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LE PROBLÈME DES « PATENT TROLLS » : COMMENT LIMITER LA SPÉCULATION SUR LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DANS UNE ÉCONOMIE FONDÉE SUR LES CONNAISSANCES ? Julien Pénin De Boeck Supérieur | Innovations 2010/2 - n° 32 pages 35 à 53 ISSN 1267-4982 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-innovations-2010-2-page-35.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pénin Julien, « Le problème des « patent trolls » : comment limiter la spéculation sur la propriété intellectuelle dans une économie fondée sur les connaissances ? », Innovations, 2010/2 n° 32, p. 35-53. DOI : 10.3917/inno.032.0035 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 13/11/2013 23h58. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Dalhousie University - - 129.173.72.87 - 13/11/2013 23h58. © De Boeck Supérieur

Le problème des « patent trolls » : comment limiter la spéculation sur la propriété intellectuelle dans une économie fondée sur les connaissances ?

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LE PROBLÈME DES « PATENT TROLLS » : COMMENT LIMITER LASPÉCULATION SUR LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DANS UNEÉCONOMIE FONDÉE SUR LES CONNAISSANCES ? Julien Pénin De Boeck Supérieur | Innovations 2010/2 - n° 32pages 35 à 53

ISSN 1267-4982

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-innovations-2010-2-page-35.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pénin Julien, « Le problème des « patent trolls » : comment limiter la spéculation sur la propriété intellectuelle dans une

économie fondée sur les connaissances ? »,

Innovations, 2010/2 n° 32, p. 35-53. DOI : 10.3917/inno.032.0035

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Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur.

© De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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LA SPÉCULATIONSUR LA PROPRIÉTÉ

INTELLECTUELLEDANS UNE ÉCONOMIE FONDÉE

SUR LES CONNAISSANCES ?Julien PÉNIN 1

BETA, CNRS-UMR 7522, Université de [email protected]

La vision traditionnelle considère le brevet d’invention comme étantuniquement un instrument d’exclusion (Arrow, 1962). Le titulaire du bre-vet, qui est en même temps inventeur, producteur et distributeur, doit se pro-téger de l’imitation pour rentabiliser ses investissements initiaux. Le brevetlui permet alors d’exclure les imitateurs potentiels et de bénéficier d’unerente temporaire de monopole. Or, la majorité des études empiriques mon-trent, qu’excepté dans quelques domaines spécifiques comme la pharmacie,cette vision du brevet d’invention est trop réductrice (Levin et al., 1987 ;Cohen et al., 2000).

Le brevet d’invention est un instrument stratégique aux multiples facet-tes (Cohendet, Farcot, Pénin, 2006 ; Corbel, 2007 ; Le Bas, 2007). S’il con-fère un droit légal à un inventeur lui permettant d’exclure les contrefacteurs,pour un territoire et une période donnée, l’exclusion n’a pas besoin d’êtreeffective. Au contraire même, les entreprises utilisent souvent le brevet dansune logique de coordination, voire de collaboration, afin de signaler descompétences aux partenaires et financeurs potentiels (Pénin, 2007), d’amé-liorer le pouvoir de négociation du titulaire dans un cadre d’innovation col-

1. Je remercie Caroline Hussler ainsi que les rapporteurs de la revue pour leurs commentaires surdes versions antérieures de ce travail.

DOI: 10.3917/inno.032.0035

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laborative (Levin et al., 1987 ; Cohen et al., 2000), de préserver une libertéd’exploitation en échangeant des licences croisées (Grindley, Teece, 1997)ou encore, de monnayer une invention sur un « marché des technologies »(Rivette, Kline, 2000 ; Arora, Fosfuri, Gambardella, 2001).

C’est cette dernière fonction du brevet, comme étant un élément fonda-mental dans le processus d’échange marchand de connaissances, qui nousintéresse ici. Le brevet favorise l’émergence d’un marché des technologiescar il cumule deux propriétés qui sont particulièrement utiles à la valorisa-tion marchande des connaissances : d’une part il les signale (tout brevetétant publié) et d’autre part il les protège.

L’apparition d’un marché des technologies, aussi imparfait soit-il (Teece,1986), est une des caractéristiques essentielles d’une économie fondée sur lesconnaissances. Elle permet la division du travail et l’émergence de nouveauxacteurs spécialisés dans la production de connaissances (Arora, Merges,2004). Ces acteurs, appelés « fabless » c’est-à-dire littéralement « sans fabri-cation », n’ont en effet pas de site de production. Ils produisent des connais-sances qu’ils cèdent ensuite à des entreprises manufacturières. Du point devue de la société, cette nouvelle répartition du travail entre entreprisesintensives en connaissances et entreprises manufacturières est source de spé-cialisation et donc, généralement, d’efficience.

Cependant, l’essor d’un marché des technologies, basé sur un système debrevet fort, n’a pas que des côtés positifs. Cela favorise notamment l’appari-tion d’un autre type d’entreprises, également non manufacturières, dont lemodèle d’affaire est basé sur le litige en contrefaçon de brevet (Henkel, Reit-zig, 2007 ; Reitzig et al., 2007). Ces entreprises, souvent appelées « trolls »ou « requins » dans la littérature, profitent des formidables besoins de finan-cement des entreprises technologiques pour se constituer des portefeuilles debrevet et utilisent ensuite l’arme du litige en contrefaçon afin d’extorquerdes fonds aux entreprises innovantes (Jaffe et Lerner, 2004). La stratégied’un « troll » consiste donc non pas à éviter la contrefaçon mais, au con-traire, à la provoquer. Le « patent trolling » constitue une certaine forme despéculation sur la propriété intellectuelle et plus particulièrement sur lelitige de brevets.

L’objectif de cet article est de présenter ces « patent trolls » et, surtout,de les distinguer des entreprises intensives en connaissances dont la stratégieest très différente. Nous nous basons pour cela sur une revue exhaustive de lalittérature sur le « trolling » (littérature encore très limitée). Nous montronsque si les entreprises intensives en connaissances jouent un rôle fondamen-tal dans une économie fondée sur les connaissances, les « trolls » eux sont leplus souvent destructeurs de bien-être. D’un point de vue normatif cette dis-

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tinction est essentielle car si les décideurs politiques décident de prendre desmesures afin de supprimer le « trolling », cette orientation ne doit surtoutpas se faire au détriment des entreprises intensives en connaissances. Unsecond intérêt de cet article est d’introduire le phénomène de « patenttrolling » dans la littérature économique en français, ce sujet étant, à notreconnaissance, largement ignoré dans notre langue.

La première partie de l’article présente le modèle d’affaire des entreprisesintensives en connaissances qui opèrent sur le marché des technologies etcelui des « patent trolls ». Nous insistons notamment sur l’importance dubrevet pour ces deux types d’organisation « fabless ». La seconde parties’interroge sur la désirabilité sociale des entreprises intensives en connais-sances et des « trolls » et présente ensuite les mesures politiques envisagea-bles pour limiter le phénomène de « trolling » sans pour autant affecterl’essor des entreprises intensives en connaissances.

LES ENTREPRISES « FABLESS » : UN NOUVEAU MODELE D’ORGANISATION INDUSTRIELLE

Brevet, marché des technologies et entreprises intensives en connaissances

Dans une économie fondée sur les connaissances, les entreprises ne peuventplus se permettre de laisser dormir leurs « Rembrandts » dans leur grenier(Rivette, Kline, 2000). Elles doivent gérer activement leur capital connais-sance, céder des technologies développées en interne, acheter des technolo-gies en externe, etc. Ce contexte, qui s’inscrit dans une logique d’innovationouverte (Chesbrough, 2003), favorise l’émergence d’un marché des techno-logies 2.

Du point de vue de la société, un marché des technologies est bénéfiqueà plusieurs titres (Arora et al., 2001) : premièrement, il supprime la duplication

2. A notre connaissance, il existe peu de statistiques sur les marchés des technologies. Uneenquête récente réalisée par l’OCDE en 2008 auprès d’entreprises européennes et japonaises titu-laires de brevets (Guellec, Zuniga, 2008) montre néanmoins que 20% des entreprises européennesconcernées par l’enquête (600 entreprises) et 27% des japonaises (1600 entreprises) licencient destechnologies à des entreprises non-membres du même groupe. Si on inclue les accords de licenceintra-groupe, ces chiffres montent à 35% pour les entreprises européennes et 59% pour les japonai-ses. Il est cependant possible que les accords intra-groupes reflètent autre chose que du transfertde technologie. De l’optimisation fiscale notamment. L’enquête européenne PATVAL fournitégalement des détails sur les activités de licences des entreprises (Giuri et al., 2007).

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des recherches, les entreprises pouvant acheter une technologie plutôt quede la recréer. En second lieu, il accroît la vitesse de diffusion des savoirs ausein de la société ce qui favorise le processus cumulatif de production de con-naissances. Enfin, il permet la division du travail induisant ainsi des gains despécialisation de la part des acteurs de l’économie 3.

En effet, une conséquence majeure des marchés, pointée du doigt par leséconomistes depuis l’origine de cette science (Smith, 1776), est de permet-tre une division du travail et donc de favoriser la spécialisation verticale.Aussi, l’essor d’un marché des technologies, aussi imparfait soit-il, entraîneune réorganisation importante des activités de recherche. Il favorise l’appa-rition d’entreprises spécialisées dans le développement de technologiesqu’elles cèdent ensuite sur le marché aux utilisateurs potentiels, en généraldes entreprises manufacturières. Ces entreprises technologiques sont appelées« fabless », littéralement « sans fabrication », puisqu’elles n’ont pas de sitede production. Elles produisent et commercialisent des connaissances. Lacréation d’un marché des technologies permet ainsi d’autonomiser les activi-tés de recherche et de production de masse. Les « start-up » et « spin-offs »sont, en amont, spécialisées dans la production de connaissances tandis queles entreprises manufacturières, en aval, utilisent ces connaissances afin deproduire et distribuer le produit finit4.

Cette nouvelle organisation industrielle est grandement facilitée par lesystème de brevet qui permet d’assurer le flux des technologies des entrepri-ses « fabless » vers leurs « clients » (Arora et Merges, 2004)5. Surtout, le bre-vet permet aux entreprises « fabless » de valoriser leur principal actif, à savoirleurs connaissances. Ces entreprises n’existent que par leur capital intellec-tuel. Et s’il est envisageable parfois de valoriser une technologie sans la pro-téger (comme le montre l’exemple du logiciel libre), le plus souvent les

3. Si les bénéfices d’un marché des technologies sont incontestables, l’émergence de tels marchésn’est pas directe, tant les entraves restent importantes (Teece, 1986, 1998 ; Cohen, Levinthal,1989 ; Arora, 1995 ; Gittelman, 2009). Aussi, face au besoin de fluidifier les transactions de tech-nologies, plusieurs acteurs de marché sont apparus récemment (« Innocentive », « Yet2.com »,« oceantomo.com »), souvent aidés par les nouvelles technologies de l’information et de la com-munication. Leur rôle est d’organiser et de faciliter les échanges entre acheteurs et vendeurs detechnologies. Ils offrent une assistance, des prestations d’audit et de diagnostique pour évaluerles technologies et surtout, ils facilitent la circulation des informations. Cela permet de réduireen partie les coûts de transaction liés au transfert de technologie.4. Il va de soit que cette spécialisation a ses limites, la déconnection totale de la recherche avecla production ayant souvent peu de sens. Ainsi, les projets « d’entreprise sans usine » ne peuventpas généralement être menés complètement au bout de leur logique.5. Le lien entre appropriabilité et marché des technologies a été mis en évidence empiriquementà de nombreuses reprises (Anand, Khanna, 2000 ; Laursen, Salter, 2006 ; Gambardella et al.,2007).

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entreprises intensives en connaissances ne sont viables que parce qu’ellespeuvent se baser sur des droits de propriété incontestables concernant leurstechnologies. Le brevet donne une existence légale au capital intellectueldes entreprises (Breesé, 2002). D’un point de vue juridique, il rend ce capital« vivant » (De Soto, 2000).

Les cas – exemplaires - de la pharmacie et de l’électronique

Les exemples des industries pharmaceutique et électronique illustrent parfaitementle lien entre brevet, marché des technologies, division du travail et spécialisation.La révolution des biotechnologies qui a débuté dans les années 1970 aux États-Unisa profondément modifié le paysage de l’industrie pharmaceutique. Les grandesentreprises pharmaceutiques, qui avant cela effectuaient en interne la plupart deleur recherche appliquée, sont aujourd’hui engagées dans une logique de divisiondu travail avec les petites entreprises de biotechnologie (Hamdouch, Depret,2001). Les activités de recherche, l’identification de nouvelles molécules notam-ment, ont été en grande partie externalisées et sont maintenant effectuées par les« start-ups » de biotechnologie qui ensuite cèdent des licences aux grands groupespharmaceutiques, qui développent les médicaments et les commercialisent. « Big-pharmas » et « start-up », souvent présentés comme étant en concurrence, sontdonc parfaitement complémentaires, comme en témoigne le nombre élevé d’accordsde collaboration entre les deux (Hagedoorn, 2002). Cette division du travail per-met une spécialisation accrue de chaque acteur sur ses compétences clés. Les« start-up », très flexibles et dynamiques se concentrent sur l’excellence scientifi-que. À l’opposé, les grands groupes de pharmacie se concentrent sur le financementde la dernière phase clinique, les autorisations de mise sur le marché et la distribu-tion, tâches difficilement réalisables par de petites sociétés.Une transformation similaire a été observée dans le cas de l’électronique et plus par-ticulièrement des semi-conducteurs. L’organisation de cette industrie a été boule-versée dans les années 1980 avec l’arrivé de nouveaux types d’acteurs, lesentreprises dites « fabless ». L’objectif de ces « fabless » est de limiter la quantité decapital physique mobilisé pour se concentrer sur l’innovation et la création c’est-à-dire les activités à la valeur ajoutée la plus forte et les moins mobilisatrices en capi-taux. Elles se spécialisent ainsi sur la conception et le design de nouvelles puces, laR&D, mais aussi le marketing et la distribution. En somme, les « fabless » sont uni-quement des créateurs de composants électroniques (des designers) dont la fabrica-tion est ensuite sous-traitée aux fonderies (ou « fab »), essentiellement situées enAsie du Sud Est.Aussi bien dans le cas de la pharmacie que de l’électronique, la propriété intellec-tuelle, et plus particulièrement le brevet, joue un rôle crucial dans cette nouvelledivision du travail. Les entreprises spécialisées dans la R&D produisent des con-naissances nouvelles, le plus souvent très codifiées, les protègent, et les cèdentensuite aux grands groupes manufacturiers grâce à des contrats de licence spécifiantle prix (montant fixe et/ou royautés) et les modalités (licence exclusive ou non) dela transaction.

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Le brevet permet notamment de résoudre un obstacle central à la valori-sation marchande des technologies, à savoir la possibilité de comportementde « passager clandestin » de la part des acheteurs 6. Il offre la possibilité auxvendeurs de faire la publicité de leur technologie (car une description dubrevet est systématiquement publiée 18 mois après la demande prioritaire)tout en la protégeant et donc en empêchant les comportements opportunis-tes rendus possibles par la révélation de l’invention. En somme, d’un outild’exclusion censé empêcher l’imitation, le brevet se transforme ici en un ins-trument de dissémination des technologies sur un marché.

Les « patent trolls » (ou « requins ») : une espèce particulière de « fabless »

Un système de brevet fort n’appuie pas seulement l’essor de marchés destechnologies et l’émergence d’entreprises intensives en connaissances. Ilfavorise également l’apparition d’autres acteurs « fabless », appelés « trolls »ou « requins ». Un « patent troll » 7 est une entreprise ou un individu dontle modèle d’affaire consiste à générer des revenus en utilisant l’arme du litigeen contrefaçon de brevet pour forcer d’autres entreprises, le plus souventmanufacturières, à leur verser des indemnités. Avant de menacer ses victi-mes, le « troll » manœuvre au préalable pour essayer de les placer en situa-tion de hold-up.

En effet, le « troll » essaie de provoquer le litige le plus tard possible, lors-que l’entreprise accusée de contrefaçon a déjà engagé d’importants investis-sements irréversibles et est ainsi prête à plus de concessions (Henkel, Reitzig,2007). Souvent, les brevets des « trolls » sont quasiment sans valeurs pourune entreprise manufacturière dans une négociation ex-ante (avant que cette

6. Ce problème est connu dans la littérature sous le nom de « paradoxe de Arrow » (1962).Arrow explique qu’il est très difficile de vendre une information sur un marché car aucun ache-teur n’accepte de payer le moindre centime pour quelque chose qu’il ne connaît pas. Le vendeurdoit donc révéler l’information avant de la vendre. Mais alors l’acheteur n’a plus besoin de payerpour l’acquérir puisqu’il la possède déjà. Une illustration célèbre de ce paradoxe concernel’invention de l’essuie-glace par intermittence par Robert Kearns (Tirole, 2003).7. L'expression « patent troll » a semble-t-il été introduite en 2001 par Peter Detkin alors qu'iltravaillait pour Intel et se plaignait des pratiques agressives d’une société américaine, Tech-Search, en contentieux de brevet avec Intel. La définition que donne Detkin a participé à intro-duire la confusion entre entreprises intensives en connaissances et « trolls ». Pour lui : “a patenttroll is somebody who tries to make a lot of money off a patent that they are not practicing andhave no intention of practicing and in most cases never practiced” (cité par McDonough, 2006).Selon cette définition, les start-up, les inventeurs indépendants et les universités seraient ainsides « trolls », ce qui le plus souvent n’est pas le cas, comme nous souhaitons le montrer dans cetarticle.

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dernière n’ait engagé des investissements irréversibles) mais ils deviennentextrêmement précieux dans une négociation ex-post, une fois les investis-sements irréversibles déjà engagés. Cette stratégie de hold-up permet aux« trolls » de récolter une partie disproportionnée de la valeur du produitfinal (une proportion bien plus élevée que la valeur intrinsèque du compo-sant apporté, Shapiro, 2001 ; Lemley, Shapiro, 2007).

L’illustration la plus célèbre de la manière dont les « trolls » opèrent resteaujourd’hui l’affaire du Blackberry. En 2001, NTP, une société américainequi n’a pas de site de production, attaque en justice Research in Motion (RIM)la société qui a inventé et qui commercialise le Blackberry. NTP accuse RIMde contrefaire plusieurs de ses brevets en rapport avec la technologie utiliséepar le Blackberry. En 2003 un juge américain se prononce en faveur de NTPet annonce que RIM doit cesser la production et la commercialisation deBlackberry jusqu’en 2012, date de l’expiration des brevets détenus par NTP.Cette décision est confirmée plus tard en appel. Finalement, en mars 2006,RIM et NTP concluent un accord à l’amiable, RIM acceptant de verser612,5 millions de dollars US à NTP pour clore le contentieux. Or, selon tousles observateurs cette somme représentait largement plus que la valeurintrinsèque de la technologie possédée par RIM. De nombreux observateurs(et notamment le USPTO dans un rapport publié quelques mois avant l’accordamiable) ont également questionné la validité des brevets de NTP.

Le « troll » se caractérise par trois attributs : (1) il n’a pas d’activitémanufacturière ; (2) il n’investit pas ou très peu en R&D et possède une acti-vité intense de rachat de brevets (dans le but, non pas de produire, mais demenacer les entreprises qui produisent) ; et (3) il ne cherche pas à accorder delicence d’exploitation mais essaie plutôt de provoquer un litige en contrefaçon.

Le modèle d’affaire d’un « troll » consiste ainsi à « être contrefait » (Reitziget al., 2007). Contrairement aux entreprises traditionnellement utilisatricesde brevet (y compris les entreprises intensives en connaissances), dontl’objectif est de prévenir la contrefaçon, le « troll » la recherche, s’en nour-rit. Les stratégies de « trolling » opèrent donc un détournement radical durôle originel du brevet d’invention. Elles constituent une forme de spécula-tion technologique, et plus particulièrement de spéculation sur les litiges debrevets. Le modèle d’affaire des « trolls » comprend plusieurs phases :

1) Opérer dans des secteurs où la probabilité de voir ses brevets contrefaitsest très élevée. Par exemple, les domaines où la technologie est dite complexe(Kingston, 2001), comme l’électronique, sont très propices au « trolling » 8.

8. Un produit complexe s’obtient par l’assemblage de centaines, voire de milliers de composants,chacun faisant potentiellement l’objet d’une protection par brevet propre. Aussi, la probabilitéqu’un producteur contrefasse des brevets détenus par des tiers est ici très forte.

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2) Racheter des brevets à bon marché à des entreprises en difficultésfinancières (ou carrément en cours de liquidation). Parfois le « troll » déposelui-même des brevets lorsque ces derniers sont très faciles à obtenir et doncne demandent pas trop, voire pas du tout d’investissements en R&D.

3) Identifier les contrefacteurs. Cette activité suppose donc de la part du« troll » des compétences de veille technologique.

4) Attendre, avant de lancer son attaque, que le contrefacteur réalise desinvestissements irréversibles.

5) Menacer (de faire stopper la production par exemple) et transiger afind’obtenir une substantielle indemnité de l’entreprise attaquée. L’objectif du« troll » n’est le plus souvent pas d’aller au terme d’un litige, toujours incer-tain et coûteux, mais plutôt de compter sur le fait que l’autre entreprise pré-fère elle aussi éviter cette option. En fonction des situations le montant de latransaction varie énormément. S’il peut être très élevé lorsque le brevet estconsidéré comme fort et la position du défenseur délicate, il peut égalementêtre très raisonnable dans le cas inverse.

Il est intéressant de remarquer que les « trolls » n’ayant pas de productionni de recherche propre, ne peuvent pas eux-mêmes contrefaire des brevets.De ce fait, ils amoindrissent encore le potentiel de défense des entreprisesqu’ils attaquent. En effet, dans les industries où la technologie est complexe,la défense d’une entreprise accusée de contrefaçon consiste généralement àrenverser l’attaque et à accuser également l’autre entreprise de contrefaçon.C’est l’aspect défensif du brevet d’invention. C’est dans ce but que des entre-prises consacrent des budgets conséquents pour se constituer des portefeuillesde brevet. Ces portefeuilles sont une assurance contre les litiges et permettentà leurs titulaires de se garantir une liberté d’exploitation (Grindley, Teece,1997). Or, dans le cas des « trolls » cette défense est inopérante.

Parfois les brevets sur la base desquels opèrent les « trolls » sont de vali-dité douteuse c’est-à-dire qu’ils n’auraient probablement pas du être attri-bués si, en pratique, les organismes d’attribution des brevets respectaient lesstandards théoriques (nouveauté et non-évidence essentiellement) (Lerner,2006 ; Maglioca, 2006). Dans ce cas le « troll » exploite les failles des systè-mes contemporains de propriété intellectuelle (Jaffe, Lerner, 2004). En effet,le modèle d’affaire d’un « troll » est compatible avec des brevets de qualitémoindre : le fait que le brevet du « troll » soit assez solide ou non pour tenirdevant un tribunal est de peu d’importance pour l’entreprise attaquée qui faitface à une menace de sanction immédiate (comme une « preliminary injunc-tion » par exemple ou une médiatisation encombrante).

Néanmoins, des études récentes mettent en évidence la qualité des bre-vets détenus par les « trolls ». Fischer et Henkel (2009) ont analysé le porte-

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feuille de brevets d’un échantillon d’entreprises identifiées au préalablecomme « trolls ». En comparant les brevets rachetés par ces entreprises auxbrevets d’un échantillon de contrôle (entreprises non « troll ») ils mettenttrois éléments en évidence. Conformément aux prédictions théoriques, les« trolls » sélectionnent des brevets larges et opèrent dans des domaines com-plexes. Cependant, la qualité des brevets rachetés (mesurées par le nombrede citations reçues par ces brevets) est plus élevée que celle du groupe decontrôle.

COMMENT LIMITER L’ACTIVITÉ DES « PATENT TROLLS » SANS MENACER LES ENTREPRISES INTENSIVES EN CONNAISSANCES ?

« Trolls » et entreprises intensives en connaissances : quelques ressemblances et beaucoup de différences

Aussi bien les « trolls » que les entreprises intensives en connaissances sontdes entités non manufacturières. Les deux font du brevet un élément centralde leur modèle d’affaire. Ils sont également très peu intéressés par des échan-ges croisés de licence (ils veulent céder leurs licences contre de l’argent et nonpas les troquer contre d’autres licences). Cela explique l’amalgame opéré parles entreprises manufacturières dans les secteurs où la technologie est com-plexe (Lemley, 2006) 9. La définition d’un « troll » originellement donnéepar Detkin (voire note de bas de page n°7) n’est d’ailleurs pas exempte decette confusion 10.

Pourtant, au-delà de leur ressemblance, « trolls » et entreprises intensivesen connaissances reflètent des réalités très différentes. Le « troll » n’investitpas en R&D alors que les entreprises intensives en connaissances investissentmassivement en R&D. Les « trolls » ont un service juridique conséquent pour

9. L’argument est valable pour tous les acteurs « fabless », y compris les universités et les inventeursindividuels, dont le modèle d’affaire consiste à céder l’invention au travers d’accord de licences plu-tôt que de la produire soi-même. Comme ces acteurs ne sont pas intéressés par le cross-licensing,ils sont souvent considérés comme des « trolls » (Lemley, 2006 ; McDonough, 2007).10. De surcroît, la frontière entre les pratiques des « trolls » et celles des entreprises intensives enconnaissances est parfois difficile à tracer. Par exemple, lorsqu’une entreprise intensive en connais-sance attaque une entreprise manufacturière prise en situation de hold-up : “it may indeed behavelike a proverbial malicious troll by deliberately hiding its patents, but it may also represent a seriousinventor who failed to license his inventions ex-ante and years later finds them infringed” (Fischer,Henkel, 2009, p. 3). Autrement dit, observer lors d’un litige que l’entreprise attaquée est dans unesituation de hold-up n’est pas suffisant pour en déduire que l’attaquant est un « troll ». Il faut pou-voir montrer que le « troll » manœuvre ouvertement afin de provoquer le hold-up.

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satisfaire leur modèle d’affaire basé sur le litige, alors que les entreprisesintensives en connaissance n’en ont en général pas les moyens 11. Le« troll » cherche explicitement à être contrefait, se nourrit du litige, alorsque l’entreprise intensive en connaissance cherche plutôt à l’éviter. Le« troll » joue sur le hold-up, il ne cherche pas à accorder des licences (ceci,dans le but d’accroître artificiellement la valeur de son brevet), alors quel’entreprise intensive en connaissance cherche à céder sa technologie et n’aaucun intérêt à refuser un accord de licence raisonnable.

Surtout, « trolls » et entreprises intensives en connaissances se distinguentpar leur fonction économique et leur désirabilité sociale. D’un côté, commenous l’avons vu précédemment, les entreprises intensives en connaissancessont le produit de la division du travail, elles s’inscrivent dans une logique despécialisation et donc, généralement, d’efficience économique. D’un autrecôté, les pratiques de « trolling » sont le plus souvent néfastes pour l’innova-tion et sont ainsi destructrices de bien-être (Jaffe, Lerner, 2004 ; Henkel,Reitzig, 2007).

Remarquons ici que, comme souvent, la réalité est plus complexe quel’image que nous en donnons. « Trolls » et entreprises technologiques sonttous deux des conséquences du marché des technologies. Les entreprises inten-sives en connaissances profitent de la spéculation des « trolls », qui jouentnotamment sur leurs besoins systématiques de financement. Il est alors pos-sible de se demander dans quelle mesure le rôle des « trolls » est bénéfiquesocialement et, à l’inverse, si les investissements en R&D des entreprisesintensives en connaissances ne suivent pas, eux aussi, une logique spécula-tive ? Déjà en 1993 Kirat et Le Bas remarquaient que : « le brevet en tant que« créance » sur les rendements futurs de la nouvelle technique, offre quel-ques possibilités de construire des pratiques « spéculatives » » (Kirat, Le Bas,1993, p. 146).

Il ne s’agit donc pas d’idéaliser les entreprises intensives en connaissanceset de diaboliser les « trolls ». En théorie, ces derniers peuvent avoir unefonction économique importante. McDonough (2006) explique qu’ils ontun rôle de courtier en technologies et participent de ce fait à fluidifier lemarché des inventions. Pour lui, l’émergence de « trolls » s’inscrit dans unprocessus d’évolution naturelle de ce type de marchés et serait même uneindication de leur maturité. Pour souligner cet aspect positif, il propose derebaptiser les « patent trolls » par « patent dealers ».

11. Aussi, un élément de distinction, pas encore utilisé par les études empiriques à notre connais-sance (Henkel, Reitzig, 2007 ; Fischer, Henkel, 2009), repose sur la structure organisationnellede l’entreprise. En observant les qualifications des salariés d’une entreprise l’on doit pouvoir fairela différence entre les « trolls » et les entreprises intensives en connaissance.

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Dans l’idéal les « trolls » s’inscrivent ainsi également dans une logique despécialisation en se concentrant sur les litiges juridiques. Les entreprises quin’ont pas les moyens, les compétences ou l’envie de conserver et de valoriserleurs brevets peuvent les céder à des entités qui en assurent le courtage ets’occupent de trouver des licenciés. Ce rôle de courtier est d’autant plusimportant pour les petites entreprises innovantes qui n’ont pas les moyens devaloriser correctement leur propriété intellectuelle face aux grandes entre-prises industrielles. Faire appel à des courtiers, spécialistes des litiges leur per-met de financer leur recherche en cédant leurs technologies rapidement. Leprincipe de spécialisation opère ici encore. Les « trolls » se spécialisent sur lagestion des portefeuilles de brevet, tandis que les entreprises intensives enR&D consacrent toutes leurs ressources à la recherche.

En conséquence, McDonough conclut que : “the activity of patent dea-lers in their pure form benefits society” (2006, p. 204). Les « trolls » permet-tent de mieux faire fonctionner le marché des technologies en créant unemenace crédible de litige en cas de comportement de passager clandestin dela part des entreprises acheteuses de technologie. Sans eux, ces entreprisespourraient facilement exproprier les entreprises productrices de technologie.Aussi, les « trolls » encouragent et appuient la création d’entreprises inten-sives en connaissances.

Le rôle de courtier pourrait donc assurer aux « trolls » une certaine légi-timité économique (lorsque les brevets sur la base desquels ils opèrent sonteux-mêmes légitimes). Mais dans la réalité les « trolls » se sont largementéloignés de ce rôle. Premièrement, il est important de remarquer que le cour-tage porte sur le droit de propriété, sur le droit d’exclure et non pas sur latechnologie sous jacente. Les trolls opèrent sur le marché des brevets, pas surle marché des technologies (Fischer et Henkel, 2009). Les accords dans les-quels les « trolls » sont impliqués ne sont jamais des transferts de savoir-faire.Le « troll » n’est absolument pas intéressé par la technologie sous-jacenteau brevet. Il veut simplement revendre le droit d’utilisation aux entreprisesqui savent utiliser ou même, idéalement, qui utilisent déjà la technologie.Cela limite naturellement leur champ d’action en tant que courtier et leurdésirabilité. Comme le souligne Lemley (2006), un marché des droitsd’exclusion a nettement moins de valeur pour la société qu’un marché destechnologies.

De surcroît, les « trolls » en pratique ne sont pas engagés dans des activi-tés d’échanges de technologie mais dans des activités de litiges. Ils ne cher-chent pas à accorder de licence mais à provoquer le litige. Ils profitent pourcela des largesses offertes par les systèmes de brevet contemporains. Le floujuridique concernant l’attribution des brevets d’invention et la mauvaise

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circulation de l’information brevet profitent aux « trolls » dont les activitéssont ainsi parfaitement légales, même si économiquement contestables. Aussi,pour Henkel et Reitzig (2007) la stratégie des « trolls » est basée uniquementsur la destruction de valeur. Ils ne créent aucun surplus pour la société. Aumieux leur activité consiste en un simple transfert de surplus des activitésmanufacturières vers les « Trolls ». Au pire, ils détruisent du surplus socialen réduisant l’activité des entreprises manufacturières. Ces dernières, antici-pant la possibilité de se voir racketter, hésiteront avant d’investir, diminuantd’autant l’activité économique dans les domaines où la technologie est com-plexe.

Au final, il apparaît que, si l’activité des entreprises intensives en connais-sances est plutôt bénéfique socialement, le « trolling », du moins tel qu’il estpratiqué aujourd’hui, est largement destructeur de bien-être. L’opposition auxpratiques de « trolling » ne doit donc pas entraîner le rejet de toutes lesentreprises « fabless ». Les politiques mises en place pour réduire le champd’action des « trolls » doivent, dans la mesure du possible, rester neutres pourl’activité des entreprises intensives en connaissances.

Les mesures pour limiter le « trolling »

Le « trolling » est principalement lié à trois éléments : en premier lieu, lenombre et la qualité des brevets, en second, la structure des litiges de contre-façon et, en troisième, la possibilité de manœuvrer pour placer une entre-prise en situation de hold-up. Les politiques publiques peuvent, et dans unegrande partie sont en train de corriger les deux premiers points. Par contre,Henkel et Reitzig (2007) montrent que le troisième point est en grande par-tie robuste aux changements politiques.

Tout d’abord, le phénomène de « trolling » pose fondamentalement laquestion du nombre et de la qualité des brevets attribués (Lallement, 2008).Dans une économie idéale, seules les inventions nouvelles et suffisammentinventives doivent se voir attribuer un brevet. Dans l’économie de ces 20dernières années, de nombreuses inventions pas spécialement nouvelles ouinventives ont pu être brevetées (Lerner, Jaffe, 2004). Or, la possibilité d’obte-nir des brevets facilement nourrit les stratégies de « trolling ». La profusionde brevet permet aux « trolls » de trouver une matière première abondanteet bon marché. D’autant plus que comme mentionné plus haut la stratégiedes « trolls » est compatible avec des brevets de moindre qualité.

En conséquence, une première mesure politique allant dans le sens de laréduction du champ d’action des « trolls » consiste à améliorer les standardsde brevetabilité (ou au moins à respecter ceux existant) et éventuellement à

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accroître le coût d’obtention d’un brevet (Harhoff, 2009) 12. L’améliorationdes standards de brevetabilité permettrait à minima de réduire la proliféra-tion des brevets et de faire en sorte que les litiges de contrefaçon portent surdes inventions qui justifient les dépenses et l’énergie mises au service dulitige. Néanmoins cette mesure à elle seule ne supprimera pas le « trolling »,car comme nous l’avons vu, rien n’empêche un « troll » de baser son activitésur des brevets de qualité (Fisher et Henkel, 2009).

En second lieu, la structure des litiges en contrefaçon rend les pratiquesde « trolling » très attractives. La limitation de l’activité des « trolls » passeainsi par la mise en place de mesures réduisant leur intérêt pour le litige.Cela peut se faire en modifiant trois paramètres d’un litige de brevet : la pro-babilité pour l’attaquant d’avoir gain de cause, les règles d’indemnisation etenfin, la possibilité pour l’attaquant de faire stopper les activités du contre-facteur (lors du litige – en demandant une « preliminary injunction » – ouaprès le verdict).

- Actuellement, et principalement aux États-Unis avec l’instaurationdepuis trente ans de la cour d’appel fédérale (CAFC), l’entreprise qui estaccusée de contrefaçon a une probabilité très élevée de perdre le procès (Jaffeet Lerner, 2004). Cela encourage évidemment les pratiques de « trolling » enincitant les entreprises attaquées à accepter plus facilement de transiger etd’indemniser le « troll » pour éviter le litige. Un rééquilibrage à ce niveaurendrait naturellement l’activité des « trolls » moins profitable.

- Les règles d’indemnisation lors d’un litige de brevet peuvent être extrê-mement lourdes pour l’entreprise accusée de contrefaçon. Ces règles varientd’un pays à l’autre (Reitzig et al., 2007) mais très souvent elles peuvent faireen sorte qu’il est plus intéressant d’être contrefait et d’entrer dans un litigeque de négocier une licence ex-ante avant de contrefaire.

Par exemple, les tribunaux calculent souvent les royalties sur la base de lamoyenne des taux en vigueur dans le secteur. Or, cette règle induit de l’auto-sélection (Reitzig et al., 2007). Une entreprise qui espère plus que lamoyenne, car son invention possède une valeur importante, sera incitée ànégocier ex-ante, mais une entreprise qui espère moins que la moyenne seraincitée à ne pas licencier ex-ante et à attendre le litige.

12. La question du coût d’obtention d’un brevet est très controversée. D’un côté de nombreuxpraticiens souhaitent diminuer le coût d’obtention des brevets, de manière à rendre cet instru-ment accessible aux plus petites entreprises notamment (c’est l’idée sous-jacente au protocole deLondres). De l’autre côté, de nombreux économistes, comme Harhoff (2009), soulignent l’impor-tance des effets d’auto-sélection et donc la nécessité de maintenir le coût d’obtention d’un brevetélevé afin de faire en sorte que seules les inventions qui ont une valeur économique significativene fassent l’objet d’un brevet.

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Une autre règle favorisant le « trolling » consiste à permettre à l’entre-prise contrefaite de demander que lui soient reversés les profits réalisés parl’entreprise contrefaisante. Cette règle, basée sur le fait que le contrefacteura réalisé injustement des profits sur le dos du titulaire du brevet, n’a aucunsens dans le cas d’un litige entre un « troll » (et plus généralement de toutesles entreprises de type « fabless ») et une entreprise manufacturière. Le « troll »n’a jamais envisagé de commercialiser l’invention. Aussi, il ne peut aucune-ment prétendre à l’intégralité des profits réalisés par l’entreprise manufactu-rière mais seulement à une toute petite fraction d’entre eux, en fonction del’apport de l’invention contrefaite au produit final.

Enfin, aux États-Unis, le perdant n’a pas à rembourser les frais de procèsau gagnant, comme c’est le cas en France. Cela diminue les risques associésà l’activité de « trolling » et favorise son essor.

- Lors d’un litige en contrefaçon l’entreprise qui est contrefaite peutdemander avant le verdict (si sa survie est menacée) ou après le verdict defaire cesser l’activité contrefaisante. Cet élément est particulièrement pro-blématique pour les entreprises manufacturières qui ont engagé des investis-sements irréversibles et les incite souvent à transiger lors de litiges avec des« trolls ». Pourtant, à nouveau, dans le cas des « trolls » (et autres « fabless »)cette règle a peu de sens, le « troll » ne songeant aucunement à produire etn’étant ainsi pas en concurrence avec l’entreprise contrefaisante. Lui accor-der le droit de faire cesser la production lui confère ainsi un pouvoir tropimportant. Ici encore, la correction de cette règle réduirait de beaucoup lesincitations à adopter un comportement de « troll ».

La troisième caractéristique d’un modèle d’affaire « troll » est basée sur le« hold-up ». Une entreprise peut se retrouver en situation de hold-up pourtrois raisons (Reitzig et al., 2007) : elle peut être victime d’un brevet sous-marin, indétectable avant son attribution (ce type de stratégie de dépôt debrevet est spécifique au cas des USA). Elle peut n’avoir pas identifié le bre-vet pertinent, tant le nombre croissant de brevets déposés accroît la com-plexité des études de liberté d’exploitation. Enfin, elle peut avoir identifié cebrevet mais considéré son titulaire comme étant un allié et donc non dange-reux. Or, le brevet peut changer de propriétaire (rachat, faillite, etc.) et seretrouver propriété d’un « troll ».

C’est concernant cette possibilité de manœuvrer pour créer le hold-upque les pouvoirs publics ont le moins de prise. Il est certes possible de pren-dre des mesures pour améliorer l’information brevet (supprimer la possibilitéde brevet sous-marin aux États-Unis par exemple). Il est également envisa-geable de mettre en place un système de licence obligatoire qui ne permet-trait plus à un « troll » de refuser d’accorder une licence à une entreprisemanufacturière. Mais il n’est pas possible d’empêcher des entreprises de

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manœuvrer afin de se placer en situation de hold-up et donc de récupérerune rémunération plus importante que ce que mérite intrinsèquement leurapport. Henkel et Reitzig (2007) concluent ainsi que le « trolling » est unestratégie robuste aux mesures politique et que malgré l’évolution de la légis-lation sur les brevets : “it may still be more profitable for a patent holder totrap R&D manufacturers than to approach the latter for licensing fees in thefirst place” (Henkel, Reitzig, 2007, p. 23).

En conclusion, face aux menaces que fait peser sur l’innovation l’expan-sion du phénomène de « trolling », d’importantes mesures publiques peu-vent être envisagées. Certaines de ces mesures ont déjà été adoptées ou sonten passe de l’être. Par exemple, aux États-Unis de nombreuses réformes ontété réalisées récemment (Maglioca, 2006 ; Golden, 2007 ; Lemley and Sha-piro, 2007). Le « Patent Reform Act » de 2007 définit le calcul des royaltiesde manière plus raisonnable. De plus, il est désormais presque impossiblepour des entreprises « fabless » de demander une “preliminary injunction”(depuis un arrêt de la cour suprême rendu sur le cas MercExchange vs. EbayInc, McDonough, 2006). La qualité des brevets attribués est également entrain de s’améliorer. Concernant le cas européen la question de l’homogé-néisation des pratiques de litiges entre les différents pays est égalementd’actualité. La Directive 2004/48/EC (non encore transposée dans de nom-breux pays) conseille par exemple de rendre les calculs de royalties lors delitige de contrefaçon de brevet plus réalistes.

Cependant, s’il est incontestable que ces changements vont dans le sensde la limitation des activités de « trolling », il est également important degarder à l’esprit les intérêts des entreprises intensives en connaissances. Rap-pelons que « trolls » et entreprises intensives en connaissances constituentles deux facettes d’un même phénomène : l’émergence d’un marché destechnologies. Aussi bien les « trolls » que les entreprises intensives en connais-sances ont besoin d’un système de brevet fort. Il serait ainsi très dommageableque dans un souci de lutter contre les « trolls » les tribunaux légalisent enquelque sorte la contrefaçon lorsqu’elle est réalisée par des entreprises manu-facturières au détriment d’entreprises « fabless ». Or d’une certaine manièrecela semble inévitable. Comme l’avance McDonough (2006), la lutte contreles « trolls » passe par une limitation des droits des titulaires de brevet, ce quine peut que pénaliser les entreprises intensives en connaissances. Aussi, l’équi-libre est ici fondamental. Il n’est pas certain que l’optimum économique soitde supprimer entièrement le phénomène de « trolling ». Un certain niveaude « trolling », à l’instar de la perte sèche d’un monopole, doit peut-être êtretoléré afin de bénéficier des effets positifs de la division du travail permisepar le brevet et d’appuyer les effets positifs des économies fondées sur lesconnaissances.

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CONCLUSION

En matière de gestion du brevet d’invention, toutes les entreprises non manu-facturières ne se ressemblent pas. Dans cet article nous avons ainsi soulignéla différence entre les acteurs intensifs en connaissance qui utilisent le brevetpour valoriser des investissements souvent massifs en R&D et les « patenttrolls », dont le modèle d’affaire est basé sur le litige en contrefaçon. Plusparticulièrement, et c’est une différence essentielle entre les deux, tandis queles acteurs intensifs en connaissances utilisent le brevet afin de se prémunircontre la contrefaçon, le « troll » cherche à se faire contrefaire. Sa stratégieest littéralement « d’être contrefait » afin de pouvoir demander des domma-ges et intérêts.

Si l’émergence d’acteurs intensifs en connaissances, qui repose sur unelogique de division du travail et de spécialisation, est un élément fonda-mental d’une économie fondée sur le savoir, les « trolls » sont générale-ment destructeurs de surplus social. Il est donc essentiel de mettre en placedes politiques permettant de réduire leur activité. Plusieurs mesures, en passed’être appliquées ou non, ont été discutées ici. Cependant, il faut égalementgarder à l’esprit que la lutte contre le « trolling » passe nécessairement parun certain affaiblissement des systèmes de brevet, ce qui est susceptible depénaliser les entreprises technologiques et d’affecter la performance de noséconomies fondées sur les connaissances.

Les « trolls » illustrent parfaitement le coût que peut faire peser sur lasociété un système de brevet déséquilibré. Comme le montrent Jaffe et Ler-ner (2004), paradoxalement le brevet aujourd’hui plutôt que de profiter auxinnovateurs, leur complique un peu plus la tâche. Au lieu de les subvention-ner, il constitue une taxe supplémentaire sur le chemin de l’innovation. Lefutur nous dira si l’émergence des « trolls » a été socialement bénéfique dansle sens où elle a permis de faire prendre conscience aux décideurs publics descoûts sociaux d’un système de brevet trop en faveur des titulaires de titres.Comme l’exprime Harhoff (2009), il est fondamental de garder à l’esprit quechaque brevet accordé, quelle que soit sa pertinence et sa qualité, génère uncoût pour les autres acteurs de l’innovation. Il est donc essentiel de trouverun équilibre.

L’essor du « trolling » pose de nombreuses questions auxquelles la théorieéconomique devra tenter de répondre rapidement. Par exemple, il est habi-tuellement considéré comme acquis que le brevet d’invention participe àaméliorer le fonctionnement du marché des technologies. Or, Fisher et Hen-kel (2009) suggèrent que cette supposition a peut-être été établie de manièretrop hâtive. Le système de brevet permet également l’émergence de « trolls »et en ce sens perturbe clairement le fonctionnement du marché.

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Une autre question, plutôt d’ordre statistique, réside dans le lien entrelicence de brevet et transfert de technologie. Il est habituel de mesurer lestransferts de technologie en comptant les licences de brevet entre les orga-nisations. Or, nous avons vu ici qu’une licence de brevet n’est pas toujoursliée à un transfert de technologie. À la base la licence de brevet est un trans-fert de droit d’exclusion, un simple échange de papier. Peut-être ce pointdevrait-il être plus explicitement abordé par les études sur les indicateurs del’innovation. Quelle proportion des transactions de brevet représente réelle-ment des transactions de technologie (Fisher, Henkel, 2009) ?

Enfin, une dernière piste de recherche consiste à analyser l’activité des« trolls » en France. Hormis la récente tentative de Le Bas et Mothe (2009),nous n’avons que très peu d’information sur le sujet. Une certaine croyancedans le monde des praticiens de la propriété intellectuelle est que le« trolling » est endémique aux États-Unis, et que la France, et plus généra-lement l’Europe, serait protégée 13. Le droit du brevet américain est certesextrêmement propice au « trolling » et l’Europe semble mieux armée : lesbrevets délivrés sont de meilleure qualité et les indemnités lors de litige plusfaibles. Cependant, le marché européen est un marché important. Aussi, desentreprises manufacturières seront toujours prêtes à transiger et à verser desmontants importants pour avoir le droit d’y opérer. En ce sens il serait pré-maturé de se croire totalement à l’abri. D’ailleurs, Reitzig et al. (2007) citentplusieurs cas de litiges impliquant des « trolls » en Europe.

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13. Le Bas et Mothe (2009) ont notamment interviewé un certain nombre de conseil en pro-priété intellectuelle qui expliquent par exemple que : « Si le brevet-requin a fait quelques ravagesaux Etats-Unis, les spécificités juridiques françaises, notamment le montant des indemnités per-çues lors de contrefactions, semblent pour l’instant protéger la France des patent trolls ».

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