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Ce numéro est consacré à une exploitation des résultats de l’enquête SJA sur les conditions de travail et des informations recueillies par l’observatoire des conditions de travail Numéro 7 17 octobre 2013 Le petit rapporteur Journal d’information du Syndicat de la Juridiction Administrative Lors de son congrès de 2006, le SJA faisait le constat selon lequel : « La charge de travail reposant sur les magistrats des TA et CAA s’est tellement accrue en peu d’années ; elle est devenue excessive et frôle voire dépasse les limites du raisonnable alors que l’objectif reste celui de rendre une justice de qualité. ». A la charge de travail et aux conditions de travail des magistrats, le SJA consacrait une partie de ses efforts. En 2010, un groupe de travail – dit observatoire des conditions de travail - était mis en place par le conseil syndical et menait, en collaboration avec les délégués de section, un travail d’observation permanente de l’évolution des conditions de travail sous leurs diverses facettes sous l’angle de la santé et des risques psycho-sociaux et au-delà : la vie hors travail, la qualité du service rendu, le management, la notation/évaluation, les primes, l’action syndicale... Le congrès du 8 octobre 2011 consacrait également une grande partie de ses travaux à ces mêmes questions, constatant alors que le malaise des magistrats administratifs, au regard de la responsabilité qui s’attache à leur fonction sociale, n’avait fait Un travail sans fin ? qu’augmenter ces dernières années malgré les initiatives syndicales répétées en vue de sensibiliser en amont le gestionnaire et d’éviter que ne soit atteint le point de rupture. La démarche syndicale a pris un tour nouveau en lançant une enquête sur les conditions de travail en direction de tous les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. L’enquête a été fort bien reçue puisque 345 magistrats ont répondu sur 1133 en juridiction au mois d’octobre 2012, soit 30 % des effectifs en juridiction, donnant à voir une photographie du corps. La combinaison de ces résultats avec les informations recueillies au sein de l’observatoire des conditions de travail et la mise en perspective de toutes ces données dans le temps (ce sont les 20 dernières années de 1992 à 2012 qui ont été ici privilégiées) permettent de : - faire un premier constat : celui qui sera privilégié et retenu comme étant le plus significatif concerne l’évolution du rapport des magistrats au temps : temps de travail et temps hors travail ; - rechercher les causes de cette évolution ; « Ce n’est plus le temps où l’on s’étendait sous un arbre à regarder le ciel entre deux orteils, mais le temps où l’on produit. Quand on veut être actif, on n’a plus le droit d’être affamé ni de rêvasser : il faut manger des beefsteaks et se remuer. C’est exactement comme si l’ancienne humanité inactive s’était endormie sur une fourmilière, et que la nouvelle, en s’éveillant, eût senti les fourmis dans ses jambes de sorte qu’elle se voit forcée d’accomplir les mouvements les plus violents sans jamais pouvoir se défaire de ce sentiment d’une activité purement animale qui la démange comme vermine ». Robert MUSIL, L’homme sans qualité.

Le Petit Rapporteur n° 7 Petit... · 2015. 6. 8. · Robert MUSIL, L’homme sans qualité. Le petit rapporteur Page 2 sur 28 - d’en exposer les principaux effets de deux points

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  • Ce numéro est consacré à une exploitation des résultats de l’enquête SJA sur les conditions de travail et des informations recueillies par l’observatoire des conditions de travail

    Numéro 7  17 octobre 2013 

    Le petit rapporteur Journal d’information du Syndicat de la Juridiction Administrative

    Lors de son congrès de 2006, le SJA faisait le constat selon lequel : « La charge de travail reposant sur les magistrats des TA et CAA s’est tellement accrue en peu d’années ; elle est devenue excessive et frôle voire dépasse les limites du raisonnable alors que l’objectif reste celui de rendre une justice de qualité. ». A la charge de travail et aux conditions de travail des magistrats, le SJA consacrait une partie de ses efforts. En 2010, un groupe de travail – dit observatoire des conditions de travail - était mis en place par le conseil syndical et menait, en collaboration avec les délégués de section, un travail d’observation permanente de l’évolution des conditions de travail sous leurs diverses facettes sous l’angle de la santé et des risques psycho-sociaux et au-delà : la vie hors travail, la qualité du service rendu, le management, la notation/évaluation, les primes, l’action syndicale... Le congrès du 8 octobre 2011 consacrait également une grande partie de ses travaux à ces mêmes questions, constatant alors que le malaise des magistrats administratifs, au regard de la responsabilité qui s’attache à leur fonction sociale, n’avait fait

    Un travail sans fin ?

    qu’augmenter ces dernières années malgré les initiatives syndicales répétées en vue de sensibiliser en amont le gestionnaire et d’éviter que ne soit atteint le point de rupture. La démarche syndicale a pris un tour nouveau en lançant une enquête sur les conditions de travail en direction de tous les magistrats des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel. L’enquête a été fort bien reçue puisque 345 magistrats ont répondu sur 1133 en juridiction au mois d’octobre 2012, soit 30 % des effectifs en juridiction, donnant à voir une photographie du corps.

    La combinaison de ces résultats avec les informations recueillies au sein de l’observatoire des conditions de travail et la mise en perspective de toutes ces données dans le temps (ce sont les 20 dernières années de 1992 à 2012 qui ont été ici privilégiées) permettent de : - faire un premier constat : celui qui sera privilégié et retenu comme étant le plus significatif concerne l’évolution du rapport des magistrats au temps : temps de travail et temps hors travail ; - rechercher les causes de cette évolution ;

    « Ce n’est plus le temps où l’on s’étendait sous un arbre à regarder le ciel entre deux orteils, mais le temps où l’on produit. Quand on veut être actif, on n’a plus le droit d’être affamé ni de rêvasser : il faut manger des beefsteaks et se remuer. C’est exactement comme si l’ancienne humanité inactive s’était endormie sur une fourmilière, et que la nouvelle, en s’éveillant, eût senti les fourmis dans ses jambes de sorte qu’elle se voit forcée d’accomplir les mouvements les plus violents sans jamais pouvoir se défaire de ce sentiment d’une activité purement animale qui la démange comme vermine ». Robert MUSIL, L’homme sans qualité.

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    - d’en exposer les principaux effets de deux points de vue : celui de la qualité du travail et celui de la souffrance au travail ; - de s’interroger, enfin, sur les solutions et proposer quelques pistes.

    « En moyenne, les magistrats du TA de (…) travaillent effectivement de 8 h. 30 à 19 h. moins une heure de temps de déjeuner chaque jour, ce qui représente 47,5 heures de travail effectif par semaine. Et ce temps de travail n’est pas un temps de réunion. C’est un travail de dossier, de recherche, de synthèse, de rédaction et de confrontation des points de vue, qui exige une concentration de chaque instant. Ces mêmes magistrats prennent 3 ou 4 semaines l'été, 1 semaine à l’automne ou en février (s’ils ont pris 3 semaines l’été), 1 semaine à Pâques, et 1 semaine à la Noël, et encore pas toujours entièrement. Ils ont donc en réalité 6 semaines de congés payés par an, comme tout fonctionnaire. Les gains de productivité dont la juridiction administrative a bénéficié sur longue période résident ainsi également dans la réduction au niveau du droit commun du temps libre de chaque magistrat » Ce témoignage met à bas l’idée selon laquelle le magistrat administratif travaillerait encore trop peu mais il donne à voir l’image d’un rapport entre temps de travail et temps libre encore bien structuré. Or, la nouveauté est que cette structuration du temps a tendance à voler en éclats.

    Au cours du mois de décembre 2011, des membres du SJA rendaient visite à leurs collègues des CAA de Versailles, Paris et Nantes : il ressortait des discussions que la charge de travail est au cœur des préoccupations de ces derniers ; tous, sans exception, indiquaient ne plus avoir le temps de se consacrer de manière satisfaisante à leur vie personnelle en raison de la multiplication des contraintes de travail. Notamment, ils insistaient très fortement sur l’extension apparemment sans limites du temps de travail et de la réduction concomitante non pas seulement des congés mais des simples temps consacrés à sa vie personnelle. Ils s’inquiétaient également de ce que les autorités gestionnaires semblent n’avoir aucunement conscience du volume de travail toujours plus grand effectué dans les juridictions de première instance, celles-ci n’étant plus que des variables d’ajustement d’objectifs toujours revus à la hausse. Et tous s’inquiétaient encore de la dérive : « plus de jugements, moins de droit (même le plus élémentaire) ».

    Les résultats de l’enquête sur les conditions de travail, lancée par le SJA en novembre 2012, confirment ces constatations.

    LE CONSTAT

    En 1992 (l’autre siècle !), les 416 magistrats, répartis sur 30 tribunaux administratifs avaient réglé chacun, en moyenne, 173,33 affaires. Quarante ans plus tard, en 2012, les 768 magistrats, répartis sur 42 tribunaux administratifs ont réglé 247,65 affaires (données nettes) soit une augmentation de la productivité par magistrat qui s’est accrue de 42,87 % en 20 ans (nous en examinerons plus loin les modalités). Se fondant vraisemblablement sur les chiffres de 1992, le VCPE, en 2002 lors des discussions avec les syndicats pour la mise en place de la RTT, leur opposait que les 35 heures, ils l’avaient déjà. Bien entendu, une telle affirmation n’avait plus aucun rapport avec une réalité dont on pourra se faire aujourd’hui une idée un peu plus exacte à la lecture du témoignage recueilli en 2011 auprès d’un magistrat, premier conseiller, au sein d’une juridiction administrative de province de taille plutôt modeste :

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    A la question : « 3.4.Votre charge de travail a-t-elle un impact négatif sur votre vie privée ? 79 % répondent oui et 21 % répondent non ». Beaucoup plus éloquentes encore sont les réponses aux questions plus précises qui suivent : « 3.5. Si oui, comment ?

    • pause méridienne raccourcie : 10 % répondent jamais ; 40 % répondent parfois et 50 % répondent souvent

    • travail tard le soir : 8 % répondent jamais ; 44 % répondent parfois et 48 répondent souvent

    • travail le week-end : 9 % répondent jamais ; 39 % répondent parfois ; 41 % répondent souvent et 11 % répondent en permanence

    • travail durant les congés : 12 % répondent jamais ; 34 % répondent parfois ; 45 % répondent souvent et 9 % répondent en permanence

    • travail durant les RTT : 31 % répondent jamais ; 21 % répondent parfois ; 30 % répondent souvent et 18 % répondent en permanence». On pourra objecter qu’en 1992, un magistrat administratif pouvait déjà travailler lors de la pause méridienne, tard le soir, au cours du week-end voire durant ses congés : à cette différence près que ces temps de travail ne venaient pas, comme à présent, s’ajouter au temps de travail habituel mais pouvaient s’y substituer, bénéfices d’une autonomie trouvant alors librement à s’exercer. Une grande partie des réponses reçues dévoilent

    une réalité nouvelle : le travail, en expansion continue, investit l’espace intime de l’individu et la frontière qui séparait temps libre et temps de travail s’efface sans que l’institution apporte sa protection mais, tout au contraire, incite à aller plus loin encore jusqu’à ce que, faute de pouvoir s’en sortir, la seule issue envisageable, pour une fraction significative des magistrats, soit celle de la sortie : ou bien une sortie partielle puisqu’à la question d’une prise d’un temps partiel motivé par des difficultés à accomplir la norme : 13 % répondent oui » ; ou bien, plus radicalement encore, une sortie totale puisqu’à la question « 5. Avez-vous envie de changer de métier ? 81 % répondent non et 19 % répondent oui ». Soit presque 1 sur 5 ayant répondu à l’enquête avec les écarts de résultats suivants : entre les présidents (dont seulement 15 % souhaitent changer de métier) et les autres magistrats (21 % soit 1/5), d'une part, et, d’autre part, entre les rapporteurs TA et CAA confondus (21,8%) et les rapporteurs publics de TA qui sont 23,8 % à vouloir changer de métier. Est en effet requise de

    chacun et de chacune une mobilisation de plus en plus poussée, sans bornes : le corps du magistrat doit devenir et, en certains cas, comme l’enquête permet de le voir, devient effectivement entièrement livré au travail, entièrement disponible, une réserve exploitable, un gisement renouvelable : avec une exigence vis-à-vis de soi-même encore jamais atteinte, on emporte le travail chez soi en dehors du travail de telle sorte que le hors-travail se trouve de plus en plus intégré au travail et la vie s’épuise dans le travail. Une disponibilité qui peut aller jusqu’à 24 h. sur 24 et 7 jours sur 7 fût-ce au prix de la destruction de tous les cadres temporels sans lesquels il n’est pas de vie sociale et familiale normale : étrange situation que celle offerte à des magistrats dont le métier a notamment pour objet de veiller au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ! A la question « 1.1 Etes-vous globalement satisfait des CT : 9 % répondent très satisfaits ; 67 % répondent satisfaits ; 21 % répondent pas satisfaits et 3 % répondent pas du tout satisfaits» soit un quart d’insatisfaits mais à la question « 2.1. Diriez-vous que durant les cinq dernières années les conditions de travail ont évolué plutôt : 7 % répondent très négativement ; 58 % répondent négativement ; 9 % répondent positivement ; 1 % répondent très positivement ; 25 %

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    répondent sans changement ». Ce sont ainsi 65 % des réponses qui ressentent négativement les évolutions intervenues dans la période la plus récente. Ces réponses témoignent, à l’examen des causes, de problèmes d’organisation du travail qui touchent tous les magistrats : «Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés ».

    Les chiffres sont bien en ce sens : comme il vient d’être dit, entre 1992 et 2012, le nombre d’affaires réglées par magistrat au sein des tribunaux administratifs est passé de 173,33 affaires à 247,65 1. On ajoutera qu’au cours de ces 20 années, les activités administratives n’ont guère cessé de se développer au fil des ans sans que les moyens correspondants supplémentaires soient accordés1 : plus de la moitié des collègues ayant répondu à l’enquête déclarent consacrer plus de 6 jours par an aux activités extra-contentieuses (commissions, jurys, fonctionnement de la juridiction…). Le quart des collègues dépassent la barre des 10 jours par an. Entre 2002 et 2009, le nombre d’affaires jugées par les TA et CAA s’est accru de 30 % tandis que les effectifs ont tout juste progressé de 12 % sur la même période.

    En 2009, au sein des tribunaux administratifs, le nombre de dossiers traités par an et par magistrat a été de 280 (données nettes). Ce chiffre a reculé les années suivantes pour atteindre celui de 247,65 en 2012. Au sein des cours administratives d’appel, le nombre de dossiers traités par an et par magistrat a été de 115 en 2009 ; il a été de 110,92 en 2012. Ces reculs s’expliquent par un épurement du stock ; le stock s’étant concurremment durci, on ne saurait en déduire que la productivité aurait diminué et encore moins en conclure que la charge de travail aurait tendance à diminuer dès lors que les juridictions demeurent confrontées à un dynamisme jamais infirmé des contentieux traditionnels (+ 6 % en moyenne annuelle depuis près de 40 ans), à la poursuite de la montée en puissance des contentieux

    Au nombre des causes, on pourra retenir : à l’évidence, la charge de travail vue sous son angle quantitatif ; ensuite, beaucoup moins visible mais plus déterminante encore, une complexité toujours croissante ; et, enfin, la cause des causes, le culte voué à la performance et à la vitesse qui ignore le travail réel et rejette la norme ancienne régulatrice.

    C’est l’aspect le mieux visible et le plus clairement perçu et ressenti par les magistrats du corps. A la question « 2.2. Souffrez-vous de la charge de travail ? 7 % répondent jamais ; 57 % répondent parfois ; 28 % répondent souvent et 8 % répondent toujours » et à la question « 3.2. Votre charge de travail a-t-elle un impact négatif sur la qualité de votre travail ? 62 % répondent oui et 38 % répondent non »

    LES CAUSES

    La charge de travail analysée sous son angle quantitatif : 1 Pour se faire une idée plus précise, on peut citer les quelques juridictions suivantes :- TA

    de Lille sorties nettes par magistrat en 1992 : 159,84 et en 2012 : 274,41 (ERM passé de 18,75 à 27,86) - TA de Nantes sorties nettes par magistrat en 1992 : 168,05 et en 2012 : 310,13 (ERM passé de 16,62 à 33,67) - TA de Pau sorties nettes par magistrat en 1992 : 175,68 et en 2012 : 218,53 (ERM passé de 8,80 à 11,82) - TA de Rouen sorties nettes par magistrat en 1992 : 184,51 et en 2012 : 251,43 (ERM passé de 9,62 à 15,73) - TA de Versailles sorties nettes par magistrat en 1992 : 150,81 et en 2012 : 249,14 (ERM passé de 27,08 à 35,10) 1 en 2002, les organisations syndicales demandaient que la mise en oeuvre du projet de loi relatif aux droits des malades et à la qualité du système de santé s’accompagne de moyens supplémentaires correspondant à la présidence des juridictions disciplinaires des ordres professionnels et aux commissions régionales d’indemnisation et de conciliation, bel exemple d’une demande demeurée sans suite. Plus récemment, saisi de l’avant-projet de loi consacré à la sécurisation de l’emploi qui constitue la traduction législative des dispositions de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 conclu entre les syndicats et le Medef, le CSTACAA, réuni le 19 février 2013, a considéré que la mise en place d’un tel système qui crée un nouveau champ de compétences pour les juridictions administratives ne pouvait se concevoir sans que soient alloués à ces juridictions des moyens supplémentaires : l’avenir dira si un tel vœu sera ou non mieux exaucé.

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    Une élévation considérable de la complexité :

    particuliers (droit au logement opposable ou revenu de solidarité active) ainsi qu’au volume élevé des questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) et à la progression du contentieux des étrangers. L’augmentation la plus remarquable a concerné, d’une part, le contentieux des étrangers qui a progressé globalement de 18,2 % (+ 15 % entre 2007 et 2011) et a représenté 29,2 % du total des affaires enregistrées, soit 53 482 affaires (45 256 en 2010). Cette progression a été liée à la hausse du contentieux des mesures d’éloignement examinées en urgence (+ 2 500 affaires). Au second semestre de 2011, les juridictions ont été confrontées aux effets de la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, ce qui a provoqué une augmentation de 50 % de ce contentieux par rapport à la même période l’année précédente1. Dans le cas du TA de Montreuil, dans lequel le contentieux des étrangers représente près de 50 % des affaires traitées, sachant que le nombre moyen d’affaires traitées par magistrat s’élève à 320, on peut estimer, précise ce même rapport, qu’il faudrait environ 150 magistrats pour assurer le traitement de ce contentieux ! (1) On ajoutera enfin qu’au fil des années, de plus en plus de tâches, qui auparavant étaient confiées au greffe, relèvent

    désormais des magistrats : c’est tout particulièrement le cas de la dactylographie des jugements sans que le travail des greffes s’en trouve allégé. Un récent rapport de la Cour des Comptes déplorait la dégradation du ratio agents du greffe/magistrats, dans un contexte de multiplication des activités des juridictions administratives, qui font la part belle aux tâches de gestion budgétaire et des ressources humaines, ce qui mobilise les agents de greffe, et les laisse peu disponibles pour assister les magistrats. Mais une évolution autre que quantitative doit aussi être prise en considération : l’élévation considérable de la complexité car l’intensification du travail, ce n’est pas seulement plus de la même chose, ce sont plus de contraintes à gérer simultanément.

    de l’accroissement du nombre de dossiers difficiles voire très difficiles : « Cela se comprend bien, compte-tenu de la complexité croissante du droit, de la place de plus en plus grande des questions posées par le droit communautaire et le droit de la CEDH » 1. On ne manquera pas d’y ajouter l’inflation législative toujours déplorée et jamais résolue : prenez une balance et pesez, par exemple, le code de l’urbanisme de 1992 pour le comparer avec celui de 2012. Même en ôtant les annotations et la jurisprudence, le résultat serait édifiant. Par exemple aussi, le contentieux des marchés a également gagné en complexité. Pourtant cette complexité reconnue n’est pas prise en compte : à la question « 1.5 La complexité est-elle prise en compte pour le calcul de votre norme ? 29 % répondent oui et 71 % répondent non » et, pour la même question 1.9 posée à celles et ceux qui exercent les fonctions de juge unique « 16 % répondent oui et 84 % répondent non ». S’il existe des modulations, ce n’est jamais à la hausse (ou très exceptionnellement) mais toujours à la baisse : ainsi en va-t-il pour la comptabilisation des OQTF qui, selon les juridictions, varie de 1 pour 1 à 1 pour 3 voire 1 pour 4. Sans qu’il soit possible d’en évaluer la fréquence, il arrive parfois que, par une pression plus ou moins aimable,

    1 Rapport de nov 2012 commission Sénat projet loi de finances 2013. 1 Voir l’article de Laurent Gros « Projet de loi immigration : touché, coulé ! », paru dans Le Monde du 11 octobre 2010.

    Il s’agit de modifications qui, tantôt, ne sont évoquées que pour la forme (« ah ! c’est bien triste et bien regrettable ! »), tantôt, sont totalement ignorées y compris par les premiers concernés. 1/ Il est aisément admis que la charge de travail s’est accrue non seulement du fait de l’accroissement du nombre de dossiers mais également du fait

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    rapporteur soit incité à rajouter les dossiers en lien (qui peuvent se trouver même très éloignés de la requête) en sus de sa norme, alors qu’à aucun moment un magistrat ne sera autorisé à mettre un dossier en moins parce qu’il aura passé deux ou trois jours sur un gros dossier de marché ou de fiscal par exemple. Avec des injonctions paradoxales qu’on laisse aux magistrats le soin de gérer comme en rend compte le témoignage suivant : « Sur les quatre premières audiences de rentrée je dois pour ma part traiter 22 OQTF en collégiale, plus un référé liberté étranger, et si j'avais eu une semaine de permanence OQTF/centre de rétention j'aurais eu au moins 6 dossiers en plus. Ces situations sont forcément pathogènes puisque les présidents de juridiction savent qu'ils sont jugés sur l'indicateur d'ancienneté de leur stock. Ils sont donc conduits à mettre la pression sur le traitement prioritaire des dossiers anciens, qui s'ajoute à la nécessité de maitriser les contentieux de masse (étrangers, permis de conduire, APL, DALO, etc.) ». L’effet sur la charge de travail des contentieux particuliers précités (droit au logement opposable ou revenu de solidarité active), les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) et le contentieux des étrangers ne saurait se résumer aux chiffres : leur résolution requiert, en outre, de chaque magistrat de nouveaux savoir-faire au moment même où

    l’accès à la formation est ressenti comme difficile voire impossible lorsqu’à la question « 1.25. Votre charge de travail vous a-t-elle empêché de suivre une formation ? 59 % répondent oui et 41 % répondent non ». A la complexité des dossiers, s’ajoute un durcissement du stock dès lors que les présidents ont pour mission d’écrémer le stock par ordonnances. Les dossiers sont ainsi devenus plus lourds : avec 250 dossiers par an et par magistrat, on travaille plus qu’avec les 280 d’il y a quelques années. 2/ Il existe aussi une autre complexité moins perceptible mais tout aussi réelle : Il y a 20 ans, une requête enregistrée au tribunal administratif était acheminée vers une formation collégiale y compris en cas de désistement, non-lieu, irrecevabilité ; entre son entrée et sa sortie, on ne pouvait rêver parcours plus simple. Aujourd’hui, cette même requête pourra, pour sortir de la juridiction de première instance, connaître pas moins de cinq sorts différents : - rejet par ordonnance : la sélection des requêtes, ensuite, ressort surtout, parmi d'autres procédés de « tri », de l'article R. 222-1 du code de justice administrative qui permet aux présidents des tribunaux administratifs et des

    cours administratives d'appel, ainsi qu'à leurs présidents de formation de jugement, de statuer par ordonnances dans sept cas. Le recours aux ordonnances, en un premier temps, réservé aux désistements, non-lieux, incompétence de la juridiction administrative ou encore irrecevabilité manifeste des recours, auquel s’était ajoutée la possibilité de statuer sur les requêtes relevant d'une série présentant à juger en droit des questions identiques à celles déjà tranchées par une décision passée en force de chose jugée, a ensuite été étendu aux « requêtes ne comportant que des moyens de légalité externe manifestement infondés, des moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé » (art. R. 122-12 et R. 222-1 CJA). - Jugement rendu par un juge unique avec dispense de conclusions du rapporteur public ; - Jugement rendu par un juge unique avec conclusions du rapporteur public ; - Jugement rendu par une formation collégiale avec dispense de conclusions du rapporteur public ; - Jugement rendu par une formation collégiale avec conclusions du rapporteur

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    public ; - Jugement rendu par une formation collégiale avec conclusions du rapporteur public.

    Soit donc 5 sorts différents au lieu d’un seul auquel il pourrait être ajouté la distinction des cas dans lesquels il est fait appel à l’aide à la décision et de ceux dans lesquels il n’y est pas fait appel : la question ici posée n’est pas celle d’apprécier les mérites ou les non-mérites de ces nouvelles procédures mais d’en mesurer les effets sur la charge de travail du magistrat ainsi que sur celui des agents de greffe. Toute requête parvient désormais dans un écheveau aux parcours multiples impliquant, au sein de chaque tribunal administratif, une organisation plus complexe et un travail qui requiert aussi tant des agents du greffe que des magistrats, auxquels il incombe de prendre une foule de décisions sélectives, un savoir-faire et un travail intellectuel que l’habitude permettra de considérer, mais bien entendu à tort, comme totalement négligeables alors que ces processus de travail mobilisent, au sein de chaque juridiction qu’elle soit petite ou grande, des ressources intellectuelles et cognitives non négligeables. A tout le moins, chaque nouvel arrivant dans un tribunal administratif est immédiatement mis à même de s’en rendre compte. Dans le sens d’une complexité plus grande et dans la catégorie du travail invisible, on pourra également ranger l’impact des réformes successives

    auxquelles, ces temps-ci et avec frénésie, la juridiction administrative est soumise. 3/ Des réformes successives multiples décidées dans l’ignorance du surcroit de travail qu’elles génèrent : Au cours de la période la plus récente, plusieurs réformes ont été conduites : DALO, contentieux des étrangers, réforme de la dispense de conclusions du rapporteur public, pouvoir d'initiative du juge accru en matière d'expertise, réforme du mode de rédaction des jugements et arrêts auxquels s’ajoutent désormais les télérecours et le travail juridictionnel coopératif. On aura sans doute peu de chances de se tromper en établissant également un lien entre ces réformes incessantes et le fait que les magistrats enquêtés à la question « 2.1. Diriez-vous que durant les cinq dernières années les conditions de travail ont évolué plutôt : 7 % répondent très négativement ; 58 % répondent négativement ; 9 % répondent positivement ; 1 % répondent très positivement ; 25 % répondent sans changement ». Lorsqu’en effet une réforme intervient, elle requiert, localement dans chaque tribunal, sa traduction concrète dans l’organisation du travail. Ce sont les magistrats eux-mêmes – ainsi que les agents du greffe – qui doivent concevoir cette organisation et les tâches qui lui correspondent.

    Une nouvelle procédure, telle la dispense de conclusions, bouscule quelque peu les rôles et pèse sur les conditions de travail et le plan de charge des juridictions, alors que les effets des précédentes réformes ne peuvent encore être bien appréhendés et qu’une autre réforme se profile déjà à l’horizon. On assiste ainsi à une augmentation ininterrompue de la complexité qui mobilisent, chez chaque magistrat et au sein de chaque juridiction qu’elle soit petite ou grande, des ressources intellectuelles et cognitives mais invisibles et largement ignorées au profit d’un culte : celui de la performance et de la vitesse alors que la grande réforme à venir est perçue fort négativement puisqu’à la question « 1.26 Pensez-vous que la dématérialisation va améliorer vos conditions de travail ? 80 % répondent non et 20 % répondent oui ». Les impressions, recueillies au cours de l’année 2011 auprès des magistrats de la CAA de Paris, juridiction pilote dans le domaine de l’informatisation, ne sont pas de nature à infirmer ces craintes : « Sur la gestion de l'ensemble du circuit dossier entièrement informatisé et la fixation des normes, c'est vraiment ce point sur lequel il convient d'insister. En un mot, l'ensemble du dossier est scanné et mis en ligne par chambre sur des dossiers partagés par rapporteur. Ensuite la note et le projet finalisé par le rapporteur sont insérés dans le dossier partagé, qui est ouvert par le président réviseur et corrigé directement, de même pour le

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    RP qui peut annoter la fiche de présentation. Sans pour la plupart du temps qu'il y ait une intervention orale ou une recherche physique. / De plus les réflexions et annotations sont visibles partiellement par tous (voire totalement). Les corrections sont "brutes de décoffrages et on le sait tous (Cf les mails) une réflexion ou annotation même anodine pour celui qui l'a écrite peut se révéler très dure pour le destinataire qui ne sait pas dans quel état d'esprit se trouve l'auteur. Certains collègues sont plus fragiles et réceptifs que d'autres aux critiques, et cela ne pourra que les pousser à se renfermer et à terme pourquoi pas se poser la question de leur compétence. Et la spirale vicieuse est lancée. Il convient de ne pas dramatiser mais de rester vigilants. A noter qu'il faudra une somme importante pour l'équipement global. / Les séances d'instruction se déroulent avec le portable et il semblerait que certaines chambres utilisent le portable en audience. (Zéro papier). Le dossier papier n'étant que support ou utilisé pour les pièces illisibles ou trop importantes (plans urba). / Même, s'il ne convient pas de tout rejeter, ce système isolationniste poussé à l'extrême semble conduire à broyer de l'individu. »

    1/ L’essentiel des réformes affectant les procédures du contentieux administratif depuis une quinzaine d’années a eu pour effet sinon pour objet d’accélérer la vitesse : ordonnances au champ de plus en plus élargi, juge unique, passage des formations de 5 à 3 en Cour Administrative d’Appel, dispense de conclusions. La vitesse s’est ensuite puis concurremment clairement conjuguée avec la performance dont les critères surplombent désormais toute l’activité des juridictions administratives et l’activité de chaque magistrat. La Mission Conseil et Contrôle de l’Etat regroupe 3 programmes ; le programme 165 « CONSEIL D’ETAT ET AUTRES JURIDICTIONS ADMINISTRATIVES » regroupe les moyens affectés au Conseil d’Etat, aux cours administratives d’appel, aux tribunaux administratifs et à la Cour Nationale du Droit d’Asile. La loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances ayant en effet prévu que la présentation du budget de l'Etat devant le Parlement serait assortie d'objectifs et d'indicateurs de performance permettant d'évaluer, pour chaque programme de politique publique, l'efficience de la dépense publique(1). « Le Conseil d’Etat a élaboré, en 2008, au-delà de l’application

    INFOCENTRE déjà ancienne, des tableaux d’indicateurs statistiques mensuels, qui donnent une image complète de l’activité de la juridiction, de sa productivité, du rapport entre les charges et les moyens en personnels, avec une comparaison entre juridictions et sur les années antérieures. » « Les juridictions ont établi des projets de juridiction triennaux dont les premiers concernent la période 2009-2011. Ils servent de référence pour les discussions budgétaires annuelles et sont centrés sur les principaux objectifs de performance : délais moyens de traitement des dossiers, résorption des stocks ». « Ces divers éléments servent de support à un dialogue de gestion bien intégré à la préparation du budget, qui, par-delà la répartition des moyens, contribue à la mobilisation sur des objectifs communs. Ce dialogue s’opère sur la base d’indicateurs chiffrés (sous forme de ratios) qui permettent des comparaisons dans le temps entre tribunaux classés par catégories homogènes. Les limites de ce type d’indicateurs sont prises en compte dans la discussion budgétaire. A cela s’ajoute la mise en place d’outils pour s’assurer de la sécurité juridique des décisions rendues (taux de contestation des décisions, taux d’annulation ou de réformation des jugements ou arrêts contestés, analyse par sondage des ordonnances 1 Rapport de la Cour des Comptes février

    2012

    Le culte de la vitesse et de la performance ignore le réel du travail et rejette l’idée de norme régulatrice :

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    rendues) ». Dans un remarquable article publié en 2010, la présidente du SJA avait longuement et finement analysé comment et en quoi le service public de la justice administrative était menacé de devoir céder à la « tyrannie des chiffres »1. Elle y critiquait notamment la promotion d’une justice compétitive et dénonçait les limites d’une logique de performance appliquée aux juridictions qui fragilisait le statut des agents et perdait de vue la finalité des prestations à savoir rendre le meilleur service possible au citoyen. C’est la même dynamique qui est toujours à l’oeuvre : nous pouvons en mesurer encore mieux les effets aujourd’hui. Ce qu’il s’agit de mesurer et prendre pour fin, c’est donc bien la performance de l’activité juridictionnelle : on est ainsi passés d’une logique de moyens à une logique de résultats. Cette logique de résultats est déclinée à tous les niveaux de la juridiction administrative : du niveau national jusqu’au niveau de chaque juridiction puis de chaque magistrat et agent de greffe sous la forme d’un entretien individuel d’évaluation au cours duquel sera établi le bilan de l’année écoulée et les objectifs de l’année à venir.

    Les projets de jurisdiction:

    Les projets de juridiction déclinent au niveau local les mêmes objectifs et les mêmes indicateurs chiffrés que ceux énoncés au niveau national avec bien souvent une comparaison des résultats obtenus au sein d’une juridiction avec ceux obtenus au sein d’autres juridictions, instaurant une forme de course et de concurrence entre ces dernières et une nouvelle forme de compétition entre présidents de juridiction ce dont on n’aurait même pas eu idée 20 ans auparavant. Avec la mise en place des contrats d’objectifs, les CAA avaient déjà connu un phénomène similaire. Qu’on en juge par les extraits des quelques projets de juridiction suivants : Projet de juridiction TA Montpellier 2009-2011 : « De 1998 à 2008, le nombre des entrées est passé de 3978 à 6053 (données brutes) soit une progression moyenne par an de 5,21 % ; le nombre des affaires jugées est passé de 4128 à 6908 (données nettes) au cours de la même période – de 1998 à 2008, le nombre de dossiers jugés par magistrat est passé de 199 à 233 (données nettes) soit une progression de 3,22 % de telle sorte que le stock a

    diminué passant de 3974 à 3577 (données nettes), soit une diminution de 9,98 %. De 1998 à 2008, le délai prévisible moyen de jugement est passé de 2 ans 2 mois 10 jours à 9 mois 15 jours. Le projet de juridiction prévoit un taux de sorties par magistrat de 245 dossiers X 29 magistrats en 2009, en 2010 et en 2011 »Projet de juridiction TA Orléans 2009-2011 : « C / LES OBJECTIFS - La LOLF - Les objectifs assignés à la juridiction administrative sont à échéance 2011 : un délai moyen de jugement prévisible des affaires en stock de 1 an, un délai moyen réel de jugement pour les affaires audiencées hors procédure d’urgence de 2 ans, une proportion d’affaires en stock de plus de deux ans de moins de 18 % + un taux d’annulation en appel de moins de 16 % et d’annulation en cassation de moins de 15 % + un nombre d’affaires réglées par magistrat de 275 net en 2011 + un nombre d’affaires réglées par agent de greffe de 198 ( …. ) La productivité par magistrat à Orléans est d’environ 260 affaires par an en net en 2008, alors que l’objectif fixé par la LOLF comme cible 2011 est de 275 (…) ; « si la moyenne nationale est en fait surtout déterminée par les résultats des très grosses juridictions, qui ont un type de contentieux différent du nôtre, notamment compte tenu d’une très forte proportion des contentieux

    1 Elsa COSTA, « Des chiffres sans les lettres : la dérive managériale de la juridiction administrative », AJDA, 13 septembre 2010, p. 1623-1628. Voir également un article de Cécile CASTAING : « Les procédures civile et administrative confrontées aux mêmes exigences du management de la justice »,

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    de masse, et si le chiffre de 275 ne peut donc peut-être pas constituer un objectif immédiat pour le tribunal, on peut utilement d’une part relever que la productivité du Tribunal d’Orléans n’est pas inférieure à celle des juridictions de même importance ayant une structure de contentieux comparable, d’autre part essayer d’améliorer notre propre productivité en réfléchissant à nos méthodes de travail ; tel est, entre autres, l’objet de ce projet. Encore faut-il corréler cet objectif avec les moyens humains disponibles, étant d’évidence qu’un magistrat chevronné sera plus «productif » qu’un débutant » Projet de juridiction TA Paris 2009-2011 : « L’objectif global de jugements fixés à la juridiction par la lettre de cadrage a été fixé à 26 000 affaires en 2009 et 28 000 en 2010 et 2011 ». Projet de juridiction TA Toulouse 2009-2011 « (…) une progression de l'indice de productivité par magistrat qui atteignait 230 par magistrat alors qu'il était encore de 200 en 2003. Il restait néanmoins sensiblement inférieur à la moyenne nationale de 260 par magistrat. Projet de juridiction CAA Paris 2009-2011 et notamment lettre de cadrage du CE du 27/02/2009 qui fixe l’objectif global de jugement à 6 000 affaires en 2009, 6300 en 2010 et 6500 affaires en

    2011 (données nettes) pour un effectif moyen de magistrats se situant autour de 52 en 2009, de 54 en 2010 et de 55 en 2011. Les projets de juridiction peuvent également donner lieu à une définition très précise de l’organisation de l’activité : tel par exemple le projet de juridiction de la CAA Versailles : « (…) Les présidents-assesseurs conserveront les dossiers ainsi préparés [par les assistants de justice] à leur propre rapport et seront assujettis, en conséquence, à une norme spécifique, soit huit dossiers de police des étrangers par quinzaine, auxquels s’ajouteront deux autres dossiers relevant des matières « lourdes » de leur chambre (….). Les présidents-assesseurs continueront à assurer, par ailleurs, la présidence de certaines audiences (à raison, en règle générale, de trois audiences par an)».

    Hommage rendu à l’accroissement de la vitesse et de la performance, le Projet de juridiction de la CAA Nantes (2009-2011) avait retenu plusieurs actions et notamment les suivantes qui visaient à toujours mieux optimiser le temps et accroître le volume d’activité : - poursuivre l’effort de sélection des affaires nouvelles : en 2008, le nombre d’ordonnances R.222-1 a été de 900 soit le tiers de l’ensemble des affaires jugées ;

    - alléger les méthodes de travail juridictionnel : dispense de séances d’instruction devant devenir un mode ordinaire et non plus exceptionnel de traitement des affaires « simples » après accord du réviseur et du rapporteur, notes des rapporteurs plus concises (éléments jurisprudentiels estimés souvent trop volumineux et trop longs à consulter), notes de révision préconisées à géométrie variable pouvant être réduites à la simple mention de l’accord du réviseur. - Développer l’aide à la décision : du 1er septembre 2008 au 31 mai 2009, les AC ont « pré-rapporté » 78 APRF et 188 OQTF et les AJ 69 dossiers de nationalité – A compter du 1er septembre 2009, chacune des 4 chambres est dotée d’une équipe homogène d’aide à la décision constituée de 2 ou 3 AC ou AJ.

    Dans d’autres cas encore, des objectifs minima sont assignés aux chambres, prohibant même le report d’un éventuel dépassement sur l'audience suivante, ainsi qu’aux rapporteurs et présidents en tenant compte des dossiers instruits par les assistants lesquels devront, par priorité, être attribués au président de chambre. La question des RTT peut également donner lieu à l’indication de leur mode d’utilisation au sein de la juridiction.

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    La logique de résultats s’impose ainsi à toutes les juridictions qui ne sont plus seulement classées, sous forme de tableaux, par ordre alphabétique mais également et surtout selon un ordre tenant compte des résultats quantitativement obtenus dans chacune d’entre elles, résultats rapportés aux scores moyens obtenus par magistrat. C’est ainsi que le rapport annuel d’activité présenté par le Conseil d’Etat au titre de l’année 2012, édition du 22 janvier 2013, comporte les tableaux suivants et procède à plusieurs classements successifs des juridictions selon les critères suivants : nombre d’affaires enregistrées par magistrat, évolution des sorties par magistrat, évolution des stocks par magistrat, ratio affaires traitées/affaires enregistrées par magistrat, délai prévisible moyen de jugement selon un ordre décroissant. La logique des résultats peut alors aussi être ensuite déclinée jusqu’à l’échelon de base, celui du magistrat et celui des agents de greffe.

    L’entretien individuel d’évaluation : Les magistrats n’ont pas seulement été confrontés à un accroissement quantitatif de sa charge de travail, ils ont aussi été amenés à des transformations subjectives de leur rapport au travail. La contractualisation des relations sociales est une innovation qui participe également de ces transformations : les juridictions se sont engagées à respecter des contrats d’objectifs et des projets de juridiction et chaque magistrat est censé s’être contractuellement engagé à remplir des objectifs définis individuellement au moment de l’évaluation, engagement dont il trouve la sanction au moment de l’évaluation et par la modulation de la part variable. Le nouveau dispositif d’évaluation fondé exclusivement sur un entretien professionnel a été organisé, dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, en application de l’article 55 bis de la loi 11 janvier 1984 et du décret du 17 septembre 2007, par un arrêté du 12 mai 2009. Ce texte rompt avec la logique linéaire qui régissait auparavant la carrière d’un magistrat, garantie essentielle pour préserver l’indépendance des juges, en introduisant une logique dite dynamique qui encourage les évaluateurs à revoir, y compris à la baisse, l’appréciation portée sur tel ou tel magistrat.

    Cette évaluation, et l’attribution de la part variable qui lui est directement liée, est devenue une technique de management très efficace pour classer les magistrats, les mettre en concurrence entre eux et avec eux-mêmes et les diviser quitte à faire de la fausse monnaie (par exemple : multiplication injustifiée des ordonnances pour améliorer sa norme). Avec l’évaluation, il faut rendre les comptes et on octroie des droits sur la base de chaque situation individuelle : l’examen porte sur la manière dont chaque magistrat a su gérer la situation en vue de satisfaire aux objectifs, sur sa disponibilité et la capacité à se mobiliser et on passe de la mesure objective à une mesure subjective. Et les objectifs sont incessamment repoussés condamnant à courir après eux sans jamais pouvoir les atteindre. Dans ces conditions, la possibilité de recourir à une règle commune, valable pour tous et énoncée clairement, se réduit. L’individualisation pratiquée par l’institution se « moralise » en mobilisant le « soi » de chacun : on tend ainsi à un meilleur contrôle des comportements et des conduites à venir. La liberté et l’autonomie anciennement tant appréciées tendent à se muer en une très forte dépendance. A la question « 4.1. Avez-vous eu, cette année, un entretien d’évaluation ? 97 % répondent oui et 3 % répondent non ». Rien

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    d’étonnant puisque cet entretien d’évaluation est devenu la règle. 83 % déclarent être satisfaits de la manière dont cet entretien a été préparé et mené. 59 % considèrent que la part variable est attribuée de manière juste mais 82 % considèrent qu’elle n’est pas attribuée de manière transparente. A la question relative à l’entretien individuel d’évaluation : « 4.2. La norme a-t-elle été individualisée à cette occasion ? 35 % répondent oui et 65 % répondent non » soit donc un tiers des cas dans lesquels la norme est individualisée ce qui tendrait à démontrer qu’en ce lieu-là au moins, le système ancien linéaire résiste encore face à la montée en puissance du nouveau dispositif. Une norme protectrice qui régresse : - « no limit ? » -

    En 2011, saisi par les organisations syndicales d’une demande tendant à la définition d’une « norme nationale », la réponse du Conseil a été la suivante : « Il est précisé (…) que le Conseil d’Etat ne répondra pas à la demande des organisations syndicales tendant à la définition d’une « norme nationale » ou, du moins, à l’affichage de règles nationales de définition d’une « norme » parce qu’une telle démarche n’aurait pas de sens. La seule démarche qui ait du sens c’est celle d’une

    définition commune d’objectifs assumés et appropriés par chacune des parties prenantes. C’est la démarche menée avec les chefs de juridiction, dans le cadre des conférences de gestion. Et c’est cette démarche qui doit être reprise, au sein de chaque juridiction, entre les chambres, et, au sein de chaque chambre, avec les magistrats. Dans la logique de cette démarche et, comme il est fait au niveau national, une différenciation des objectifs, selon la nature du stock et les flux qu’une juridiction, une chambre ou un magistrat a à traiter, apparaît pleinement légitime et il semble tout aussi légitime de tenir également compte des capacités effectives de chaque magistrat, compte tenu de son expérience et de ses capacités mais aussi de l’ensemble de sa charge de travail qui ne se réduit pas exclusivement au travail contentieux, ni, a fortiori, au travail en formation collégiale. » ( 1 ) L’avenir serait donc à l’absence de norme. Pourtant la bonne vieille norme Braibant résiste car elle est d’abord le seul cadre national connu auquel les magistrats peuvent collectivement se référer. Ensuite, et dans la pratique, même si cette norme est contournée, elle demeure en réalité sous-jacente aux normes mises en oeuvre localement, intégrant des 1/2 dossiers (OQTF, J.U.), voire des 1/3 dossiers (RAF). En outre, elle est

    appliquée et en général respectée pour les nouveaux collègues (mi-norme) qui découvrent en réalité le métier dans son aspect quantitatif à travers ce concept de norme. Il est vrai que les changements intervenus depuis la norme Braibant (référés, juge unique etc ...) en impliquent un réexamen mais pas l’abandon. Or, c’est ce qui est en train de se passer. On proclame : « plus de norme mais des objectifs ! ». Des objectifs différenciés et individualisés par chambres et par rapporteurs présentés comme la réalisation d’engagements pris antérieurement tel, par exemple, celui cité dans le rapport d’activité d’une CAA précisant : « sans l’effort consenti non seulement par les rapporteurs, mais également par les présidents de chambre qui ont accepté d’inscrire des affaires à leur rapport, conformément à l’engagement qu’ils avaient pris dans le projet de juridiction, un tel résultat n’aurait pu être obtenu. » Les exemples de cette nature fourmillent : à une présidente de formation jugement, il sera ainsi reproché lors de l’entretien individuel d’évaluation de ne pas avoir sorti suffisamment de dossiers par ordonnances ; à tel rapporteur public, il sera demandé en fin d’année de sortir 17 conclusions supplémentaires pour remplir son objectif. Auprès de tel autre, on vérifiera s’il

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    a bien atteint le chiffre de 600 conclusions au cours de l’année écoulée.

    Ce qui est évalué ce n’est pas le travail réalisé mais uniquement les résultats du travail on s’intéresse au « combien » beaucoup plus qu’au « comment ». Ce culte de la performance frise parfois même l’absurde : dans certaines juridictions où le stock a sérieusement diminué et où le délai de jugement a été réduit de façon telle que les magistrats ne trouvent plus de dossiers à inscrire au rôle qui soient en état, on n’en continue pas moins à opposer un refus absolu à toute baisse du nombre de décisions rendues par magistrat et on juge, en ces cas, sans mémoire en réplique. Concurrence oblige ! En sus de l’activité contentieuse, il existe, en outre, dans certaines juridictions, des cumuls dont il est tenu compte pour l’évaluation des magistrats : il faut faire quelque chose à côté qui valorise mais la conséquence en est que l’on travaille tout le temps. La participation aux groupes de travail, l'implication dans le projet de juridiction méritent sans doute d'être pris en compte, mais il est très mal

    compris par l'ensemble des magistrats que les efforts fournis sur l'activité contentieuse et qui ont conduit aux résultats que l'on voit partout ne soient manifestement considérés que comme procédant d'une façon de servir normale. Passer d’une logique de moyens à une logique de résultats ne pouvait rester sans effets : c’est ce dont témoignent les résultats de l’enquête et les informations recueillies par l’observatoire des conditions de travail.

    LES EFFETS : LE PRIX A PAYER

    Les réponses à l’enquête témoignent que les magistrats ont de leur travail une opinion positive en ce qu’ils le considèrent majoritairement comme utile : « 3.1. Avez-vous le sentiment d’être utile dans votre travail ? 37 % répondent oui complètement ; 41 % répondent oui, essentiellement ; 19 % répondent oui, un peu ; 2 % répondent non, pas vraiment et 1 % répondent non, pas du tout ». Le sentiment minoritaire d’inutilité pourrait, peut-être, être lié à certains contentieux tels que le DALO et le droit des étrangers : dans son rapport de novembre 2012 préparatoire au projet loi de finances 2013, la

    La qualité du travail :

    commission du Sénat mentionnait en effet qu’un premier bilan de la procédure DALO avait été dressé d’après lequel son utilité réelle « soulève question […] les juges, qui assurent une charge de travail très importante, peinent à percevoir leur réelle plus-value et font face à l’incompréhension des requérants, déçus de ne pas obtenir de logement ou de relogement à l’issue directe de leur recours. ». La commission précisait également que ce sentiment d’impuissance du juge administratif était également présent en droit des étrangers, où le juge administratif intervient comme juge de la légalité : « Lorsqu’il annule, par exemple, une décision de refus de titre du préfet, cela n’implique pas que l’étranger doive recevoir un titre de séjour, mais que son dossier doit être réexaminé. Le juge rend alors plusieurs décisions successives sur un même dossier. Par exemple, en matière d’éloignement des étrangers, le juge peut être saisi de cinq séries de contestations portant sur le principe même de l’éloignement, le cas échéant, l’absence de délai de retour volontaire qui lui est laissé, le choix du pays de destination, le bien-fondé de son placement en rétention et le prononcé d’une interdiction de retour ».

    Si le sentiment d’utilité prédomine, en revanche, la

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    charge de travail est majoritairement considérée comme ayant un impact négatif sur la qualité du travail puisqu’à la question « 3.2. Votre charge de travail a-t-elle un impact négatif sur la qualité de votre travail ? 62 % répondent oui et 38 % répondent non ». Si on fait ensuite le lien avec, d’une part, les réponses à la question « 2.2. Souffrez-vous de la charge de travail ? 7 % répondent jamais ; 57 % répondent parfois ; 28 % répondent souvent et 8 % répondent toujours » soit 93 % qui sont touchés à des degrés divers et, d’autre part, les réponses à la question « 2.4. Avez-vous dû arrêter le travail en raison de cette souffrance ? 6 % répondent oui et 94 % répondent non », on peut aisément en déduire qu’en dépit des difficultés de la vie au travail, une toute petite minorité consent à s’arrêter. Le niveau de conscience professionnelle et le sens du service public sont donc particulièrement élevés. Au demeurant, comme il vient d’être précisé, l’investissement professionnel est parfois quasi-total au détriment des autres sphères comme la vie extraprofessionnelle, privée, familiale, syndicale, politique : ceux-là consentent, en réalité, à travailler toujours davantage pour pouvoir se reconnaître dans ce qu’ils font et c’est pourquoi c’est précisément chez ceux-là qu’ont le plus

    de chances de se manifester les effets néfastes liés à l’impossibilité d’un travail de qualité, d’un « travail bien fait ». Dans leur immense majorité, les magistrats administratifs témoignent d'une intelligence et d'un professionnalisme sans faille mais c’est précisément pour cette raison qu’ils sont exposés à la souffrance que peut leur causer une organisation qui les conduit à réaliser un travail moins bien fait. Il pourra d’abord être fait mention de l’importance de la formation continue des magistrats. Cette formation est unanimement reconnue comme indispensable pour leur permettre de s’adapter aux évolutions législatives et règlementaires permanentes, ainsi qu’aux développements des nouvelles technologies et à la dématérialisation des procédures qui modifient en profondeur les méthodes et les conditions de travail. Certes, des efforts particuliers ont été fournis en la matière notamment avec la création en 2008, d’un centre de formation de la juridiction administrative (CFJA), localisé dans les locaux du tribunal administratif de Montreuil. Mais la mise en place des structures ne suffit pas ; encore convient-il que les intéressés disposent du temps nécessaire pour suivre les formations or tel n’est plus souvent pas le cas puisqu’à la question « 1.25. Votre charge de

    travail vous a-t-elle empêché de suivre une formation ? 59 % répondent oui et 41 % répondent non ». Première entrave à la réalisation d’un travail de qualité (sans parler du temps que requiert l’auto-formation) puisqu’il faut sans cesse acquérir de nouvelles compétences, de nouveaux apprentissages (les plus actuels étant les télérecours et le travail juridictionnel coopératif 1). Mais il est encore d’autres entraves multiformes qui privent de plus en plus de magistrats des ressources dont ils ont besoin pour faire un travail de qualité. Rançon de la vitesse et de la performance au culte desquelles chacun est appelé à adhérer : « Une eau agitée ne réfléchit pas » (Marguerite Yourcenar) ou, plus justement, empêche de réfléchir. « Penser, c’est aller moins vite » (Simone Weil). L’impact négatif de la charge de travail sur la qualité du travail du magistrat affecte à des degrés divers les différentes étapes d’instruction des dossiers selon les réponses suivantes : « 3.3. Si oui, cette baisse de qualité affecte-t-elle ? • les mesures d’instruction : 15 % • les recherches : 40 % • les séances d’instruction : 8 % • les délibérés : 5 % • la rédaction des jugements : 12 % • la révision : 9 % • les conclusions (pour les RP) : 11 % »

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    Viennent d’être évoqués ci-avant les 5 (voire 7) sorts différents réservés à une requête et leurs effets sur la charge de travail du magistrat. Les effets sur le travail du magistrat et sa qualité en constituent un autre aspect qui apparaît à l’examen des conditions de mise en œuvres des diverses procédures contentieuses. En ce qui concerne les ordonnances : Les ordonnances, c’est la vitesse par excellence. Pour résorber les stocks à tout prix, il en a bien souvent été fait un usage intempestif. On sait le caractère contestable de l’extension de leur champ d’application : le 7° de l’article R.222-1 du CJA habilite un juge unique à statuer par ordonnance, c'est-à-dire sans audience publique ni audition d'un rapporteur public, et à procéder à des appréciations jusqu'alors réservées aux formations collégiales de jugement. Le fait de statuer par ordonnance est propre à accélérer le traitement des requêtes mais a donné lieu à de nombreuses dérives. Il n’en existe, semble-t-il, aucun bilan mais des situations sont connues dans lesquelles, par exemple, tel président use et abuse des rejets par ordonnance sur le fondement du 7° de l’article R.222-1 du cja dont appel est alors interjeté devant la

    Cour Administratif d’Appel qui annule en masse. Désolant mais excellent du point de vue statistique. Un constat similaire a pu, à certaines occasions, également être fait pour ce qui concerne des jugements d’annulation des APRF : ces jugements présentent l’avantage de ne devoir comporter qu’une brève motivation puisqu’un seul moyen suffit ce qui ne serait pas le cas si un rejet était prononcé : ce procédé permet de gagner beaucoup de temps. Le préfet fait appel et gagne le plus souvent devant la Cour ! On croit être en présence de dérives mais sont-ce bien des dérives ou ne sont-ce pas plutôt les effets de l’abandon des normes et de la mise au pinacle de la vitesse et de la performance car elles sont bien davantage subies que choisies ? Tel ce magistrat qui confie qu’il a réussi à sortir en une même année un total de 268 dossiers mais il précise aussi, tout en le regrettant, qu’au nombre de ces décisions figuraient des ordonnances de rejet à ses yeux mal fondées notamment en ce qui concernait les APL : la culture du résultat a conduit ce magistrat à adapter son activité aux objectifs sur lesquels il sera évalué plutôt qu’à la valeur qu’il accorde à ce qu’il fait. En ce qui concerne le juge unique : « Les jugements sont

    rendus en formation collégiale», affirme l'article L. 3 du code de justice administrative, avant d'ajouter « sauf s'il en est autrement disposé par la loi ». Depuis une vingtaine d'années, ces exceptions se sont multipliées pour permettre au juge administratif de faire face à la montée continue du contentieux. Cette évolution a permis de contenir, voire de raccourcir les délais de jugement. Elle n'en pose pas moins questions sur les garanties offertes aux justiciables, particulièrement devant les tribunaux administratifs, où plus de 60 % des décisions sont désormais rendues par un magistrat statuant seul. En 2011, deux tiers des affaires jugées devant les tribunaux administratifs l’ont été par un juge unique ou par ordonnance, et un tiers l’a été en formation collégiale1 .

    1 – Rappelons qu’en 2005-2006, le Gouvernement avait envisagé de fixer par décret en Conseil d’État la liste des contentieux qui relèveraient d’un juge unique à savoir : le contentieux des étrangers, des demandeurs d’emploi, des demandeurs d’aide au logement, des personnes handicapés, des élèves de l’enseignement primaire et secondaire… les « contentieux de masse », dénommés « petits contentieux » de telle sorte que 85 à 90 % des décisions prises par les tribunaux administratifs l’auraient été par un juge unique, le recours au juge unique devenant encore davantage la règle et la collégialité l’exception. Le 7 juin 2006, les magistrats administratifs décidaient de se mettre en grève pour protester contre la remise en cause du principe de collégialité qui résulterait de ce décret s’il était adopté. Cette grève avait été largement suivie elle avait reçu le soutien des barreaux, des syndicats d’avocats (en particulier du syndicat des avocats de France), des syndicats de magistrats judiciaires (depuis le syndicat de la magistrature jusqu’à l’USM ), des syndicats représentatifs des agents des greffes, d’associations de handicapés notamment, et de plusieurs universitaires.

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    La possibilité de renvoi à une formation collégiale existe bien mais elle n’est que très rarement utilisée. Dans son rapport remis en mai 2012, le groupe de travail présidé par M. André Schilte déplorait la mauvaise application de ce mécanisme et retenait que des facteurs tant objectifs que psychologiques expliquent que ce mécanisme ponctuel d’enrôlement en formation collégiale d’un dossier relevant de la compétence d’un magistrat statuant seul soit peu pratiqué. Une première raison tient, selon ce même rapport, à ce que le rythme de travail dans les tribunaux administratifs impose trop souvent que les dossiers soient enrôlés avant leur complète étude par le rapporteur, réticent à opérer le renvoi d’un dossier déjà enrôlé. S’ajoute la crainte du magistrat compétent qu’il vive ce dessaisissement, fût-il volontaire, comme un aveu d’échec ou comme la menace d’être mis en minorité par une formation collégiale sur la solution qu’il envisage. On mentionnera également une autre raison qui résulte de la différenciation de norme entre juge unique et collégiale et qui tient au traitement statistique pénalisant des affaires de juge unique : dans certaines juridictions, bien souvent, le rapporteur sera d’autant plus dissuadé d’inscrire un dossier en collégiale que ce dernier sera alors décompté comme un dossier de juge unique.

    Belle illustration d’une subordination du travail bien fait à une logique comptable ! En ce qui concerne la dispense de conclusions du rapporteur public : Introduite par le décret n° 2011-1950 du 23 décembre 2011 en application de l'article L. 732-1 nouveau du code de justice administrative issu de la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011, la toute récente possibilité de dispense de conclusions du rapporteur public est conçue, sous certaines conditions, aux fins de permettre, selon les termes de M. Jean-Marc Sauvé, VPCE, «dans l'intérêt même de l'institution que le rapporteur public soit recentré sur son "coeur de métier" et ne soit plus contraint de se disperser, voire de s'épuiser, sur des dossiers qui posent des questions récurrentes dans un cadre juridique parfaitement déterminé ». Ont été visés par cette réforme, destinée à accélérer les procédures contentieuses, les contentieux dits de masse incluant le contentieux des étrangers (entrée, séjour et éloignement, à l'exception des expulsions). Les organisations syndicales, et notamment les représentants du syndicat de la juridiction administrative (SJA), ont, avec constance, fait valoir que les gains apportés par cette réforme étaient limités. Avant le 1er janvier 2012, date d’entrée de son

    application, si un dossier était simple, les conclusions étaient très brèves et les rapporteurs publics ont toujours adapté leurs efforts aux enjeux : des dossiers étrangers instruits par des magistrats sûrs et expérimentés pouvaient, en pratique, être traités très rapidement alors que ceux instruits par de jeunes magistrats ou moins jeunes mais en charge d’une matière nouvelle donnaient lieu à un examen plus attentif ce qui pouvait être bénéfique pour tous mais plus particulièrement pour ces derniers : bel exemple de travail coopératif. Au demeurant, il est erroné de penser que les dossiers « étrangers » seraient simples : souvent, leur résolution exige, en réalité, un examen des plus minutieux en raison, notamment, d'un cadre juridique complexe et évolutif et de la multitude des circonstances factuelles qu'il faut juridiquement qualifier. La « mise à l’écart » du rapporteur public, par son exclusion du délibéré d’abord, puis par la dispense de conclusions aujourd’hui prive ainsi les formations de jugement d’une véritable vigie, qui permettait une deuxième lecture du dossier : la qualité de la justice administrative ne peut pas ne pas s’en ressentir. L’objectif de cette réforme visant à ce « que le rapporteur public soit recentré sur son "coeur de métier" peut-il être sérieusement atteint lorsqu’à la question « 1.18. Si vous êtes rapporteur public, combien

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    traitez-vous de dossiers par audience collégiale ? 16 % répondent moins de 16 ; 22 % entre 16 et 20 ; 48 % entre 21 et 30 et 29 % plus de 30 » et donc lorsque plus des trois-quarts des rapporteurs publics doivent conclure à chaque audience sur plus de 20 dossiers et lorsque 29 % d’entre eux doivent conclure sur plus de 30 dossiers alors qu’il s’agit de dossiers lourds pour les diverses raisons qui viennent d’être dites et qu’en outre, les dossiers dispensés doivent être réputés avoir fait l’objet d’un examen préalable ? Circonstance aggravante : le rapporteur public peut se voir transmettre des dossiers instruits par le rapporteur sous la forme, répondant aux consignes reçues, d’une note trop succincte assortie d’une jurisprudence trop rare et ratant, par son élaboration trop rapide, quelques questions de droit pourtant déterminantes. Mieux encore : 18 % des rapporteurs publics ayant répondu à l’enquête révèlent qu’ils cumulent des fonctions de rapporteur et d’assesseur dans d’autres chambres que celle où ils concluent !

    La dispense de conclusions, appliquée aux contentieux de masse, a, en effet, comme il était aisément prévisible, pour conséquence perverse de

    priver certains dossiers d’une étude attentive par un magistrat par les conditions dans lesquelles ils peuvent être instruits, leur préparation étant, à des doses variables selon les lieux et les temps, confiée à des assistants de justice, puis revus par le président-réviseur, qui est lui-même souvent surchargé. Dans les tribunaux les plus en tension, le rythme des dispenses s'établirait aux alentours de 50 % des dossiers «étrangers». Certes, mais dans les autres, qu’en est-il ? Cette proportion serait-elle moindre ? Serait-elle plus forte ? Ce dont on est sûr c’est qu’elle est variable d’une juridiction à l’autre, d’une formation de jugement à l’autre, d’une matière à une autre, voire selon la saison : dans telle juridiction, ce seront les trois-quarts des dossiers étrangers, permis de conduire et naturalisations qui seront dispensés ; dans telle autre, des dossiers passent en juge unique rapportés par le chef de juridiction avec dispense de conclusions et sans examen préalable ; dans, telle autre encore, ce sont les dossiers de permis de conduire qui sont dispensés le plus souvent sans examen préalable (la pile de dossiers laissés par le rapporteur à disposition du rapporteur public n’ayant pas bougé !). Dans telle autre enfin, le taux de dispense s’élève de 30 à 50 % en période d’été et si le rapporteur public est malade ce taux atteint les 100 % ! Plus encore qu’une erreur, la réforme qui instaure la possibilité de dispense de conclusions du rapporteur public est une faute. Contraint et forcé, le système fonctionne comme variable d’ajustement.

    En ce qui concerne le rôle des présidents : « 1.22. Si vous êtes président, combien de magistrats encadrez-vous ? 15 % répondent 2 / 38 % répondent 3 / 41 % répondent 4 et 6 % répondent 5 » « 1.23. Si vous êtes président, combien d’assistants de justice et/ou de stagiaires encadrez-vous à la fois par an ? 4 % répondent 0 / 36 % répondent 1 / 40 % répondent 2 et 20 % répondent plus de 2 » «1.24. Si vous êtes président, combien de dossiers traitez-vous par rôle ? 44 % répondent 4 dossiers / 43 % répondent entre 5 et 8 et 13 % répondent plus de 8 » La fonction de président n’a pas échappé à l’augmentation de la charge de travail. Elle a ainsi été impactée directement par l’augmentation de la norme exigée localement, la demi-norme présidentielle progressant dans la même proportion, mais aussi indirectement, dans l’exercice de la mission de révision des dossiers des rapporteurs. Sans parler de l’allongement des audiences et des séances d’instruction également causé par l’accroissement du nombre d’affaires traitées.

    Pour augmenter la productivité générale, l’une des tendances observées est, notamment dans les CAA, de faire systématiquement rapporter à plein temps les présidents assesseurs et de s’orienter vers des chambres à 4 rapporteurs : il ressort de l’enquête que 47 %, soit près de la moitié des présidents

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    qui ont répondu à cette enquête, encadrent 4 magistrats et plus ce qui se vérifie même là où les stocks de dossiers sont au plus bas. Le problème des chambres à plus de 3 rapporteurs est que la charge de travail des présidents est trop importante pour qu’ils puissent jouer pleinement leur rôle de réviseur, pourtant essentiel, que la charge de travail est également trop importante pour le rapporteur public, que le temps consacré aux audiences et aux délibérés sont soit plus longs, soit en partie sacrifiés pour les rapporteurs de la chambre. En ce qui concerne l’aide à la décision : Les nouvelles méthodes de travail tiennent aussi à ce que la juridiction administrative sollicite désormais largement les services d'aide à la décision, constitués pour l'essentiel d'assistants de justice et d'assistants du contentieux et employés surtout à la sortie des ordonnances et à la résolution des contentieux de masse. Ainsi, et de plus en plus, ces services participent directement à l'élaboration des projets dans les affaires intéressant notamment les étrangers et les permis de conduire.

    La préparation des « petits dossiers » par les services d’aide à la décision, dossiers qui comptent ensuite pour un demi-dossier voire pour "rien" dans certains cas, quand le président de chambre tente de les rajouter en sus de la norme du rapporteur alors que les dossiers qui lui sont ainsi attribués requièrent de sa part un vrai travail de vérification : c’est quelquefois tout le travail du service d’aide à la décision qui doit être repris ou mériterait de l’être mais ne l’est pas car tout cela conduit à un net durcissement des stocks : la charge de travail augmente, de manière visible (augmentation du nombre de dossiers traités par magistrat) et invisible (durcissement du stock). Il est des dossiers pour lesquels sont cumulés : être rapportés par un assistant de justice, être dispensés à 100 % des conclusions sans examen préalable et passage en juge unique. C’est le cas par exemple des dossiers de permis de conduire au sein de certaines juridictions ou formations. Mise en œuvre quelquefois outrancière de réformes qui se sont succédées et que les organisations syndicales ont combattues en leur temps mais sans succès : qui niera que ces réformes successives n’ont pas modifié de fond en comble le métier de magistrat ? En ce qui concerne les Cours Administratives d’Appel : Phénomène similaire à celui qui concerne la possibilité de

    renvoi des dossiers de juge unique en collégiale, les magistrats ont toujours la possibilité de juger en formation à cinq et non à trois ce qui ne se produit pourtant jamais. Il a pu être récemment observé, notamment à la CAA de Lyon, que la troïka ne se préoccupait plus tant des problèmes de droit que des questions statistiques : le travail bien fait ne devenait plus le souci premier ; s’y substituait le souci d’une gestion maîtrisée et la conformité aux objectifs préalablement définis selon la procédure qui vient d’être décrite ci-avant. Les objectifs fixés aux rapporteurs atteignent les 150 dossiers et, plus surprenant encore, des objectifs sont assignés aux rapporteurs publics qui peuvent être de l’ordre de 600 dossiers dans l’année avec quelquefois, on l’a vu, obligation pour ces derniers de publier dans des revues. L’esprit de compétition pousse dans cette direction : quelle CAA sera la meilleure et arrivera dans le peloton de tête ? Mais le véritable problème, de certaines cours au moins, ce n'est pas la célérité mais la crédibilité : les justiciables peuvent s’étonner d’avoir attendu deux ans l’intervention du jugement du tribunal administratif alors qu’en huit mois seulement l’arrêt de la Cour est rendu. Tout cela a un prix comme le montre le témoignage suivant : « Avec des situations étonnantes pour ne pas dire aberrantes. Par exemple, les OQTF comptent pour un vrai

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    dossier au TA de (…) et 1/2 à la Cour même si le magistrat le fait seul. D'où moindre investissement des collègues pour ces dossiers qui ne passent plus en séance d'instruction et sur lesquels le rapporteur public conclut sans note de révision. Et, par décence, je ne parlerai pas de nos taux de cassation dans certaines matières.... On marche sur la tête. Nous sommes devenus des TA bis. Ce qui pose plus généralement le problème du sens de notre travail. Les collègues sont en général prêts à s'investir beaucoup mais ils supportent de moins en moins cette logique dont le seul but est de faire mieux en termes statistiques que le voisin au détriment de la qualité du travail. »

    On observera d’ailleurs, selon les résultats de l’enquête, qu’en ce qui concerne la baisse de qualité imputable à la charge de travail excessive, ce sont les recherches qui sont le plus affectées : 40 % (en ce sens, le projet de juridiction précité de la CAA Nantes aura au moins atteint l’un de ses objectifs !). Sont aussi affectées mais dans une mesure moindre à hauteur de 15 % : les mesures d’instruction. On mentionnera, sur ce point, le fréquent non-respect du principe du contradictoire qui se manifeste, par exemple, à propos des OQTF sans délai, de la manière suivante : le mémoire en défense du préfet est produit tardivement et n’est enregistré qu’après la clôture d’instruction ; en un tel cas, la règle qui s’impose

    serait le renvoi mais on se borne à rouvrir sans renvoi. C’est certes irrégulier mais, dans le contexte qui vient d’être décrit, on ne renvoie pas. La culture de l’évaluation performative ne doit-elle pas l’emporter sur la culture juridique du contrôle de régularité ? D’où la difficulté de réaliser un travail bien fait : répondant aux magistrats d’une CAA, le président Stirn révélait que le Conseil d'Etat avait constaté en 2012 une hausse de plus de 10 % des pourvois en cassation, phénomène qui n'avait jamais été observé auparavant… et la raison invoquée de cette hausse était la suivante : la réduction des délais de jugement !!!, les effets pervers de la réduction des délais étant que les dossiers "étaient encore chauds" au moment où ils parvenaient au Conseil d'Etat.Le taux d'annulation des décisions juridictionnelles est le seul indicateur qualitatif du PAP (programme annuel de performance) 165. Cet indicateur est bien imparfait mais, en 2012, il a été en augmentation sensible, alors que le Conseil d’Etat affiche toujours des objectifs de réduction de ce taux, sans avoir d'idée précise sur les moyens d'y parvenir. « Plus de jugements, moins de droit (même le plus élémentaire) ». Le dilemme de la qualité empêchée, psychologiquement coûteuse, affecte à des degrés divers les juridictions mais il faut se garder de penser qu’en

    quelque sorte, par nature, les petites juridictions seraient épargnées. Les magistrats de ces dernières sont souvent excédés par l’idée parfois véhiculée dans d’autres juridictions que le travail dans une petite juridiction serait « plus facile », parce que moins de dossiers y sont traités par magistrat. En charge de «gros » dossiers dans des contentieux complexes mais aussi plus intéressants que de traiter rapidement des kyrielles de requêtes relevant des contentieux de masse, ils aimeraient que la lourdeur de leur tâche fût reconnue et, en conséquence, que le Conseil d’État cessât, pour exiger, notamment, toujours plus d’affaires sorties par an, de se référer à une moyenne nationale, complètement déformée par la concentration de certains contentieux massifs dans quelques grandes juridictions. Ce qui démontre combien l’évaluation quantitative de l’activité des TA et CAA parée d’une prétendue objectivité des chiffres est une fausse objectivité, incapable de rendre compte du travail réel.

    Comme il vient d’être précisé, devant les tribunaux administratifs, ce sont désormais plus de 60 % des décisions qui sont désormais rendues par un magistrat statuant seul. La collégialité est donc gravement affectée par les évolutions survenues

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    au cours des 20 dernières années : non seulement sur le plan quantitatif mais également sur la plan qualitatif. Les formations collégiales sont atteintes dans leur fonctionnement même : comment assurer l’effectivité du délibéré impliquant que la décision soit discutée par l’ensemble des membres de la formation de jugement non seulement dans son dispositif mais également dans ses motifs lorsque le temps presse, lorsque le rapporteur ne peut s’attarder sur ses propres dossiers et, le cas échéant, sur ceux préparés par les assistants de justice et lorsque le président doit cursivement exercer son travail de révision ? La qualité des jugements est intrinsèquement liée aux méthodes de travail et au temps que les collègues peuvent y consacrer : les présidents ont un rôle important dans la relecture des jugements, dans la formation des jeunes collègues. La collégialité, à la condition d’être sauvegardée comme un espace d’échange et de discussion collective, est le bien le plus précieux du métier de magistrat et ce qui en fait la beauté : la collégialité est la meilleure garantie d’une justice de qualité. Elle ne saurait être sacrifiée sur l’autel du culte de la vitesse et de la performance comme l’illustre la situation suivante : Membre d’une formation collégiale au sein d’un tribunal administratif, un rapporteur instruit un lourd dossier de

    de permis de construire mais il hésite sur la question de savoir si la requête est ou non recevable. Le dossier instruit est communiqué au président de la formation de jugement. Ce dernier considère que la requête est irrecevable. Au lieu de la maintenir au rôle de l’audience, il la rejette par ordonnance. C’est du plus bel effet sur la statistique mais la collégialité passe au détergent : le rapporteur aura consacré une partie de son temps en vain. Son travail sérieux et consciencieux est nié. A quoi bon alors bien faire son travail si ces efforts sont si mal connus ? Est également condamné le droit au doute, le droit à l’hésitation, et sacrifié le précieux espace de la délibération collective.

    Le caractère répétitif de certaines catégories de dossiers est souvent mis en avant mais n’est-ce pas surtout l’obligation de faire vite et l’impossibilité de s’attarder quelque peu sur les problèmes qu’ils posent qui les rendent fastidieux et inintéressants ? L’intérêt, le plaisir au travail est directement lié à la possibilité de construire une familiarité avec l’objet étudié, familiarité sans laquelle l’activité trébuche : « Si on est indifférent, ou forcé de l’être,

    on n’a pas le flair » : il y a une relation entre le flair et l’intérêt pour le travail. Le travail doit être un plaisir pour que puisse se développer ce flair ce que traduisent des expressions couramment usitées par les magistrats : « sentir le dossier », « entrer dans le dossier », « être dans le dossier ». Le Conseil d’Etat établissant le bilan de l’activité contentieuse 2012 retenait : « En ce qui concerne les chiffres mêmes, le gestionnaire se félicite de la situation qui demeure saine au regard des délais de jugement et du rajeunissement du stock, que ce soit en TA ou en CAA. Dans ces conditions, les progrès accomplis depuis plusieurs années permettent de tracer un bilan remarquable sur la durée » Mais prendre pour unique critère d’une appréciation étroitement quantitative les délais de jugement et le rajeunissement du stock, c’est oublier que, ce qui compte pour les justiciables, ce n’est pas seulement qu’un jugement soit rendu, c’est surtout, ayant été informés de la durée prévisible de la procédure engagée, que le jugement ait été bien rendu. Affirmer tout de go que la situation demeure saine, c’est aussi ignorer une autre réalité : la souffrance au travail.

    La souffrance au travail :

    En 20 ans, le travail, qui semblait pourtant être toujours le même, s’est intensifié et il s’est intensifié

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    d’autant plus fort qu’ « on n’a rien vu venir ». Pas à pas, petit à petit, par touches successives, la juridiction administrative s’est profondément transformée. Chaque réforme ne semble enlever qu’une petite pierre à l’édifice : le combat syndical a, avec constance, été mené contre chacune des réformes qui se sont succédées ; sans beaucoup de succès, il faut en convenir, mais la justesse de ces batailles peut aujourd’hui apparaître au grand jour. Beaucoup de choses se sont dégradées par touches successives. Le repérage de ces multiples changements n’est pas chose aisée : ils provoquent comme des micro-fissures mais c’est dans le détail, le singulier que se joue souvent l’intensification du travail sollicitant un investissement professionnel grandissant, un hyperfonctionnement de soi. Cette évolution pèse sur la qualité du travail puisque, comme on l’a vu, à la question « 3.2. Votre charge de travail a-t-elle un impact négatif sur la qualité de votre travail ? 62 % répondent oui et 38 % répondent non ». L’accélération du travail induit une tendance à privilégier le court terme sur le long terme contraignant les magistrats à devoir délaisser ce qui exigerait d’eux une dépense plus considérable de temps et d’énergie alors même que ce choix du long terme, dans des conditions stables, leur apporterait une satisfaction beaucoup plus élevée. Ils sont alors amenés à vouloir ce qu’ils ne veulent pas c’est-à-dire à suivre de leur propre

    chef des choix d’action qui, vus de perspectives stables, ne sont pas ceux qu’ils favoriseraient ; les difficultés et le sentiment de devoir faire un mauvais travail sont, en outre, très vite vécus en termes de défaillance personnelle par un enchaînement dont l’exemple suivant montre l’un des mécanismes : Jeune magistrat rapporteur d’une formation collégiale au sein d’un tribunal administratif de taille moyenne, le stock de dossiers est important mais les dossiers les plus simples ont quasiment tous disparu, conséquence d’un écrémage par les ordonnances. Mais le temps manque à ce jeune magistrat pour rechercher et creuser les problèmes de droit et venir à bout de gros dossiers : inscrire 7 dossiers marchés ou même 6 pour une audience, c’est mission impossible à tout le moins pour ceux ne disposant pas d’une expérience suffisante en la matière voire même pour les plus expérimentés. Ne reste plus à ce magistrat, pour peu qu’il soit au sein d’un tribunal dans le ressort duquel existe un centre de rétention administrative, qu’à inscrire au rôle les OQTF ce qui lui offre l’avantage d’être sécurisé du point de vue de la norme. Mais, à trop inscrire cette catégorie de dossiers et à ne plus pouvoir s’emparer de dossiers plus lourds posant d’autres problèmes de droit, le magistrat concerné s’auto-persuade qu’il n’est peut-être pas suffisamment à la hauteur, peut-être même est-il incompétent comparé à d’autres collègues, et ne sait

    pas s’organiser ; il peut finir par se sentir fautif de ne pas avoir assez d’endurance et en déduit qu’il doit travailler encore davantage pour surmonter ce handicap. S’éloigne d’autant le plaisir d’affronter des questions de droit plus ardues et intellectuellement attrayantes (adieu la libido judicandi !)1. Un sentiment d’isolement peut également se faire jour à moins qu’un collègue ne lui vienne en aide mais au risque, pour ce dernier, de se voir reprocher de ne pas atteindre ses propres objectifs : agir pour aider un collègue peut se révéler contre-productif pour l’atteinte des objectifs individualisés, rendant d’autant plus difficile le travail collectif. Et, au bout du compte, le jeune magistrat-rapporteur risque de ne pas voir reconnus, ni récompensés ses investissements pourtant bien réels et de s’entendre opposer, au moment de l’entretien individuel d’évaluation, ce même reproche qu’il se sera fait à lui-même de ne pas avoir su s’organiser, ignorant que c’est d’abord l’organisation du travail qui permet ou non d’atteindre ses objectifs. La relation de confiance s’abolit : elle a, du reste, déjà quasiment disparu lorsque le chef de juridiction a pris le pli de solliciter, par courriels, du magistrat qu’il en fasse encore un peu plus pour sa prochaine audience. Lorsque les activités sont

    1 Cette notion est présentée et développée par Bruno LATOUR dans son ouvrage La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'État, Paris, La Découverte, 2002.

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    métamorphosées en quantités mesurables, il n’est plus question de se parler mais de compter. La quantification substitue le calcul à la parole : n’est-ce pas ce qui se passe au cours des assemblées générales de magistrats dominées par la présentation des évolutions statistiques, présentation dont on doit conclure : « oui, nous n’avons pas été mauvais mais nous allons devenir meilleurs encore» ? Toutes ces évolutions et transformations et, comme le soulignent à l’envi les divers rapports d’activité, qu’ils soient parlementaires ou émanent du Conseil d’Etat, les résultats obtenus seraient excellents mais ils ignorent les coûts humains qui ont été nécessaires pour atteindre les objectifs. A la question « 2.2. Souffrez-vous de la charge de travail ? 7 % répondent jamais ; 57 % répondent parfois ; 28 % répondent souvent et 8 % répondent toujours ». Ce sont donc 93 % des magistrats ayant répondu à l’enquête qui disent souffrir, à des degrés divers, de la charge de travail. 36% déclarent souffrir souvent ou toujours de la charge de travail ; 57% parfois. Ce que révèle l’enquête excède de beaucoup les difficultés qui peuvent surgir dans l’exercice du métier de magistrat et qui peuvent être assez aisément perçues et donc visibles.

    Phénomène tout à fait rarissime il y a vingt ans, le magistrat peut être désormais confronté à certaines formes de violence et d’agressivité (2% des magistrats ayant répondu à l’enquête ont le sentiment d’être exposés à un risque d’agression) : depuis les propos injurieux à l’encontre de magistrats ou agents de greffe jusqu’à l’agression physique comme celle survenue en septembre 2012 au TA de Besançon. Ces incidents ont conduit le Conseil d’Etat à prendre, après consultation du CHSCT, un certain nombre de mesures relatives au travail isolé. Comme il vient d’être dit, à la question « 2.4. Avez-vous dû arrêter le travail en raison de cette souffrance ? 6 % répondent oui et 94 % répondent non ». Cette réponse contraste avec les 93 % déclarant souffrir de la charge de travail. L’observatoire des conditions de travail avait n