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INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES : QUELS PROGRÈS ? QUELLE CHIRURGIE ? 2S139 Introduction J.-L. HUSSON La chirurgie orthopédique étant actuellement en pleine évolution technologique, il apparaît nécessaire de s’inter- roger sur le rôle réel des innovations technologiques en tant que facteur de progrès pour l’Homme. La com- plexité des questions posées aujourd’hui génère un senti- ment d’humilité. Il ne s’agit pas de tenir ici un discours « éthique » sur la chirurgie contemporaine ni de porter un jugement, ni sur les patients, ni sur les chirurgiens dont nous partageons l’entière responsabilité professionnelle. Ce travail de réflexion vaut autant par ce qu’il démon- tre et cherche à comprendre que par les questions qu’il soulève. Le mythe du développement scientifique comme synonyme de progrès humain J.-L. HUSSON * Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord rappeler l’évolution dans le temps des rapports réciproques entre la Science, les Progrès scientifiques et l’Homme. ÉVOLUTION DES RAPPORTS RÉCIPROQUES ENTRE LA SCIENCE, LES PROGRÈS SCIENTIFIQUES ET L’HOMME La Science étant connaissance et la technique étant action, c’est lors de l’avènement des Lumières que l’on a assisté à un renversement de hiérarchie, la Science deve- nant servante de la technique, technique qui en matière chi- rurgicale est au service de l’Homme et du Progrès qui répond au développement de la civilisation humaine. Puis, de par la puissance croissante de la Science et la perte pro- gressive de l’influence des idées humanistes, l’Homme se mit peu à peu au service de la Science à travers les expéri- mentations humaines ce qui a nécessité l’élaboration de la Loi Huriet. La Science bouleverse le monde et suscite à son égard des sentiments d’admiration qui sont cependant parfois aussi mêlés de crainte en raison du rythme effréné des découvertes scientifiques dont certaines applications peu- vent également menacer la vie. Mais de façon paradoxale, seule la Science peut éclairer cette réalité et déjouer ses propres méfaits [Charpak et Broch (1)] ce qui rend perti- nente la recommandation du philosophe Michel Serres lorsqu’il écrit : « si notre maîtrise s’est formidablement accrue, il faut maintenant œuvrer à la maîtrise de la maîtrise » [Charpak et Broch (1)]. ÉVALUATION DE L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE CHIRURGICALE À L’ÉPREUVE DU TEMPS L’innovation technologique chirurgicale orthopédique ne peut être éventuellement reconnue comme source de progrès pour l’Homme qu’après une longue épreuve du temps. Le degré de certitude de cette évaluation est fonc- tion du type d’innovation mais aussi proportionnelle à l’importance du recul chirurgical. C’est ainsi qu’en matière prothétique, malgré la qualité des matériels et des matériaux et la performance des essais in vitro, persiste l’indispensable recul minimum de 15 ans d’utilisation in vivo pour pouvoir apprécier leur efficacité afin de savoir si ces nouveaux produits se sont révélés fina- lement un progrès pour l’Homme. Ce délai augmente à 30, voire 40 ans, en matière d’allogreffes des membres (Com- posite Tissue Allografts) en raison de la nécessaire appré- ciation des effets délétères à long terme des thérapeutiques immuno-dépressives associées. À propos des innovations technologiques révolutionnai- res des dix dernières années, l’évaluation va de la certitude de leurs effets positifs pour les techniques les plus ancien- nes, (chirurgie vidéo-assistée mini-invasive, la plus an- cienne, qui apporte des avantages indiscutables; chirurgie assistée par ordinateur à l’avenir prometteur), à l’interroga- tion devant les applications thérapeutiques en cours d’éva- luation du robot chirurgical apparu en 1993 et permettant * Service d’Orthopédie-Traumatologie A, CHU, Hôtel-Dieu, 2, rue de l’Hôtel-Dieu, 35064 Rennes Cedex. E-mail : [email protected]

Le mythe du développement scientifique comme synonyme de progrès humain

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INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES : QUELS PROGRÈS ? QUELLE CHIRURGIE ? 2S139

Introduction

J.-L. HUSSON

La chirurgie orthopédique étant actuellement en pleineévolution technologique, il apparaît nécessaire de s’inter-roger sur le rôle réel des innovations technologiques entant que facteur de progrès pour l’Homme. La com-plexité des questions posées aujourd’hui génère un senti-ment d’humilité. Il ne s’agit pas de tenir ici un discours

« éthique » sur la chirurgie contemporaine ni de porter unjugement, ni sur les patients, ni sur les chirurgiens dontnous partageons l’entière responsabilité professionnelle.

Ce travail de réflexion vaut autant par ce qu’il démon-tre et cherche à comprendre que par les questions qu’ilsoulève.

Le mythe du développement scientifique comme synonyme de progrès humain

J.-L. HUSSON *

Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abordrappeler l’évolution dans le temps des rapportsréciproques entre la Science, les Progrès scientifiques etl’Homme.

ÉVOLUTION DES RAPPORTS RÉCIPROQUES ENTRE LA SCIENCE, LES PROGRÈS SCIENTIFIQUES ET L’HOMME

La Science étant connaissance et la technique étantaction, c’est lors de l’avènement des Lumières que l’on aassisté à un renversement de hiérarchie, la Science deve-nant servante de la technique, technique qui en matière chi-rurgicale est au service de l’Homme et du Progrès quirépond au développement de la civilisation humaine. Puis,de par la puissance croissante de la Science et la perte pro-gressive de l’influence des idées humanistes, l’Homme semit peu à peu au service de la Science à travers les expéri-mentations humaines ce qui a nécessité l’élaboration de laLoi Huriet.

La Science bouleverse le monde et suscite à son égarddes sentiments d’admiration qui sont cependant parfoisaussi mêlés de crainte en raison du rythme effréné desdécouvertes scientifiques dont certaines applications peu-vent également menacer la vie. Mais de façon paradoxale,seule la Science peut éclairer cette réalité et déjouer sespropres méfaits [Charpak et Broch (1)] ce qui rend perti-

nente la recommandation du philosophe Michel Serreslorsqu’il écrit : « si notre maîtrise s’est formidablementaccrue, il faut maintenant œuvrer à la maîtrise de lamaîtrise » [Charpak et Broch (1)].

ÉVALUATION DE L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE CHIRURGICALE À L’ÉPREUVE DU TEMPS

L’innovation technologique chirurgicale orthopédiquene peut être éventuellement reconnue comme source deprogrès pour l’Homme qu’après une longue épreuve dutemps. Le degré de certitude de cette évaluation est fonc-tion du type d’innovation mais aussi proportionnelle àl’importance du recul chirurgical.

C’est ainsi qu’en matière prothétique, malgré la qualitédes matériels et des matériaux et la performance des essaisin vitro, persiste l’indispensable recul minimum de 15 ansd’utilisation in vivo pour pouvoir apprécier leur efficacitéafin de savoir si ces nouveaux produits se sont révélés fina-lement un progrès pour l’Homme. Ce délai augmente à 30,voire 40 ans, en matière d’allogreffes des membres (Com-posite Tissue Allografts) en raison de la nécessaire appré-ciation des effets délétères à long terme des thérapeutiquesimmuno-dépressives associées.

À propos des innovations technologiques révolutionnai-res des dix dernières années, l’évaluation va de la certitudede leurs effets positifs pour les techniques les plus ancien-nes, (chirurgie vidéo-assistée mini-invasive, la plus an-cienne, qui apporte des avantages indiscutables; chirurgieassistée par ordinateur à l’avenir prometteur), à l’interroga-tion devant les applications thérapeutiques en cours d’éva-luation du robot chirurgical apparu en 1993 et permettant

* Service d’Orthopédie-Traumatologie A, CHU, Hôtel-Dieu, 2, rue de l’Hôtel-Dieu, 35064 Rennes Cedex.E-mail : [email protected]

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de coupler dextérité et techniques chirurgicales mini-invasi-ves, voire même au doute devant les applications thérapeu-tiques éventuelles de certaines prouesses technologiques lesplus récentes réalisées à l’aide de robots chirurgicaux télé-commandés qui, de plus, comportent aussi certains incon-vénients immédiatement identifiables (déshumanisation,sécurité, coût très élevé ...).

Alors que la greffe des tissus composites (allogreffes)pose déjà la question du corps humain comme indéfini-ment réparable, la recherche très active en matière orthopé-dique permet de penser que dans un avenir assez proche lesprothèses dépasseront la performance de leur modèlenaturel et que la chirurgie ne se limitera bientôt plus à lasimple compensation perdue en évoluant vers l’homme« artificiel ».

L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE CHIRURGICALE EST SOURCE DE PROGRÈS POUR L’HOMME

Il est bien évident que le développement scientifique ettechnologique chirurgical est source de progrès pourl’Homme puisque les nouvelles techniques chirurgicalesdoivent enrichir la civilisation de l’Homme, les humainscréant de nouvelles méthodes et de nouveaux instruments demanière à chercher à améliorer la qualité de leur vie. La chi-rurgie de l’appareil locomoteur est l’un des domaines dessciences de la santé où les bienfaits de l’évolution scientifi-que pour l’Homme sont les plus indiscutables et les plus con-sidérables. Le seul mot de « Progrès » génère un sentimentde triomphe, de succès assuré, de ressenti comme inélucta-blement positif dans un avenir proche au point de confondrepour l’Homme, progrès matériel et progrès moral.

Un certain nombre de facteurs favorisent la dynamiquedu progrès dans la science chirurgicale parmi lesquels il fautd’abord souligner les qualités et les conditions d’exercice dela chirurgie elle-même [Steichen (2)] : un esprit humain,ouvert, curieux, pour mettre au point des solutions en lessoumettant aux rigueurs de méthodes expérimentales, scien-tifiques capables de supporter un examen critique et un ver-dict final avec application clinique qui doit toujours êtrebénéfique au patient et être disponible pour tous, une trans-mission de toute amélioration chirurgicale durable auxgénérations suivantes. Par ailleurs, les conditions d’acces-sion au brevet constituent l’un des facteurs les plus impor-tants du développement du progrès scientifique. En effet,l’article L 611-10-1er du Code de la propriété intellectuelleprécise que « sont brevetables les inventions … (qui regrou-pent produits, procédés et applications) … nouvelles impli-quant une activité inventive et susceptible d’applicationsindustrielles ». Ainsi, en protégeant les inventions industriel-les, le brevet permet la promotion des progrès techniques.De plus, le caractère temporaire de la protection (20 ans)joue un deuxième effet de stimulation de l’inventivité enincitant la recherche de nouveaux procédés techniques. Pourdes raisons relevant de l’intérêt général (exploitation insuffi-

sante ou fin de commercialisation), peut être décidée par leMinistre chargé de la Propriété Industrielle l’attributiond’une « Licence d’office de dépendance » qui en portantainsi atteinte au droit exclusif du brevet confère de fait unevéritable mission d’intérêt public.

L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE CHIRURGICALE PEUT GÉNÉRER DES MÉFAITS ET DES EFFETS PERVERS POUR L’HOMME, LA CHIRURGIE ET LE CHIRURGIEN

Préambule

Pour Sicard (3), il est absolument indispensable de com-mencer par éliminer certaines idées périmées et stérilisan-tes qui empêchent de réfléchir objectivement telle que : lanature est bonne par excellence et ce sont les progrèsscientifiques dus à l’innovation qui sont la source de nosmaux contemporains ; le principe de précaution appliqué àtoute innovation nous protège pour l’avenir ; l’apparencede la maîtrise du vivant réduit nos inquiétudes et nosangoisses. De plus, il faut également prendre garde au ris-que de réduction des débats à une seule alternative : soit leprogrès scientifique responsable des innovations est auto-nome et dépositaire de sa propre légitimité morale, soit àl’inverse une attitude absolument anti-progrès au nom depseudo-valeurs les plus obscures.

Comme dans tous les autres domaines, en chirurgie, leprogrès technologique n’est pas sans danger pourl’Homme et le chirurgien doit se départir de l’idée qu’àtout progrès scientifique correspondrait systématiquementun progrès pour l’Homme [Husson et Husson (4)]. Eneffet, le patient doit demeurer à la fois fondement et fin detout acte chirurgical. N’est-il pas naturel pour le chirurgien- qui se veut humaniste - de tout mettre en œuvre pourmanifester une vigilance extrême quant à la défense de ladignité de la personne humaine à laquelle les technologiesnouvelles risqueraient d’attenter ? [Husson et Husson (5)].

Le constat de certains méfaits secondaires aux innova-tions technologiques chirurgicales permet d’affirmer quel’idée de progrès a déjà perdu de son caractère absolu, desa superbe et de sa notoriété. Dans certaines conditions,les innovations technologiques chirurgicales peuvent exer-cer des méfaits et des effets pervers pour l’homme, demanière directe et indirecte, mais aussi sur la chirurgie et lechirurgien.

Méfaits et effets pervers directs sur l’homme

La science médicale, source des innovations technologi-ques chirurgicales, rendant caduque la conception hippo-cratique du corps, tend à bouleverser le rapport du patient àson propre corps et à la maladie créant de fait une dichoto-mie entre l’apparent et le réel source de graves désillusionspotentielles pour le patient puisqu’il est persuadé que lamédicalisation de son existence est nécessairement source

INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES : QUELS PROGRÈS ? QUELLE CHIRURGIE ? 2S141

de bonne santé alors que ce n’est pas parce que la chirurgiea fait des progrès impressionnants qu’elle est source d’unmeilleur équilibre somatique et psychique et qu’elledemeure impuissante à prendre en charge les petits mauxde l’existence et qu’elle peut même les générer [Sicard(3)]. De plus, l’idée que notre corps serait à présent« totalement sous contrôle » grâce à une science qui nousrapprocherait de la maîtrise, témoigne en fait d’une trèsgrande naïveté, la science ayant un travail infini [Sicard(3)]. L’écart entre la rationalité scientifique et la primautéaccordée à la technique d’une part et l’imaginaire dupatient d’autre part peut être source de déception, voire defrustration suivie de judiciarisation.

L’innovation technique chirurgicale peut altérer la rela-tion patient-chirurgien et entraîner une certaine déshuma-nisation par distanciation d’avec le patient, la techniqueprenant de plus en plus la place du dialogue avec altéra-tion, voire disparition, de la relation d’écoute, puis pardiminution de l’importance de l’examen clinique dupatient, puis ensuite par interposition d’une véritable« interface instrumentale » [Binet (6)] entre eux dès le dia-gnostic mais surtout au moment de la thérapeutique, beau-coup d’autres yeux s’interposant entre le patient et l’actechirurgical effectué par le chirurgien.

Face à une menace de dépersonnalisation du corps lui-même, de déshumanisation, de réification du corps, réduità l’état de simple objet, voire d’une simple « fenêtre dechamp opératoire », que l’opérateur — désormais lointain— ne connaîtra parfois même pas, face à une menace dedésacralisation de l’existence humaine, le chirurgien doitprendre conscience du poids nouveau que les techniquesinnovantes et leurs éventuels effets pervers confèrentpotentiellement à son geste. Plus que jamais, il doit incar-ner ce lien si essentiel entre le corps et « l’esprit » dupatient, évitant ainsi toute réification et assurant la réconci-liation bio-éthique implicitement sous tendue par son acte.Il ne s’agit pas, bien sûr, de refuser les apports irremplaça-bles de l’innovation technologique chirurgicale car on nesaurait valablement faire preuve de conservatisme enmatière scientifique. Mais au cœur de ce dilemme bio-éthi-que, le chirurgien semble, comme Pandore face à sa boite,à la fois désireux de permettre à son patient de profiter desavancées de la science et conscient des risques sous-jacentsà ces « progrès scientifiques », craignant que ce « mieux »là ne soit l’ennemi du bien [Husson et Husson (5)].

À l’opposé des greffes d’organes qui ne se voient pas etqui ne fonctionnent pas sous la dépendance de la volontédu patient, les greffes de membres, en particulier de bras etde mains, restant visibles, peuvent d’une certaine manièremettre en péril l’unité de l’Homme car cette main peut êtreà l’origine d’une situation conflictuelle intérieure.

Méfaits et effets pervers indirects sur l’Homme

Les progrès instrumentaux chirurgicaux orthopédiquespeuvent se révéler grisants, fascinants pour le chirurgien

[Merle d’Aubigné (7)] rendant l’acte chirurgical particuliè-rement agréable conduisant parfois à une exaltation, voireà une véritable extase chirurgicale, car dans ce cas, tout cequi est habituellement possible de faire à partir de schémaspré-établis a été largement dépassé. Devant le risque detransformer le chirurgien en homme divinisé, il est parfoisutile et urgent de « dégonfler » l’admiration que l’hommepeut s’accorder à lui-même. Il importe aussi d’éviter chezcertains patients atteints de cette même fascination des ris-ques de dérapage engendrés par une demande, parfoismême exigence, de techniques sophistiquées très récentesprésentées par les médias.

Les innovations technologiques chirurgicales, de plus enplus soumises à leur propre fascination pour un progrèsscientifique apparemment sans limite, peuvent participer etgénérer une certaine image narcissique collective [Sicard(3)] qui amène la chirurgie à créer sans cesse ses propresréférences et ses limites, ce qui expose au risque de tenta-tion d’auto-référence d’autant qu’elle doit être simultané-ment instance d’action et instance de réflexion. La scienceavançant plus vite que la réflexion de l’Homme, le piègeest alors de demander à la bio-éthique son aval, alors quecette dernière doit garder une autonomie de réflexion etqu’elle ne doit se prononcer que de manière prospective[Sicard (3)].

L’association d’un triomphalisme primaire à l’illusionque le principe de précaution appliquée à toute innovationprotègerait de manière absolue, contribue à créer un dange-reux sentiment d’une maîtrise totale à venir [Sicard (3)].

La science chirurgicale et certaines innovations techno-logiques peuvent être à l’origine de dérives graves, voiredangereuses, telle que « l’échographie spectacle » corres-pondant à la réalisation d’un film de vingt minutes sur lavie utero du futur bébé dans un but uniquement commer-cial ou pire encore avec le clonage. Ainsi, peu à peu lascience peut aussi devenir dangereuse car elle sait faire deschoses et prétend qu’on la laisse les faire [Binet (6)].

Les dérives marketing constituent actuellement l’un desfacteurs les plus préoccupants :

Elles génèrent une dangereuse confusion des genres quiavait amené il y 23 ans déjà, à l’occasion de sa conférenceà la SOFCOT du 10 novembre 1981, l’un des plus émi-nents chirurgiens orthopédistes de notre époque, Monsieurle Professeur Robert Merle d’Aubigné (7) à déclarer :« Devons-nous nous laisser aller dans cet engrenage, dansce tourbillon commercial industriel ? Je crois que c’est unpéril mortel ! Notre statut éthique est notre bien le plusprécieux : il faut le sauvegarder à tout prix ». Devant leconstat des dérives constatées 23 ans après, on doit trèssérieusement s’interroger sur ce qu’il a été fait des sagesrecommandations d’une telle personnalité du monde ortho-pédique.

En effet, la publicité commerciale omniprésente se faitde plus en plus envahissante tant dans les blocs opératoiresqu’ à travers les « supports » de la plus grande partie despublications (journaux, films, C.D.), mais aussi des plus

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grands congrès médico-chirurgicaux nationaux et interna-tionaux en assurant même le financement des meilleurscommunications ou posters sous l’identité même de lasociété « bienfaitrice ». Les chirurgiens orthopédistes sontde plus en plus exposés à la lecture de vrais « faux articlesscientifiques » dont certains sont même signés par des chi-rurgiens qui sont d’authentiques vacataires de la société defabrication de matériel. Il faut également se méfier de cer-tains pseudo-travaux de recherche qui ne sont alors queprétextes à attirer puis fidéliser et fédérer les utilisateurs lesplus nombreux possibles de tel ou tel matériel. Afin« d’occuper le terrain » le plus tôt possible et le plus com-plètement, la tentation est grande de raccourcir le délai decertaines des nombreuses étapes de recherche précédant la« libération » du nouveau produit sur le marché. L’omni-présence et la disponibilité absolue des ingénieurs tech-nico-commerciaux finissent par placer le chirurgien ensituation de véritable dépendance vis à vis de leur matérielen une sorte de « mise sous tutelle ».

Il existe une incongruence évidente entre les règles del’éthique médicale, l’article 10 du Code de Déontologieprécisant « l’exercice de la médecine … ne doit en aucuncas ni d’aucune façon être pratiqué comme un commerce »et les règles de marketing du monde industriel et commer-cial , à qui on ne peut demander d’assumer des tâchesd’intérêt collectif et qui est dans son rôle quand il veut ven-dre et fait de la promotion commerciale [Le Pen et Sicard(8)]. Cette discongruence éthique se trouve considérable-ment aggravée lorsque ces sociétés de fabrication de maté-riels, suite à des rachats successifs de sociétés françaisesou européennes, sont devenues internationales car leursrègles de marketing ne correspondent absolument plus auxrègles éthiques médicales françaises ou européennes.L’acquisition progressive d’une position de monopole pré-sente un réel danger de ne plus privilégier la conception dela santé publique fondée sur les qualités d’accès aux soinspour tous les malades sur les intérêts commerciaux. Ainsi,par exemple, une lutte conjointe de l’Office Européen desBrevets et de l’Institut Curie a permis en mai 2004 de met-tre un terme à l’ambition d’une société privée nord-améri-caine qui voulait imposer son monopole en Europe àpropos d’un gène de prédisposition du cancer du sein et del’ovaire ainsi pris en otage.

On peut constater aussi une certaine utilisation pervertiedu nécessaire besoin de formations chirurgicales perma-nentes dont le champ a été immédiatement investi par lesfabricants de matériels chirurgicaux disposant de moyensintra et extra pédagogiques extrêmement puissants etséduisants. Ce type de formation, tout à fait utile, comportecependant un certain nombre de risques et d’effets pervers,la formation thérapeutique portant sur seulement un typede matériel risquant alors d’altérer la liberté de choix etd’indication thérapeutique du jeune chirurgien. De plustrès récemment, une société de fabrication de matérielorganisatrice de telles séances de formations sur l’utilisa-tion de leur propre matériel s’est même arrogée le droit de

décerner le titre de « qualité d’expert » aux chirurgiens quise sont formés à leurs matériels et en a communiqué la listeà la totalité de la communauté chirurgicale orthopédiqueainsi qu’aux consommateurs potentiels que sont les mala-des. Il s’agit là d’une dérive particulièrement grave etinquiétante qui a soulevé une très grosse émotion etentraîné de vives protestations des chirurgiens orthopédis-tes. Le remède à de telles situations de dérapage pourraitpeut-être consister à proposer aux sponsors d’aider finan-cièrement et directement le Collège d’Orthopédie et lesSociétés Savantes orthopédiques, seuls capables de géreren totale indépendance et en toute clarté la formationimpartiale et transparente des chirurgiens vis-à-vis de latotalité des techniques chirurgicales reposant sur des indi-cations chirurgicales impartiales, consensuelles et émisespar les Sociétés Savantes.

Depuis quelque temps, certaines sociétés de fabricationde matériel chirurgical adressent même, sous forme defiches, de véritables leçons de marketing aux chirurgiensorthopédistes qui selon leurs propres termes : « manquentd’expérience en matière de marketing ». Ainsi, une nou-velle étape aggravante vient d’être franchie à travers l’unede ces lettres adressée en juillet 2004 avec pour titre :« publicité patients : osez ! ». Cette lettre qui fait l’apolo-gie de cette pratique aux Etats-Unis qualifiée de « véritableparadis publicitaire », veut d’abord déculpabiliser et« libérer » le chirurgien en lui recommandant de s’affran-chir vis-à-vis de ce problème : « il ne faut pas avoir honteenvers le patient d’avoir recours à un marketing ou mêmedes informations publicitaires. Car enfin, la course à lacommunication a toujours eu pour résultat une concur-rence plus ardue des prestations et des prix. Le patient nepeut qu’apprécier d’autant plus qu’il réalise deséconomies ».

Dans cette véritable tempête créé par la lutte commer-ciale, l’exercice chirurgical est de plus en plus difficile, etdans ces conditions, il faut absolument respecter les repè-res qui sont de trois ordres : tout d’abord le malade qui doitrester l’unique raison de l’acte chirurgical, le progrès denotre spécialité qui doit se poursuivre, et placer l’intérêt detous au-dessus de l’intérêt de chacun, car selon les proposdu Professeur Merle d’Aubigné (7) : « pour remplir notretâche, il faut nous préserver des méthodes et de l’espritindustriel et commercial », tandis que le Professeur Jean-Paul Binet (6), chirurgien cardio-thoracique déclarait :« s’exclure de l’aide extérieure c’est alors périr, acceptern’importe quoi, pour n’importe quoi, de n’importe qui,c’est se déshonorer ».

La fourniture d’une prestation technique est devenueune fonction de socialisation [Le Pen et Sicard (8)] àlaquelle participent de fait les chirurgiens. En raison de ladimension économique de plus en plus importante de lachirurgie dans un système à ressource limitée, on assiste àune acquisition progressive d’une dimension collective dela responsabilité économique du chirurgien [Sicard (3), LePen et Sicard (8)] rendant incontestablement le métier plus

INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES : QUELS PROGRÈS ? QUELLE CHIRURGIE ? 2S143

difficile et à laquelle la plupart les médecins et chirurgiensne sont pas préparés [Sicard (3)].

Les lois du marché qui sont celles de la rentabilité fontpreuve d’une extraordinaire indifférence pour la commu-nauté sans aucune interrogation éthique, les rapports del’économie et de l’éthique étant ceux d’une « simplejuxtaposition » selon les propos de l’économiste LionelRobbins [Le Pen et Sicard (8)].

En raison de leur coût particulièrement élevé, le déve-loppement des innovations technologiques chirurgicalescomporte aussi un facteur d’inégalité croissante au seind’une même société et entre les pays du nord et du sud.Ainsi, paradoxalement, le système industriel et commer-cial qui favorise le progrès chirurgical peut être égalementun facteur d’inégalité en gênant le transfert technologiqueet en augmentant la fracture entre pays riches et pauvres. Ilfaut aider les pays émergents à mettre au point eux-mêmesdes méthodes et des techniques chirurgicales correspon-dant à leurs besoins réels et à leurs moyens en utilisant demanière originale les acquis de la Science moderne defaçon à ce que tous les pays puissent bénéficier du progrèsdes sciences chirurgicales sans aucune exclusion.

Méfaits et effets pervers directs sur la chirurgie et le chirurgien

Les innovations technologiques chirurgicales peuventégalement exercer des méfaits et des effets pervers nonseulement sur l’homme, mais directement sur la chirurgieet le chirurgien.

Jusqu’en 1980, le terme « opération », du latin operari,« activité du travail », semblait le plus judicieux puisque ceterme impliquait la thérapeutique qui nécessite l’ouvertureet la manipulation pour traiter, réparer ou guérir ce qui nepeut l’être par la médecine [Binet (6)]. Il apparaîtaujourd’hui que cette définition est largement dépassée parl’évolution même de cette nouvelle chirurgie, quasimentsans cicatrice, moins mécanique et plus biologique.

On assiste à un véritable bouleversement de la concep-tion de l’acte chirurgical secondaire à l’entrée dans sondomaine de l’endoscopie et de l’imagerie médicale, maisaussi du développement de la micro-chirurgie et du progrèsdes greffes et des manipulations biologiques. Endoscopis-tes et radiologues se sont servis du progrès de l’imageriemédicale et de l’apparition de nouveaux matériaux pourdevenir eux aussi thérapeutes à part entière et réaliseraujourd’hui certaines « interventions », moins lourdes pourle patient et économiquement pour la société, pouvantmême aller au delà des possibilités de la chirurgie classi-que dans le traitement de certaines pathologies et pouvantmême se substituer totalement à elles dans d’autresindications.

Aujourd’hui, il apparaît nécessaire de considérer l’actechirurgical comme un regroupement d’une série de diver-ses actions qui doivent s’harmoniser, le chirurgien restantune « main pensante », mais dont la technologie et l’envi-ronnement ont modifié l’exercice.

Les caractéristiques de certaines innovations technologi-ques chirurgicales font que le niveau d’expertise et decompétence requis peut s’acquérir par des formationsappropriées sans nécessité de recours à la fameuse dexté-rité manuelle du chirurgien puisque le progrès de la capa-cité de vision directe par les techniques d’imagerie ne rendplus nécessaire l’accès à l’organe proprement dit par le chi-rurgien lui-même [Steichen (9)]. Ainsi, la dichotomie entremédecine et chirurgie devient obsolète tandis qu’apparaîtun estompage progressif des frontières [Steichen (9)], deslimites traditionnelles entre spécialités médicales et chirur-gicales, tandis que se mettent en place de nouvelles allian-ces entre l’art chirurgical et la science en matière de santépour assurer un travail d’équipe médico-chirurgicale, leregroupement autour d’un seul organe ou d’un seul sys-tème apparaissant aussi comme une réponse plus ration-nelle au défi que représente l’allocation des ressources desbesoins de santé limitées.

Cet estompage progressif des limites traditionnelles entrespécialités médicales et chirurgicales a cependant pourconséquences : un appauvrissement de l’esprit chirurgical,une distanciation puis une déshumanisation vis-à-vis dupatient, une augmentation des risques de complications(constat actuel à travers les bilans des assurances), les gestesétant effectués à présent par des médecins n’ayant aucuneculture chirurgicale de base, ni aucune formation chirurgi-cale préalable, et enfin peut être aussi une certaine responsa-bilité dans la crise actuelle de vocation chirurgicale.

On assiste ainsi à une véritable « désacralisation » del’acte chirurgical peut-être parce que l’instrument endosco-pique toujours plus fin et plus performant s’est substitué aufameux bistouri, que le regard de l’opérateur se trouveagrandi par l’optique de l’endoscope ou du microscope,que le doigt qui manipule l’instrument n’est plus la maingantée du chirurgien classique et enfin que la qualité del’opération ne se mesure plus aujourd’hui qu’en terme dedurée moyenne de séjour [Binet (6)].

Alors qu’on pourrait croire que le pouvoir chirurgicals’est accru grâce au progrès des connaissances et des tech-niques innovantes et en raison du rôle que la société luidemande de jouer, en réalité il n’en est rien et on assistemême à l’inverse, c’est-à-dire à la régression progressive etparadoxale du pouvoir chirurgical : réduction de sa sphèrede compétence, par perte de son aura, la haute technologielui ayant fait perdre son côté intouchable en le réduisant austatut de simple technicien, perte de son autorité qu’il tientde sa propre expérience, inadéquation entre une sorte denouvelle mission extensive qui dépasse sa sphère de com-pétence technique [Binet (6)].

L’innovation technologique chirurgicale particulière-ment rapide expose à des risques de modifications préma-turées et trop hâtives de la sémantique, source de confusionet de perturbation. La sémantique doit évoluer parallèle-ment à l’évolution des innovations technologiques sansperturber sa nécessaire maturation et surtout après avoirprouvé rigoureusement son efficacité. Ainsi, dans la spé-

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cialité chirurgicale orthopédique, certaines interventionsdevront encore garder pour quelque temps l’adjectif« laparoscopique, cœlioscopique ou arthroscopique … »tant qu’elles n’auront pas été validées par des études debonne qualité et par l’épreuve du temps.

Facteurs favorisant méfaits et effets pervers

On peut aussi identifier un certain nombre de facteursqui favorisent les méfaits et les effets pervers des innova-tions technologiques chirurgicales.

L’économie s’est engouffrée dans les bio-technologies etdans le monde de la chirurgie orthopédique en raison del’importance et du coût du matériel ancillaire et du maté-riel implanté. L’importance des enjeux financiers se traduitpar l’exercice de très fortes pressions sur le chirurgiendevenu l’intermédiaire obligatoire entre le fabricant et lepatient. De plus, la consommation médico-chirurgicale necorrespond absolument pas à un marché standard de l’offreet de la demande puisque celui qui choisit est différent decelui qui consomme tandis que c’est un troisième quipaie ! [Le Pen et Sicard (8)].

Le rôle des médias est devenu capital

Sous l’influence anglo-saxonne du concept d’autonomiedu patient, l’information médicale est à présent au premierrang des préoccupations contemporaines, tandis que lasanté est progressivement considérée comme un bien deconsommation banale par les futurs consommateurs quesont les patients. Aujourd’hui, l’événement médical ouchirurgical est traité au même titre que l’événement sportifou politique et révélé par le biais de conseillers en commu-nication, ce qui malmène le secret médical.

En tant que source d’informations, Internet est unmoyen de connaissances extrêmement puissant permettantau patient de s’informer sur sa santé et sur le bon usage dessoins. Mais Internet expose aussi à un certain nombre derisques secondaires : hyper consommation de soins, ali-mentation de l’inquiétude par le biais de développement deréseaux échangeant des informations sur des phénomènessubjectifs et aboutissant par regroupement à créer uneapparence de réel « le risque étant alors grand de faired’une névrose individuelle une névrose collective »[Le Pen et Sicard (8)], risque d’erreur d’interprétation decertains internautes qui n’auraient pas l’esprit assez pré-paré, car la critique s’exerce à vide lorsqu’il n’y a pas eusuffisamment d’informations objectives préalables [Char-pak et Broch (1)]. À la télévision, la chirurgie s’est trans-formée en un véritable phénomène de masse dû à unbesoin croissant d’informations sur la santé et à uneénorme augmentation d’offres de programmes télévisésqui présentent souvent des frontières déformées entre réa-lité et fiction, entre information médicale et sensation.

Le manichéisme médiatique se manifeste par la fascina-tion pour les innovations bio-technologiques pour lesquel-les il n’y a souvent pas de superlatifs suffisants, alors quequasi simultanément la « mise au piloris » [Sicard (3)] du

même chirurgien peut être réalisée à la moindre faille(infection nosocomiale).

L’évolution sociétale consumériste de la part despatients est également un facteur favorisant avec : besoind’être rassuré dans un monde inquiétant et difficile ; aspi-ration à une personnalisation entraînant une élévation con-comitante du niveau critique qui est fonction de leurniveau de compréhension, de leur fonction, de leurcuriosité ; aspiration a être acteur de leur propre décisionmais avec leur implication minimale dans la résolution deleurs propres problèmes ; aversion pour le risque se tra-duisant par une déresponsabilisation des clients potentielsavec projection sur les chirurgiens d’une espèce d’obliga-tion de résultat ; besoin sécuritaire relayé par une évolutionjurisprudentielle : on a d’abord pensé aux victimes, puisensuite à la financiarisation de leurs besoins tandis qu’unrenforcement général sans cesse croissant de la responsabi-lité chirurgicale est constaté. Cette évolution sociétalecomportementale des patients implique pour le chirurgiendes exigences de loyauté, de clarté, d’information appro-priée et écrite.

Devant son écran, le « client potentiel » se comportecomme tout consommateur dont l’objet concerne cettefois un acte chirurgical qui n’est plus alors considéré quecomme un objet banal dont il viendra faire l’acquisitionchez le dépositaire technicien qui est chirurgien. Dans cesconditions, les médias dépossèdent le chirurgien de sonrôle de « régulateur de consommation de soins » expriméà travers conseils, recommandations, pose d’indicationschirurgicales appropriées, puisque ce chirurgien n’appa-raît plus comme étant le dépositaire du savoir, ce rôleétant à présent attribué à Internet par le patient internaute.Le chirurgien se retrouve alors impuissant et démuni pouressayer de protéger le patient contre lui même et sesdésirs déraisonnables. Cette évolution sociétale consumé-riste se comporte alors comme une voiture folle sansfreins qui ne peut plus être arrêtée que par l’accidentgrave ou par manque de carburant, c’est-à-dire par épuise-ment des sources de financement. De plus, le transfert del’angoisse contemporaine sur des examens, tel que ostéo-densitométrie, pose réellement un problème tout à faitnouveau.

En conclusion, finalement le danger n’est pas seulementdans la mise au point de nouvelles techniques, mais dansleur utilisation inopportune par manque de connaissances,orgueil, mégalomanie, sens de responsabilité amoindri,confusion entre pouvoir de la recherche et recherche dupouvoir.

Références

1. CHARPAK G, BROCH H : Devenez sorciers, devenez savants.Paris, Odile Jacob, 2004.

2. STEICHEN FM : The dynamics of progress in the art and sci-ence of surgery. In: Steichen FM, Walter R. Minimally inva-

INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES : QUELS PROGRÈS ? QUELLE CHIRURGIE ? 2S145

sive surgery and new technologies. Quality medicalpublishing, Inc. St-Louis, Missouri, USA, 1994, p. 5-24.

3. SICARD D : La médecine sans le corps. Une nouvelle réflex-ion éthique. Paris, Plon, 2004.

4. HUSSON JL, HUSSON C : Individu et techniques innovantes :réflexion éthique sur le progrès technologique en matièrechirurgicale. Ann Chir, 2002, 127, 323-326.

5. HUSSON JL, HUSSON C : L’individu et les techniques chirur-gicales innovantes : l’homme, l’éthique et le progrès tech-nologique. In : Vayre P, Vannineuse A. Le risque annoncé dela pratique chirurgicale. Complications, dommages, respon-

sabilité, indemnisation. Paris, Springer-Verlag, 2003, p.67-76.

6. BINET JP : La mode en chirurgie. In: Revue des deuxmondes, Paris, 1988.

7. MERLE D’AUBIGNE R : L’outil et l’instrument. Rev ChirOrthop, 1982, 68, 9-13.

8. LE PEN C, SICARD D : Santé : l’heure des choix. Paris,Desclée de Brouwer, 2004.

9. STEICHEN FM : Blending art and science in healthcare, orthe progressive blurring of traditional speciality boundaries.Am J Surg, 2002, 183, 103-105.

Le patient face à la technicité chirurgicale : identité et intrusion

J.-M. DESTAILLATS *

Les rapports de la personne avec elle-même et son corpssont au centre de ce qui fonde son identité et au centre de larelation qui s’établit avec le praticien.

Le patient qui vient contacter le chirurgien le fait à lasuite d’une difficulté que lui occasionne son corps. Sonrapport avec son corps, qui lui permet d’être dans le mondeet qui fonde une partie de son identité, est donc au centremême de l’intimité. Dans une formulation réduite, onpourrait dire que l’identité se résume à « moi je », le« moi » qui est la somme de toutes les expériences de monhistoire et de ce que je sais de l’histoire et le « je » quim’engage de façon originale dans la poursuite de cette his-toire.

Toucher au corps revient à approcher l’identité et à ris-quer d’affecter ce lien entre le « moi » et le « je ». Onretrouve dans cette dissociation un principe cartésien du« je pense donc je suis » où la personne est spectatriced’elle-même, de son enveloppe et de sa présence aumonde. Le danger de cette dissociation est que la personne,si elle est capable d’être l’objet de son observation, ne seconsidère elle-même comme un objet. Le corps tout parti-culièrement est prédisposé à être considéré comme unobjet, objet de notre regard, objet de notre attention, objetde nos interventions.

IDENTITÉ ET TECHNICITÉ

La technicité menace tout à fait l’identité par cetteobjectivation, réification du corps, comme étant un champd’action sans mesurer totalement les liens que le corpsentretient avec l’identité et la personne.

Le mot de personne renvoie à une étymologie latine quiest le mot persona. L’auteur du mot persona est Cicéronqui l’avait introduit dans la langue latine au moment où iltraduisait le droit grec, et il s’était confronté lui-même à ladifficulté de traduire le concept grec de Prosopon qu’ilavait tenté de traduire par le mot persona.

Persona : la personne, était donc d’emblée opposée à unautre mot latin res : la chose. La personne est le contraired’une chose. La personne, que soutient le concept d’iden-tité, est donc l’inverse d’une chose et la réification unemenace directe de la confusion entre la chose et la per-sonne. La personne renvoie à l’identité, de même que res :la chose renvoie à la technicité.

On voit donc là très clairement un des dangers quimenacent la relation qui s’établit entre le chirurgien et lepatient. Le patient peut lui-même considérer son corpscomme une chose, de la même façon le chirurgien peut êtretrop attentif à la place du corps comme une chose et moinsau rapport que ce corps entretien avec l’identité.

Un deuxième danger menace le rapport entre identité ettechnicité. Ce danger est inhérent à la conception même del’identité. Là encore, on peut avoir recours une nouvellefois à l’étymologie des mots pour bien distinguer deuxaspects de l’identité qui renvoient à deux étymologies dif-férentes. Idem, mot latin, renvoie au même, Ipse, autre motlatin, renvoie à soi même.

Le rapport entre Idem et Ipse est celui très compliqué durapport entre le même et soi-même. Le patient peut êtredans un souhait de confondre le fait de rester le même avecle fait d’être soi-même. Cela renvoie aux modifications quele corps peut subir du fait du temps qui passe, mais aussi àtout ce que constitue une intervention chirurgicale quitransformerait de façon durable le corps qui ne serait plusle même et qui pourrait renvoyer à une difficulté de restersoi-même pour certains patients.

Nous ne faisons qu’effleurer, par ces quelques propos,l’importante complexité de ces rapports où certains

* Consultation « Handicap et Famille » du service M.P.R. du Pr Mazaux,CHU Pellegrin, place Amélie-Raba-Léon, 33076 Bordeaux Cedex.E-mail : [email protected]