Le Refoulement de La Dictature Souveraine Transformations Du Sens Et de l Usage de La Notion Dictature a Partir de La Guerr

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    Cahiers du GRM7 (2015)Althusser : politique et subjectivit (I)

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    Marco Rampazzo Bazzan

    Le refoulement de la dictaturesouveraine. Transformations dusens et de lusage de la notion dictature partir de la guerrecivile europenne

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    Avertissement

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    Rfrence lectroniqueMarco Rampazzo Bazzan, Le refoulement de la dictature souveraine. Transformations du sens et de lusage de lanotion dictature partir de la guerre civile europenne , Cahiers du GRM[En ligne], 7 | 2015, mis en lignele 07 juin 2015, consult le 14 dcembre 2015. URL : http://grm.revues.org/657

    diteur : Marco Rampazzo Bazzanhttp://grm.revues.orghttp://www.revues.org

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    Marco Rampazzo Bazzan

    Le refoulement de la dictature souveraine.Transformations du sens et de lusage

    de la notion dictature partir de la guerre civile europenne

    Introduction1 Cet article vise tudier les transformations du sens et de lusage de la notion de dictature

    au XXesicle et questionner linsignifiance dont elle a t progressivement frappe1. Son filconducteur sera le constat suivant dEnzo Traverso :

    La guerre civile europenne a transform le sens et lusage de la notion de dictature. Aprslavnement des rgimes de Mussolini, Hitler, Franco et Staline elle est devenue le synonyme dergime autoritaire, voire totalitaire, doppression et de terreur, en clipsant la signification quelleavait eue pendant des sicles2.

    2 Notre commentaire de lanalyse de Traverso se propose dinterroger lclipse de ce conceptet les effets provoqus par son association progressive, voire son assimilation la notion detotalitarisme, et par son opposition, dcoulant de cette assimilation, la dmocratie moderne.Pour ce faire, il nous faudra dabord claircir la notion de guerre civile europenne afindinterroger sa pertinence ; ensuite, nous tudierons le concept moderne de dictature tel quil a t dvelopp par Carl Schmitt tout en portant notre attention sur les rapportsque cette thorisation entretient avec la polmique entre Kautsky et Lnine, ainsi quavec lagense et la diffusion du concept de totalitarisme ; pour finir, nous analyserons une rsurgence

    paradigmatique de cette problmatique dans les dbats autour du XXIIecongrs du PCF en1976, lorsque le Parti dcida dabandonner la notion de dictature du proltariat . Notrebut est dlucider un dispositif idologique luvre dans la production historiographique,philosophique et politique contemporaines, dont le symptme principal est le refoulement duconcept moderne de dictature souveraine .

    La notion de guerre civile europenne et sa pertinence3 Nous commencerons par considrer la notion de guerre civile europenne comme une

    catgorie historiographique construite la fin de la guerre froide. Sa fonction heuristique laplus significative consiste esquisser un bilan de la dissolution du cadre gopolitique issude la Deuxime Guerre mondiale et critiquer les repres et les certitudes que ce cadre

    impliquait3. Lpoque de la guerre civile europenne concide essentiellement avec la priodedentre-deux-guerres : elle est marque par lessor puis par la dfaite des fascismes. Cette

    poque est caractrise par leffondrement de la civilisation du XXesicle4, la constitution du monde bipolaire sous lhgmonie des deux superpuissances, et la provincialisation delEurope5 la perte progressive du rle central que le Vieux Continent avait jou lchelle

    mondiale pendant quatre sicles6. Du ct de la pense politique, cette poque est marquepar la crise des concepts modernes labors entre le XVIIeet le XIXesicle. Le fondementconcret de ces concepts tait lordre intertatique fond par la Paix de Westphalie, ainsi quesa systmatisation scientifique par la thorie du droit naturel moderne7.

    4 Si la notion de guerre civile europenne est dsormais devenue clbre, sa signification restecependant plurivoque. Ses acceptions multiples nous permettent nanmoins de reconnatrele symptme dune dimension idologique spcifique. Si la premire vocation de la guerrecivile europenne est du peintre allemand Franz Marc, cette formule doit pourtant sa clbritaux polmiques qui ont suivi la publication en 1987 du livre Der europische Brgerkrieg1917-1945dErnst Nolte8. Ces polmiques portent plus prcisment sur deux controversesdistinctes, dont le lien est fourni par la dimension idologique susmentionne : dun ct, la

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    querelle des historiens (Historikerstreik) qui clate en Rpublique fdrale dAllemagnepeu avant la chute du mur de Berlin ; de lautre, la campagne anticommuniste mene par unecertaine historiographie franaise, une campagne qui se dveloppe partir de la publicationduPass dune illusionde Franois Furet, lors de leffondrement de lURSS et de lclipsedu communisme.

    5 LHistorikerstreitest inaugur par la parution dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung le 6juin 1986 dun article de lhistorien allemand Ernst Nolte intitul Un pass qui ne veut

    pas passer 9. Le 11 juillet, Jrgen Habermas qualifie dans Die Zeit les thses de Noltede ngationnistes 10. Selon Nolte, les mouvements fascistes constituent une raction la Rvolution doctobre consistant emprunter et radicaliser des moyens et des pratiquesde lutte adopts par le bolchevisme, dont ferait partie le gnocide. Cette thse, qui affirmelexistence dune relation causale entre bolchevisme et fascisme11, suscite des prises depositions indignes. Ces ractions violentes sont sans aucun doute lgitimes par une certainesuperficialit dans le traitement des sources de la part de Nolte et par sa tendance banaliserle gnocide des Juifs perptr par le rgime hitlrien au nom dun discutable rvisionnismescientifique. Pourtant, nous pouvons reconnatre dans lintensit de la polmique un autresymptme de la dimension idologique qui nous intresse. Plus prcisment, notre hypothseest que lintensit polmique des ractions dclenches par la thse de Nolte et par sa

    rception franaise est motive par sa critique que le jargon politico-mdiatique qualifieraitaujourdhui de dcomplexe de lantifascisme en tant que valeur fondatrice principaledu consensus politique lpoque de la guerre froide. Ainsi, dans une note du Pass duneillusion, qui donnera lieu une longue correspondance entre les deux historiens12, Furet

    attribue Nolte le mrite davoir enfreint un tabou 13. Il reconnat lhistorien allemandle courage de stre attaqu un certain antifascisme historiographique qui, interdisantla critique du communisme, empchait la comprhension des fascismes 14. En mettant au

    centre des tragdies du sicle la relation dialectique entre communisme et fascisme 15,Nolte aurait finalement dfi lantifascisme sous lemprise de lidologie communiste. SelonFuret, dans des pays comme la France et lItalie, cet antifascisme communiste a durablementcorrompu lide dmocratique au point quil peut tre considr comme le dernier cadeau

    de Hitler, posthume celui-l, aux mensonges et aux illusions du temps et comme leprincipal obstacle lintelligence historique du XXe sicle europen 16. Ainsi, Furet etdune faon encore plus grossire Stphane Courtois dfend et rcupre Nolte pour mieuxsattaquer au ct communiste de lantifascisme idologique afin den liquiderlhritage et la lgitimit17. En dpit des diffrences entre les approches qui inspirent leursanalyses respectives dont la profondeur et la finesse sont aussi assez ingales , les deuxauteurs partagent ainsi une mme vision du communisme comme idocratie18, commergime dont lvolution historique dcoulerait dune essence idologiquedont le prcdent

    historique est la Terreur jacobine19.6 Mais le concept didologie avanc par Nolte pose problme. Lhistorien allemand inscrit en

    effet son travail dans le cadre de la thorie du totalitarisme et procde dun parti pris fort

    discutable, comme nous le verrons en faveur du concept et de la ralit du systme libral .Assurant la libert du mouvement conomique et intellectuel des individus ce systme neserait en rien tributaire de la domination dune idologie 20. Nolte entend par idologie unedoctrine et un pouvoir totalitaires sopposant lordre libral. Son ambition est dintgrer la thorie du totalitarisme une dimension historico-gntique et dcrire une histoire de laformation et de la relation dialectique entre les deux grandes idologies : le communisme etle fascisme.

    7 De mme, le concept didologie chez Furet prsente de graves lacunes. DansLe passduneillusion, il reprend son compte aussi bien la thse selon laquelle le fascisme est n commeune raction anticommuniste (tout en refusant cependant la thorie de la causalit deNolte), que lide dopposition structurelle entre les deux grandes idologies totalitaires et

    la dmocratie. Si communismeet fascisme sont des ennemis dclars puisquils cherchentleur liquidation rciproque , ils sont aussi des amis complices . Cette complicit

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    relve de lexistence dun adversaire commun, que les deux doctrines ennemies rduisentou exorcisent par lide qui est lagonie : la dmocratie21. Et par dmocratie , Furetentend plus prcisment la dmocratie librale : dun ct, la dmocratie reprsentative comme type de gouvernement, fond sur le libre suffrage des citoyens, la comptition des partispour lexercice du pouvoir et des droits gaux garantis tous ; de lautre, la dmocratiecomme expression la plus haute de la civilisation occidentale, cest--dire la dfinitionphilosophique des socits modernes, constitues par des individus gaux et autonomes, libres

    de choisir leurs activits, leurs croyances ou leurs types dexistence 22. Autrement dit, lacomplicit du fascisme et du communisme rside pour Furet dans leur opposition lgard delhritage libral de la Rvolution franaise et au processus de dmocratisation quil voit, dansle sillage de Tocqueville,comme le vritable horizon du progrs et de la modernisation propre

    lOccident23. Furet donne ensuite sa dfinition des idologies, tout en essayant de dcrirela passion idologique, et plus prcisment la passion communiste : les idologies seraient des systmes dexplication du monde travers lesquels laction politique des hommes a un

    caractre providentiel, lexclusion de toute divinit 24. Les idologies reprsenteraient endernire instance des religions scularises 25et leur succs26relverait de leur inscriptiondans la tradition post-rvolutionnaire. Selon lui, Lnine et Hitler ont emprunt la Rvolutionfranaise lide de rinventer leur monde politique sur la base des deux grandes figures de la

    culture dmocratique : luniversel et le national 27. Cest par ailleurs partir de cette capacitde rinvention de la politique que les deux mouvements ont russi fonder des rgimesinconnus avant eux 28.

    8 Selon notre hypothse la dispute des historiens et sa reprise franaise dans le dbat surlanticommunisme sont en ralit symptmes dune dimension idologique sinscrivant sur unplan trs diffrent des conceptions que Nolte et Furet proposent. Cette dimension idologiquerelve moins dune doctrine (soit-elle ou non totalitaire) que dune posture de lintellectuel,influence par ses convictions , et ayant des effets sur sa production intellectuelle. Pouren cerner un premier trait, nous pouvons rappeler la clbre critique que Furet avait adresse lhistoriographie dominante propos de la Rvolution franaise. La posture idologiquedont nous parlons sapparente en effet au mcanisme didentification du chercheur

    son objet dtude et sa signification mythique, ses hros et son vnement 29. Pourcette histoire, que Furet qualifie d historiographie commmorative , lvnement analys reste si fondamental, si tyrannique dans la conscience politique contemporaine que toutedistance intellectuelle prise par rapport lui est immdiatement assimile de lhostilit comme si le rapport didentification tait invitable 30. Cette identification niant toutedistance critique par rapport lobjet dtude dbouche sur lcriture dune histoire rduite commmoration des origines , o la magie de lanniversaire est faite de la fidlit deshritiers, non de la discussion critique de lhritage 31. Autrement dit, la production propre ce type dhistoriographie contribue moins ltude critique de lobjet quau dvoilement dupositionnement idologique de leur auteur ( ce que lon pourrait appeler sa constitution ouson interpellation en sujet-auteur ou en sujet-intellectuel).

    9 Pourquoi parlons-nous dinterpellation ? Parce que, si nous interrogeons le mcanismedidentification dont parle Furet partir de la pratique intellectuelle, il semble sapparenter linterpellation idologique thorise par Louis Althusser. Le recours la thoriealthusserienne de linterpellation permet dapprofondir le fonctionnement du dispositifidologique qui nous occupe. Selon Althusser, le mcanisme dinterpellation idologiqueconcerne la transformation des individus en sujets . Mais puisquil sagit toujours de sujetsdj-constitus (toujours dj assujettis en tant que sujets une idologie) lidologie concernela transformation du contenu (les ides) des consciences en interpellant les sujets ensujets 32. Selon Althusser, linterpellation vise en effet le passage voire le basculement duneidologie une autre afin de parvenir la domination sur lancienne travers les individus .Pour saisir la pertinence du concept il faut alors entendre par idologie moins la description

    de limaginaire ou lexprience purement individuelles , que laction dun corps didessocialement tablies prsentant ce quAlthusser appelle une capacit daction sociale 33.

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    Autrement dit, lidologie dsigne une conception du monde voire lensemble des idesconstituant la conscience dun intellectuel, ses valeurs ou ses convictions. Nous nous appuyonsici sur la dfinition de la conception du monde propose par Althusser dansPhilosophie etphilosophie spontane des savants. Dans la philosophie spontane propre au savant Althusserdistingue en ralit deux lments qui luttent parfois lun contre lautre. Un premier lment intra-scientifique et matrialiste, qui consiste dans la formation des croyances partir dela pratique scientifique concrte du savant ; et un deuxime lment extra-scientifique

    et idaliste qui surgit en revanche partir des valeurs et des convictions importes delextrieur, cest--dire partir des idologies pratiques (religieuses, morales ou juridiques)sans lien avec la pratique scientifique. Lhgmonie du deuxime lment sur le premiercaractrise la conception du monde dominante lpoque bourgeoise34. De ce point de vue,linterpellation idologique dcrit laction (ou les effets) de ces valeurs dominantes sur laconstitution de lauto-conscience de lauteur, sur sa production scientifique, et sur ses objetsthoriques. Parmi les rsultats de cette production nous retrouvons non seulement des thses,mais aussi la fabrication par lauteur de son image dintellectuel (et leffet de linfluence sur luides ides de son temps). Cet ensemble permet dapercevoir son positionnement idologique(mme inconscient) au sein des dynamiques de reproduction de ce quAlthusser appelle lesAppareils Idologiques dtat.

    10 Mais avant dapprofondir ce point crucial, il nous faut essayer de comprendre la dimensionidologique spcifique propre la notion de guerre civile europenne dans la productionintellectuelle. Selon notre hypothse, ses significations et ses usages sarticulent unetransformation des catgories politiques, provoque par leffondrement de lordre concret danset par lequel elles avaient t forges et se trouvaient agences. Cet effondrement donne le jour un dtachement progressif entre dune part certaines catgories et dautre part leur champdexprience historique. Pour lucider concrtement la formation de la notion de guerre civileeuropenne, nous pouvons dabord nous appuyer sur les considrations dEric Hobsbawm.Pour dcrire lge des catastrophes, cest--dire la conjoncture 1935-45 caractrise parlessor et la chute de lAllemagne hitlrienne (la phase finale de la guerre civile europenne),lhistorien britannique parle de guerre civile idologique lchelle internationale . Selon

    Hobsbawm, il sagit dune guerre internationale, parce quelle posait fondamentalement lesmmes problmes dans la plupart des pays occidentaux ; et d une guerre civile, parce

    que les lignes de partage entre forces pro- et anti-fascistes divisaient chaque socit 35. Maisles lignes de partage de cette guerre civile passent moins entre le capitalisme et la rvolutionsociale communiste qu entre des familles idologiques : dun ct les descendants desLumires du XVIIIesicle et des grandes rvolutions, dont, lvidence la Rvolution russe ;et de lautre leurs adversaires 36. En dfinitive, lessor de lAllemagne hitlrienne aurait t lefacteur favorisant une union par-del toutes les divisions civiles et nationales pralables enune seule guerre mondiale, tant internationale que civile afin de lutter contre la tentative de

    dtruire les valeurs et les institutions de la civilisation occidentale 37. Comme lexemple deDe Gaulle latteste de faon paradigmatique, la fidlit la nation pendant la Rsistance se

    traduit moins par une fidlit au gouvernement en place que par un attachement un ensembledes principes ou de valeurs qui ntaient plus respects par les gouvernements fascistes delpoque. Lappartenance nationale ne se joue plus sur le plan de la lgalit, mais sur celuide la lgitimit.

    11 Ce changement trouve une description pertinente dans la thorie du partisan de Carl Schmitt.Cette thorie constitue par ailleurs une parfaite illustration de la clbre thse schmittienneselon laquelle ltat et la politique ne sont pas ncessairement synonymes, pouvant au

    contraire sopposer lun lautre38. Schmitt accorde en effet laction du partisan une valeurminemment politique dans la mesure o elle se produit non seulement hors du contrlede ltat, mais aussi contre celui-ci. Laction des partisans prouve dailleurs lexistencede guerres autres que les guerres inter-tatiques, et la prsence dennemis qui ne sont pasdes tats. Le partisan est un combattant irrgulier , dont la lutte se caractrise par unhaut degr de mobilit, par un rattachement la terre quil dfend, et par une extrme

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    intensit de lengagement politique39. Selon Schmitt, la notion de partisan conceptualise parClausewitz partir des expriences historiques des guerres de libration contre Napolon,subit une transformation dcisive travers la thorisation par Lnine de la guerre de classeinternationale. Lnine confre en effet au conflit partisan lintensit dune hostilit absolue ,cest--dire une intensit capable de justifier le recours tous les moyens disponibles pourremporter la victoire. Ainsi, les tats ne sont plus des acteurs part entire, mais des champsde bataille dune guerre de classe contre classe ayant vocation devenir mondiale. Cette

    intensit sexplique partir dune dmarcation entre ami et ennemi sinscrivant demble surun plan conomique et social mondial que dfinit la thorie de limprialisme stade suprmedu capitalisme . Lennemi absolu de Lnine est incarn par lennemi de classe, le bourgeois,le capitaliste social et son ordre social dans tout pays o rgnait celui-ci 40. La lutte du partisancommuniste conduit finalement une criminalisation de ladversaire dans sa totalit ; ellemanifeste par l la logique dune guerre mene au nom dune justa causaqui ne reconnatpas dejustus hostis.Cette reconnaissance tait pour Schmitt le fondement de la guerre non

    discriminatoire qui caractrisait leJus Publicum Europaeum41.12 Mais si cest contre la menace hitlrienne que se forme ltrange alliance progressiste

    dont parle Hobsbawn, cest bien la victoire antifasciste , ainsi que la Rsistance ,qui va constituer le fondement mythique de lordre mondial de laprs-guerre lordre

    de la guerre froide. De ce point de vue, lambition de Nolte et de Furet est de critiquerlhritage idologique de cette alliance progressiste afin den dgager dabord, et deliquider ensuite, le ct communiste dont la fonction historique tait en quelque sortejuge dsormais obsolte. Lillusion du communisme identifi la seule exprience de lURSSdoit pour ces auteurs mourir avec elle. La complicit des deux historiens se fonde parconsquent sur lanti-communiste rig en paradigme historique, en clef dinterprtation

    du XXe sicle 42. Leur cible est la Rvolution russe dnonce comme la premire tape destotalitarismes modernes . Pour paraphraserla formule de Furet propos de la terreur jacobine,la rvolution russe peut tre considre comme un drapage par rapport au processus

    de modernisation occidentale43. Cest bien lappropriation de lhritage de la Rvolutionfranaise par la Rvolution doctobre et par lhistoriographie communiste se fondant sur le

    drapage de la Terreur jacobine , qui constitue la cible de la campagne de Furet contrelhistoriographie commmorative. Lhistorien franais soppose ainsi la ligne interprtativevoulant faire de la Rvolution franaise la mre dun vnement rel : Octobre 1917,cest--dire la Rvolution russe. Un vnement qui aurait donn rtrospectivement la GrandeRvolution tout son sens44. Mais un sens que Furet relie moins la rvolution communistequ la modernisation librale et la dmocratisation occidentale.

    13 La thse de Furet a fait lobjet de nombreuses critiques qui se sont concentres juste titresur sa vision idalise du libralisme. Emmanuel Terray a soulign que linnocence ducapitalisme et de la dmocratie librale est un prsuppos implicite, mais fondamental de

    son argumentation45. Il convient ds lors dinterroger davantage les principes libraux au nomdesquels Furet et Nolte mnent leur campagne anticommuniste. Pour ce faire, il faut dabord

    se demander si ces auteurs ne font pas finalement leur tour du libralisme dmocratique un systme dexplication du monde caractre providentiel . Nous pensons en effet que lemodle des dmocraties librales occidentales, quils considrent comme absolu et intemporel,revt dans leur discours et dans leurs analyses historiques une fonction mythique voue donner rtrospectivement tout son sens lhistoire. Ce modle ou valeur se compose desdeux significations que Furet attribue la dmocratie : dun ct, la dmocratie reprsentativecomme forme de gouvernement (ou forme constitutionnelle) ; et de lautre la dmocratiecomme principe idologique fondant les socits occidentales, selon lequel elles seraient constitues par des individus gaux et autonomes, libres de choisir leurs activits, leurs

    croyances ou leurs types dexistence 46.14 Pour mieux comprendre le sens de ces remarques, il faut rappeler que, pour Enzo Traverso,

    lutilit de la notion de guerre civile europenne relve de sa capacit rtablir uneperspective historique contre lanachronisme aujourdhui fort rpandu qui projette sur

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    lEurope de lentre-deux-guerres les catgories de notre dmocratie librale comme silsagissait de normes et de valeurs intemporelles 47. En ce qui concerne la thorie politique, laracine commune du communisme et du fascisme rside sans doute dans la critique de ltatlibral cest--dire tant du rgime parlementaire reprsentatif qui saffirme comme modle

    dans le processus de dmocratisation au cours du XIXesicle, que du systme intertatiquequi avait t mis en place suite la paix de Westphalie sur la base du partage du monde par lespuissances europennes avant la Premire Guerre mondiale. Du point de vue de leffondrement

    de lordre constitutionnel fond sur les tats-Nations, la notion de guerre civile europennepeut permettre de mesurer les transformations des concepts politiques traditionnels qui vontprogressivement perdre leur rfrent concret dans lespace de lexprience historique.

    15 Mais pour comprendre pleinement le fonctionnement de lanachronisme dnonc par Traversoil faut intgrer notre problmatique une dimension historico-conceptuelle. Plus prcisment,nous devons interroger le processus travers lequel le modle de la dmocratie libraleinvoqu par Furet sest impos comme une valeur intemporelle dans les consciences modernesou contemporaines. Dans lIntroduction mthodologiqueauLexique des concepts historiques

    fondamentaux48, Reinhart Koselleck a formul quatre prsupposs de lanalyse des conceptspolitico-sociaux fondamentaux : le processus de dmocratisation du langage politique et socialrelevant de llargissement quantitatif des utilisateurs de ses termes ; la temporalisation

    des contenus catgoriaux du sens travers laquelle ces concepts reoivent leur orientationvers le futur ; la politisation des concepts, cest--dire leur transformation en outils demobilisation sociale ; et finalement leur tendance tre idologiss (Ideologisierbarkeit).Ce quatrime axe analytique est le moins dvelopp dans les tudes proposes par le

    Lexikon ; pourtant, Otto Brunner a consacr un essai fondamental lidologie49, et cestsur cette problmatique que Koselleck est revenu maintes reprises afin denrichir lespositions mthodologiques de lhistoire conceptuelle50. En ce qui concerne notre propos, nouspouvons dabord nous appuyer sur une suggestion de Karl-Dietrich Bracher, selon laquellelidologisation constituerait l autre scne ncessaire mais occulte du processus de

    modernisation de la politique et de la pense51. Cette suggestion dploie toute sa puissancehermneutique si on lassocie la dfinition de lidologie propose par Hannah Arendt dans

    les Origines du totalitarisme: lidologie comme logique dune ide dont lhistoire seraitle champ dapplication. La dfinition minimale dArendt permet de qualifier didologiquesles reconstructions historiques qui dcoulent de la ftichisation dune ide soustraite au temps,

    et qui visent justifier la logique interne de cette ide se manifestant au fil de lhistoire52.Autrement dit, le processus duniversalisation des concepts politico-sociaux modernes, leurdevenir singuliers-collectifs (Kollektivsingulare) impliquerait la production de narrationshistoriques idologiques censes remplir le vide cr par loccultation-refoulement deleur processus de formation. Selon Koselleck, lhistorisation et laptitude tre idologis(Ideologisierbarkeit) sintgrent mutuellement et transforment un grand nombre de conceptsen modles exemplaires dont lvidence demeure lie une prise de parti (parteigebunden) 53.Si la nature idologique dune position ou dune proposition sexprime par le fait de rater

    la cible quelle vise, son effet constitue pourtant un symptme dune autre ralit que cellequil dsigne explicitement 54.

    16 Le libralisme dont traitent Furet et Nolte nous parat fournir un bon exemple de ceprocessus. Dans la conscience idologique de ces historiens, la dmocratie constitutionnellereprsentative occidentale devient en effet une valeur intemporelle (lIde) partir de laquelleil faudrait crire et juger lhistoire. Ainsi, lhistoire de la notion de dmocratie ne serait quele dveloppement de son Ide partir dune des formes historiques contingentes que ce mot-concept a revtu au fil du temps, savoir le modle que ce mot dsigne au sein du mondeoccidental au XXe sicle). Cette forme spcifique va fonctionner chez ces auteurs commeun critre de slection des matriaux pour lcriture de lhistoire de son concept oude son Ide . Son vidence ultime relve d une prise de parti , dun positionnement

    idologique impliquant sa reconnaissance comme cette Ide-modle qui est vraie dans leprsent. Ds lors, le vide cr par leffacement du processus historique de formation des

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    concepts est ainsi immdiatement combl sur la scne occulte par des rcits ancrsdans la lutte idologique prsente. Dans ce schma, les concepts expriment une dimensionidologique dans la mesure o ils orientent la production intellectuelle tout en occultant leurformation historico-conceptuelle et la stratification des significations contradictoires quilsincorporent au cours de leur histoire. Ainsi, la plupart des interprtes modernes lisent dans la dmocratie dont parlent les Anciens (par exemple Platon) moins son sens originaire le gouvernement dune partie des membres de la Cit (le demos) que la signification

    quils associent cette notion dans le prsent (dmocratie librale ou dmocratie directe),ce qui les empche davoir accs la comprhension de ce que les mots signifient pour les

    auteurs quils sont en train dtudier55. Selon Koselleck, les concepts se distinguent des motsprcisment par leur expression contradictoire dune multiplicit dexpriences historiques

    et de rfrents thoriques et pratiques 56. Si nous ngligeons de prendre en charge cettestratification conflictuelle de sens, nous perdons aussitt la possibilit dutiliser consciemmentces concepts dans nos productions intellectuelles. Leur usage rflchi ne devient possible qupartir dun questionnement de leurs fondements et de leur processus de formation, ainsi quede notre conscience de leur capacit fonctionner comme une matrice idologique vocatrice

    et mystificatrice57.17 Si lhistoire de la Rvolution franaise est encore aujourdhui un champ privilgi des

    controverses idologiques, cest en grande partie parce quelle catalyse la production duneconstellation conceptuelle qui gouverne la pense politique moderne et contemporaine. LaGrande Rvolution est lvnement mythique qui rsume les rsultats de lpoque-charnire(Sattelzeit)dans laquelle Koselleck situe la naissance des concepts modernes fondamentaux.Elle apparat comme lorigine du processus de modernisation, englobant le telos et lescoordonnes dintelligibilit du sens et de lhorizon du processus qui dcoule delle. Maiscomment se constitue-t-il le modle de la dmocratie librale ou reprsentative ? Afin derpondre cette question, nous baserons nos analyses sur les travaux du Groupe de recherchesur les concepts politiques dirig par Giuseppe Duso lUniversit de Padoue, et en particuliersur la proposition de situer la Sattelzeit au XVII sicle, lpoque de la systmatisationdes thories du droit naturel58. Selon cette lecture, cest au sein de ces thories que nous

    trouvons sous une forme embryonnaire la conception de la dmocratie reprsentative que Furetrige la fois en modle intemporel et en hor izon de sens de la modernit politique. Cesttoujours au sein de ces thories que nous trouvons le laboratoire dcisif de la construction duconcept moderne dindividu et son articulation celui de ltat souverain deux conceptsqui sont la base tant du libralisme ou de la dmocratie librale que Nolte et Furet lventau rang de fondement mtahistorique, que de lidologie rationaliste critique par Althusser,laquelle dnie par dfinition toute dimension idologique. Nous pouvons finalement mesurerla pertinence de la catgorie de guerre civile (dabord europenne , puis mondiale etaujourdhui peut-tre globale ) partir de sa capacit ouvrir une perspective critique surla longue et inluctable crise de ltat souverain. Elle permet une tude critique des effets dela crise historique de ltat moderne sur les concepts qui lui taient structurellement lis, et

    qui lui survivent tout en sagenant autrement, comme ceux dindividu, de sujet/assujetti etde pouvoir souverain.

    Dictature souveraine entre dmocratie et totalitarisme18 Analysons maintenant la transformation du concept moderne de dictature du point de vue

    de la gense de la notion de totalitarisme et de son opposition au concept de dmocratie.Enzo Traverso rappelle que la guerre civile europenne a transform le sens et lusage dela notion de dictature, et il voque explicitement la distinction opre par Carl Schmittentre dictature des commissaires et dictature souveraine, la premire agissant comme

    manation dun pouvoir constitu, la deuxime comme organe dun pouvoir constituant 59.Par dictature des commissaires Schmitt entend en effet la signification traditionnelle dedictature, savoir une suspension de lordre tabli visant son plein rtablissement. Il sagitplus prcisment dune exception concrte , cest--dire dun tat dexception qui est prvuet rglement par la constitution en vigueur. la diffrence de cette signification traditionnelle

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    encadrant la dictature comme un instrument juridique au service dune constitution existante,au cours du XIXesicle saffirme progressivement une nouvelle conception de la dictatureque le juriste allemand qualifie de souveraine . Cette nouvelle conception trouverait sapremire manifestation historique dans la dictature de Cromwell et sa forme prototypiquedans la dictature jacobine. La dictature souveraine vise une transformation essentiellede lordre constitutionnel en fonction dun but atteindre. Ce nouveau concept de dictaturesimpose comme un synonyme dorgane souverain ou rvolutionnaire, dont le but nest plus le

    rtablissement de lancien ordre, mais linstauration dun ordre nouveau. Ainsi, sa justificationne rside plus dans lordre ancien, mais dans une philosophie de lhistoire qui dicte unervolution de lordre tabli.

    19 Schmitt entend par dictature des commissaires la signification traditionnelle remontant lAntiquit selon laquelle la dictature suspend in concretola constitution afin de protgercette mme constitution dans son existence concrte 60. Cette figure juridique trouve saformulation systmatique dans la Rpublique romaine, qui restera son paradigme pendant dessicles. Dans cette tradition, la dictature a une signification positive, elle ne soppose pas la dmocratie, ni dautres formes constitutionnelles ou gouvernementales particulires. Ladictature dfinit une simple mesure juridique impliquant des pouvoirs exceptionnels, maisrglements par le droit en vigueur. cette signification traditionnelle soppose la dictature

    souveraine , savoir la dictature rvolutionnaire o le dictateur dicte galement au peupledont il est en mme temps le seul reprsentant lgitime. Ainsi, le dictateur ne doit plus respecterdes lois ou raliser un mandat exceptionnel qui lui est confi selon des rgles, mais il exprimela volont gnrale, la volont du peuple ou de la classe, laquelle il donne une voix touten saffirmant comme son expression la plus avance ou la plus pure. Le dictateur souverainnest plus un simple commissaire mandat pour rtablir lancien ordre, mais le reprsentantdu peuple venir, son avant-garde, voire lorgane du pouvoir constituant.

    20 Schmitt rsume les rsultats de son travail de 1921 par cette distinction entre les significationstraditionnelle et moderne de dictature ; mais sa finalit immdiate est de rendre accessiblele concept (...) une analyse juridico-scientifique et faire ainsi face aux confusions avecle csarisme, le despotisme ou la tyrannie dont la notion de dictature fait lobjet dans la

    littrature scientifique de son poque. Autrement dit, cest lactualit brlante de laprs-guerreen Allemagne, qui lui impose de raliser cette contribution aux discussions sur larticle 48 dela Constitution de Weimar61. Pour comprendre limportance de cet enjeu, il suffit de rappeleravec Giorgio Agamben, que lhistoire de larticle 48 est si troitement mle lhistoirede lAllemagne de lentre-deux-guerres quil nest pas possible comprendre lavnement deHitler au pouvoir sans une analyse pralable des us et abus de cet article dans les annes

    1919 1933 62. Les dputs de lAssemble constitutionnelle dcident de lintroduire pourfaire face la situation de dsordre et de rvolte de limmdiat aprs guerre : Lorsque lasret et lordre public sont gravement troubls ou compromis au sein du Reich larticle48 autorise en effet le Prsident de la Rpublique prendre les mesures ncessaires leur rtablissement jusqu la suspension totale de lexercice des droits fondamentaux .

    Limpossibilit dapprouver une loi pour rglementer ses modalits dexercice rend cependantce pouvoir tellement indtermin que lexpression dictature prsidentielle simpose dansla littrature juridique de lpoque.

    21 Suite labdication du Prince Max Von Baden, impose par le haut commandement delarme, lancien Reich se trouve en effet dans une situation de forte instabilit, voire devritable anomie . Dans ce dsordre constitutionnel se confrontent demble deux optionsqui trouvent leurs manifestations paradigmatiques dans les deux Dclarations de la Rpubliqueallemande qui ont lieu simultanment Berlin le 9 novembre 1918. Le social-dmocratePhilipp Scheidemann, ministre du dernier gouvernement imprial et du premier gouvernementrpublicain, crie Vive la Rpublique allemande ! depuis le Reichstag, tandis que, unkilomtre de distance, le spartakiste Karl Liebkneckt, saffichant depuis un balcon du Palaisimprial abandonn par le Hohenzollern ct dun marin avec un drapeau rouge, est accueilli

    par les cris collectifs de la foule : Vive la Rpublique allemande socialiste ! 63. Maiscette duplicit de la rvolution allemande exprime une alternative qui dpasse largement

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    les frontires de lancien Reich et qui traverse mutatis mutandistout le XXesicle. Sur lesdcombres de lEmpire wilhelmien se joue la possibilit pour la rvolution russe de slargir lEurope et au monde ; et, aprs la Deuxime Guerre, cest au sein de lancienne capitale duReich que sera rig le mur destin devenir le symbole de la guerre froide.

    22 Cet enjeu mondial explique limportance dcisive de la controverse thorique opposant trsdurement Kautsky, Lnine et Trotski une controverse qui fonde thoriquement la scissionentre socialistes et communistes incarne par la cration de la troisime internationale. Dans

    La Dictature du proltariat (1918), Kautsky refuse la prise violente du pouvoir thorisepar Lnine dans Ltat et la Rvolution (1917), afin dempcher cette option de devenirun modle pour le mouvement socialiste en Allemagne. Dans sa critique, Kautsky met enscne une opposition entre dmocratie et dictature vues comme deux mthodes radicalementdiffrentes , voire alternatives et incompatibles, pour raliser la transition au communisme.Sadressant au mouvement ouvrier et aux militants socialistes allemands, Kautsky se livre une exgse rudite de la manire dont Engels et Marx ont dfini lexprience historique dela Commune de Paris comme ralisation de la dictature du proltariat. Marx crivait en effetque la Commune fut compose des conseillers municipaux, lus au suffrage universel dansles divers arrondissements de la ville. Ils taient responsables et rvocables tout moment .Kautsky insiste sur le suffrage universel et sur le caractre de classe de la Commune, et cite

    Marx, selon lequel la majorit de ses membres taient naturellement des ouvriers ou desreprsentants reconnus de la classe ouvrire 64. Sappuyant sur ce passage Kautsky prtendque la dictature du proltariat signifierait moins une forme de gouvernement la manire desbolcheviques, que la ralisation pleine de la dmocratie directe. Par la suite, il introduit unedistinction entre deux acceptions du mot dictature : un tat de choses (Zustand) quirenvoie au gouvernement effectif dune classe, et une forme de gouvernement supprimant lesprocdures lectorales et opprimant lopposition. Si lopuscule se concentre sur cette dernireacception, cest parce que les bolcheviques ont propos dans les faits cette interprtation de ladictature du proltariat tout en dformant ainsi la premire (celle que, selon Kautsky, auraientpourtant adopte Marx et Engels). Autrement dit, les bolcheviques ayant dissous lassembleconstituante ont montr quils dentendaient la dictature du proltariat comme la tyrannie

    dune minorit (Alleinherrschaft) et non pas comme la dictature dune classe (hgmonique).Dans cette argumentation, nous pouvons reprer une distinction in nuce entre deux notionsde dictature : dune part, lhgmonie dune classe que la comptition lectorale viendraitsceller ; dautre part, une tyrannie impliquant la suppression du suffrage universel qui taitun acquis incomplet et rcent lpoque et des institutions dmocratiques . Ce faisant,Kautsky opre une transformation du concept traditionnel de dictature en lorientant vers deuxdirections distinctes. Dun ct, il ouvre la voie la thorie de lhgmonie dune classepar rapport aux autres une thorie qui sera dveloppe par Gramsci indpendamment deKautsky65; de lautre, il transforme le concept de dictature en un synonyme de despotismeet de tyrannie en tant que formes de gouvernement sopposant la dmocratie. Cest enadoptant pratiquement cette acception que les bolcheviques auraient trahi lenseignement des

    fondateurs du matrialisme scientifique.23 Selon Lnine et Trotski, les distinctions byzantines de Kautsky font de Marx un libralvulgaire . Au milieu de la guerre civile russe, les deux rvolutionnaires veulent tracerune ligne de dmarcation dans la thorie partir dune dcision quils avaient dj prisedans la pratique. Ds lors, la question de savoir si la rvolution doit ou non passer par lerecours aux armes et la guerre civile est mise lordre du jour. Ceux qui rpondent par langative, tournent le dos au marxisme et la rvolution, et se soumettent la dominationidologique de la bourgeoisie. partir de cette perspective, Lnine et Trotski mettent en causeet finalement rcusent les fondements thoriques de lopposition radicale entre dmocratieet dictature comme deux formes opposes de gouvernement. Selon Lnine, cette alternativedcoule dune confusion thorique monstrueuse qui fait abstraction du fondement mmedu matrialisme historique, cest--dire la lutte de classe. La dictature nest pas un synonyme

    dAlleinherrschaftdans la mesure o elle peut galement tre exerce par un petit nombre(sous la forme dune oligarchie) ou justement par une classe tout entire. En outre, la dictature

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    de classe nest pas non plus synonyme de suppression totale de la dmocratie, mais seulementde la suppression de cette forme spcifique de dmocratie instaure historiquement par uneclasse qui exerce sa propre dictature prcisment sous cette forme. Par dictature du proltariatil faut donc entendre une dictature rvolutionnaire. Sa tche est de briser ltat bourgeois etle mode de production capitaliste dont la dmocratie librale est un lment constitutif, unagent assurant sa reproduction. Ainsi, Lnine souligne les positions que Marx exprime dansun passage qui suit immdiatement celui que cite Kautsky : La Commune devait tre non

    pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, excutif et lgislatif la fois 66.Selon Lnine, Marx visait explicitement la construction dun autre type dtat, qui navaitplus rien en commun avec ltat libral et bourgeois. Dans Ltat et la Rvolution,Lnineinsiste ainsi sur la ncessit de dvoiler la duperie qui prsente les parlements comme desorganes dexpression de la volont populaire, alors que tout se dcide en ralit en coulisse.Les parlements nexistent vrai dire que pour duper le peuple . Par l, Lnine assumepleinement que la dictature du proltariat est un pouvoir conquis et exerc par la violenceque le proltariat exerce contre la bourgeoisie, et que ce pouvoir nest en rien soumis auxlois et aux institutions existantes. Autrement dit, la question ne concerne point les formesparticulires de gouvernement, mais la forme-tat donne historiquement et les rapports deforce entre classes. Par exemple, pour les bolcheviques, la Rpublique allemande est bel et

    bien une dictature de la bourgeoisie contre le proltariat. Le proltariat allemand ne sauraitprendre le pouvoir qu travers une guerre civile. Mais cest seulement lanalyse concrtede la situation concrte des rapports de force qui permet de dfinir les moyens adquats la lutte de classes dans lactualit de chaque conjoncture. Accepter le jeu de la dmocratielibrale constitue une attitude contraire aux intrts de la classe ouvrire. Aux yeux de Lnine,lalternative propose par Kautsky constitue une mystification idologique de la dmocratiesur la base des prsupposs libraux, et reprsente par l une action contraire la vritablervolution socialiste, une action littralement contre-rvolutionnaire.

    24 Cest dans la dfinition lninienne de la dictature du proltariat en tant que ngation concrtedun type dtermin de dmocratie que Schmitt situe lachvement de la formation historico-conceptuelle de la dictature souveraine. Mais si son essai sur la dictature vise ltude dun

    problme jusque l peu trait de manire systmatique dans la thorie gnrale du droit ,celui de l exception concrte , lanalyse de la transformation du concept de dictature luipermet galement de conceptualiser la souverainet moderne. Dans lincipitde la Thologiepolitique(1922) nous pouvons en effet lire que : Est souverain celui qui dcide de la situationexceptionnelle . Que le cur de la forme-tat moderne est bien la dictature , cest unpoint sur lequel convergent, selon Schmitt, dans le dtail mme de leur argumentation des auteurs si diffrents que des philosophes catholiques de ltat, tels Bonald, Grres etDonoso Corts , dun ct, et les bolcheviques, de lautre. En outre, le juriste allemandest persuad que mme pour les auteurs du droit naturel du XVIIesicle le problme de lasouverainet tait bel et bien celui de la dcision sur la situation exceptionnelle. Afin deconjurer la guerre potentielle de tous contre tous, ltat le souverain nat, saffirme et dureen tant que tel, dans la mesure o il opre et rend effective la dcision propos de ce qui relvede lordre et de la scurit publique. Cest dans cette mesure que lordre juridique se fondemoins sur une norme (comme pourtant le prtendait Kelsen) que sur une dcision. Dans ltatsaccomplit finalement la normalisation dune situation anormale, celle de ltat de nature qui,selon Hobbes, est la guerre de tous contre tous la guerre civile. Lexprience historique partir de laquelle Hobbes conoit sa thorie est celle des guerres de religion. Lacte fondateurde la science politique moderne ralise ainsi pour Schmitt linjonction Silete theologi in

    munere alieno lance par Alberico Gentili67. Cet acte produit la neutralisation des guerresde religion par une thorie politique prtendant se doter de la mme rigueur que les sciencesnaturelles. Ainsi, Schmitt attribue Hobbes le noyau de sa propre thorisation duJus publicumeuropaeum.Lauteur du Lviathan devient sous sa plume le reprsentant le plus importantdu type dcisionniste l o la dcision souveraine, cest la dictature tatique, crant laloi et lordre partir de et au sein de linscurit anarchique dun tat de nature pr-et sub-tatique 68.

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    25 Dans la deuxime dition de laNotion du politique,Schmitt confie une note de bas de page le fruit dun travail de toute une vie consacr au concept de souverainet et linterprtationde Hobbes. Il sagit du cristal de Hobbes un diagramme avec cinq axes, qui peut se liretant du haut vers le bas que du bas vers le haut :

    Haut : Ouverture sur la transcendance1 Veritas : Jesus Christus2 Quis interpretatibur ?

    3 Autoritas, no veritas facit legem4 Potestas directa no indirecta5 Oboedentia et ProtectioBas, fermeture ; systme des besoins69

    26 Cest laxe mdian Autoritas non veritas facit legem qui constitue la clef de votede ce systme et qui tmoigne de la transformation dcisive opre par Hobbes dans lechamp de la science politique. Le principe Autoritas non veritas facit legem rsumeen effet la coupure avec la tradition de la philosophie pratique traditionnelle de matricearistotlicienne, et constitue la marque du nouveau concept du souverain-reprsentant. Lesthorisations du contrat social dfinissent ds lors un processus idologique sautorisant dela transformation que Hobbes opre du concept de contrat social hrit par la tradition. Dans les

    XVI

    e

    et XVII

    e

    chapitres duLviathan, Hobbes labore le concept moderne de reprsentationsur la base de lide de personne artificielle 70, dont nous allons brivement rappeler lestraits fondamentaux. Dans le XVIechapitre nous pouvons lire que lunit dune multitudedindividus libres et gaux dans ltat de nature nest pensable que comme lunit dureprsentant et jamais comme lunitdu reprsent (voire du peuple)71. La transformationde la multitude en peuple nadvient donc qu travers lunit du souverain-reprsentant. Celui-ci est le vritable produit du pacte social. Selon Hobbes :

    La seule faon driger un tel pouvoir commun, qui puisse tre capable de dfendre les hommes delinvasion des trangers, et des torts quils peuvent se faire les uns aux autres, et par l assurer leurscurit de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourriret vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou surune seule assemble dhommes, qui puisse rduire toutes leurs volonts, la majorit des voix,

    une seule volont ; autant dire, dsigner un homme, ou une assemble dhommes, pour tenir le rlede leur personne ; et que chacun reconnaisse comme sien (quil reconnaisse tre lauteur de) toutce que celui qui ainsi tient le rle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernentla paix et la scurit communes ; que tous, en cela, soumettent leurs volonts dindividu savolont, et leurs jugements son jugement72.

    27 Le pacte ne concerne plus la convention ou laccord ( consentir ou saccorder ) de la partdes sujets dj existants, mais lacte de production d une unit relle de tous en une seuleet mme personne . Cet acte implique la fois une alination de la part de tous les individusde leur droit naturel se gouverner et une autorisation donne au souverain dexercer cedroit leur place. Autrement dit, le pacte na plus lieu entre un roi dj existant et un peupledj form, mais se configure dsormais comme une fondation aussi bien du souverain que du

    peuple. Avant et au-del du pacte et de son produit (ltat et le pouvoir dtat), il ny a quunemultitude dans une situation virtuelle de guerre de tous contre tous. La seule manire den

    sortir73et de conjurer la guerre, cest le pacte social produisant leLviathan, le dieu mortel :

    Par cette autorit, qui lui est donne par chaque particulier de la Rpublique, il a lusage dun sigrand pouvoir et dune si grande force rassembls en lui que, par la terreur quils inspirent, il est mme de faonner les volonts de tous, pour la paix lintrieur, et laide mutuelle contre lesennemis lextrieur74.

    28 Ds lors, le Souverain dispose de la force et des moyens de tous comme elle le jugera utilepour leur paix et leur commune protection 75. Cette dfinition implique quau Souverain le dtenteur du monopole lgitime de la force selon Weber soppose tout autre individuseulement en tant que sujet assujetti qui ne jouit plus du moindre droit de rsistance.

    29 Dans la lecture de Schmitt, la nature de ce pouvoir est dtermine par ses moyens techniques. Un tat vritable , conforme au concept dtat souverain, doit se rendre matre des

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    instruments de pouvoir dont il a besoin pour sa domination politique 76. Loin de ne fonder que labsolutisme, le despotisme ou le totalitarisme en tant que systmes radicalement opposs la dmocratie), Hobbes inaugure en ralit la forme politique moderne, un paradigmequi structure aussi la logique et la constellation des concepts tels individu, droits,

    reprsentation, volont gnrale travers lesquels se pensent les dmocraties librales77.Cest seulement par le refoulement travers le dispositif thorique du pacte de llmentdictatorial souverain, qui concide avec la nature absolue du pouvoir, que peuvent surgir les

    oppositions radicales entre dmocratie et dictature (ou totalitarisme).30 La force de cette occultation et ses effets idologiques sur la production scientifique nous

    semblent vidents dans lentre Diktatur duLexikon, signe par Ernst Nolte. Sappuyantsur la dfinition de lEncyclopdie, lhistorien allemand propose deux acceptions du mot dictature qui trouvent toutes les deux leurs origines dans lhistoire romaine. Une premireacception positive dsigne loutil juridique au service de la jeune rpublique ; et une seconde,ngative, correspond en revanche aux dgnrations tyranniques de la priode tardive (Csaret Syllas). Le critre de cette distinction repose sur la prsence ou sur labsence dune

    limite temporelle78. Ainsi, Nolte refuse la distinction et la gense conceptuelles proposes parSchmitt, et plus exactement le lien entre dictature et souverainet. Selon Nolte, la faiblesse dela position de Schmitt consiste considrer comme formes paradigmatiques de la dictature

    souveraine des assembles constitutionnelles nationales, telle lassemble constitutionnelle dela Rpublique de Weimar 79. Par l, tout en accordant Marx davoir effectivement transformle concept de dictature en lattribuant non plus une seule personne, mais une classe, eten insistant sur son caractre transitoire, Nolte reproche aux bolchviques davoir provoquune dgnration du concept. Lerreur de Schmitt consiste avoir suivi Lnine jusquau pointdattribuer lassemble constitutionnelle des fonctions dictatoriales80. Ainsi, Nolte occulte lanature absolue du pouvoir engendr par le contrat social moderne et se range idalement auxcts de Kautsky. Loin dtre souveraine, la dictature dsigne pour lui simplement un pouvoirautoritaire, arbitraire et illimit. Laboutissement de la transformation de ce concept au cours

    du XXesicle consisterait en ceci, que la dictature ajouterait aux concepts de despotisme ou detyrannie propres au XVIIIesicle une dimension supplmentaire : la domination (Herrschaft)

    dun parti unique.31 Lentre Diktatur prouve que, malgr les efforts de Schmitt, loccultation concernant le

    concept de dictature sest en effet impose dfinitivement au cours du XX esicle. Si nousrevenons alors la remarque de Traverso sur les transformations du concept de dictature,nous nous apercevons que lauteur va lui aussi au-del de la distinction et des dfinitionsschmittiennes. Tout en faisant rfrence aux expriences historiques des rgimes de Mussolini,Hitler, Franco et Staline, Traverso enregistre une transformation ultrieure qui fait de lanotionde dictature un synonyme de rgime autoritaire, voire totalitaire, doppression et de terreur,en clipsant la signification quelle avait eue pour des sicles 81. Le stade final de cettetransformation serait donc moins la dictature souveraine thorise par Schmitt que le rgimetotalitaire (ou autoritaire).

    32 Mais que faut-il entendre par totalitarisme et rgime totalitaire ? Ces notions sontdes vritables inventions de la guerre civile europenne . Pour Traverso, le totalitarismeest un concept la fois incontournable et inutilisable . Il est incontournable pourla thorie politique et pour lanalyse des dispositifs de pouvoir, mais inutilisable pour lhistoriographie et pour les sciences sociales qui tudient des expriences historiquesconcrtes. Si lorigine du terme stato totalitario date en effet du dbut des annes vingten Italie o il est dabord utilis par les opposants au mouvement et au rgime fascistes(Amendola et Sturzo), puis appropri par ses thoriciens comme Giovanni Gentile co-auteur de larticle Fascismo sign par le seul Mussolini dans lEnciclopedia italiana ,la notion de totalitarisme ne connat son ge dor que pendant la guerre froide, durantlaquelle elle constitue une vritable arme discursive. Pourtant, son usage se gnralise dans

    les annes trente, travers des exils allemands aux tats-Unis et des dissidents staliniens.Mais, en dpit de sa diffusion, cette notion est caractrise par un paradoxe. Alors quelle

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    vise saisir les nouveauts reprsentes par trois expriences historiques le fascisme italien,le national-socialisme et le stalinisme , ses formulations thoriques visent principalement tablir des affinits entre le nazisme et le stalinisme. Bien que le fascisme soit la seuleexprience qui se veut explicitement totalitaria, le rgime italien est considr gnralementcomme une expression inacheve de ce type de pouvoir. Mais quelles sont les affinits entreles rgimes hitlrien et stalinien qui permettent de les assigner au totalitarisme ? La premireaffinit rside dans la liquidation de ltat de droit dvelopp en Europe au cours du

    XIXesicle et de toutes les institutions qui lavaient dfini : la sparation des pouvoirs, lemultipartisme, les lections libres, etc. Cette liquidation se manifeste concrtement dans lamise en place dune terreur arbitraire institutionnalise, la suppression du pluralisme des partis,et la monopolisation des organes constitutionnels par un parti unique. La deuxime affinitrside dans le fait que, loin dimpliquer une restauration des anciens pouvoirs absolus oucsariens, la suppression totalitaire de ltat libral sinscrit pleinement dans un processus demodernisation. Comme le souligne Furet, ces mouvements sapproprient pleinement lidervolutionnaire et visent un ordre nouveau sur la basedu dpassement de ltat parlementairelibral, de ses concepts fondateurs (comme celui dindividu) et de leurs apories82. En sepenchant sur la manire dont ces affinits ont t tudies, Traverso dgage deux tendancesmthodologiques : une approche fonctionnaliste, visant ltude de lhomologie structurelle

    entre les rgimes de Staline et dHitler , et une approche historico-gntique , visantle rattachement de certaines caractristiques constitutives des rgimes totalitaires leursorigines et leur processus de formation 83. Mais ces deux tendances ne viendraient pas bout dune aporie insurmontable immanente cette notion : si elle peut orienter des analysessur la structure du pouvoir (...) elle ne dit rien de leur gense, ni de leur histoire . Cest danscette mesure que, selon Traverso, elle se rvle insuffisante pour dchiffrer les nigmes dunsicle si souvent plac sous son nom 84.

    33 Or si nous nous demandons quelles sont les raisons de laffirmation et de la diffusion dela notion de totalitarisme, nous devons les reconduire en dernire instance une dimensionpolitique. Sur la base des thorisations des annes 30 et 40 visant montrer les affinits entreles rgimes dHitler et de Staline, le prsident Harry Truman utilise la notion de totalitarisme

    dans son discours devant le Congrs du 12 mars 1947. Par totalitarisme , le successeur deRoosevelt entend le nouvel ennemi contre lequel doit se dployer la politique trangre destats-Unis dans laprs-guerre. Cest dans ce discours que nous retrouvons la mise en placede lopposition radicale entre dmocratie et dictature en tant que rgimes incompatibles, et larduction de la dictature au totalitarisme, une distinction destine simposer dfinitivementdans la conception occidentale du monde. Selon Truman, presque toutes les nations setrouvent places devant le choix entre deux modes de vie , le premier correspondant ladmocratie occidentale et trouvant son fondement sur la volont de la majorit . Ses traitsfondamentaux sont des institutions libres, des gouvernements reprsentatifs, des lectionslibres, des garanties pour la libert individuelle, la libert dexpression et de religion, et pourtre libre de toute oppression politique . ce mode de vie soppose radicalement celui des

    rgimes totalitaires, qui est en revanche bas sur la volont dune minorit impose lamajorit , et qui sappuie sur la terreur et loppression, sur une radio et une presse contrles,sur des lections diriges et sur la suppression de la libert individuelle 85. Ce discours produitune transformation majeure par laquelle la notion de totalitarisme va remplir une fonctionapologtique de lordre occidental 86. la fin de la guerre civile europenne, lOccident souslhgmonie des tats-Unis dAmrique se veut en effet le porteur des droits de lhomme :la forme constitutionnelle de la dmocratie librale et reprsentative devient dans le discoursdominant la forme la plus avance de la ralisation de ces droits et de ces valeurs, ainsi quede leur progrs dans lhistoire. Toutes les autres expriences politiques sont qualifies d arrires , barbares , anti-humaines , totalitaires ou terroristes . En outre, unefois limin le National-socialisme, le totalitarisme nest incarn que par lURSS qui devientainsi le vritable contre-modle de la dmocratie, lempire du mal , le royaume de la terreuret de loppression. Cette opposition soutient grosso modola lutte hgmonique de la guerre

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    froide (du moins jusqu la mort de Staline) et constitue la matrice dun paradigme idologiqueanti-communiste et pro-occidental qui na toujours pas fini de produire ses effets.

    Rsurgence de lidologie juridique : le XXIIeCongrs du

    PCF34 Il faut maintenant interroger le fonctionnement du dispositif doccultation du pouvoir tatique

    absolu propre la dmocratie moderne partir du concept de dictature souveraine. Une des

    manifestations les plus emblmatiques de la force idologique du refoulement de la dictaturesouveraine est sans doute reprsente par la discussion dans le Parti communiste franais lorsdu Congrs de 1976, qui aboutit labandon officiel de la notion de dictature du proltariat.Nous pouvons lire dans le rapport du Comit central une considration trs proche de cellede Traverso :

    La dictature voque automatiquement les rgimes fascistes dHitler, Mussolini, Salazar et Franco,cest--dire la ngation mme de la dmocratie. Ce nest pas ce que nous voulons. Quant auproltariat, il voque aujourdhui le noyau ; le cur de la classe ouvrire. Si son rle est essentiel,il ne reprsente pas la totalit de celle-ci, et plus forte raison lensemble des travailleurs dontle pouvoir socialiste que nous envisageons sera lmanation. Il est donc vident que lon ne peutqualifier de dictature du proltariat ce que nous proposons aux travailleurs, notre peuple87.

    35 Suivant ce rapport, la dictature voque automatiquement les rgimes fascistes ouautoritaires. Labsence dune rfrence explicite lURSS de Staline ne doit cependant pastromper. Si elle explique labsence dans ce passage du terme totalitarisme (remplacen loccurrence par le seul fascisme ), cette exprience est pourtant bien prsente danslesprit des militants. Dans cette dcision dabandonner la notion de dictature du proltariatnous reprons demble une confirmation importante de la transformation dfinitive subie parle concept de dictature. La dictature dsigne dsormais un rgime autoritaire, une forme degouvernement sopposant radicalement la dmocratie. Il sagit dune confirmation dautantplus importante de la force de ce dispositif idologique que ce sont les hritiers de Lnine qui endeviennent les porteurs, en sappropriant ainsi les prsupposs thoriques monstrueux du rengat Kautsky. Mais la vritable question qui simpose porte en ralit sur la possibilit

    de dfendre la dictature du proltariat, et sur les raisons ventuelles dune telle dfense.36 Cest ces deux questions que Balibar essaie de rpondre dans son livre Sur la dictature duproltariat. La stratgie argumentative dploye dans ce texte est explicitement lninienne.Tout comme Lnine stait attaqu la formulation thorique de lalternative entre dmocratieet dictature formule par Kautsky, Balibar sattaque sa formulation par les dirigeants duPCF. Selon lui, les termes dans lesquels le Comit central pose la question contiennent djla rponse qui devrait merger du dbat. La discussion est par consquent fausse, dans lamesure o la manire dont la question a t pose dissimule le vritable cur du problme.Ds lors, une analyse critique des prsupposs historiques et thoriques de cette formulationsimpose pour lucider les enjeux vritables de labandon de la dictature du proltariat. Selon

    Balibar, largumentation du XXIIeCongrs est ainsi commande par trois ides qui ne datent

    nullement des annes soixante-dix.Premirement, lide que la dictature du proltariat est, dans ses traits essentiels, identique lavoie suivie en Union Sovitique. Deuximement, lide que la dictature du proltariat reprsenteun rgime politique particulier, un ensemble dinstitutions qui assurent ou non le pouvoirpolitique de la classe ouvrire. Enfin, et cest le point dcisif sur le plan thorique, prcismentlide que la dictature du proltariat est un moyen ou une voie de passage au socialisme.88..

    37 Sur la base de ce triple constat Balibar sefforce de montrer que ces trois ides simples, mme sielles procdent de causes historiques relles, ne sont pas pour autant moins inexactes en elles-mmes. Le premier prsuppos rside dans lidentification de la dictature du proltariat avec laconstruction de lappareil tatique sovitique. Le deuxime consiste dans la conception de ladictature du proltariat comme une forme de pouvoir parmi dautres. Le troisime rside danslinterprtation de la dictature du proltariat comme un moyen pour raliser le socialisme ausens de la socialisation des moyens de production (socialisme et non communisme, cest--direune socit sans classes par-del la forme-tat). Mais, pour tre rellement (et efficacement)

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    lninienne, la stratgie argumentative de Balibar doit pourtant tre anti-stalinienne. Balibarcritique ainsi la dcision de Staline en 1936 dabandonner la dictature du proltariat puisque les antagonismes de classe auraient disparu en URSS. Dans cette dcision se rvlelessence de ce que Balibar appelle la dviation stalinienne , savoir labandon delorientation thorique propre Engels, Marx et Lnine au sujet de ltat : Staline abandonnele but de briser la machine-tat et thorise le socialisme dans un seul tat. Il ne sagit pointdun aspect marginal, car pour les fondateurs du matrialisme scientifique le dprissement

    de ltat tait la condition essentielle pour la ralisation du communisme89.38 Cest en sinterrogeant sur la nature du pouvoir dtat que Balibar reprend la dfinition de

    Lnine selon laquelle : La dictature est le pouvoir absolu, au-dessus de toute loi . Commenous lavons vu, ce pouvoir absolu trouve sa forme paradigmatique dans le pouvoir souverain,et son illustration mythique dans le Lviathan de Thomas Hobbes. Analyser la nature dupouvoir tatique signifie alors se mesurer au concept dtat souverain, sa logique, auxartifices de sa gense et ses apories que nous avons rsum dans la section prcdente.Cest partir du chapitre du livre de Balibar intitul Marxisme et idologie juridiquebourgeoise que nous pouvons en revanche interroger un autre aspect de ce dispositifidologique doccultation du pouvoir tatique. En reprenant larticle dAlthusser sur les

    Appareils Idologiques dtat (AIE) de 197090, Balibar dfinit lidologie juridique comme

    un facteur consubstantiel au fonctionnement de ltat de droit91. Lidologie influenceles travailleurs eux-mmes qui ne sont pas vaccins contre son inculcation par toutesles pratiques luvre dans les AIE. Ainsi, dvelopper lanalyse de ltat, du point devue proltarien de la lutte des classes cest donc en mme temps critiquer sa reprsentation

    juridique bourgeoise constamment rsurgente 92. Cest prcisment cette rsurgence quirvle la dimension minemment idologique du dispositif que nous essayons dlucider.Balibar insiste sur le fait que lidologie juridique renvoie au droit, mais que tout en tantindispensable son fonctionnement, elle ne concide pas avec le droit lui-mme. Le droit est iciconsidr comme un systme de rgles, voire de contraintes matrielles, auxquelles se trouventsoumis (assujettis) les individus-citoyens. Selon Balibar, lidologie juridique interprte etjustifie cette contrainte, en la prsentant comme une ncessit naturelle inscrite dans la nature

    humaine et dans les besoins de la socit 93

    . Elle mystifie le conflit entre les classes carle droit assure la perptuation de rapports de classes en codifiant et en faisant respecter lesrgles qui ne sadressent quaux individus libres et gaux . Selon lidologie juridique, lefondement de lordre social ne rside pas dans les classes, mais dans les individus auxquelsle droit sadresse . Lidologie juridique naturalise en dfinitive le binme tat-Individus touten occultant le conflit entre les classes porteuses dintrts antagoniques et le pouvoir absolu deltat. Au cur de ce dispositif nous trouvons la reprsentation des volonts individuelles parla personne ou par lorgane autoris qui est cens les exprimer,cest--dire le Souverain.

    39 Comme le rappelle Balibar, Lnine avait dnonc cette vision idalise du droit partirde la nature violente dun pouvoir qui est au-dessus des lois . Il avait plus prcismentdistingu entre droit et pouvoir : Tout tat impose son pouvoir la socit par lintermdiaire

    dun droit, et () pour cette raison mme, le droit ne peut jamais tre le fondement de cepouvoir 94. En revanche, lidologie juridique bourgeoise prsente ltat comme la sphre,lorganisation des intrts publics, et de la puissance publique, par opposition aux intrtsprivs . Cette distinction entre public et priv se rvle capitale dans la mesure o elleconstitue le moyen par lequel ltat peut la fois subordonner tous les individus auxintrts de la classe dominante (tout en prsentant ces intrts comme universels ou gnraux),et laisser intactes les liberts prives : vendre , acheter , entreprendre , jusqu la

    libert de forcer les proltaires vendre leur force de travail sur le march 95. Lidologiesefforce de persuader, souvent avec succs, que la source du droit est le droit lui-mme . Parailleurs, cest seulement sur la base de cette ide que la dictature et la dmocratie sopposentde manire absolue : la dmocratie devient laffirmation du droit, de la lgitimit juridique

    tandis que la dictature nest que la ngation de ce mme droit

    96

    .

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    40 Nous avons dj vu que la dfinition propose par Lnine et Trotski de la dictature duproltariat comme ngation de la dmocratie bourgeoise ou librale, contribue mettre envidence deux facteurs dcisifs de la transformation du concept deux facteurs que Schmitta lui aussi indiqus dans sa dfinition de la dictature souveraine : lide dun pouvoirsouverain (absolu) et celle dune transition vers un ordre nouveau. ce propos, nous nesuivons que partiellement les considrations dE. Traverso sur lessai de Trotski Terrorismeet Communisme (1920). nos yeux, cet essai reprsente moins une anticipation quune

    composante essentielle du problme que Schmitt vise lucider dun point de vue juridique97.Dans lavant-propos deLa Dictature, le juriste allemand dnonce une confusion gnrale quisest introduite dans les esprits et prsente comme but de son analyse lclaircissement des

    rapports systmatiques dun concept central de la thorie de ltat et de la Constitution 98. Ilattribue une des causes de cette confusion loccultation de lide de transition par la littraturebourgeoise ou librale, laquelle, linstar de Kautsky, dfinit la dictature par la suppression dela dmocratie et lassimile ainsi nimporte quelle forme de csarisme ou de despotisme. Lescritiques que Trotski adresse Kautsky dans le paragraphe Mtaphysique de la dmocratie de Terrorisme et Communisme permettent de mieux comprendre la rsurgence de lidologiebourgeoise dans le camp socialiste dont parle Balibar. Selon Trotski, Kautsky reconnaissant leprincipe dmocratique comme absolu et intangible renie la dialectique matrialiste et rgresse

    au point de vue du droit naturel et de la philosophie normative. Le dni par Kautsky des checshistoriques de lAssemble nationale et de la dmocratie librale empchent de tirer la seuleconclusion juste, savoir que la guerre imprialiste scelle la fin de lmancipation ouvriredans le cadre de la dmocratie bourgeoise et parlementaire. Lidalisation kautskyenne desformes juridiques librales mconnat que la dmocratie formelle nest pas un concept dusocialisme scientifique, mais de la thorie du droit naturel. Selon cette thorie, il y a desnormes juridiques ternelles et invariables qui trouvent aux diffrentes poques et chez lesdiffrents peuples des expressions plus ou moins restreintes et dformes . Selon Trotski, leprincipe en vertu duquel tous les hommes sont gaux devant la loi, quels que soient leursorigines, leurs biens et le rle quils remplissent et [] ont tous un droit gal dcider parleur suffrage des destines du peuple a certainement eu un effet rvolutionnaire dans la

    conscience des masses dans lhistoire, car elle a contribu la lutte contre labsolutisme,les privilges aristocratiques, le suffrage censitaire . Cependant elle a dsormais puis saforce mancipatrice : Plus on avanait, plus elle endormait la conscience des masses, pluselle lgalisait lesclavage et lhumiliation . La doctrine des droits de lhomme joue dsormaisun rle conservateur, soutenant la reproduction de ltat bourgeois par la dngation delexploitation capitaliste. Parmi ses effets, il y a la conjuration de toute rvolte contre lordretabli sous lgide du droit universel. Ainsi, Trotski pose une question dcisive concernant laforce idologique de la thorie jusnaturaliste dans le suffrage universel : Comment, en effet,se rvolter contre lasservissement si chacun a une voix gale pour dterminer les destinations

    du peuple ? 99.41 Nous pouvons reformuler cette question de la manire suivante : comment pouvons-nous nous

    rvolter contre un pouvoir que nous autorisons nous-mmes agir, et nous gouverner, ennotre nom ? Ou encore : comment pouvons-nous nous rvolter contre un pouvoir qui nousrend libres et que nous contribuons constituer ? Cette reformulation montre la persistancedu dispositif idologique qui occulte la prsence de la dictature comme pouvoir absolu et/ou souverain dans lide moderne de dmocratie. Cette question renvoie directement auproblme dont Rousseau cherchait la solution dans le Contrat social, savoir trouverune forme dassociation qui dfend et protge de toute la force commune la personne etles biens de chaque associ et par laquelle chacun sunissant tous nobisse pourtantqu lui-mme et reste aussi libre quauparavant 100. La thorisation de Rousseau savredcisive pour notre recherche, parce quelle peut tre lue comme une intriorisation dudispositif idologique dont il est ici question. Cest lun des aspects que met en videnceSur le contrat social, un article quAlthusser publie en 1967 dans les Cahiers pour lanalyseet qui tudie le fonctionnement thorique de lobjet Contrat-Social, cest--dire de lobjetphilosophique construit par Rousseau101. Dans cet article Althusser veut cerner la manire dont

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    Rousseau intervient philosophiquement sur le Droit existant par lintermdiaire de lun deses concepts rels (sanctionnant une pratique relle), le contrat . Le fonctionnement thoriquede lobjet Contrat-Social se laisserait comprendre comme un jeu de dcalages : un effet dominodclench par un premier cart thorique sinscrivant dans la formulation initiale de sonproblme spcifique, et par sa dngation. Ainsi, selon Althusser : le Contrat social a pourfonction immdiate de masquer le jeu de ce dcalage qui seul permet son fonctionnement 102.

    42 Le premier cart thorique concerne la manire singulire dont Rousseau sapproprie le

    concept de contrat qui est la figure centrale des thories du droit naturel. Lessentiel de cetteappropriation consiste dans la dfinition de lacte que Rousseau met en scne pour sopposer Hobbes. Selon Althusser, Rousseau reprend apparemment la solution traditionnelle. Enralit, il ne sagit plus chez lui dun contrat entre des sujets de droit qui prexistent au contrat,comme le voulait la tradition, mais des deux Parties Prenantes dont lune serait en ralitproduitepar le contrat. Ainsi, les individus prenant parti au contrat nchangent plus une partiede leurs droits, mais ils finissent par tout donner . Cest pourquoi sous le concept juridiquede contrat, nous avons affaire un contrat exceptionnel , diffrent de tout autre contrat103.Ce statut exceptionnel sexplique par le fait que Rousseau part en ralit du mme prsupposthorique que Hobbes, cest--dire : ltat de guerre comme tat universel et perptuel . Toutcomme dansLe Lviathan,leContrat socialconceptualise lunion dune multitude dindividus

    isols formant ce quAlthusser dsigne comme Premire Partie Prenante . Ds lors, lecontrat social de Rousseau dcrit, tout comme le pacte hobbesien, un dispositif dalination

    totale, gnrateur du pouvoir absolu comme essence de tout pouvoir 104.43 Cest prcisment linterprtation de ltat de guerre comme alination qui permet

    Althusser de dvoiler le jeu de dcalages mis en scne par Rousseau. Car cest par rapport cet tat dalination totale que le contrat trouve une solution par un acte impliquant sontour une alination totale . La premire alination totale qui consiste dans ltat de guerreet qui nest pas dsigne comme telle par Rousseau est inconsciente et involontaire ;la seconde qui est nomme comme telle par Rousseau, est en revanche consciente etvolontaire 105. Cest pourquoi ce contrat est non seulement exceptionnel , mais aussi paradoxal . Son paradoxe tient au fait que lalination totale est la solution ltat de

    lalination totale . Si dans le contrat mis en scne par Rousseau la Premire Partie Prenanteest constitue par les individus pris un par un (les individus penss dans leur isolement ou dansleur autonomie inconditionne), la Seconde est en revanche reprsente par la communaut,forme par lunion de ces mmes individus et de leurs forces. Si la Premire Partie Prenante (lesindividus) prexiste au contrat, la Seconde (la communaut) en est le produit. Sur cette base,Althusser peut affirmer que le Contrat-Social nest pas un contrat, mais lacte de constitution

    de la Seconde Partie Prenante pour un contrat possible qui nest plus le contrat originaire 106.44 Cest donc par la nature de cet acte que Rousseau vise sopposer Hobbes. Il sagit en

    effet dune rponse alternative au problme que les deux thoriciens partagent. En partant delalination, lauteur duLviathanavait conu le pacte comme la production dune troisimePartie Prenante : le souverain dtenteur du pouvoir absolu engendr par lalination totale.

    Mais Rousseau se montre selon Althusser plus hobbesien que Hobbes , cause de sontraitement de la Seconde Partie Prenante : Jean-Jacques finit par reprendre toutes les thses scandaleuses de lauteur du Lviathan en les convertissant dans le sens nouveau queleur confre lintriorit de lalination 107. Ainsi, Rousseau trouve une solutionapparenteaux problmes ouverts par Hobbes, portant sur le contrle du souverain et sur lextriorit la socit de sa condition dexistence). Solution apparente, car, si elle rend superflu letroisime homme , sa solution se rvle galement aportique dans la mesure o, au lieude les rsoudre, elle refouleles problmes, en dclenchant dautres dcalages. Mais tout leprocessus commence, selon Althusser, par ce premier cart thorique intrieur aux lmentsdu contrat : entre le statut thorique de la P.P.1 [Partie Prenante 1] et de P. P. 2 . SelonAlthusser, Rousseau masque cet cart, il le traite par dngation : appelant P.P.1 du nomde P.P.2 et P.P.2 du nom de P.P.1. . Et cette dngation est pour Althusser proprementparler un refoulement . Pour comprendre lobjet et le fonctionnement de ce refoulement

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    nous devons revenir la nature de la Premire Partie Prenante cest--dire aux individusexistants, qui sont penss suivant le concept moderne dindividu. Les individus sont considrscomme des sujets autonomes dots de forces et de libert. Parmi ces forces, on doit compter,dans le sillage de Marx, tant des forces physiques que des forces intellectuelles-morales. Dslors, la solution du problme pos sous la forme du Contrat-Social est chercher dans uneforme dassociation particulire qui assure lunion des forces des individus, sans nuireaux instruments de leur conservation : leurs forces (y compris leurs biens) et leur libert

    qui constituent lintrt particulier de chacun. Leur union doit crer une force capable desurmonter les obstacles sur lesquels achoppent les forces de chaque individu et instaurer de nouveaux rapports entre les forces existantes . Il sagit de changer la manire dtre deshommes par la cration dune force unissant leurs forces respectives contre leur tendance sopposer les uns aux autres. Mais un tel pouvoir doit tre absolu, cest--dire inconditionn ;aucun des hommes pris singulirement ne doit par consquent pouvoir sy opposer. Cest partir de ce pouvoir inconditionn visant la transformation de la volont individuelle que nouspouvons parler dune intriorisation du dispositif idologique.

    45 Mais quels intrts auraient les individus crer cette force ? La rponse cette questionvient de ce quAlthusser nomme le Dcalage II. Si le Dcalage I concerne la diffrence destatut thorique entre P.P.1 et P.P.2 et loccultation du fait que le contrat nest pas un vritable

    contrat dchange, le Dcalage II, tout en dniant le contenu rel (lcart) du Dcalage I, le faitpourtant fonctionner comme sil tait un vrai contrat produisant (et proposant) un changeavantageux pour les individus qui y prennent partie. Si le mobile des individus est bienleur intrt particulier-goste, travers le contrat ils reconnaissent lgalit comme la clauseformelle permettant de raliser un intrt commun. Cest dans ce fond commun que leursintrts particuliers concident et se manifestent comme intrt gnral. Selon Althusser : Lemcanisme de lalination totale impose la prfrence de soi, lintrt particulier unetransformation qui aboutit, dans un mme mouvement, la production de lintrt gnral(ou volont gnrale) . Avec le Dcalage II il sagit alors de montrer que lalination totaleprsente des avantages pour chaque individu et quelle correspond lintrt particulierde chacun. Cet avantage commun donne le jour lintrt gnral.

    46 Cest ici que se dclenche un troisime Dcalage portant cette fois-ci sur la gnralitet la particularit. Lintrt particulier est lorigine de lintrt gnral (lacceptation delalination totale comme change avantageux), mais il lui est en mme temps toujours oppos.Rousseau traite ici dun intrt particulier qui sexprime dans lisolement de lindividu, et dunautre intrt particulier qui est en revanche influenc par les groupes sociaux (les ordres, lesclasses etc.). Cet autre intrt particulier constitue un obstacle quil faut conjurer car les intrtsdes groupes sociaux peuvent briser lunit de ltat et reproduire ltat de guerre. En mmetemps, cest ici que nous comprenons lentreprise historique de la bourgeoisie qui a russi dominer lintrt gnral. Althusser sappuie ici sur la dialectique entre intrt particulier etintrt gnral dont Marx et Engels parlent dans lIdologie allemande: toute classe doitconqurir dabord le pouvoir politique pour reprsenter son tour son intrt propre commetant lintrt gnral . La prtention universelle du droit libral (ou bourgeois) se fonde

    justement sur cette hgmonie de lintrt gnral de la part de la classe dominante. Selon Marxet Engels, le combat pratique des intrts particuliers qui constamment se heurtent rellementaux intrts collectifs et illusoirement collectifs, rend ncessaire lintervention pratique et le

    refrnement par lintrt gnral sous la forme dtat. 108Dici dcoule limportance de ltatdans le dispositif de la domination bourgeoise. Suivant cette ligne thorico-politique, Althussersouligne que la conjuration du deuxime intrt particulier dans lenchanement de dcalagesse fonde sur une dngation des groupes sociaux qui ne peut tre simplement thorique, maisqui doit sinscrire dans une pratique relle. Cest ainsi que se dclenche le dernier dcalage,

    le Dcalage IV, qui est par consquent t