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Parti communiste français P. 4 FORUM DES LECTEURS MICHEL VOVELLE NOUS ÉCRIT u P. 6 LE DOSSIER LE MULTICULTURALISME : UN CAUCHEMAR ? P. 22 REVUE DES MEDIAS LA MONDIALISATION REJETÉE, VERS UNE “DÉMONDIALISATION” ? Par ALAIN VERMEERSCH P. 28 HISTOIRE « ÊTRE COMMUNISTE C’EST ÊTRE INTERNATIONALISTE » Par SAMIR AMIN N°9 JUIN 2011 REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF

LE MULTICULTURALISME : UN CAUCHEMAR...6u17 LE DOSSIER LE MULTICULTURALISME : UN CAUCHEMAR ? ÉDITO Guillaume Quashie-Vauclin Maurice Godelier Trois clefs pour comprendre les identités

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  • P a r t i c o m m u n i s t e f r a n ç a i s

    P.4 FORUM DES LECTEURS MICHEL VOVELLE NOUS ÉCRIT

    u P.6 LE DOSSIER

    LE MULTICULTURALISME :UN CAUCHEMAR ?

    P.22 REVUE DES MEDIASLA MONDIALISATIONREJETÉE, VERS UNE“DÉMONDIALISATION” ?Par ALAIN VERMEERSCH

    P.28 HISTOIRE« ÊTRE COMMUNISTE C’ESTÊTRE INTERNATIONALISTE »Par SAMIR AMIN

    N°9JUIN2011

    REVUEPOLITIQUEMENSUELLE

    DU PCF

  • LA REVUE DU PROJET - JUIN 2011

    2 SOMMAIRE

    FORUM DES LECTEURS

    4 FORUM DES LECTEURS/LECTRICES

    5 REGARDNicolas Dutent La photographie solidaire

    6 u17 LE DOSSIERLE MULTICULTURALISME : UN CAUCHEMAR ?ÉDITO Guillaume Quashie-Vauclin

    Maurice Godelier Trois clefs pour comprendreles identités en conflits

    Jean-Loup Amselle L’ethnicisation de la sociétéfrançaise

    Catherine Kintzler La «  diversité  »  : patchwork ou  melting pot  ?

    Paul Boccara Pour dépasser la crise de civilisation.  Défis des affrontements et nouveaux partages

    Catherine Coquery-Vidrovitch Comment  penserl’universel à partir du postcolonial  ?

    Stéphane Coloneaux Le métissage  : la pensée de l’émancipation

    Rokhaya Diallo Le « communautarisme »,c’est mal  ?

    Maboula Soumahoro Mouvement et multiculturalisme

    Ian Brossat Contrôle au faciès  : la réalité d’une hypocrisie

    Alain Blum Mesurer, classer. Statistiques ethniques  ?    

    Richard Sanchez Liberté, égalité, aimer

    Jacques Portes Le multiculturalisme aux Etats-Unis

    18 COMBAT D’ IDÉESGérard Sreiff : Vivre ensemble, dur, dur... 

    SONDAGES : Le pouvoir des politiques

    21 NOTES DE SECTEUREUROPE Le congrès de la CES

    22 REVUE DES MÉDIASAlain Vermeersch La mondialisation rejetée,vers une «  démondialisation  » ?

    24 CRITIQUESCoordonnées par Marine RoussillonDomenico Losurdo Staline, Histoire et critique d’une légende noireDavid Pestieau, Herwig Lerouge Questionset réponses sur l’avenir de la BelgiqueRégis Sauder (DOCUMENTAIRE) Nous, Princesses de ClèvesGérard Le Puill Bientôt nous aurons faim !

    26 COMMUNISME EN QUESTIONVincent Cespedes L’alchimie humaine

    28 HISTOIRESamir Amin Être communiste, c’est être internationaliste

    30 SCIENCESIvan Lavallée L’éthique des TIC

    32 CONTACTS / RESPONSABLESDES SECTEURS

    L'équipe de la Revue du Projet a le plaisir de vous annoncer que nous disposons d'une édition La Revue du Projetpubliée et recommandée par la rédaction de Mediapart. Nous vous invitons à participer à cette collaboration en réagis-sant, en commentant et en diffusant largement les contributions que nous mettons en ligne. http://blogs.mediapart.fr/edition/la-revue-du-projetNote : Pour tout commentaire concernant cette édition, vous pouvez nous contacter à l'adresse suivante : [email protected]

    2

    Nous disposerons sur place de 9 salles et de deux amphi de120 et 400 places pour tenir : conférences, débats, ateliers vidéo,films, vie militante... sur quelques thèmes à l'étude : les 100ans de Jean Genet, la liberté de création, la poésie contempo-raine, faut-il achever l'euro ?, jeunesse rebelle, la nation, l'ex-trême droite, guérir le travail, manipulation de l'Histoire, lagestation par autrui, socialisme, le monde, l'Europe, l'interna-tionalisme... Et d'autres déjà arrêtés : Ambroise Croizat est-ilmoderne, La perte d'autonomie, Démocratie sanitaire en région,La maternelle, À quoi servent les humanités (ou les scienceshumaines) ? Conférence sur Le Pacte des rapaces, À trop étudierle libétralisme, l'économiste devint contestataire, Le pouvoir desmots...Deux grandes nouveautés pour faciliter la participation de touteset tous.

    l Animation et jardin d’enfantsl Possibilité de séjour à tarif très intéressant avant l'universitéd'été (le site ferme après l'université)Pour les « loisirs » : Piscine et tennis gratuits, un guide du patri-moine du Pays de Savoie pour des visites culturelles et les anima-tions de la station... Les camarades de la fédération de la Savoienous accueilleront entre autres avec des produits régionaux etnous feront connaître leur Savoie.

    Toutes les informations complémentaires : tarifs, hébergement,localisation... sont disponibles sur le formulaire d'inscriptionen ligne sur www.pcf.fr/formationInscrivez-vous nombreuses et nombreux et rendez-vous aux Karellis !

    L'UNIVERSITÉ D’ÉTÉ 2011... TOUJOURS PLUS HAUTElle se déroulera les 26-27-28 août 2011 en Savoie, au-dessus de Saint-Jean de Maurienne aux Karellis, station entièrement dédiée au tourisme social (1650m à 2500m alt.)

    « Il est des moments dans l’histoire où le combat d’idées devient l’essentiel de notre lutte politique. »

  • 3

    JUIN 2011- LA REVUE DU PROJET

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    PATRICE BESSAC, RESPONSABLE DU PROJET

    ÉDITO

    LA POULE, L’ŒUF,L’ESPAGNE ET LE PENApplaudir. Maudire. Encenser.Rejeter. La litanie des amourset des désamours médiatiqueset politiques pour les jeunes indi-gnés espagnols est sans fin. LesPOUR, les CONTRE, les compatis-sants, les accusateurs... tout celamanque singulièrement de dialec-tique.

    Car, au fait, que se passe-t-il ? Leclassicisme des formes a repris sesdroits : la mise en accusation dusystème économique et politiquedébouche à la fois sur la contesta-tion la plus progressiste et sur leregain électoral et idéologique desextrêmes droites européennes.

    Les hommes rajoutent du malheurà leurs malheurs. À quoi bon juger ?Le problème n’est pas là.

    Nous sommes anciens. Donc déva-lués. Marine Le Pen est nouvelle,fraîche, elle n’a pas été aux affaires.Et surtout, elle a formulé une cohé-rence politique implacable. Faceaux malheurs du monde, sesréponses sont simples et compré-hensibles : bazarder l’euro, virer lesimmigrés, fermer les frontières,protéger notre industrie.

    À cette cohérence, nous n’avonsqu’à opposer une complexité pourdeux raisons fondamentales.

    Première raison de fond, il est impos-sible de penser la Révolution dansun seul pays... tout serait plus simple,je vous l’accorde, mais c’est faux.

    Deuxième raison stratégique, lechoix de ne pas être des déma-gogues est le seul choix stratégiquepossible : faire la jonction entremouvement politique, mouvementsocial, mouvement populaire exiged’organiser et de faire progresserune cohérence programmatique.Cette cohérence dans un pays degrande éducation comme laFrance est nécessairement au prixde la sincérité et du respect. Ladémagogie serait un deccélérateurd’unité.

    Quel rapport avec l’Espagne ? Ils’exprime à mes yeux à la fois unerevendication profonde de démo-cratisation économique et politiqueet, dans le même temps, la sépara-tion d’avec le champ politiqueconstitué m’apparaît être unemaladie du champ politique et nondu mouvement lui-même.

    Soutenir, aimer, parfois organiserest naturel pour nous mais ce n’estcertainement pas notre responsa-bilité. Notre responsabilité est d’organiser la confrontation dansle mouvement sur les solutionsd’avenir. La dévaluation apparentede la politique n’est qu’un effet deson absence de pratique. À cela, desnombreux camarades espagnols, etbien au-delà des communistes, ontcommencé à s’attacher : c’est leplus important.

    Rapporté à nos affaires et une fois LE candidat désigné, d’autres choses sérieuses commenceront.

    La première d’entre-elles sera sansdoute d’imaginer la campagneprésidentielle autrement que dansle cadre d’une campagne prési-dentielle.

    Par exemple avec le « programmepartagé »... les mots s’usent etdeviennent vite de la langue debois. Ainsi en est-il de cette expres-sion, « le programme partagé doitdevenir un programme réellementpartagé par le grand nombre »... Lalangue de bois banalise cetteexpression et pourtant l’essentielest là. Moins de meetings, plus decontacts avec la population...moins de JE et plus de NOUS,moins d’entre-soi et plus d’entre-nous-et-eux...

    Je ne méconnais pas les aspectstactiques et les multiples lois del’élection présidentielle. Cependant,la part de boxe et de combats querequiert nécessairement l’exercicepolitique ne doit pas tout occuperjusqu’à supprimer l’essentiel. Et l’es-sentiel est notre mission démocra-tique, l’ambition principale du Frontde gauche : devenir un mouvementpuissant dans le peuple.

    Comme disent les gens savants enparlant du capitalisme, cela veutdire pour dire changer de para-digme politique, changer lamanière de mener campagne,réinventer un militantisme dontl’un des cœurs est le mouvementdu grand nombre. Et le faire vrai-ment. n

    DES CHANGEMENTS À LA REVUE DU PROJETGuillaume Quashie-Vauclin, qui a coordonné le dossier de ce numéro, sera désormais le responsable adjoint de laRevue du Projet, reprenant aussi la responsabilité de Cécile Jacquet. Cécile que nous remercions chaleureusementde son travail et de son enthousiasme et à qui nous souhaitons bonne route pour la suite... en étant assuré que saroute croisera de nouveau la Revue. L’équipe.

  • LA REVUE DU PROJET - JUIN 2011

    44

    FORUM DES LECTEURSÉcrivez-nous à : [email protected]

    Pages réalisées par CÉCILE JACQUET

    Je vous adresse les commentairesque ce dossier sur l'euthanasiem'a inspiré. Voyez-y une preuvede l'intérêt que je porte à votrerevue. J'accepte (votre sollicitation)avec reconnaissance, non seule-ment parce que j'ai eu à aborder leproblème dans plus d'un article,lors de la mise à jour de « Mort etOccident de 1300 à nos jours » en2002, voire comme premier inter-venant auditionné par la commis-sion Léonetti... et pour avoirpendant quinze ans participé auxconférences de formation aux soinspalliatifs à l'Hôpital Paul Broussede Villejuif. Cela me donne le privilège de béné-ficier de la lecture du dossier qui faitle point sur l'état actuel de la ques-tion, en croisant différents regards.Il serait présomptueux de ma partd'arbitrer entre ces points de vue,mais un certain nombre de conclu-sions s'imposent. Il y a « dissensus ».(…) Brutalement formulé, dans lecadre de nos sociétés « privilégiées »l'impact de l'allongement de ladurée de vie s'inscrivait jusqu'à peude temps dans le dilemme entre lecancer ou l'accident cardiovascu-laire (…) et voici qu'une troisièmevoie se profile de plus en plus envahissante celle des maladies de « dégénérescence » devenantl'échéance redoutée des fins de vie,s'associant à la solitude, la perted'autonomie, la dépendance. (…)Les retraités deviennent un fardeaupour la société néolibérale. (…)Nous nous heurtons là aux héritagesanciens comme aux réflexesnouveaux qui suscitent le dissensus.D'un côté le respect sacré de la vie,comme impératif absolu d'ordrereligieux ou d'ordre étatique (leserment d'Hippocrate) quelles quesoient les infractions constantes etmajeures à ce principe dont l'his-toire est tissée. La référence contem-poraine aux massacres et génocidesdu XXe siècle renforce cette attitude,qui veut se targuer de trouver sa légi-timité dans une disposition innéede l'humanité, le dur désir de durer,ce réflexe vital qui frappe de suspi-cion le vœu fait en santé : qu'en sera-

    t-il au dernier moment ? (…) Encontrepoint de cette tendance, aisé-ment majoritaire, la libre disposi-tion de son droit à la vie, impliquantcelui d'y mettre fin lorsqu'elle estdevenue insupportable, renvoie àune histoire élitiste, nourrie des sesréférents antiques ou historiques,au fil de l'histoire si occultée dusuicide, objet de proscriptions etd'interdits majeurs, sujet deréflexions philosophiques ou litté-raires de l'humanisme à nos jours.La survie du corps social implique-t-elle de défendre cet interdit ? Lesuicide héroïque des personnagesde l'Antiquité ou des héros de laRévolution française est à admirerde loin. (…) Nos auteurs évoquantle cas de Paul Lafargue et de sonépouse quittant la vie ensemble, depropos mûri et délibéré ne citentpas le commentaire de Lénine : unrévolutionnaire n'a pas le droit dedéserter ainsi !C'est bien sur ce butoir que nosparlementaires, qui ne sont pas léni-nistes, se sont arrétés, même si l'onassiste chez les responsables de lagauche à la volonté de promouvoirl'exercice de l'assistance au départvolontaire et assumé de la vie. (...)Je ne partage pas les conclusionsformulées par Axel Kahn en défensedes aménagements trop limités dela loi Léonetti : conserver les inter-dits en tolérant les infractions etmanifestant de l' « indulgence »envers les médecins volontaires quifranchiront la barrière, comme c'estactuellement le cas, n'est pas unemesure digne. C'est en faire commeles médecins qui pratiquent l'IVGles francs-tireurs d'une société quidemeure enfermée dans lesbarrières de tabous anciens, alorsmême qu'elle transgresse de plusen plus ouvertement les règles d'unhumanisme à promouvoir. n

    EXTRAITS

    1) Historien spécialiste de la révolu-tion française, directeur honoraire del’IHRF et professeur émérite à Paris I,Michel Vovelle a réalisé des travauxd'histoire sociale et religieuse sur lamort

    Merci de l'envoi des deux exemplairesde la revue ! Il s'agit d'un excellentnuméro consacré au projet du Partisocialiste. N'hésitez pas à me recontacter au besoin, dans le cadre de projets/débats à venir concernant le PCF/Front de gauche. Bien à vous, PHILIPPE MARLIERE, PROFESSEUR DE SCIENCESPOLITIQUES À L’UNIVERSITÉ DE LONDRES, AUTEURDE LA SOCIAL-DÉMOCRATIE, UNE FORCE DU PASSÉ DANSLA REVUE DU PROJET, N°8 MAI 2011

    Agrocarburants : des chiffres pour mieux comprendre Un apport non négligeable à laréflexion sur les agrocarburants que l'on peut compléter en voyant le film documentaire Green.

    Contribution éclairante et instructive.

    Pour l’Art, la Culture et l’Information : une nouvelleambition politiqueMerci de cette synthèse d'un débatauquel j'aurais assisté et cette priseen compte d'un enjeu fondamentaltrop souvent oublié.

    Belle synthèse. Je regrette avoir été troploin de vous pour avoir pu assister àça. Mais nous allons pouvoir réfléchirautour de ces données. 2012 approcheà grands pas... À suivre...

    Merci pour le compte-rendu de ce débat.  J'y suis intervenu et j'ai trouvé ça plutôt plus intéressant que ce n'est le cas d'habitude pour ce genre de débat.Beau travail, important, intéressant.

    Oui, belle contribution pour un débatdémocratique, pour un programme.

    DOSSIER SUR L’EUTHANASIE, MICHEL VOVELLE1 NOUS ÉCRIT

    Des réactions sur Mediapart.fr

  • JUIN 2011- LA REVUE DU PROJET

    REGARD

    © Nicolas Dutent

    Ce sans-abri pour qui l'espoir est devenuétranger. Bien que résigné, ce regard sembleparadoxalement traduire une demande et

    un désir d'Humanité qui restent à combler.J’ai tenté ici de défendre l'idée que la photogra-phie humaniste (notablement dans notre pays), sielle se charge souvent avec succès de figer lesdétails heureux inscrits dans le monde et révélésde notre quotidien, il apparaît également que cetexercice se doit tout autant de lever le voile surune réalité moins réjouissante : le sort accordé àcelles et ceux que la vie a oubliés, allant jusqu’àeffacer leur existence sociale. Ce qui correspondni plus ni moins à la volonté d’un Jean Jaurès pourqui « le courage c’est de chercher la vérité et dela dire. » n

    NICOLAS DUTENT

    « Autrui, c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi »Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant

    Le Prix de la photographie solidaire est un concours organisé au sein de l'association Autre-monde qui vise à récompenser le talent et l'engage-ment solidaire de jeunes photographes de moins de 28ans, invités à proposer trois photographies sur le thèmede « l'Autre ».

    Le jury de professionnels est composé de Ghyslaine Badezet(directrice pédagogique de la Maison européenne de la photo-graphie) et d'Aurore Le Maître (professeur au lycée Auguste-Renoir). Parmi les partenaires de ce concours figurent Epson,Chasseur d'Images, la Maison européenne de la photographie etles éditions Thierry Magnier.

    5e Lauréat : Nicolas Dutent

  • 6

    LE DOSSIER

    Communauté, société, culture etidentité, ces concepts sont-ilsencore utiles à la production deconnaissances scientifiques ?

    PAR MAURICE GODELIER*

    J’aimerais inviter à réfléchir sur lecontenu de quatre concepts –communauté, société, culture et

    identité –, probablement les plus utilisésdans les sciences sociales, mais aussi bienau-delà puisqu’on les retrouve en abon-dance dans les discours des politiciens,les articles des journalistes, etc. Du faitde leurs multiples usages dans descontextes les plus divers, ces quatreconcepts sont-ils encore utiles à laproduction de connaissances scienti-fiques ? Je le pense, mais c’est à certainesconditions que j’essaierai de définir.

    COMMUNAUTÉ ET SOCIÉTÉ[…] Notre analyse nous permet depréciser la différence qui existe entre une« communauté » et une « société ». Il estessentiel de ne pas confondre ces deuxconcepts ni les réalités sociales et histo-riques distinctes auxquelles ils renvoient.Un exemple suffira pour montrer claire-ment cette différence. Les juifs de la dias-pora qui vivent à Londres, à New York, àParis ou à Amsterdam forment des

    TROIS CLEFS POUR COMPRENDRE LES IDENTITÉS EN CONFLITS

    PAR GUILLAUME QUASHIE-VAUCLIN

    Ce numéro de la Revue du Projetparaîtdans un contexte lourd. La droite aupouvoir plonge en effet notre paysdans une atmosphère méphitique, chaquejour plus irrespirable. La xénophobie s’af-fiche sans fard sur les perrons ministériels etles lois ignobles suivent les discoursinfâmes. Au-delà même de nos frontières,c’est ce même mouvement dangereuse-ment convergent qui se dessine parmi lesdroites européennes, toutes peu ou proulancées dans une course à l’identité (natio-nale, chrétienne, blanche). L’ennemiqu’elles désignent ? Le « multiculturalisme »,chiffon rouge agité pour détourner desmarchés financiers la colère des peuples.Et la gauche face à cela ? Elle semble adopterde plus en plus nettement la défense du« multiculturalisme », encouragée en cesens par les assauts de la droite contre cettenotion. On assiste ainsi à une mutation desréponses proposées à gauche face auxquestions qu’on rassemble parfois sous levocable de « vivre ensemble ». La promo-tion du multiculturalisme semble prendrele pas sur celle de l’universalisme de tradi-tion républicaine. Ce phénomène estvisible, de longue date, dans une large partiede l’extrême gauche, héritière d’un certaintiers-mondisme ; il l’est aussi au Parti socia-liste, de manière croissante.Assurément, les impasses, les impostureset les crimes de cet universalisme républi-cain du XIXe siècle ont contribué à discré-diter ce concept aux yeux de nombre decontemporains progressistes. C’est bien aunom de l’universalisme républicain que futmenée l’entreprise coloniale qui imposanormes, valeurs et domination européennes.

    C’est bien parce que des Européens ontpensé leurs codes sur le mode de l’universelqu’ils les ont imposés aux peuples du monde,niant dans le même temps toute existence– toute possibilité même – d’une culturehors des rivages de l’Europe.De cet universalisme-là, myope et colo-nial, qui étend à l’universel ses particula-rismes de bourgade, il ne peut plus êtrequestion pour qui se veut combattant del’émancipation en ce début de XXIe siècle.Ceci est désormais acquis à gauche. Pour-tant, le débat ne s’en trouve pas clos. Toutuniversalisme doit-il être abandonné ? Lemulticulturalisme est-il le chemin àemprunter pour qui cherche la voie del’émancipation individuelle et collective ?C’est sur ce terrain que discutent les textesici rassemblés. Non sans convergencespossibles, assurément. Non sans clairsdésaccords qu’il ne s’agit pas d’amoindrircar ce n’est qu’avec ces dissonances que ledébat peut vivre et s’épanouir parmi lescommunistes – et au-delà – autour de posi-tions fortes et construites.Si la pluralité d’approches est doncrespectée dans le dossier, je souhaiteexposer en quelques mots la perspectivequi est la mienne. Une approche en termes multiculturalistesme semble receler mille dangers. Quel sensaurait encore l’humanité si celle-ci devaitêtre divisée d’insurmontable façon en « Africains », « musulmans », « Français »,étanches communautés juxtaposées donton attendrait – pour les bonnes âmes –qu’elles « dialoguent » ou – pour les âmesdamnées – qu’elles se séparent voire secombattent ? Je ne crois pas à une essencefigée, pure et parfaite du « Français », du« musulman », de l’« Africain » : l’un

    mangeant saucisson, l’autre couscous et ledernier bananes ; chacun devant en resterlà, ayant tout juste le droit, dans le meilleurdes cas, de goûter au plat du voisin, le tempsd’une soirée, avant de remettre au plus vite,qui son pagne, qui son béret, qui sa burqa.Non ! La célèbre phrase de Térence nesaurait être oubliée sans périls : « Homosum, humani nihil a me alienum puto. » [Jesuis un homme, j’estime que rien de ce quiest humain ne m’est étranger.] Par ailleurs, l’individu n’est pas réductibleà une communauté, miraculeusementsusceptible de dire et définir l’entièretécomplexe et plurielle de son être. Disonsles choses politiquement : à mes yeux, l’in-dividu ne doit pas être réduit à une commu-nauté sous peine de dissolution de l’huma-nité et de tout horizon émancipateur, souspeine, tout autant, d’étouffement et d’en-fermement de l’individu dans d’aliénantesdestinées assignées. Terminons enfin parle plus évident : qui ne voit que ces étanchesdivisions arbitraires de l’humanité, appli-quées à ceux qui ont tout intérêt à se libérerde l’exploitation capitaliste, nourrissentpuissamment la division des dominés etl’illusion que l’issue ne saurait être trouvéeque par et dans « sa » seule « communauté » ?Cette prise de parti personnelle n’entendpas être une conclusion politique – je n’enai guère la légitimité –, encore moins théo-rique. Elle se veut une modeste entrée enmatière, signalant quelques-uns des lourdsenjeux que soulève le concept de multicul-turalisme. Elle se veut également une invi-tation à lire avec l’attention qu’elles méri-tent toutes les contributions de ce richedossier. Elle se veut enfin un appel à penservraiment ces questions majeures. La situa-tion de notre peuple est trop dure et lebesoin d’alternative trop immense pourque nous abandonnions paresseusementce terrain décisif. Bonne lecture ! n

    MULTICULTURALISME, LA PERSPECTIVEÉMANCIPATRICE DE NOTRE TEMPS ?

    ÉDITO

    Le multiculturalisme : un cauchemar ?

    LA REVUE DU PROJET - JUIN 2011

  • JUIN 2011- LA REVUE DU PROJET

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    > SUITEPAGE 8

    communautés au sein de ces différentessociétés et de ces États, la Grande-Bretagne, les États-Unis, la France, lesPays-Bas, etc. Elles coexistent avec d’au-tres communautés, turques, pakista-naises, etc. qui ont chacune leurs propresfaçons de vivre, leurs traditions. Par contre,les juifs de la diaspora qui ont quitté cespays pour aller vivre en Israël vivent désor-mais dans une société qui est représentéeet gouvernée par un État dont ils veulentvoir les frontières reconnues définitive-ment par les populations et les Étatsvoisins. Et c’est ce que revendiquent égale-ment les Palestiniens, un territoire et unÉtat. Là encore, le critère qui fait société,c’est celui de la souveraineté sur un terri-toire. Il est important de remarquer quetoutes ces communautés mènent au seinde leur société d’accueil une existencesociale qui leur est particulière. Pourdonner un autre exemple, dans la plupartdes métropoles du monde existent desChinatown où les Chinois continuent àparler leur langue, à suivre leur calendrierde fêtes et à ouvrir des restaurants. Ilsforment des communautés mais neconstituent pas une société. Au passage, je voudrais également faireune distinction qui semble aujourd’huiobsolète à beaucoup d’entre nous. J’aiappelé « tribu » la forme de société qui estcelle des Baruya, comme j’ai appelé « clanset lignages patrilinéaires » leurs groupesde parenté. Et j’ai appelé aussi « ethnie »l’ensemble des groupes locaux qui danscette région affirment avoir une originecommune et être issus de la dispersion degroupes vivant autrefois près deMenyamya. Les Baruya et leurs voisinsutilisent, pour désigner cet ensemble degroupes auquel ils se savent appartenir,l’expression : « ceux qui portent les mêmesparures que nous ». Cependant, le faitd’être conscient d’appartenir à ce mêmeensemble ne procure à un Baruya ni unaccès à la terre ni un accès aux femmes etpar ailleurs ne l’empêche pas de faire laguerre aux tribus voisines appartenant aumême ensemble. On voit par là que c’estseulement la « tribu » qui constitue pourun Baruya une « société », tandis que« l’ethnie » constitue pour lui une commu-nauté de culture et de mémoire, mais nonune « société ». Ceci éclaire le fait que pourdevenir une société, une ethnie doitsouvent de nos jours réussir à former unÉtat qui lui assurera une souveraineté surson territoire. C’est là une revendicationdes groupes kurdes répartis entre plusieursÉtats, et ce fut hier une revendication desBosniaques ou des Kosovars. Et danscertains cas une ethnie, en revendiquant

    pour elle seule l’appropriation d’un Étatet d’un territoire, s’autorise à procéder àdes épurations ethniques.

    LES RÉPONSES DES ÉTATSDans les sociétés occidentales dont lerégime politique est en principe démocra-tique, on peut constater deux réponses desÉtats à l’existence en leur sein de commu-nautés de natures diverses, religieuses ouethniques. Soit le communautarisme à lafaçon britannique, soit l’intégration à lafrançaise de toutes les communautés ausein de la République. Les deux formulesne semblent pas avoir véritablement réussià répondre aux problèmes posés par ladiversité culturelle et religieuse au sein dessociétés modernes.[…]

    CULTURE ET IDENTITÉQu’est-ce que j’entends par « identité » ?Pour moi, c’est la cristallisation à l’inté-rieur d’un individu des rapports sociauxet culturels au sein desquels il/elle est

    engagé(e) et qu’il/elle est amené(e) àreproduire ou à rejeter. On est le pèreou le fils de quelqu’un par exemple etcette relation à l’Autre définit le rapportqui existe entre nous et en même tempsen chacun de nous, mais sur un modedifférent : le père n’est pas son fils. Cettedéfinition est celle du Moi social quechacun d’entre nous offre aux autres.Mais il existe aussi un autre versant duMoi, le Moi intime, celui né des rencon-tres heureuses ou douloureuses de ceMoi social avec les autres. C’est pour-quoi l’identité sociale de chaque indi-vidu est à la fois une et multiple de parle nombre des rapports que l’on entre-tient avec les autres. n

    Maurice Godelier* est anthropologue, direc-teur d’études honoraire à l’EHESS.

    Maurice Godelier, Communauté, société, cul-ture. Trois clefs pour comprendre les identitésen conflits, Paris, CNRS Éditions, 2009.Extraits publiés avec l’autorisation de l’auteur

    À la différence d’autres payscomme les Etats-Unis, l’essor dumulticulturalisme en France setraduit par une montée duracisme.

    PAR JEAN-LOUP AMSELLE*

    L e multiculturalisme a échoué enFrance, et plus largement en Europe.Non pas comme le prétendentAngela Merkel, David Cameron etNicolas Sarkozy parce qu’il n’est pasparvenu à « intégrer » les « immigrés »mais parce que, en fragmentant le corpssocial de chacun des pays où ce prin-cipe est, soit officiellement mis en œuvre,soit revendiqué par une fraction del’éventail politique, il a abouti à dresserl’un contre l’autre deux segments de lapopulation : l’identité majoritaire et lesidentités minoritaires. Par une sorted’effet boomerang, l’apparition au seinde l’espace public de minorités ethno-culturelles et raciales a provoqué, danschaque cas, le renforcement de l’iden-tité « blanche » et chrétienne. Il est d’ail-leurs symptomatique que le Frontnational et les Indigènes de la Répu-blique se soient référés tous deux à desexpressions proches pour désignerl’identité majoritaire : les « Français de

    souche » dans un cas, les « souchiens »dans l’autre.

    IDENTITÉS POSTCOLONIALESA la différence d’autres pays comme lesEtats-Unis, l’essor du multiculturalismeen France se traduit donc par unemontée du racisme. Ce racisme revêt lui-même deux formes : l’affirmationforcenée d’une identité majoritaire« blanche » et catholique par la droite etl’extrême droite et l’affirmation par lagauche multiculturelle et postcolonialed’identités minoritaires ethnoculturellesqui constituent autant de « commu-nautés de souffrance ». Mais qu’en est-il de ces « communautés » elles-mêmes :l’énonciation de leur identité procède-t-elle des acteurs de base ou des porte-parole qui s’expriment en leur nom ?Autrement dit, l’expression racisée desidentités postcoloniales est-elle leproduit d’un contre racisme « d’en bas »ou l’œuvre d’entrepreneurs d’ethnicitéet de mémoire prompts à accoler desspécificités raciales et culturelles sur desgroupes sérialisés d’individus. Il convientd’évoquer à ce sujet le rôle du CRAN dontle modèle s’inspire du CRIF, mais ilfaudrait également mentionner l’actionde tous ceux qui s’emploient à donnerun supplément d’âme « culturel » à desmouvements – comme celui de la pwofi-

    L’ETHNICISATION DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

  • LA REVUE DU PROJET - JUIN 2011

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    LE DOSSIER Le multiculturalisme : un cauchemar ?SUITE DE

    LA PAGE 7 > tasyon en Guadeloupe – dont les moti-vations sont essentiellement d’ordreéconomique et social. Transmuter lesocial en culturel semble donc être lacaractéristique majeure de cette gauchemulticulturelle et postcoloniale quioccupe une position symétrique etinverse de la droite et de l’extrême droite« républicaine ». Par une sorte de para-doxe, déjà relevé, cette droite et cetteextrême droite, en défendant la Répu-blique et la laïcité sur des bases islamo-phobes (refus des prières musulmanesdans les rues, des repas hallal dans lescantines, etc.) défend par contrecoupdes valeurs culturelles ethnicisées « biende chez nous » (soupe au lard). Mais d’unautre côté la gauche et l’extrême gauchemulticulturelle et postcoloniale en aban-donnant la défense de l’universalismerépublicain à la droite et à l’extrêmedroite se sont engagées dans la voie d’unaffrontement civilisationnel qui faitparfaitement les affaires de la première.

    PROVINCIALISER L’EUROPEL’universalisme, contrairement à ce quesoutiennent les postcoloniaux, ne seréduit en effet en aucun cas à la défensede la suprématie blanche sur le reste du

    monde. En ce sens, il ne s’agit pas, enreprenant l’expression de Chakrabartyde « provincialiser l’Europe », d’affirmersa spécificité culturelle afin de continen-taliser sa pensée. Car provincialiser l’Eu-rope revient à diviser l’ensemble dumonde en autant d’« aires culturelles »étanches, à enfermer les continentsgéographiques et intellectuels dans desspécificités irréductibles. Pas plus quel’Europe des Lumières ne saurait êtrecaractérisée par la « raison » (c’est aussile siècle des « passions »), les autres conti-nents ne sauraient être réduits à des carac-téristiques culturelles intangibles(l’Afrique des ethnies, l’Inde des castes,le Moyen-Orient musulman fondamen-taliste, etc.) et voir ainsi déniée leur histo-ricité propre. Construire du lien social,c’est précisément passer à travers lescontinents géographiques et culturels,c’est postuler une universalité premièreet principielle entre tous les hommes pourréserver aux spécificités culturelles lestatut d’un « reste ». Postuler l’humanitéde l’homme, des hommes, ce n’est pasvouloir assurer la domination de l’Occi-dent sur le reste du monde, c’est affirmerla possibilité de communiquer avec lesautres. Les Révolutions démocratiques

    en cours actuellement en Tunisie, enÉgypte et en Libye montrent que les droitsde l’Homme, loin d’être un carcan imposépar l’Occident au reste du monde,peuvent aussi être réappropriés par despeuples arabo-musulmans, en dépit de,ou grâce à, « leur » culture. En définissant a priori la culture d’unpeuple, on prend le risque d’être démentipar l’historicité de cette culture, c’est-à-dire de sa capacité à intégrer une multi-tude d’éléments dont on postule, parprincipe, qu’ils ne lui appartiennent pas.On ne rend pas un grand service aux« issus de la diversité » en les enfermantdans leur « négritude » ou leur « araboislamité ». Culturaliser et ethniciser lesocial est le meilleur moyen de maintenirles jeunes des banlieues sous la chapedu pouvoir, la meilleure méthode pourles enfermer dans des ghettos géogra-phiques et identitaires. n

    *Jean-Loup Amselle est un anthropologueet ethnologue africaniste français. Il estdirecteur d'études à l'EHESS, rattaché auCentre d'études africaines (Ceaf) et rédac-teur en chef des Cahiers d’études africaines

    Extrait de L’ethnicisation de la France, àparaître aux éditions Lignes en septembre2011, publié avec l’autorisation de l’auteur.

    Une république ne réunit pas desproches en vertu d'une communeappartenance, elle ne réunit pasdavantage des collections iden-titaires. Son principe est la dis-tinction du citoyen qui, pour êtreindépendant de tout autre, pro-duit la chose publique.

    PAR CATHERINE KINTZLER*

    Vivre en république, est-ce s’assem-bler avec ses prochains ? Est-cerassembler une diversité de commu-nautés ?

    LIEN SOCIAL, LIEN POLITIQUELe lien social et le lien politique, pour êtrecorrélatifs, n'en sont pas moins distincts.L'un se forme par imprégnation et proxi-mité, l'autre par éloignement et intellec-tualité. Dans le bain coutumier, l'enfanttrouve à la fois racines et repères ; ilacquiert des mœurs. Cette indispensablesocialisation dispose à l'association poli-

    tique, mais elle ne la construit pas car lelien politique ne relève pas de la sponta-néité sociale.Prenons un exemple. L'égalité n'auraitjamais vu le jour sans la rivalité originaireentre frères au sujet de l'amour maternel :« puisque je ne puis l'avoir exclusivement,alors que l'autre n'en ait pas plus quemoi ! ». Mais l'égalité des droits dans lacité républicaine suppose une ruptureavec ce ressentiment dont elle s'est pour-tant d'abord nourrie : « que chacun exerceses forces et ses talents, pourvu qu'il nenuise à personne ! ». On mesure ici à lafois l'opposition et la relation qui articu-lent la fraternité de sentiment et la frater-nité de principe.La limite du lien social se révèle à traversson mode de formation : le processus s'au-torise d'une identification collective,formant ce qu'on appelle des commu-nautés (moi et les miens). Pour qu'un lienpolitique républicain apparaisse, il ne suffitpas d'élargir ce mouvement, il faut aussis'en écarter. Une république ne réunit pasdes proches en vertu d'une communeappartenance, elle ne réunit pas davan-

    tage des collections identitaires. Son prin-cipe est la distinction du citoyen qui, pourêtre indépendant de tout autre, produitla chose publique. Elle réunit des singu-larités et a pour fin la liberté de chacuned’entre elles : cette fin rend les citoyenssolidaires et frères. L’identité commecitoyen est donc à l’opposé de l'identifi-cation à une collection ; ce qui nous rendsemblables, c'est l'identité de nos droits.

    PROCHAIN ET CITOYEN : DEUX PARADOXES SYMÉTRIQUESOn parvient à deux paradoxes. Se fondersur une appartenance préalable, c'estformer des rassemblements en accrédi-tant les séparations identitaires. Se fondersur la distinction du citoyen, c'est, paratomisation, former une cité dont le prin-cipe n'exclut personne.Il n'y a rien de plus perceptible et enmême temps rien de plus abstrait que« mon prochain » – les qualités sensiblesle définissent et le rassemblement qui enrésulte exclut celui qui ne les a pas. L'abs-traction consiste ici à se rendre aveugle àl'humanité. Symétriquement, il n'y a rien

    LA « DIVERSITÉ » : PATCHWORK OU MELTING POT1 ?

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    > SUITEPAGE 10

    de plus intellectuel et en même tempsrien de plus concret que « mon conci-toyen » – il se définit par des propriétésjuridiques et politiques qui ont pour effetconcret d'inclure quiconque.Sur le même principe, on peut distinguerla tolérance (qui se contente d'articulerdes courants de pensée existants actuel-lement en les reconnaissant positivement,ce qui est compatible avec une religiond'État) et la laïcité qui se fonde sur unethèse minimaliste : l'absence de recon-naissance positive et la suffisance du droitcommun fondent la coexistence non pasdes courants de pensée existants mais detous les courants possibles, passés,présents et futurs, ce qui est incompa-tible avec une religion d'État, même civile.

    LA BARBARIE DES CŒURS TENDRESMême si l'idée du prochain prépare leconcept du citoyen et y dispose, elle nele fonde pas.Ils avaient l'idée d'un père, d'un fils, d'unfrère et non pas d'un homme […]. De làles contradictions apparentes qu'on voitentre les pères des nations : tant de naturelet tant d'inhumanité, des mœurs si féroceset des cœurs si tendres2 […].Rousseau résume ici le paradoxe de labarbarie. La tendresse du cœur, si elleforme le terrain de toute sociabilité, nesaurait faire la matière exclusive d'uneéducation morale et civique sous peined'engendrer la férocité des mœurs. A trop s’intéresser aux ethnies, on s’exposeà perdre de vue les droits des individussouverains (lesquels peuvent librements'affilier aussi aux appartenances de leurchoix). En voulant cerner les discrimina-tions, on les exalte en collectant les « senti-ments d’appartenance » dans des consi-dérations qui risquent d’avoir les effetsséparateurs qu’elles prétendent conjurer. Une anecdote suffira à souligner la féro-cité de cette disposition pleine de bonssentiments, à la fois fusionnelle et sépa-ratrice. Alors, que faisant la queue devantun guichet, je protestais contre un resquil-leur, avec quelle assurance un adolescentm'a gratifiée d'une leçon d'antiracisme -car l'incriminé était noir ! Cet adolescentsentencieux avait tout compris de l'usageféroce de la « diversité». Il m'administraitune leçon d'ethnisation et de séparation :vu sa couleur de peau, l'incriminé étaitintouchable, hors de l'humanité !

    PATCHWORK OU MELTING POT ?Oui, des cœurs tendres, bien regardants,qui avant l'homme voient le Noir et leBlanc, le chrétien et le musulman, le mâleet la femelle, les miens et les tiens, et qui,

    Une analyse de la crise non passeulement au plan économiquemais aussi au plan dit « anthro-ponomique ».

    PAR PAUL BOCCARA*

    DÉFIS DE LA CRISE DE LA CIVILISATIONOCCIDENTALE MONDIALISÉE

    Mutations, défis sociétaux et culturels

    La révolution informationnelle concernetoute la vie humaine, avec la successionde l’imprimerie par la révolution fondéesur les ordinateurs personnels. Celapermet un accès sans précédent dechaque individu aux informations detoutes sortes et leur circulation dans tousles sens, avec la possibilité de réponse etde modification personnelle des infor-mations. Il y a un potentiel de participa-tion de chacun à la créativité culturelleMais cela est récupéré et dominé par degrands services monopolistiques, tendantà exacerber de nouvelles scissions et lesfractures informationnelles sociales, avecdes communautés séparées.

    La révolution démographique concernela réduction très forte de la fécondité et lanatalité, la longévité, avec la très forteprogression de l’espérance de vie jusqu’àl’échelle mondiale. Cela entraîne desbesoins de droits et de partages pour la

    POUR DÉPASSER LA CRISE DE CIVILISATION. Défis des affrontementset nouveaux partages d’universalisme

    invités à confondre l'humanité avec leurs« potes », sont sourds au principe mêmede l'humain ! Voilà comment on se metau service d'un nouvel apartheid quis'agenouille devant toute iniquité pourvuqu'elle se réclame d'une forme deconscience identitaire ou religieuse.Gardons-nous de répandre cette barbarereligion sociale qui érige en dogmes lechaleureux lien de sentiment et l'évi-dence du prochain au détriment duconcept d'autrui. Pour être intraitable sur les discrimina-tions, il faut avoir à l'esprit que leur racineest dans une vision fractionnée de l'hu-manité qui la désagrège en coalitionsd’appartenance et de non-appartenance.

    Pour former un peuple politique, ce nesont pas des groupes qu’il faut rassem-bler (patchwork) mais des individussouverains, atomes irréductibles, libreset égaux (melting pot). n

    *Catherine Kintzler est philosophe, profes-seur émérite à l'Université Charles de GaulleLille III, auteure de • Qu'est-ce que la laïcité ? Paris, Vrin, 2008 2e

    éd.Poétique de l'opéra français de Corneille àRousseau Paris, Minerve, 2006, 2e éd. Page web : http://www.mezetulle.net

    1)Cet article se veut un hommage au titre dujournal fondé par Jean Jaurès : L'Humanité.2) Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l'originedes langues, chapitre 9 (p. 84-85 de l'éditionGF, Paris, 1993).

    promotion des femmes et celle despersonnes âgées.

    La révolution parentale est marquée parl’importance des divorces, des couples nonmariés avec enfants, de la montée de l’éga-lité des femmes, des familles monoparen-tales, des parentés recomposées, descouples homosexuels, etc. Cela met encause les mœurs et autorités traditionnelles.

    La révolution migratoire, c’est à l’op-posé de l’époque de l’impérialisme colo-nial, la forte pression migratoire des paysdu Sud en direction du Nord. Celaentraîne les défis massifs de l’intégrationou des rejets au plan culturel, du métis-sage, ou du multiculturalisme.

    Montée de l’individualisme, des crisesd’autorité, de la crise des mœurs et miseen cause des mesures répressives

    C’est l’exacerbation du libéralisme et deson individualisme. D’où les crises del’autorité. C’est la radicalité des affron-tements sur les mœurs et sur les valeurs.C’est notamment le cas des défis dumétissage culturel, avec les adoptions etles rejets de valeurs, dans les pays en déve-loppement et émergents, ou encore dansles populations immigrées et dans lesbanlieues des métropoles des pays duNord, participant à leurs conflits. C’estaussi la montée d’intégrismes opposés :• Intégrisme occidentaliste, de l’apologie

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    LE DOSSIER

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    SUITE DELA PAGE 9 > Pour une nouvelle gouvernance mondiale,

    on pourrait chercher à construire unedémocratie participative internationale,pour des Biens publics communs de l’hu-manité. Promouvoir une culture departage et d’intercréativité de toute l’hu-manité. Une utilisation des technologiesde l’information, et de l’Internet pour uneintercréativité émancipée de la domina-tion des grands groupes privés.

    Un nouvel humanisme et un nouvelœcuménisme Un humanisme de respect et de valori-sation de la dignité de chacun commecréateur devrait s’opposer à tous les inté-grismes. L’universalité de cet humanismepourrait être développé, depuis ceux quise revendiquent de la laïcité et même dela libre- pensée jusqu’à un rapproche-ment œcuménique des religions, sur desvaleurs de tolérance, de paix, et de respectde la dignité créatrice de chacun.

    Un dépassement des cultures occiden-tales, orientales et du Sud, pour uneculture de toute l’humanitéUne civilisation véritablement mondialede toute l’humanité pourrait viser à dépasser

    les apports de libertés de l’Occident, maissans l’égoïsme et les monopoles, et lesapports de solidarité de l’Orient et du Sud,mais sans les dominations hiérarchiques,pour l’épanouissement de chacun partout.Cela se rapporterait à une diversité enri-chissante et à des communautés de culture,avec des valeurs de partages jusqu’à chacun.Ce serait des partages des ressources, despouvoirs, des informations et des rôles, toutparticulièrement des rôles de création, pourune civilisation d’intercréativité.L’enjeu se rapporte à la convergence desluttes d’émancipation : de toutes les caté-gories de salariés du monde entier ; contreles dominations des femmes, de généra-tion, des jeunes, des personnes âgées ;des nations et zones culturelles domi-nées, de toutes les minorités immigrées;contre les repliements catégoriels etcontre tous les monopoles sociaux. n

    *Paul Boccara est maître de conférenceshonoraire en Sciences économiques, mem-bre de la Commission économique du PCF

    Extraits de La Crise systémique : une crise decivilisation. Ses perspectives et des proposi-tions pour avancer vers une nouvelle civilisa-tion. Fondation Gabriel Péri, décembre 2010.publiés avec l’autorisation de l’auteur

    PAR CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH*

    L’histoire de France postcoloniale estcelle d’une France métisse. Elle l’ad’ailleurs toujours été : c’est un despays du monde qui a connu, de touttemps, les migrations les plus impor-tantes ; la culture française est uneculture syncrétique héritée de cesapports passés toujours renouvelés. Elleest donc faite de mémoires diverses,voire opposées. Ce qui est nouveau dansle postcolonial à la française, ce n’estpas le métissage : c’est la mise à jourd’un passé refoulé du métissage issu dupassé colonial. Les études dites « postcoloniales » propo-sent d’étudier l’épisode colonial en sedétachant des clichés hérités du savoirconstruit depuis plusieurs siècles en Occi-dent à l’aide de concepts forgés par les

    colonisateurs, ce qu’un penseur congo-lais a appelé de façon imagée la « biblio-thèque coloniale1». Ces clichés tendentà cliver les deux mondes colonisateurs /colonisés dans un rapport de simpledomination/soumission, avec une sériede fausses oppositions binaires : tellesque l’opposition « sauvage versus civi-lisé », « tradition versus modernité », l’ir-réductibilité supposée entre la culturerurale et la culture urbaine, l’intangibi-lité intemporelle des « ethnies », et autresclichés qui continuent d’inonder lesmédias ; l’analyse postcoloniale s’attache,au contraire, aux processus incessants,tout au long de l’aventure colonialecommune aux colonisés et aux coloni-sateurs, de rencontres, d’échanges, d’ac-commodements et de résistances : c’est-à-dire tout type d’attitude impliquée parune coprésence. Il s’agit aussi de

    COMMENT PENSER L’UNIVERSEL À PARTIR DU POSTCOLONIAL ?Décrypter ce qui relève de l’« héritage colonial » dans notre « natio-nal » présuppose un va-et-vient critique entre passé et présent ; c’estce qui en fait à la fois l’intérêt et la difficulté.

    du libéralisme et du marché jusqu’à sacombinaison avec le moralisme conser-vateur des sectes évangélistes aux États-Unis ou encore la montée des conserva-tismes populistes et des extrêmes - droites• Intégrisme islamiste, de réaction auxmœurs occidentales contemporaines, contre leurs émancipations et aussi leursdébordements individualistes.D’où les affrontements du terrorisme isla-miste et aussi les guerres impulsées parles États-Unis en Irak et en Afghanistan.Ce sont encore : • les redoublements des crises d’excèsde délégations représentatives, de l’uti-lisation de « boucs émissaires » pourdétourner les colères sociales, mais aussides besoins de pouvoirs nouveaux.• la montée des exigences de droitsnouveaux liés à l’allongement de l’es-pérance de vie d’abord dans les paysdéveloppés, ainsi qu’à la prise deconscience du rôle décisif de l’émanci-pation des femmes dans le monde entier. • la montée des violences et donc de l’in-sécurité. Cela va des dérives de violenceet de répression dans les banlieues demétropoles, à la persistance des terro-rismes, des guerres • les divorces culturels entre une partiedes jeunes d’origine immigrée desbanlieues des pays développés et lescadres des institutions publiques. Mais ce sont aussi les échecs des réponsesrépressives et la montée récente desexigences de démocratisation profondeet des mesures sociales expansivespartout, de l’Amérique Latine aux Paysarabes et dans le monde entier.

    PROPOSITIONS POUR AVANCER VERS UNE CIVILISATION DE PARTAGE DE TOUTE L’HUMANITÉ

    De nouveaux droits et pouvoirsPromotion radicale des droits desfemmes, des enfants, des personnes âgéesdans les activités parentales, ainsi que despartages de pouvoirs.Dans les services publics, des pouvoirs departicipation et de coopération créatricedes usagers, directs et indirects commeles parents, avec tous les personnels.Nouveaux pouvoirs, du travail aux insti-tutions politiques. Des pouvoirs d’inter-vention dans les gestions des entrepriseset des services publics, permettraient lamaîtrise des activités, de travail et de toutela créativité. Cela favoriserait les capa-cités de tous de traiter les conditions etrègles de ces activités, définies au niveaupolitique, dans de nouvelles institutionsde démocratie participative.

    Le multiculturalisme : un cauchemar ?

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    > SUITEPAGE 12

    décrypter ce qui relève de l’« héritagecolonial » dans notre « national ». Cettedémarche présuppose un va-et-vientcritique entre passé et présent ; c’est cequi en fait à la fois l’intérêt et la difficulté.

    PLURALITÉ DES REGARDSLe postcolonial propose un mode depenser pluriel, qui entend tenir comptede tous les points de vue. On refuse deprivilégier comme universelle la pensée,consciente ou pas, transmise par l’histo-riographie classique des anciennes métro-poles européennes, via la bibliothèquecoloniale. Celle-ci est d’ailleurs autant lefait d’historiens « subalternes » qu’occi-dentaux parce que tous formés dans lesmêmes écoles jusqu’à il y a peu. Relire lepassé à la lumière de la critique menéesur la « bibliothèque coloniale » révèleaussi la contingence du savoir, étroite-ment lié à son contexte historique et poli-tique. L’analyse historiographique légi-time la nécessité de la pluralité des regards.Or les Français ont été élevés dans laconviction, et beaucoup d’entre euxdemeurent convaincus que les colonisésétaient de grands enfants qu’il fallaitdavantage dresser qu’éduquer. Dans ladifficulté française à accepter les descen-dants d’immigrés venus d’Afrique, leracisme intervient, de nature biologique– par le dosage de mélanine de la peau -envers les Noirs, ou de nature culturelleet religieuse (envers les Arabo-berbèresmusulmans). La menace de l’insécuritéest un euphémisme pour dire « insécu-rité produite par les jeunes Arabes etnoirs ». Cela est lié au thème colonial quia resurgi dans l’ensemble de la sociétéfrançaise. Le fait colonial et/ou esclava-giste est mobilisé par les medias, par lespolitiques et même par les historiens.Tous en proposent des représentationssociales et imaginaires issues du passéet réactivées pour des besoins contem-porains. Le résultat, c’est la résurgenced’une réalité (et pas seulement d’unimaginaire) : la « non-décolonisation »de la société française.

    LE COSMOPOLITISMEQue les Français d’aujourd’hui le veuil-lent ou non, qu’ils se sentent menacés(en qualité de « Français de souche »,expression qui est un non-sens histo-rique hélas popularisé par Le Pen) ourejetés (en qualité d’immigrés : mais dequelles générations ?), il n’y a pas d’al-ternative ; à la fois grâce et par-delà ladiversité de nos passés reconnus et inté-grés, le creuset français va commenaguère remodeler le « sentiment d’être

    français ». Cela se forge sans arrêt, « aumilieu de compatriotes venus de partout,ayant les mêmes droits que moi etrespectés en même temps dans leuridentité culturelle », comme le dit joli-ment Alain Touraine2. Quant à Imma-nuel Wallerstein3, il ébauche l’idée d’un« universalisme universel », qu’il faudraitappliquer chez nous. Cela signifierespecter l’héritage de chacun, recon-naître le bien-fondé des revendicationsdes minorités discriminées, et ne pass’opposer par principe à toute forme departicularisme, linguistique, sexuel,culturel, etc. Penser en termes multicul-turels ne signifie pas creuser des oppo-sitions dangereuses pour la cohésionnationale. Cela conduit au contraire « àpenser la diversité de la société françaisedans la convergence des histoires4 », carvivre en harmonie dans une sociétécomplexe exige l’art du compromis etdu dialogue. Cela implique l‘absoluenécessité d’enseigner ce passé communmais différent à tous les enfants, touteorigine confondue, car ce sont eux, tousensemble, qui vont construire la Francede demain.L’école, l’intelligence politique, la richessedes apports multiculturels vont permettred’édifier un sentiment commun d’ap-partenance à une nation dont les prin-cipales caractéristiques de demain nereproduiront pas à l’identique celles d’au-jourd’hui. La cohésion nationale doitintégrer la notion de cosmopolitisme, ausens de manière de penser, de sentir etd’agir capable de se situer au-delà de saculture propre tout en sachant l’en-glober5. C’est la reconnaissance de cedevenir historique et culturel communqui fait la richesse de ce qu’il est convenud’appeler l’identité nationale à conditionde la concevoir comme opposée à la fixitéet à l’unicité : c’est un complexe culturelvivant, dont la constante évolution engarantit la richesse. n

    *Catherine Coquery-Vidrovitch est histo-rienne, professeure émérite à l’UniversitéDenis Diderot (Paris 7), auteure de Enjeux politiques de l'histoire coloniale,Marseille, Agone, 2009, 190 p.

    1) Valentin Mudimbe, The Invention of Africa,et The Idea of Africa (Bloomington, IndianaUniversity Press, 1988 & 1994).2) Alain Touraine, « Ouvrir les yeux », Libéra-tion, 6 janvier 2008.3) I. Wallerstein, L’universalisme européen,Paris, Demopolis, 2008.4) Marie-Claude Smouts (sous la dir. de), Lasituation postcoloniale, Paris, Presses deSciences Po, 2007, 4e de couverture.5) Achille Mbembé, Sortir de la grande nuit.Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, LaDécouverte, 2010.

    LE MÉTISSAGE : LA PENSÉE DE L’ÉMANCIPATION Le métissage est un moteur dedépassement non pas seulementdes discriminations, mais ducapitalisme lui-même.

    PAR STÉPHANE COLONEAUX*

    Comme le propose l’économistecommuniste Paul Boccara, portonsun regard sur ce qu’il nomme « l’an-throponomie » comme étant l’un des« grands axes de transformation pourune autre civilisation de toute l’huma-nité ». Pour travailler à cette civilisationil nous invite, dans son dernier ouvrage,à nous intéresser aux métissages civili-sationels. Alexis Nouss, Pascal Laplan-tine, chercheurs et auteurs de plusieursouvrages sur cette notion, appellent euxaussi à reconsidérer le métissage commeétant un moteur de créativité propre àla réalité d’un monde en mouvement. J’affirme, pour ma part que le métissageest un moteur de dépassement non passeulement des discriminations, mais ducapitalisme lui-même. Il est le chemind’émancipations novatrices, au sens oùil est création, nouveauté et dynamisme.Pour admettre que le métissage est unmoteur d’émancipation il faut, commeil nous y invite, voyager, voyager au cœurde notre civilisation et de son histoire,voyager à travers soi-même pour yretrouver nos propres processus d’éman-cipation. Enfin, je parie pour la fonda-tion à partir du réel d’une pensée dupartage, de la relation permettant auxpeuples de construire un autre type decivilisation.

    L’ALIÉNATION DE LA DOMINATION CAPITALISTENaomi Klein, essayiste et journaliste dansson livre La stratégie du choc dénonce« l’existence d’opérations concertées dansle but d’assurer la prise de contrôle de laplanète par les tenants d’un ultralibéra-lisme (...). Il mettrait sciemment à contri-bution crises et désastres pour substitueraux valeurs démocratiques(…) la seuleloi du marché et la barbarie de la spécu-lation. » Comment appréhender unesortie civilisationnelle du capitalisme sinous ne comprenons pas les mécanismesmis en place par celui-ci pour maintenir

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    LE DOSSIERSUITE DE

    LA PAGE 11 > les aliénations comme par exemple lesdiscriminations ? Il suffit de peu pour quechacun de nous puisse se rendre comptede sa stratégie. Allumer les écrans de télé-vision, regarder les Unes des journaux etvous y êtes : émeutes de la faim, crisesdes banques, crise politique, terrorisme,guerre, crise sociale, hausse des loyers,baisse du pouvoir d’achat, insécurité,suicides, meurtres… Et comme si cela nesuffisait pas : précarité énergétique,danger nucléaire, médications nocivespour la santé, pollution… Bref, cettedescription du chaos nous permet decomprendre à quoi nous conduisent lemarché et le capitalisme. Et pourtant, le capitalisme se porte bien.Il n’aura fallu qu’une petite année pourque les banques remboursent des milliardsd’euros de prêt après les faillites bancaireset tout en réalisant des bénéfices ! Le paradoxe, c’est qu’il se forme des résis-tances nouvelles dans ce « chaos »Edouard Glissant le définit en parlant deChaos-Monde : « J’appelle Chaos-Mondele choc actuel de tant de cultures qui s’em-brassent, se repoussent, disparaissentsubsistent pourtant, s’endorment ou setransforment, lentement ou à une vitessefoudroyante : ces éclats, ces éclatementsdont nous n’avons pas commencé desaisir le principe ni l’économie et dontnous ne pouvons pas prévoir l’emporte-ment. Le Tout-Monde, qui est totalisant,n’est pas (pour nous) total. »Qu’est-ce que la description du Chaos-monde peut avoir en commun avec lemétissage ? Eh bien tout, ou presque. Lemétissage c’est la pensée de l’émancipa-tion alors qu’aujourd’hui nous sommesaliénés par la domination capitaliste. Ils’agit donc, si nous voulons œuvrer pourune sortie du système, de travailler à unepensée de l’émancipation et du métissagemais pas n’importe laquelle. La stratégiedu choc c’est le capitalisme du désas -tre pour maintenir les aliénations. Au plusfort de la période esclavagiste, la traitenégrière était la plus intense, la plus inhu-maine, l’économie des pays européens aété des plus florissantes.

    BESOIN DE POLITIQUES D’AFFIRMATIONDU MÉTISSAGEPour s’émanciper de la pensée capitalisteil y a deux postulats. Le premier, c’estcomprendre et connaître le système afinde le remettre en doute, le questionner,réinterroger les normes et leurs construc-tions historiques. Le second est de définirun mécanisme d’émancipation collectifqui soit un mécanisme de la relation àl’autre, une relation qui se construit dans

    risme ». Deux Noirs ou trois Arabes quitentent de réaliser quoi que ce soitensemble, « complotent » forcémentpour remettre en cause l’ordre républi-cain. Nier les minorités revient pourtantsouvent à nier les discriminations. C’estce que dénonçait Jean-Paul Sartre1, pourqui le majoritaire paternaliste, quiprétend aider le minoritaire à luttercontre le racisme, est incarné par le «démocrate ». Celui-ci « a la crainte quele Juif acquière une “conscience juive” »et nie « la réalité de la question juive, ilveut “l’enfourner dans le creuset démo-

    l’altérité, la découverte et le partage àcondition d’en faire une affirmation.Face à la stratégie de choc des civilisa-tions nous avons besoin de politiquesd’affirmation du métissage. Nouspouvons prendre comme exemples despolitiques qui œuvrent à l’éducation del’altérité comme les politiques culturelleslocales ou encore l’éducation populaireque nous avons conçue il y a quelquesannées. En effet, depuis la fin des annéesquatre-vingt-dix nous avons dansplusieurs collectivités territoriales desdélégués à l’égalité, à la lutte contre lesdiscriminations, au vivre ensemble ouencore, comme moi, aux métissages.Cette capacité nouvelle à définir et à agirau plan local, au plus près des citoyens àla fois contre les discriminations maisaussi à la mise en œuvre de politiquespubliques pour le vivre ensemble condui-sent des élus locaux à diagnostiquer unensemble d’actions et de propositionspropres à l’émergence d’émancipationsnouvelles. L’art de rue, le devoir demémoire, le bouleversement urbain, l’ha-bitat, les transports, etc. sont autant d’ac-tions, souvent portées par des associa-tions, où les dynamiques de la relation,du partage sont créatrices. Agir politique-ment du local au national avec une penséemonde, une pensée du métissage n’estpas une question réservée à une généra-tion mais bien une novation politique.Celle-ci s’oppose frontalement à troiscourants idéologiques : celle du repli sursoi et du nationalisme de l’extrême-droite,

    celle de la globalisation libérale inéluc-table de la Droite et enfin celle des tenantsde la régulation du marché de la social-démocratie.

    UNE PENSÉE MONDEAlors que certains voient dans le métis-sage une malédiction, les poètes commeEdouard Glissant ou Yacine Kateb y saisis-sent plutôt un monde en archipel, danslequel le métissage est une loi de larencontre dans l’altérité, de la réparation,et d’une humanité nouvelle. Si certainscommunistes n’interrogent pas la notionde métissage, ils se coupent alors deprocessus d’émancipations. Certes toutle monde ne peut s’investir dans tous leschamps d’émancipation mais pourrions-nous imaginer le dépassement du capi-talisme sans penser à l’émergence d’unealternative à l’économie de marché ? Deslors, il est impossible de penser le dépas-sement du capitalisme, et de son systèmed’aliénation sans une alternative d’unepensée à la relation à l’autre. Il existe unepensée de la relation, une pensée mondequi est processus de créativité et d’éman-cipation. Cette pensée, c’est l’incontour-nable notion de métissage. Il n’y aura pasde révolution, sans révolution fondamen-tale de la relation à l’autre. Une sociétépost-capitaliste n’est pas concevable sansune émancipation fondamentale. n

    *Stéphane Coloneaux est maire adjointdélégué au métissage, aux droits del'Homme et devoir de mémoire, aux ancienscombattants à l’Haÿ-les-Roses.

    PAR ROKHAYA DIALLO*

    Dans notre pays, la notion même deminorité fait l’objet d’un rejet, laFrance refusant de signer les traitésinternationaux les mentionnant, qu’ellessoient religieuses, ethniques, linguis-tiques ou culturelles. Elle ne reconnaîtofficiellement que des citoyens natio-naux et des étrangers parmi lesquels sontdistingués les ressortissants européens.Lorsqu’elles cherchent à se réunir, lesminorités voient leurs initiatives disqua-lifiées et accusées de « communauta-

    LE « COMMUNAUTARISME », C’EST MAL ?En France, il est courant d’opposer l’universalisme républicain à uncommunautarisme qui serait le fait de minorités, le (mauvais) modèleaméricain multiculturaliste, menacerait notre sacro-saint « modèlerépublicain d’intégration ».

    Le multiculturalisme : un cauchemar ?

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    cratique” ». Il interdit au minoritaire dese penser comme tel et cherche à l’in-clure de force dans l’indifférenciation del’universel, à l’assimiler. En résumé,quand « l’antisémite reproche au Juifd’être juif, le démocrate lui reprocheraitvolontiers de se considérer comme juif».Le plus frappant, c’est que les « commu-nautés » stigmatisées par l’accusationd’antirépublicanisme n’existent pas ! Uneassociation peut regrouper des personnesnoires non pas au nom d’une apparte-nance communautaire mais d’un mêmevécu : celui d’être noir en France. Parailleurs, les termes « communautaire »et « communautariste » sont souventconfondus : le communautarisme est unedémarche politique visant au sépara-tisme. Or, que réclament les groupescommunautaires sinon l’inclusion dansla République ?

    UN DOUBLE DISCOURSÉtrangement, les regroupementscommunautaires ne sont pas toujoursdécriés, ils font même l’objet d’un doublediscours. Les offensives anti-commu-nautaristes visent en particulier lespersonnes noires ou originaires duMaghreb. Celles d’origine portugaise,chinoise ou de confession juive – oumême les Auvergnats dont l’organisa-tion sociale, économique ou culturellesouvent marquée par l’appartenancecommunautaire est très visible dans lasphère publique – sont, elles, épargnéesde toute critique. A-t-on déjà entenduquelqu’un protester contre les défiléscélébrant le Nouvel An chinois à Paris ?Il suffit pourtant que quelques malheu-reux drapeaux algériens soient brandisau même endroit pour que l’indignationsoit généralisée. Quant au communautarisme le plus effi-cace, celui qui est blanc et masculin, quicontrôle les sphères de pouvoirs écono-mique, médiatique et politique, et quiinterdit à toutes les minorités d’accéderà ces cercles, celui-là ne semble pasdéranger grand monde.

    LA RECOMPOSITION IDENTITAIREQue n’a-t-on pas entendu sur l’horrible« repli communautaire » qui menace nosbanlieues ! Mais que vient faire ici unterme militaire (le repli étant la retraitedes troupes) dans une histoire d’iden-tité ? Comme Amin Maalouf l’observait :« Lorsqu’on sent sa langue méprisée, sareligion bafouée, sa culture dévalorisée,on réagit en affichant avec ostentationles signes de sa différence. » La socio-logue Christelle Hamel2 décrit effective-

    ment un processus expliquant lescomportements de retrait observé chezcertains jeunes Français d’origine étran-gère qui, confrontés à l’échec social etprofessionnel, nourrissent une véritable« rage » à l’égard de la société et rejet-tent en bloc « la société, les riches, lespuissants, l’État, la justice, la police, lesystème scolaire, les médias, tout ce quià leurs yeux les opprime et les cantonnedans la marginalité. ». Ce processus de« ségrégation réciproque » est semblableà celui que l’on observait dans desbandes d’adolescents dans les années1960-1970. Ce phénomène social n’adonc rien de nouveau, ni de propre à uneculture « étrangère ».Désillusionnés par le traitement que leurréserve la République, certains jeunescherchent dans leurs origines de lamatière pour se composer une nouvelleidentité et des bases sur lesquelles formerun groupe de confiance. La « recompo-sition identitaire » consiste alors àpiocher dans sa culture d’origine réelleou supposée des éléments propres ànous construire en tant que minorité, cequi permet d’éviter les situations poten-tiellement discriminantes. Lors de sa visite en France en 2007, GayMcDougall, l’experte indépendante desNations unies, a constaté dans sonrapport « une ségrégation de fait » dansles banlieues les plus pauvres où lesminorités visibles sont fortementconcentrées, ce qui traduit l’absence devolonté de la puissance publique d’as-

    surer le « mélange » des populations. Lesoffices publics de logements sociaux ontlongtemps pratiqué et pratiquent encorela ségrégation. Sous prétexte depermettre aux minorités de vivre avecles « leurs », ces instances dépendant del’État ont organisé de véritables enclavesaboutissant à la création de quartiersdénoncés ensuite comme des « ghettosethniques».Aujourd’hui, le phénomène de gentri-fication modifie le visage des quartierspopulaires. Les « bobos » sont de plusen plus nombreux à s’installer dans cesquartiers dont on vante les vertus «métissées ». Pourtant, leur stratégiescolaire montre que la volonté de coha-bitation n’est qu’une façade : il suffit decomparer la composition sociale etethno-raciale des écoles à celle desquartiers pour s’apercevoir que le «communautarisme » tant dénoncé n’esten réalité le fait de ceux que l’onaccuse… n

    Extrait de « Racisme : mode d’emploi »de Rokhaya Diallo, Paris, Larousse, 2011extrait pulié avec l’autorisation de l’auteure.

    1) Jean-Paul Sartre - Réflexion sur la questionjuive, Gallimard, 1954.2) Christelle Hamel, Faire tourner les meufs :Les viols collectifs dans les discours des agres-seurs et des médias, Gradhiva, n°33, 2003, pp.85-92, dossier spécial « Femmes violentées,femmes violentes ».

    *Rokhaya Diallo est chroniqueuse à CanalPlus et militante associative

    PAR MABOULA SOUMAHORO*

    En France, le débat public tenu en cedébut de XXIe siècle sur la questiondu multiculturalisme peut donner lesentiment que ce thème est nouveau. Ils’agirait d’un thème étroitement lié à« l’actualité ». En réalité, il n’en est rien.Le caractère récent étroitement associéà la question multiculturelle qu’une frangespécifique de la population françaises’évertue à mettre en avant ne se limitequ’à cette seule frange de la population.Cela ne soulèverait aucun problèmemajeur si cette population si particulièrene détenait pas, à elle seule, le pouvoir etles moyens d’organiser tant le débat

    public que la réflexion sur ce thème. Onl’aura compris, cet ordre des choses adonc une incidence politique sur l’ap-proche et l’articulation du multicultura-lisme, de même que sur l’élaboration descatégories de personnes et communautésqui sont le plus concrètement touchéespar les politiques publiques qui en décou-lent.La France multiculturelle, on le sait, estle fruit d’une histoire dont les ramifica-tions s’étendent depuis des siècles bienau-delà de nos côtes hexagonales. Lemulticulturalisme français existe bel etbien de facto. De jure, des moments del’histoire de France tels que celui de lacolonisation – qui est loin d’avoir débuté > SUITE

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    MOUVEMENT ET MULTICULTURALISMELa France multiculturelle est le fruit d’une histoire dont les ramificationss’étendent depuis des siècles bien au-delà de nos côtes hexagonales.

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    avec la conférence de Berlin en 1885, cene sont pas nos amis Haïtiens qui mecontrediront) - ont donné lieu à la recon-naissance et l’acceptation par la loi destatuts et pratiques culturelles différentesau sein du même empire. Encoreaujourd’hui, dans le langage courant,certains continuent d’utiliser l’appella-tion « musulmans » pour désigner lesAlgériens. Du point de vue de l’histoire,cela s’explique très clairement. Des exem-ples de ce type, et ils font foison, révèlentqu’il fut un temps où la République étaitcapable d’«intégrer » des minorités reli-gieuses ou autres, dans tous les cas recon-nues comme telles. L’exemple de l’Algérieest parlant. En effet, la France a tantcombattu pour garder dans son giron cetancien département français. Les traceset les cicatrices laissées perdurent desdeux côtés de la Méditerranée. Ainsi, de nos jours, les minorités dites« visibles », de même que les religions nonchrétiennes actuellement présentes sur

    Le multiculturalisme : un cauchemar ?

    fondation de Georges Soros), avait établiun inquiétant bilan. Sur 525 opérationsde police, entre octobre 2007 et mai 2008,dans deux points de grande affluence dela capitale (Châtelet et la Gare du Nord),un « Arabe » avait sept à huit fois plus dechances de se faire contrôler qu’un« blanc ». Un « noir » : six fois plus. Pourle dire autrement, si le « contrôle aufaciès » n’existe pas en France, il s’ap-plique pourtant. L’hypocrisie est là. Niés,refoulés, les stéréotypes racistes n’ensont pas moins efficaces. Ce serait plutôtl’inverse. Et deux ans plus tard, les suitesde cette étude sont édifiantes : rien n’achangé. Le gouvernement a détourné latête. Gênée, la police n’a pas modifié soncomportement, et le harcèlement vécupar certains est loin de s’être estompé.

    UNE EFFICACITÉ DOUTEUSEEn plus d’un enjeu de principe, celui decombattre les discriminations quellesqu’elles soient, la question concerne l’ef-ficacité même de l’action policière. Defait, le stéréotype raciste conduit souventles agents sur de fausses pistes et rendleurs opérations prévisibles. En 2006, lapolice londonienne (qui pratique lefichage ethnique) en a reconnu leslimites à l’examen des attentats de 2005 :leurs auteurs ne correspondaient pas

    PAR IAN BROSSAT*

    C’est l’histoire d’une hypocrisiedont les conséquences sont à lafois absurdes, nuisibles – et discri-minatoires. En France, pas de fichageethnique, pas de quotas : les minoritéssont invisibles. Ce serait le fondementtoujours vivant de notre principe d’éga-lité républicaine. Dans les faits, il en vapourtant tout autrement. Et certains,certaines, sont bien plus visibles qued’autres. En mode mineur, nous en avonseu le triste rappel avec la sordide et ridi-cule controverse dite « des quotas » dansle football professionnel. En modemajeur, nous le vivons tous les jours. Surle lieu de travail, au moment de cher-cher un appartement, en attendant deprendre un train ou un avion. La discri-mination frappe partout – mais pas toutle monde, c’est sa logique. Plus grave,elle déteint sur les opérations de policeet les contrôles d’identité. Parfois, le droità la sécurité pour tous, c’est le droit dediscriminer quelques-uns. Mais quandon l’évoque : silence radio. Cela n’existepas en France.Pourtant, le consternant « contrôle aufaciès » existe bel et bien. En 2009, uneétude réalisée par deux chercheurs duCNRS, pour l'Open Society Institute (la

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    LE DOSSIER

    CONTRÔLE AU FACIÈS : LA RÉALITÉ D’UNE HYPOCRISIELa discrimination frappe partout, mais pas tout le monde, c’est sa logique.

    le territoire national, sont toutes les fruitsdes amours et des désamours qui ontd’abord uni, puis (parfois) séparé la Franceet des territoires avec lesquels l’Europeoccidentale s’est décidée à entrer encontact depuis le XVe siècle. De ce fait,depuis ces temps anciens, on peut direque les « grandes découvertes », les traitesnégrières et autres projets coloniaux ontchacun joué un rôle déterminant dans laproduction d’identités, tant individuellesque collectives, qui se sont complexifiéespar des formes de formes de métissagedont on ne peut pas constamment etexclusivement déceler l’existence à l’œilnu. Cela s’avère particulièrement vrai ence qui concerne les cultures. La question qui se pose pour la répu-blique française aujourd’hui n’est doncpas celle de l’existence ou non d’unmulticulturalisme. Celui-ci existe, nepas le sa(voir) relève du simple déni.L’autre question qui se masque derrièrela première est en fait celle de la recon-

    naissance de ce multiculturalisme. Poséeen ces termes, la question de la recon-naissance peut impressionner tant elleremet en cause les conceptions strictesde la citoyenneté qui vont de pair avecl’acceptation de l’État-nation commeseule forme de gouvernance acceptableet efficace, garante de pureté et d’ori-gine unique. En outre, le multicultura-lisme, pour ceux qui s’y opposent,touche également à la question de l’al-légeance à la Nation. Pourtant, lesparcours individuels et collectifs mettenttous deux en lumière le fait que l’êtrehumain n’a jamais laissé des frontières,réelles ou imaginaires, limité sa capa-cité de mouvement. Mouvement etmulticulturalisme, les termes sont indis-sociables et résument à eux seuls l’his-toire de l’humanité. n

    *Maboula Soumahoro est maître de confé-rences en civilisation du monde anglophoneà l’Université de Tours.

    « assez » au profil. Mieux : en 2007-2008, en Espagne, une petite communeproche de Madrid décide d’ignorer toutcritère ethnique pour ne se concentrerque sur des indices probants et objec-tifs. Les contrôles sont divisés par trois,mais leurs résultats (c'est-à-dire lenombre de contrôles débouchant sur ladétection d’un acte criminel) sont multi-pliés par cinq.Pendant ce temps, en France : toujoursrien. Faux problème, nous dit-on. En fait :un recul. Avec la réforme de la Commis-sion nationale de déontologie et de sécu-rité, cette dernière se confond désormaisavec le Défenseur des Droits. En réaction,Marie-George Buffet a déposé une propo-sition de loi pour la création d'un comiténational d'éthique de la sécurité – car c’estla seule solution. Contrôler les contrôles,et de manière indépendante. La plupartdes experts et des spécialistes le recon-naissent, mais pas l’État. Car pour cela, ilfaudrait en finir avec l’hypocrisie. Dansl’exposé des motifs de la proposition deloi de Marie-George Buffet, il est oppor-tunément rappelé le cas de Sihem Souidqui, fonctionnaire de police, a dénoncédans un livre des faits de racisme, desexisme, d'homophobie, des atteintes àla dignité humaine, des abus de pouvoir,etc. Pour toute récompense, l’adminis-

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    ou témoin de faits dont elle estime qu’ilsconstituent un manquement aux règlesde l’éthique ou de la déontologie »,commis par « des personnes exerçantdes activités de sécurité », puisse entémoigner et faire valoir ses droits. Demanière gratuite et impartiale. Cecomité pourrait mettre en demeure lespersonnes impliquées, demander qu’onlui communique tout document utile,

    se rendre sur les lieux. Mais encoredemander des sanctions disciplinaires,transmettre ses conclusions à untribunal. Cela semble si simple : onappelle cela la transparence, le respectdes droits de chacun. La véritable égalitérépublicaine commence ici. n

    *Ian Brossat est chargé des questions desécurité à la direction nationale du PCF.

    PAR ALAIN BLUM*

    L e 23 mars 2009, Yazid Sabeg,« commissaire à la diversité et àl’égalité des chances », positioncréée par le gouvernement en décembre2009, mettait en place le Comedd,Comité pour la mesure et l’évaluationdes discriminations et de la diversité. Ilétait chargé « d’identifier, d’évaluer et deproposer les catégories d’observationmobilisables, dans le cas de la France,pour la mesure et l’évaluation de la diver-sité et des discriminations ». Il devaitrépondre au souhait du président de laRépublique de disposer d’outils qui« reposent sur des méthodes incontes-tables », définis, « dans un esprit dedialogue avec l’appui de la communautéscientifique et statistique ». Cette créa-tion engageait un vif débat, où s’oppo-sèrent ceux qui pensaient que la connais-sance et la liberté du chercheur devaientconduire à développer diverses formesde statistiques ethniques (nomméesparfois, par euphémisme, statistiquesde la diversité, quand toute statistiqueest celle d’une diversité), alors que d’au-tres en soulignaient l’illusion et le carac-tère pervers voire dangereux. Le rapportofficiel du Comedd1, parut alors que ledébat était déjà plus ou moins enterré .Il fut enterré aussitôt publié.Curieuse répétition d’une histoire quidix ans auparavant avait aussi secouéle monde de la recherche quandcertains avaient introduit une visionethnicisante de la société française,l’enjeu étant alors autre : il ne s’agis-sait pas de lutter contre la discrimina-tion, mais plutôt de révéler les consé-quences de l’immigration, en figeantchacun dans ses origines, ethniciséeslorsqu’on ne venait pas d’Europe.

    RELATIONS ENTRE APPARTENANCES ET COMPORTEMENTIl est vrai que la politique française montraque l’intention proclamée haut et fort dugouvernement de lutter contre les discri-minations était bien imaginaire, et queles actions politiques stigmatisantes, voireviolentes, contre des populations dési-gnées par une appartenance ethnique ouune apparence raciale témoignaient sibesoin du potentiel usage des statistiquesethniques : entre un gouvernement quiexplicitement fait référence aux roms pourprocéder à des expulsions du territoire,un journaliste qui affirme que les trafi-quants sont presque tous « noirs etarabes », une polémique sur une éven-tuelle mise en place de quotas dans lefoot, on voit bien comment pourraientêtre utilisées, quoi qu’en aient dit les zéla-teurs de la statistique ethnique, l’intro-duction de telles catégories. Car, les fervents défenseurs de l’introduc-tion d’une telle statistique ont beau direqu’elle ne peut être utilisée que toutechose égale par ailleurs (en tenantcompte, en particulier de la dimensionsociale) on voit bien comment, par cequ’elle porte de préjugés, elle serait inter-prétée, très vite, en terme de relationdirecte, essentielle, entre appartenanceet comportements.Il y a en fait beaucoup de confusion.Refuser la statistique ethnique n’est pasrefuser l’évidence : l’existence de discri-minations fondées sur des apparences.Mais c’est refuser l’idée que l’apparencepeut être mise dans des cases, qu’il exis-terait une liste d’identifiants, de carac-tères physiques, qui pourrait être attri-buée à chacun, sans hésitation. Que tousles autres attributs qui fonctionnentautour d’une personne (la manière d’être,le lieu de résidence, la maîtrise des

    langues, etc.) ne contribuent pas à se fairediscriminer.

    LA STATISTIQUE MET EN BOÎTEElle est un outil puissant lorsqu’elledécrit des positions dans le monde éco-nomique, une relation établie entre lesinstitutions et les personnes. Elle est unoutil au service de l’économique et dusocial, mais n’a jamais permis uneapproche fine des identités dans leurcomplexité. Il y a une position bienscientiste, qu’ont essayé de faire passerquelques chercheurs en mal de recon-naissance, que de penser qu’uneconstruction statistique est l’outil parexcellence, indispensable pour l’ana-lyse du social.La statistique peut être un magnifique outillorsqu’elle est maniée avec humilité, etlorsqu’elle est critique sur elle-même. Ellepeut être en revanche un outil redoutablequi, par sa construction même, offre undiscours partisan. Si, bien entendu, certains,dans certaines conditions, seront vuscomme des noirs, des Arabes, des beurs,des métisses, des blancs, des Européens,des Auvergnats ou des Russes, d’autres lesverront comme des Français, « de typemaghrébin », des personnes au teint mat,des Asiatiques. Et qui plus est, selon lescontextes, chacun se désignera différem-ment. Toutes les études réalisées de façonfine, auprès des populations socialementdéfavorisées, résidant aux marges descentres urbains, montrent à quel point lesdésignations ethniques sont souples, chan-geantes, loin d’une identité affirmée etunivoque. Enfin, bien des études, encontexte, fondées sur des méthodes d’ob-servation fine, sans introduire des catégo-ries ethniques figées, témoignent des méca-nismes de discrimination et permettentd’en comprendre les ressorts principaux.

    tration l’a traînée au tribunal – pourmanquement à son devoir de réserve. Car,on ne badine pas avec l’hypocrisie.

    POUR UN COMITÉ NATIONAL D’ÉTHIQUEOn a depuis trop longtemps lâché laproie pour l’ombre : un comité nationald’éthique de la sécurité est bel et bienindispensable. Tout simplement pourque « toute personne qui a été victime

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    MESURER, CLASSER. STATISTIQUES ETHNIQUES ? Refuser l’idée que l’apparence peut être mise dans des cases, qu’il existerait une liste d’identifiants,de caractères physiques, qui pourrait être attribuée à chacun, sans hésitation.

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    LE DOSSIER Le multiculturalisme : un cauchemar ?Evitons donc l’essentialisme, qui, plutôtque de nous rapprocher d’une diversitédes apparences, des perceptions de soi,des perceptions des autres, les fige dansces groupes qui, s’ils sont largementutilisés par la statistique, conduisent àl’exclusion et la stigmatisation, fonde-ront des politiques publiques discrimi-nantes, au lieu de lutter contre les racinesd’un mal qui peut ronger une société. n

    *Alain Blum est démographe, chercheur àl'Ined et à l'EHESS, il a contribué à l’ouvragecollectif Le retour de la race. Contre les statis-tiques ethniques, Paris, Editions de l’Aube,2009.

    1/ Inégalités et discriminations - Pour unusage critique et responsable de l'outil statis-tique : rapport du comité pour la mesure dela diversité et l'évaluation des discrimina-tions, http://www.ladocumentationfran-caise.fr/rapports-publics/104000077/index.shtml

    sition de loi pour l'ouverture du droit aumariage à tous les couples, propositionque nous avons encore enrichie enfévrier 2010 en précisant que ce droitdevrait non seulement s'établir sansdistinction de sexe, mais aussi sansdistinction de genre.Et nous avons depuis avril 2011, unenouvelle proposition de loi destinée àlever les discriminations sur la filiation(pour l’accès à la parentalité). Cetteproposition de loi affirme une triplevolonté : la primauté de l'intérêt supé-rieur de l'enfant, son droit d'être élevépar ses parents dans de bonnes condi-tions et de pouvoir jouir d'une vie defamiliale normale ; la garantie de l'éga-lité de tous et toutes devant les lois,quelles que soient l'orientation sexuelleet l'identité de genre ; le respect de l'in-tégralité psychique et physique dechaque adulte ou enfant au plan indivi-duel comme dans les relations sociales.Alors que l'actuel droit civil de la familleest tourné vers le couple de deux sexes,elle prend en considération le dévelop-pement de familles pluriparentales oucoparentales, parfois de même sexe.Enfin un travail est engagé sur la ques-tion « trans » qui devrait aboutir à uneproposition de loi dégageant la personnequi veut légitimement affirmer le genrequi est le sien – au delà de l'apparenceque la nature lui a donnée – du carcanmédico-psycho-judiciaire qui enserrechaque étape du parcours, afin que celui-ci conjugue naturellement le respect dela personne concernée, la rigueur médi-cale, les droits sociaux et citoyens.On le voit, dans ce domaine comme danstous les autres, l'égalité des droits, lerespect de l'autre, le développement del'humain vers une civilisation supérieuresont au centre de nos soucis. C'est aussipourquoi, et ce sera ma dernière réflexion,nous n'avons pas retenu le prétenduconcept de « liberté sexuelle » toujoursconjugué, conçu même, en liaison avecune sorte de marchandisation du sexe,de culte de la performance et d’une sortede norme. Nous nous prononçons pourla libre sexualité mutuellement consentie.Dans sa vie une personne peut avoir desmoments où elle va aimer, vivre avecquelqu’un d’un autre sexe et des momentsoù elle va aimer ou vivre avec unepersonne du même sexe. Tout cela s’ins-crit dans le cadre de l’épanouissement dela personne humaine et le respect de sadifférence ou de ses différences. n

    *Richard Sanchez est chargé de la questionLGBT à la direction nationale du PCF.

    richesse pour le développement social.Et que le développement des différences,ça veut dire aussi égalité des droits.

    FIÈR-E-S ET RÉVOLUTIONNAIRES « Fièr-e-s et révolutionnaires », le collectifdu Parti communiste qui travaille plusparticulièrement sur ces questions, aacquis une autorité certaine auprès desdiverses associations LGBT (lesbiennes,gays, bi, trans). Il est partie prenante detoutes les actions, manifestations etmoments de réflexions sur ces sujets. Ila à son actif plusieurs initiatives qui ontconnu un réel succès : débats sur l'ho-mosexualité en banlieue, rencontre euro-péenne pour l'égalité des droits,