat-d’Agenais, suivie del’inhumation au cimetière deFrégimont.

Condoléances surwww.pf-laborde.fr

Cet avis tient lieu de faire-part.

Nicole Duquénelle,sa mère,

Corinne et Didier Tresca,sa sœur et son beau-frère,

Guillaume et Nathalie, Olivier etKatherine, Franklin et Stéphanie,ses neveux,

Pauline, Constantin et Camille,ses petits-neveux,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Anne DUQUÉNELLE,

survenu le 11 juillet 2020, à Apt.

Elle sera inhumée à Paris, aucimetière du Montparnasse, Paris 14e,le 21 juillet.

[email protected]

Paris.

Linda Louise Emmet,son épouse,

Caroline Emmet et MathieuBourgois, Ellen Emmet et RupertSpira, Edward Emmet et Sarah Bright,ses enfants,

Henri, Samuel, Tristan et Louisa,ses petits-enfants,

ont la tristesse de faire part du décèsde

M. Edward Charles EMMET,

survenu à Neuilly-sur-Seine, le 14 juillet2020, dans sa quatre-vingt neuvièmeannée.

Les obsèques se tiendront dansl’intimité familiale.

La famille du

docteurYves GRANDBESANCON,

médecin généraliste,

a la douleur d’annoncer son décès,survenu le 15 juillet 2020, à l’âge desoixante-seize ans.

Les obsèques auront lieu le mardi21 juillet, en l’église de Breurey-Les-Faverney, à 14 h 30.

Une cérémonie sera organiséeultérieurement à La Ciotat. «Valable»,aurait-il dit.

[email protected]

Mela J. Melamed

fait part du décès de son neveu,

DavidMELAMED,

survenu à Paris, le 14 juillet 2020,à l’âge de cinquante-cinq ans.

L’inhumation aura lieu le 22 juillet,à 15 h 30, au cimetière duMontparnasse, Paris 14e.

Ni fleurs ni couronnes.

Cet avis tient lieu de faire-part.

Isabelle Naudin,son épouse,

César et Ulysse,ses enfants,

Danièle et Daniel Naudin,ses parents,

Mariette Valluis,Martial Naudin,Isabelle et Charles Bal,Solal, Joseph, Alix et Rose,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Julien NAUDIN,

survenu le 16 juillet 2020.

Christophe et Elodie,Benjamin et Marina,

ses enfants,Pierre, Martin,Noémie, Lily

et leur maman, Léna,ses petits-enfants,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Geneviève NEUMANN,née DESPEYSSES,

survenu le 15 juillet 2020,à l’âge de soixante-quinze ans.

Elle rejoint son époux,

Christian.

Ses obsèques seront célébrées lemardi 21 juillet, à 10 h 30, en l’égliseNotre-Dame-des-Bruyères de Sèvres.

Montpellier. Nîmes.Aix en Provence. Versailles.

Mme Marcelle Pintard,son épouse,

Jean-François et Sylvie Pintard,Laure et Jean-Marc Frapier,

ses enfants,Caroline et Corentin, Pierre-Jean,

Pierre,ses petits-enfants,

Aloys,son arrière-petit-fils,

Toute sa familleEt ses amis,

ont l’immense tristesse d’annoncerle décès de

Jean-Claude PINTARD,diplômé de la faculté de théologie

protestante de Montpellier,professeur agrégé de philosophie,

inspecteur d’académie,

survenu dans sa quatre-vingt-septième année, le 9 juillet 2020,à son domicile de Montferrier(Hérault).

La cérémonie d’obsèques a eu lieuà Montferrier (Hérault), le 13 juillet,en présence de sa famille et de sesamis.

Cette annonce tient lieu de faire-part et de remerciements.

Sylviane,son épouse,

Grégori,son fils,

Charly,son frère,

Annie,sa sœuret leurs conjoints, enfants et petits-enfants,

Anne,la maman de Jérémie (†) et de Grégori,

Lionel et Marcelle,ses beaux-parents,

Paule et Anne,ses belles-sœurs,

Jérôme,son beau-frèreet leurs conjoints, enfants et petit-enfant,

ont la très grande douleur de fairepart du décès de

Jean François, HenryPROVOST,

architecte DPLG,peintre et sculpteur

de la lumière et des horizons,lecteur fidèle du Monde,

survenu à Paris, le 10 juillet 2020,à l’âge de soixante-neuf ans.

Un hommage lui a été renduau crématorium du cimetière duPère-Lachaise, Paris 20e, le vendredi17 juillet.

Merci à l’équipe de neuro-oncologie du professeur Delattre,de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.

Hasta la victoria siempre.Toujours jusqu’à la victoire.

[email protected]

Madeleine Toulemon,son épouse,

Etienne, Laurent et Pierre-Henri,ses fils,

Pascale, Agnès et Diane,ses belles-filles,

Ses petits-enfantsSes arrière-petits-enfants,Simone Adam-Toulemon,

sa sœur,

ont la tristesse de faire part du décèsde

Robert TOULEMON,inspecteur général

des finances honoraire,officier de la Légion d’honneur.

Ils remercient tous ceux qui ontpartagé leur peine.

Les obsèques ont eu lieu le10 juillet 2020, en l’église deMontagnac-la-Crempse en Dordogne.

Remerciements

Paris. Plouaret. Chatillon.

La famille de

Claude BUCQUET,

remercie toutes celles et tous ceuxqui lui ont témoigné leur amitié etleur soutien, à l’occasion de sondécès, survenu le 21 juin 2020, à l’âgede quatre-vingt-six ans.

[email protected]

Anniversaires de décès

Il y a deux ans,

Pascal DENOS,

fidèle et attentif lecteur du Monde,n’est pas revenu de son trek auPérou.

Il nous manque tellement.

Florence, Marion, Roxane etKillian.

Le 20 juillet 2019, disparaissait

Thierry SIMON,

qui aima sa famille, la Haute-Marneet les chevaux.

Ayez une pensée pour lui.

Mémoire

Le 19 juillet 2012,

Jean-PierreFALQUE-PIERROTIN,

était rappelé à Dieu.

Merci d’avoir une pensée, uneprière pour lui.

Bernadette Pailloncy,Marie-Christine Labuzan,

ses sœurs,Dominique, François, Denis,

ses frères.

Nous n’oublions pas, notre mère,

Marie-Thérèse FALQUE-PIERROTIN,née DUBOIS,

rappelée à Dieu, le 9 juillet 1984.

La Fondation AGESrend hommage

à ses généreux donateurs.

En désignant notre fondation,reconnue d’utilité publique,

comme bénéficiairede leur patrimoine,

ils contribuent à améliorerla vie quotidienne des personnes

âgées dépendantes, souvent isoléeset vulnérables, et à soutenir

leurs aidants à domicile et en ehpad.Leur mémoire restera à jamais

ancrée dans nos souvenirs.Nous ne les oublierons jamais.

Fondation AGES75, allée Gluck - BP 2147

68060 Mulhouse Cedex.www.fondation-ages.org/

La Fédération des Aveuglesde France

rend hommageà ses généreux bienfaiteurs.

En désignant notre associationcomme bénéficiairede leur patrimoine,

ils contribuent à améliorerla vie quotidienne

des personnes aveugleset malvoyantes.

Leur mémoire restera à jamaisancrée dans nos souvenirs.

Nous ne les oublierons jamais.

Fédération des Aveuglesde France,

6, rue Gager Gabillot,75015 Paris.

Tél. : 01 44 42 91 91.

Page 16: Le Monde - 19-07-2020

16 | GÉOPOLITIQUE DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

ziguinchor (sénégal) et sao domingos(guinée­bissau) ­ envoyée spéciale

K ouba Bouli Diatta a les yeuxinjectés de sang, comme s’ilvenait de pleurer. Assis surson bidon d’essence, le vieilhomme essaie d’oublier latouffeur de la brousse bissau­

guinéenne. Il vient de fumer un peu de chan­vre, savourant les plaisirs simples de sa nou­velle vie sans armes. A 63 ans, ce combattant du Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC) a désormais quitté le ma­quis qu’il avait rejoint « avant même d’avoirde la barbe ». Là, à quelques kilomètres du vil­lage de Cassalol, au sud de la frontière avec le Sénégal, nom de la faction du MFDC à la­quelle il appartient, il a passé l’essentiel de sa vie à guetter l’ennemi et à combattre les for­ces de sécurité sénégalaises. L’âge venant, il n’a plus la force de continuer.

Comme d’autres, il fait partie de cette pre­mière génération qui a vieilli au service de la rébellion indépendantiste de Casamance, la plus ancienne d’Afrique encore active, de­puis sa formation, en 1983. Cette région ver­doyante du sud du Sénégal, entre la Gambie et la Guinée­Bissau, demeure le théâtre d’un affrontement sans fin, alternant épisodes de violence armée et longues périodes d’accal­mie. Le bilan officiel des victimes est pour­tant l’un des plus faibles des conflits armés ducontinent : entre 3 000 et 5 000 morts, dont 800 en raison des mines antipersonnel.

Ces engins sont disséminés un peu partoutsur les routes ensablées, les sentiers et les champs de la Casamance, où 1,2 million de mètres carrés de terre environ restentaujourd’hui à déminer, selon le Centre natio­nal d’action antimine du Sénégal. Le 15 juin, deux militaires sénégalais ont été tués et deux autres blessés dans l’explosion d’une mine antichar au passage de leur véhicule,entre les villages de Diagnon et de Bissine, dans l’est de la région. Un rappel que la Casa­mance reste un territoire sous tension, dontle MFDC persiste à réclamer l’indépendance.

DES KALACHNIKOVS ROUILLÉESAu milieu des palmiers et des anacardiers, à mi­chemin entre les villages frontaliers de Kassou et d’Eramé, vivent une vingtaine demaquisards aux côtés de Kouba Bouli Diatta. Dans cette clairière où flotte une odeur de terre brûlée, trois cases en paille font office de quartier général. Quelques kalachnikovs rouillées sont entreposées à l’ombre, contreun muret. Pour l’heure, les armes se taisent.

Kouba Bouli Diatta est silencieux, mélanco­lique. C’est pourtant lui et son passé de guer­rier brave que l’on célèbre en cet après­midi de février, avec du vin de palme servi dansdes gobelets en plastique. Autour de cette fi­gure de la rébellion papillonnent les « ga­mins », des quadragénaires à l’air juvénile,vêtus de fripes délavées. Ce sont eux qui ont récolté, la veille, la sève du palmier afin de

concocter le breuvage de la fête. Ils incarnent la relève de cette rébellion qui s’essouffle. Etla génération qui permettra peut­être aux barbes grisonnantes et aux sourires édentés de voir de leur vivant la Casamance « libre ». Son verre terminé, renonçant à la rhétorique belliqueuse, le retraité du maquis confien’avoir « jamais pensé que la lutte durerait aussi longtemps ». « Je n’avais pas du tout prévu ça », murmure­t­il. Et les « gamins », un brin soucieux, s’imaginent qu’ils vieilliront peut­être comme lui, à l’ombre des palmiers.

Dans son maillot du club de ManchesterUnited, Jacob Diatta – sans lien de parenté avec Kouba Bouli Diatta – ressemble davan­tage à un supporteur égaré dans les profon­deurs de la forêt qu’à un maquisard. Mais sondiscours ne trompe pas. « Je suis rebelle !, pa­voise­t­il. Pourquoi les militaires sont encore àl’intérieur de nos villages ? Qu’ils viennent nous chercher dans la brousse ! »

Depuis 1983, la branche armée du MFDC« Atika » (« combattant » en diola, l’une deslangues locales) combat toute présence desforces de sécurité sénégalaises en Casa­mance, avec quelques milliers de fantassinsmal armés, mal entraînés, mais déterminés. Leur credo : l’indépendance ou la mort.« L’armée a détruit nos maisons, le bétail,tout… », raconte Jacob Diatta, la voix érailléepar la colère. Derrière l’étendard indépen­

dantiste, c’est bien le cours tragique de l’exis­tence, les persécutions, le sentiment d’êtreabandonné par Dakar et l’absence d’avenirpour les jeunes désœuvrés qui ont poussé nombre d’entre eux dans les maquis de Casa­mance, où près de 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Dans les années 1990, le président sénéga­lais, Abdou Diouf, avait d’abord opté pour la répression militaire afin d’écraser la guérilla casamançaise. Des accords de cessez­le­feusuccessifs (en 1991, 1993 et 1995) ont été vio­lés, laissant place à de nouvelles vagues d’af­frontements. Dans le sud de la Casamance, denombreux villages ont été détruits, leurs ha­bitants tués, enlevés ou contraints de partir. Happés par la violence, Kouba Bouli, Jacob et les autres ont fini par fuir en Guinée­Bissau en 1995, suivis de leurs familles, avant de s’en­rôler dans la rébellion.

« Les motivations individuelles sont très im­portantes pour expliquer l’engagement descombattants du MFDC. Beaucoup ont perdu leurs terres, des membres de leur famille ont été tués devant eux, leurs voisins les ontdénoncés à l’armée comme rebelles… »,précise Paul Diédhiou, anthropologue à l’université de Ziguinchor, capitale histori­que de la Casamance.

Aujourd’hui, l’amertume et la frustrationrestent palpables chez les combattants. « On

ne nous considère pas !, lâche Boubacar Diatta – encore un homonyme –, maquisardde 43 ans. Pourquoi ? Parce que nous som­mes casamançais. » L’idée d’un mépris cul­turel de l’élite sénégalaise envers les Diolas,une des ethnies majoritaires en Casa­mance et au sein de la rébellion, a long­temps justifié le recours à la violence duMFDC. « Le Sénégal ne veut pas libérer notre terre », condamne Jacob Diatta.

« MÊME PAS DE QUOI MANGER »En trente­huit ans de rébellion, la vision dumonde cultivée par ces combattants désœu­vrés tout comme leurs conditions de vien’ont pas beaucoup changé. En brousse,l’électricité et le réseau téléphonique man­quent souvent, et rares sont ceux qui possè­dent un véhicule. Les plus chanceux roulentsur de vieilles motos chinoises Jakarta,taillées pour filer sur les chemins défoncés.Alors, presque coupés du monde, les rebellesse sont attachés à leur routine : patrouillesarmées, entretien du camp, cultures d’ana­carde, d’arachide et de marijuana.

« On n’est pas découragés, mais vivre dans lemaquis est difficile. Parfois, tu n’as même pasde quoi manger… Enfin… Nous souffrons pourla population de la Casamance, pour sonunité », se résigne Jacob Diatta. Pourtant, le Mouvement des forces démocratiques de

LES « GAMINS », QUADRAGÉNAIRESÀ L’AIR JUVÉNILE

ET VÊTUS DE FRIPES DÉLAVÉES, 

INCARNENTLA RELÈVE DE

CETTE RÉBELLIONQUI S’ESSOUFFLE

Sénégal En Casamance,

la plus vieille rébellion d’Afrique

« Ni guerre ni paix » : la province du sud du Sénégal est, depuis 1983,le terrain d’un conflit à bas bruit pour l’indépendance. Les autorités ont

parié sur le pourrissement de cette lutte aujourd’hui au point mort

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0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 géopolitique | 17

Casamance n’est pas un modèle d’harmonie.Depuis la fin des années 1990, son aile politi­que et son aile armée se déchirent sur fondd’accusations de corruption et de traîtrise àl’idéal indépendantiste. « Les divisions ontcommencé dès les années 2000, avec l’assas­sinat de Léopold Sagna. A l’époque, il avait étédésigné comme nouveau chef de l’aile arméepar le leader historique du mouvement, l’abbéAugustin Diamacoune Senghor », relate M. Diédhiou, l’anthropologue.

Depuis, deux chefs importants du MFDC,César Atoute Badiate et Salif Sadio, se sont lancés dans une lutte fratricide, voulant ravir la place des chefs disparus. Le premier a ins­tallé sa faction à Cassolol, à la frontière entre le Sénégal et la Guinée­Bissau, et a chassé le second vers le front nord en 2006, près de la frontière sénégalo­gambienne.

DES MILLIONS DE FRANCS CFA DISTRIBUÉSCes rivalités intestines ont été exacerbéessous la présidence au Sénégal d’AbdoulayeWade (2000­2012). « Il a accentué la divisionde la rébellion casamançaise en injectant beaucoup d’argent dans le maquis », explique Ibrahima Gassama, journaliste et animateurde l’émission de radio dominicale « Le Carre­four de la paix », consacrée à ce conflit. Des millions de francs CFA ont été distribués à deschefs et à des intermédiaires pour acheter la paix, mais cette stratégie a donné le goût du gain aux combattants du MFDC et conduit àson éclatement. « Aujourd’hui, on identifie une vingtaine de campements de rebelles le long des frontières », affirme M. Diédhiou. Labrutale partition du mouvement armé a pro­fité à l’installation de deux autres factions.Celle de Fathoma Coly, dite « Diakaye », situéedans la zone des palmiers, au nord­ouest deZiguinchor. Et le camp d’Ibrahima Compass Diatta, au sud­est de la capitale casamançaise,près du village de Sikoum.

Jacob Diatta et ses compagnons assurentque les tensions entre les leaders du MFDC ap­partiennent au passé. « Il y a eu des divisions, mais maintenant c’est fini, clame­t­il, tout en restant évasif sur les intentions de son chef, César Atoute Badiate. Nous sommes unis, il n’ya pas de problèmes. Atoute parle avec tout lemonde. » Des pourparlers ont débuté dès 2014entre les factions de César Atoute Badiate, Fa­thoma Coly et Ibrahima Compass Diatta, avecl’ambition d’unifier l’aile armée, condition sine qua non pour engager des négociations de paix avec l’Etat sénégalais. Mais, là encore, l’entente est fragile. Fin avril, Ibrahima Com­pass Diatta a été accusé de trahison et desti­tué de sa fonction de chef.

Dans le maquis, cette relative accalmie apermis à certains combattants de fonderune famille. Certains se sont mariés et sontdevenus pères, brouillant les frontières en­tre leurs quotidiens de rebelle et de civil.« Moi, j’ai des enfants en pagaille ! », plaisanteJacob Diatta. Autour de lui, les éclats de rirefusent. Il explique, non sans fierté, rendre visite à ses rejetons une semaine par mois.« Mais tu ne peux pas quitter comme ça le

maquis, sans permission », explique­t­il.« Ceux qui ne sortent jamais du maquis sonttrès peu nombreux aujourd’hui », affirmeMokhtar Niang, ex­membre du Centre pour le dialogue humanitaire, une ONG suissespécialisée « dans la diplomatie privée », quia organisé des pourparlers entre les factions,dès 2014. « La plupart des rebelles du MFDCcirculent entre la brousse, Ziguinchor, la Gui­née­Bissau et la Gambie. Même les chefs de faction, excepté Salif Sadio, bougent beau­coup. Ils ont des femmes et des enfants un peu partout dans la région. »

Adossé contre une case, Eugène Diédhioufixe l’écran brisé de son téléphone portable.A 38 ans, il est le plus jeune du groupe et n’aconnu la Casamance qu’en état de conflit. D’abord à 13 ans, comme réfugié fuyant levillage casamançais de Youtou jusqu’en Gui­née­Bissau, puis comme maquisard, à 18 ans. Aujourd’hui, ce neveu de Kouba BouliDiatta jure qu’il n’attend qu’une chose : « Sevenger de l’armée », toujours présente auxabords des villages casamançais. Son impé­tuosité n’étonne personne. Pieds nus, il se lève, s’échauffe et se rassoit. Jacob Diatta re­prend la parole, solennel : « Nous, on veut né­gocier avec l’Etat du Sénégal pour avoir lapaix. » Il y a quelques années, aspirer à unetrêve s’apparentait à un acte de trahison. Demême qu’abandonner le maquis pour dé­noncer la lutte armée.

A Ziguinchor, centre économique et politi­que de la Casamance, Louis Tendeng est une figure locale. Il est l’un de ceux qui fondèrentle premier maquis, sous l’autorité de Sidy Ba­dji, le chef historique d’Atika. Sur le parvis de la Maison de la paix, avenue Ibou­Diallo, l’an­cien maquisard a aujourd’hui des allures dedandy, avec son panama et sa chemise àfleurs. D’emblée, il reconnaît que « ce conflit atrop duré ». Depuis son départ de la broussecasamançaise, en 1996, Louis Tendeng œuvre pour que les rebelles acceptent de né­gocier avec Dakar. « Au début, ils me considé­raient tous comme un corrompu, alors que cen’était pas le cas ! », se défend le sexagénaire.Il collabore avec plusieurs ONG impliquées

dans la médiation, et utilise son réseaucomme son expérience du maquis pour s’adresser tantôt aux officiels sénégalais, tantôt aux rebelles. « J’ai perdu mon temps, toute ma vie, dans ce conflit. La seule choseque je regrette, c’est qu’il n’y ait toujours pas de solution », déplore­t­il.

En 2012, l’arrivée à la tête de l’Etat de MackySall – toujours en place – avait suscité un re­gain d’espoir. Le président avait affiché sa vo­lonté de négocier avec le MFDC. Mais, au seindu mouvement profondément divisé, seul Salif Sadio, chef de la faction Nord, avait saisi l’occasion. Depuis, les négociations sont pla­cées sous l’égide de la communauté catholi­que de Sant’Egidio. En huit ans, une dizaine de rencontres ont été organisées par la mé­diatrice de paix, à Rome, entre les représen­tants des deux parties. Pourtant, le gouverne­ment sénégalais est resté très discret sur la te­neur de ces discussions. La dernière en date s’est déroulée les 28 et 29 février, après deux ans d’interruption dans les pourparlers.

Profitant de ce silence, Salif Sadio a orga­nisé, lui, une série de réunions publiques dans son fief du Fogny, au printemps 2019. Officiellement, il souhaitait rendre compte de l’avancée du processus de paix, mais,comme en témoigne une vidéo que Le Monde a pu consulter, le chef indépendan­tiste utilisait ses rassemblements pour diffu­ser des idées radicales. Entouré de ses hom­mes armés, il s’est adressé, le 29 juin, à plu­sieurs centaines de villageois rassemblés dans le bourg de Baye Peul (nord de la Casa­mance). « Le Sénégal nous a poussés à entrer dans le maquis. C’est l’armée qui nous a atta­qués en premier. Alors pourquoi n’aurions­nous pas le droit de leur tirer dessus ? », a­t­ildemandé en mandingue (dialecte ouest­afri­cain), avant d’être applaudi par la foule.

DISCUSSIONS DE PAIX À ROMEVêtu d’un boubou immaculé, le septuagé­naire a martelé pendant plus de deux heuresses arguments en faveur de l’indépendance.De quoi s’interroger sur l’état des discus­sions de paix en cours à Rome. Or, ces mani­festations orchestrées par Salif Sadio ontpourtant été menées, au départ, avec l’avaldes autorités locales. L’armée quadrillait lazone pour prévenir tout débordement. Mais,jugés trop subversifs, les « meetings » ontfini par être interdits. Certains des lieute­nants de Salif Sadio ont même été arrêtéspour leurs propos séditieux. Le chef de guerre ne s’est pas exprimé en public depuislors. Et pour cause : plusieurs sources offi­cielles affirment que lui et César Atoute Ba­diate sont gravement malades.

Ce déclin des leaders du MFDC a coïncidéavec la disparition de régimes autrefois favo­rables à la rébellion, en Gambie et en Guinée­Bissau. En 2017, la chute du dictateur gam­bien, Yahya Jammeh, a privé Salif Sadio de son principal soutien politique et financier. Exilé en Guinée équatoriale, l’autocrate a aus­sitôt été remplacé par un proche de MackySall, Adama Barrow, président depuis 2016,

malgré sa promesse de ne rester au pouvoirque trois ans. En Guinée­Bissau, l’élection d’Umaro Sissoco Embalo, en décembre 2019, a aussi marqué la fin d’une ère. Cet autre ami de Macky Sall, au positionnement libéral, est le premier président à ne pas porter les cou­leurs du Parti africain pour l’indépendance dela Guinée et du Cap­Vert (PAIGC). Jusqu’alors, cette formation avait dominé la vie politique bissau­guinéenne depuis l’indépendance du pays, en 1974. Ses liens étroits avec les maqui­sards casamançais avaient contribué à aggra­ver l’instabilité politique de la Guinée­Bissau. Pour le Sénégal, ce nouveau contexte sous­ré­gional représente une aubaine.

« L’Etat sénégalais est en position de force,sur le plan militaire et sur le plan politique, face au MFDC, note Jean­Claude Marut, géo­graphe et spécialiste du conflit casamançais.Pourquoi négocierait­il avec un mouvement en voie d’essoufflement ? Le Sénégal joue la carte du pourrissement, en espérant que la ré­bellion va s’épuiser d’elle­même. » Les revendi­cations indépendantistes finiront par mouriravec ceux qui les ont formulées, croit­on au sommet de l’Etat. « Le Sénégal n’a jamais con­sidéré la situation casamançaise comme un conflit, et encore moins comme une guerre ré­gionale. Pour les autorités, cela reste une crise interne. Encore aujourd’hui, certains offi­ciels n’hésitent pas à dire que les rebelles sontjuste des enfants perdus de la nation », assure Mokhtar Niang, ex­membre de l’ONG Centrepour le dialogue humanitaire.

UNE RÉGION QUI FUT PRISÉE DES TOURISTESDes égarés, que les autorités essaient tantbien que mal de réintégrer dans leur giron. « L’objectif est que les combattants du MFDCquittent le maquis pour revenir progressive­ment à la vie civile », confirme M. Marut. Les projets de développement se sont multipliés pour désenclaver cette région autrefois priséedes touristes et relever son économie exsan­gue. Depuis début 2019, « une centaine de combattants » auraient exprimé leur souhaitde déposer les armes, selon Robert Sagna, an­cien maire de Ziguinchor et président du Groupe de réflexion pour la paix en Casa­mance, qui intervient en tant que facilitateur dans les négociations.

Combien sont­ils, à l’inverse, qui rejoi­gnent les rangs du mouvement ? Aucun chif­fre fiable n’existe, même si tout porte à croire qu’ils sont de moins en moins nom­breux. « Bien sûr qu’il y en a ! Je suis moi­même la preuve que des jeunes partent encoredans le maquis », s’agace Eugène Diédhiou.Mais que vont­ils faire dans une lutte arméeau point mort ?

« Ni guerre ni paix ». L’expression est régu­lièrement évoquée pour décrire ce statu quocasamançais. Et ses effets pervers. La rébel­lion a bâti une économie parallèle lui permet­tant d’entretenir son influence sur ses terri­toires. Les trafics de bois de vène, de chanvre, de noix de cajou et de produits importés prospèrent dans les zones transfrontalières, àproximité des cantonnements du MFDC. La contrebande occupe de nombreux maqui­sards. Face à cette situation, l’Etat sénégalais semble fermer les yeux. En mars, une en­quête menée par la BBC Afrique révélait que 10 000 hectares de forêt de bois de rose en Ca­samance avaient été abattus illégalement de­puis 2014. « La région est livrée à elle­même, au gré du MFDC et des bandits transfronta­liers. Jusqu’à quand ? », interroge le journalisteIbrahima Gassama.

Ces trafics offrent surtout des opportunitésde reconversion aux maquisards les plus haut placés. « Les chefs de la rébellion se prépa­rent au moment inévitable où l’étau va se res­serrer sur eux. Ils pourront alors s’évaporer dans la nature du jour au lendemain, puis­qu’ils ont des attaches hors du maquis. La plu­part d’entre eux possèdent des documents d’identité à la fois sénégalais et bissau­gui­néens ou gambiens », précise M. Niang.

Pour les combattants de Cassolol, il n’estpas question de reconversion ni de déposerles armes. Tous s’accrochent à leur vérité. « Sile Sénégal ne veut pas régler notre problème,nous resterons et mourrons ici. Nous ne sor­tirons jamais du maquis ! », prévient JacobDiatta. « C’est nous qui avons perdu le plus dans cette guerre, poursuit­il, tout en sor­tant de sa poche une feuille à rouler et un pe­tit flacon de chanvre indien. Mais ce n’estpas grave. S’ils acceptent de nous rendre la Casamance, nous leur pardonnerons. »« Dieuredieuf [« merci » en wolof] le Sénégal !Puis c’est tout : on oublie », termine­t­il dansun souffle de fumée.

mariama darame

LES DATES

1er janvier 1981 Abdou Diouf est élu président du Sénégal.

26 décembre 1982 Manifestation à Ziguinchor, « capitale » de la Casamance, pour une meilleure répartition des terres et l’amélioration du système éducatif.

Janvier 1983 Création d’« Atika »,branche armée du Mouvement des forces démocratiques casamançaises (MFDC).

29 mars 1991 Premier accordde cessez-le-feu entre le gouver-nement sénégalais et le MFDC.

Mars 1993 Détection de mines antipersonnel en Casamance.

6 avril 1995 Disparition de quatre ressortissants français près de la station balnéaire du cap Skirring.

19 mars 2000 Abdoulaye Wade est élu président du Sénégal.

30 décembre 2004 Signature d’accords de paix entre l’Etat du Sénégal et le MFDC, à Ziguinchor.

14 janvier 2007 Mort, à Paris, de l’abbé Diamacoune Senghor, figure charismatique du MFDC.

25 mars 2012 Macky Sall est élu président du Sénégal. Début des né-gociations entre le gouvernement et le chef de la faction Nord, Salif Sadio.

A gauche : Richard Mendy, à Punta Rosa (Casamance), le 26 janvier 2018, montre les traces des obus que l’armée sénégalaise a lancés sur les rebelles du MFDC. Les autorités réagissaient au meurtre de 14 bûcherons, le 6 janvier, dansla forêt de Bourofaye, au sud de Ziguinchor.

Ci­dessus : la forêt de Bissine, en Casamance,le 27 janvier 2018.La contrebandeet le trafic de bois provoquent de vives tensions dansla région.MICHAEL ZUMSTEIN/AGENCE VU

GAMBIE

GUINÉE-BISSAU

CASAMANCE(SÉNÉGAL)

Ziguinchor

Cassolol

KassouYoutou

Diagnon

Bissine Sikoum

FOGNYOcéanAtlantique

SÉNÉGAL

50 km

Infographie Le Monde

CASAMANCE

Eramé

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Page 18: Le Monde - 19-07-2020

18 | géopolitique DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

De l’Ethiopie au Yémen, sur la route des larmesAvec l’espoir d’arriver un jour en Arabie saoudite et d’y gagner leur vie, des milliers d’Oromo quittaient l’Ethiopie, avant la pandémie de Covid­19, pour se lancer, à pied, dans une traversée infernale. Le photographe Oliver Jobard les a suivis dans leur calvaire

Hodeïda

Aden

Obock

Ras Al-Arah

SOMALIE

ARABIE SAOUDITE

DJIBOUTI

ÉTHIOPIE

ÉRYTHRÉE

Golfe d’Aden

Bab Al-Mandab

Mer Rouge

Sanaa

YÉMEN

100 km

Page 19: Le Monde - 19-07-2020

0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 géopolitique | 19

johannesburg ­ correspondant régional

C’est une route desouffrance, de mort,d’espoirs trompés :elle rase le Bab Al­Mandab, la « portedes larmes » (ou des

lamentations), dont le nom, figurati­vement, désigne l’entrée de la mer Rouge, entre l’Afrique et la péninsule Arabique. Une étape le long d’une route de plusieurs milliers de kilomè­tres, empruntée par des damnés ve­nant d’Ethiopie qui bravent la mortpour se rendre en Arabie saoudite.

Les hommes et les femmes, souventtrès jeunes, très pauvres, qui traver­sent, à pied, les étendues minérales de Djibouti ou la zone côtière du sud du Yémen, appartiennent presque tous au groupe des Oromo, le plus impor­tant d’Ethiopie, dont ils constituent environ le tiers de la population (quel­que 30 millions de personnes). De leurs campagnes, ils tentent de rejoin­dre les pays du Golfe dans l’espoir d’y trouver du travail. Pour cela, il faut passer à travers le Yémen, plongé dansla guerre civile depuis 2015.

Le désert brûlant en tongsFin 2019, Charles Emptaz et Olivier Jo­bard ont sillonné la partie la plus dure de cette route. Arrivés d’Ethio­pie, des centaines d’hommes et defemmes traversent à pied la frontière de Djibouti pour gagner la côte. Ils avancent, certains en tongs, en ber­muda, dans ce désert de roches brû­lantes. Ceux qui survivent atteignent le golfe d’Aden. Ils s’y embarquent à bord de boutres jusqu’à Ras Al­Arah, sur la côte sud du Yémen.

Les candidats au monde meilleurpassent sur l’autre rive, changent de continent. Certains vont être enlevés,torturés, rançonnés. De cette traver­sée de l’enfer, les deux journalistes ont rapporté un documentaire rare, d’une tristesse qui prend à la gorge (Yémen : à marche forcée, 2019, dispo­nible en replay sur Arte.tv).

Lorsque ce travail a été réalisé, plusde 20 000 personnes passaient cha­que mois, sans aide extérieure, organi­sations humanitaires ou témoins. Dé­sormais, la « route de la mort » est cou­pée. Ce que l’épidémie de choléra, qui a endeuillé le Yémen ces dernières années (plus de 1 million de cas, 2 000 morts) n’était pas arrivée à faire, le Covid­19 y est parvenu : les passeurs yéménites ont cessé leur activité. Res­tent, en souffrance, des milliers de ces voyageurs bloqués à Aden, les plus abandonnés des abandonnés.

jean­philippe rémy

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Page de gauche, en bas : avant de franchir clandestinement la frontière entre l’Ethiopie et Djibouti, les Oromo doivent affronter le désert de Galafi, l’une des régions les plus chaudes du monde.En haut : un boutre où se sont entassés soixante-dix migrants oromo pour une traversée de quatre à six heures du détroit de Bab Al-Mandab (« porte des larmes »), qui relie Djibouti au Yémen.

Ci-contre : halte entre Ras Al-Arah et Aden. Devant les restaurants situés sur la route, les migrants, affamés, récupèrent les restes des clients pour se nourrir.

Ci-dessous : un groupe de migrants oromo, installé devant un stade désaffecté d’Aden, la grande ville du Yémen du Sud. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres, désargentés, ils tentent de travailler ou mendient dans l’espoir de continuer leur route vers l’Arabie saoudite.PHOTOS : OLIVIER JOBARD/MYOP

En haut, à gauche : des migrants oromo à peine débarqués sur la côte sud du Yémen.En bas : une fois arrivés au Yémen, les Oromo doivent marcher de quatre à cinq jours pour atteindre Aden.

Ci-dessus : après leur débarquement sur la côte sud du Yémen, près du village de Ras Al-Arah, les migrants oromo entament leur longue marcheà travers ce pays détruit par la guerre civile.

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Le bonheur briséde Sarah Hegazy

Pour avoir brandi le drapeau de la cause homosexuelle lors d’un concert au Caire, cette jeune militante égyptienne a été jetée en prison, torturée, contrainte à l’exil au Canada, où elle a mis fin à ses jours en juin

L ongtemps, Sarah Hegazy a eudeux vies. L’une à la maison, dejeune fille sage et voilée, principalsoutien de sa famille depuis lamort de son père. L’autre surInternet et en ville, de militante

LGBT et communiste en Egypte. Un soir deseptembre 2017, dans la communion d’un concert du groupe de rock libanais Mash­rou’Leila, idole de la jeunesse révolutionnairearabe, Sarah a fait cesser cette schizophrénie et joint les deux bouts de son existence. Elle abrandi le drapeau arc­en­ciel de la cause ho­mosexuelle dans la nuit cairote, tête nue ettout sourire. Mais il a suffi qu’une photo de cecoming out, de ce bonheur sans retenue, soit postée sur les réseaux sociaux pour que la viede Sarah Hegazy explose.

Dénoncée dans la presse, arrêtée, interrogée,torturée et poursuivie en justice, elle a été con­trainte à l’exil. Deux ans et demi après son dé­part d’Egypte, elle a mis fin à ses jours, le 14 juin 2020 à Toronto, en laissant ce court message : « A mes frères et sœurs – j’ai essayé detrouver le salut mais j’ai échoué, pardonnez­moi. A mes amis – l’épreuve est dure et je suis trop faible pour l’affronter, pardonnez­moi. Aumonde – tu as été extrêmement cruel, mais je tepardonne. » La courte vie de Sarah Hegazy, morte à 30 ans, loin de sa famille et de son pays, résume à elle seule une décennie tragi­que dans le monde arabe : les réseaux sociaux,la révolution, la cause LGBT, la contre­révolu­tion encore plus féroce que l’ancien régime, la torture, l’exil et la mort. Les causes et les en­chaînements diffèrent, mais, en Egypte, comme en Syrie, en Libye ou au Yémen, le for­midable espoir soulevé par les révolutions de 2011 a débouché sur une terrible tragédie, un gâchis incommensurable.

ABANDON DU VOILELorsque la révolution éclate, le 25 janvier 2011,au Caire, Sarah Hegazy vient tout juste d’avoirle bac. Issue d’une famille de la toute petite classe moyenne, elle n’a pas les moyens d’en­tamer de longues études à l’université et ef­fectue l’équivalent d’un BTS informatique. Son père, professeur de physique, vient de mourir. Sa mère n’a jamais travaillé. Il faut as­surer l’avenir des deux petits derniers, une fille et un garçon que Sarah prend sous son aile. Le fils aîné est déjà ailleurs. C’est elle « l’homme de la famille ». « Pendant ses an­nées de collège et de lycée, Sarah était salafiste,raconte Mostafa Fouad, son avocat. La révolu­tion lui a ouvert tout un champ de pensée etd’idées. » Elle s’est mise à tout lire : Marx, Dos­toïevski, Simone de Beauvoir.

Si elle ne fait pas partie de ceux qui ontlancé la révolution, à l’instar de Wael Gho­nim, responsable marketing chez Google

Moyen­Orient et administrateur de la princi­pale page Facebook ayant appelé à manifes­ter dès le 25 janvier, Sarah Hegazy appartient à la génération qui s’est politisée grâce à elle. Cette jeunesse est nombreuse (les moins de 20 ans forment plus de la moitié de la popula­tion), à l’aise avec les outils numériques, ettrès majoritairement urbaine. Après la chute d’Hosni Moubarak, au pouvoir depuis trente ans, la censure est levée, au moins pendant quelques mois. La Toile se transforme en unegigantesque place Tahrir virtuelle. Jusque dans les villages les plus reculés, la jeunesse égyptienne découvre un océan d’idées neu­ves parfois choquantes : l’athéisme, l’homo­sexualité, le féminisme et le communismes’exposent au grand jour.

Du salafisme, Sarah Hegazy glisse vers unconservatisme de plus en plus éclairé. La révo­lution est déjà largement enterrée par le prési­dent Abdel Fattah Al­Sissi, issu de l’armée. Après avoir renversé, en 2013, les Frères musul­mans, portés au pouvoir l’année précédente par les premières élections libres de l’histoire de l’Egypte mais incapables de gérer le pays, il a réprimé la gauche et les militants des droits de l’homme. Son élection à la présidence, en 2014, fleure bon les plébiscites d’antan.

Mais Sarah n’en a cure, elle repousse tou­jours plus loin ses limites. « Elle a eu un petitami, mais ça ne marchait pas, confie Omar Ghoneim, l’un de ses plus proches amis du­rant ses tout derniers mois. Les garçons ne l’attiraient pas autant que les filles. Elle ne vi­vait pas très bien cette différence. Elle se de­mandait si quelque chose n’allait pas bien chez elle. » Mostafa Fouad confirme : « En 2016, elle se voyait comme bisexuelle. Dé­but 2017, elle a compris qu’elle était homo­sexuelle. Elle en parlait de plus en plus libre­ment. » Perpétuellement amoureuse, elle dé­cide de ne plus porter le voile, mais sa famillen’en a rien su, car la jeune femme continuait à l’arborer dans son quartier conservateur et populaire de Sayeda Zeinab. Elle avait même créé deux comptes Facebook : l’un pour la fa­mille, l’autre pour le militantisme.

Sans être formellement interdite par la loi,l’homosexualité est un tabou dans une socié­té aussi religieuse et conservatrice que l’Egy­pte, autant pour les musulmans qu’au sein de la communauté copte, les chrétiens lo­caux. Même si, dans les faits, les pratiques ho­mosexuelles ne sont pas rares, notammentparce que l’âge moyen du mariage ne cesse de reculer à cause de la difficulté des jeunes àtrouver un emploi, et donc à s’installer horsdu domicile familial. Le tabou véritable, c’est l’homosexualité assumée, revendiquée. Le pouvoir, en mal de légitimité, n’avait pas hé­sité à jouer sur cette corde sensible durant le dernier tiers du régime Moubarak.

Sarah Hegazy avait 12 ans quand a éclaté lescandale du Queen Boat. Cette discothèque installée sur une péniche amarrée sur les rivesdu Nil, juste en face du ministère des affaires étrangères et du siège de la radio­télévision, était l’un des hauts lieux de la communauté gay du Caire. Le 11 mai 2001, la police y effectueune descente surprise et arrête 52 hommes. Larafle est aussitôt relayée par les médias gou­vernementaux, qui jettent en pâture au publicles noms et adresses des prévenus. Soumis à un test anal afin de « prouver leur homosexua­lité » et passés à tabac, cinquante d’entre eux sont jugés dans la foulée pour « débauche » et « comportement obscène », les deux restants pour « mépris de la religion ».

Le 14 novembre suivant, vingt­deux accusésfurent déclarés coupables de « pratique habi­tuelle de la débauche », un de « mépris de la re­ligion » et un des deux chefs d’accusation. Ce dernier reçut la peine la plus lourde, cinq ans de travaux forcés. Un mineur, jugé par un tri­bunal spécial, fut condamné à trois ans de pri­son plus trois années de mise à l’épreuve. Un second procès, en 2002­2003, s’acheva par la condamnation à trois années de prison de 22 accusés et l’acquittement de 29 autres.

Cette chasse aux sorcières d’un type nou­veau visait, pour le pouvoir, à contrer les isla­mistes sur leur terrain, celui des bonnes mœurs et des valeurs conservatrices. Seize ans plus tard, la recette est exactement la même : occuper le terrain des islamistes tout en les réprimant férocement, détourner l’opi­nion publique des difficultés de la vie quoti­dienne au moyen de scandales spectaculaires.Sarah Hegazy est d’autant plus dans le colli­mateur de la Sécurité nationale, le service qui a remplacé à l’identique l’ex­Sécurité d’Etat, la police politique honnie sous Moubarak, qu’elle a participé, en 2017, à la fondation de Pain et liberté, une formation marxiste, tou­jours en attente de son autorisation à ce jour.

Homosexuelle revendiquée, militante fémi­niste et de gauche, autrice d’un blog où elle ex­posait ses idées au grand jour, elle devenait une « cible ». La photo de son coming out dif­

fusée sur les réseaux sociaux sans son con­sentement – par un jeune homme qui est dé­cédé depuis dans un accident de voiture – of­fre un prétexte idéal. Une campagne de presseannonce la répression à venir : le « drapeau gay » est décrit comme le signal d’un « com­plot financé par l’étranger » et destiné à « dé­truire les fondements de la société égyptienne ».

Mostafa Fouad, qui dirige alors le HeliopolisCenter for Political Development and Human Rights Research, est aussitôt prévenu de son arrestation et de son incarcération au com­missariat de Sayeda Zeinab, tout près du mi­nistère de l’intérieur. « Sarah pensait sortir rapidement et son principal souci était d’évi­ter que sa famille ne l’identifie, raconte l’avocat.D’ailleurs, son frère aîné ne l’avait pas reconnuesur la photo. » Mais son identité fuite rapide­ment et une vaste rafle vise les participants auconcert de Mashrou’Leila – plus de 75 person­nes sont arrêtées. Le groupe proteste, en vain.

ISOLEMENT TOTALAvant d’être transférée devant le procureur de la Sécurité nationale, chargé des affaires terro­ristes, pour être interrogée, Sarah Hegazy su­bit une première torture : ses geôliers la désignent comme homosexuelle aux autres codétenues, les incitant à la molester. Cette « technique » est couramment utilisée par les policiers égyptiens : un jeune Français, EricLang, est ainsi décédé mystérieusement pen­dant sa détention dans un commissariat du centre du Caire en septembre 2013, probable­ment des suites d’un tabassage en règle mené par d’autres prisonniers.

Dans le bureau du procureur, la jeunefemme découvre que les enquêteurs « savent tout d’elle », comme le raconte son avocat. On l’interroge sur ses idées politiques, sescontacts, ses fréquentations, ses pratiques sexuelles. Elle est ensuite envoyée à la prisonpour femmes d’Al­Qanater, là où fut détenue au tout début des années 1980 son modèle, l’intellectuelle et féministe Nawal Al­Saa­dawi. Selon son récit ultérieur, elle est sou­mise à des chocs électriques, notamment dans les parties génitales. Mais le plus dur estl’isolement total qui lui est imposé. « Elle n’avait pas le droit aux promenades, ni àaucun moyen d’écrire ou de communiquer », toujours selon Mostafa Fouad.

A sa sortie, dans l’attente de son procès,elle est passible de quinze ans de prison. Mais, surtout, elle est devenue la cible d’unehaine en ligne terrifiante. Même sa famille larejette, à l’exception de sa mère malade et le cœur brisé, d’un cousin et de ses deux ca­dets. Elle n’a d’autre choix que d’accepter la proposition d’asile du Canada, où elle émi­gre en mars 2018, ainsi que son ami AlaaAhmed, arrêté, torturé et poursuivi lui aussi pour avoir brandi le drapeau arc­en­ciel. Son avocat, Mostafa Fouad, est également con­traint à l’exil en Turquie.

Mais le soulagement de trouver un havresûr est rapidement supplanté par la dureté de l’exil. Sa mère décède quelques semainesplus tard. « Elle a alors développé une culpa­bilité terrible d’être loin », se souvient Mos­tafa Fouad. Le Canada et son climat rigou­reux lui pèsent. Elle découvre l’intégrismed’une partie des musulmans d’Occident. Sesécrits, où elle fustige le caractère réaction­naire de la classe moyenne arabe, les ulcè­rent. « Elle se voyait un destin en Egypte, ren­chérit Omar Ghoneim, qui vient d’obtenir lestatut de réfugié en France après deux an­nées de procédure. En la coupant de sonpays, on l’a privée de son oxygène. »

Elle ne parvient pas à se faire d’amis parmiles Egyptiens de Toronto, trop obsédés par laréussite matérielle et « manquant de profon­deur », selon ses dires, ni dans la commu­nauté LGBT, qui la prend en pitié et ne com­prend rien à son parcours paradoxal ni àses diatribes anti­impérialistes. Seul Bernie Sanders trouve grâce à ses yeux. Elle ne pos­sède pas les codes ni l’aisance internationaledes jeunes gens riches passés par l’univer­sité américaine du Caire.

Le plus dur reste les souvenirs de détentionqui la hantent et qu’elle a racontés dans un texte de 2018 récemment publié par Libéra­tion. « Sarah s’est toujours souciée des autres, explique Omar Ghoneim. Mais rien ne pouvaitla sauver d’elle­même. Elle voyait des médecins,mais soit on l’assommait de médicaments ou de chocs électriques, soit les doses étaient trop légères, elle reprenait espoir puis rechutait. »

Pour Sarah Leah Whitson, directrice Moyen­Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch, qui l’avait rencontrée récemment, Sa­rah Hegazy était « clairement en souffrance, traumatisée par sa torture ». « Au cas où quel­qu’un aurait un doute, le gouvernement égyp­tien l’a tuée », ajoute­t­elle. Sa mort a déchaî­né les anathèmes habituels, mais a aussi sus­cité le soutien public émouvant d’Hamed Sinno, le chanteur gay de Mashrou’Leila, lui­même en exil à New York, et surtout une vague sans précédent de soutiens à la cause LGBT dans le monde arabe.

christophe ayad

« ELLE SE VOYAIT UN DESTIN EN ÉGYPTE. 

EN LA COUPANT DE SON PAYS, ON L’A PRIVÉE 

DE SON OXYGÈNE »OMAR GHONEIM

ami de Sarah Hegazy

Sarah Hegazy, en avril 2018. SARAH HEGAZY/INSTAGRAM

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James Carlès : « Ce sont les psychés qu’il faut réparer »UNE PROMENADE AVEC… 2|7 Chaque samedi, cet été, « Le Monde » se met dans les pas d’une ou d’un artiste dans un lieu qui lui tient à cœur. Aujourd’hui, déambulation au Mirail, à Toulouse, avec le chorégraphe et danseur

U n car de police nousdouble, fait demi­tour. Hésite à s’arrêterà notre hauteur. S’en

va. « Ah… J’ai bien cru… A chaquefois, je me dis : c’est pour moi. Ilreste une peur qui vient de l’ado­lescence. On a été si souvent con­trôlés… Et pas toujours de façon douce. » Voix chaude, gestes tendres, souplesse du lynx lors­que d’un seul coup son grandcorps de danseur se met en mou­vement, James Carlès, 52 ans,nous emmène à travers les quar­tiers du Mirail, à Toulouse. « Le ra­cisme est complexe et multiforme.Celui de l’affaire George Floyd, c’estcelui qui pavane. Mais il y a aussitoutes les autres formes cachées.Lutter contre ça est un combat de tous les jours qui ne peut être qu’une démarche personnelle, sur soi et avec ce qui nous entoure. Jene vais plus aux manifestations. Jel’ai beaucoup fait. Je me méfiemaintenant des effets inverses, desrécupérations. »

Le chorégraphe (son spectacleCoupé­décalé, créé avec la Sud­Africaine Robyn Orlin, a fait le tourdu monde) est également cher­cheur depuis sept ans à l’univer­sité du Mirail, où il travaille avec l’équipe du philosophe Jean­Chris­tophe Goddard sur les discrimina­tions et la « pensée décoloniale ».

A côté du centre chorégraphi­que qu’il a créé avec sa troupe, il y a vingt­deux ans, dans une an­cienne coopérative laitière le longde la Garonne (1 000 m2 de par­quet de bal, une cinquantaine deprofesseurs, cours, répétitions,présentations de petites « for­mes »), il a d’ailleurs installé son propre centre de documentationpersonnel sur les afro­descen­dants. En majesté, au milieu desempilements de livres, le mobi­lier royal que son père avait autrefois offert à son roi, à Bana, dans la partie francophone duCameroun, à 200 kilomètres aunord de Douala.

« Croyant universel »Au départ est le grand­père – le­quel, mort à 114 ans, a chevauché trois siècles. Lorsque celui­ci était jeune, au début du XXe siècle, deux de ses frères ont été « attra­pés » et vendus – sans qu’on sacheexactement dans quelles condi­tions. Ce qui est sûr, c’est que le roia laissé faire, la zone de transit était située derrière le palais, et aucun esclave ne partait sans son aval. La famille est allée le voir, il areconnu son erreur, mais il était trop tard. « C’est resté une hontefamiliale. Mon grand­père puis mon père n’ont cessé de les cher­cher, par tous les moyens, à travers

les archives, en interrogeant les es­prits… On a finalement retrouvél’un d’eux dans une grande planta­tion de la côte, vers Limbé, dans la région anglophone. Mais les re­trouvailles se sont mal passées. L’autre frère, lui, n’a laissé aucunetrace », raconte James Carlès, quicontinue de porter cette histoire comme un traumatisme.

Le danseur est passé par Freud,Lacan et la psychogénéalogie pour transformer une guerre in­térieure en force souterraine. « Onparle peu de la sidération qu’a pro­duite toute la violence de cette épo­que. Pour reconstruire, il faut d’abord réparer. Croyez­moi, ce n’est pas d’argent qu’il s’agit, ce sont les psychés qu’il faut réparer. »

Sa mère est catholique ; sonpère, riche entrepreneur converti à l’islam, vient d’une culture ani­miste. Il lui a transmis la pratique du culte des crânes (tous conser­vés soigneusement après la mort)et a procédé à des rites ancestrauxpour que, loin du pays, on puisse se recueillir chez lui, en France.« Ce fut un sacré bordel pour me situer », confie le danseur, qui aujourd’hui se considère « croyant universel ». Ses grands­parents parlaient allemand, lui a grandi avec le français (langue of­ficielle au Cameroun, avec l’an­glais), mais le fe’efe’e, un dialecte bamiléké, est sa langue mater­

nelle. « Chez nous, on dit : “secondelangue”. La première, c’est la lan­gue du bébé, celle que tout artisterecherche. » Sa femme est de l’Aude, ils ont trois enfants, l’aînéfait du rap… On sourit à ce con­centré d’histoire du monde sousles fenêtres de ces cités­carrefoursqui bâtissent celui de demain.

On a repris notre marche, d’unedalle l’autre. « Quand tu es jeune,tu tues le temps en marchant. C’estici qu’on errait. On était un peu despseudo­marginaux, des caïds… Onnous laissait entrer en discothè­que parce qu’on dansait, parce qu’on y faisait le spectacle. » Il ha­bitait à côté, là­bas (il tend le doigtvers le nord­est), à Bagatelle. On contourne le lac de la Reynerie : un plan d’eau bucolique où sur­nagent ici et là des chariots de su­permarché abandonnés et des ca­nettes de Fanta. « C’était beau­coup plus sauvage, moins amé­nagé, autrefois. On avaitl’impression d’être dans le jardind’un château privé avec son pland’eau juste sous les barres dont aujourd’hui beaucoup ont été dé­truites. C’était le lieu des concerts et l’endroit où s’isoler avec les copi­nes. Dès que j’ai mis un pied ici, j’aisu que c’était ma ville. »

Prophétie réaliséeJames Carlès avait 13 ans lorsqu’il adébarqué du Cameroun, à Bor­deaux. Un gosse de riche donc.Son père a trois femmes, et 22 en­fants que le patriarche envoie en France pour étudier. Un jour, un chaman lui conseille de rassem­bler à Toulouse sa descendance éparpillée dans tous les coins de l’Hexagone. Ce sera, affirme cet « oracle blanc », l’assurance qu’ils réussiront dans la vie. Le père achète un appartement à Baga­telle (James Carlès montre au loin,derrière l’horizon des barres, le quartier tout proche qui l’a vu

grandir). Et la prophétie se réalise :ils sont devenus avocat, médecin, expert­comptable… James, lui, est destiné à reprendre la ferme et les 450 hectares de maïs que la fa­mille possède du côté de Bana.

Sur la dalle héritée des penséesgénéreuses de la politique de la ville, au milieu des tabléesd’hommes cultivant l’ennui àl’ombre des murs fanés, on avaleun kebab. Le souvenir lui revient que c’est précisément ici, dans cette boutique, alors un centre so­cial, qu’il dansait autrefois avec ses copains Abdul Djouhri ou Tayeb Benamara, pionniers etaujourd’hui figures du hip­hop toulousain. « On n’en était pas en­core à vouloir conquérir le centre­ville. On n’avait qu’une envie,c’était d’être invisibles. Le hip­hop nous a aidés à inverser le méca­nisme. Le groupe, l’entre­soi, nous a donné de la force. » Un jour, uncopain l’entraîne dans une école de danse classique. Il a 17 ans et découvre les vidéos d’Alvin Ailey. Une fois le bac en poche, il obtientd’aller à New York se formerauprès du danseur néoclassiqueafro­américain.

A Bellefontaine, on longe le cen­tre culturel Alban Minville, puis on passe devant le pôle associatif Bastide. On plaisante : cette pro­menade, c’est le Toulouse­tour

James Carlès, dans le quartier du Mirail, à Toulouse, vendredi 10 juillet.GUILLAUME RIVIERE POUR« LE MONDE »

Une fois le bacen poche,

il obtient d’allerà New York

se former auprèsdu danseur

néoclassique Alvin Ailey

des centres sociaux ? La culture, dernier fil effiloché du lien so­cial ? On sent un doute chez le danseur, qui justement met enœuvre dans un autre de ces cen­tres ce mantra des politiques :« l’éducation artistique ». « Je trouve ça compliqué et ambigu.Amener les gens à calquer un mo­dèle culturel, au lieu de partir de cequ’ils font, de ce qu’ils aiment… »

Entre Le Mirail et HarlemA la fin de son premier été à New York, James Carlès a été admis à l’école d’agriculture des jésuites toulousains. Les jésuites auront justement l’intelligence, expli­que­t­il, de comprendre qu’il aimait mieux le hip­hop que le maïs, et de lui permettre, en l’ins­crivant dans un programme pour sportifs de haut niveau, de faire des allers­retours entre Le Mirail et Harlem, où il va habiter dans la 128e Rue. « Je dois beaucoup aux jé­suites, ils ont même financé mes premiers spectacles. »

Pour la famille, à l’époque, il estle voyou, le paria, celui qui va mal finir. « Il y a eu un long moment desilence et d’incompréhension entremon père et moi. La danse est sys­témique en Afrique. Le roi danse, ses sujets dansent. Cela structure lecorps social. Un mode civilisation­nel, politique, mais dont, parado­xalement, il très mal vu de faire un métier. » Encore aujourd’hui, alorsqu’il ferait presque figure de nota­ble, il reste l’original.

De tout ça, il sourit. Les flics quisurveillent, les motos calcinées, lebéton aride… Il regarde le mondequi l’entoure comme on revisite ses vieilles amours. « Je me sensparadoxalement plus en sécurité en cet endroit. En sécuritépsychologique. »

laurent carpentier

Prochain article Matali Crasset

Le danseur est passé par Freud,

Lacan et la psychogénéalogiepour transformer

une guerre intérieure en

force souterraine

KARL MARX, L’INCONNU

L’espritd’ouver-ture. ©

JohnJabezE

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Un portrait en 5 épisodes par Christine Lecerf

EN PODCAST ET SUR FRANCECULTURE.FR En partenariat avec

DU 20 AU 24 JUILLET - 9H05/11H MULTIDIFFUSION À 22H10

Page 22: Le Monde - 19-07-2020

22 | culture DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

Zizi Jeanmaire s’est envoléeCélèbre pour sa chanson « Mon truc en plumes », la danseuse qui a mêlé ballet, cinéma et music­hall est morte à 96 ans

DISPARITION

Q uel prénom ! S’appe­ler Zizi exige d’avoirune tête plus quebien faite et unjoyeux culot. C’est

Zizi Jeanmaire elle­même, qui s’appelait en réalité Renée, qui s’auto­baptisa ainsi lorsqu’elleétait petite. Et ce pseudo lui resta,qu’elle accrocha aux affiches dela danse classique, du music­hallet du cinéma, dans le monde en­tier. Un trajet unique servi par untalent tout aussi exceptionnelque Raymond Queneau, BorisVian et Serge Gainsbourg, entre autres, ont célébré.

Zizi Jeanmaire, créatrice deCarmen, dans la chorégraphie deRoland Petit (1924­2011), et de la chanson Mon truc en plumes, estmorte le 17 juillet, chez elle, dans sa maison de Tolochenaz, en Suisse, des suites d’une hémorra­gie cérébrale. Elle avait 96 ans. Née Renée Jeanmaire en 1924, à Paris, elle a 9 ans lorsqu’elle intè­gre l’école de danse de l’Opéra na­tional de Paris. Elle y croise celui qui deviendra son mari en 1954, Roland Petit, « l’homme de sa vie, son amour, dont elle parlait tous les jours », selon le danseur et amiLuigi Bonino, qui a interprété avec elle nombre de spectacles entre 1975 et 1990. Elle intègre le corps de ballet de la troupe pari­sienne en 1940 et la quitte quatre ans plus tard. Elle collabore en­suite avec différentes compa­gnies puis rejoint en 1948 les Bal­lets de Paris, créés par Petit.

Zizi Jeanmaire, c’est d’abord Car­men, ballet époustouflant taillé sur mesure pour elle par Petiten 1949. « J’avais envie qu’il me chorégraphie un ballet pour moi toute seule, nous racontait­elle en 2006. Il fallait que je l’aie et je l’ai eu. Roland venait de voir l’opéra de Carmen à Baden­Baden.Cela a déclenché son désir de lechorégraphier. Je me suis dit quec’était pour moi et je l’ai con­vaincu… Carmen a été une concré­tisation de tout ce que j’avais vécu à l’école de danse, tout ce dont je rêvais. C’est grâce à ce rôle que ma personnalité de danseuse a pu s’exprimer totalement. Je me suis en quelque sorte rencontrée moi­même en l’interprétant. »

Pour incarner ce personnage té­méraire, elle accepta, à la de­

mande du chorégraphe, de cou­per ses cheveux bouclés pour adopter ce casque court et profilé qui allait être le sien toute sa vie.C’est grâce aussi à ce spectacledans lequel Roland Petit lui­même interprétait Don José queces deux personnalités fusionnè­rent. « Sur scène, il m’a beaucoupinspirée. On vivait une sorte d’os­mose et on s’est rencontrés à tra­vers le ballet. Je suis tombée folle­ment amoureuse de lui grâce à Carmen. Il était incroyable en Don José, très persuasif. Parfois, nousétions tellement à fond dans l’ac­tion qu’il lui est arrivé de me don­ner de vraies claques. »

Carmen fit un triomphe, tournadans le monde entier et reste em­blématique d’un classique mo­derne qui sait rouler des hanches en respectant la verticalité acadé­mique. Pendant la tournée aux Etats­Unis, Zizi Jeanmaire com­mence à prendre des cours de chant et se trouve prête pour en­dosser le premier rôle dans LaCroqueuse de diamants (1950), toujours sous la direction de Petit,sur des chansons de Raymond Queneau.

« Une belle danseuse classique »Elle s’offre ensuite Hollywood, in­vitée par le producteur américain Howard Hughes. Elle y tourne lefilm Hans Christian Andersen (1952), de Charles Vidor. La voilàensuite sur Broadway, à New York,avec la comédie musicale The Girl in Pink Tights (1954), avant de re­partir sur la côte Ouest. Cette veine musicale qui va devenir la sienne, elle la creuse de retour en France à la fin des années 1950. Elle enchaîne en meneuse de re­vue mais toujours en dansant et sur pointes des productions à l’Al­hambra, au Casino de Paris, à Bo­bino, au Zénith. En 1961, ellechante pour la première fois son tube fracassant Mon truc en plu­mes, signé par Jean Constantin.

« C’était d’abord une belle dan­seuse classique, rappelle Brigitte Lefèvre, directrice de la danse del’Opéra national de Paris de 1995 à2014. Elle dansait remarquable­ment bien. Je me souviens de l’avoir vu interpréter Carmen dans les années 1960 et c’était incroya­ble. Il n’y avait qu’elle qui pouvait exécuter ses pas croisés typiques de ce ballet. Elle avait le talent de rendre érotique l’abstraction clas­

sique mais sans jamais le montrer,c’était simplement là. »

Le danseur Luigi Bonino ajoute :« Dans Carmen, Roland Petit lui in­diquait de travailler les pieds comme des mains, et de lécher le sol, ce qu’elle faisait magnifique­ment. Je l’ai vue pour la première fois lorsque j’étais adolescent, dansles années 1960, à la télévision ita­lienne où elle animait l’émission “Studio Uno”. Elle chantait une chanson que je n’ai jamais oubliée et que je lui ai fredonnée lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois en 1975 au Ballet de Marseille. Elle portait à l’époque un pull­over qui s’arrêtait au ras des cuisses, sesjambes étaient sublimes et l’ont toujours été. Pourtant, elle ne lesaimait pas. »

Personnalité exceptionnelle,« femme de tempérament mais tendre aussi, toujours en train d’aider les jeunes danseurs », selon Bonino, Zizi Jeanmaire était une travailleuse féroce. « Tous ceux quiont collaboré avec elle me l’ont dit, raconte l’autrice Ariane Dollfus, actuellement en train d’écrire unebiographie de Jeanmaire. Le com­

positeur Jean­Jacques Debout serappelait qu’en 1970, pour la pre­mière revue mise en scène par Ro­land Petit au Casino de Paris dontil avait écrit les chansons, elle fai­sait sa barre le matin, répétait l’après­midi et retournait travaillerle chant le soir. »

« Sirène canaille »Un penchant que souligne égale­ment Eric Vu­An, directeur du Bal­let Nice­Méditerranée depuis 2009, qui a joué et chanté avec elleJava Forever (1988) : « Elle était d’une exigence extrême. Toujours hyperprofessionnelle et ne laissant rien au hasard. Ce qui fait au bout du compte que le spectacle devient une seconde nature où tout est pré­cis et a l’air improvisé. J’admirais son élégance quoi qu’elle fasse, ce métissage entre sa voix gouailleuseet sa sophistication dans sa façon de bouger. »

Juchée sur des chaussons depointes ou des talons aiguilles, Zizi a séduit et emballé des per­sonnalités de premier plan. Aragon affirmait que « sans elle Paris ne serait pas Paris », Boris

Vian écrivit : « Elle a des jambesplus longues que son corps… Elle a des yeux à vider un couvent de trappistes en cinq minutes. Elle a une voix comme on n’en fait qu’àParis. Cette sirène canaille est aussiune danseuse divine, une vraie force de la nature. » Quant à Serge Gainsbourg, il lui écrivit les chan­sons de Zizi je t’aime, pour le Ca­sino de Paris, en 1972.

En 2000, elle est à l’affiche duspectacle Zizi Jeanmaire 2000, à l’amphithéâtre de l’Opéra­Bastille.Elle y donnait un tour de chant et yinterprétait deux chansons si­gnées par sa fille, Valentine Petit, écrivaine. Zizi confiait alors au Monde : « Je me retrouve à l’Opéra­Bastille, comme quand j’avais15 ans à Garnier. Inexplicable am­biance de petite ville dans la grande, avec ses codes, ses tradi­tions. La boucle serait­elle bouclée ?J’ai toujours conservé une âme de danseuse ! Quel exutoire pour se li­bérer ! Paris est ma ville, j’y suis née.J’y ai le souvenir de tant de sensa­tions fortes, car, avec Roland, seule la création a guidé nos vies. »

rosita boisseau

A Arles, un festival des Suds version lightFaute de pouvoir faire venir des talents de l’étranger, les organisateurs ont recours au brassage hexagonal pour célébrer les métissages musicaux

MUSIQUEarles (bouches­du­rhône) ­

envoyé spécial

F aut­il y voir un symbole ? Ences temps de Covid­19, c’estsur une nécropole romaine,

les Alyscamps, qu’à Arles, le festi­val Les Suds a choisi de faire renaî­tre la musique vivante. Exit le théâtre antique ou les jardins de l’archevêché qui, depuis 1996, ac­cueillent 50 000 spectateurs ve­nus célébrer les musiques du monde. Cette année, on a fait mo­deste : ce seront l’espace Croisière et les tombes antiques.

Difficile d’ouvrir les frontièresquand celles­ci sont fermées. Le Serbe Goran Bregovic, le Brésilien Lucas Santtana sont restés chez eux, la Malienne Oumou Sangaréa été bloquée à New York… Et on a

appelé les régionaux de l’étape (Manu Theron le Marseillais, avecson dernier projet, Sirventés) et leshabitués (Vincent Segal, avec Bal­laké Sissoko…).

Interrompant le chant des ciga­les, ce sont la voix farouche de Ro­semary Standley (ex­Moriarty) et le violoncelle de Dom La Nena qui,avec leur projet Birds on the wire, embarquent les 340 spectateurs dans le grand brassage des genres, de Gilberto Gil à Pete Seeger, d’Ata­hualpa Yupanqui à Gabriel Fauré. Françoise Nyssen se balance sur sachaise : « Je suis une fan absolue », dit­elle, heureuse d’être revenue sur ses terres (« On me l’avait dit : lemieux dans le métier de ministre, c’est d’être ancien ministre… »).

En septembre 1995, Michel Vau­zelle vient d’être élu à la mairied’Arles lorsqu’il convoque Marie­

José Justamond, ex­responsable de la communication des Rencon­tres photographiques. Vauzelle a en tête la conférence de Barcelone,deux mois plus tard, qui instaure une coopération des pays de la Méditerranée. « Ce serait peut­être le moment d’imaginer quelque chose ? » Et c’est ainsi que le festivalcommence.

Davantage de concertsA l’espace Croisière, Sou­ko, unduo du Lot­et­Garonne, marieviolon baroque et kora – sorte deharpe malienne montée sur une calebasse. « Paradoxalement, vu les difficultés financières et techni­ques qu’il y a à faire jouer les gros­ses formations, on se retrouve à faire, cet été, plus de concerts que d’habitude », constate, ravi, le vio­loniste Xavier Uters.

C’est ni plus ni moins ce qu’ex­pliquait un organisateur de con­certs parisiens, inquiet pour la survie de ses équipes à la rentrée :« Des villes m’ont demandé de te­nir leur festival coûte que coûte,ont proposé de maintenir la sub­vention. Mais c’est du pis­aller. S’ilsme donnent 10 000 euros, j’en suis pour plus du double de ma poche…La seule possibilité, c’est ce qu’onvoit un peu partout ces jours­ci : unchanteur avec un piano, une sono­risation basique, ça marche pour le jazz ou le classique, pas pour les musiques actuelles. »

Minimalisme à tous les étages,épure du « Lo­Fi », arte poveramusicale : c’est l’été des « last mi­nute festivals ». A La Rochelle, les Francofolies ont aligné des tran­sats et quelques noms (Miossec,Suzanne, Gaëtan Roussel…), avec

visite de la nouvelle ministre Ro­selyne Bachelot… A Saint­Na­zaire, Les Escales ont fait une mi­cro­micro­édition, avec AloïseSauvage sur le toit de la base sous­marine. Ce week­end, leNice Jazz Festival (Liz McComb, André Ceccarelli, Richard Gal­liano…) et Jazz à Sète (Sylvain Lucet Stéphane Belmondo…) propo­sent, eux aussi, des versions ré­duites. Et Limoges, début août, maintient tant bien que mal son1001 Notes en Limousin. Quant àl’Interceltique de Lorient, il réu­nit, le 8 août, ses bagadoù au stade du Moustoir.

Stéphane Krasniewski, direc­teur du festival Les Suds, a le sou­rire aux lèvres d’avoir réussi àmonter en trois semaines cette édition ultralight. « Ce n’est pasparfait, mais c’était important. Et

faire appel au premier cercle, c’est aussi l’occasion de valoriser la di­versité, l’hybridation, les métissa­ges, que l’on a dans l’Hexagone.C’est l’esprit des Suds. »

A Arles, la nuit tombe. Commepartout, les gestes barrières ne lerestent jamais longtemps. Etcomment faire avec une ciga­rette au bec, alors qu’on se dé­hanche sur les rythmes tropi­caux du tandem star de DJ Lo­caux : Puta ! Puta ! ? A l’EspaceCroisière, tatoués et cigales aucorps à corps, nourris de l’ivressed’être en vie. « On le sait, c’est dif­ficile d’autoriser à moitié », sou­pire Stéphane Krasniewski alorsque dans la nuit, une fois les por­tes refermées, une bande joyeusecontinue de chanter : « On n’estpas fatigués. »

laurent carpentier

Lors d’une répétition, au Théâtre National de Paris, en décembre 1963. UPI/AFP

LES DATES

29 AVRIL 1924Naissance à Paris de Renée Jeanmaire

1933Entre à l’école de danse de l’Opéra national de Paris.

1949Création de Carmen, chorégraphié par Roland Petit.

1961Mon truc en plumes, à l’Alhambra, costumes de Saint Laurent.

1972Zizi je t’aime, au Casino de Paris.

17 JUILLET 2020Mort à Tolochenaz (Suisse).

Page 23: Le Monde - 19-07-2020

0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 télévision | 23

HORIZONTALEMENT

I. Suiveur d’Epicure et de Karl Marx. II. Devança tout le monde. Facilite la jouissance. III. Particule. De la viande ou de poisson. IV. Blonde anglaise. Récompensent le monde du sep-tième art. V. Tranche de carpaccio. Des petites ailes les aident à courir. N’allez pas le chercher ailleurs. VI. Sœur d’Hélios et de Séléné. Rom-pit le silence. Préposition. VII. Laisse aller son émotion. Permet de regar-der à l’intérieur. VIII. Aigrelette mais agréable à manger. Reconsidère la question. IX. Torture d’hier devenue embarras d’aujourd’hui. Nettoyée comme une coque. X. Alimentent les abattoirs et les boucheries.

VERTICALEMENT

1. Cœur de champion. Attaque au sommet. 2. Beau parleur emplumé. Ses grains font mâle. 3. Se servit du bout des lèvres. Privé quand il n’y a pas de maître. 4. Occupe une grande partie de notre jeunesse. Fatiguer. 5. Rassemble et redistribue à la cam-pagne. 6. Frétille dans le bassin. Découpage du temps. Démonstratif. 7. Se jette en mer du Nord. Repris au bord du nid. Limite avant déborde-ment. 8. Musclent nos arrières. 9. Sacré chez Néfertiti. Troupe organi-sée. 10. Relevai en cuisine. Carte sur table. 11. Cartes sur table. Une fois de plus. 12. A participé à la fin de l’URSS. Préposition.

SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 166

HORIZONTALEMENT I. Chronométrer. II. Rues. Redoute. III. Ame. AG. Outil. IV. Yé. Amas. Rire. V. Anisas. Lev. VI. Net. Empalé. VII. Nues. Eaux. Cu. VIII. Arles. St. Ars. IX. Goémons. Asie. X. Essarterions.

VERTICALEMENT 1. Crayonnage. 2. Hume. Euros. 3. Rée. Atèles. 4. OS. An. Sema. 5. Amie. Sor. 6. Orgasme. Nt. 7. Me. Sapasse. 8. Edo. Saut. 9. Tour. Lx. Aï. 10. Rutile. Aso. 11. Etire. Crin. 12. Releveuses.

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GRILLE N° 20 - 167PAR PHILIPPE DUPUIS

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6 3 2 9 1Realise par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)

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Sur France Culture, la « pensée saccagée » de Karl MarxChristine Lecerf consacre une « Grande Traversée » à l’auteur du « Capital », dont l’œuvre fut trop souvent dénaturée

FRANCE CULTURELUNDI 20 - 9 H 05

SÉRIE DOCUMENTAIRE

M arx, un inconnu ?La formule peutsembler abrupte. Etpourtant, à bien y

réfléchir, quelle vulgate conserve­t­on, deux siècles après sa nais­sance, à Trèves, en mai 1818, de ce penseur hors norme, dont le pré­coce statut d’apatride dit l’impos­sible assignation à un lieu unique.

Philosophe, historien, théori­cien sans doute, poète aussi, l’homme résiste aux réductionscommodes. Comme sa penséesans cesse en mouvement, enconstruction… Pourtant les deux premières images qui s’imposent le figent dans un rôle qui le déna­ture. Une icône vieillie et barbue, qui le pose en patriarche, le sous­trayant à son temps véritable. Sontemps, c’est celui des effervescen­ces romantiques auxquelles il participe pleinement, des élans fusionnels qui posent l’amitié en

valeur suprême – et la relationavec Friedrich Engels, de deux ansson cadet, a cette force incroyable qui rejoue l’entente inouïe deMontaigne et de La Boétie. C’estaussi le temps des progrès scienti­fiques et techniques qui le fasci­nent, des effroyables conditions de vie des prolétaires qui l’horri­fient et nourrissent la « révolu­tion scientifique » qu’en homme de cabinet, de l’écrit et des jour­naux, plus qu’en acteur de la rue, il élabore dès sa jeunesse.

Aventure captivante et denseIl la précise, la peaufine, cette pen­sée ductile d’une incroyable ri­chesse, du Manifeste du parti com­muniste (1848) à ce Capital ina­chevé, dont le premier tome pa­raît en 1867 et que la philosophe Alix Bouffard qualifie de « roman policier à la recherche de l’originede la survaleur ». L’autre leurre, c’est la réduction de Marx à un support idéologique, une légiti­mation théorique qui masquent l’homme et sa pensée. Ce

« marxisme » inventé par Lénine, qui dénature ce projet d’émanci­pation initial en un asservisse­ment généralisé. Ce « hold­up » (Jacques Attali) choque d’autant plus que le chantier permanent d’une pensée si fulgurante auto­rise peu les disciples.

L’évocation d’une jeunesse tur­bulente, des exils successifs et des éblouissements urbains, Paris avant Londres, les voix toujourspertinentes de Michelle Perrot, d’Isabelle Garo comme de Pierre Bergounioux, qui attestent que Marx intéresse tous les intellec­

tuels, font de cette « traversée » une aventure captivante, si dense qu’elle étaye la relecture de Marx.

Si le dernier volet retrace lesdeux dernières décennies d’un parcours rattrapé par l’action po­litique concrète et l’impossible achèvement du grand œuvre, on retiendra la paradoxale transmis­sion par les femmes, sa fille Elea­nor, « l’héritière légitime, la voix qui nous parle aujourd’hui » (Ra­chel Holmes), puis Rosa Luxem­burg, dont l’activisme politique comme l’engagement scientifi­que rappellent ceux de Marx, d’une pensée qui ignora la condi­tion des femmes.

Ces heures riches nous offrentaussi le plaisir d’entendre une fois encore le philosophe Lucien Sève, disparu le 23 mars, qui résumait fortement : « Le XXe siècle a sac­cagé la pensée de Marx. » Au XXIe

de la rétablir dans sa vitalité sans le dogmatisme qui l’a caricaturée, en un sens méconnue. Et retrou­ver ce message d’espoir formulé en 1843 et qui résonne comme un mot d’ordre pour aujourd’hui : « mettre le vieux monde en pleine lumière et travailler à la formation du nouveau ».

philippe­jean catinchi

« Grandes traversées : Karl Marx, l’inconnu », de Christine Lecerf,. Du 20 au 24 juillet.

Karl Marx, vers 1870. KURT STRUMPF / AP

Redécouvrir le Perche, guidé par ses habitantsLa série documentaire de France 5, consacrée aux coins cachés de l’Hexagone, privilégie l’authenticité

FRANCE 5DIMANCHE 19 - 20 H 55

DOCUMENTAIRE

U ne clairière, un hameau,un atelier… Ces petitscoins cachés que l’on

partage uniquement avec les gens que l’on aime, Les 100 Lieux qu’il faut voir s’en est fait une spé­cialité depuis 2014, année de dif­fusion du premier épisode. La for­mule, qui se compose d’un inédit,en prime, suivi d’une rediffusion, séduit encore plus en cet été de vacances contraintes et hexago­

nales – 1,3 million de téléspecta­teurs pour le lancement de la7e saison le 5 juillet. Avec, comme marque de fabrique, l’attributiondu rôle de guide non pas à unjournaliste « globe­trotteur » mais à des gens du cru. Et la pro­messe de découvertes, y compris pour ceux qui « ont l’impression de connaître » la région. Chiche ?

Balade sur des sites méconnusPour Le Perche, terre de manoirs etde bocages, nous avons suivi le Solex de Julien Bélivier, trente­naire à la barbe châtain clair et

aux yeux bleus. Il restaure avec son père le manoir du Bois Joly, près de Nogent­le­Rotrou (Eure­et­Loir), et gère l’accueil des tou­ristes dans la partie « gîte ». Le tonn’est pas celui d’un journaliste,les commentaires sont parfois naïfs, mais Julien possède une qualité nécessaire et suffisante :l’envie de partager son amour pour cette province historiquedevenue parc régional, qui con­naît un regain d’attractivité grâce à sa proximité avec Paris.

Aucune mention, donc, desstars du show­biz en villégiature

à proximité mais une balade avecHarold, le copain du collège, dansles rues­escaliers nogentaises jusqu’au château, en passant par deux sites méconnus, le manoirMichelet et l’église Notre­Dame, une paroisse sans clocher duXIIe siècle.

Au Bois Landry – rallié sanspasser par les touristiques ab­baye et école militaire deThiron­Gardais –, l’on suit Falco, étalon noir employé à l’entre­tien écologique du site ; à Mortagne­au­Perche, le boudinest incontournable…

Les anecdotes foisonnent. Pournous en parler, un « girouettier »,une dentellière, une profession­nelle de la chaux ou encore une Francilienne tombée sous le charme d’un Percheron, désor­mais installée à plein temps dans la région dite « aux 250 manoirs ».Manoir signifiant « l’endroit oùl’on demeure, où l’on reste ».

catherine pacary

« Les 100 Lieux qu’il faut voir : le Perche, terre de manoirs et de bocages », de Marie David(Fr., 2020, 50 min).

V O SS O I R É E S

T É L É

0123 est édité par la Société éditricedu « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 124.610.348,70 ¤.Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).

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Page 24: Le Monde - 19-07-2020

24 | L’ÉPOQUE DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

« Village Alzheimer », une bulle tranquilleDes « maisonnées » calmes et lumineuses, une supérette, un salon de coiffure,une médiathèque, un terrain de pétanque…à Dax, la première structure de ce genre en France détonne par son approche apaisée

REPO

RTAG

EPar Pascale Krémer

E n 2013, le concept paraissait sinovateur que Le Monde avaitfilé aux Pays­Bas. Dans la ban­lieue d’Amsterdam, à Weesp,un village était sorti de terrepour les malades d’Alzheimer

qui, en son sein, pouvaient aller et venir librement, menant « une vie presqueordinaire », comme titrait alors le jour­nal. Sept années plus tard, le 11 juin 2020,le Village landais Alzheimer, premièretransposition française de ce modèlepionnier, vient d’être inauguré à Dax. Pour qui a déjà visité l’unité Alzheimerd’une maison de retraite, fermée par Digicode, l’étonnement est le même qu’àWeesp, une fois franchie l’enceinte bar­dée de bois du bâtiment, en découvrantl’espace, le calme, la banalité préservée, ou plutôt recréée, du quotidien.

Une procession de chariots desupermarché se dirige vers l’épicerie, àmi­matinée, en ce début juillet, sous lesarcades protectrices de la place centralequ’agrémentent arbres, bancs, terrain de pétanque et jeux pour enfants. C’estl’heure des commissions pour les « vil­lageois ». Soixante personnes atteintes de la maladie neurodégénérative, tout juste octogénaires en moyenne, ont déjàintégré l’immense résidence close dont le Covid­19 a retardé l’ouverture ; elles seront cent vingt en septembre.

Liste de courses en main, guidéespar leur accompagnatrice, elles font leur choix à la supérette, où l’argent n’a pas cours, pour compléter les menus de leur « maisonnée ». Sur les côtés de la bastide landaise s’ouvrent encore une salle despectacle et de cinéma, une autre desport, une brasserie, un centre de santé.Et une médiathèque : deux dames toutesfrêles, nichées au creux de fauteuils géants, y feuillettent des livres sans lesregarder, tout en devisant sans se com­prendre. L’air affairé et ravi.

Derrière un gros bouquet d’hor­tensias, un peu plus loin, se cache le sa­lon de coiffure où Nathalie Lagaüzèredispense son art du brushing et du bon­heur à chaque résident. La boutique sem­ble figée dans les « trente glorieuses ».Paris Match pleure la mort de FrançoiseDorléac et Bourvil chante « Nous vieillironsensemble/Tout au long des années » sur le tourne­disque. La quinquagénaire chic en lin blanc masse les crânes, bichonne le cheveu trop rare, manucure. « Mais plus important, corrige­t­elle, les clients, je les regarde ! » En entrant, ils tentent de se re­connaître sur l’album photos des visites précédentes. Pas gagné pour Georgette. Alors, en ressortant, une valse aux bras de Nathalie renvoie la défaite aux oubliettes. « J’ai de la chance, mesure la coiffeuse, c’est le plus beau village du monde. Magique, vous allez voir. La sérénité… »

Rien de trépidant, effectivement,sur les 5 hectares de terrain arboré que traversent en tous sens de larges allées propices à la promenade. Elles mènentjusqu’à la miniferme, ses poules, ses ânes, son potager, ramènent vers lesgrosses maisons landaises (familièresaux personnes hébergées, toutes issuesde la région) pour pouvoir se reposer surune chaise de jardin, à l’ombre de lacoursive. Ni blouses blanches, ni cris, ni télé braillant dans cette bulle qui repro­duit une réalité ralentie, facilitée, adou­cie par les références vintage, derrière des palissades de bois fondues dans ledécor. Le côté Truman Show de l’affairepourrait être anxiogène pour quiconqueéchappe à la démence sénile si les servi­ces du village n’étaient ouverts aux Daxois et si 120 bénévoles n’étaient rapi­dement attendus pour prêter main­forteaux 124 salariés.

Une mobilisation qui est l’abou­tissement d’un long cheminement, de­puis la stupéfaction d’Henri Emmanuelli, alors député et président du conseil géné­ral des Landes – il est décédé en 2017 –, à lalecture de l’article du Monde sur le village

De Hogeweyk, à Weesp. « Il m’a dit : “Qu’est­ce que c’est que cette histoire ? En­core un truc de journalistes ?”, se souvient Francis Lacoste, directeur de la solidarité départementale à cette époque. Nous étions conscients que, malgré tout l’argent investi dans nos Ehpad, les familles étaient culpabilisées, les personnels en perte d’en­thousiasme, et que notre génération ne supporterait pas de terminer sa vie devant la télé dans une grande salle. Il fallait re­penser l’ensemble. » Au printemps 2014, les Landes se rendent donc en délégation à De Hogeweyk. « On a été si frappés parl’ambiance apaisée qu’on a pensé : “Ce ne sont pas les mêmes malades d’Alzheimer que chez nous !” Mais si. »

Passé la révélation, tout s’en­chaîne. Etudes de faisabilité, rendez­vous avec la secrétaire d’Etat aux per­sonnes âgées de l’époque, Laurence Ros­signol, dont le soutien déclenche les financements de l’agence régionale de santé (ARS), création d’un groupement d’intérêt public réunissant départe­ment, commune de Dax, Mutualité fran­çaise, association France­Alzheimer… « Nous avons ferraillé contre deux princi­pales critiques, résume M. Lacoste. Celle du ghetto. Mais n’était­ce pas déjà le cas des unités Alzheimer fermées dans lesmaisons de retraite classiques, en plus pe­tit ? Et celle de l’argent. » Serait­il ôté auxautres établissements ? Non, puisque Dax bénéficie durant cinq années de crédits expérimentaux pour ce projet.

Bâtir le village a coûté 29 mil­lions d’euros, contre 20 millions environpour un Ehpad, du fait des nombreux équipements. Le budget de fonctionne­ment aussi est un peu plus élevé(6,6 millions d’euros l’an) puisqu’il in­clut les soins du médecin généraliste sa­larié et du kinésithérapeute. Pour les fa­milles, néanmoins, la somme à débour­ser demeure comparable, et couverte parles mêmes aides sociales – 1 962 eurosmensuels, ramenés à 223 euros pour lesmoins aisées. « Le village est bien doté,avec un peu plus d’un salarié pour un ma­lade, mais comme beaucoup d’unités Alzheimer dans les Landes. En fait, toutn’est pas qu’un problème d’argent, défendFrancis Lacoste. Le changement est dansles têtes : on peut faire autrement. »

Permettre aux malades d’Alzhei­mer de « rester dans la vie », de « ne pasêtre écartés par une société très norméequi n’accepte pas une personne âgée

verbaux, Yasmina confie ce qui n’est pas vraiment un soulagement puisqu’elle est« quand même culpabilisée de la laisser », mais c’est « un mieux » après tant de nuitssans sommeil. « C’est l’idéal, ici. La super­ficie, l’entourage, il y a toujours du monde.Ça va aller, même pour moi. »

Les 300 m2 de chacune des seizebâtisses du domaine ont été méticuleu­sement pensés avec la psychologue de France­Alzheimer Landes, Nathalie Bon­net. Luminosité, circulation jamais blo­quée, centralité des toilettes, buffets chi­nés, puisque le passé lointain demeure seul en mémoire, avec vaisselle appa­rente, pour pousser à l’autonomie… Plu­tôt qu’un nom sur la porte de la chambre,des niches murales abritant un objet fé­tiche parfois surprenant, chouette em­paillée ou bouteille de ketchup. A l’exté­rieur, quatre ambiances végétales et ol­factives (côte Atlantique, forêt de pins…) facilitent le repérage des « villageois » qui,à la médiathèque, peuvent aussi s’apaiserdans un wagon à l’ancienne doté d’unécran sur lequel défile un paysage.

La psychologue rappelle l’évi­dence, « les personnes qui n’ont plus de ca­pacité de raisonner ont encore une éner­gie à dépenser. Dans une unité fermée, el­les cassent, frappent, ou se replient surelles­mêmes. Ici, elles sont incitées à sortir et à agir. » La chambre ? Réservée à lanuit. Les deux « maîtresses de maison » y veillent, qui vivent au même (petit)rythme que leurs habitants, sans impo­ser d’heure de lever, les associant à toutesles tâches. « On a le temps de leur laisser letemps », assure Véronique Luciani, aide médico­psychologique de formation. Elleest assise à la terrasse d’une maison, cau­sant avec quatre dames inégalement pro­lixes dont sa collègue masse les mains, tour à tour. « Si on voit que quelqu’un ne va pas bien, on arrête ce qu’on fait, on l’emmène se promener, ça désamorce. » « La déambulation soulage, diminue l’agi­tation et l’agressivité chez les patients at­teints de troubles neurocognitifs », souli­gne le docteur Daniel Falcinelli, gériatre présent sur place.

Ce n’est pas le cas à De Hogeweyk,structure privée, mais, à Dax, l’impact duvillage sur les malades (chutes, dénutri­tion, consommation de médicaments…), leurs proches, les personnels, sera jaugépar des équipes de recherche (Inserm),sous la houlette d’Hélène Amieva, pro­fesseure de psycho­gérontologie à l’uni­versité de Bordeaux. « Mettre au centre de l’accompagnement la personne, son bien­être, sa qualité de vie, le maintien de sa participation sociale, tout cela semblede bon sens mais, en sciences, cela ne peutsuffire, il faut évaluer. »

Deux cents familles sont déjàinscrites sur les listes d’attente du vil­lage landais. La directrice pâlit à l’évoca­tion de ce chiffre, comme à celle des8 000 malades landais atteints d’Alzhei­mer, des 900 000 de l’Hexagone. Lescoups de fil commencent à pleuvoir, provenant d’autres conseils départe­mentaux. « On crée des envies », consta­te­t­elle sobrement. Un projet similaire est même en route, à Châlons­en­Cham­pagne (Marne). Face au petit étang du parc, nous abordons une dame au re­gard lointain, seule sur un banc. Se sent­elle bien, ici ? « C’est bien. On m’avait pro­posé, j’ai eu tort de ne pas construire unemaison dans ce lotissement. »

Le 11 juin 2020, le premier « village Alzheimer » ouvrait en France, à Dax, dans les Landes, sur un terrain sécurisé de 5 hectares. AXELLE DE RUSSÉ POUR LE « MONDE »

Ni blouses blanches, ni cris, ni télé braillant dans ce havre

vintage

faisant ses courses en pyjama ». « Ici, cela n’est pas choquant, du moment que ça ne nuit pas à l’intégrité de la personne. » Telle est la philosophie du village, selon sa di­rectrice, Pascale Lasserre­Sergent, sortie « bousculée » de sa visite au village néer­landais : « Pour que la vie soit la vie, ils s’autorisent certains risques. » A Dax aussi,le curseur entre sécurité et liberté s’est déplacé côté liberté. Certes, tout y est conçu pour prévenir l’accident, des puces glissées dans les semelles des résidents (déclenchant l’alerte s’ils franchissent les clôtures) au faisceau lumineux signalant le lever nocturne, de la topographie deslieux aux baies vitrées laissant tout voir, partout. « Surtout, il y a l’esprit de village.Chacun porte attention à l’autre, insiste la directrice. Mais quand elles viennent envisite, je dis aux familles : “Il y a des risques.Si votre projet est de contenir votre proche,ce n’est pas celui que nous voulons par­tager.” Elles sont d’accord. Dès qu’elles franchissent le portail, de toute façon, les visages s’illuminent. »

Comme celui de Yasmina Guilhe­mané, 64 ans, retraitée et fille d’Andrée,92 ans, qui tricote une écharpe violette en débitant à toute vitesse « Je suis fati­guée », « Je fais pas attention », « Je vaisnulle part », « Je connais pas ». Les deuxfemmes sont installées, en tête à tête, dans l’un des salons de la « maisonnée »qu’Andrée partage avec sept autres per­sonnes âgées et deux « maîtresses de maison ». Entre deux bombardements

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XAVIER LISSILLOUR

S ouvent, lorsque je tente de lephotographier avec monsmartphone, mon plus jeunefils empêche la prise de vueen plaçant sa paume de mainvers l’avant en un geste ré­

flexe, exactement comme le ferait Justin Bieber harcelé par un paparazzi. Cette posture défensive est assortie d’un refus sans équivoque, énoncé sur le ton du hurlement : « Nooon, pas de photo ! » Je fais alors mine d’obtempérer, mais je prends quand même un cliché en douce, en me disant que ce n’est finalement pas très grave. Un peu comme si j’avais entre­pris de faire le bien de mon enfant (lui constituer un catalogue d’images qu’ilpourra consulter pendant ses vieux jours) à l’insu de son plein gré.

Trahissant un rapport laxiste auconsentement enfantin, cette fièvre do­cumentaire qui s’empare du parent peut néanmoins se comprendre : elle procèded’un désir de figer dans l’instant un êtrecher, de l’encapsuler dans les pixels, comme si on voulait se raconter qu’il était possible d’arrêter la marche du temps. A l’instar du paparazzi profession­nel, le « papa­paparazzi » immortalise parfois, grâce à cette obsession scopique, des moments magnifiques, qui auraient sinon disparu à tout jamais dans le fluxdes secondes se suc­cédant.

Sans l’obsti­nation du photogra­phe people améri­cain Ron Galella à appuyer sur le dé­clencheur de ses deux Reflex, pas de Mick Jagger en train de faire un doigt à l’arrière d’une voi­ture, ni de Jackie Kennedy déambu­lant en baskets sur un trottoir de Madi­son Avenue, autant de témoignages de leur époque salués par Andy Warhol et aujourd’hui expo­sés dans les plus grands centres d’art.De la même maniè­re, sans le « papa­paparazzi » que je suis, pas de photos d’enfants perchés dans unarbre en pyjama durant la quarantaine ou participant, hilares, à la « fête de lamousse » dans la petite ruelle d’un villageespagnol un an plus tôt.

Mais tout cela n’est pas sans poserproblème. Souvent occupé à traquer en mode prédateur des femmes qui se déro­bent à son regard, le paparazzi incarne, parfois jusqu’à la caricature, la quintes­sence du « male gaze », ce regard masculindominateur théorisé en 1975 par la criti­que de cinéma anglaise Laura Mulvey. Demême, on peut se demander si le « papa­paparazzi », occupé à capturer des babinessaturées de Nutella et des éclats de rire dans des piscines à balles, ne serait pas lepromoteur d’un « parent gaze » qui s’ignore. Pour complaire à ce regard pa­rental renforcé par l’objectif de l’appareil

photo, l’enfant se devrait alors d’être in­variablement « mignon », d’afficher une posture de nature à satisfaire à la fois l’ap­pétit complexe des réseaux sociaux et les attentes de son entourage.

Au travers du partage d’images, le« parent gaze » se structure et se renforce,devenant parfois cet œil en surplomb qui invite les sujets sur lesquels il se pose à une suffocante normativité comporte­mentale. Voilà peut­être pourquoi mon plus jeune fils multiplie les sourires forcéslorsque je tente de le prendre en photo. Si l’on suit notre piste, on pourrait se dire qu’il est alors en train de produire intuiti­vement un contre­discours visuel dont la fonction est de me renvoyer à la figure mon propre « parent gaze ». Mais doit­on tout lire en termes de domination, y com­pris dans l’univers jusqu’alors feutré de la photo de famille ? Porter un regard sub­jectif et plein d’attentes sur ses enfants, est­ce forcément du colonialisme visuel ?

Si je ne prétends pas apporter deréponse définitive à cet épineux débat, je pense que l’on peut néanmoins distin­guer deux attitudes. Le regard qui réduit l’enfant à un simple fétiche susceptible de produire des « like » sur les plates­formes de partage de contenus est, je pense, à proscrire. Il conduit à entraver la sponta­néité des plus jeunes pour les conduire à

produire des attitu­des iconiques per­formantes, antici­pant précocementla validation socialeet encourageantl’art de la posture(oui, cette petitemoue boudeuse quicartonne sur Insta).En revanche, il mesemble que le confi­nement a permis devoir émerger unenouvelle esthétique.

Au traversdes photos d’en­fants, les gens onteu envie de faireexister ce qui sem­blait alors menacé :les relations. C’estce que traduit par­faitement le cliché

emblématique de la quarantaine, posté par Dominique Bigelow sur Facebook. Ony voit sa fille et sa grand­mère communi­quer intensément par le regard au traversde la vitre d’une voiture, alors que le som­met du crâne de la vieille dame semble s’évaporer dans les nuages. Parfois donc,les relations s’inversent, et c’est l’enfant (devenu adulte) qui se met à paparazzer ses propres parents.

Durant la pandémie, le photogra­phe Eric Baudet a rendu visite tous les deux jours à son père, accoudé au balcon de la résidence Les Jardins de Diane, à Bagnoles­de­l’Orne (Orne). Il y a aussi em­mené ses filles, afin d’égayer la solitude deleur grand­père atteint de la maladie d’Alzheimer. Ayant rencontré beaucoupd’écho sur les réseaux sociaux, les images touchantes tirées de ces instants de par­tage suspendus ont été réunies dans l’ouvrage Au balcon avec papa (Les édi­tions du petit oiseau, 72 p., 20 euros). Ellesévoquent la force du lien familial par­delàles aléas de la vie, au travers d’un art – la photo – envisagé ici comme une distantemais chaleureuse caresse rétinienne.

Le regard qui réduit l’enfant à un simple fétiche

susceptible de produire

des « like » sur les plates-formes

de partage de contenus est, je pense,

à proscrire

PARENTOLOGIE

Les paradoxes du « papa-paparazzi »

Journal d’un parent déconfiné, semaine X.Babines pleines de Nutella, éclats de rire ou moue

boudeuse : Nicolas Santolaria analyse l’émergence d’une nouvelle esthétique photographique

M on Bio camion,L’Affaire est dansle vrac, Vac’Adabra,Que du bionheur,V’là le vrac, Minima liste… Derrière

ces appellations un brin potaches, un nouveau type de commerce fait peu àpeu son apparition sur les marchés de France, en particulier dans les vil­lages et petites villes où les boutiques bio et les magasins de vrac ne sont pas présents. D’après Réseau Vrac, l’association des professionnels du secteur, une soixantaine d’épiceries mobiles chargées de marchandises sans emballages circuleraient un peu partout dans le pays. La plupart ont un ou deux ans. La crise sanitaire, qui a vu les circuits courts rencontrer un succès inespéré, ne devrait qu’encou­rager le mouvement. Le concept est simple : un véhicule utilitaire amé­nagé, doté d’un hayon sur le côté, avec, à l’intérieur, deux ou trois dizai­nes de silos à gravité, remplis de cé­réales, graines, haricots, poudres et autres farines. Les clients sont invités à venir avec leurs contenants. L’avan­tage du camion ? C’est lui qui se dé­place au contact des consommateurs,et non l’inverse : l’empreinte carbone n’en sera que plus allégée.

A Nort­sur­Erdre (Loire­At­lantique), Hugues Boyas, 35 ans, a poussé la logique en acquérant un camion roulant à l’essence et non au diesel, la norme avec ce genre de vé­hicule. Le patron et seul maître à bord de la Mesurette s’est procuré une Estafette Renault datant de 1980.Il y vend des produits secs en vrac : 150 références – collectées auprès d’un grossiste, pour l’essentiel – sont disponibles dans les 7 m² de son ba­hut vintage, dépourvu de direction assistée. Un plein de 22 litres chaque semaine lui permet de se rendred’un marché à l’autre, dans un péri­mètre de 15 km autour de chez lui. Hugues Boyas s’autorise des déplace­ments légèrement plus lointainsuniquement pour s’approvisionner chez des producteurs locaux, commecette brasserie artisanale de Couffé, où les bières sont produites en parte­nariat avec des entreprises d’inser­tion. Sa propre mère tenait un pres­sing à la Croix­Rouge. Sa grand­mère maternelle était épicière à Nantes, et son grand­père paternel garagiste­carrossier à Paris. Comment boucler la boucle familiale et « donner du sens » à son projet, résume­t­il.

Le « sens » : la grande quête deces « néocommerçants », comme les appelle Célia Rennesson, la directrice de Réseau Vrac. « La grande majorité de nos épiciers sont des personnes en reconversion qui, parallèlement, ont pris conscience que leur mode de consommation était en désaccord avecl’offre commerciale existant autour de chez elles », explique­t­elle. La rupture s’avère parfois radicale. Ancien comp­

table au sein d’un cabinet d’expertise à Nantes, Hugues Boyas avait créé une agence de communication spécialisée dans l’impression de flyers. Le « déclic »est arrivé le jour où, découvrant dans sa boîte aux lettres ses propres tracts, ils’est surpris à les jeter à la poubelle avecles autres prospectus publicitaires. « Je n’étais plus cohérent avec moi­même », se souvient­il. L’épuisement dû à un boulot harassant – cinquante heures de bureau par semaine, deux heures detransport par jour – a convaincu ce père de trois enfants de créer son pro­pre job dans un domaine auquel il a fait allégeance : le zéro déchet.

Maëlle Castrec, 29 ans, tra­vaillait auparavant à Orvault (Loire­At­lantique) dans une société de certifica­tion douanière faisant de l’import­export avec l’Afrique. « Je n’avais pas l’impression d’être utile », confie­t­elle.Alors, quand son ex­belle­sœur, Marie Pérez, 32 ans, salariée agricole chez un maraîcher bio de Carquefou, lui a pro­posé de monter une épicerie roulante et responsable, elle n’a pas hésité. Lesdeux jeunes femmes ont rassemblé un budget de 37 000 euros, acheté unBoxer Peugeot d’occasion et démarchéune demi­douzaine de producteurs lo­caux (farine, savon, céréales, pâtes…). Lancé le 17 juin, Bülk fait la tournée desmarchés autour de Châteaubriant – souvent des « tout petits », commecelui de Treffieux (880 habitants), où cinq stands, ce matin­là, se disputentla modeste clientèle de passage. « Enayant à cœur d’aller chercher les clients là où ils se trouvent, les épiciers ambu­lants contribuent au maillage de terri­toires ruraux que les commerces ont désertés », souligne Célia Rennesson.

Si le vrac progresse à grands pasdans le pays (18 lieux de vente spécia­lisés en 2015 contre 450 actuellement), sa consommation reste associée à une clientèle urbaine et relativement aisée – une image que les épiceries ambulan­tes veulent précisément combattre en battant la campagne. Consciente de ce contexte, Envell Philippot, 39 ans, s’est concentrée sur une population déjà convertie au vrac. Son épicerie Vrac is back, sur la presqu’île de Guérande, ne fréquente qu’un marché par semaine ; ses autres emplacements sont situés dans la cour de fermes bio qui prati­quent la vente directe, ou au contactd’AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne). Un mois après ses débuts, Envell Philippot estaux anges : elle a multiplié par trois sonchiffre d’affaires prévisionnel.

Employée pendant dix anschez Lidl, où elle a franchi tous leséchelons, de caissière à responsable demagasin, elle décide de quitter son tra­vail en 2018, ne supportant plus les ra­vages du gaspillage alimentaire dansla grande distribution, ni « la pression »exercée sur les salariés du discount. Elle rachètera, plus tard, le Citroën Jumper d’un boulanger, l’équipera de silos en plastique sans bisphénol A et s’approvisionnera en lentilles corail dePicardie et en quinoa de Normandie (en plus de 180 autres références). Pourprofiter de ses deux enfants, EnvellPhilippot a fait le choix de ne pas tra­vailler le dimanche. L’hiver prochain,elle se dotera d’un site Internet afin de prolonger son activité sous la forme d’un drive. Elle est persuadéed’avoir fait le bon choix. « On sent quela légumineuse revient en force. »

Marie Pérez (à gauche) et Maëlle Castrec ont créé Bülk. Depuis juin 2020, elles sillonnent les marchés de Loire-Atlantique. THÉOPHILE TROSSAT POUR « LE MONDE »

Les VRP du vracDes marchands d’un nouveau genre

ont fait leur apparition sur les routes de France.Le concept est simple : vendre céréales,

légumineuses et farines au poids et sans emballagesFrédéric Potet

BIO COMME UN CAMION

L’ÉTÉCOMMEJAMAIS9H / 11H

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26 | IDÉES DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

Anne BoringPourquoi les filles sont moins payées que les garçonsL’économiste montre comment les stéréotypes de genreconduisent les femmes à limiter leur orientation vers les filières d’études menant aux professions les mieux rémunérées

Les inégalités salariales persistantesentre femmes et hommes sur lemarché du travail s’expliquent engrande partie par le choix des filiè­

res d’études lors de leur scolarité. Les iné­galités salariales apparaissent en effetdès l’entrée sur le marché du travail. Le constat est le même pour les diplômésdes grandes écoles.

L’analyse des choix effectués parl’ensemble des étudiants inscrits dans le système universitaire français confirme que les femmes et les hommes ont tendance à faire des choix d’études assez différents. Les hommes sont davantage représentés dans les filières les plus rému­nératrices, notamment les métiers liés auxsciences et à l’ingénierie. De nombreusesraisons permettent d’expliquer les diffé­

rences de genre observées dans ces choix individuels. Ceux­ci sont le résultat d’une combinaison de goûts, d’aspirations et de croyances quant aux chances de réussitedans une discipline, ainsi que des informa­tions dont les étudiants disposent lors­qu’ils décident de leur orientation.

Comment les stéréotypes de genreinfluencent­ils ces différents éléments ? Siles choix sont assez facilement observa­bles grâce aux données des inscriptionsadministratives, il est plus compliqué demesurer les aspirations des étudiants.Des données d’enquête permettent de quantifier des éléments plus qualitatifs,en montrant, par exemple, que les fem­mes ont, en moyenne, des raisons plus di­versifiées que les hommes de faire desétudes supérieures : si elles sont aussi

ambitieuses que les hommes, la réussite scolaire et professionnelle est moins sou­vent leur unique priorité.

Ensuite, les économistes utilisent desméthodes expérimentales (expériences naturelles ou contrôlées). L’économiste Michela Carlana a, par exemple, observé les biais implicites d’enseignants en Italie,grâce à un test élaboré par des chercheursd’Harvard qui mesure à quel point un individu associe les hommes avec les sciences et les femmes avec les lettres.

La chercheuse montre que les fillesayant eu un enseignant associant forte­ment les sciences avec les hommes onttendance à moins bien réussir en mathé­matiques et à choisir moins souvent desfilières scientifiques. En particulier, elles ont tendance à avoir moins confianceen elles (« Implicit Stereotypes : Evidence from Teachers’Gender Bias », Michela Car­lana, The Quarterly Journal of Economics n°134/3, août 2019).

Présenter des « rôles modèles »C’est ainsi que se forment des prophétiesautoréalisatrices : le fait qu’il y ait moinsde femmes en sciences génère le stéréo­type que les hommes seraient meilleursen sciences et les femmes meilleures enlettres. Or ces stéréotypes ont un impactsur la confiance des filles dans leurs chances de réussite dans les matières scientifiques. Elles choisissent ainsimoins souvent des carrières en sciences,qui, pourtant, mènent vers de meilleuresperspectives professionnelles sur le mar­ché du travail que de nombreuses filières

littéraires. Une façon de contrer ces sté­réotypes est de présenter des « rôles mo­dèles » à des élèves avant que les choix d’orientation soient effectués.

Une expérience de terrain montrequ’une brève intervention d’une heure, oùdes femmes scientifiques présentent leur métier à des élèves de terminale, permet d’augmenter le pourcentage de femmeschoisissant une filière scientifique après lebac (« Do Female Role Models Reduce theGender Gap in Science ? Evidence from French High Schools », Thomas Breda, Ju­lien Grenet, Marion Monnet et Clémen­tine van Effenterre, Document de travail n°01713068, Hal­SHS, juillet 2020).

Le fait de voir des femmes parler de leurexpérience, du goût pour leur métier etde leur réussite réduit l’impact des stéréo­types de genre. L’expérience s’est aussi ré­vélée plus efficace sur des élèves de termi­nale que sur ceux de 2de. Par ailleurs, cesinterventions ont eu, paradoxalement, plus d’impact lorsqu’elles ne mettaientpas l’accent sur la sous­représentationdes femmes en sciences…

Anne Boring est professeure assistante à l’université Erasmus de Rotterdamet chercheuse associée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP). Elle dirige la Chaire pour l’entrepre-neuriat des femmes à Sciences Po

Paul SeabrightToutes les facettes de l’humain

L’économiste rappelle que l’intérêt de sa profession pour la vie sociale et affective des êtres humains n’est pas nouveau, même s’il a connu une éclipse au cours du XXe siècleL

es sciences économiquess’attaquent depuis long­temps à des sujets tra­ditionnellement considéréscomme « non économi­ques », s’attirant souvent les

foudres d’autres disciplines – et parfois aussi de certains économis­tes − pour cette manifestationd’impérialisme méthodologique.Cette tendance à sortir des sujetstraditionnels du chômage, de l’infla­tion et de la croissance a été popula­risée par la publication, en 2005 (enFrance, Folio, 2007), de Freakono­mics, un livre de Steven Levitt et Ste­phen Dubner, vendu à plus de4 millions d’exemplaires.

Le livre a fasciné ses lecteurs parson analyse des arbitrages économi­ques au cœur d’un éventail de sujets, du commerce de la drogue jusqu’à la lutte sumo en passant par le choixdes prénoms pour les enfants. Il arévélé à beaucoup de lecteurs une nouvelle vision des sciences écono­miques très différente.

Son sous­titre − A Rogue EconomistExplores the Hidden Side of Every­thing (« un économiste voyou explore la face cachée de tout ») − prétend cependant à plus d’audace que le livre n’en mérite. Steven Levitt est professeur à l’université deChicago (pas si voyou que ça), dont l’un des professeurs les plus célèbres,Gary Becker (Prix Nobel 1992, encore moins voyou), a lancé cette vaguebien plus tôt avec des travaux sur la criminalité, l’addiction, le mariage et la famille. Même Adam Smith, fondateur des sciences économiques modernes, avait écrit La Théorie dessentiments moraux, en 1759, dix­sept ans avant La Richesse des nations. C’est un livre d’économie

comportementale avant la lettre, et son auteur était professeur de philosophie morale – vraiment pas voyou du tout !

Si les sciences économiques s’inté­ressent à la vie sociale depuis leursorigines, elles ont négligé ces sujetspendant longtemps, surtout auXXe siècle. Les Etats nationaux avaient, il est vrai, œuvré pour créer des mesures de la production, de l’emploi, des prix – tout ce qui appar­tenait au domaine des transactionsmonétaires et rentrait dans leproduit intérieur brut (PIB). Certes,les Etats récoltaient aussi des statisti­ques sur la criminalité, les mariages,les divorces – mais les agences char­gées de la collecte de celles­ciétaient souvent différentes des agen­ces qui s’occupaient de celles­là. Et les départements d’économie desuniversités, alors en pleine expan­sion, n’allaient pas disputer les terri­toires des sociologues et des psycho­logues : ils avaient assez de travail àfaire « chez eux ».

L’indignation vertueuseLa contribution de Becker a été de rap­peler à ses collègues que les capacités de choix réfléchi et stratégique queles êtres humains étaient habitués à déployer dans leurs transactions mo­nétaires étaient aussi pertinentespour d’autres choix dans leur vie –qui épouser, comment élever ses en­fants, consommer ou pas des subs­

tances addictives, se lancer ou non dans des projets criminels…

L’intérêt de la profession pour cesquestions a été énormément facilité par deux avancées techniques. La première fut le développement dans les années 1990 des laboratoires ex­périmentaux, qui ont permis de tes­ter des hypothèses sur les motiva­tions intrinsèques des êtres humainsen leur permettant d’interagir dans des conditions d’anonymat.

Contrairement à l’hypothèse d’unHomo economicus rationnel et égo­ïste, ces expériences ont montré queles êtres humains sont capables

d’altruisme et de sentiments de réciprocité envers les inconnus, mais aussi d’envie de représailles contre ceux qui leur ont fait du mal,même sans en tirer d’autres bénéfi­ces que la satisfaction de la ven­geance. Certaines études faites avecdes IRM ont même montré que la région du cerveau qui est activée quand quelqu’un se venge contre un autre est la même que celle quiest stimulée par certains stupé­fiants comme la cocaïne. L’indigna­tion vertueuse est une drogue ré­créative très puissante…

La deuxième avancée, plus ré­cente, a été le développement du bigdata. Jusqu’ici, pour faire des analy­ses statistiques, il fallait choisir en­tre deux types de bases de données. Soit il y avait les bases « hautes et étroites », avec beaucoup d’indivi­dus mais peu de variables sur cha­cun, comme dans les recensements. Soit il y avait des bases « petites etlarges », comme dans les enquêtes où on pouvait poser beaucoup de questions, mais à des échantillons relativement petits.

Animal social et sociableMaintenant les outils informati­ques nous permettent de récolterde très grands échantillons (jusqu’àla population entière d’un pays, voire de plusieurs) avec beaucoupde variables sur chaque individu.Cela invite les chercheurs à dépas­ser les frontières disciplinaires, enliant les choix des individus dansun domaine plus traditionnelle­ment économique (leurs emplois,leurs revenus, leurs dépenses) àleur comportement dans un autredomaine : leurs relations person­nelles, voire intimes, leurs réseaux,

leurs loisirs, leurs recherches sur In­ternet, leur comportement crimi­nel, bref tout ce qui dépasse leurs transactions monétaires.

De plus, les sources de données nesont plus limitées à des agences del’Etat : les entreprises privées endisposent, et certaines en mettent des versions strictement anonymi­sées à la disposition du public(comme le service Trends de Goo­gle) ou des chercheurs (comme cer­tains sites de rencontre ou comme le service CrowdTangle de Face­book). Ces services constituent unbien public considérable qui permetune compréhension bien plus richede nos comportements, nous rappe­lant que nous ne sommes pas desconsommateurs et des travailleurs pendant quelques heures et des gens totalement différents pendant le reste de la journée.

L’être humain est surtout unanimal social et sociable, et l’étudede ses comportements nous livre une image qui n’aurait pas surprisAdam Smith, célibataire endurci, qui aurait peut­être apprécié de dis­poser à l’époque de sites de ren­contre. Mais il aurait eu du mal àimaginer combien des hypothèses soutenues dans sa grande Théoriedes sentiments moraux auraient pu être testées avec les ressources considérables des sciences écono­miques modernes.

Paul Seabright est économisteà l’Institut d’études avancéesde l’Ecole d’économie de Toulouse, et chroniqueur au « Monde »

AUX MARGES DE L’ÉCONOMIELes économistes ne s’intéressent pas qu’à la croissance ou au

chômage. Nos décisions individuelles sur la famille, le couple, l’école, et même nos choix moraux, leur en apprennent aussi beaucoup…

NOUS NE SOMMES PAS DES CONSOMMATEURSET DES TRAVAILLEURS PENDANT QUELQUES HEURES ET DES GENS TOTALEMENT DIFFÉRENTS PENDANT LE RESTEDE LA JOURNÉE

SI LES FEMMES SONT AUSSI AMBITIEUSES QUE LES HOMMES, LA RÉUSSITE SCOLAIRE ET PROFESSIONNELLE EST MOINS SOUVENT LEUR UNIQUE PRIORITÉ

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LA PRÉOCCUPATION DE SE PERCEVOIR,ET D’ÊTRE PERÇU, COMME UNE PERSONNE MORALEMENT « BONNE » HABITE LA MAJORITÉDES CITOYENS

Marie Claire Villeval Une économiedes choix morauxL’économiste montre comment des expériences de laboratoire permettent de mieux comprendre nos décisions, dont les conséquences sur autrui peuvent être négatives

Si le principe de rationalitédonne aux individus toutejustification pour secomporter égoïstement,

nombreux sont ceux qui ne résis­tent pas à une sollicitation de don, même si la cause les indif­fère, ou encore renoncent à uneopportunité de s’enrichir aux dépens d’autrui. En effet, la pré­occupation de se percevoir, et d’être perçu, comme une per­sonne moralement « bonne »habite la majorité des citoyens.

Mieux comprendre la prise dedécision en présence de dilemmes moraux est une étape essentielle pour concevoir des politiques efficaces dans desdomaines aussi divers que l’envi­ronnement, la lutte contre la fraude ou l’encouragement aux dons.

La recherche récente montreainsi que, alors que nous sommescensés toujours chercher à être mieux informés, l’ignorance peut être utilisée pour atténuersa responsabilité et réduire le « coût moral » de ses choix égoïs­tes. Après tout, qui force leconsommateur à s’interroger sur les émissions polluantes de ses déplacements ou sur le bien­être animal lorsqu’il surconsomme de la viande à bas prix ?

Des expériences en laboratoiremontrent comment l’incertitude sert à se créer une « marge de manœuvre morale ». Le soupçonde détournement des dons à une association caritative sert par

exemple d’excuse pour ne pasdonner. Eviter de s’informer ré­duit par ailleurs le risque de sanc­tion par les pairs quand une déci­sion égoïste est prise dans l’incer­titude plutôt qu’en connaissancede cause. En revanche, les choix sont moins égoïstes quand leurs conséquences sur autrui sont transparentes.

Eviter l’information n’est pas sidifficile. Une étude suédoise révèle ainsi que plus le taux deréfugiés dans une municipalitéest important, moins les habitants de cette communeconsultent des articles de presse en ligne sur les demandeursd’asile − surtout si ces articlesmanifestent de l’empathie pourles migrants.

En tant que première sourced’informations sur soi, la mémoire est, elle aussi, utilisée pour justifier de futurs choix égoïstes. Le temps fournit une marge de manœuvre pour défor­mer ses souvenirs asymétrique­ment : on oublie ses actes égoïs­tes et ses échecs, et on se remé­more davantage ses actes désirables et ses réussites. Dans une expérience, les sujets déci­daient du partage de sommes entre eux et un autre participant, puis étaient incités à se remémo­rer les gains attribués à l’autre. Le taux d’erreurs était moindre quand les sujets avaient pris la décision altruiste plutôt qu’égoïste.

Comptabilité de la conscienceDans un monde où les faussesinformations se diffusent rapide­ment, des expériences en labora­toire révèlent une certaine préfé­rence pour l’ignorance. En présence d’un dilemme moral, beaucoup préfèrent diffuser des informations vides (des images de chats…) plutôt qu’une infor­mation révélant qu’un choix égoïste annule un don à une personne pauvre. Cette offred’ignorance rencontre une demande d’ignorance de la part de participants non informés,dont le choix impacte pourtant lapersonne aidée. Un acte non éthique est en effet moins punilorsqu’il résulte d’un conseil externe, ce qui se traduit aussi par une attitude plus égoïste lorsque existe la possibilité de recourir à un tel conseil.

L’autojustification est uneautre stratégie. Les psychologues parlent d’« équilibrage moral », leséconomistes de « comptabilité de la conscience ». Après s’être biencomporté ou avoir été victime d’une action malveillante, on re­lâche sa moralité ; inversement,après avoir agi immoralement, on se rachète par un comporte­ment altruiste. Une expérience amontré que les passagers de transports en commun en règle acceptent plus de prendre un billet de 5 euros qui ne leur ap­partient pas, juste après un con­trôle dans le tram, que lorsqu’il n’y a pas eu de contrôle. L’auto­justification peut aussi provenir

des normes sociales.L’observation des autres érode

la socialité quand les violations de la norme se diffusent (ce qu’onappelle « l’effet de la fenêtre brisée » : on respecte moins unenvironnement déjà dégradé). Aussi, les individus qui connais­sent les possibilités de gains d’actions non éthiques se dédouanent en déformant leurscroyances sur la norme en vigueur. L’incertitude sur les normes dans une société permet le flou moral.

Le désengagement passe aussipar la délégation des choix impli­quant des dilemmes moraux pour diluer la responsabilité, car le jugement est plus sévère vis­à­vis de celui qui prend une décision injuste que vis­à­vis decelui qui la délègue. Dans une expérience, huit sujets décidentsimultanément soit de recevoir un gain, soit de s’opposer ausacrifice de souris de laboratoire en renonçant à ce gain. Un seul choix égoïste sur les huit déclen­che le sacrifice de la souris. Les choix égoïstes sont plus fréquents dans cette configura­tion où la responsabilité est diluée que quand les individusdécident isolément.

Enfin, on invente des histoirespour se créer des excuses. L’indi­vidu tend à minorer les externa­lités produites par ses propres choix, mais les majore quand il s’agit de convaincre un autre dese comporter généreusement. Ces narrations fournissent des excuses pour mal se comportertout en maintenant son image,en sous­estimant la possibilité de choisir ou en exagérant lecoût supposé d’un choix moral. Mais des narrations positives peuvent, à l’inverse, aider les in­dividus à se forcer à assumer leurresponsabilité.

Marie Claire Villeval estdirectrice de recherche au CNRS au Groupe d’analyse et de théorie économique (GATE-CNRS/Université de Lyon) et présidente élue de l’Economic Science Association

François Lévêque L’utilité des sites de rencontresSelon l’économiste, les plates­formes numériques de rencontres améliorent l’appariement et la durabilité des couples formés

Les utilisateurs de Meetic, Tinder etconsorts se comptent désormais parcentaines de millions. Beaucoup s’eneffraient, ne retenant qu’abus et

escroqueries, d’autres n’y voient qu’une dérive de notre société moderne. Ils ont pour­tant une grande utilité sociale.

La rencontre en ligne apporte une nouvellefaçon de nouer une relation éphémère oudurable. Elle s’est ajoutée aux occasions tradi­tionnelles : milieu professionnel, cercle fami­lial, réseau d’amis, bars, concerts, etc. Ces occasions perdent même de leur importance. Aux Etats­Unis, un mariage récent sur trois a débuté par une première rencontre en ligne, et cette proportion augmente chaque année.

On pourrait voir en cela une substitutionsans grande conséquence pour la société. Eh bien non ! En comparaison des formes tradi­tionnelles, les mariages consécutifs à une première rencontre en ligne durent plus long­temps, se concluent par moins de divorces et réunissent plus souvent des couples dereligions ou de couleurs de peau différentes.

Les plates­formes en ligne permettent eneffet de sortir d’un milieu souvent homogèneet d’élargir considérablement le nombre departenaires potentiels. Du coup, les chances de rencontre d’un partenaire plus proche de ses préférences sont multipliées. C’est évidentpour les personnes dont les inclinations sont moins partagées – et donc forcément moins

répandues dans leur entourage proche. Aux Etats­Unis, 70 % des homosexuels rencon­trent leur partenaire en ligne. Des sites spécia­lisés mettent en relation les individus allergi­ques au gluten, ou qui aiment les chiens…

Des informations imparfaitesTrouver l’âme sœur n’est pas seulement facilité par le très grand nombre de contacts possibles. La connaissance des préférences – les siennes et celles des autres – est indispen­sable pour la réussite des assortiments, pour un bon matching. Lorsqu’elles sont parfaite­ment connues, la théorie économique montreque la formation des couples est optimale.

Eh oui, les économistes se sont aussi intéres­sés au mariage, et même les plus grands d’en­tre eux, comme Gary Becker et Lloyd Shapley, deux lauréats du Nobel. Soient N hommes et N femmes, quelle est la meilleure affecta­tion ?, se demandent ces économistes. Pour le premier, c’est une affaire de complémenta­rité : l’âme sœur est celle qui maximisera le gain d’une vie en commun avec enfants, mai­son et voiture. Pour le second, c’est une affairede rivalité, mais chacun finit par trouver chaussure à son pied, dès lors qu’aucun cou­ple formé ne s’en sort moins bien que ses membres pris individuellement. Dit autre­ment, l’un et l’autre auraient sans doute pré­féré un partenaire encore plus désirable, mais celui­ci ne les aurait pas acceptés.

Le développement des sites de rencontres enligne a permis de s’approcher de tels équili­bres. A travers les questionnaires d’inscription,les utilisateurs sont amenés à mieux connaîtreleurs préférences. A travers les réponses qu’ils obtiennent et les essais­erreurs des premières rencontres, ils mesurent mieux leur désirabi­lité. Bref, les appariements sont meilleurs, d’oùla plus longue durée des relations, en compa­

raison des mariages nés d’une relation de bu­reau ou dans la fièvre des samedis soir.

Naturellement, on est encore très loin d’uneformation idéale des couples. En dehors dufait que les préférences et la désirabilité chan­gent avec le temps, deux principales raisonspeuvent être avancées : des informations im­parfaites, et une concurrence imparfaite en­tre les services en ligne.

L’imperfection des informations ouvre lavoie à des comportements opportunistes.Chacun vise plus haut que son propre profil,car il peut parier sur l’erreur de l’autre qui ne s’en apercevrait pas.

L’imperfection de la concurrence, elle,n’incite pas à pousser trop loin la perfor­mance des algorithmes d’appariement. Car, une fois le partenaire trouvé et conquis, lesite de rencontres perd son abonné (aumoins pour un temps). La concurrence entreplates­formes, qui porte notamment sur laqualité des algorithmes, s’oppose à cet effet.Or la concurrence n’est pas si vive que cela.Un acteur peu connu, Interactive Corp., do­mine le marché à travers sa filiale Match Group, cotée au Nasdaq, qui est à la têted’une cinquantaine de sites, dont les tout premiers en audience : le leader Tinder, maisaussi Plenty of Fish, Match.com, OKCupid,Hinge, Meetic, etc. Il ne faudrait pas qu’unmonopole rogne le bienfait social apportépar les sites de rencontres en ligne.

François Lévêque est professeur d’économie à Mines-ParisTech Université PSL, auteur de « Les Habits neufs de la concurrence » (Odile Jacob, 2019).

L’expansion monétaire ne fait que commencer…

LA  CHRONIQUEDE  PATRICK ARTUS

La crise due au Covid va con­duire à un recul considérable –de 7 % environ – du produit in­térieur brut (PIB) des pays de

l’OCDE en 2020. Comme on l’avaitvu après la crise des subprimes de2007, le niveau du PIB restera infé­rieur pendant très longtemps à celui qu’il aurait été sans la crise, en raison de ses effets rémanents : faillites d’entrepri­ses, perte de capital humain en raison du chômage élevé,dégradation de la situation financière des entreprises, fai­blesse de l’investissement…

Confrontés à cette perte de revenu importante et durable,les gouvernements ont tous décidé de protéger, autant que possible, les entreprises et les ménages par des baisses d’im­pôts, des subventions, le financement du chômage partiel,la garantie des crédits… Il en résulte un déficit public consi­dérable. En 2020, il devrait atteindre dans l’OCDE 14 % du PIB(avant la crise, on prévoyait qu’il serait de 4 %…). La haussedu déficit public atteint ainsi 10 points de PIB, alors que laperte de PIB est de 9 points (7 % de baisse de PIB, au lieu de 2 % de hausse attendue s’il n’y avait pas eu la pandémie).

Ces déficits vont certainement se poursuivre en 2021, 2022et au­delà. D’une part, les besoins de dépenses publiques resteront très importants (soutien aux secteurs en diffi­culté, chômage élevé, plans de relance, hausse des dépensesde santé…) ; d’autre part, personne ne veut répéter l’erreur commise dans la zone euro à partir de 2011, lorsqu’une ré­duction trop rapide du déficit public avait contribué à faire rechuter la zone euro en récession : le pic du chômagen’avait été atteint qu’en 2013.

Intervention des banques centralesMême si certains économistes affirment qu’une forte ré­duction du déficit public par la baisse des dépenses publi­ques a peu d’effet négatif sur l’activité (« The Effects of FiscalConsolidations : Theory and Evidence », A. Alesina, O. Bar­biero, C. Favero, F. Gia­ vazzi, M. Paradisi, NBER Working Pa­per n° 23385, novembre 2017), il faut s’attendre à une politi­que budgétaire durablement expansionniste : aucun paysde l’OCDE n’osera démarrer le premier une consolidation budgétaire.

Le retour des Etats à la solvabilité budgétaire ne pourra sefaire que par l’intervention des banques centrales. Si une banque centrale achète de la dette publique sans la revendreet en la renouvelant indéfiniment, elle devient irréversibleet se trouve de fait annulée : elle est gratuite (puisque les banques centrales reversent aux Etats leurs profits, qui in­cluent les intérêts reçus sur ces dettes publiques), et elle n’est jamais remboursée (puisque la banque centrale la con­serve et la renouvelle à l’échéance). Si l’on ne veut pas passerà une politique budgétaire restrictive, utiliser la monétisa­tion irréversible des déficits publics est la seule méthode possible pour rétablir la solvabilité des Etats. Depuis qu’elle a introduit le quantitative easing (facilité monétaire), en 2015, la Banque centrale européenne (BCE) n’a jamais ré­duit la taille de son bilan, et a donc bien rendu irréversible

cette monétisation. La Réserve fédé­rale a essayé en 2018 de réduire lataille de son bilan, mais elle a dû yrenoncer aussitôt en raison del’effondrement des marchés finan­ciers déclenché par cette tentative…

Mener une politique monétairerestrictive dans une période decroissance (ce qu’on appelle le « Lea­ning Against the Wind ») pour éviterles déséquilibres financiers est dan­gereux, d’une part parce que cela af­faiblit l’économie, d’autre part parce

que cela déclenche les crises financières que l’on dit vouloir éviter… (« Cost­Benefit Analysis of Leaning Against the Wind », L. Svensson, Journal of Monetary Economics n° 90,2017, et « Leaning Against the Wind and Crisis Risk », M. Schu­larick, L. Tersteege, F. Ward, CEPR Discussion Paper n° 14797, mai 2020). Les politiques monétaires expansionnistes me­nées pendant les récessions, qui permettent la mise en place de déficits publics très importants, le resteront encorependant les périodes de rebond de la croissance…

La crise du Covid va amplifier les tendances antérieures :des politiques budgétaire et monétaire durablement ex­pansionnistes dans les pays de l’OCDE, et par conséquent une hausse parallèle de l’endettement public et de la quan­tité de monnaie.

Que risque­t­il alors de se passer ? Dans les pays émergents,il y aura une fuite devant la monnaie locale, les épargnants se réfugiant dans le dollar, et les taux de change s’effondre­ront. Mais ceci ne pourrait se produire dans les pays de l’OCDE, puisque tous les pays mènent cette même politique.

En revanche, il faudrait s’attendre dans ces pays à l’appari­tion de bulles encore plus fortes que par le passé sur les prixdes actifs, dans lesquels les agents économiques investis­sent l’excès de monnaie reçu de la banque centrale, afin deréduire le poids de la monnaie dans leurs portefeuilles. Puisque l’investissement en actions sera freiné par le souve­nir de la récente chute des Bourses mondiales, l’excès de li­quidité va être réinvesti dans l’immobilier.

Et il convient de rappeler ici les effets désastreux d’unebulle immobilière : hausse des inégalités patrimoniales,difficulté d’accès au logement pour les jeunes, excès d’en­dettement des ménages. Il ne faut donc pas négliger le ris­que que les choix de politique budgétaire et monétairefaits aujourd’hui, qui semblent effectivement les plus logi­ques, ne conduisent plus tard à une crise financière ou à une crise sociale.

LES DÉFICITS PUBLICS VONT CERTAINEMENTSE POURSUIVREEN 2021, 2022

ET AU­DELÀ

Patrick Artus est chef économiste de la banque Natixis

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28 | idées DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 20200123

Ece Temelkuran Avec la reconversion de Sainte-Sophie, Erdogan achève de créer une Turquie à sa mainLa basilique « a toujours été la diversion politique favorite » du président turc, relève la journaliste exilée. Il détourne ainsi l’attention des problèmes majeurs qui minent le pays, jouant sur le nationalisme et l’islamisme de son électorat

Le 4 novembre 2016 s’estproduit un événement ab­solument fascinant : le sona voyagé dans l’espace et le

temps. Dans l’enceinte de l’uni­versité Stanford (Californie), le célèbre chœur Cappella Romana a donné un concert intitulé HagiaSophia réinventée, où les spec­tateurs ont pu entendre les chants byzantins exactementcomme ils résonnaient à l’inté­rieur de Sainte­Sophie au Moyen Age. Les voix du chœur étaient fil­trées à travers un algorithme mis au point par le Centre de recher­che informatique en musique etacoustique (CCRMA) de Stanford.Les scientifiques s’étaient rendus à Sainte­Sophie, où ils avaient procédé à plusieurs enregistre­ments sonores pour comprendre ce qui rendait l’acoustique de l’édifice si unique, et tenter ensuite d’appliquer le même processus acoustique à la musi­que de la chorale. Mais le jour du concert, Istanbul, la ville même de Sainte­Sophie, était plongée dans un tel vacarme chauvinisteque ces sons tout en finesse ne pouvaient être qu’inaudibles.

Quelques mois à peine étaientpassés depuis la tentative de coupd’Etat du 15 juillet 2016 et, au mi­lieu du bruit, beaucoup fuyaientle pays en silence. Ils avaient com­pris que l’on n’entendrait plus dé­

sormais à Istanbul que les voix dela vulgarité et de la violence. Quand, dans la nuit où eut lieu la tentative de coup d’Etat, retentitdepuis 90 000 mosquées le « sela » – une prière récitée, en gé­néral, après une mort –, il ne fit plus de doute pour eux que la Turquie qu’ils avaient connue ne serait plus.

Le 24 juillet, date symboliqueSainte­Sophie ouvrira officielle­ment ses portes comme mos­quée le 24 juillet, le jour où fut si­gné, en 1923, le traité de Lau­sanne [entre la République turque et les vainqueurs de la pre­mière guerre mondiale]. Dansl’histoire politique internatio­nale, ce traité est considérécomme le document fondateur de la République de Turquie dansses actuelles frontières. Ainsi, pour ceux que la laïcité gênait depuis longtemps et pour ceux qui regrettent encore les territoi­res perdus, le choix de cette dateanniversaire pour la reconver­sion de Sainte­Sophie en mos­quée est un signe fort.

Mais au cas où ce symbolismesophistiqué vous aurait échappé,vous pouvez compter sur lerégime d’Erdogan et de tous sespartisans pour vous le rappeler. Les cris des députés erdoganisteshurlant « Allah akbar ! » dans

tion du musée qui redevient mosquée, des problèmes ma­jeurs deviennent invisibles. Et laliste est longue : les forages de pé­trole et de gaz naturel en Médi­terranée, les problèmes que celacrée avec la Grèce ; la loi sur les « barreaux multiples » pour les avocats, qui ruinera définitive­ment un système juridique déjà sérieusement abîmé ; la déten­tion illégale de nombreux pri­sonniers politiques y compris bien connus, sans parler de la crise économique massive.

La stratégie fonctionneJusque­là, la stratégie de diver­sion autour de la cathédrale sem­ble fonctionner à merveille, pource qui est à la fois de la politiqueinternationale et de la politiqueintérieure. Quand l’excitation et la tension seront sur le point de retomber, nul doute qu’Erdoganaura recours à une autre diver­sion spectaculaire. Pour quiconnaît son art magistral de ladiversion, ces opérations sontdevenues lassantes.

En tout cas, pour le moment,ses fidèles sont tous occupés parleur chasse aux sorcières contreceux qui s’efforcent de rappeler que la souveraineté d’un pays ne justifie pas qu’il accapare un pa­trimoine commun de l’humanité comme Sainte­Sophie. Les ex­

perts du régime sont allés jusqu’àdire qu’il s’agissait d’une étapeimportante avant de libérer la mosquée Al­Aqsa, à Jérusalem. Les aspirations politiques isla­mistes, que les partisans d’Erdo­gan appellent « la cause », n’ont plus aucune limite. Et le bruit am­plifié de cette cause recouvre tou­tes les voix subtiles, celles qui ré­sonnaient à Sainte­Sophie, mais aussi partout ailleurs.

A peu près au moment où leconcert Hagia Sophia réinventée fut présenté à Stanford, j’aiquitté mon pays. Depuis lors, jeme débats avec le mot « exil ». Un mot lourd, qui colle à monnom chaque fois que des genscherchent à décrire ma situationactuelle. Je m’efforce d’expliquerque le pays d’un écrivain est lelangage, et que lorsque ses motssont étouffés par le bruit de lavulgarité, il a le droit de choisir un lieu où la finesse a encoredroit de cité. N’importe quelleterre où les mots fragiles de labeauté peuvent être amplifiésest, ou peut être, la patrie d’unconteur. Crier toujours plus fortpour se faire entendre est unautre langage, que je suis incapa­ble de parler. Et c’est, hélas, le seul langage qui soit autorisédans mon pays à l’heure actuelle.

C’est de loin que j’observeaujourd’hui les cris ardents de la

victoire entonnés par les sup­porteurs du régime. Ceux­làn’ont aucun scrupule à amplifierleur rancune quand ils déclarentqu’« Istanbul est finalement etcomplètement reconquise ». Leregard empli de vengeance, ilspassent leur temps à surveiller et à traquer toute voix disso­nante qui ne répéterait pas à l’unisson les mots qu’ils hur­lent. Ils prétendent au mono­pole sur l’écho envoûtant deSainte­Sophie. Mais l’algorithmede résonance, cette incroyablearithmétique du son, n’appar­tient qu’au temps. Et le tempsest affaire de patience. On peut attendre longtemps que ceux qui ne connaissent d’autre lan­gage que les cris finissent parperdre leur voix, mais je sais àprésent que le son peut voyagerdans le temps. Alors, avec mesmots, j’attends.

Traduit de l’anglais par Pauline Colonna d’Istria

Ece Temelkuran est journa-liste et essayiste turque. Son dernier ouvrage, « Comment conduire un pays à sa perte : du populisme à la dictature », est paru chez Stock (2019).

Emmanuel Hirsch Ces derniers mois, la démocratie sanitaire a été bafouéeLe professeur d’éthique médicale appelle à une intégration de la société civile aux processus de décision, ce qui, déplore­t­il, a manqué durant l’épidémie de Covid­19 et nous fragilise face aux prochaines crises

Une pandémie déstabilise et inter­roge en profondeur les sociétés.Elle expose leurs systèmes de va­leurs à une épreuve dont rien

n’indique qu’elles la surmonteront.Nous pourrions être confrontés demainà une crise sanitaire différente, d’uneautre ampleur : nucléaire, radiologique,biologique ou chimique (ou NRBC).

Y sommes­nous davantage préparésaujourd’hui ? Qu’avons­nous retiré de ces mois de pandémie ? Comment les pouvoirs publics nous associent­ils à leurs arbitrages et avec quelles informa­tions ? Quels sont les dispositifs et les mesures envisagés ? Selon quels critères seront désignées les personnes priori­taires dans l’accès aux moyens de pro­tection et aux traitements en cas de pé­nurie ? Quelles instances contrôleront lerespect de la mise en œuvre des déci­sions et en évalueront les conséquen­ces ? De quelle nature sera l’attention portée à la protection des personnes les plus exposées aux risques ? Les plus vul­nérables bénéficieront­ils de la mansué­tude qui leur a été témoignée en 2020 etdont quelques beaux esprits déplorentqu’elle a compromis durablement notre économie ? Qu’en sera­t­il de la conti­nuité de la vie de la nation ? Comment sera assurée la gouvernance du pays, et

quelle sera la capacité d’intervention duParlement ? Comment sera organisé le confinement des survivants et négociéla sortie de la catastrophe ? Quelle sera l’approche des morts massives ? Qu’en sera­t­il de nos valeurs et de nos rites dans un contexte de chaos ?

« Mobilisation du corps social »Dans quel contexte et selon quelles mo­dalités poser ces questions et tant d’autres, dont l’importance et la gravité imposeraient mieux que des annoncesimprovisées au fil des événements, fautedu courage d’affronter ensemble ce qui nous menace et ne peut être contré que par la détermination de tous ?

« C’est dès aujourd’hui qu’il nous fautconvaincre, expliquer et, s’il le faut, con­tre­argumenter », préconisait en 2010 lacommission d’enquête sur la manièredont a été programmée, expliquée etgérée la campagne de vaccination con­tre la grippe A (H1N1) : « La mobilisationdu corps social sera alors indispensa­ble. » Est­ce un enjeu dont ont cons­cience les responsables politiques au­delà de propos convenus ?

La société civile a été exclue des moisdurant du processus décisionnel instruit au sein d’instances indifférentes à l’exi­gence de concertation. Exercer une

responsabilité politique en temps de ca­tastrophe, c’est se risquer à une autre pratique de la démocratie, à une autre in­telligence de la démocratie. Désormais, nous savons d’expérience l’ampleur des menaces auxquelles nous risquons d’être confrontés. La société civile doit­elle se résoudre à espérer de la puissancepublique le signal favorable à une con­certation en dehors du cénacle des ex­perts et des administrations de l’Etat, ou prendre elle­même des initiatives ?

Nous avons manqué le temps d’uneconcertation permettant de sensibiliser notre collectivité nationale à des risques qui ne se limitent pas aux menaces virales. Les négligences, les insuffisances dans l’analyse de l’impact des décisions, les phénomènes de peur, de violences et de discriminations se renforcent à mesure que les sentiments d’insécurité,mais également de dissimulation et

d’impréparation, accentuent la défianceà l’égard de l’autorité publique.

Dans les années 1980, face à la pan­démie du VIH­sida, la mobilisationexemplaire impulsée par les associa­tions de personnes malades a permisd’inventer la démocratie sanitaire consacrée par la loi du 4 mars 2002 rela­tive aux droits des malades et à la qua­lité du système de santé. Cette démocra­tie en santé a été bafouée ces derniersmois. Trop de décisions hâtives ou im­provisées ont été imposées sans mêmeles soumettre à l’avis des compétences et des expertises indispensables.

Il a été trompeur de donner à com­prendre la cessation du confinement comme la recouvrance d’une liberté. Exercer la responsabilité qui s’impose à tous en situation de péril, c’est préserverune liberté dont nous déposséderait la mort ou l’abolissement de notre dé­mocratie. C’est préférer la résistance au renoncement et considérer que les considérations individualistes doiventêtre révoquées lorsque s’imposent une cause et un intérêt supérieurs.

Pas de concertation nationaleSi, demain, le Covid­19 nous imposait ànouveau des mesures d’urgence, il est àcraindre qu’outre le déni a priori de lamenace, le sauve­qui­peut individua­liste révoquerait l’esprit d’initiative et desolidarité qui nous a permis de faire faceà la pandémie ces derniers mois. Cer­tains moralistes reprochent aux méde­cins d’avoir saturé l’espace public de pré­conisations qui auraient affecté leurs li­bertés individuelles, y compris celle d’avoir le droit de mourir du Covid­19 si

telle était leur volonté ! De ce point devue, l’échec politique est évident : lasortie de confinement n’a pas été ac­compagnée d’une concertation natio­nale permettant de concevoir ensemblel’après : ceux qui ont su inventer les ré­ponses indispensables et qui, le temps de quelques courtes semaines, étaientapplaudis à 20 heures par la France en­tière, n’ont pas été considérés dignes decontribuer à une consultation publi­que. Appauvris de ce savoir expérientielqui est refusé, nous voilà aussi démunisqu’en février, incertains de ce que se­raient nos futures capacités de riposte, alors que tant de réalisations excep­tionnelles devaient être reconnues etanalysées dans le cadre d’un retour d’expériences du terrain. Il fallait armernotre démocratie pour affronter de nouveaux défis, comme nous l’avons fait à bon escient en laissant sa place à l’esprit d’initiative et à la créativitéparce que l’urgence l’imposait.

Mais peut­être serons­nous surpris,dans les mois qui viennent, par un bouleversement des dogmes et des pra­tiques centralisés, alors qu’il a étéconstaté que, face à une crise sanitaire,l’invention et l’adaptation au plus près des personnes et des territoires fa­vorisaient une dynamique et une effica­cité de l’action.

Emmanuel Hirsch est professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine de l’université Paris-Saclay.

EXERCER UNE RESPONSABILITÉ POLITIQUE EN TEMPS DE CATASTROPHE, C’EST SE RISQUER À UNE AUTREPRATIQUEDE LA DÉMOCRATIE

LE REGARD EMPLI DE VENGEANCE, LES SUPPORTEURS DU RÉGIME PASSENT LEUR TEMPS À SURVEILLER ET À TRAQUER TOUTE VOIX DISSONANTE

l’enceinte d’un Parlement sup­posé laïque et les déclarations des partisans du régime tellesque « l’homme de pierre fond »– en référence aux statues d’Ata­türk [Mustafa Kemal, fondateurde la Turquie moderne et républi­caine, 1881­1938] – montrent, s’ilen était encore besoin, qu’Erdo­gan achève de créer une Turquieà sa main.

Qui connaît un peu la politiqueinternationale et la Turquie saitque Sainte­Sophie a toujours été la diversion politique favorite d’Erdogan. Au moment où tout lemonde est accaparé par la ques­

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0123DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 JUILLET 2020 0123 | 29

C’ est une histoire quia presque deux dé­cennies, mais elleéclaire toujours, au­

jourd’hui, la nature des débats sur les biotechnologies. En 2001, Ignacio Chapela et David Quist, deux chercheurs de l’université de Californie à Berkeley (Etats­Unis) publiaient dans la revue Na­ture des résultats incommo­dants : les deux scientifiques as­suraient avoir détecté, dans cer­taines variétés de maïs traditionnels mexicains, des tra­ces de contamination génétiquedues aux cultures américaines demaïs transgénique, à plusieurscentaines de kilomètres au nord.

Au moment même où l’articleétait publié – et alors que nul n’avait encore pu l’examiner –, un déluge d’indignation s’abattit sur les éditeurs de la revue : les auteursétaient des militants écologistes déguisés, leur méthode était dé­fectueuse, leurs résultats étaient pourris, etc.

Quelques mois plus tard, Naturepubliait une notice de désaveu, re­grettant la publication de l’étude – sans toutefois avoir le moindre élément pour une rétractation en bonne et due forme. Du jamais­vu.Ces travaux étaient certainement imparfaits, mais sans doute pas plus que la grande majorité de ceux qui sont publiés chaque jour. M. Chapela n’en a pas moins subi, des mois durant, une vindicte si hargneuse, de la part de scientifi­ques convaincus des bienfaits des biotechs, que son emploi à Berke­ley fut un temps menacé.

Cette bronca était­elle si sponta­née ? En novembre 2002, dans unechronique au Guardian, George Monbiot a raconté, preuves irréfu­tables à l’appui, comment une campagne de dénigrement avait été lancée contre M. Chapela et M. Quist par une officine dont l’undes clients était une firme agrochi­mique bien connue. Des années plus tard, le 12 novembre 2008, Nature revenait sur l’affaire dans un bref article d’information : les résultats qu’elle avait désavoués avaient été reproduits par d’autreschercheurs.

Défaut d’esprit critiqueCet exemple – parmi de nom­breux autres – montre l’extraordi­naire capacité des industriels à in­fluencer le débat sur « les OGM » (même si ce terme ne recouvre rien de précis). Plaider pour les biotechs, ce serait ainsi toujours seplacer du côté de « la science », tan­dis que faire preuve de scepti­cisme à leur endroit serait tou­jours se placer du côté de l’irratio­nalité, de l’idéologie, de l’acti­visme vert, etc. Le résultat de cette ingénierie du débat public est que les arguments favorables aux OGM y sont soumis à très peu d’esprit critique. Ce défaut d’esprit critique à l’endroit des biotechno­logies végétales – telles qu’elles sont actuellement utilisées – est général et n’épargne pas le person­nel scientifique au sens large, bienau contraire. Pas plus, d’ailleurs, que l’auteur de ces lignes.

Dans l’espace de cette chroni­que, il a ainsi déjà été affirméqu’en Inde, le coton transgénique Bt (sécrétant une toxine insecti­cide) avait eu des résultats posi­

tifs en termes de baisse du re­cours aux pesticides et d’aug­mentation des rendements. Cetteaffirmation est probablement fausse et il n’est jamais trop tard pour manger son chapeau.

En mars, en pleine crise due auCovid­19, la revue Nature Plants a publié l’étude la plus exhaustive sur les effets de deux décennies deculture du coton transgénique Bt àl’échelle d’un grand pays. Elle estpassée complètement inaperçue. Pour ceux qui ont cru au miracle du coton Bt indien, ses conclu­sions sont cruelles.

Certes, expliquent ses auteurs,Keshav Kranthi (International Cotton Advisory Committee, à Washington) et Glenn Davis Stone (université Washington, à Saint Louis), le coton Bt ne peut être rendu responsable d’une quelcon­que épidémie de suicides parmi les agriculteurs indiens – selon une idée répandue chez les détrac­teurs des biotechs.

Mais aucun des grands bénéficesque lui attribuent ses supporteurs n’est réel ou n’a tenu sur la durée. Après avoir décortiqué vingt ans de données, M. Kranthi et M. Stone indiquent que l’introduc­tion du coton Bt en Inde s’est bien accompagnée d’une réduction de l’utilisation des pesticides, mais celle­ci n’a été qu’« éphémère ». Avec l’apparition de résistances à la toxine Bt chez certains insectes et la prolifération de ravageurs se­condaires non ciblés, « les agri­culteurs dépensent aujourd’hui plus en pesticides qu’avant l’intro­duction du Bt », écrivent les deux auteurs. « Tout indique que la si­tuation va continuer à se détério­rer », ajoutent­ils.

Ce n’est pas fini. Certaines cour­bes fièrement exhibées par les promoteurs des biotechs sem­blent montrer un lien entre l’arri­vée du coton transgénique Bt etl’augmentation des rendements. Vraiment ? Non seulement corré­lation n’est pas causalité, mais une fois examinée de plus près, à l’échelle de chaque région in­dienne, la corrélation apparaît el­le­même douteuse. « L’adoption du coton Bt s’avère être un mau­vais indicateur de l’évolution des rendements », expliquent les deux chercheurs. « Les augmenta­tions de rendement correspon­dent plutôt à des évolutions dans l’usage des engrais et d’autres in­trants », précisent­ils.

Dans les années 1990, lors dulancement des premières cultu­res transgéniques, l’autorité de la parole scientifique a été large­ment convoquée, auprès de l’opi­nion, pour faire de la pédagogie : ces nouvelles plantes – tolérantes à des herbicides ou résistantes àcertains ravageurs – allaient aug­menter les rendements, faire baisser le recours aux intrants et bénéficier à l’ensemble de la so­ciété. Avec deux à trois décennies de recul, tout cela s’est révélé au mieux indémontrable, au pire complètement faux. La transge­nèse ou l’édition du génome peu­vent apporter des innovations utiles dans de nombreux domai­nes, et peut­être le feront­elles. Mais il y a fort à parier que, dansleurs principaux usages agricoles, elles n’ont jusqu’à présent pas tenu leurs promesses.

L es différends qui se sont accumulésdepuis le début du quinquennat en­tre Emmanuel Macron et les syndi­

cats sont tels qu’il est difficile de croire qu’en six cents jours le dialogue social puisse être rétabli. Pourtant, au prix d’un décalage dans le temps des réformes qui fâ­chent, celle de l’assurance­chômagecomme celle des retraites, la conférence du dialogue social qui s’est tenue vendredi17 juillet à Matignon s’est terminée sans heurts. Elle laisse espérer un indispensable dégel au moment où le pays s’apprête à af­fronter une crise sociale d’ampleur, due à laflambée annoncée du chômage.

En remplaçant le mot « concertation »cher à Edouard Philippe par celui de « dialo­gue », Jean Castex, qui dispose d’un a priori

favorable chez les partenaires sociaux, a acté le fait que le gouvernement ne pouvaitplus agir au pas de charge, au risque decréer une grave déchirure dans le tissu so­cial. L’inflexion intervient au moment oùdes acteurs sociaux importants affirmentleur volonté de participer activement à la « reconstruction ».

Au lendemain du déconfinement, quatresyndicats réformistes, la CFDT, la CFE­CGC, la CFTC et l’UNSA, ainsi que quatre organi­sations patronales, le Medef, la CPME, la FNSEA et l’Union des entreprises de proxi­mité (U2P), ont adressé un texte commun au président de la République, dans lequelils revendiquent le « rôle majeur » des par­tenaires sociaux dans la sortie de crise.

Les priorités qu’ils mettent en avant sontla préservation des entreprises et de l’em­ploi, le développement de la formation, un meilleur partage de la valeur ajoutée, le « verdissement de l’économie », ainsi que lareconquête de la souveraineté dans les do­maines stratégiques. Elles rejoignent celles désormais pointées par le président de laRépublique. L’inédite manne d’argent pu­blic annoncée depuis le début de la réces­sion, et qui se compte en dizaines de mil­liards d’euros, joue les facilitateurs.

L’accord salarial en faveur des soignantsqui vient d’être conclu entre le gouverne­ment et les syndicats réformistes dans le

cadre du Ségur de la santé est le premier si­gne tangible d’une possible détente. Mais levrai test aura lieu à la rentrée, lorsque se­ront négociés dans les branches ou les en­treprises des accords autour de l’activitépartielle de longue durée. L’objectif con­siste à maintenir autant que possible l’em­ploi et à favoriser la formation, en contre­partie d’une modération des salaires et des dividendes et d’un développement de la participation et de l’intéressement en pré­vision de jours meilleurs. Il impliquera en partie l’Etat dans son rôle de soutien à l’ac­tivité, mais laissera en première ligne les syndicats et le patronat pour négocier.

Pour la CFDT et l’UNSA, favorables au dé­veloppement du dialogue social dans l’en­treprise, l’occasion existe de donner un élan à la « fléxisécurité » à la française qu’el­les préconisent depuis des années et qui estaussi défendue par la gauche réformiste. Lecontexte de crise, autant que les convergen­ces de vues désormais affichées avec legouvernement, peut servir de levier à leur projet sans les transformer pour autant en des partenaires dociles. La question sala­riale est en effet très sensible, elle est le che­val de bataille de la CGT, qui reste position­née dans une logique d’opposant. La barredes négociations sera haute, le contextetendu, mais chacun sera placé devant ses responsabilités.

CET EXEMPLE MONTRE L’EXTRAORDINAIRE 

CAPACITÉ DES INDUSTRIELS 

À INFLUENCER LE DÉBAT

L’IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ DU DIALOGUE SOCIAL

PLANÈTE  |  CHRONIQUEpar stéphane foucart

« La science » est-elle vraiment pro-OGM ?

DANS LES ANNÉES 1990, L’AUTORITÉ DE LA 

PAROLE SCIENTIFIQUE A ÉTÉ LARGEMENT 

CONVOQUÉE AUPRÈS DE L’OPINION

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L’Afrique sans masqueL’Afrique habite nos imaginaires mais son histoire reste méconnue. Ce récit passionnantcourt de l’aube de l’humanité au XXIe siècle et fait revivre les pharaons noirs, lesrichissimes royaumes médiévaux, les temps tragiques de l’esclavage et de la colonisation,l’enthousiasme des indépendances... jusqu’à s’arrêter sur les grands enjeux d’une Afriqueémergente qui retrouve peu à peu sa place dans le monde.Servi par une cartographie inédite, cet atlas met enfin en lumière, par-delà les clichés, cecontinent devenu incontournable.

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Page 30: Le Monde - 19-07-2020

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