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Le Roi du plaquage

Marc Moritz

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Tous droits réservés – Marc Moritz /Hauteurs Editions, 2015

Illustration de couverture : Jean-FrançoisGleyze

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1

Ce matin-là, je me suis réveillé seuldans mon lit double. Les courbaturesbrûlaient déjà dans mes cuisses, et tousmes muscles criaient qu'ils regrettaient laplage.

Chaque saison, les entraînements dereprise semblaient plus physiques encoreque l'année précédente. Ou alors, c'étaitmon corps qui m'envoyait un message ?C'était sûrement sa façon de me suggérerqu'il serait peut-être temps de raccrocherles crampons. C'est qu'à trente-cinq ans,

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dans le rugby professionnel, on vousconsidère déjà comme un dinosaure.

Sauf que moi, je n'avais aucune enviede disparaître.

J'ai traîné mes cent onze kilos demuscles jusqu'à la cuisine. Plus que cinqà perdre pour retrouver mon poids deforme, je finirais bien par y arriver. Je mesuis fait un café, un noir très sucré pourl'énergie, j'ai déplié mon mètre quatre-vingt-quinze sur une chaise en métal etj'ai allumé ma tablette pour ma rationquotidienne de nouvelles sportives.

Il restait deux semaines avant le débutdu championnat. Pour les médias, le

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temps était venu de présenter les équipes,dresser le bilan des transferts de l'été etsaliver sur quelques dernièresindiscrétions : untel pourrait partir danstel club, un autre serait en conflit avecson entraîneur... Chaque année, je me disque je devrais arrêter de lire les rumeurs,et chaque année je replonge : la presse estune drogue aussi addictive que le café, lesexe ou les séries américaines. Maisenfin. D'habitude, je parviens quandmême à lire la presse avec un regarddétaché. De toute façon, je ne suispresque jamais dans leurs articles. C'estque je suis un combattant de l'ombre, moi,pas un de ces beaux gosses bien coiffésdes lignes arrières qui courent avec laballe comme des gazelles et marquent les

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essais en faisant se lever tout le stade.Mon truc, c'est de plaquer, d'userl'adversaire, de foncer dans le tas et deprotéger nos demis. Au début de macarrière, j'ai gagné un surnom : le roi duplaquage. Il est resté. J'aime bien.

J'ai ouvert le journal, donc. Commetoujours, il commençait par dix pages surces midinettes de footballeurs. Mais dansla section rugby, surprise ! Une pagespéciale était consacrée à mon club : lesambitions du nouveau président, lesnouvelles recrues (un arrière sud-africain, et un pilier fidjien de centcinquante kilos)... et bien sûr un articleillustré sur notre petit génie : Maxime

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Gentil, notre n°10 qui avait participépendant l'été à la tournée de l'équipe deFrance en Australie. Que du classique.

Et puis, en bas de la page, il y avaitcet encadré sans photo qui disait :

Mevasta, stop ou encore ?

Romain Mevasta a signé cet été pourune saison supplémentaire avec son clubde toujours. Le vieux guerrier a-t-ilencore les crocs, ou s'apprête-t-il àlivrer le combat de trop ? On connaîtson impulsivité sur le terrain : s'ilvenait encore à se faire suspendre pourmauvais geste, la troisième ligne seretrouverait dangereusement fragilisée.

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Pour jouer à la fois le championnat et lacoupe d'Europe, le club ferait peut-êtrebien de recruter rapidement unsuccesseur... ou un remplaçant.

Ah, les salauds !

J'ai balancé la tablette sur le canapé etfrappé du poing sur la table. Le café adébordé du bol. C'est vrai que je peuxêtre un peu impulsif, parfois. Mais quoiqu'en disent les plumitifs, j'ai apprisdepuis longtemps à gérer la colère. Je mesuis adossé à la chaise, les deux mainscontre le rebord de la table, j'ai fermé lesyeux et inspiré longuement pour mecalmer. Jusqu'à quand les journalistesallaient-ils me renvoyer à mes erreurs de

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début de carrière ?

Mais il faut peut-être que je vousexplique.

Le rugby est un sport de combat oùchaque excès d'engagement peut coûterdes points précieux. Vous pouvez avoirdes bras de bûcheron et des pectoraux enbéton, ça ne vaut rien si vous ne savezpas canaliser votre énergie. Pour ma part,je suis plutôt du genre introverti explosif.Je garde les choses pour moi, mais unefois sur le terrain, tout sort. Au début dema carrière, ça avait tendance à sortir unpeu trop. J'ai plusieurs fois pété lesplombs (et quelques dents), les arbitresm'avaient dans le collimateur et j'ai pris

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quelques cartons rouges... Autantd'erreurs de jeunesse qui auraient pus'oublier si je n'avais pas cogné un joueuranglais pour ma première sélection enéquipe de France. Dix minutes en bleu etje prenais déjà un rouge. C'était il y a dixans ! Mais les réputations vous collenttoujours à la peau comme un maillot sousla pluie. C'en est presque drôle : dans levestiaire, je joue le rôle du vieux sage,les gars m'appellent parfois « l'intello »parce que je lis des romans... Mais lesjournalistes, eux, ne regardent que lasurface. Les cons.

J'étais en train de terminer mesexercices de sophrologie quand montéléphone a vibré sur la table. C'étaitClovis, mon agent.

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- Je voulais te prévenir : ne lis pas lesjournaux ce matin.

- Tu parles du combat de trop ?

- Aïe. J'arrive trop tard.

- Ouais.

J'aime bien Clovis. C'est un agent àl'ancienne, un type tout sec qui adorematerner des gros comme moi, et quiconnaît toutes les ficelles du métier.

- Alors comme ça le club veut metrouver un remplaçant ? j'ai demandé.

J'ai entendu un gros soupir à l'autrebout du fil.

- Tu sais comment ça se passe. Lechampionnat reprend dans quinze jours et

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tous les agents sont sur les dents pourtoucher leur commission sur un derniertransfert. Du coup, quand ils croisent unjournaliste, ils lancent des rumeurs, justepour faire des vagues.

- Et toi, tu ne peux rien faire pourarrêter les vagues ?

- Je fais ce que je peux, petit. Ilfaudrait aussi y mettre du tien. Si tuacceptais de signer pour ce reportagedont je te parle depuis un an, hein ? Penseà ton image !

Je me suis retenu de donner unnouveau coup de poing sur la table.L'image, l'image, ils n'ont plus que ce motà la bouche. Mais je m'en fous, moi, del'image ! J'ai toujours détesté qu'on me

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prenne en photo, je n'aime pas mettre uncostume pour les cocktails d'après matchet je rigole quand je vois les copains surl'écran avec leur jolie petite femme. Pourvivre heureux, vivons cachés, c'est madevise – et ça m’a souvent permis decoucher avec qui je voulais en évitant lespaparazzi. Dans la maison vous netrouverez qu'une seule photo de moi. C'estun cliché qui avait fait la Une du journallocal, un lendemain de victoire épique encoupe d'Europe : moi ballon en main,dégoulinant de sueur et l'arcade en sang,chargeant la défense adverse pour allermarquer l'essai de la victoire. Ça, c'estune image que j'aime.

- Je ne veux pas passer à la télé,Clovis. Ce que je veux, c'est qu'on arrête

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d'insinuer que je suis trop vieux tout enme renvoyant à la gueule mes erreurs dejeunesse. Et si tu n'es pas capable de fairequelque chose pour ça, je me demande àquoi tu sers.

Clovis a accusé le coup. Paslongtemps. Il a beau être court sur pattes,il est fait du même bois que moi : il aimele rentre-dedans, et il n'est jamaismeilleur qu'en contre.

- Ecoute, petit. Je vais te le dire unefois et je vais raccrocher après parce queje t'aime beaucoup, et parce que tum'énerves. Tout ce que je fais, c'est pourtoi. Ce que tu veux, je t'aide à l'obtenir,parce que si on te laissait tout seul, tu teferais des nœuds au cerveau et ton

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compte en banque aurait des crampes. Çasert à ça, un agent. Le problème, c'est quetu ne sais pas ce que tu veux. Tu veuxarrêter ou tu veux continuer ? Tu veuxqu'on t'aime ou qu'on ait peur de toi ?C'est à toi de choisir, ensuite seulement,je peux agir. Compris ? J'ai besoin desavoir où tu veux aller ! Tu y réfléchis ettu me rappelles ? D'ici là, bon week-end.

Ouch.

J'ai grommelé, et j'ai raccroché. Jesavais qu'il avait raison. Mais bon... Onen est tous là, non ? On aimerait bien quequelqu'un d'autre fasse les choix difficilesà notre place.

Je me suis calmé et me suis allongédans le canapé, une main sur les yeux.

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Savoir où tu veux aller. La question laplus difficile au monde. J'ai fait le vide,je me suis écouté. J'ai pensé à latechnique du sophrologue pour gérer lessituations difficiles pendant un match :raccrochez-vous aux choses les plussimples.

Alors c'est devenu évident.

Ce que j'allais faire de ma vie, je nesavais pas encore. Mais là, tout de suite,je savais parfaitement où aller.

Il était temps d'aller faire les courses àl'hyper du coin avant qu'il n'y ait trop demonde.

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Avec ma barbe en bataille, mon jeansgrande taille et un t-shirt enfilé à la hâté,je n'avais aucune idée de ce à quoi jepouvais ressembler, et je m'en fichais.Dans les allées de l'hyper, j'ai sentiquelques regards, parfois des genschuchotaient : « C'est lui, non ? ». J'ail'habitude maintenant. J'ai la chance devivre dans une ville où les gens aimentvraiment le rugby et laissent les joueurstranquilles.

J'ai fait une razzia au rayon viandes,

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j'ai acheté des fruits et des légumes(recommandation du médecin), quelqueslaitages – tout sauf des pâtes, puisqu'onne mange que ça dans les rassemblementsavant les matches, à croire que lecuisinier du club ne connaît que lesféculents. Au rayon boissons, j'ai pris desbières et du whisky pour les soiréespoker à venir. J'ai pris aussi de l'eau, etdes croquettes pour le chat de ma voisine,et je suis allé à la caisse.

Dans la file, je consultais les textosque m'envoyaient les amis suite à l'articledu matin. J'étais dans ma bulle et je n'aimême pas remarqué la fille derrière moiqui détaillait le contenu de mon caddie.

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- Eh mais c'est vous, Romain Mevasta!

J'ai sursauté et me suis retourné. Ilm'arrivait quand même parfois d'êtreinterpellé, et quand la voix était jeune etféminine, je ne pouvais que dresserl'oreille. Il y avait deux filles, en fait : lablonde qui venait de parler, et une petitebrune qui avait l'air de vouloir se cacher.

- Je n'aurais jamais imaginé qu'unrugbyman pouvait avoir un chat !

Le ton était légèrement provocateur,sans trop en faire, et la voix était àl'image de ses vêtements : un jean délavéet un vieux haut de survêtement dont lafermeture éclair descendait juste assezbas pour qu'on puisse voir qu'elle n'avait

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que son soutien-gorge en dessous.

J'ai souri :

- C'est pour ma voisine. Elle a quatre-vingts ans et elle ne peut plus jouer aurugby.

Elle a ri, un peu trop fort. A côté d'ellela brunette s'est contenté de sourire,comme malgré elle. Craquante.

Elles n'avaient presque rien dans leurpanier : je les ai invitées à passer devantmoi. La brune a payé mais la blonde acontinué à me faire la conversation sousl’œil amusé de la caissière. Et elle enrajoutait :

- La bière, je parie que ce n'est paspour votre voisine. Trois packs, ça fait

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beaucoup, non ? Ils vous laissent boiretout ça, au club ?

Ne pas répondre aux provocations, ditle sophrologue.

- Bien sûr, j'ai dit en remettant lescourses dans mon caddie. C'est mêmerecommandé. La bière est pleine devitamine B, bonne pour les os et pour ladigestion, et elle aide à lutter contre lemauvais cholestérol, vous ne saviez pas ?

- Ne me dites pas que c'est bon pourles muscles, aussi !

Elle regardait mes biceps comme sielle mourait d'envie de les tâter. Jen'allais pas lui faire ce plaisir. Pasmaintenant, en tout cas.

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- Des études très sérieuses ont montréqu'un peu de masse graisseuse permet demieux encaisser les chocs et de réduireles risques de blessure. Whisky et bière,c'est parfait !

Cette fois, elle n'a pas su quoirépondre. Sa copine, elle, regardait sespieds tout en ouvrant machinalement unpaquet de Prince au chocolat.

- … Ce qui est frustrant, en revanchec'est que nous n'avons pas droit auxgâteaux.

La petite brune a prestement caché lesPrince au fond du panier, et pour lapremière fois, elle a levé les yeux versmoi. Des yeux gris clair, timides etmagnifiques. Par quel miracle une fille

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aussi effacée pouvait-elle avoir cetteintensité, cette profondeur, cette curiositédans le regard ? J'avais l'impression d'ylire quelque chose que je n'avais jamaislu nulle part. Allez savoir.

Pendant ce temps la blonde continuaitde parler, mais je n'avais pas écouté.

Je lui ai demandé de répéter.

C'était idiot, de me sentir aussitroublé, sans savoir par quoi.

- Je me demandais si le règlement duclub vous autorisait à prendre une bièreun soir de semaine avec des supportrices.

Elle avait dit ça, la poitrine en avant.Il faut reconnaître qu'elle avait du cran.La brunette, elle, a rougi, tout son corps

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semblait dire Arrête, on s'en va, j'aihonte, là, et c'était ça qui me plaisait, jecrois.

J'ai choisi de botter en touche, avec lesourire.

- Laissez-moi le temps de lire lenouveau règlement intérieur du club. Avecle nouveau président, il y a beaucoup dechoses qui changent...

Je savais que la blonde prendrait laballe au bond. Je me demandais si elleallait me donner direct son numéro detéléphone, puisqu'elle semblait prête à mele tatouer sur le bras, mais elle l'a jouéeplus fine :

- Ha ha ! Vous me direz, alors. Vous

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êtes sur facebook ?

- J'y suis.

- Je vous demanderai en ami, et vousme direz ce que prévoit le règlement ?

J'avais à peine dit oui qu'elle sortaitdéjà son smartphone. Je lui ai dit au-revoir en reprenant les commandes demon caddie. Puis, sans l'avoir prémédité,parce que c'était plus fort que moi, je mesuis tourné vers la brunette.

- Vous pourriez quand même m'offrirun Prince, s'il vous plaît ?

Elle a rougi. Elle était encore plusjolie comme ça. Elle m'a tendu un gâteauavec un sourire incertain, qui m'a faitpenser à quelqu'un – mais à qui ? aucune

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idée.

Je n'ai rien dit, je ne me suis pasretourné. Tout ça n'aurait sans douteaucune suite.

L'article de journal, en tout cas, étaitdéjà oublié.

***

De retour chez moi, la demanded'amitié de la supportrice blonde étaitdéjà arrivée sur facebook. Elle s'appelaitMathilde. Je me suis donné vingt-quatreheures pour lui répondre : l'école durugby, c'est aussi apprendre à ne pas seprécipiter.

Après la muscu de l'après-midi, j'airéfléchi à ce que m'avait dit Clovis.

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Arrêter, c'est vrai, j'y avais pensé, l'annéeprécédente. Je m'étais blessé deux foisdans la saison, je m'étais retrouvéplusieurs fois remplaçant, et quand jejouais titulaire j'avais le corps en vracpendant deux jours après les matches.Pourquoi m'infliger ça ?

Et puis à chaque fois que j'envisageaisde raccrocher, je pensais à ce que jepourrais faire, après. Et là, tout était plusflou. Pour l'argent, j'avais de quoi voirvenir : même si le salaire des rugbymenn'a rien de comparable avec celui desfootballeurs, ça restait confortable etj'avais toujours mis de côté. Le pluscompliqué, c'était de savoir ce quej'allais faire de mon temps si je prenaisma retraite sportive. Je me disais que je

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pourrais voyager, profiter à fond dessamedis soirs, racheter un bar comme fontcertains, me la couler douce. Le genre detruc qui aurait dû me faire envie sanshésiter. Sauf que, plus j'y pensais, plusj'avais peur de m'ennuyer comme un ratmort. Je les voyais, les copains quiavaient déjà arrêté. La plupart avaientpris vingt kilos de graisse pure, ilsjouaient au paint-ball ou faisaient de laboxe amateur parce que nos corpsdeviennent accros à l'exercice physique,ils jouaient gros au poker ou sautaient enparachute pour retrouver un peud'adrénaline, mais la plupart s'étaientsurtout mis à picoler plutôt sec pouroublier l'ennui. Et côté sexe, disons-le,c'était nettement moins gai qu'en pleine

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carrière.

Je voyais tout ça. J'étais prévenu. Maisrien ne m'assurait de ne pas suivre lamême pente. Qui sait ? Je me retrouveraispeut-être bourré tous les soirs dans desboîtes de moins en moins huppées, à mebastonner avec deux ou trois masochistesou à tenter vainement de lever des fillesqui préféreraient les pectoraux glabres dejeunes éphèbes nourris au Vivelle Dop.Bref, je pouvais prendre le problème partous les bouts, la réponse était toujours lamême : j'avais envie d'arrêter de jouer,mais je n'avais aucune, mais alors aucuneenvie de devenir un ancien joueur. Doncje m'entraînais encore plus dur pourrester titulaire. Il me restait un an, deux aumaximum, pour décider de la suite et pour

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me laisser draguer par des supportricesaccortes... et si possible rencontrer lafemme idéale – si d'aventure elle existait.

Tout un programme.

Le lendemain, j'ai répondu à Mathilde.Dans la foulée, je suis allé fureter dans saliste d'amis : la brune n'y figurait pas. Pasplus que sur les photos, pourtantnombreuses et souvent collectives. Oupeut-être là, en arrière-plan d'une photode vacances ? Impossible d'être sûr quec'était bien elle. La forme du visagepouvait correspondre, et le noir sage descheveux, mais il manquait quelque chose.Un rayonnement, peut-être. Dommage.

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Comme prévu, Mathilde n'a pas tardéà m'envoyer un message.

Merciii pour l'ajout. On essaiera depasser cette semaine à l'entraînement.Que dit le règlement du club finalementsur la bière des champions, au fait ?J'espère que c'est autorisé, au moinsavant la reprise du championnat.

« On » essaiera. Voilà qui me plaisait.Viendraient-elles toutes les deux ? Quiétait vraiment cette Mathilde ? J'ai évitéde trop réfléchir et j'ai dit oui pour labière.

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3

C'est moi qui avais proposé un lieu :Mercredi 18h18 à l'Escurial, ça te va ?

Elle avait répondu OK en moins de dixsecondes.

Nous avons tous, dans l'équipe, nosendroits secrets pour rencontrer en toutediscrétion des nanas ou les recruteursd'autres clubs. Certains fréquentent lespetits salons des cafés huppés du centre-ville, avec leurs fauteuils en velours.Pour moi, c'est l'Escurial : un petit bar

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tout simple où on ne parle jamais derugby et où flotte l'âme discrète etgénéreuse de Josie, la patronne. Sansdoute celle qui connaît le mieux ma viesecrète. Une personne étonnante, Josie :elle ne pose jamais de questions, maisquand on se retrouve seul au comptoir, ona envie de tout lui raconter. Et elle vousinvente des cocktails bien mieux qu'unbarman gominé du centre-ville.

Je suis arrivé tranquille à 18 heures,reposé de l'entraînement du matin. Lesuivant n'était programmé que lelendemain après-midi : pour la soiréecomme pour la nuit, toutes les fins étaientouvertes.

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Je me suis installé au fond sur unebanquette avec un livre. J'avais parié queMathilde arriverait juste après 18h30 –ça, c'était facile. Ce que je ne savais pas,en revanche, c'était si elle viendrait seuleou accompagnée. Dans nos échangesfacebook, elle était restée évasive sur lesujet, et je n'avais pas insisté de peurd'être trop lourd.

A 18h07, tandis qu'arrivait la premièrepinte, j'ai pensé que ce serait plus simplesi Mathilde venait seule. Je serais enterrain connu, il faisait bon dehors et ellen'avait apparemment pas froid aux yeux,on voyait assez facilement comment toutça pouvait se terminer.

A 18h13, avec une corbeille de chips,

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mes pensées ont dérivé vers son amiebrune. Je n'avais d'elle qu'un souvenirfugace : la forme d'un visage, un regard etune ombre sur une photo, mais il y avaiten elle un mystère que j'avais envie derésoudre. A moins que le mystère ne soiten moi ? Plusieurs fois j'avais été au bordde saisir ce qui m'avait attiré dans sonvisage, mais ça continuait à m'échapper.

A 18h19, une vision m'a traversé :Mathilde et son amie, toutes deux chezmoi après quelques cocktails... J'ai vitechassé l'idée de mon esprit : je ne savaispas qui était la brune, mais elle méritaitmieux que ça. J'ai repris mon roman etattendu tranquillement.

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Mathilde est arrivée à 18h31. Seule.

La bottine assurée et le chignon prêt-à-détacher, elle avait troqué le jeans et lehaut de survêtement pour une petite robed'été savamment échancrée. Lemaquillage était un peu trop appuyé à mongoût – mais le maquillage après tout, c'estcomme une robe : ça s'enlève.

- Alors comme ça, c'est ici que sortentles rugbymen ? a-t-elle demandé, les yeuxbalayant les vieilles affiches et lesvinyles de Josie accrochés au mur.

- Tu pensais qu'ils sortaient où ?

- Je ne sais pas, moi, dans des endroitsbranchés ?

- Les endroits branchés, c'est pour

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après les matches et on nous y connaît unpeu trop... Je t'offre une bière, ou uncocktail ?

Elle a pris une bière d'abbaye, legenre sucré et fort en alcool. Avant de laporter à ses lèvres, elle a levé son verre.

- A quoi trinquons-nous ?

Elle me regardait d'un air de défi,comme si elle s'attendait à ce que jeréponde « A nous ». J'ai eu envie de luidire que je n'étais pas un homme facile –mais ce n'était qu'une autre de cesrépliques qui mènent direct au lit, et jen'étais pas encore complètement décidé.

- Aux rencontres de fortune, et à lasaison à venir, j'ai annoncé.

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Nous avons parlé de tout et de rien.Mathilde avait vingt-huit ans et travaillaitcomme responsable adjointe d'uneboutique de mode, elle adorait le rugbydepuis toute petite et allait souvent austade, avec un faible pour Maxime Gentil,évidemment, mais plus encore, disait-elle, pour les joueurs qui mouillent lemaillot. De mon côté, j'ai raconté devieilles anecdotes de vestiaire – cellesqu'on s'amusait entre joueurs à fairecourir comme des histoires secrètes et quifaisaient notre légende d'hommes virils,buveurs héroïques et guerriers au grandcœur. Mathilde avait l'exclamationstimulante, mais aussi une fâcheusetendance à triturer son portable qui

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commençait à m'agacer.

- Tu n'es quand même pas en train detwitter que tu es avec moi, là ?

- Oh non !

Hum.

Elle a baissé les yeux en voyant monair dubitatif.

- Bon c'est vrai, j'ai twitté que jevoyais un rugbyman, mais promis, je n'aipas dit que c'était toi.

Elle a rangé le portable dans son sacet continué comme si de rien n'était :

- Et ce coup de poing à ce joueuranglais, alors, c'était bon ?

Ce n'était pas la première fois qu'on

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me demandait ça. C'était le fameux coupqui avait fait ma réputation, celui quej'avais tellement envie d'oublier. Parceque oui, sur le moment ça avait été bon,mon poing garderait à jamais la mémoirede ce menton british écrasé façon purée,mais je l'avais payé tellement cher. Douzesemaines de suspension, et une carrièreinternationale envolée d'un coup.

Un instant, j'ai pensé à son amie brune.Elle n'était peut-être pas aussi sexy, maiselle n'aurait pas posé cette question, ellene se serait pas répandue sur twitter, etelle n'aurait pas été si maquillée. Peut-être pas du tout.

- C'était con, surtout.

Elle a eu l'air déçue de ma réponse.

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J'ai enchaîné sur d'autres histoires, en meforçant un peu et en prenant garde à nelivrer aucun nom. La conversationpatinait et Mathilde riait un peu trop fort.

Josie est venue prendre nos verresvides sur la table en me jetant un regardqui signifiait quelque chose comme Jen'aime pas trop cette fille. Ça nem'étonnait pas. Josie a un flair qui ne sedément jamais. Ce qui ne m'empêche pasde temps à autre de passer outre ses avis– un guerrier fatigué peut bien s'autoriserà coucher avec une fan enthousiaste, non ?Quoique là, je sentais ma motivationvaciller.

- Vous prendrez autre chose ?

Les pupilles de Mathilde disaient Oui

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bien sûr.

- Tu vas voir, j'ai dit. Josie fait demeilleurs cocktails que tous les barsbranchés réunis.

- Ah oui ?

Elle s'est tournée vers Josie

- Et vous avez quoi ?

J'ai ri. Je savais à peu près ce quiallait suivre.

Et Josie n'a pas tardé à annoncer lacouleur :

- Ça ne marche pas comme ça ici,petite. Pour les cocktails, c'est moi quidécide, selon l'humeur et la tête du client.

Et elle a ajouté, perfide et rigolarde :

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- … et je crois que Romain ne s'estjamais plaint de mes intuitions.

Sur ce, elle a tourné les talons,sûrement un petit sourire satisfait auxlèvres.

J'ai profité du petit froid qu'elle avaitlaissé derrière elle pour soutirer aussifinement que possible à Mathilde desinformations sur la brunette.

- Margot ? Elle t'intéresse ?

Margot, donc. Mathilde s'est redresséesur sa chaise : j'avais tenté de prendrel'air aussi détaché que possible, c'étaitraté.

- Euh... C'est simplement que vousavez l'air tellement différentes.

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- C'est vrai. Elle déteste le rugby.

J'ai pu apprendre que Margot était unpeu graphiste et un peu photographe, etque les deux amies se connaissaientdepuis le collège. Mais Mathilde avaitmanifestement envie de jouer avec mesnerfs et elle a réussi à louvoyer jusqu'à ceque Josie arrive avec les cocktails.

- Un punch pour Monsieur, pas tropfort pour qu'il garde la tête froide...

Elle l'a posé devant moi sanscérémonial et s'est penchée versMathilde.

- Sex on the beach pour mademoiselle.Vodka, orange, un zeste de citron et undoigt de canneberge maison.

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… Et une pointe d'ironie, j'ai pensé,mais Mathilde ne semblait pas avoirremarqué. Ou alors elle faisait semblant,et elle était très forte. Dix ans de sportprofessionnel m'ont appris à ne pas sous-estimer les blondes qui maîtrisent l'art dudécolleté.

Ce que le rugby m'a appris aussi, c'estque sans plan de jeu bien défini, on finittoujours par laisser l'adversaire prendrel'ascendant. Savoir où tu vas : on enrevenait toujours à ça. Si uncommentateur s'était trouvé à l'Escurial, ilaurait très vite compris ce qui se passait :je ne savais pas jusqu'où je voulais alleravec Mathilde, et elle en profitait pouramener la conversation sur le terrainqu'elle avait choisi. Elle n'avait même

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pas besoin d'y mettre de la finesse.

- Sex on the beach... Au fait, je me suistoujours demandé : vous avez droit ausexe, avant les matches ? Comment ça sepasse ?

Et voilà. C'était une étrangeimpression. Quelques semainesauparavant, j'aurais sauté sur unepromesse de sexe facile, et maintenant jene savais plus. J'ai commencé à trouvervulgaire sa main qui s'avançait vers lamienne sur la table, par instinct je me suisredressé sur la banquette. Que m'arrivait-il ?

Bizarrement, j'ai repensé à une autrescène de bar, quelques années plus tôt. Cen'était pas à l'Escurial mais dans les

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fauteuils en cuir d'un club privé, et cen'était pas avec une fille mais avec lerecruteur d'un club parisien. Il avait toutfait pour me séduire : il promettait ungros salaire, des responsabilités, l'équipede France et la vie de la capitale. Etpourtant je sentais qu'il y avait un truc quiclochait. Un truc dans sa façon de parler,dans sa façon d'avancer la main sur latable, aussi, comme Mathilde. J'avaispoursuivi l'entretien, je voulais voirjusqu'où il voulait aller... et puis j'avaisvu : après un verre de whisky à vingteuros il avait commencé à dévoiler sonjeu. Le club avait envie d'un bad boy dansson vestiaire, le Roi du plaquage en têtede gondole, d'ailleurs il me promettaitqu'il remplacerait ce ringard de Clovis

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par un agent qui saurait faire fructifiermon image : « Opération coup de poingavec Romain Mevasta », il y a despaquets de fric à se faire avec ça, ha ha! Je m'étais retenu pour ne pas lui mettremon poing dans la gueule, et je l'avaisplanté là avec son whisky trop cher et sesidées dégueulasses.

Évidemment, Mathilde ne méritait pasque je la plante comme ça. Le problèmec'était moi, pas elle : j'avais envie derevoir cette Margot. Sans même savoirpourquoi. Il devait bien y avoir des motsà mettre sur un sentiment pareil, mais lesmots, ce n'est pas vraiment mon fort. Jeconnais le rugby mieux que la vie. Le

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rugby, qui me rappelait soudain que danstoute situation, la meilleure défenserestait l'attaque :

Je ne sais pas d'où ça m'est venu, d'unlivre peut-être, mais c'est sorti comme ça:

- Désolé, j'ai dit en souriant autant queje pouvais, je ne parle jamais de sexelors d'un premier rendez-vous.

- Ah ouais ? Mais c'est notre deuxièmerencontre, là.

C'était plutôt bien envoyé. Mais il yavait cette vulgarité dans le ton... Non,vraiment, il fallait que je me sorte de là.Heureusement, son téléphone a vibré. Ledixième message depuis le début de la

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soirée. Elle l'a consulté, j'en ai profité :

- C'est un prétendant qui te poursuitcomme ça ? Attends, laisse-moi deviner :c'est Maxime Gentil.

Elle a ri. Elle a rougi, aussi. J'avaispeut-être tapé juste. Ça m'était déjàarrivé, qu'une fille m'aborde simplementpour pouvoir aborder un joueur plus envue. Ça ne me vexait même plus. Nousautres, les avants, nous sommes un peucomme les bassistes d'un groupe de rock,dans l'ombre du chanteur vers qui vont lesgroupies les plus jolies.

- Alors ?

- Si tu veux savoir, ce texto là, c'étaitMargot.

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- Tu lui as dit que tu prenais un verreavec moi ?

- Non.

Elle avait dit ça en me regardant d'unair de défi. Ce regard qui dit « On y va ?» mais qui attend que l'homme fasse lepremier pas. C'était ce moment où l'onpeut reprendre un verre ou se lever. Lemoment où en général je n'hésitais plus,droit vers chez moi pour aplatir dans l'en-but, comme un ado prêt à mettre une croixsur son caleçon à chaque nouvelleconquête. Mais l'envie n'y était pas.J'avais appris à écouter mon corps.J'allais devoir apprendre à écouter aussima tête, qui me disait qu'il faut savoirrésister à un coup d'un soir.

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Je m'en voulais presque del'éconduire.

- Il va falloir que j'y aille.Entraînement tôt, demain matin. Je teraccompagne ?

OK, je reconnais, c'était peut-être unpeu brusque. Elle m'a contré tout de suiteavec la lèvre déformée de celle qui n'aplus rien à perdre.

- Mais ce n'est pas l'après-midiseulement, votre entraînement ?

Comment pouvait-elle savoir ? J'aiprétexté la muscu, l'entraînementphysique, les tests physio, tout ça.

- Je vois.

Et la communication a été coupée.

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Je n'étais pas fier de moi. Maisl'aurais-je été plus si j'avais couché avecelle ? Mon petit doigt me disait que nousnous reverrions de toute façon.

Il était loin d'imaginer ce qui sepasserait le lendemain.

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4

Quand j'étais cadet, mon entraîneurrépétait souvent qu'un match peut segagner rien qu'avec les yeux.

Il ne parlait pas de vision du jeu, maisde la façon de regarder l'adversaire,avant le coup d'envoi ou pendant lematch. Le moment le plus fort, c'est enmêlée, quand les trois gros de devants'affrontent du regard avant l'assaut. Je lesais, parce qu'avant de terminer macroissance, en sélection de jeunes, j'étaisun des trois petits gros baraqués dedevant. Les hommes forts, les durs dedurs, ceux qui portent les numéros 1, 2 et

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3. J'étais un pilier.

A la fin de l'adolescence, j'ai pris descentimètres, gagné quelques kilos demuscles et perdu deux tonnes de gras.Depuis lors, je commande les mêléesdepuis l'arrière, en troisième ligne, maisj'ai gardé cette habitude de regarder mesadversaires dans les yeux sur le terrain.Je sais quand un joueur est sur le point decraquer en mêlée, j'ai appris à lire ladéfaite dans un œil qui se résigne, j'aimême appris à bluffer, en gardant unregard de tueur même quand je suis àl'agonie. Mais ça, c'est sur le terrain.Dans la vie, je suis moins doué. De toutefaçon, je préfère voir plutôt qu'être vu.L'image, toujours.

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Vous comprendrez que je n'ai pas sautéde joie quand on nous a appris par mailque l'entraînement du jeudi commenceraitpar la photo officielle du club.

Rasez-vous ou taillez vos barbes,disait le message.

Pour ma part, j'avais bien envie degarder mes poils en vrac. Ça n'avait paseu l'air de déranger Mathilde.

La photo officielle était une vraietradition du début de saison. Le présidentétait là, les sponsors aussi, et quelquesjournalistes. Pour la plupart de mescoéquipiers, c'était une récréation : c'estquand même plus reposant que de plaquer

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des sacs de sable ou d'enchaîner lessprints de quinze mètres avec trente kilosde lest accrochés au dos. Et puis, avec letemps, on avait appris à rigoler avecDédé, le photographe. Un type à la coule,un vrai passionné de rugby avec qui onpouvait refaire l'histoire du club le soirau bistrot. Sauf que Dédé n'était pas là.Le président a fait un discours assorti à sacravate pour nous annoncer qu'il avaitdécidé de faire appel à une jeunephotographe de talent pour rajeunirl'image du club. Mouais.

Puis elle est arrivée, le sourire un peucrispé, un appareil à trépied dans la maindroite.

Margot.

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Nous étions déjà tous installés sur uneestrade aux couleurs du club, en troisrangs, les petits devant et les grandsderrière, trente colosses raides commedes piquets en attendant qu'on nousdemande de sourire.

Margot n'avait rien des atoursprovocants de Mathilde. Elle portait unpantalon noir, des baskets de ville, unchemisier rouge carmin aux couleurs duclub, et une veste à épaulettes, peut-êtrepour se donner un supplément deprésence. Mais il en faut peu à trentegaillards gonflés de testostérone, et deuxminutes d'attente pour régler le matérielpeuvent suffire à transformer trente

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sportifs de haut niveau en une classe decollégiens chahuteurs. De discrets siffletsont commencé à fuser dans les rangs. « Jesens que mon petit oiseau va sortir », alancé un couillon du centre de formationnon loin de moi. Un arrière australien aproposé, un peu plus fort, de prêter sonzoom à la photographe. Ça m'aurait peut-être fait rire, l'année précédente. Leprésident est intervenu comme l'aurait faitun principal de collège.

- Silence dans les rangs, la disciplinesur le terrain doit commencer ici !

Décidément, je ne le sentais pas, ceprésident. Pour détendre tout le monde,j'ai pris ma voix de capitaine :

- Concentrés sur l'objectif, les mecs !

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Les gars ont ri, même quelquesanglophones qui, après quelques annéesen France, commençaient à se prendre aujeu des calembours.

Margot a enfin terminé ses réglages.Elle a levé la tête, lentement, et sans riendire elle a passé les troupes en revue duhaut de son mètre soixante.

Je lui ai adressé un bref clin d’œilquand nos regards se sont croisés, justecomme ça, histoire de dire que je mesouvenais d'elle. Mais elle n'a pas réagi.Aussitôt, je m'en suis voulu. Ce que jepouvais être balourd ! Évidemment, ellene pouvait pas savoir que je pensais àelle depuis cinq jours, elle avait autrechose en tête que mes cent onze kilos. Et

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puis, qui fait encore des clins d’œil denos jours ? A coup sûr j'étais passé pourun égrillard de plus, pas plus malin queles remarques à base de petit oiseau desdeux blaireaux qui m'entouraient.

Le regard, toujours. On peut gagner unmatch de rugby rien qu'avec les yeux. Onpouvait aussi tout perdre avec une fille enun clin d’œil.

Je ruminais ça dans ma tête etj'écoutais à peine les directives que nousdonnait Margot. Ouvrez les yeux. Necherchez pas à sourire. Un peu plus àdroite, le jeune homme blond audeuxième rang. Regardez-moi dans lesyeux – j'ai dit, les yeux (oh, elle avait del'humour, en plus!). Elle était arrivée

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petite et timide, mais une fois l'appareilen mains et la séance commencée, ellevous dirigeait une équipe de rugbycomme le plus barbu des capitaines, onaurait dit qu'elle avait gagné dixcentimètres en quelques minutes. Et moiqui cherchais désespérément son regardpour lui lancer un message d'excuse –comme si j'allais pouvoir lui dire tout ceque j'avais sur le cœur en une fraction deseconde, et sans mots.

De toute façon elle n'a plus tourné latête vers moi. La séance était bientôtfinie.

- C'est tout bon, merci messieurs !

Le président a annoncé que quelquesjoueurs seraient appelés pour des

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shootings en petit comité, pendant ouaprès l'entraînement, et il est parti avecMargot vers le siège du club.

Je savais de quoi il retournait : unemarque de produits laitiers avait payécher pour s'offrir une place sur lesmanches de notre maillot. Un peu partouten ville, on verrait bientôt la tête deMaxime Gentil et des beaux gosses del'équipe, sourire aux lèvres et yaourt enmains. De mon côté, j'avais toujoursrefusé de me prêter à ce jeu. Chaquesaison, on me demandait de faire uneffort, chaque saison je disais non. Etpuis cette année, on ne m'avait même pasdemandé. Le message était clair : jen'étais plus une figure de proue du club.

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L'entraînement s'est passé sans entrain.A chaque fois que j'entendais les gars desbureaux appeler un joueur pour aller sefaire photographier, j'étais un peu jaloux.Le coach a même dû me rappeler àl'ordre pour que je me concentre sur lescombinaisons en touche. Le genre de trucqui n'arrive jamais. L'arrivée de Margotavait vraiment déréglé quelque chose. Ilfallait que je lui parle. Pour lui dire quoi? On verrait bien. Mais si je ne le faisaispas maintenant, je n'en aurais peut-êtreplus jamais l'occasion.

J'ai fait un peu de rab' d'exercicesphysiques pour me laver le cerveau avant

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de passer à la douche, et une fois rhabilléje me suis dirigé vers les bureaux dusiège.

Dans le couloir, j'ai croisé un desassistants du club. Il m'a dit qu'il restaitencore un dernier shoot, avec Maxime etNick, l'Australien au gros zoom.

- Ils sont avec la photographe. Je vaisleur chercher un café et je reviens !

Le studio était au bout du couloir.Derrière la vitre teintée, on ne devinaitque des ombres. Je ne savais pas ce quej'allais faire, peut-être simplement lasaluer. Au dernier moment, j'ai pensé queje pourrais lui offrir un gâteau – unPrince, bien sûr, ce serait charmant. Il yen avait dans le distributeur près des

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machines à café. J'ai cherché des piècesdans ma poche. Je n'avais que quelquescentimes : le reste était parti la veille,dans la caisse de Josie. Décidément, cen'est pas facile être romantique. J'allaisrattraper l'assistant pour lui emprunterdeux euros, quand j'ai entendu une voixs'élever dans le studio.

La voix d'une fille qui dit non.

J'ai hâté mes pas vers le fond ducouloir. En ombre chinoise, je distinguaisMaxime et Nick qui avançaient versMargot. On aurait pu croire qu'ilsplaisantaient, mais je sais parfaitement cequ'est une libido de rugbyman. Ce n'étaitpas pour rien que le club avait délégué ungars pour surveiller le shooting. Mais

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maintenant que l'assistant était partichercher un café, allez savoir ce quipouvait passer par la tête de ces deuxcons.

J'ai pressé le pas jusqu'à pouvoirdistinguer leurs voix.

- Allez, quoi, on rigole ! disaitMaxime dont l'ombre avançait vers lajeune femme.

Je suis entré sans frapper. Max et Nickavaient aux lèvres un sourire bien peuféministe, et Margot avait perdu cettelueur dans le regard qui, tout à l'heure,avait maté tout le monde en douceur. Il n'yavait plus qu'un demi-mètre entre elle etle mur du fond, et les deux autresavançaient. Y avait-il réellement du

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danger dans la pièce ? Je ne pouvais mefier qu'à mon instinct, et l'heure n'étaitplus aux questions. Exit le princecharmant, cette fois je me suis vu ensauveur. Je me suis dirigé vers Maximeaussi calmement que possible.

- Dégage, Max.

Il a été surpris de me voir mais nesemblait pas gêné.

- On rigole, ho ! Calme-toi, gros. Onest en pause, là, on n'a pas fini.

Il avait son air de petit malinintouchable que je n'ai jamais aimé. Et ilcontinué, sournois :

- Ce n'est pas de ma faute si on ne t'apas demandé de faire des photos.

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C'est à cette seconde que j'ai pété lesplombs. J'aurais dû demander d'abord àMargot si elle avait besoin de quoi que cesoit, mais c'était un de ces moments oùréfléchir semble une perte de temps. Je nevoulais même pas savoir ce qui s'étaitpassé, je ne pensais qu'à ce que ces deuxlascars auraient pu faire si je n'avais pasdéboulé dans le studio. J'ai foncé surMaxime, j'ai attrapé le col de sa veste deminet et je l'ai balancé contre le mur.

- Tu vas immédiatement t'excuserauprès de cette demoiselle.

Mais Maxime se foutait bien deMargot. Il a attrapé ma main pour tenterde se dégager, il a fermé le poing commes'il s'apprêtait à me frapper, je sais qu'il

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n'aurait jamais osé le faire mais c'étaitplus fort que moi, le marron est parti. Pasfort mais d'un coup sec, en plein dans lenez du joli cœur. De quoi lui faire unejolie cicatrice.

Il a crié, d'étonnement autant que dedouleur. Pendant ce temps ce couillon deNick regardait ses pompes. Quant àMargot... Je crois lui avoir demandé sielle allait bien mais je n'en suis mêmeplus sûr. Elle semblait soulagée eteffrayée en même temps, bouleversée entout cas, j'ai croisé son regard unefraction de seconde, pas assez poursavoir si elle me remerciait avec encoreun peu de peur dans les yeux, ou si elle sepensait seulement : « ce type est fou ». Al'école du rugby, on n'apprend pas à lire

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dans le regard des jeunes femmes. Elleallait dire quelque chose quand l'assistantest arrivé en courant, alerté par le bruit. Ila crié lui aussi, et deux autres types sontsortis des bureaux : un cadre du sponsor,tout désappointé de voir que son lait avaitmal tourné, et un des coaches qui arapidement mis fin à l'incident. Ensuite ila fallu rester parce que le présidentvoulait nous voir, il était plus rouge quenotre maillot tout neuf – et pendant qu'onnous engueulait comme des gamins, j'aivu un des assistants qui escortait Margotvers la sortie en se confondant enexcuses.

Margot, qui ne m'a même pas regardé.

Ah, pour ça, j'avais bien merdé.

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5

- Tu as bien merdé encore une fois,m'a dit Clovis le soir-même.

Je l'avais appelé en urgence pour fairele point avec lui à l'Escurial. J'ai narréles faits sans préciser que je connaissaisla photographe. D'ailleurs, pouvait-onvraiment dire que je la connaissais ? Jen'avais aucune envie de m'étendre sur cepoint. J'ai bu une grande gorgée de bière.

- Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ! Ily a des années que je n'avais pas donnéun vrai coup. Et encore, je me suis retenu.Je te trouve injuste, là. cœur

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- Je ne suis pas là pour te dire ce quiest juste ou injuste, je suis là pourt'expliquer ce que tout le monde va penserde cette histoire. Tu crois que tonprésident va regarder tes statistiques debaston ces dernières saisons ? Tu croisque le club te loupera si le beau Maximea un coquard à cause de toi ? Tu croisqu'il va se trouver une seule personne aucomité de direction pour soutenir la thèsedu chevalier au grand cœur qui vientsauver la frêle demoiselle des griffes dela star au beau sourire ?

C'était dur à entendre, mais c'étaitjuste. Évidemment. C'était ce que j'aimaischez Clovis : cette capacité à regarder leschoses en face. Après des années, il étaitdevenu beaucoup plus qu'un agent : un

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conseiller, un protecteur, un ami.

- Pour moi les choses sont claires, a-t-il repris en commandant un autre demi.Première inconnue : que va faire laphotographe ? Si elle dépose une plaintecontre Max et Nick, tu es sauvé. Mais leschances sont de... quoi : un pour mille ?Un pour dix-mille ? On ne sait même pasce qui s'est vraiment passé.

C'était ça qui me minait. Je n'étaismoi-même pas complètement sûr de ceque j'avais vu, ou entendu. Je savais déjàce qu'allait me dire Clovis : si Margot neparlait pas, je ne pourrais pas accuserMaxime de quoi que ce soit. Que vaudraitla parole de Romain Mevasta, le roi duplaquage, le vieux guerrier, contre celle

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de Maxime Gentil, le chéri de ces dameset des sponsors ? Sans compter qu'il étaithors de question pour moi de solliciterMargot dans cette affaire. Ah non,vraiment, j'étais bien coincé.

- … Deuxième inconnue, continuaitClovis : le nez de Maxime. S'il a unemarque, ou pire ! si tu lui as cassé le nez,alors le club devra inventer une histoirepour couvrir tout ça. Ils ne voudront pasimpliquer la fille, ils n'auront pas d'autrechoix que de te mettre tout sur le dos etlà, pardonne-moi de te le dire, mais tacarrière...

- Merci, je sais.

- Cela dit, il n'aura peut-être aucunemarque. Ou une vague cicatrice qu'il

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pourra exhiber en disant qu'il s'est fait çaen plaquant un colosse qui emmerdait uneserveuse. Dans ce cas, tu écoperasseulement d'un blâme pour le coup depoing - ou de rien du tout parce que, quoiqu'il se soit vraiment passé avec laphotographe, le club aura surtout intérêt àétouffer l'affaire.

- Ouais. Espérons.

Une part de moi avait quand mêmejoliment envie que le nez de ce petit consoit amoché.

- La troisième inconnue, c'est ce queva faire Maxime. Ce qu'il va raconter auxgens. Et ça, on ne sait pas.

- Je pourrais appeler Nick pour le

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sonder.

- Surtout pas. Toi, tu restes bien sage.Il faut d'abord surveiller ce que Maxraconte à l'extérieur. Je vais mettre ungars pour surveiller ses comptes twitter etfacebook, ce soir et toute la nuit ; s'ilbouge on réagira dans l'instant. S'il ne faitrien, on ne fait rien non plus. Bref : waitand see.

Attendre. Ce n'était pas vraiment monfort. C'est étrange, quand même : sur leterrain, j'étais celui qui savait resterlucide, celui qui pouvait prendre lesdécisions en fin de match quand tout lemonde était mort de fatigue. Mais dans lavie de tous les jours, ça semblait

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tellement plus difficile.

- OK, j'ai dit à contrecœur.

Clovis, lui, ramassait déjà ses affaires.

- Josie, tu veilles sur le petit ? Encoreun verre maximum. Qu'il n'aille pas sesaouler comme un Anglais.

C'est vrai que c'était tentant, de s'offrirune belle cuite, mais je n'allais quandmême pas jouer la scène du garsdésespéré qui se pinte tout seul aucomptoir du bar. De toute façon, même sij'avais voulu céder au cliché, ou auwhisky, Josie n'aurait pas hésité à mebrandir un carton rouge sous le nez. C'estpour cela aussi que j'allais toujours chezelle.

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… Et la voilà, d'ailleurs, quis'approchait de moi avec l'air de celle quine vient pas pour prendre une commande.

- Dis-donc petit, tu ne vas pas me lafaire à moi. Cette photographe, tu l'avaisdéjà vue ?

- Non, je...

- Oh ! Ne te fous pas de moi. Il y aquelque chose qui ne tourne pas rond et tuvas me dire quoi. Hier soir déjà, avec lablonde, je t'ai trouvé bizarre. Etmaintenant, tu cognes Gentil pour unehistoire de fille ? Alors que, si j'ai bienentendu, tu n'avais rien à faire dans cestudio ? Faut que tu m'expliques, là.

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On ne peut pas mentir à Josie. On nepeut même pas cacher une partie de lavérité, elle le sent tout de suite. Alors jelui ai expliqué ce que j'avais fini parcomprendre.

- Tu as déjà remarqué qu'on peuttomber amoureux d'un héros ou d'unehéroïne de cinéma ? j'ai demandé.

Josie a levé un sourcil.

- Hmm ?

- Depuis que j'ai commencé à lire, jeme suis rendu compte que ça peut arriveraussi avec les héroïnes de roman. Et là, jecrois bien que je viens de rencontrer unede ces héroïnes, mais dans la vraie vie...

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Une fille réservée et volontaire, unoiseau fragile qui n'avait pas peurd'évoluer dans un monde d'hommes. Unefille dont je ne savais rien, et sur laquellej'avais soudain envie de projeter tout ceque j'attendais de la vie en général etd'une femme en particulier. Voilà, c'étaitquelque chose comme ça. Bien sûr je n'aipas réussi à le dire comme ça, mais çadevait y ressembler.

Josie m'a écouté, sans rien dire oupresque. Elle semblait comprendre. Puiselle m'a servi un verre d'eau, et elle m'aregardé avec dans les yeux l'ironie tendred'une bistrotière et tout l'amour d'unemère.

- Ça t'est déjà arrivé, dans ta vie,

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d'écrire un message d'excuses, ou est-ceque ta fierté de mâle t'en empêche ?

J'ai dû avouer qu'en effet, ce n'étaitpas ma spécialité.

- Eh bien, il n'est jamais trop tard pourapprendre, a conclu Josie.

Et elle est partie chercher du papier etun crayon derrière son comptoir.

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6

Je suis rentré chez moi, j'ai bu ledouble whisky que Clovis m'avaitinterdit, et me suis couché en essayant dene pas trop penser. J'ai fini parm'endormir à trois heures du matin.

La nuit ne m'a pas porté le moindreconseil, mais au réveil il me restait celuide Josie.

Écrire à Margot.

J'ai mis en route un grand café bientassé, et je m'y suis mis.

Reste simple, surtout ne cherche pasles grands mots. Tu lui écris que tu as eu

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peur pour elle et que tu ne sais pas cequi t'as pris, et tu présentes tes excusescomme un homme, un vrai, devraitsavoir le faire. Voilà ce qu'avait dit Josie.Dans sa bouche, ça semblait facile. Maisdevant la feuille blanche, aucun mot neme venait.

J'ai écrit son nom, pour commencer.

Margot,

Mais rien n'est venu. En dessous, j'airéécrit :

Margot,

J'avais l'impression d'être en train devivre une scène de roman à l'eau de rose.

J'étais ridicule.

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J'ai chiffonné la feuille et l'ai lancéevers la poubelle. Tir manqué. Puis j'aiouvert l'ordinateur et me suis connecté,comme si cela pouvait m'aider à avancer.L'incident de la veille ne s'étaitmanifestement pas trop ébruité, lesréseaux sociaux restaient muets. J'allaisme remettre à ma lettre quand montéléphone s'est réveillé à son tour. C'étaitun SMS du secrétaire général du club, enmode télégramme.

Romain. Dispense d'entraînement cetaprès-midi. Consigne générale : pas unmot sur l'histoire d'hier. Réunion demain10h dans le bureau du président. Clovisprévenu. D'ici-là repose-toi, fais autrechose, je crois que tu en as besoin.Réponds juste OK quand tu auras ce

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message, on se parle demain.

Même pas un coup de fil pour dire leschoses. C'était bien leur genre, dans lesbureaux.

J'ai répondu : OK – merci de m'avoirappelé. Puis je suis allé frapper quelquessacs de sable dans le garage pour mevider la tête, j'ai déconnecté le wifi avecautant de force que si j'avais arraché desfils, et j'ai coupé mon téléphone. Lemonde pouvait bien s'arrêter de tournerquelques heures, j'avais toujours unelettre à écrire.

Margot,

Je ne sais pas vraiment que te dire

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après ce qui s'est passé hier...

Le message n'avançait pas vite,j'effaçais mes phrases sitôt commencées,mais il progressait. J'avais promis à Josiede l'écrire. Je me l'étais surtout promis àmoi-même. Pas question de lâcherl'ordinateur tant que je n'aurais pasterminé.

Il m'a fallu deux heures pour poser unpoint final. A chaque phrase, j'hésitais àtout reprendre depuis le début. J'ai finiaussi épuisé qu'après deux heures en sallede sport.

Évidemment ce n'était pasShakespeare, mais tant bien que mal, je

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crois que j'ai réussi à dire que j'étaisdésolé d'être intervenu de cette façon.Cela dit, s'excuser n'était pas le plusdifficile. Le plus difficile, c'était de nepas dire pourquoi j'étais allé au studio,pourquoi je lui avais adressé ce clind’œil, pourquoi j'avais eu envie de larevoir...

J'avais bien été tenté de déballer monsac d'un coup. Au moins je me sentiraislibéré, pensais-je. Mais quand j'en avaisparlé à Josie, la veille au soir, elle m'enavait dissuadé.

- Il y a un temps pour demanderpardon, un autre pour le reste. Chaquechose en son temps, ne va pas l'effrayeravant de l'avoir revue !

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Puis elle avait ajouté cette phraseénigmatique :

- De toute façon, ce que tu as en tête seretrouvera entre les lignes. Si elle estintelligente et sensible, elle comprendra.

Ça m'avait paru étrange, maismaintenant que je me relisais, avec laterreur de laisser passer une fauted'orthographe, je commençais àcomprendre un peu. Des choses quej'avais pensées tellement fort et quej'avais supprimées semblaient seretrouver là, en suspension sur l'écran. Oun'y avait-il que moi pour les voir ?

Restait à trouver l'adresse de Margot.

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Les recherches que j'avais faites la veillesur le web, avec les maigres infos dont jedisposais, n'avaient donné aucun résultat.Où donc chercher ? Les pistes les plusévidentes semblaient bouchées. Il étaithors de question de demander au club, oùl'on devait être en train de régler mon sortà huis-clos. Pas question non plus desolliciter Mathilde – je voyais d'ici toutesles complications que cela engendrerait,et je n'en avais pas besoin. Le seul espoirqui me restait, c'était Clovis. Il aimaitbien jouer au détective privé pour glanerdes infos sur le marché des transferts – jele soupçonnais même d'avoir choisi sagarde-robe après avoir regardé l'intégralede Columbo ; il n'en avait pas changédepuis vingt ans. De toute façon, il fallait

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que je l'appelle pour préparer l'entretienavec le président, et la confrontation avecMaxime.

J'ai rallumé mon téléphone etrebranché le wifi. Ma messagerie vocaleannonçait huit messages. Facebook ettwitter étaient plus calmes : le secretavait été gardé par tout le monde surl'incident de la veille. C'était déjà ça.

C'est à ce moment-là que j'ai entendule petit grelot notifiant l'arrivée d'unnouveau mail.

Expéditeur : Margot Belmont,Photographe.

C'était elle !

J'ai respiré longuement par le ventre

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avant de cliquer pour l'ouvrir.

Sur la première ligne, il n'y avait qu'unmot.

Merci.

La suite était tout aussi courte.

Mathilde m'a dit un jour que le rugbyétait un sport de brutes pratiqué par desgentlemen. La séance d'hier m'a montréque j'avais raison de ne pas y croire.J'espère que ce qui s'est passé ne vousportera pas préjudice. En tout cas, votregeste, même exagéré, aura plus faithonneur à votre sport que les attitudesde certains. Merci, donc.

Salutations.

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MD

C'était court mais tout y était, oupresque. Je me suis souvenu de mes coursde français au lycée, avec ces fameuxcommentaires de texte auxquels je n'avaisjamais rien compris. Ça me semblait plusclair, à présent. C'était étrange, cesentiment de voir au-delà des mots : laréférence à Mathilde pour dire qu'elle sesouvenait de notre rencontre, la mentiond'un préjudice qui laissait entendrequ'elle avait été contactée par le club, cegeste « exagéré » qui laissait supposerqu'elle n'avait rien subi de très grave, etnéanmoins ce merci qui répondait à laquestion qui me hantait depuis la veille :

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étais-je fou, ou avais-je bien faitd'intervenir ?

C'était court, mais ma journée étaitdéjà sauvée.

***

Sur mon téléphone, cinq des huitmessages venaient de Clovis. Je l'airappelé illico.

- Tu as du nouveau ? j'ai demandé.

- Tu veux dire, à part le fait que leprésident veut ta peau, que tous lesrecruteurs sont sur les dents et que tu peuxfaire une croix sur ta carrière si on neprépare pas une défense d'airain pourdemain matin ? A part ça, non.

- Figure-toi que j'en ai, moi, du

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nouveau.

- Ah ?

Je lui ai lu le mail de Margot, enescamotant la mention de Mathilde. Jesentais mon Clovis trépigner à l'autrebout du sans-fil.

- Mais c'est génial !

Je l'avais rarement connu aussienthousiaste. Je me suis mis en modeméfiance.

- Il faut absolument leur montrer cemail demain matin, a continué Clovis.

- Pardon ?

- Tu ne vois pas que c'est ta chance,champion ? Dommage qu'elle ne cite pas

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Gentil, mais quoi que dise ce petit con, tupourras lui mettre ça dans les dents. C'estla preuve qui nous manquait pour montrerque ce n'est pas toi, le méchant del'histoire.

Je l'ai coupé net :

- Il est hors de question de montrer cemail à qui que ce soit, Clovis.

Il a manqué de s'étrangler. J'ai hésité àtout lui raconter, et puis finalement non.Je m'en suis sorti en disant que je voulaisne parler que de rugby, et qu'on pourraittoujours garder cet atout dans notremanche au cas où les choses tourneraientvraiment mal. Clovis saurait très bien s'enservir comme d'une menace – c'était aussiun redoutable joueur de poker.

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Je lui ai donné rendez-vous pour fairele point un peu plus tard.

- Bon, si ça t'intéresse j'ai quand mêmeeu quelques échos du club, a-t-il ajouté.Sache qu'officiellement tu es endélicatesse avec un adducteur, pas avecMaxime. Voilà pourquoi tu es dispenséd'entraînement. Essaie d'en profiter pourne pas faire de connerie.

J'ai dit oui.

En attendant, j'avais surtout unnouveau mail à écrire. J'ai mis le premierà la poubelle sans trop de regret. Jesavais que celui-là me prendraitbeaucoup moins de temps.

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Merci Margot.

Merci, et pardon. Je ne suis peut-êtrepas un véritable gentleman mais je nesuis pas une brute, quoiqu'avant votremail je commençais à en douter.

Je lui ai dit qu'une réunion était prévuele lendemain pour statuer sur les suites del'incident, et j'ai promis que je neparlerais pas de son mail.

… et si vous acceptez que je vousinvite pour me faire pardonner, j'enserais très heureux.

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Je lui ai proposé de nous voir pour undéjeuner, ou pour un café. Pas un soir : çan'aurait pas été très gentleman, et elleaurait certainement refusé.

Et j'ai cliqué sur Envoyer.

J'espérais secrètement une réponseimmédiate, mais ma boîte mail a mis dutemps à clignoter. Pour tromper l'attente,j'ai branché ma vieille console pourexploser quelques monstres japonaisentre deux coups de fil à mes copains del'équipe.

Les nouvelles n'étaient pas tropmauvaises. Apparemment, Maximen'avait presque rien. Ça avait quand

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même pas mal jasé entre joueurs, et levestiaire était divisé entre les partisansde Gentil et les miens. Clairement, nousn'étions pas les plus nombreux, mais çaaurait pu être pire.

A 17h57, Margot a fini par répondre

Elle disait oui.

Ce serait le dimanche, à seize heures,en plein pendant le match amical prévucontre une sélection juniors de la région,pour lequel je serais à coup sûr suspendu.

Le club pouvait dire ce qu'il voulait, jem'en foutais, j'étais heureux un gamin.

Quelques minutes plus tard, Clovis arappelé. Il allait bien falloir redevenir

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adulte.

***

Samedi, dix heures. Le bureau duprésident, au siège du club, était fait pourimpressionner ses interlocuteurs : unebatterie de trophées derrière une vitrineaux reflets dorés, des photos de joueursqui avaient fait la légende du club – etpour beaucoup, de l'équipe de France...Ce n'était pas seulement un homme quivous accueillait, mais tous les grandsanciens qui avaient revêtu ce fameuxmaillot rouge, et avec eux près de centans d'histoire du rugby.

J'y avais passé des heures, dans cebureau, avec l'ancien président, à discuterde l'avenir de l'équipe quand j'étais

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capitaine, à négocier des primes, à signerdes contrats. Et voilà que j'y revenaispour passer en conseil de discipline.

Maxime était déjà là, la mine fermée,mais le nez intact. J'avais dû fracturer safierté, mais ça ne se verrait pas sur uneradio, ni à la télé. Je me suis installé leplus loin possible de lui. C'était unescène étrange : lui et moi comme deuxgamins convoqués chez le proviseur, deuxgamins célèbres avec nos agents en guised'avocats.

Clovis, la veille, avait parfaitementrésumé la situation : le mieux était qu'ilne se passe rien.

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- Fais profil bas, petit. Ne dis presquerien, et sois conciliant, autant quepossible...

Il semblait redouter que je n'engageune baston dans le bureau présidentiel.S'il savait ! J'avais les deux mails deMargot ouverts dans mon smartphone,comme un talisman, et j'étais plus calmeque jamais. Je me suis étonné moi-même :j'ai été mielleux avec le président, j'aiprésenté mes plus plates excuses àMaxime en le regardant droit dans lesyeux, et c'était presque aussi jouissifqu'un coup de poing, avec ma bouche quidisait « pardon » et mon regard qui disait« je sais ce qui s'est passé ».

Et comme la comédie de l'hypocrisie

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arrangeait tout le monde, eh bien, tout lemonde a été content. Bien sûr, j'ai tiquéquand le président, après son petitdiscours, m'a annoncé qu'il me retirait levice-capitanat et qu'un futur Conseilstatuerait sur une éventuelle amendefinancière.

- Et pour le match amical de dimanche? a demandé Clovis.

Le président a soupiré, et m'a regardé.

- Considérez-vous comme suspendu.Et je vous veux irréprochable la semaineprochaine à l'entraînement. Compris ?

Un an plus tôt, j'aurais été dévasté,mais tant de choses avaient changédepuis. J'ai eu beaucoup de mal à ne pas

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sourire, mais je crois que personne n'aremarqué. Qui a dit que je manquais deself-control ?

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7

… Et le dimanche est arrivé.

J'avais proposé à Margot de nousretrouver dans un café du centre : unterritoire neutre, des banquettesmatelassées, je voulais avant tout larassurer.

Et pour me rassurer, moi, j'avais finipar me persuader que cette rencontreserait presque banale. Je m'expliquerais,on se quitterait bons amis mais onn'échangerait pas pour autant nos numérosde portable – moi parce que je n'oseraispas, elle parce qu'elle n'y penserait mêmepas. Bref, me disais-je pour couper court

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à toute déception, ce serait la fin d'unehistoire qui n'avait même pas commencéet qui m'avait déjà valu quelquesemmerdes. Que pouvais-je attendre, detoute façon ? Avec un brin de recul,j'imaginais sans trop de peine le portraitque Margot devait se faire de moi : uncolosse qui savait peut-être écrire desmails, mais qui ne maîtrisait pas ses nerfset brandissait le poing plus vite qu'il neréfléchissait. Un type qui mesurait deuxtêtes de plus qu'elle et pesait plus dudouble de son poids : j'aurais beau fairetous les efforts du monde, même enmettant une perruque de chevalier blondfrisé, je ne ressemblerais jamais à sonprince charmant.

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Je suis arrivé à seize heures pile.Quelques secondes plus tard, elle faisaitson apparition. Elle portait un pantalonnoir et un haut blanc en soie, recouvertd'une veste grise (sans épaulettes, cettefois), les cheveux sagement tenus par unebarrette sur le côté gauche. Une élégancetout en retenue, comme si elle cherchait àse fondre dans le décor. Mais chacun deses gestes avait une grâce naturelle quime touchait.

Elle a regardé autour d'elle en tournantla tête lentement. Elle a souri en mevoyant, elle s'est avancée vers moi, et pardessus la table m'a tendu une mainminuscule tout en me saluant.

- Ça me fait plaisir de vous voir, j'ai

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bafouillé.

- Ça me fait bizarre de dire ça, mais...moi aussi.

Elle s'est assise, nous avonscommandé le même thé, noir à lacannelle. J'avais préparé quelquesphrases, elle aussi peut-être, mais lescirconstances ont vite balayé tout ça.

- Je ne pensais pas que les rugbymenbuvaient du thé, a-t-elle remarqué.

- Dois-je vous rappeler que le jeu aété inventé en Angleterre ?

Elle a rosi légèrement pendant que jeservais le liquide dans nos tassesblanches. Nous avons parlé de tout et derien, en laissant tacitement flotter entre

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nous les deux sujets délicats : le coup depoing de jeudi, et Mathilde. La blondeavait-elle raconté notre rendez-vous à sonamie ? Margot lui avait-elle dit que nousnous retrouvions cet après-midi au café ?J'avais très envie de savoir mais jem'étais promis de ne pas poser laquestion. Boire du thé et rester fair-play.Gentleman.

- C'est fou comme vous pouvez êtredifférente, ai-je lancé soudain, tout-à-trac. Entre la jeune femme timide que j'aicroisée au supermarché et la photographequi commande à trente gaillards...

- Vous trouvez ?

- Et comment ! La première fois que jevous ai vue, vous regardiez le sol. L'autre

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jour, au stade, vous regardiez chacun dansles yeux.

- C'est possible, oui. Je suis plus sûrede moi quand j'ai mon appareil photodans les mains...

Comme moi avec un ballon, j'ai pensé,mais c'était faux. Il n'y avait qu'avec elleque je me sentais aussi emprunté.

- Vous m'avez impressionné, vraiment.Je vous ai fait un clin d’œil quand je vousai reconnue mais je m'en suis voulu, j'aieu peur que vous ne le preniez pour ungeste grivois alors que vous étiez enpleine concentration.

- J'ai vu, oui !

Elle a souri, à nouveau, de ce sourire

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sans ironie qui n'était que bienveillance etqui me faisait fondre.

- Je savais que nous nous croiserions,j'ai failli vous faire signe en arrivant,mais j'étais trop tendue. Je me sentais sipeu pas légitime pour faire cette photoofficielle. Je sais que d'habitude vousavez un autre photographe, je voulaisrester aussi professionnelle quepossible...

Elle parlait en jetant de furtifs regardsautour de nous. Pas des regards inquiets,ni fuyants. Simplement curieux.

- Qu'est-ce que vous regardez ? ai-jedemandé aussi doucement que possible.

- Oh ! Rien. Pardonnez-moi, c'est une

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habitude chez moi. Comme si je visais unpeu partout avec mon appareil. Je ne m'enrends même plus compte

- Et si vous deviez prendre une photo,là, ce serait quoi ?

Margot a regardé rapidement autour denous, puis sur la table.

- Ici, maintenant ? Je prendrais vosmains.

Un très, très court silence, et elle apoursuivi :

- … en photo, je veux dire.

Elle avait dit ça sans trop réfléchir.Une fille comme Mathilde aurait pris sontemps, elle aurait choisi sa réponsecomme un petit caillou supplémentaire

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sur le chemin qui nous aurait menés tousles deux vers mon lit – ou le sien. Il n'yavait rien de tout ça dans la voix deMargot. Que du naturel. J'ai baissé lesyeux vers mes mains : deux paluchesvelues aux articulations saillantes, deuxpognes de rugbyman faites pour tenir unballon ovale et choper au col des maillotsen coton. Que pouvait-elle bien leurvouloir ? Pour un peu, je les auraiscachées sous la table.

- Elles sont impressionnantes, vosmains, a poursuivi Margot comme si ellelissait dans es pensées : elles ont toutpour effrayer n'importe qui et en mêmetemps, quand vous les posez à plat sur latable, là, on les sent fragiles. Et puis, c'estvotre outil de travail, non ? J'imagine que

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vous devez avoir peur, parfois... Maispardon, je pense en photographe, là, nefaites pas attention.

- Au contraire ! Je ne connais que desgens qui pensent en rugbymen ou enfinanciers, parfois les deux... Tant quevous ne me prenez pas en photo, s'il vousplaît, continuez.

- Vous n'aimez pas être pris en photo ?

J'ai éludé la question. Je n'avais pasenvie de parler, je voulais l'écouter. Elleavait la voix claire, tout juste voilée parce manque d'assurance qui disparaissaitdès qu'elle parlait de sa passion.

Elle m'a raconté ses débuts, difficiles,les mariages et les baptêmes qu'il fallait

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couvrir pour payer le matériel, les exposqu'elle rêvait de faire, un jour – sur desenfants handicapés, les bergers desPyrénées, les couleurs des fleuves et lesvoyageurs en mer...

- Ce que j'aime le plus, ce sont lesportraits. Comme si j'écrivais l'histoirede quelqu'un en une seule photo.

- Et la séance de jeudi, c'était parpassion, ou pour payer le matériel ?

- Moquez-vous ! J'avoue que jeconnais très mal le rugby... Le présidenttravaille avec une agence pour laquelle jefais souvent des portraits, et il voulait –je cite ! - une nouvelle approche. C'étaitsurtout nouveau pour moi... Et je dois direqu'au final, vous autres joueurs êtes plutôt

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sympathiques. De grands enfants.

- De grands enfants parfois pas trèssages...

Il fallait bien qu'on en parle. J'avaistendu la perche, elle l'a saisie en jeunefemme prudente.

- Ah, ça...

- Ça.

- Comme je vous disais par mail, il nes'est rien passé de terrible. MaximeGentil m'assure qu'il plaisantait. Disonsque c'est un genre de plaisanterie auquelje ne suis pas habituée... On peut direaussi que ça ne méritait pas un nez cassé,mais comme apparemment la vedette n'arien... eh bien : merci !

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Elle a levé sa tasse de quelquescentimètres, comme pour trinquer, et nousa resservi en vidant la théière. J'ai pointéma tasse vers elle à mon tour.

- Eh bien... De rien. Je peux dire quec'était un plaisir.

J'aurais pu ajouter : « de cogner cettepetite enflure », mais mieux valait laisserles gros mots en suspension. Ça n'a pasempêché Margot de comprendreexactement ce que je voulais dire. Pour lapremière fois j'ai entendu son rire – unrire beau comme elle, à la fois clair ettout en retenue, pudique et spontané. Avecdélicatesse, elle a changé de sujet :

- C'est étrange tout de même, cemélange de gros bébés, de géants et de

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mannequins, dans une même équipe, non ?

- Vous ne connaissez donc vraimentrien au rugby ?

- Vraiment rien ! Un oncle a essayé dem'y intéresser une fois, il a viteabandonné.

- Laissez-moi essayer.

- Je vous préviens : vous risquezd'échouer...

- Je prends les paris !

Je me suis gardé de lui expliquer lesrègles : j'avais essayé un jour de détaillerles subtilités du hors-jeu à une fillerencontrée chez Josie, elle s'était

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endormie pendant que je parlais. Enrevanche, maintenant que Margot nousavait vus de près, je pouvais lui parlerdes joueurs, et du rôle de chacun dansl'équipe : trois petits gros devant pourtravailler au sol avec leur centre degravité très bas, deux géants pour prendreles ballons en touche, et la troisième lignepour pousser derrière les mêlées... Puisvenaient les « demis », comme Gentil, quichoisissaient les options de jeu etécartaient les ballons vers les lignesarrières, et notamment les « trois quarts »: des gars solides qui devaient courirvite, et qui marquaient les essais.

- Le prototype du trois-quart, c'estNick, l'Australien qui était avec Maximel'autre jour. Un mètre quatre-vingt-cinq,

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cent kilos de fibres et moins de onzesecondes au cent mètres. Une vraie staren Australie.

- … Une star plutôt immature endehors du terrain, a ajouté Margot qui nesemblait pas très impressionnée.

- C'est vrai.

- On les appelle demis ou trois-quartsparce qu'ils ne sont pas finis, c'est ça ?

Je m'étais déjà aperçu, pendant laphoto d'équipe, qu'elle avait de l'humour.Mais c'était plus qu'une blague, là : c'étaitde l'intelligence avec un sourire en coin.Quel naïf j'avais été ! Pour me protéger,j'avais feint de me persuader que larencontre pourrait être banale... Tout ce

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petit baratin était déjà loin.

Je lui ai raconté rapidement qui étaientmes amis dans l'équipe, et comment sepassait la vie d'un vestiaire. Elle m'araconté un peu la solitude duphotographe. Le thé était froid dans lestasses mais aucun de nous deux ne s'ensouciait, la largeur d'une table nousséparait mais nous parlions comme sinous étions côte à côte, comme si nousnous connaissions depuis longtemps, à unmoment je me suis étonné de continuer àvoir des gens autour, il me semblait quenous avions été transportés tous les deuxvers un canapé chez Margot et que je latenais toute entière dans un seul de mes

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bras.

Mais le portable d'un voisin a sonné,cinq heures approchaient et il n'était plusquestion de thé, alors au milieu d'un desrares blancs de la conversation j'aiproposé que nous allions marcher un peu.Elle était d'accord.

- Les gens ne vont pas vousreconnaître ? a demandé Margot.

J'ai souri.

- Vous voudriez que je sorte deslunettes noires ?

- Non, mais...

- Les gens ne connaissent pas tant lerugby que ça, rassurez-vous. Et puis, jefais toujours attention à ne pas trop

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apparaître sur les photos.

***

Nous avons pris le chemin de larivière. Sur les berges, nous avonscommenté la ville, les bâtiments, les gensautour. Le rugby était loin, Maxime Gentilet Nick Shaw n'existaient plus, à vrai direplus grand'chose n'existait. Plusieurs foisj'ai réprimé l'envie de prendre Margotpar la taille ; je craignais trop de toutgâcher.

Nous sommes arrivés au niveau dupont. Un vieil escalier de pierredescendait vers le bord du fleuve. J'en aidescendu deux marches : maintenantMargot et moi regardions le mondedepuis la même hauteur. Nous nous

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sommes arrêtés, en silence, face à larivière. Une mère canard promenait sespetits près de la berge. Un peu plus loin,un pêcheur tendait sa canne à son jeunefils et l'invitait à plonger la ligne dansl'eau. Ils étaient beaux, les dimanches loindu stade.

- Si j'avais mon appareil, je prendraisune photo, là, a dit Margot comme pourelle-même.

- Je suis heureux que vous ne l'ayezpas pris avec vous.

- Pourquoi ?

Je ne savais quoi répondre. Je n'enavais pas envie, non plus. Je me suisretourné, nous étions maintenant tout près,

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à moins d'un mètre l'un de l'autre et elleme regardait comme si elle attendait unmot de ma part. Mais mon silence étaitplus fort, il disait tout ce que je n'avaispas réussi à formuler depuis qu'elle étaitarrivée – le silence et mes yeux, plantésdans les siens dont je découvrais lesreflets bleutés. Comment avais-je pu nepas les remarquer avant ? J'ai remontélentement une des marches de l’escalier,elle n'a pas bougé, elle était comme figée.J'ai avancé mes deux bras, lentement. Jeles ai posés sur ses épaules. Elle ne s'estpas dérobée.

- Si vous aviez pris votre appareil,vos épaules ne seraient pas libres, ai-jefinalement répondu à voix basse.

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J'ai dit ça en sentant mon poulss'accélérer. Elle s'est contentée demurmurer, « Ah ? », j'ai passé un doigtsur le tissu de sa veste et elle n'a pasréagi, alors je me suis penché vers elle.Mes deux mains ont épousé la forme deses épaules, pas trop fort de peur debroyer ses petits os fragiles.

J'ai tellement envie de toi, ont dit mesyeux.

- J'ai très envie de vous embrasser, adit ma bouche.

Elle a murmuré un « oui » très faible etje me suis penché.

Nos lèvres se sont touchées. Frôlées,plutôt. C'était un baiser de conte de fées,

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un de ces baisers chastes où le princeréveille la princesse endormie, sauf quecette fois c'était le prince qui seréveillait. Jamais je n'avais senti autantd'intensité dans un contact aussi léger. J'aireculé les lèvres d'un millimètre, j'aiavancé prudemment ma main droite dansson cou. Sa nuque était raide, son corpscomme pétrifié mais de nouveau elle aaccepté le baiser que je lui donnais. Cettefois j'ai appuyé mes lèvres un peu plusfort, presque rien, juste ce qu'il fallaitpour la laisser entrouvrir les siennes,ouvrir la porte...

… Qui est restée fermée. Ce n'est passa bouche que j'ai senti contre la miennemais sa main, douce et ferme sur monpoignet.

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Je me suis écarté, surpris, et son corpsa semblé reprendre vie.

- Excusez-moi... Vous voulez bienqu'on en reste là ?

Ah mais non, bien sûr que non, je nevoulais pas ! Mais elle restait campée là,raide, les yeux craintifs qui me tenaient àdistance - deux yeux où le gris avaitrepris le pas sur le bleu et dans lesquelsje n'arrivais plus à déchiffrer quoi que cesoit.

Je me suis figé à mon tour.

- Merci, a-t-elle murmuré.

Et nous sommes restés là, idiots, lesbras ballants, jusqu'à ce que le fils dupêcheur ne pousse un cri. Il venait de

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remonter un petit poisson qui se débattait.

Le père a attrapé la ligne et embrasséle garçon, puis il a relâché le poissondans la rivière polluée.

La magie était passée.

Je me suis retourné vers Margot. Elleseule pouvait décider de la suite.

- On y va ?

Nous sommes rentrés sans parler. Jesavais qu'il suffisait d'un mot pour toutperdre. La jeune photographe marchait enregardant le sol ; peut-être espérait-elle ytrouver un sujet de conversation pourdépasser le malaise. Allions-nous finirpar évoquer cette seconde qui avait duré

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si longtemps ?

Après une centaine de pas, un hommem'a salué avec deux doigts tendus, lesigne des supporters. Il a lancé « Bonnesaison ! » sans chercher à m'approcher –voilà ce que j'ai toujours aimé chez lesgens de cette ville. Ma ville. L'air estsoudain redevenu plus léger.

- Vous n'aviez pas un match amical, aufait ? a soudain demandé Margot.

J'ai expliqué que j'en étais dispensé,sans entrer dans les détails, et nous noussommes remis à parler de tout et de rien,comme si nous cherchions à effacer cemoment près du pont – elle regrettantpeut-être, moi pressé d'oublier ce brasqui m'avait repoussé, et m'accrochant à

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l'espoir qu'un autre jour, peut-être...

- Vous rentrez comment ? ai-jedemandé quand nous sommes arrivés envue de la mairie.

- En bus. Il y en a toutes les demies-heures, le dimanche.

- Vous voulez que je l'attende avecvous ?

Elle n'a pas répondu. Elle n'en a paseu le temps, car la silhouette des autobusbleus qui desservaient la banlieue venaitde déboucher sur la place.

- Pardonnez-moi, il faut que je file !

Elle s'est mise sur la pointe des piedspour m'embrasser sur la joue et s'est miseà courir.

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Par réflexe, j'ai pressé le pas à montour. Quand je suis arrivé sur la place, lebus venait de repartir et elle était dedans,essoufflée près de la vitre. Un dernierregard, mes yeux ont crié :

- A bientôt ?

Je crois qu'elle a répondu oui, mais jen'étais plus sûr de rien.

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8

Les jours suivants ont été étranges.

Le sport a bientôt repris ses droits,avec l'entraînement du lundi. Lesjournalistes scrutaient, notaient,furetaient. Je les ai évités. Je n'avaisaucune envie de parler, je voulaisseulement faire suer mon corps pourlibérer ma tête, me défoncer pour oublierles questions inutiles. Et ça marchaitplutôt pas mal.

Je me suis imposé une séancesupplémentaire de cardio dans la salle desport, et suis passé entre les mains dukiné en lui demandant de ne pas me

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ménager. Je suis rentré chez moi rincé,j'ai mis de la musique et je me suisendormi aussi sec.

Aux entraînements suivants, je me suisdonné à fond. Le coach était content, ildevait penser que la petite séance derecadrage dans le bureau du présidentm'avait relancé. Je pouvais bien le laissercroire ça ! Jamais mon corps n'avait euaussi mal si tôt dans la saison, maisc'était le prix à payer pour ne pas tourneren rond comme un lion en cage. Margotn'avait donné aucun signe de vie. Chaquesoir en rentrant, je ruminais quelquesphrases d'un mail que je n'enverrais pas.C'est elle qui était partie en courant,c'était à elle d'écrire la première si ellevoulait qu'on se voie, non ? Plus

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j'essayais d'imaginer ce qu'elle pouvaitavoir en tête, plus je me perdais. Était-cequelque chose que j'avais dit, ou fait ?Avait-elle murmuré « à bientôt », derrièrela vitre du bus, ou était-ce moi qui mefaisais un film ?

Je me suis promis d'attendre au moinsjusqu'au dimanche pour la relancer si ellene m'écrivait pas. Il y avait d'abord unmatch, samedi. Le premier de la saison. Adomicile contre Toulon, on peut dire queça commençait fort !

J'ai tâché de blinder mon agenda pourla semaine : j'ai invité quelquescoéquipiers à la maison pour un poker,j'ai appelé mes parents pour aller dîner

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chez eux... Il y a bien un ou deux soirs oùj'ai eu très envie de rappeler Mathilde.J'aurais pu tenter de lui soutirer desinformations, et elle avait certainementd'excellentes idées en réserve pourapaiser les douleurs et autres tensionsd'un rugbyman en pleine préparation. Jesuis allé sur facebook, j'ai liké une de sesphotos. Si j'avais écrit « on baise ? » surson mur, ça n'aurait pas été plus clair. Uneminute plus tard j'ai supprimé le like. Çane rimait à rien.

Sur le bureau de l'ordinateur, j'ai écritune note pour moi-même :

Dégage de facebook, ça te ramollit.

Depuis quand je faisais ce genre dechoses ?

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Le jour du match est enfin arrivé. Untruc d'hommes : la mise au vert, lesrituels, le vestiaire, la remise desmaillots, l'adrénaline. Il n'était plusquestion de Margot, ni de Mathilde, ni defacebook.

La clameur du stade nous a exploséaux oreilles en sortant du long couloir desvestiaires. Les tribunes étaient pleines àcraquer, les chants résonnaient et faisaientmonter la température. C'était comme sij'étais de retour chez moi après unelongue absence : Gentil était peut-être lechouchou de la presse, mais dans lestade, c'était moi le roi. Il y avait plus dedouze ans que j'étais là, je n'étais peut-

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être pas le meilleur joueur de la planètemais les supporters savaient que jen'avais jamais triché. Il avaient mêmeinclus mon nom dans le Chant desguerriers qui accompagnaittraditionnellement le coup d'envoi. Ohque tout ça m'avait manqué !

Le match a été intense. Les Toulonnaisont mis la pression d'entrée. Notredéfense tenait bon, mais à la mi-tempsnous étions menés de six points. Dans levestiaire, je me suis levé pourremobiliser tout le monde : il fallaitcroire en nous, avoir confiance dans lepartenaire, repartir de l'avant. Maximeétait dans un bon jour, il avait réussi à

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marquer un essai de filou, il a pris laparole, lui aussi, pour une fois il semblaitaller dans le même sens que moi.

De retour sur le terrain, nous avonsremonté notre retard. Après vingt minutes,nous avons commencé à enfoncer leurmêlée. Je récoltais mes premiers bleus del'année et c'était bon, je ressentais cetteénergie de la fatigue qui m'avait manqué.Passé un certain niveau d'effort, le corpsproduit lui-même des substancesdopantes, des endorphines qui vous fontrenverser un pilier de cent-trente kilos àla seule force du mental.

Il restait deux minutes à jouer, le scoreétait à égalité et le public poussaitderrière nous dans le camp toulonnais. Au

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sortir d'un regroupement, j'ai pris la ballesous le bras et j'ai chargé. J'ai raffûtédeux joueurs, avancé sur vingt mètres, etquand leur capitaine est arrivé pour meplaquer, j'ai passé la balle à Maxime quivenait à ma hauteur. Au bout de la fatigue,j'ai continué ma course. Nous étions, luiet moi, face aux deux derniers défenseurs.Max a ralenti, je me suis écarté sur lagauche, il n'avait plus qu'à me faire lapasse et j'allais marquer l'essai de lavictoire à la dernière minute, ça ne m'étaitencore jamais arrivé, je m'y voyais déjà,presque...

… Mais Maxime Gentil, le héros deces dames et des caméras, a préféré yaller tout seul. Il a tenté une feinte pourpasser entre les deux défenseurs, et s'est

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ramassé en pleine face le quintal d'unmastard sud-africain. Il a laissé tomber leballon. C'était fini.

L'action a fait couler beaucoup d'encrele lendemain. Les caméras de Canaln'avaient rien manqué de notreengueulade avec Maxime après le coupde sifflet final. Un match intense et unegraine de polémique : les médias sportifsn'allaient pas se priver de monter tout çaen épingle.

Le corps meurtri, les batteries à plat,j'avais à peine eu la force de sortiracheter le journal. Seul avec ma rage etmes courbatures, je me baladais surtwitter pour suivre ce qu'en disaient les

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internautes – le genre d'activité stérile quipompait le peu d'énergie qui me restait.Heureusement que j'avais le beau rôle. Lepauvre Maxime, je l'aurais presque plaintavec tout ce qu'il se prenait dans lesdents. S'il n'avait pas marqué cet essai enpremière mi-temps, la Toile l'aurait laisséà poil. Et je ne parle pas des messagesque je recevais : la famille, les amis, lessupporters, tout le monde s'en donnait àcœur joie en me traitant de héros. Ça n'acommencé à se calmer que dans l'après-midi.

- Tu veux que je remette un peu d'huilesur le feu ? a demandé Clovis quand ilm'a appelé après le déjeuner.

Du Clovis tout craché. C'était une tête

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froide, un calculateur rarement méchant,mais il avait l'esprit rugby : un peu debaston ne lui déplaisait pas de temps entemps, surtout s'il pouvait se contenter defaire ça au téléphone ou avec une bonnebouteille de vin en déjeunant avec unjournaliste.

- Tu connais le web, a-t-il ajouté : ças'enflamme quelques heures et ça passe àautre chose. Si tu veux pousser tonavantage par rapport à Maxime, il fautagir maintenant.

Je le comprenais. Mais je n'avais pasenvie de jouer à ça. Ils m'emmerdaienttous avec leurs querelles d'image et leursstratégies de couloir. Au même moment,le rédacteur en chef d'une émission de

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sport sur le câble m'envoyait un SMSpour qu'on se rencontre. C'était trop.

Je ne voulais plus entendre parler decette histoire. J'avais encore moins envied'en parler à qui que ce soit. Ou alors si.A une seule personne, qui ne connaissaitrien au rugby et n'avait certainement pasregardé le match de la veille. Une filleaux yeux gris-bleus et au regard précis etbienveillant qui me parlerait du monde oùles ballons ne sont pas ovales et où l'onne cherche pas à gagner mais seulement àjouer.

Nous avons fini par mettre au point latactique minimale : Clovis ferait en monnom une déclaration officielle comme ilsavait les tourner. Il assurerait que seul

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compte le collectif, que j'étais déjàentièrement concentré sur le prochainmatch, etc. Une bonne vieille langue debois et ça passerait, ensuite il n'y auraitplus qu'à déconnecter.

Plus qu'à.

Faites-moi rire.

Mais j'avais vraiment envie de calme.Plus que jamais. Plus que tout. Oupresque.

Alors j'ai écrit un mail. Pas debrouillon, pas d'hésitation, je me suispromis de tout écrire en une fois, commeça venait. En live, et à la deuxièmepersonne du singulier.

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Margot,

Tu n'as probablement pas vu le matchd'hier, et j'imagine que tu t'en moques.Autour de moi tout le monde en parle,moi j'ai très envie de parler d'autrechose, et d'en parler avec toi. J'ai pensét'écrire plusieurs fois et puis voilà, je medisais, c'est toi qui as... Enfin, c'est toiqui es partie. Au rugby, après lesmatches, on regarde la vidéo de larencontre pour disséquer nos erreurs etles phases de jeu à reproduire. Je mesuis passé plusieurs fois le film dedimanche dernier, je n'arrive pas àrepérer où j'ai commis une faute. Je nevois que des scènes que j'aimeraisrevivre. Mais je ne veux pas t'embêteravec ça. Tu as tes raisons, tu me les

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expliqueras, ou pas. Une chose est sûre :j'ai envie de te revoir. Je vais couper mamessagerie pour la journée. Si tu as cemail, tu peux me laisser un SMS ou unmessage sur mon téléphone : 06 89…

Je t'embrasse (enfin, si tu veux bien)

Romain

Quatre minutes. J'ai relu, j'ai changéquelques mots, j'aurais pu le relire encoredix fois mais à quoi bon ? J'ai cliqué surEnvoyer comme si la souris me brûlaitles doigts, j'ai éteint l'ordinateur et suissorti de chez moi pour aller au cinéma.Un endroit sombre où personne neviendrait me chercher et où le portable ne

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passait pas, c'était ce qu'il me fallait. J'aichoisi un film d'action du genre bourrinpour ne pas penser. Il y avait peu demonde pour la première séance,l'ouvreuse m'a salué sans en rajouter, jel'ai remerciée pour ça, puis je me suisenfoncé dans mon siège et je me suislaissé abrutir.

Deux heures plus tard, les ennemis dumonde libre étaient vaincus et je pouvaissortir à l'air libre me battre avec mesvieux démons.

J'ai rallumé mon portable. J'avais unmessage.

Je veux dire : j'avais sept messages, etun seul d'un numéro inconnu.

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J'ai eu ton message. Pardon pour cesilence. Je ne suis pas dispo en cemoment, mais je sais que nous nousreverrons. A bientôt. Margot.

J'ai relu plusieurs fois le texto, enessayant de comprendre entre les lignes,mais Margot restait indéchiffrable. Quandelle disait « pas dispo », était-elle enshooting pour la journée, en voyage pourla semaine, ou simplement pas disponiblepour moi ? Impossible de savoir. Et quepouvait bien signifier ce « je sais » ? Ellene m'avait pas parlé de dons de voyance,elle ne lisait pas dans les tarots, que jesache. Alors, quoi ? En rentrant chez moi,

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j'ai pensé faire un détour par chez Josiepour lui montrer le message, puis j'airenoncé. Eh quoi, le guerrier capable dedéborder en un seul raffut toute la défensede Toulon n'était pas capable dedéchiffrer un texto tout seul ?

Après avoir tourné la question dansma tête, j'ai fini par conclure que Margotavait surtout voulu garder la balle dansson camp. C'est elle qui déciderait dequand nous nous reverrions. Voilà qui nem'avançait guère.

Quoique...

Maintenant j'avais son numéro detéléphone.

J'ai résisté à la tentation de l'appeler,

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et j'ai consulté les autres messages.Clovis, Clovis, ma mère, un journaliste,le club. Après les remous des dernièresheures, le président nous convoquait denouveau, Maxime et moi, le lendemainavant l'entraînement. Clovis était déjà aucourant. Il flairait un coup fourré. J'airépondu vite fait que j'y serais. Je voulaisjuste qu'on me laisse tranquille.

J'ai passé l'après-midi à chercher ceque je pouvais répondre à Margot.J'aurais aussi bien pu me contenterd'attendre, mais c'était plus fort que moi,je voulais en avoir le cœur net. Sonmessage était court, le mien devait l'êtreaussi, je ne voulais pas non plus paraître

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insister ou quémander. J'ai fini parenvoyer ça.

OK. J'aimerais 'savoir' aussi. Bonnejournée à toi, je te laisse m'appelerquand tu jugeras le moment venu. R.

Ça m'avait pris deux heures.

On m'a parlé un jour d'un auteurclassique, je ne sais plus lequel, quis'était excusé, au bas d'une longue lettre,de n'avoir pas eu le temps de faire court.Je me demande s'il écrivait des textos. Ous'il était amoureux.

Parce que p..., si je ne l'étais pas, ça yressemblait fort.

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Encore douloureux après un choc enmêlée, mon petit doigt m'avait prévenuque Margot ne répondrait pas à monmessage. Mais elle savait, avait-elleécrit, et j'avais envie de lui faireconfiance.

Un à qui on ne pouvait pas faireconfiance, en revanche, c'était ce nouveauprésident de mes deux. Clovis avait flairél'embrouille, et il avait raison. Quand jesuis arrivé au siège du club, Maxime étaitdevant la porte, avec son agent. Il estvenu me saluer, mielleux.

- J'ai vu les images. C'est vrai, j'aurais

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dû te faire la passe, mais j'ai cru que jepouvais me faufiler, et je ne t'ai pas sentisur ma gauche. Désolé.

Il suintait l'hypocrisie comme s'ilrécitait un texte écrit par un conseiller encommunication. C'était possible,d'ailleurs. Il était du genre à payer cher unblaireau en chemisette pour lisser sonimage et gonfler le cachet de ses contratspublicitaires. Nous nous sommes serré lamain sans rien dire d'autre, sur ce lecoach est arrivé, puis Clovis, et noussommes montés dans le bureau duprésident.

Je pensais que nous n'avions étéconvoqués que pour répéter cette

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comédie. Nous reverrions les images surle nouvel écran géant du bureauprésidentiel, Maxime présenterait debelles excuses, je lui pardonnerais, on seserrerait la main, on promettrait de seserrer les coudes et hop, on pourraitpasser aux choses sérieuses et se changerpour aller sur le terrain. Saufqu'apparemment, nos grands stratèges nevoyaient pas les choses comme ça.

Le président a laissé passer quelquessecondes pour asseoir son importance,puis il a laissé tomber sa sentence.

- Je ne suis pas content.

Mais il ne regardait pas Maxime endisant ça.

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Il a parlé de l'image du club qui étaitternie par ce qui circulait sur les réseauxsociaux, des rumeurs qui menaçaient defuiter sur l'incident du shoot photo, de lapression que les médias spécialisésmettaient sur ma prolongation de contrat –bref, disait-il, « toute cette atmosphèren'était pas favorable à un environnementperformant pour le club ». Hum.

J'en ai connu, des discours decravatés. Je sais que la plupart du temps,ils se parlent à eux-mêmes. Mais là,c'était différent. J'avais la pénibleimpression que tout avait été discutéavant dans mon dos. Comme si Maximesavait exactement ce qui allait se dire.Comme si on essayait de me faire porterle chapeau, à moi, au lieu de coller un

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bonnet d'âne sur sa petite tête demannequin.

- ... C'est pourquoi il nous faut agir dèsmaintenant pour que cette situation nevienne pas menacer cette saisondéterminante, continuait le président. Queproposez-vous ?

Je propose que tu arrêtes de t'aplatirdevant Joe la starlette et ses mentors enJaguar, ai-je pensé. Je n'ai rien dit. Maispour les mentors, j'avais raison : Gentilavait autour de lui l'agent le plus influentde la place, un conseiller en image et undiététicien. Si ça se trouvait, il avait aussiun conseiller matrimonial pour l'aider àdraguer, ça expliquerait peut-êtrepourquoi il avait été si con le jour du

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shooting... C'était idiot, mais cette penséem'a aidé à faire redescendre latempérature alors que je commençais àbouillir à l'intérieur. Pendant ce tempsClovis, mon pauvre Clovis avec soncostard froissé et ses manières àl'ancienne, a bien tenté de défendre mesintérêts, mais les dés étaient pipés.Évidemment, les crânes d’œuf de ladirection avaient déjà leur solution.

- Demain mercredi, aprèsl'entraînement de l'après-midi, nousorganiserons une conférence de presse, adit le président. Maxime et Romain, vousy serez tous les deux, avec le coach. Etvoici ce que j'attends de vous...

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La suite était attendue. Si vous avezdéjà assisté à une conférence de presse,vous savez qu'il ne s'y dit jamais riend'intéressant. Et pourtant ça se retrouvedans tous les journaux. Magie des médias.

- … Je vous demanderai aussi derester à la disposition du club après laconférence, a conclu le président. Je nevous en dis pas plus, vous saurez bienassez tôt.

Maxime souriait comme sur la boîte ducamembert avec lequel il est sous contrat.Je parie qu'il était déjà au courant.

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Le mercredi est arrivé aussi vite qu'untrois-quarts australien en plein sprint lelong de la ligne de touche.

La conférence s'est bien passée –c'est-à-dire qu'il ne s'est rien passé.Maxime s'était changé aprèsl'entraînement, il avait enfilé le polo trèspetit minet d'un de ses sponsors. Pour mapart, j'avais gardé le maillot du club.Parce que quand je parle d'amour dumaillot, ce ne sont pas que des mots. Jesuis un type fidèle et je sais ce que jedois au club. Quand le président nous avus côte à côte, juste avant d'entrer dans

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la salle, il a compris l'image désastreuseque cela renvoyait. Il a envoyé deux deses gars chercher en vitesse un maillot,que Maxime a enfilé avec un sourire defaux-cul. Je n'ai rien dit mais j'avaisl'impression d'avoir gagné un premierround.

Pour le reste, les journalistes ont poséleurs questions, nous avons joué notrepartition en donnant les réponsespréparées à l'avance : les objectifs, lasolidarité, ne pas porter de crédit auxrumeurs... Ce n'était plus du rugby, c'étaitde la communication d'entreprise. Le roidu plaquage transformé en petit soldatdocile. A un moment j'ai songé que ceserait si facile de tout faire foirer. Aprèstout, nous étions était en direct, il suffisait

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que je lâche un pet de travers et ce seraitgrand vent dans toute l'ovalie. Mais jevoulais mettre cette affaire derrière moi,et j'avais le maillot sur les épaules.J'étais coincé.

L'ensemble a duré une demi-heure,puis nous nous sommes levés et lesjournalistes sont sagement partis écrireleur petit papier et générer du clic avecdu vide. Les plus pros ont essayéd'approcher discrètement Maxime, oumoi, mais les hommes du présidentavaient prévu le coup.

- Désolé, disaient-ils, Max et Rom'sont attendus à l'étage pour une réunion detravail avec le coach.

Une réunion de travail ? Ha ! Je

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n'allais pas tarder à comprendre.

Quand nous sommes arrivés à l'étage,le président nous attendait avec l'air dujoueur de cartes qui a caché un atout danssa manche. Il n'a pas tardé à nous leconfirmer : la conférence de presse,disait-il, c'était pour calmer la meute.Mais il lui fallait plus.

- Les mots, c'est bien gentil, mais jeveux que les gens vous voient ensemble.Alors on va organiser une petite séancephoto, rien que vous deux, pour montrerque vous n'êtes pas des menteurs et quevous êtes les meilleurs amis du monde.Parce que vous êtes les meilleurs amis dumonde, n'est-ce pas ?

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- Bien sûr, a dit Maxime.

Le petit con avait encore des progrès àfaire dans son placement sur le terrain,mais dans les bureaux, je devais lereconnaître, il était imbattable.

Le président s'est tourné vers moi.

- Romain ?

- Bien sûr, j'ai dit, et ça sonnait commeune défaite. Mais la photo...

- Je sais bien que vous n'aimez pas lesphotos. C'est justement pour ça que j'ai eucette idée.

Le pervers.

- Eh bien, c'est non, j'ai dit. Moncontrat ne ne m'oblige pas...

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- … Votre contrat prévoit que le siteinternet du club a le droit d'utiliser votreimage comme il l'entend – si vous endoutez, vous demanderez à votre agent. Siça ne tenait qu'à moi, je ferais affichervos deux têtes sur le cul de tous les busde la ville pour remplir le stade, maisnous en parlerons plus tard.

J'avais tellement envie de le planter là,avec ses idées à la con. Et puis j'aireconnu, dans l'encadrement de la porte,les épaulettes d'une veste d'été, et lescheveux finement ondulés qui tombaientdessus.

Les mots de Margot ontimmédiatement défilé dans ma tête : jesais que nous nous reverrons. Tout cela

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était donc programmé de longue date, etMargot était dans le coup.

J'ai coupé le président.

- Juste par curiosité : vous avez décidéde ça quand ?

- Oh ! Hier, a fait l'homme d'affairesen balayant ma question d'une main.Réagir à l'actualité chaude, c'est monmétier, et mon devoir.

J'aurais pu m'énerver, l'attraper par lecou pour lui fourrer la tête dans sesmensonges. Mais non. Un calme absoluvenait de s'installer en moi, comme çaarrive parfois en plein match. On appelleça la zone : quand on sait où estl'important, quand le corps sait

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exactement quoi faire sans avoir besoinde la tête, quand on sait qu'on va gagner.J'ai dévisagé le président et je me suissenti m'éloigner du club. Je me détachais,sans nostalgie, comme une évidence. Jen'avais vécu que pour ce maillot, je neregrettais rien mais maintenant j'allaisjouer aussi pour moi. Je l'ai regardé dansles yeux sans rien dire. Ma force, c'étaitle mépris.

Le président a baissé les yeux, et s'estvite repris en se tournant vers Maxime,puis vers la porte.

- Vous vous souvenez de MargotBelmont, j'imagine. Elle a fait un travailsuperbe pour la photo officielle. Jecompte sur vous pour vous comporter en

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gentlemen, cette fois.

Il a eu ce rictus arrogant que j'avaissurpris la première fois que je l'avais vu.

- Donnez-lui donc une meilleure imagede notre club que la testostéronepitoyable de l'autre jour. Mademoiselle,ils sont à vous, mon assistant restera icipour s'assurer que tout se passe pour lemieux. Messieurs, je vous laisse !

Et nous sommes restés à quatre,Maxime et moi debout comme deuximbéciles pendant que Margot préparaitson matériel avec l'aide de Fabien,l'assistant.

Elle a relevé la tête et m'a adressé un

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clin d’œil au moment où Maxime hélaitFabien pour lui demander si son col étaitbien mis. J'ai senti quelque chosetressauter sous mon maillot au niveau despectoraux, du côté gauche. Un clin d’œil !Ça voulait dire qu'elle était avec moi, etnon avec eux. Qu'elle validait monœillade de la première fois. Que nouspourrions reprendre notre histoire là où...Mais comment en être sûr ? Maintenantc'est vers Maxime qu'elle se tournait,pour lui dire que son col était parfait.Damned. J'avais presque tout appris deshommes en quelques années ; il me restaittant de progrès à faire avant decomprendre les femmes.

- Bien, a dit Margot. Pour leslumières, c'est parfait... Vous allez bien,

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depuis la dernière fois ?

- Je crois me souvenir que nous avionsété interrompus, a répondu Maxime.

Margot a ri, un peu nerveusement, puiselle s'est raidie.

- Je ne vous cache pas que la situationest un peu particulière pour moi aussi,mais nous allons tenter de faire une bonnephoto, d'accord ?

- Avec plaisir... Si Romain veut bien, alâché Max sur le ton d'un dragueur desérie télé.

Je me suis contenté de soupirer, etMargot a repris :

- On va commencer par quelquesfigures imposées, tous les deux côte à

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côte. Ensuite on tentera quelque chose deplus dynamique, un peu moins dans lapose. Vous êtes prêts ?

Maxime s'est aussitôt mis en position.Sur les instructions de Margot, Fabien apris en main les éclairages. Je me suissenti glisser rapidement hors de la zone,jusqu'à perdre à peu près tous mesrepères. Ça me fait le coup à chaque fois: donnez-moi un ballon et je peux medépasser, donnez-moi des amis ou de labière et je ne crains personne. Maispointez un appareil photo sur moi et c'estcomme si tous mes doutes revenaient tousen même temps pour se coller sur monnez. Exit le roi du plaquage, oubliez le

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rugbyman, devant un objectif j'avaisl'impression de n'être plus que le grosRomain de l'école primaire, celui dont lesautres se moquaient parce qu'il mangeaitun peu trop de biscuits au chocolat et queses fesses dépassaient de la chaise.J'avais envie de me cacher, les musclesde mon visage se crispaient, jem'efforçais de sourire à Margot, mais elleavait retrouvé son visage deprofessionnelle, et elle souriait tout autantà Maxime.

Il me semblait même qu'elle regardaitun peu trop le beau Max, mais la paranoïaétait peut-être un autre effet de monallergie à la photo.

- Souriez avec les yeux, Monsieur

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Mevasta, ne déformez pas votre bouche,essayez d'être naturel... Clic. Voilà,comme ça c'est mieux... Clic. MonsieurGentil, c'est parfait, je vois que vous avezl'habitude... Clic. Je peux vous appelerRomain et Maxime ?

- Vous pouvez m'appeler Max.

- Maxime ce sera bien. Tournez-vousun peu vers la gauche... Clic. L'un versl'autre maintenant ? Clic. Pas mal... J'aicru comprendre que vous n'étiez pasforcément les meilleurs amis du monde...Clic. J'ai lu aussi qu'une équipe, ce n'étaitpas forcément une bande de copains. Quel'amitié n'était qu'un plus... Clic. J'ai luaussi que certains entraîneurs faisaientexprès d'entretenir des conflits au sein de

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l'équipe pour tirer le meilleur de leursjoueurs une fois sur le terrain, que latension pouvait être positive. C'est vrai ?Clic.

Pour une fois c'est moi qui ai réponduen premier

- Parfois les tensions naissent de cequi se passe sur le terrain.

- Ah oui ? Clic.

Margot a proposé que nous parlions duprochain match qui nous attendait à Pau,histoire de ne plus faire attention à elle,Clic ! pendant qu'elle shootait. Nousavons causé quelques instants mais ledialogue ne prenait pas, et je savais quec'était à cause de moi...

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Alors Margot a changé son fusild'épaule.

- J'ai une autre idée, a-t-elle dit.

Silence.

- … Et si vous jouiez au bras de fer ?Tous les deux ? Vous en diriez quoi ?

- Je risque de lui faire mal, j'ai dit.

- Essaie voir, a contré Max.

Margot commençait manifestement às'amuser. Elle était entrée dans sa zone àelle, je le sentais.

- Voici ce que je vous propose. Vousallez faire un bras de fer. Pour de faux,bien sûr. On fera une première pose avecvos deux mains à la verticale, puis une où

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Maxime semble en train de gagner, et unedernière où ce sera vous, Romain...

Elles sont impressionnantes, vosmains, avait dit Margot dans ce café, lapremière fois.

Elle a installé une table au milieu de lapièce, elle a déplacé son trépied, arrangéles lumières, et nous nous sommes mis enposition.

Mais qu'est-ce qui me poussait à meprêter à tout ça ?

- Voilà... Clic. Comme ça c'estparfait... Clic. Ah, et si vous pouviez enrire ce serait encore mieux.

Rire ? Aucune chance. Maxime,

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apparemment, savait le faire surcommande – est-ce donc ça qu'on leurapprenait, maintenant, à l'école de rugby ?J'ai serré la mâchoire et ce n'était pasparce qu'il accentuait la pression de samain sur la mienne pour me faire plier.

- Eh, Rom', détends-toi ! a lancéMaxime. Si tu veux je te laisse gagner...

Je me suis concentré sur lui, je me suisrepassé le film de cette dernière actioncontre Toulon, alors seulement j'ai oubliéMargot et l'appareil photo. J'ai dû serrersa main un peu trop fort, il a sursauté, jel'ai regardé dans les yeux sans relâcher lapression.

Clic.

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- Celle-là je crois qu'elle est parfaite !s'est exclamé Margot.

Elle est venue vers nous avec sonappareil, elle a actionné quelques boutonsmystérieux pour régler le contraste etnous a présenté sa visionneuse.

- Alors ? Vous en pensez quoi ?

C'est vrai que la photo n'était pas mal.J'avais toujours l'impression de fairecent-cinquante kilos, surtout à côté deMaxime qui creusait les joues, mais surl'écran de contrôle apparaissait unmiracle : on aurait juré qu'on s'entendaitvraiment tous les deux.

- C'est génial ! a lancé Fabien commes'il y était pour quelque chose.

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- Vous voulez voir les autres ? ademandé Margot.

Il ne fallait quand même pas pousser.Je me suis éloigné pendant que Maximes'admirait, j'ai rallumé mon portable etconsulté mes messages. Clovis s'excusaitde n'avoir pas vu venir le coup dushooting. J'ai répondu d'un textolaconique en surveillant Margot etMaxime du coin de l’œil. Maxime faisaitle joli cœur comme je l'avais déjà vufaire en boîte de nuit ; Margot se laissaitfaire mais gardait ses distances. Jepiaffais intérieurement mais je n'ai pasbougé. Self control. Gentleman.

Après deux minutes, tout s'est accéléré: Maxime a sorti son téléphone avec ce

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regard qui dit : « tu me files ton 06 ? »,Margot a levé une main en souriant, lapaume ouverte qui dit : « désolée », il a rià son tour en rangeant son portable, ils'est penché pour lui faire la bise et il estparti sans me calculer. Tout çaressemblait à un magnifique râteau.

- Qu'est-ce que vous lui avez dit ? ai-je demandé à Margot.

Elle a souri.

- Oh, rien. Il s'est excusé encore unefois, je lui ai dit que c'était oublié, quel'eau passait sous les ponts et qu'il n'avaitqu'à me promettre de mieux se comporteravec les autres.

- Je voulais dire : qu'avez-vous dit

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pour le faire partir ? Parce que je leconnais, Max : on ne s'en débarrasse pascomme ça.

- Ha ! Je lui ai dit que les rugbymenme faisaient un peu peur, et que je n'étaispas libre.

Ah.

J'ai cherché quelque chose à dire quine soit pas trop balourd, mais avant queje ne m'enfonce, c'est elle qui a rompu lesilence.

- Vous m'aidez à ranger le matériel ?Maxime s'est proposé, mais je préféraisque ce soit vous.

- Pourquoi ?

- Vous êtes bien plus fort au bras de

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fer.

Dix minutes plus tard, le temps denous débarrasser de Fabien l'assistant,nous nous sommes retrouvés sur leparking presque désert du centred'entraînement. Une vieille Coccinellemulticolore était garée près de l'entrée.Voilà qui ne ressemblait pas à une jeunefemme timide habillée de gris-sombre.

- C'est une amie qui me prête savoiture, a dit Margot en devançant maquestion.

J'ai pensé aussitôt : Mathilde ? mais jen'ai rien dit. Margot a rangé sondéflecteur dans le mini-coffre.

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- Et, heu... Vous rentrez chez vous ? j'aidemandé.

Tellement pataud.

- Il faut que j'aille sélectionner lesphotos pour les envoyer demain auprésident...

Un blanc. J'allais partir.

- … Mais je ne suis pas obligée de lefaire dans l'heure, a-t-elle ajouté en seretournant, les yeux levés vers moi.

Je connaissais ce regard. C'était celuide la fille qui aimerait que son chevalierl'entraîne sur la piste de danse mais quin'ose pas prendre sa main pour l'y menerde force. Je n'ai jamais su danser. Mais lemessage était passé : le moment était venu

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de reprendre le jeu à mon compte.

- On pourrait se tutoyer, pourcommencer...

- Accordé.

- Bon. Si tu dois travailler, je ne vaispas te proposer un dernier verre... Maisun premier, ça te va ? Le thé, ça necompte pas.

Elle a souri.

- Ça, je peux, oui.

- On prend ta voiture ? Cette fois, tum'emmènes où tu veux.

- Voyons d'abord si tu arrives à monterdedans...

***

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Plié en trois, j'ai fini par tenir sur lesiège passager. Margot a mis le contact.Elle avait la main moins sûre au volantqu'avec son appareil photo, de nouveauun peu tendue. Comme si nous étions deretour près du pont, ce dernier dimanche,là où nous avions laissé notre histoire –là où elle l'avait laissée, elle qui depuisune semaine savait qu'elle me reverrait etavait tenu à me faire la surprise. Elle qui,contre toute attente, acceptait de passerdu temps avec un troisième ligne de rugbyà la réputation bien trop sulfureuse pourune jeune femme polie et réservée. Ellequi était en train de m'avouer, un peugênée, qu'elle connaissait mal les bars ducentre-ville.

Je n'ai pas pu résister à la tentation de

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l'emmener à L'Escurial.

Quand Josie a vu Margot, elle acompris tout de suite. Mais elle a faitcomme si de rien n'était. Elle avaitd'autres clients, et elle savait que je luiraconterais tout un peu plus tard.

Margot a commandé un Monaco. Je mesuis retenu de faire la moindre réflexion,mais une fois encore elle m'a devancé, enriant.

- Oui c'est une boisson de fille, a-t-elle dit. J'en suis une.

- Je n'irais pas jusqu'à dire que labière est une boisson d'homme

- Mais si tu étais un aventurier, un

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vrai, je te mettrais bien au défi de boireun Monaco.

Je me suis contenté de me racler lagorge.

- A quoi trinquons-nous ? j'aidemandé.

J'ai aussitôt regretté. Mathilde avaitposé la même question au même endroit,deux semaines plus tôt. C'était surtout laréplique préférée des dragueurs depacotille.

Margot a levé un sourcil rieur, etcherché quelques secondes avant de leverson verre.

- Hum... Aux jeunes filles qui fuient unpeu trop vite, et aux hommes qui savent

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attendre ?

- À... À eux, oui.

Et j'ai ri. Je ne suis pas patient, maisj'étais prêt à apprendre. La vie semblaitpresque simple, et j'étais heureux.

Nous n'avons pas tardé à retrouver lalongueur d'ondes de la première fois,celle où il n'était pas question deconquête mais de regarder ensemble dansla même direction, et de parler pour leseul plaisir de l'échange. C'est drôle : jen'ai jamais été bavard, mais avec Margotc'était surtout moi qui parlais. Je le lui aifait remarquer.

- J'ai toujours préféré écouter les gens,

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a-t-elle expliqué. C'est pour ça que jesuis devenu photographe, pas seulementparce que j'aime regarder.

Elle a eu une lueur dans les yeux, unelueur qui semblait ajouter « et j'aimeplutôt ce que je vois, en ce moment ».

- Et comment devient-on rugbyman, aufait ?

On ne m'avait jamais posé la questionsous cet angle – celui qui incite à laconfidence plus qu'au simple bavardage.Alors je lui ai tout raconté. Lesmoqueries des autres dans l'enfance, lahantise des photos de classe, commentj'avais commencé le rugby comme pilier,puis comment j'avais fini par grandir, etme muscler, comment le rugby était

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devenu ma vie : le club, l'entraînement,les matches, les médias, et au retour dustade les heures seul chez soi, devant uneglace qui ne mentait pas. Tout ce quiexpliquait pourquoi le roi du plaquage sevoyait encore, devant l'objectif d'unejeune fille belle et frêle, comme lenounours de l'école primaire.

Sans rien dire, elle me poussait àcontinuer, et j'ai confié aussi comment jeme sentais dépassé dans le rugbymoderne, où l'image comptait parfoisautant que les performances. J'avaistoujours refusé de poser nu dans lecalendrier des Dieux du stade, parexemple... Un calendrier dont Maxime,bien entendu, avait fait la couverturel'année précédente.

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- Je l'ai vu, ce calendrier, oui ! a ditMargot.

- Oh.

- C'est vrai qu'il pas mal, MaximeGentil, torse nu...

- Décidément, c'est l'homme qu'il tefaut.

Je n'avais réussi à plaisanter qu'àmoitié. J'étais un peu jaloux, voilà, c'étaitdit.

- … Mais je suis sûre que tu seraistrès bien, dans les Dieux du Stade, apoursuivi Margot d'une petite voix.

- Jamais !

J'avais haussé le ton sans le vouloir.

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Margot a souri, les yeux dans le vague.Elle a vidé son verre, lentement, et c'esten le reposant qu'elle m'a demandé, leplus sérieusement du monde :

- Tu accepterais quand même de faireun essai ? De poser pour moi ? Juste unefois ?

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11

Une heure plus tard, j'étais chez moidans mon canapé, torse nu, un ballon dansles mains, une chemise à mes pieds jetéepar-dessus un vieux calendrier.

Cinq mètres en arrière, Margotdélivrait ses instructions avec douceur.Elle m'avait déjà prodigué ses premiersconseils : détendre la mâchoire, baisserlégèrement le menton pour éviter lacontre-plongée, ne pas regarder l'objectifmais un peu à côté, en biais, pour créerde l'ombre au visage et donner du relief...J'aurais préféré qu'elle m'expliquepourquoi elle était partie si vite la

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dernière fois ; elle avait promis de me ledire plus tard.

- Fléchis un peu tes coudes et tespoignets, tu verras, ça donnera dumouvement et ça te détendra un peu. Neferme pas les yeux...

- Je les ouvrirais mieux si je teregardais, toi.

- Tais-toi, flatteur, ou j'appuie sur ledéclencheur.

- Chiche.

- Chiche. Tu te sens prêt à enlever lebas ?

J'avais enlevé ma chemise non pas enpensant à la photo, mais à ce qui pourraitvenir après. Le pantalon, c'était encore

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autre chose.

J'ai enlevé mes chaussettes, pour ladéfier. Elle a compris.

- Un petit sourire, pieds-nus ?

J'ai essayé. Je promets que j'essayais.Mais le sourire restait coincé. Êtrenaturel, disait-elle. Comment être naturelquand on pense à l'être ? Je sentais tousmes traits se tendre de l'intérieur, je mesentais intégralement faux.

- C'est pas mal ! Ne serre pas leslèvres, souris avec les yeux...

J'ai ouvert la bouche, j'ai essayéd'imaginer à quoi pouvait ressembler monregard...

… Et j'ai abandonné la partie.

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- Mais comment font les gens poursourire quand tu les prends en photo,bordel ? Tu as un secret ?

- Il n'y a pas de secret. Mon travail,c'est de mettre les gens dans de bonnesconditions, écouter, et parler. Tout se jouedans la relation avec le modèle,l'appareil photo n'est qu'un outil. Là, parexemple, je pourrais te demander de tetenir plus droit, mais tu le verrais commeun ordre.

- Un peu, oui.

- … Alors que c'est ton corps qui doitcommander. Tu sais que tu peux teredresser, par exemple ? J'ai remarquéque dans la rue tu avais tendance à tetasser. Si, si, c'est vrai ! Comme si tu

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t'excusais d'être grand.

- Pas faux, j'ai répondu, surpris qu'ellel'ait remarqué.

- Tu es quand même plus séduisant latête haute. Tiens, l'autre jour, pendant lematch, quand tu as réuni tes coéquipierspour les remotiver après l'essai deToulon, là, tu ne te tassais plus. On auraitdit que tu les dépassais tous d'une tête.

- Tu... Tu as vu le match ??

- Oui. J'étais au stade, figure-toi.

Je crois que j'ai souri de toutes mesdents. Pendant une fraction de seconde,j'ai oublié l'appareil.

Clic.

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- Celle-là elle va être belle.

- Espèce de manipulatrice ! j'ai ri.

- Ah non ! Une autre règle duphotographe, c'est de ne jamais mentir.

- Mais tu ne m'avais pas dit que... Jecroyais que tu détestais le rugby.

- Mentir par omission, ce n'est pasvraiment mentir.

- Et il y a d'autres choses comme çaque tu ne m'as pas dites ?

- Plein. Clic. Je ne t'ai pas dit que je tetrouvais beau, par exemple.

Un frisson a parcouru mes épaules.Depuis combien de temps ne m'avait-onpas dit ça ? Elle s'est penchée sur le côté

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pour observer ma réaction. Je lui ai souri.Nous venions d'emprunter une route oùtout demi-tour était interdit. Mais avantd'accélérer, il y avait une chose que jedevais savoir.

- Tu ne m'as toujours pas dit pourquoitu étais partie.

- J'ai eu peur. Ça ne t'arrive jamais, dedésirer quelque chose très fort, et quandtu l'as, c'est comme si ça te brûlait lesdoigts ? J'ai pensé que tu pourraism'embrasser quand on a quitté le café.Sur le quai, j'avais déjà l'impressionqu'on était comme deux amoureux. J'étaisbien...

Debout derrière son objectif, elleparlait comme si elle se rapprochait de

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moi. J'ai commencé à faire glisser monpantalon.

- … J'étais bien, vraiment. Quand tum'as embrassée c'était exactement ce queje voulais, comme je le voulais - et puis...Et puis je ne sais pas ce qui s'est passé, jeme suis dit que c'était trop. Je me suissentie toute petite, et toi tu étais là, sigrand, si sûr de toi...

- Ah non ! j’ai protesté enm’immobilisant, le pantalon à mi-cuisses.

- Comment ? a-t-elle répondu enécartant légèrement l’appareil de sonvisage.

- Je crois que j'ai rarement été aussipeu sûr de moi qu'à ce moment-là.

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- Tu ne te rends pas compte del'impression que tu donnes, alors.

Elle a repris une photo mais ce n'étaitqu'une façon de ponctuer sa phrase.

- C'est pourtant simple, j'ai dit. Endehors d'un terrain, d'un bar entre copainsou d'une table de poker, je suis trèsrarement sûr de moi.

- Et tu crois que ça peut changer ?

Elle a laissé flotter un silence pourdonner plus de poids à sa phrase. Ou pourme donner le temps de comprendre.C'était plus qu'une question ; c'était unepromesse. Comme si elle me proposait dechanger ça ensemble. J'ai écarquillé lesyeux comme pour lui demander une

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confirmation.

Clic.

- C'est bien, ça ! Là tu souris avec lesyeux ! Clic. Ne me regarde pas, regardeplutôt juste à côté, là, derrière moi...

C'était reparti. Elle a dégrafé unbouton de son chemisier comme si de rienn'était, et joué avec le tissu de la manchepour découvrir la naissance d'une épauleet le blanc d'une bretelle de soutien-gorge. Une autre promesse.

Clic.

- Tu as vraiment envie de continuer àprendre des photos ? j'ai demandé, mêmesi je connaissais déjà la réponse.

- Nous n'avons pas fini. Avec le

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ballon, maintenant ?

Je me suis penché pour l'attraper. Il neme restait plus qu'à enlever mon caleçonpour devenir un Dieu du stade. La mainsur l'élastique, j'ai quand même hésité,comme au bord d'une piscine.

- Oh, tu peux l'enlever, a ri Margot.J'ai déjà vu des sexes d'hommes, tu sais.

- Ah oui ?

J'ai retiré ma dernière couche devêtement avec autant de naturel quepossible, et placé la balle de façonstratégique. Je me suis souvenu pourquoij'aimais tant le ballon, depuis tout petit :avec lui, je savais enfin quoi faire de mesmains.

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Margot, elle, s'amusait derrièrel'objectif.

- Replace-toi un peu en biais... Voilà...Tu veux une photo « Roi du plaquage », «Vieux guerrier » ou « Beau gosse » ?

J'étais prêt à tenter les trois. Beaugosse, quand même, j'y croyais peu.

- Ferme les yeux, s'il te plaît, tourne latête vers moi et repense au match dedimanche. La dernière action... Lamêlée... Tu prends la balle et tu parsavec... Maintenant ouvre les yeux ! Voilà.Parfait. Clic. Ne souris pas, on s'en foutdu sourire. Détends ta mâchoire... Voilà...

Je me suis revu un moment sur leterrain, à quelques mètres des poteaux, je

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revoyais le visage tendu des deuxderniers défenseurs toulonnais, j'avançaisépaule en avant, prêt au contact... Et puisde nouveau j'ai entendu un clic et lecharme s'est rompu. Je me suis mis à rire.Je n'arriverais pas à prendre l'airméchant, même sur commande. Elle a riaussi. Il était temps de passer à autrechose.

- Cinq minutes encore, allez, promis,les cinq dernières. Laisse-toi faire.

Elle a commencé à me parler commele font les hypnotiseurs au cinéma. Lavoix était douce, presque monocorde. Lesmots s'infiltraient directement dans moncerveau. Je me suis laissé bercer, j'aicessé de regarder un endroit précis et j'ai

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laissé venir les images qu'elle mesuggérait. J'ai pensé à une poussée enmêlée, à l'après-carrière avec unecasquette de pêcheur au bord d'unerivière. Puis j'ai pensé à elle qui allaitbientôt me rejoindre sur le canapé – et là,j'ai rouvert les yeux pour vérifier que jene rêvais pas.

Clic.

- J'arrive, a promis Margot. Dis-moide venir près de toi, mais ne le disqu'avec tes yeux...

Clic.

- Tu crois que tu pourras me faire de laplace ?

Oui. Je n'en pouvais plus. Avec mes

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deux mains, j'ai fait semblant d'envoyervalser le ballon qui cachait mon érectionet j'ai basculé en arrière au fond ducanapé.

Clic.

- Et voilà ! Celle-là est parfaite. Unvrai Dieu du stade. Tu veux voir ?

- Non. Viens.

Cette fois, le ballon était vraiment detrop. J'ai fait une passe parfaite pour unsiège un peu plus loin, je me suis allongéau fond du canapé et Margot est venue selover dans le creux de mes bras. J'aitendu la main gauche pour la poser lelong de sa cuisse et nous sommes restés

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comme ça, silencieux et immobiles,pendant une minute, peut-être un an. Laphoto était loin déjà, et plus loin encoreMaxime, le rugby, et le monde autour.

Mes mains ont commencé à bouger surson corps encore vêtu. Elle a poussé uninfime soupir.

- Plus près, j'ai murmuré. C'était unesupplique bien plus qu'un ordre.

Elle a porté son visage à hauteur dumien, lentement. Ma bouche a effleuré lasienne comme ce dimanche près du pont.Elle a entrouvert les lèvres, encoretimide, et sans rien brusquer je l'aiembrassée. Un peu plus fort, un peu plusprès. Et enfin ce fut un baiser, un long, unvrai, un de ceux où l'on se donne en entier

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sans se soucier de l'autour ni de l'après,un baiser d'amoureux où passent lesmessages et où l'on ne peut mentir.

Quand nous avons repris notrerespiration, nos yeux ont confirmé ce quenos lèvres savaient déjà : elle n'avait quetrop attendu, je n'avais jamais connu ça, àmoins que ce ne soit l'inverse. Pour nousdeux, un monde semblait s'ouvrir dontnous ne connaissions presque rien. Était-ce donc possible ? J'ai risqué ma mainsous son chemisier, découvrant sonventre, et la courbe de ses reins.Lentement, je suis remonté jusqu'au tissusoyeux du soutien-gorge dont j'avais toutà l'heure aperçu la bretelle et sous lequelje sentais battre son cœur. Sansinterrompre nos baisers, j'ai commencé à

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caresser sa poitrine tandis que ses doigtsse perdaient dans les poils de mon torse.

Dix ans de sophrologie m'ont bien aidéà ne pas déchirer ses vêtements dans maprécipitation. Dix ans de sophrologie, uneffort héroïque, et la retenue que jesentais encore dans ses gestes, comme sises mains, tout en me caressant, medemandaient d'attendre. Cette fois, jen'allais pas tout gâcher. Il y avait unedernière barrière à faire tomber, et elledevait tomber en douceur.

J’ai posé la bouche tout contre sonoreille :

- Il n'y a vraiment aucune raison que jesois le seul ici à être nu.

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- C'est vrai, ce n'est pas juste, a ditMargot d'une voix qui n'était pas encoretotalement sûre. Ses mains s'étaientarrêtées sur mes pectoraux. Ses yeuxdisaient oui. Ils disaient aussi, « Pas ici», mais ça, je l'avais déjà compris.

Je savais ce que je devais faire.

Je me suis redressé, j'ai pris Margotdans mes bras et me suis levé du canapé.Lentement, je me suis dirigé versl'escalier qui menait à ma chambre,comme un jeune marié portant sa promisejusqu'au lit de leur première nuit. Elleétait légère comme une plume.

- Ce n'est pas un peu tôt pour une nuit

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de noces ? a demandé Margot en riant.

La barrière tombait.

- Ce n'est pas un mariage, c'est unenlèvement.

- Tu n'aurais pas dû me bander lesyeux, dans ce cas ?

- Tu as raison. Je t'emmène dans lacaverne de l'ogre, tu ferais peut-êtremieux de ne pas regarder.

Pour toute réponse elle s'est contentéede sourire en baissant les paupières.Nous arrivions en haut de l'escalier.

J'ai poussé du pied la porte de lachambre. J'ai déposé Margot sur le lit,toujours aussi délicatement que possible,et j'ai déposé un baiser sur ses lèvres.

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- Tu peux rouvrir les yeux, maintenant.

Accroupi sur le lit, j'ai déboutonné sonchemisier, bouton après bouton. Laceinture. Les chaussures. Un baiser entrechaque opération, ses lèvres chaque foisplus rouges et plus brillantes. Elle s'estsoulevée légèrement pour permettre aupantalon en lin de glisser vers le sol.Restait une culotte de coton dont lablancheur aurait été tout à fait sage si lafinesse du tissu n'avait trahi le début decette excitation dont ne parlent jamais lescontes de princes et de princesses.

J'ai embrassé son ventre nu etlégèrement rebondi. Ses mains se sontposées sur ma nuque. J'ai caressél'intérieur de ses cuisses en remontant très

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lentement. Le premier contact de ma mainavec le coton qui la couvrait encore. Unsoupir de Margot, très léger. L'autre mainqui avance.

- Tu as toujours aussi peur ?

- Je suis terrifiée.

Sur quoi, un sourire aux lèvres,Margot a soulevé son buste pour dégraferelle-même son soutien-gorge, découvrantdeux petits seins dont les tétonssemblaient m'inviter. Mes mains ontremonté tout le long de son corps, meslèvres ont mordillé les siennes –caresses, soupirs, appels, ses mains àleur tour s'enhardissant sur mon torse. Lesdernières résistances tombaient dans dessoupirs impatients, mon sexe raidi et mes

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doigts presque légers le long de sa fentetrempée, rester lent demandait un effortsurhumain mais je savais que la fin du jeuétait proche. Quelques secondes encore,tendre le bras gauche pour attraper sur latable de nuit le coffret où je range mespréservatifs...

- Toujours terrifiée ?

J'ai senti ses doigts se crisper sur mamain, et sa voix brûlante :

- Viens.

Bientôt la sagesse de sa culotte neserait plus qu'un lointain souvenir échouéau pied du lit.

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12

Parmi les innombrables différencesentre un joueur de rugby et un joueur defoot professionnel, il y a celle-ci : lerugbyman est allé au collège et au lycée,il a appris la vie dans la cour derécréation, il a pris des heures de colle etdes râteaux, les deux pieds dans le vraimonde. Le footballeur, lui, a été placé encouveuse dès l'âge de treize ans dans uncentre de formation. Il a passé sonadolescence sous surveillance, on lui avaguement appris les mathématiques etles conjugaisons, on a surtout veillé à cequ'il ne mange pas trop de hamburgers età ce que les filles ne le perturbent pas

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trop (c'est que ça attire des convoitises,un gamin qui pourrait bientôt devenirmillionnaire). A vingt ans, le club s'estarrangé pour que le jeune espoir se marie– souvent avec une mannequin dedeuxième zone. A vingt-cinq ans, lesfooteux sont encore loin d'être adultes,mais la plupart ont déjà deux ou troisenfants : ça n'empêche pas les call-girlsfaçon Zahia, mais ça stabilise.

Dans le rugby, nous sommes aussipassés au professionnalisme, mais nousrestons des hommes, des vrais, avec unminimum de savoir-vivre et un peu de QIsous les muscles. Et pour ce qui est desfilles, on fait ce qu'on veut. Le résultat,c'est que la plupart des rugbymen sontcélibataires. Ce serait dommage de ne

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pas en profiter. Si on va sur ce terrain, jepourrais vous citer quelques joueurs quipassent pour des gendres idéaux et qui, aulit, sont de parfaits salauds. Mais nous nesommes pas là pour ça.

Je voulais surtout souligner la situationparticulière dans laquelle je me trouvais,ce soir-là. Il y avait eu bien d'autresfemmes dans ce lit, avant Margot.L'amour avait été parfois langoureux,parfois bestial, mais la plupart du temps,avant même de jouir, j'avais deux chosesen tête. Un : faire honneur à la réputationde mon corps de métier par uneperformance physique irréprochable.Deux : faire en sorte que la fille nes'attache pas. Souvent les deux en mêmetemps.

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Avec Margot, tout changeait. Lapremière jouissance avait été belle,intense, presque simultanée. Mais avantde m'endormir, je savais déjà que jegarderais en mémoire bien plus que cela :le corps hésitant de Margot se chargeantpeu à peu d'énergie au contact de mesdoigts, sa main qui se soulèvebrusquement du drap pour en demanderplus, ses soupirs crescendo, lescontractions de son sexe contre le mien,nos baisers échangés, la fougue partagée,ce rire ensemble quand dans le feu d'uncoup de rein trop vif je m'étais retiréd'elle sans le vouloir... Jusqu'à ce dernierbaiser du bout des lèvres pour sesouhaiter bonne nuit, encore incertainsd'avoir envie de quitter ce jour magique

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et trop épuisés pour penser au lendemain.

Car Margot resterait dormir – nousn'avions même pas eu besoin d'en parler.

Je me suis réveillé vers huit heures.Une jeune photographe talentueuse étaitendormie à côté de moi, tournée vers lafenêtre, les premiers rayons du soleiléclairant son visage serein. Je le savaisdéjà : on peut tomber amoureux un soir,on peut passer une nuit divine, mais c'estle matin que tout se joue.

Dans son sommeil, Margot s'étaitrapprochée de moi, presque au centre dulit. J'ai levé le bras pour le placerderrière son cou, et me suis glissé vers

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elle jusqu'à ce que mon ventre soit encontact avec le sien. Sa respiration étaitsaccadée, plus rapide que la mienne.Immobile contre elle, j'ai commencé àaccorder nos rythmes. Inspirer...Expirer... Deux ventres unis sans jamaisperdre le contact, sa respirationralentissait peu à peu... Je ne sais pasd'où m'était venue cette idée mais quand,pendant une minute, nos deux corps ontété parfaitement synchrones, elleendormie, moi éveillé, j'ai su que jamaisje n'aurais envie de laisser cette filledormir ailleurs que dans mon lit.

Au moment où je formulais cettepromesse pour moi-même, ses paupièresont commencé à trembler – puis se sontsuccédés ces instantanés dont je savais

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déjà que je ne les oublierais jamais : sesyeux qui s'ouvrent ; une lueurd'étonnement puis le regard qui s'habitueà ma présence ; son cou qui s'offre à monbaiser ; des caresses qui se muent enmassage, des épaules jusqu'au bas du dos; le premier contact avec la naissanced'un sein, comme on dit bonjour ; sa mainqui s'aventure vers mon bas-ventre ; lesoleil à travers les rideaux blancs etl'amour, tout doucement, puis le petitdéjeuner : le café, deux oranges, un peude confiture, et ces paroles anodines enapparence mais qui toutes voulaient direque oui, il y aurait d'autres matins commecelui-là.

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Mais avant d'envisager la moindresuite, Margot devait retourner dans sonlabo pour choisir et retoucher ces clichésoù Maxime et moi jouions à être amis. Etje devais me préparer pour aller leplaquer sévèrement à l'entraînement.

- Tu es sûr que tu ne veux pas voir tesphotos de Dieu du stade ?

- J'en suis sûr.

En vérité, j'étais assez curieux d'y jeterun œil, mais il n'était pas question del'admettre.

- Celle que tu m'as montrée estparfaite.

- Oh, il y en a d'autres.

Je l'ai embrassée.

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- Et tu comptes en faire quoi ? j'aidemandé.

Margot a fait semblant de réfléchir, undoigt sur les lèvres.

- Laisse-moi deviner : tu voudrais queje les détruise ?

Je n'ai rien répondu. Cette fille lisaiten moi comme dans un livre ouvert, et engros caractères.

- Si tu veux, je les charge sur tonordinateur avant de filer et je les détruissur mon appareil. Mais tu dois mepromettre de les garder au moins unmois... et de me les remontrer un jour.D'accord ?

- Tu es formidable.

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J'ai allumé l'ordinateur. Avec unerapidité étonnante, Margot a effectué letransfert sur mon fichier « Images »presque vide. Arrivée à la dernièrephoto, celle qu'elle m'avait déjà montrée,elle s'est arrêtée.

- Tu permets que je garde juste celle-là ? Celle où tu es vraiment un dieu ? Çame ferait trop mal de la supprimer.

Que pouvais-je bien dire ? Bien sûrqu'elle pouvait.

Quand la porte d'entrée s'est referméederrière elle, une minute plus tard, elleme manquait déjà.

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13

Il y aurait d'autres matins comme ça.D'autres nuits, aussi.

Tout avait semblé si compliqué avantcette soirée avec Margot, et tout semblaitsi simple depuis. Ce premier jour, j'avaispensé à une centaine de messages que jepourrais lui envoyer, mais c'est elle quim'avait écrit en premier :

Photos effacées, souvenirs intacts.

J'avais répondu :

Les miens aussi, fabriquons-end'autres.

Nous nous sommes revus le lendemain

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soir. Et le surlendemain.

Nous nous gardions bien de mettre desmots sur notre relation. Nous avionslargement assez à nous dire pour ne pasnous poser de questions inutiles. Nousétions bien ensemble, et cela suffisait. Jecommençais à voir la vie d'un autre œil :plutôt que de faire des heures sup' à lasalle de sport après l'entraînement dumatin, je prenais ma douche et je passaisprendre Margot en voiture pour aller fairedes balades dans la région aux heures oùles braves gens travaillaient. Le soir,nous restions chez moi ou jel'accompagnais, dans ce petit ciné d'art etd'essai où elle avait ses habitudes, ou à

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des expositions de photos – des endroitsoù l'on risquait peu de tomber sur unrugbyman.

J'aimais sa culture, sa curiosité, sonregard et la courbe exceptionnelle de sesfesses quand je marchais derrière elle. Jecrois qu'elle aimait mon appétit nouveaupour une vie nouvelle, mon corps derugbyman et mes mains sur la chair tendrede ses cuisses quand j'osais les ypromener.

Nous apprenions à composer avec lesfailles et les complexes de l'autre. Mieux: nous étions chacun le remède aux peursde l'autre. J'avais peur de l'après-rugby etelle me le laissait entrevoir en couleurs.J'avais peur d'être balourd et je me

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sentais léger. Margot, elle, s’ouvrait peuà peu et s'affirmait, dans la vie de tous lesjours, comme elle savait le faire avec sonLeica entre les mains. Habituée à lapudeur, elle restait sur la défensive quandil s'agissait de parler de sexe, mais unefois nue, sous les couvertures, elle sefaisait de plus en plus aventureuse.

Jusqu’à ce soir-là où, pour la premièrefois, nous sommes allés chez elle. Ellen'avait encore jamais osé m'y inviter : sonstudio était trop petit pour moi, disait-elle. Je comprenais sa réticence, mais jesentais bien qu'il y avait autre chose : uneréserve qui n'était pas tombée, unterritoire à protéger qu'elle aurait enfoui

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loin, et depuis longtemps.

- Tu vas voir, s'excusait-elle déjà, iln'y a même pas d'ascenseur.

J'ai voulu l'embrasser dans l'escalierqui menait au quatrième étage, mais elles'est dérobée. Avant de mettre la clé dansla serrure, elle s'est tournée une dernièrefois vers moi.

- C'est vraiment, vraiment petit, hein...

J'aurais aimé trouver les mots pour luidire que c'était exactement ce que jevoulais. Vivre d'eau fraîche et fairel'amour dans une mansarde sous les toits,voilà ce qu'on faisait dans les films et leslivres où j'avais attendu Margot avant dela rencontrer pour de vrai.

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- Allez, ouvre, j'ai dit. Si tu veux, jeferme les yeux.

Elle m'a pris par la main, j'ai passé leseuil comme on franchit une étape. Avait-elle ressenti la même chose quand jel'avais portée jusque dans ma chambre ?Il me semblait qu'il y avait déjàlongtemps de cela.

- Tu peux garder les yeux fermés, s'ilte plaît ?

J'ai entendu le bruit d'objets qu'ondéplace, d'une vaisselle qu'on range à lahâte, je sentais une fébrilité dans sesgestes.

- Ça y est, tu peux les ouvrir.

Le studio ne faisait guère plus de vingt

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mètres carrés, mais Margot avait suutiliser chacun d'entre eux. Dans le coingauche, derrière le bar de la cuisineaméricaine, une série d'étagèressavamment agencées abritait plusd'épices et de secrets que je ne pouvaisen avoir chez moi. Un minuscule canapéavait trouvé une place confortable face àla fenêtre – j'imagine que c'était là queMargot s'installait pour lire, ou rêver.Juste à côté, le bureau et sa chaise étaientsagement rangés sous une bibliothèque endésordre. Des photos étaient affichées oupunaisées un peu partout. A droite dubureau, je me suis vu nu, un ballon posécomme un obus sur le bas-ventre, à la foispudique et provocateur. C'est vrai quec'était une belle photo.

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J'ai tourné la tête vers Margot. Elle arougi.

Derrière elle, il n'y avait plus que lelit. Petit, mais double.

J'ai avancé vers elle, il ne nous restaitplus qu'à chavirer mais je l'ai sentietrembler. J'ai avancé d'un pas encore, unseul, et je l'ai enlacée jusqu'à ce qu'elledisparaisse dans mes bras.

- Ça va ?

- Oui, a-t-elle dit, et ça sonnaitpresque vrai.

- Sûre ?

- Presque.

Un silence.

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- J'ai envie de toi. Ici et maintenant.Tout doucement.

- Mmmmm...

J'ai engagé ma jambe droite et nousavons basculé sur le lit. Le plaquage leplus moelleux de toute ma vie. Le rire deMargot, un peu nerveux. Mes mains,timidement baladeuses. Son corpsimmobile, tendu. Si je voulais accéder àelle, il me restait cette dernière réserve àdépasser, le dernier obstacle à vaincre. Ily avait quelque chose en elle quidemandait à sortir et je devais l'y aider.

Je me suis détaché d'elle, lentement. Jeme suis hissé sur un coude, au bord du lit,et je l'ai regardée.

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- Tu sais que tu es encore plus belleque fragile ?

Elle a souri faiblement.

- Flatteur.

- Jamais.

Le silence est revenu. Les yeux deMargot dans les miens, avec cette pointede désir animal que j'avais appris àreconnaître, et ce doute qui la rendait sitouchante. J'ai posé ma main sur sahanche, sans la bouger. C'était maintenant.L'ultime barrière. Elle allait tomber, je lesentais, à condition de ne pas la brusquer.

- Je connais une jeune femme qui aquelque chose à dire...

Nouveau sourire. J'étais sur la bonne

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voie.

Je n'ai pas ajouté un mot.

Elle a hésité une fois, deux fois, puiselle a commencé.

- Tu vas trouver ça ridicule...

- Sûrement pas.

- Si, c'est idiot... Je suis heureuse quetu sois là, je viens de passer deuxsemaines géniales, j'aime la façon dont tume regardes, et je pense à ce truc débile.C'est comme si j'avais besoin de te ledire pour que tu me comprennes, avantque... Avant je ne sais même pas quoi,d'ailleurs.

J'ai accentué la pression de ma mainsur sa hanche, juste pour la rassurer.

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- Dis-moi.

- D'accord. Voilà : j'ai toujours eul'impression que j'étais invisible.

Je m'attendais à tout, mais pas à ça.

- Ah oui ? j'ai dit en la déshabillant duregard.

- Arrête. S'il te plaît. C'est vrai, depuistoute petite je me sens invisible. Tu disaisque tu te vois toujours en nounours, et jecomprends. Moi, depuis toute petite, jeme vois comme si personne ne pouvaitme voir. Comme si je n'avais pas decorps. Je sais, c'est idiot, mais ce que tudois comprendre, c'est que je me suisconstruite comme ça. C'est sûrement pourça que je suis devenue photographe : je

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peux voir les autres sans être vue.

J'ai ramené mes mains derrière moncou. Margot parlait lentement et je sentaissa respiration contre moi à chaquesilence. Je me demandais toujours où ellevoulait en venir.

- Tu vois, quand nous nous sommescroisés la première fois... Je pensais quetu ne m'avais même pas remarquée, etpuis tu m'as fait une réflexion sur lesPrince, tu te souviens ? J'ai dû rougircomme une tomate. Je sentais le sang memonter aux joues, mais en vrai c'étaitcomme si je me réveillais après m'êtreendormie pendant des années.

- Je me souviens très bien, oui.

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- Juste après, c'est étrange, mais je mesuis sentie plus fragile que jamais. C'étaitcomme si je venais de perdre un super-pouvoir. Tu vois : tant que je n'avais pasde corps personne ne pouvait me faire demal. Et maintenant... C'est étrange, la vie :depuis des années je me sentais invisible,et le premier homme qui me redonne uncorps, c'est celui qui pourrait le briser endeux d'une seule main.

Un silence, encore, un dernier.

- … Ensuite il y a eu ce shooting. Jen'ai pas vraiment eu peur avec Maxime etl'autre, mais j'avais une telle envie dedisparaître. Et ce coup de poing...

Maudit coup de poing. Mais je n'avaispas envie de remettre ça sur le tapis, ni

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sur l'oreiller. On parlait d'elle, là, pas demoi.

- Et maintenant, tu te sens toujoursaussi fragile ?

- Un peu moins. Un peu plus, aussi.Parce que je sais que ça me ferait trèsmal si ça devait se terminer, nous deux...

- Et pourquoi ça se terminerait ?

J'ai dit ça sans réfléchir. Je crois quenous avons un peu rougi tous les deux, leregard intense mais la langue encorefrileuse. Il était trop tôt pour prononcerdes mots qui ne peuvent pas se reprendre.

- Enfin voilà, a poursuivi Margot enbaissant les yeux. Je crois que c'est ça, aufond, que je voulais te dire : j'essaie de

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donner le change, mais n'oublie jamaisque je ne suis qu'une faible femme.

Pour la première fois de la soirée, elleavait mis un peu d'ironie dans sa voix.

- Toi ? Je crois que je n'ai jamais vuun mètre-cinquante aussi fort que toi.

- On a toutes en nous une héroïne deromance kitsch qui sommeille, tu sais...

Je n'avais jamais lu de romance, maisune sorte d'intuition masculine mecommandait de passer à l'action.

Je me suis assis en tailleur à côtéd'elle, en me replaçant vers le haut du lit.

- Je vais te dire comment je te vois,héroïne invisible...

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J'ai commencé à masser lentement lesommet de son crâne, le plus légerpossible.

Tes cheveux, soyeux...

Plus mes mouvements étaient lents,plus la sensation était intense. J'ai glisséles mains vers son cou, du bout des doigtsj'ai parcouru le contour de ses oreilles,puis son front, ses sourcils et le pourtourde ses yeux.

Tes yeux sont incroyables, tu le sais,ça ?

Elle a souri. Elle savait.

J'ai posé doucement une main sur sespaupières.

- Maintenant, je veux que tu te

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concentres sur ton corps, pas sur moi.

Elle s'est repositionnée sur son lit.

- Et je veux te voir toi, pas tesvêtements.

Si elle acceptait de se dénuder, c'étaitgagné.

- D'accord. Mais toi aussi.

Sans un mot nous nous sommesdéshabillés. Ce n'était pas un effeuillage,c'était un jeu de confiance. Ce n'étaientpas des préliminaires, c'était une mise ànu. Nous étions Adam et Eve. Adam etEve qui avaient déjà couché ensemblemais qui ce soir allaient tout redécouvrir.

Quand nous avons été nus, j'ai reprismon trajet sur son corps là où je l'avais

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laissé. Les paupières, les sourcils. Je mesuis attardé sur ses tempes, puis autour dece nez qu'elle avait si fin avant d'arriver àsa bouche. Un peu plus bas, je voyais sapoitrine se soulever au rythme de sarespiration, j'en suis resté au menton et àla naissance du cou. Je comptais bienprendre tout mon temps. Un baiser fugacesur ses lèvres, Margot toujours immobilemais les tensions s'effaçaient. Sa bouchea appelé la mienne quand j'ai reculé. J'airésisté à la tentation.

Toujours en l'effleurant, j'ai soulignéson menton, puis sa gorge. J'ai légèrementaccentué la pression en arrivant auxépaules, comme pour un vrai massage.Immobile, abandonnée, elle avait gardéles bras le long du corps. Je suis

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descendu jusqu'à ses poignets, j'aicaressé les paumes du bout de mespouces.

Pense à tout ce que tes mains saventfaire. A tout ce qu'elles savent déjà demoi.

Je suis remonté le long des côtesjusqu'à la poitrine. Margot a laissééchapper un soupir qui m'invitait àexplorer plus avant quand j'ai commencéà tourner autour de ses aréoles.

Des petits seins parfaits...

Des seins si vivants qu'ils semblaientavoir leur vie propre, les deux tétons sedressant pour m'inviter à franchir le seuilde toute intimité...

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Mon propre pouls commençait às'accélérer, tenir mon plan jusqu'au boutallait être difficile. J'ai continué àcaresser sa peau en descendant le long duventre, en tâchant de limiter au maximumla zone de contact, effleurant parfoisseulement avec la pulpe de mes doigts lefin duvet qui recouvrait de sa peau, etc'était plus fort que tout, je sentais toutson corps se tendre et m'appeler.

- Tu te sens toujours invisible ?

Le « non » de Margot était presqueinaudible.

Je me suis déplacé sur le lit et ai prisses deux pieds dans mes mains. Passéesles chevilles, j'ai senti tressauter lesmuscles de ses mollets. Son corps tout

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entier était vivant, le mien aussi, elle atrès légèrement desserré ses jambes pourm'ouvrir la voie. Pour elle comme pourmoi, la lenteur commençait à tenir del'exploit.

Je suis arrivé au creux de ses cuissescomme on ouvre la porte de chez soiaprès un long voyage. Je m'y suis arrêtéun moment, ses bras ont commencé às'agiter, j'ai frôlé ses lèvres et le haut deson corps a été saisi d'un spasme.

- Oui... a soufflé Margot.

Du bout d'un doigt j'ai parcouru lasurface de son sexe trempé. Elle asoulevé un bras, posé la main sur lamienne pour accompagner le mouvement.

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- Ouiii...

Elle a rouvert les yeux, ils étaientencore plus beaux qu'avant, brillants etenflammés.

Elle a fait glisser ma main vers sonventre.

Cette fois, toutes les barrières avaientcédé.

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14

Le lendemain, nous avons décidé devivre notre relation au grand jour.

A la vérité, nous n'avions jamaisdécidé de nous cacher, mais nous n'enavions encore parlé à personne.

Enfin... presque. Ce soir-là chez elle,après l'amour, Margot avait fini par meconfier qu'elle avait parlé de nous àMathilde.

- Je t'ai dit que je ne savais pasmentir...

- Même par omission ?

Mais c'était Mathilde. La meilleure

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amie, celle à qui Margot ne pouvait riendissimuler, celle qui aurait compris detoute façon.

- Je t'avoue qu'elle ne l'a pas très bienpris. Elle était tellement sûre qu'elleallait coucher avec toi... Moi aussi,d'ailleurs. Là, elle est un peu jalouse,mais ça va passer.

- Si tu veux, nous pourrons luiprésenter certains de mes coéquipiers...

Cette blague n'était pas très flatteusepour Mathilde, et je m'en suis excuséaussitôt. C'était surtout, la première foisque je disais « nous ». Je n'y avais pasfait attention, mais cela n'a pas échappé àMargot.

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Quelques minutes plus tard, les lattesde son sommier grinçaient de nouveau.

Les semaines suivantes se sontdéroulées comme dans un roman.

Entre les matches qui s'enchaînaient etles photographies de Margot quicommençaient à connaître un petit succès,nous ne nous voyions que deux ou troisfois par semaine, discrets toujours maisplus volontiers en public, sans laprotection de son appareil photo. Sous leregard des autres, je découvrais chaquefois de nouvelles facettes de Margot, et jel'aimais un peu plus chaque fois.

Je l'ai présentée à Josie, qui l'a

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adoubée sans réserve. Elle a rencontréClovis, qui l'a traitée comme la fille qu'iln'avait jamais eue. Elle est venue assisteren loge à un match contre Grenoble,accompagnée de Mathilde qui semblaitavoir pardonné. Les journalistes ontsouligné le lendemain que j'avais joué làmon meilleur match de la saison ; ilsavaient raison. Mais dans l'ensemble, cedébut de saison était plutôt poussif, etl'équipe manquait de cohésion. Le coupde com' du président n'avait évidemmentrien réglé, et le vestiaire restait scindéentre le clan de Gentil et celui des «anciens » qui voyaient encore en moi unleader.

En d'autres temps, j'aurais provoquéune réunion entre tous les joueurs – le

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genre de rencontre musclée où nousaurions pu nous balancer quelques véritéspour mieux repartir de l'avant. Désormaisje préférais rentrer chez moi aprèsl'entraînement, en regardant sur monportable si Margot ne m'avait pas laisséde message pour la soirée à venir.

- Tu es sûr que le club autorise lesgalipettes les veilles de match ? m'a-t-elle demandé un soir, le sourire auxlèvres et mon sexe à la main.

- Hmm... Tout dépend avec qui. Tu asde la chance, j'ai vérifié : avec une filleinvisible et irrésistible, c'est permis.

Ce soir-là, pour la première fois et

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sans l'avoir prémédité, nous avons jouéun rôle. Nous étions tous les deux auxJeux Olympiques, j'étais un discobolegrec, elle une gymnaste russe, nousvenions de nous rencontrer et nousbaisions dans les vestiaires – moi laveille de la finale, elle juste avant dereprendre l'entraînement avec un coachtyrannique...

Les JO étaient un vieux fantasmedepuis que j'avais lu que cent cinquantemille capotes avaient été distribuées auxathlètes au Village olympique avant lesJeux de Londres, en 2012. Un vraibaisodrome, m'avait raconté un nageurque j'avais rencontré à la soirée d'unsponsor du club...

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Et dire qu'au début de ma carrière, lesexe était prohibé avant les matches ! Lesvieux coaches prétendaient que lafrustration sexuelle augmentait lacombativité et l'agressivité. Sauf que j'enavais vu, moi, des joueurs frustrés qui seprenaient des cartons rouges à force de sela mettre sur l'oreille. Depuis, la doctrineavait évolué : des chercheurs avaientmontré qu'une partie de jambes en l'airbrûlait moins de cinquante calories (toutecette sueur pour cinq fois dix caloriesseulement, c'est à désespérer), et que lesexe, en plus d'être le meilleur des anti-stress, pouvait même accroître le taux detestostérone...

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Le sexe était recommandé, donc. Maisil ne pouvait pas non plus transformer unjoueur moyen en superstar, ni le Roi duplaquage en attaquant virtuose.

Le lendemain de ce petit jeu de rôles,dans un match de championnat a priorifacile, j'ai manqué une passe pourMaxime. Ce n'était pas la première fois,ce ne serait sans doute pas la dernière,mais l'interception du n°10 adverse avaitfailli nous coûter la victoire. Les médias,qui devaient s'ennuyer, se sont emparésde l'affaire pour la monter en polémique :l'avais-je fait exprès, en représailles ?Était-ce mon inconscient qui avait parléaprès l'affaire du match contre Toulon ?

Grâce à Margot, j'avais réussi à ne pas

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trop m'énerver devant ces conneries depisse-copie. Restait que les journalistesavaient raison sur un point : la pressionmontait au club, la Coupe d'Europearrivait bientôt et certains d'entre nousétaient déjà cramés.

Margot a proposé de moins nous voirpour que je puisse me recentrer sur lerugby, au moins pour le match suivantcontre le leader Clermont. Elle avaitsuffisamment économisé pour financer unreportage qui lui avait toujours tenu àcœur dans les Pyrénées : elle pourraitpartir, et nous nous retrouverions encoreplus fort après... J'ai accepté. La semainea été longue, très longue, et l'absence deMargot bien plus nuisible à maconcentration que sa présence. Si j'avais

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besoin d'une preuve, je l'avais : jecommençais à avoir cette fille dans lapeau.

Comment pouvais-je imaginer quebientôt tout allait basculer ?

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15

Après le match du dimanche, perdu àClermont, et une soufflante inutile duprésident, le staff nous a octroyé deuxjours de repos pour recharger lesbatteries. J'en ai profité pour inviter mescoéquipiers les plus proches et nos deuxrecrues fidjiennes pour un poker à lamaison. Barbecue, bières et cartes jusquetard dans la nuit : il y avait troplongtemps qu'on ne s'était offert unesoirée entre nous.

J'avais proposé à Margot de venirnous rejoindre si elle en avait envie, sanstrop y croire. Je savais qu'elle avait un

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rendez-vous au laboratoire le lendemainmatin, et je l'imaginais encore mal aumilieu de cinq lascars épais comme moiet à l'humour pas toujours très fin. Il yavait là Malik, le fidèle parmi les fidèles,Clément le remplaçant modèle, Martial leguerrier balafré, et le gros Vani, notrerecrue fidjienne qui s'adaptait vraimentbien à la vie au sud de la Loire. Unesoirée de mecs, quoi.

A dix-huit heures, Margot m'a envoyéun SMS – elle était fatiguée, elle nepasserait sans doute pas, elle mesouhaitait une bonne soirée et me donnaitrendez-vous pour le lendemain soir. J'aihâte, concluait-elle. J'ai failli embrassermon téléphone. L'amour rend vraimentidiot.

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A dix-neuf heures, les gars ontcommencé à arriver. Tous m'ont chambrésur l'absence de Margot. Malik m'ademandé si j'allais enfin participer aucalendrier des Deux du stade maintenantque je sortais avec une photographe. J'aisursauté : comment pouvait-il savoir ?Mais ce n'était qu'une blague. Il allaitfalloir que je m'y fasse.

A vingt-et-une heures, on a sorti lescartes et j'ai commencé à gagner.

Une demi-heure plus tard, je recevaisun texto de Margot :

Suis avec Mathilde. Tu crois qu'onpeut passer toutes les deux ?

J'ai perdu deux parties de suite sur des

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bluffs inconsidérés.

Elles ont sonné à la porte un peu aprèsvingt-deux heures. Mathilde était moinsmaquillée que le soir de l'Escurial maistoujours aussi sexy. Margot était venuenature, avec à la main l'accessoire quichangeait tout : ce sac de sport discretque je commençais à connaître, quicontenait des affaires de rechange et satrousse de toilette et qui disait qu'elledormirait ici cette nuit.

- Vous avez été sages ? a-t-elledemandé en voyant les quelquesbouteilles sur la table.

Nous l'avions été, oui. Mais j'ai bienvu dans le regard de Malik, de Vani et desautres qu'ils n'avaient plus très envie de

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l'être. Depuis le temps que je connaissaisces gars, je pouvais lire dans leur tête :j'y voyais des images de films ou de clipsde deuxième zone où des mecs jouent aupoker avec des petites pépées sur lesgenoux à qui ils peuvent demander, detemps en temps, d'aller leur chercher unverre. Le Vani, s'il ne s'était pas retenu, ilen aurait bavé.

Mais les deux filles n'avaient aucuneintention de rester en cuisine pourpréparer les cocktails. Elles se sontinstallées à table – Margot à côté de moi,Mathilde près de Malik – et ont demandédes jetons pour entrer dans la partie.

Le jeu a soudain pris un tour moinssérieux – non pas à cause des filles, en

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tout cas pas de Margot, mais à cause deces grands gaillards qui se piquaient dejouer les jolis cœurs. A chacun sa façond'être maladroit : Vani s'est mis à miserun peu trop gros, Clément commentaitchaque donne, Martial chambrait plusencore que d'habitude. Malik, lui,provoquait Mathilde qui rentraitvolontiers dans son jeu – j'ai bien vu qu'ill'avait laissée gagner un petit pot en secouchant alors qu'il avait à l'évidence unemeilleure main. Quant à moi, j'étais bien,juste bien, je flottais un peu à côté deMargot qui sans faire de bruit augmentaitson tapis.

Elle ne s'est pas contentée de paraîtresympathique à ces gars qu'elle n'avaitjamais croisés que de loin, ou en photo.

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En une heure, elle les avait tous mis danssa poche. Tous, et plus encore Malik quine la remercierait jamais assez d'avoiramené Mathilde.

Personne n'a protesté quand j'ai mistout le monde dehors après minuit. Il metardait trop de retrouver Margot. Lescopains ont applaudi quand elle aproposé d'effacer les ardoises. Ils l'ontsaluée en lui faisant promettre unerevanche. Et Malik a proposé deraccompagner Mathilde. Évidemment.

Une fois la porte refermée, j'aurais pucrier « Enfin ! ». Je n'ai rien dit. Je mesuis contenté de prendre Margot par lamain pour la conduire à l'étage.

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- Tu m'as manqué, j'ai dit une foisallongés sur mon lit.

- Toi aussi, bluffeur.

Nous n'avions pas de temps à perdre ànous raconter notre semaine. Nous avonscommencé à nous caresser sans enlevernos vêtements, rapidement ceux-ci ontvalsé sur le sol, et cette fois nous n'avonsjoué aucun rôle : nous étions seulementheureux de retrouver nos corps, nosgestes, nos odeurs. J'ai loué sa douceur,elle a vanté mon ardeur – nous aurionsaussi bien pu faire l'inverse avant queMargot épuisée ne s'endorme dans mesbras.

***

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Au petit matin, nous avons fait l'amourtendrement avant de partager le petit-déjeuner. C'était un de mes momentspréférés avec elle : le rituel du café etdes toasts, les assiettes sur des sets depaille alors que d'ordinaire je mecontentais de poser à même la table destartines vite avalées. Et le plaisir decommencer la journée non pas en écoutantla radio ou en surfant sur le web, mais àl'ancienne, en se foutant complètementdes infos et en inventant les heures àvenir avec elle.

J'ai fait la vaisselle pendant qu'ellepréparait son sac avant de partir au labo.Quand je suis revenu dans le salon, elleavait commencé à ranger la grande tablesur laquelle nous avions joué la veille. Je

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suis resté quelques secondes à la regarder; ses gestes simples, presque gais.Personne en la voyant n'aurait pul'imaginer quelques heures plus tôt, le doscambré pour mieux sentir mon sexe enelle, une main sur un sein et l'autreplaquée sur mes fesses tandis qu'à genouxderrière elle je m'efforçais de faire durerle plaisir. Une seconde je me suisdemandé si Mathilde et Malik eux aussi...J'ai vite chassé cette image. Je me suisapproché d'elle et l'ai enlacée, parsurprise.

- Arrêtez Monsieur, s'il vous plaît, a-t-elle dit quand mes mains ont cherché leurchemin sous son t-shirt.

C'était tout elle, ça : cette façon de

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passer ses messages en les enrobant d'unsoupçon enjôleur.

Entre son impératif et l'érotisme duvouvoiement, je n'ai pu m'empêcher depousser un peu plus loin moninvestigation, certain qu'elle cachait unsourire. Je n'avais pas vraiment l'intentiond'aller plus loin : je savais qu'elle devaitpartir. Mais les images qui metraversaient l'esprit étaient trop fortes, etje n'ai pu m'empêcher de pousser monbassin contre le bas de son dos.

- Hmmm... j'ai grogné.

- Oui ? m'a encouragé Margot.

- Je pourrais te prendre sur la table, là.

Je m'en suis voulu aussitôt. Je n'avais

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pas dit « sauvagement » mais c'était toutcomme, et c'était sûrement trop.

Mais Margot avait toujours le sourirequand elle s'est retournée. Elle s'estdégagée, a posé sa main sur la bosse quise formait dans mon jeans et a simplementdit :

- Je n'ai pas le temps, dommage.

Elle avait dit ça sur un ton neutre,factuel. Je vous jure que je n'avais jamaisentendu une phrase aussi érotique.

Cette fille était vraimentexceptionnelle.

Après son départ, j'ai terminé deranger le salon en rêvant vaguement à ce

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que nous aurions pu être en train de faire.Pour la première fois, j'ai songé qu'ellepourrait venir s'installer ici. Oui,vraiment, il n'était peut-être pas encoretemps de le faire, mais il pouvait êtretemps d'en parler. De toute façon, medisais-je en terminant de passer lechiffon, quand j'ai quelque chose en tête ilfaut que je le dise. En partant, elle m'avaitdit « A ce soir ». Ce soir, avant ou aprèsl'amour, je mettrais le sujet sur le tapis.

C'est avec cette perspective grisanteque j'ai fini par allumer ma tablette pourprendre des nouvelles du monde engénéral et du rugby en particulier. Ellesn'étaient pas bien réjouissantes. Puis j'airelevé mes mails, sans grande importancejusqu'à ce message étrange d'un

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expéditeur inconnu.

De : [email protected]

A: [email protected]

Objet : Vous êtes très beau...

… sans votre maillot. A bientôt

X., fan.

Le texte était ambigu mais clairementpersonnel. J'ai cliqué sur la pièce jointe,et c'est là que je me suis vu.

C'était une photo de moi, nu avec unballon du club entre les mains. Celle que

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Margot avait gardée et accrochée chezelle.

Une photo dont je croyais le fichier àjamais effacé.

Une photo qui devait rester secrète etqu'un mystérieux inconnu menaçaitmaintenant de diffuser sur le web.

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16

Je n'ai pas frappé la table avec monpoing. Je suis resté longtemps hébétédevant l'écran, à me répéter que ce n'étaitpossible.

Mais c'était possible, apparemment,puisque c'était là.

Qui donc avait bien pu m'envoyer ça ?Et pourquoi ? Le message était tropsibyllin pour y chercher le moindreindice. Restait une autre question,obsédante : comment cette photo avait-elle pu se retrouver entre les mains dequelqu'un d'autre ?

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J'ai fini par me lever. J'ai fait les centpas dans mon salon, le parquet semblaitplus flottant que la veille et mes idéestournaient en rond. Margot avait détruitles fichiers devant moi sur son appareilaprès les avoir transférés sur mon disquedur. Et personne n'avait jamais accès àmon ordinateur. Personne ne s'en étaitmême approché depuis des semaines. Amoins que... Une idée complètement follem'a traversé l'esprit : la veille au soir,Mathilde s'était absentée plusieursminutes pendant la partie de poker.Margot lui avait peut-être parlé de notreséance privée (qui sait jusqu'où va lesecret entre deux meilleures amies), etpeut-être avait-elle... Mais je délirais.L'ordinateur était protégé par un mot de

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passe, et Mathilde ne s'intéressait qu'àMalik.

Par réflexe, j'ai appelé Clovis. Iln'était pas là, ça m'a énervé. Qu'est-ceque j'étais censé faire ? Je n'allais quandmême pas répondre à l'auteur du message.Ce n'était pas l'envie qui me manquait,mais j'étais prêt à parier qu'il (ou elle ?)n'attendait que ça.

J'ai fini par appeler Margot.Répondeur.

- Qui était au courant, pour les photos? j'ai demandé avant de raccrocher.

J'avais peut-être été un peu sec, maisaprès tout, la photo était bien venue dequelque part.

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Elle m'a rappelé quelques minutes plustard. Elle n'avait pas beaucoup de temps,elle était en plein tirage, mais elle avaitsenti qu'il se passait quelque chose.

- Personne n'était au courant,évidemment. Mais pourquoi ?

- Je t'expliquerai.

Je ne pensais déjà plus à lui proposerde s'installer chez moi. Comment un mailde trois lignes pouvait-il tout changercomme ça ?

Clovis, lui, a fini par retrouver monnuméro de téléphone un peu après midi.Pour qu'il comprenne toute l'histoire, j'aiété obligé de lui raconter quelques détails

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de notre relation avec Margot et leshooting des Dieux du Stade, c'était déjàassez pénible comme ça.

Il a ri, ce con.

- Attends, c'est toi qui me rebats lesoreilles depuis des années avec monimage, et là, tu rigoles ? Non mais tucomprends ce qui se joue, là ?

Il est redevenu sérieux d'un coup.

- Tu sais que je l'aime beaucoup, cettepetite, mais si tu veux mon avis, tu feraisbien de te concentrer un peu plus sur lerugby. La Coupe d'Europe arrive, tu jouesà Cardiff le week-end prochain, et...

- Et pour ce mail, on fait quoi, putain?!

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C'était la première fois que je sentaisClovis vraiment à côté de la plaque.D'abord il se trompait sur ce qu'on vivait,Margot et moi. Ensuite il n'avait pas l'airde saisir le chantage implicite quereprésentait ce message anonyme. S'il yavait un truc qui menaçait ma carrière,c'était bien ça, plus qu'une contre-performance contre un club gallois.

Il a fini par retrouver sa capacitéd'analyse et m'a promis de lancer fissason petit génie de l'informatique sur lecoup, pour essayer de voir d'où avait étéenvoyé le mail.

En attendant, eh bien, je n'avais qu'àattendre.

Heureusement qu'un entraînement

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plutôt intensif était programmé pourl'après-midi. Il y avait longtemps que jen'avais mis autant d'intensité dans mesplaquages en dehors des matches. Lorsd'une opposition tactique, j'ai blessé Nickl'Australien à l'épaule en le renversant ausol. Un début de bagarre a éclaté, viteétouffé par Vani et Malik – lequelarborait depuis le début de la séance unsourire béat qui aurait dû me réjouir maisqui m'irritait un peu. Tout m'énervait, cejour-là : j'avais beau tourner le problèmedans tous les sens, je n'arrivais pas àm'enlever de la tête l'idée que Margotm'avait peut-être trahi. Et ça m'était bienplus insupportable que le mail lui-mêmeet la menace que laissait planer sonauteur. Avait-elle été simplement

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négligente ou avait-elle pu jouer un rôledans tout ça ? Non, évidemment, il fallaitque je chasse ce soupçon idiot. Maismême si elle avait été simplementnégligente, sachant à quel point le sujetétait sensible pour moi, c'était comme unetrahison.

J'ai quitté le stade sans un mot pourpersonne et je suis rentré chez moim'affaler devant la télévision en attendantqu'elle revienne.

***

Il était plus de 19 heures quand j'aientendu le toussotement de la Coccinellequi se garait dans l'allée. A travers lafenêtre du salon, j'ai regardé Margotavancer vers l'entrée. Je ne m'étais pas

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rendu compte à quel point elle avaitchangé pendant ce mois que nous avionspassé ensemble. Avec ses nouvellesbottines à talons, ses cheveux relevés enchignon, elle paraissait plus grande,tellement plus consciente d'elle-mêmeque la première fois où je l'avais vueavec Mathilde. Et je n'arrivais pas àsavoir si je ne l'en aimais que plus... oupas. Comme si j'avais perdu quelquechose qui n'était rien qu'à moi. Cettefoutue photo que j'avais en tête depuis lematin faussait décidément tout.

Elle a sonné à la porte. Avait-ellesonné, les fois précédentes ? Je ne savaisplus. Ce dont j'étais sûr, c'est que nousnous embrassions sitôt que Margot avaitfranchi la porte. Un baiser tendre, où

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j'avais appris à reconnaître si elle étaitfatiguée ou si elle avait nourri en chemindes idées plus frivoles.

Cette fois, il n'y a pas eu de baiser.Quand j'ai ouvert la porte, il y avait entrenous autre chose que le plaisir de nousrevoir. Il y avait de la gêne et des procèsd'intention. Je m'étais promis de ne riendire pour éviter de tout gâcher d'un motde trop et nous sommes restés là, dechaque côté de la porte, avant qu'enfin,maladroitement, je ne m'efface pour lalaisser entrer.

- Qu'est-ce qui se passe ?

Il y avait de l'inquiétude dans sa voix.J'ai pensé : est-elle vraiment inquiètepour moi ou a-t-elle peur parce qu'elle a

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quelque chose à se reprocher ?

Je suis resté froid et l'ai conduite versl'ordinateur. J'ai ouvert le mail en guettantsa réaction.

Elle a eu l'air surprise. Vraimentsurprise.

- Mais qui a pu t'envoyer ça ?demandait-elle. Et comment ? Tu as reçuça quand ? Et qui...

Incrédule, elle ne cessait de répéterles questions qui tourbillonnaient dans matête depuis près de douze heures, et c'étaitcomme si elle remuait le couteau dans uneplaie à vif.

J'aurais dû voir, j'aurais dûcomprendre qu'elle voulait être avec moi

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dans cette histoire, qu'on affronte çaensemble, mais après la journée que jevenais de vivre, et ce poison du soupçonqui coulait encore, j'étais dans le noir.

Par trois fois, Margot m'a assuréqu'elle avait bien supprimé le fichier dela photo après en avoir fait un tiragepapier pour son appartement. Elle mepromettait aussi que personne n'était entréchez elle depuis ce premier soir avecmoi. « Si quelqu'un était venu, j'auraiscaché la photo de toute façon », disait-elle, et je la croyais, mais quelque choseétait cassé. Comment ai-je pu ne pascomprendre que cette conversation étaiten train de démolir en quelques minutesce que nous avions vécu et construitpendant près d'un mois ?

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Après une dernière réflexion un peuamère, j'ai pris conscience du pathétiquede la situation. Je me suis rendu compteaussi que je n'avais rien préparé àmanger. Les deux dernières fois queMargot m'avait dit « à ce soir », j'avaispris plaisir à cuisiner en l'attendant. J'aidemandé : « Tu veux manger quelquechose ? » Elle a répondu qu'elle n'avaitpas faim. Je me suis approché d'elle pourm'excuser, ou la prendre dans mes bras,je ne sais plus, en tout cas je me souviensqu'au moment où je m'avançais vers ellepour la première fois de la soirée (çavoulait dire quelque chose, quand même,non ?), à ce moment-là elle m'a dit d'unevoix blanche :

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- Je crois que je vais y aller.

J'ai essayé de la retenir mais je netrouvais pas les mots.

- J'ai un rendez-vous tôt demain matinpour un contrat possible avec uneentreprise, il vaut mieux que je dormechez moi...

Ce n'était pas vrai, j'en étais sûr.

Ah oui, comme ça tu ne mens jamais ?j'ai pensé.

J'ai réussi à ne pas le dire.

Trente secondes plus tard, nous noussommes embrassés sur la joue, la portes'est refermée derrière elle et laCoccinelle a démarré tristement.

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Quelque chose de cassé.

J'ai pensé que je devrais lui envoyerun SMS pour m'excuser d'avoir été sifroid. J'ai sorti mon téléphone de mapoche, mais aucune phrase n'est sortie dema tête. Je suis resté là comme ça,quelques minutes, à fixer l'écran vide. Etalors que j'allais écrire le premier mot, levoyant vert d'un nouvel appel s'estallumé.

Clovis.

J'ai décroché aussitôt.

- Tu as du nouveau ?

Il n'en avait pas, mais son petit génieétait disponible, là maintenant, sij'acceptais de lui laisser prendre la main

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sur mon ordinateur.

- Le laisser quoi ??

- Prendre la main sur ton disque dur.Ils sont comme ça, tu sais, les géniesmodernes. Ils travaillent la nuit, ets'infiltrent chez toi via ton ordi. Je t'avoueque je n'ai pas tout compris à ce qu'il m'adit, mais en gros, il suffit que tu luidonnes deux ou trois informations et ilpourra regarder ce qui s'est passé sur tonordinateur tout en restant chez lui. Commeça tu peux dormir tranquillement, et s'iltrouve quelque chose, on le saura demainmatin.

Il m'a passé le jeune Rayane. Je n'airien capté à ce qu'il me racontait mais jem'en fichais, j'étais trop épuisé pour

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réfléchir, je lui ai donné les troisinformations dont il avait besoin, j'aiéteint mon téléphone et je me suiseffondré dans mon lit en priant en silencepour que demain soit vraiment un autrejour.

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17

Une lourde pluie d'automne m'aréveillé en martelant la vitre de lachambre. Le réveil indiquait qu'il étaitbeaucoup top tôt. J'ai tenté de merendormir, sans succès. Cette journéecommençait divinement.

J'ai tendu le bras vers la commodepour prendre mon téléphone et lerallumer. J'espérais un message deMargot. Mais pourquoi donc m'aurait-elleécrit ? Et pour me dire quoi ?

Le seul message qu'on m'avait laissédans la nuit venait de Clovis.

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Verdict de Rayane : tu es peut-être undes meilleurs défenseurs de France,mais ton ordinateur est une vraiepassoire. Possible que quelqu'un s'y soitinfiltré pour prendre le fichier de laphoto. L'enquête continue, je te tiens aucourant s'il y a du nouveau.

PS – tu es très photogénique, en fait.

Sacré Clovis. J'aurais pu mal très malprendre son post-scriptum, mais ilessayait de relativiser les choses. Etsurtout, le message avait été envoyé àcinq heures du matin. Il était à fond sur lecoup, je savais que je pouvais laisser

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mon sort entre ses mains.

A huit heures, j'ai appelé Margot etsuis tombé directement sur sa messagerie.Peut-être avait-elle vraiment un rendez-vous, finalement. Je n'ai pas laissé demessage.

J'ai pris mon petit déjeuner seul, triste,je pensais à nous deux, vingt-quatreheures en arrière, les blagues toutessimples que nous avions échangées, cequ'elle m'avait dit près de la table aucreux de mon oreille, notre désir, soncalme, son sourire, tout.

J'ai retenté à huit heures et demie surson téléphone fixe, à neuf heures sur son

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portable – toujours rien. Je lui aidemandé de me rappeler en essayantd'être le plus doux possible. Elle n'a pasrappelé. Alors un poison pire encore quele soupçon a commencé à germer. Ledoute.

Et si elle faisait exprès de laisser sontéléphone éteint ?

J'ai laissé un autre message vers dixheures en ajoutant de plates excuses pourla veille au soir. A midi, je n'avaistoujours pas de nouvelles. Son fixesonnait dans le vide, j'ai appelé le labooù elle travaillait parfois mais on m'a ditqu'elle n'était pas là.

Le doute grandissait, une boulecommençait à se former dans ma gorge et

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des mots me venaient que je n'avaisjamais pensés de toute ma vie.

Je m'en voudrais à mort si je devaisla perdre à cause de cette histoire.

Pourquoi donc cette pensée ne m'était-elle pas venue la veille ? J'étais vraimentun bel imbécile.

J'ai tenté de m'occuper les mains etl'esprit, toutes les cinq minutes jerevenais à mon téléphone, j'ai recomposéplusieurs fois son numéro, sans laisser demessage... Et puis vers treize heures,alors que je la rappelais tout en mepréparant pour l'entraînement de l'après-midi, une sonnerie a retenti.

Mon pouls a bondi. Enfin ! La journée

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allait pouvoir commencer, Margot allaitenfin répondre, nous nous donnerionsrendez-vous pour le soir et toutreprendrait comme avant.

Mais après sept sonneries, lerépondeur s'est mis en marche.

Vous avez joint le 06... Votrecorrespondant est indisponible.

Aïe. J'ai appuyé sur le boutonRappeler, de nouveau son téléphone asonné dans le vide.

Vous avez joint le 06... Votrecorrespondant est indisponible.

Et la boule dans ma gorge entendait : «votre correspondante est indisposée ».

Cette fois c'était sûr, elle avait

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délibérément choisi de ne pas prendremes appels. La boule a grossi encore et jen'ai pas rappelé, je crois que je n'auraispas réussi à parler.

Je me suis traîné jusqu'au stade. J'aimis mes crampons, mon short, ce maillotque j'aimais, mon corps était là mais matête était ailleurs et je n'avais plus deforces. Le coach a hurlé dans le vestiaire,chacun en a pris pour son grade et c'étaitjustifié : nous étions tous à côté de nospompes, et ça faisait trois semaines queça durait. Même Maxime ratait des coupsde pied faciles. La Coupe d'Europes'annonçait décidément fort mal. Dans unéclair de lucidité, le tableau m'est apparu

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très clairement : nous étions une équipesans leaders, à la dérive, et je ne pouvaisque nous regarder dériver parce que je nepensais qu'à une chose.

Votre correspondante est indisposée.

Dans les vestiaires, je me suisprécipité vers mon portable avant mêmede prendre ma douche, mais vingt doigtsvelus m'ont intercepté. C'était Malik etClément, qui voulaient savoir ce qui sepassait.

- Rien, les gars, rien.

- Ne nous prends pas pour des cons.Tu n'es plus le même homme depuis hier.

Autour de nous avait commencé leballet des joueurs qui se déshabillent

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avant la douche. Ces corps nus et las quel'on finit par ne plus voir sauf pourtraquer, en coin, un bourrelet révélant unlaisser-aller dans la vie privée d'uncoéquipier. L'odeur des maillots gorgésde sueur, le volume des voix qu'on poussepour couvrir le bruit des jets d'eau juste àcôté, et toujours les mêmes blagues quifusent, ou telle action sur laquelle onrevient pour améliorer un enchaînement :c'était un moment bizarrement pudique. Lemoins propice à l'intimité, peut-être.

- Reste habillé, on va parler dehors, aintimé Clément.

Nous nous sommes éloignés desoreilles indiscrètes. J'avais gardé montéléphone à la main, je ne pensais qu'à me

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débarrasser d'eux, et débarrasser leplancher au plus vite. Appeler Margot,appeler Clovis. Savoir.

- Ce n'est rien, vraiment, un petit trucqui m'ennuie, demain ce sera fini.

Mais les gars étaient décidés à ne paslâcher l'affaire. Ils m'avaient vu heureux,l'avant-veille avec Margot, ils nepouvaient pas imaginer que...

Ils ont commencé à me cuisiner.

- C'est une histoire de filles, ou derugby ? Un autre club t'a fait une offre ?Ou alors non, laisse-nous deviner : c'estla mafia chinoise qui t'a contacté pourtruquer un prochain pari ?

Ils plaisantaient à moitié, c'était notre

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façon de mettre à distance les sujets quifâchent, mais ils étaient vraiment inquiets,je le voyais, et je me rendais bien compteque je ne faisais rien pour les rassurer :deux alertes sur mon téléphone m'avaientfait bondir pendant la conversation – maisce n'était que ma banque, et un spam à lanoix.

- Attends, je sais, disait Malik pourdétendre l'atmosphère : on t'a encoreproposé une pub avec Max, mais avecvos copines, cette fois, ils veulent tournerun clip glamour et tu hésites à accepter.

J'ai cru que j'allais pouvoir m'en tirerpar une pirouette, mais c'est à ce momentqu'un troisième mail est arrivé.

Ce n'était ni Margot ni Clovis, ni un

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spam : c'était l'adresse bidon du maître-chanteur.

[email protected]

Le mail n'était toujours pas signé, lemessage toujours aussi court.

Il serait peut-être temps de jouer pluscollectif...

Juste en-dessous, l'expéditeur avaitintégré une vidéo. Un gif animé quirepassait en boucle une action qu'on avaitdéjà vue à la télévision. Celle de mapasse ratée pour Maxime Gentil.

Je n'ai pas cherché à comprendre, lesnerfs étaient trop à vif, je me suisprécipité dans les vestiaires en criant.

- OÙ EST MAX ??!

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Cette fois, j'étais vraiment prêt àdéfoncer sa petite gueule d'ange. Je luiaurais peut-être posé une ou deuxquestions avant, pour lui donner unechance, mais je ne saurai jamais sij'aurais été capable de ce sang froid :alors que je me précipitais vers levestiaire, Malik et Clément m'ont plaquécontre le mur et une grosse main s'estcollée devant ma bouche pour me fairetaire. Je me suis débattu une dizaine desecondes avant d'abandonner, vaincu. Ilsavaient raison, je le savais.

Sans un mot, je leur ai montré lemessage. Ils ont réprimé un juron, maiscette fois c'est moi qui ai mis un doigt

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devant ma bouche : ils avaient réussi àme calmer, il ne fallait pas qu'ils pètentles plombs à leur tour.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? ademandé Clément au bord de la panique.

- C'est une bombe.

En le disant, j'ai pris conscience que sicette histoire commençait à empoisonnerle vestiaire, ça pouvait entraîner la mortdu club à court terme.

Malik a été le premier à retrouver sesesprits. Il a pris les choses en mains.

- Tu vas venir sagement prendre tadouche avec nous, on ne va parler de ça àpersonne, et à la sortie tu vas tout nousraconter, ok ?

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J'ai promis. Mais d'abord, je voulaisretrouver Margot.

Je leur ai donné rendez-vous le soirchez Josie pour faire le point. Rien qu'àles voir tous les deux, prêts à se défoncerpour moi comme sur le terrain, je sentaisles forces me revenir.

Le moment était venu de convoquermon cabinet de guerre.

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Quand tout le monde s'est retrouvé àL'Escurial, il était plus de dix-neuf heureset Margot ne m'avait toujours pasrépondu. Il y avait à peine vingt-quatreheures qu'elle avait garé pour la dernièrefois sa voiture devant chez moi... Commetout ça était déjà loin !

Un peu plus tôt, j'avais appeléMathilde, qui faisait clairement semblantde ne rien savoir, et je m'étais encorecassé les dents sur le répondeur deMargot. Je commençais à devenir fou.Elle n'avait rien dit en partant, maismaintenant je savais qu'elle m'en voulait.

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Je savais aussi qu'elle avait de quoi m'envouloir : je me repassais en boucle lefilm de la soirée de la veille, et jecomprenais bien que j'avais été assez loinde l'homme idéal. Avais-je pour autant ditquelque chose d'irréparable ? Jen'arrivais pas à m'en souvenir. Et plusj'essayais de me rappeler, plus toutdevenait flou.

Il y avait là Clovis, Malik, Vani,Martial et Clément. Et Josie, bien sûr, quis'activait derrière son comptoir maissemblait tout entendre, et toutcomprendre. La première tournée depintes a vite fait place à une deuxième. Acôté des verres, les portables étaient de

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sortie comme d'autres auraient posé leurarme, chacun à l'affût d'une nouvellenotification. J'espérais un message deMargot, ou du mystérieux expéditeur.Clovis, lui, attendait des newsincessantes des enquêteurs qu'il avait missur le coup : son petit génie Rayane, et untype spécialisé dans les affaires loucheset qu'il n'avait jamais voulu me présenter.Vieux valait que je ne sache rien, disait-il.

Je leur ai montré les mails et la vidéode la passe manquée. Inutile de préciserqu'ils étaient remontés.

- Mais c'est la guerre qu'ils veulent,ma parole ! criait Martial.

Ils, c'était Maxime, son conseiller en

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com', ses amis et à peu près tout ce qu'ilsreprésentaient.

Des scénarios commençaient às'échafauder, plus ou moins subtils, qui seterminaient invariablement par une scènetrès musclée où, en gros, nous partions encommando casser la gueule à Maxime.C'était mes amis les plus proches,presque ma famille, je les écoutaiss'enflammer et promettre de me venger, çafaisait du bien de se sentir entouré. Et enmême temps, je sentais une amèremélancolie s'emparer de moi. Ilspensaient tous à Max et je ne pensais qu'àMargot. Je les voyais prêts à foncer têtebaissée et je me souvenais de la réactionde Margot, tout en questions, sansprésumer de rien. Sur le moment, j'en

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avais été agacé ; maintenant, sa finesseme manquait. Les autres l'ont senti :Clément me trouvait trop modéré, Vanim'a demandé si je leur avais tout montré...et Josie, qui arrivait avec six nouvelleschopes, m'a tapé sur l'épaule.

- Toi, il y autre chose que le rugby quite tracasse ou je ne sais pas tenir un bar !

Il y a parfois une vraie délivrance àêtre démasqué.

Je ne pouvais rien cacher à Josie, et jen'allais rien cacher aux autres. Au pointoù j'en étais, je leur ai raconté lesdernières heures, et je leur ai expliquéprécisément où j'en étais avec Margot -c'est-à-dire : nulle part. Et dire quej'aurais pu – que j'aurais dû – être en train

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de lui proposer de venir vivre avec moi !

L'ambiance a changé autour de latable.

- T'en fais pas, elle reviendra, a assuréClément.

- Les gonzesses, elles veulent toujoursnous faire payer quelque chose, a assénéMartial.

- De toute façon, je n'ai jamais riencompris aux femmes de ce pays, a avouéVani.

Malik, lui, restait en retrait. Ilcraignait peut-être que la conversation nedérive vers son histoire naissante avecMathilde. En tout cas, quand je l'avaismis dans la confidence un peu plus tôt, il

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m'avait assuré qu'elle ne lui avait pasparlé de Margot.

Les quatre autres ont continué àphilosopher sur la gent féminine, jevoyais Josie soupirer et une phrase m'estvenue sur le bout de la langue :

Je vous aime plus que presque tout,les gars, mais je n'ai vraiment pas enviede parler de ça avec vous.

J'allais dire ça quand le téléphone deClovis s'est mis à vibrer sur la table. Ils'est précipité dessus : c'était Rayane. Ils'est levé aussitôt pour s'éloigner dequelques pas. Nous étions tous tournésvers lui, essayant de capter un mot. MaisClovis ne disait presque rien, il écoutait.Il a raccroché, et s'est dirigé vers la

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sortie du bar pour passer un autre coup defil.

Josie en a profité pour reprendre lescommandes – et pour me prendre à part.

- Tu te souviens de ce que je t'avaisdit, sur les messages d'excuse ?

- Mais je me suis excusé ! J'ai laissédix messages pour lui dire que j'étaisdésolé, elle ne m'a pas rappelé.

- Alors il va falloir que tu prennes lesdevants pour aller la chercher. Parce queje veux te revoir un jour ici avec cettepetite, tu m'entends ?

Aller la chercher. J'y avais pensé, oui.J'ai dû esquisser mon premier demi-sourire de la journée : si je me mettais à

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penser comme Josie, c'est que j'étais surla bonne voie, non ?

Clovis est revenu et s'est rassis, l'airtroublé. Il a réfléchi une seconde, puis ilnous a annoncé, d'une voix étonnammentcalme :

- L'intrusion dans l'ordinateur deRomain vient du bureau de l'agent deMaxime. Mais...

- Il n'y a pas de mais ! a rugi Martial.

Les autres clients du bar se sontretournés vers nous, curieux et un peuinquiets. Ça n'a pas arrêté Martial, niClément, qui criaient déjà vengeance.

Clovis a levé la main pour nous

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arrêter.

- … MAIS j'ai appelé l'agent deMaxime, parce que ce genre de méthodene lui ressemble pas. Il me jure qu'il n'yest pour rien, et pour une fois, il a l'airsincère. Il va se renseigner de son côté.L'enquête continue, on ne bouge pas tantqu'on n'a pas de preuve solide.

Il avait raison. Quoi qu'on fasse sansêtre sûrs de rien, on le regretterait plustard. Mais ne pas bouger, ça n'était pluspossible. Je n'en pouvais plus d'attendre,et surtout, surtout, je ne voulais plusentendre parler de cette histoire. Sans unmot, je me suis levé et je suis sortiprendre l'air. Je suis resté sur le trottoir,sans savoir quoi faire ni de mes mains ni

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de ma vie. Quelques fumeurs m'ont jetédes regards en coin : certains m'avaientreconnus, et nous n'avions pas été trèsdiscrets. Je les imaginais se chuchotantentre eux : « C'est Romain Mevasta, il y al'air d'avoir du grabuge au club... ». Maisnul n'a osé m'approcher. Je lescomprenais.

Au bout d'une minute environ, Malikest sorti à son tour, l'air grave.

- J'ai essayé d'appeler Mathilde. Elles'est mise sur répondeur...

Il n'a pas eu besoin de finir sa phrasepour que je comprenne ce qu'il avait entête. J'en étais sûr, moi aussi : Mathilde etMargot devaient être ensemble, chez l'uned'elles ou dehors en ville. Dieu savait ce

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qu'elles pouvaient être en train de seraconter. Mathilde essayait-elle de luiremonter le moral, en lui conseillant deme laisser une deuxième chance ? Oualors elle était en train de m'enfoncer etMargot acquiesçait, les deux amiesbuvant des vodkas-pomme en pestant queles hommes étaient décidément tous lesmêmes, et qu'on les y reprendrait plus àse frotter à des rugbymen... Bref, tout étaitpossible, et rien ne pouvait me rassurer.

- Et si on allait voir chez elles ? aproposé Malik. C'est moi qui conduis. Etsi elles n'y sont pas, on se fait la tournéedes bars du centre pour les chercher.

Je l'aime pour ça, Malik. L'ami, levrai. Un autre jour, j'aurais dit oui, sans

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doute. Ça aussi, c'était le genre de chosesqu'on faisait dans les romans, le genre defolie qu'on entreprend sur un coup de têteet qu'on n'oublie jamais, mais cettehistoire-là, j'avais envie de la vivre seul.C'était entre Margot et moi, je ne voulaispas de copain au milieu, même Malik.Encore moins Mathilde.

Je devais aller chez Margot, et seul. Sielle était là, elle finirait par m'ouvrir saporte. Sinon je l'attendrais jusqu'à cequ'elle revienne. La nuit était déjà en trainde tomber, elle ne tarderait pas, non ?

Malik était encore en train d'insisterquand un taxi est passé par là. Je l'ai hélé,j'ai embrassé Malik et je suis montédedans. Les dés étaient jetés.

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***

Dix minutes plus tard, j'étais dans lequartier de Margot. J'ai demandé auchauffeur de me laisser à une bonnecentaine de mètres de chez elle. Ce n'étaitpas seulement pour protéger notrediscrétion. J'avais surtout trois pintesdans le nez, et besoin de marcher pourréfléchir un peu.

Sauf que réfléchir, je n'y arrivais pasvraiment. J'ai marché et je n'avais qu'unseul mot en tête, pardon, pardon, et jen'avais toujours pas le moindre planquand je suis arrivé en bas de sonimmeuble. J'ai levé les yeux vers lequatrième étage. A sa fenêtre, leslumières étaient éteintes.

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J'ai appuyé sur l'interphone, à touthasard. Un silence m'a répondu, pluslourd encore que celui de son téléphone.Il allait falloir attendre. Et pas de banc àl'horizon, juste un parking aux voituresgrises sans la moindre Coccinelle.J'aurais pu sonner à d'autres interphonespour entrer dans l'immeuble, commequand j'étais gamin, mais j'imaginais déjàla conversation avec les voisins :

C'est bien moi, le joueur de rugby,oui. Je crois que je suis amoureux devotre voisine la photographe discrète,mais je n'ai pas su lui dire, j'ai été trèscon et elle est partie, vous ne l'auriezpas vue récemment ? Pardon ? Bien sûr,on peut faire cent-dix kilos de muscles ettomber amoureux, pourquoi pas ? Et oui,

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on peut être le roi du plaquage et sefaire plaquer par une fille légère commeune plume – tenez, à propos de plume,vous n'auriez pas un stylo, que je luilaisse un mot ?

Mieux valait ne pas entrer.

Combien de temps allais-je tenir àattendre sans même savoir si elle allaitrevenir ? Elle pouvait avoir décidé depasser la nuit chez Mathilde. Ou alors,elle était retournée chez ses parents –qu'est-ce que j'en savais ? Est-ce que jela connaissais vraiment, au fond ?Ensemble on avait parlé de la ville, de lavie, de nous, des films qu'on avait vus, demoi, parfois, mais d'elle, si peu.

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Au loin ont éclaté quelques rires, unesirène, un aboiement.

Savoir où tu veux aller, disait Clovis.Et Margot ? Que voulait-elle vraiment ?M'étais-je jamais vraiment posé laquestion ?

La lumière du troisième s'est éteinte.

Et si Margot rentrait, que ferais-je ? Jedevais puer la bière à deux kilomètres,ma lucidité avait été sérieusementécornée par l'alcool et les événementsdes dernières heures, je n'osais même pascroiser un miroir de peur de voir laprofondeur des poches sous mes yeux –était-ce vraiment une bonne idée, dans cetétat, de me jeter à genoux pour demanderpardon ? Je m'étais précipité chez elle

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par instinct, avec dans la tête les imagesd'un film où le héros finit par tout avouerà sa belle par une nuit d'orage, ruisselantsous la pluie. Mais il ne pleuvait pas. Lanuit était tombée, la lune était voilée parles nuages, un vent désagréable tournoyaitentre les immeubles et les trois bières nepassaient pas très bien. Ça ne ressemblaitpas un film, encore moins à un roman :plutôt un téléfilm de série B, ou C. Ou Z.

Pathétique.

Pour en rajouter, un jeune type estpassé devant moi, une canette de bière àla main. Il m'a regardé, sans plus, acontinué quelques pas puis s'est retourné.

- Hé, mais vous êtes Romain Mevasta?

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La voix trahissait celui qui a bu plusque d'habitude. Ou qui n'a pas l'habitude.Il avait des boutons sur la figure, des brasmaigres comme un scout et le t-shirt d'ungroupe de métal.

- Qui ça ? j'ai dit.

- Romain Mevasta !

- Connais pas.

Il allait dire « Te fous pas de magueule », mais il a vu la mienne, et il l'afermée. Il a tourné les talons, a jeté sacanette par terre et s'est engouffré dansl'immeuble de Margot en haussant lesépaules.

Je ne pouvais pas rester là.

La batterie de mon téléphone

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commençait à donner des signes defaiblesse. J'ai tenté une dernière foisd'appeler Mathilde, puis Margot.

Votre correspondante est indisposée.

Alors j'ai appelé un taxi. J'ai eu cettepensée absurde : C'est ça qui va la fairevenir, mais sa silhouette parfaite ne s'estpas matérialisée, ni celle de laCoccinelle, et le taxi a fini par arriver.

Il s'est arrêté devant moi, a baissé savitre, mais sans rien dire.

Je restais bloqué. Et si c'étaitmaintenant, pile maintenant, qu'ellearrivait ? Mais évidemment, non.

- Vous montez ? a dit le taxi.

J'ai fini par ouvrir la portière, j'ai fait

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un creux dans sa banquette en m'asseyantau milieu, j'ai donné mon adresse, et j'aifermé les yeux en reconnaissant madéfaite.

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La nuit a été agitée, hachée,tourmentée. Quelques images de rugby,toutes violentes, étaient venues s'incrusterentre deux cauchemars où Margotfinissait invariablement par me quitter.

En fin de nuit, tandis que je metournais et me retournais dans le lit dansun état de semi-conscience, Clovis estmême apparu pour me donner un conseil.« Laisse le temps au temps, petit ! disait-il. Recentre-toi sur le ballon, retrouve leplaisir sur le terrain, et le goût de lavictoire, et tu pourras retrouver Margot ».C'était la voix de la raison. Et d'un autre

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côté, non, je ne pouvais pas attendre : laseule idée d'aller jouer un match au Pays-de-Galles sans l'avoir revue me donnaitenvie de déchirer mon short.

J'ai fini par me lever sans savoir quefaire de cette journée. J'ai soigneusementévité le miroir dans le couloir et suisdescendu dans la cuisine pour mettre enroute la cafetière, et la radio pour couvrirles voix qui se chevauchaient dans matête.

Deux tartines plus tard, j'ai tendu lamain vers la tablette. C'était un purréflexe, un geste banal d'intoxiqué del'information, je ne savais même pas ceque j'attendais, au juste. Un message de

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Margot ? Je n'osais plus y croire. Un mailde Malik, qui aurait retrouvé Mathilde ?Aucune chance : il m'aurait appelé dansla nuit, s'il avait trouvé quelque chose.Non, celui qui avait le plus de chances dem'écrire, c'était encore ce mystérieuxexpéditeur anonyme. J'avoue que je n'ypensais presque plus. D'après Clovis, çapouvait être un des jeunes adjoints del'agent de Maxime, un tocard qui auraitfait du zèle. Qu'est-ce que ça changeait,au fond ?

De toute façon, il n'y avait aucunnouveau message, sinon un rappel ducoach sur le programme des heures àvenir : dernier entraînement à dix heures,douche et massage jusqu'à 12h30,déjeuner collectif et séance vidéo. Le

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décollage pour Cardiff aurait lieu lelendemain matin. Sur ordre du président,les journalistes prendront l'avion desjoueurs, précisait le mail.

C'était le genre de message qu'onrecevait chaque semaine. Chaque semainedepuis plus de dix ans, je découvrais lesconsignes d'avant-match comme un bontravailleur découvre sa feuille de route.J'avais eu la boule au ventre au début decarrière, quand je me demandais chaqueweek-end si je serais titulaire, puis jem'étais mis à lire les messages sansémotion particulière. Parfois en pestantun peu, parfois en bâillant.

Mais cette fois mon corps me disaitautre chose. Ce n'était pas une boule au

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ventre, et ce n'était pas de la peur. Elleétait située plus haut, dans la poitrine,comme si toutes les pensées floues quis'étaient entrechoquées pendant la nuits'étaient alignées pour former uneévidence et converger là, précisément au-dessus du cœur où elles venaient délivrerleur message.

Je m'en fous.

Ce que la boule me disait, c'est que jen'avais pas envie. Pas envie de jouer, pasenvie de retrouver les gars, et encoremoins d'écouter la causerie du coach. Etje me moquais bien de gagner ou deperdre à Cardiff. Ou plutôt, non : une foissur le terrain, j'aurais forcément envie degagner, on ne se refait pas. Je ne voulais

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simplement pas y aller.

C'était nouveau pour moi. Pour meraccrocher à des sensations connues, j'aiconvoqué dans ma tête des images del'année précédente, et de ce premierweek-end de Coupe d'Europe à Dublin.Sérieux, concentrés, nous avions arrachéla victoire dans les dernières minutes,puis nous l'avions fêtée dans unetroisième mi-temps qui avait duré bienau-delà de la fermeture du pub. Si lesjournalistes avaient raconté ce qu'ilsavaient vu ou entendu ce soir-là, on auraitpris cher dans la presse, mais noussommes des professionnels aguerris :nous avions pris soin de les saouler avantnous, et de garder quelques souvenirs surnos téléphones portables. Ils n'avaient pas

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intérêt à dire quoi que ce soit s'ilsvoulaient garder leur job, ou leur femme.

Que tout cela semblait loin ! La bouledans la poitrine, elle, était toujours là. Etle corps a toujours raison. Il y avaitquelque chose qui manquait, une décisionque je n'avais pas prise, et la boule ne melâcherait pas avant que je n'aie comprisce que mon corps commandait.

Sur la droite de l'écran, une alerte s'estaffichée : Rugbyrama consacrait unarticle aux remous qui secouaient le club.La boule dans la poitrine a encore grossi.

Alors j'ai su ce que la boule attendaitde moi. Je n'irais pas à Cardiff. Je n'iraismême pas à l'entraînement. On mesanctionnerait sans doute, et après ?

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J'étais à disposition du club depuis quej'étais cadet, je n'avais jamais manqué àun seul de mes devoirs, mais maintenantj'avais plus important à faire. J'avaisenvie de vivre autre chose. De vivre, toutsimplement.

Il fallait que j'écrive à Margot.

J'ai commencé par éteindrel'ordinateur. Ce n'était pas un mail que jevoulais écrire. C'était une lettre, unevraie, à la main et à l'encre. Tant pis pourles fautes, si j'en laissais, et tant pis pourla maladresse de l'écriture. Il y avait desannées que je n'avais pas écrit de lettre,et c'était justement ça, l'important :quelque chose d'exceptionnel. Imprimer

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un texte, c'était trop facile ; la main, elle,ne pouvait pas mentir.

J'ai pris une feuille de papier fin quej'ai posée sur une feuille de blocquadrillé, comme ma mère me l'avaitappris quand j'étais petit, pour écrire àpeu près droit en suivant les lignes entransparence. Même si je savais qu'unefois que les mots jailliraient, jepencherais inévitablement vers le bas, ouvers le haut. Et cette fois, je savais qu'ilsviendraient : je les ruminais depuis deuxjours, il suffisait que j'en pose un premier,et tout sortirait. Zéro brouillon, un seulessai, et pas le droit de revenir en arrière.

Margot...

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Il y avait trop de choses à dire, alorspour mettre un peu d'ordre dans mesidées, j'ai choisi de raconter.

J'allais raconter à Margot notrehistoire telle que je l'avais vécue depuisle tout premier jour. J'allais l'écrire sansrien cacher, en m'efforçant de ne pas tropparler de moi, mais plutôt d'elle.

J'ai commencé par cette première foisoù nous nous étions croisés autour d'unPrince au chocolat, et où déjà son airfarouche et sa retenue gênée m'avaientattiré. Puis comment, de séances photo enséances de ciné et de balade sur les quaisen escapades motorisées, je l'avais vue setransformer.

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La première chose qui m'a frappée,c'est ton regard. L'humilité de tes yeuxquand tu baisses les paupières, sansjamais admettre la défaite, leur forcequand ils regardent droit devant eux, latendresse infinie qu'ils m'inspirentquand ils sont tristes. Et puis le regardque tu portes sur les gens et sur lemonde – jamais méchant (ou presque)mais toujours juste...

C'était maladroit mais ce n'était pasgrave. Je me rappelais ce que Margotm'avait dit à propos des livres qu'ellelisait : « ce n'est pas toujours ben écrit,mais ça vient du cœur ».

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Je me souviens de chaque mot dudébut de cette lettre, et de la boule dansla poitrine qui semblait m'encouragerdans l'écriture. J'ai parlé aussi de sa voix,entre douceur et assurance, de la pointed'ironie qui s'y logeait parfois et qui medonnait chaque fois l'impression que jen'aurais jamais fini de la découvrir. Etson sourire, évidemment : le plus délicatet le plus franc que j'aie jamais vu, unsourire qui vous promettait que la viepouvait être simple.

J'avais commencé lentement etmaintenant le stylo courait sur le papier,j'essayais de rester lisible et de contenirles mots dans ma tête pour n'en perdre

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aucun, j'écrivais jusqu'à en avoir mal aupoignet et c'était bon comme unerédemption. Je n'ai rien voulu ajouterd'érotique, même si quelques images metraversaient, j'ai parlé du plaisir qu'il yavait à conduire à côté d'elle, àl'accompagner en ville, de la finesse deses mains, de l'habitude que j'avais prisede les regarder en douce quand elle ne mevoyait pas, et puis sa générosité, son sensde l'écoute, son sixième sens...

… Ce sixième sens t'a sans doute ditque oui, c'est vrai, j'ai douté de toi uninstant, en recevant la photo par mail.C'était une réaction instinctive,animale...

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Cette fois j'ai levé le stylo. Je n'avaispas le droit à l'erreur, et j'arrivaismaintenant au cœur du sujet. J'avais déjàrempli trois feuilles blanches et c'étaitcomme si les mots avaient fait existerMargot, comme si elle était là, tout près.Mais elle n'était pas là : elle était chezelle, ou chez Mathilde, ou ailleurs, à memaudire peut-être, ou à essayer dem'oublier. Votre correspondante estindisposée. Le moment était venu dedemander pardon, et de convaincre.

Je me suis levé pour chercher mesmots, comme s'ils étaient cachés quelquepart dans mon salon. Peut-être dans lecanapé où Margot avait pris cette

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fameuse photo ? Il faudrait bien que je luidise, un jour, que je l'aimais vraiment, ceportrait. Mais nous n'en étions pas là. J'aifait les cent pas pendant que les idéestournaient en rond dans la tête, jusqu'à ceque je comprenne qu'il ne servirait à riend'écrire des paragraphes entiers.

Je revis ce moment depuis deux jours,si tu savais comme je regrette.

Mais il fallait plus que ça. Je n'avaisjamais envisagé Margot comme uneconquête (ou alors, c'était elle qui m'avaitconquis), mais je devais la reconquérir.Et pour ça, il fallait prendre des risques.

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Je regrette aussi d'être comme ça,parfois impulsif. Mais je sais que tu esassez raisonnable pour savoir qu'il n'y apas que la raison dans la vie.

Je me suis levé, encore, comme si moncerveau était en surchauffe. J'ai fait untour dans la cuisine, j'ai ouvert le frigosans rien y prendre, et suis revenu devantma feuille. Dire les choses, simplement.

La vérité, c'est que je voudrais terevoir. Pas effacer cette soirée, ni ce quej'ai pu dire ou faire avant et qui t'auraitblessée (tu me diras ?), mais te revoir, te

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prendre dans mes bras si tu l'acceptesencore, te parler, m'expliquer,t'expliquer, qu'on se raconte ce qu'on apensé tous les deux pendant ces deuxjours... Tu veux bien ? Appelle-moi, s'ilte plaît. Pardon.

Pardon.

R.

Il ne manquait que trois mots, que jen'avais pas envie d'écrire. Trois mots quenous n'avions pas encore prononcés, maisqui flottaient déjà entre nous avant que ledoute ne survienne. J'ai repensé à ce quem'avait dit Josie : que les vrais messagespassent entre les lignes d'un texte. Je ne

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suis pas un très grand lecteur et encoremoins un écrivain, mais il me semblaitque le message, là, était clair. Et ces troismots, il faudrait les dire en face. Lesécrire c'était trop facile.

J'ai regardé ma montre pour lapremière fois depuis que j'avais éteintl'ordinateur. Il était plus de dix heures.Trop tard pour aller à l'entraînement,même pour faire semblant. J'avais toutjuste le temps d'appeler Malik pour leprévenir, et Clovis pour qu'il arrondisseles angles. Il pouvait dire au club quej'étais cloué au lit sans pouvoir bouger –et puis, merde, je ne pouvais tout demême pas me retrouver dans un vestiaireavec Maxime Gentil avant que cettehistoire soit tirée au clair, non ?

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Je ne pensais qu'à une chose : allerposter ma lettre. Ou plutôt : aller laporter.

Dans la voiture, j'ai coupé la chique àl'autoradio avant de démarrer. Je nevoulais pas savoir ce que le monde avaità raconter. En chemin, j'ai repensé à lalettre. Je doutais encore : était-ce le bonadjectif, là ? Et là, n'en avais-je pas unpeu trop fait ? Mais c'était trop tard,l'enveloppe était cachetée et il n'était plusquestion de reculer.

Je ne pensais même pas à l'interphone.La veille a soir, la question m'avait arrêté; ce matin, ce genre d'obstacle mesemblait de ceux qu'on balaie. La boule

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dans ma poitrine avait diminué de volumemais elle était toujours là, elle mepoussait en avant. C'était un de ces joursoù je savais que le monde se plierait àmoi. Le monde, oui... Mais Margot ?Peut-être, au même instant, était-elle entrain de décider que tout était fini entrenous. Étrangement, je me sentais prêt àl'entendre - sinon à l'accepter.

Je me suis garé à quelques mètres deson immeuble et je suis descendu,l'enveloppe à la main. Un timide soleild'automne commençait à percer lagrisaille. Quelques derniers oiseauxchantaient dans les arbres aux feuillesjaunies, comme une vague note d'espoir.Les rues, elles, étaient d'un calme triste.Un homme en marcel et gilet promenait

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son chien, trois jeunes types zonaient unpeu plus loin. Deux mamies sont apparuesau coin d'une allée, traînant leurs cabaspleins. J'étais prêt à leur proposer monaide en entrant avec elles – Bonjourmesdames, puis-vous aider à monter voscourses dans les escaliers ? - mais ellessont passées devant l'immeuble sanss'arrêter. Quelques instants plus tard,heureusement, est arrivé le facteur. A lui,je pouvais bien dire que j'avais une lettreà poster !

Il m'a reconnu tout de suite.

- Ça alors, si je m'attendais ! Vousn'êtes pas à Cardiff, alors ?

- Départ demain, j'ai répondu ensouriant.

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- Et vous connaissez quelqu'un dansl'immeuble ? Parce que si j'avais vu votrenom dans le secteur, soyez-en sûr, je m'ensouviendrais.

- Je connais quelqu'un, oui, mais...

- Je comprends, c'est secret !

- De la famille.

Il avait ce regard que je connaissaisbien de ceux qui hésitent à solliciter unautographe – non qu'ils en aientparticulièrement envie, mais parce qu'ilsse demandent si ça ne serait pas la choseà faire, une sorte de politesse envers unecélébrité... Je me suis contenté d'échangeravec lui sur la pluie, le beau temps, lematch à venir et la future tournée de

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l'équipe de France en Argentine. Je lui aiannoncé que je n'en serais pas, il a eul'air déçu.

- Bon, ben... Faut que je continue lamienne, de tournée, a conclu le postierdans un clin d’œil. Si vous avez besoinde quoi que ce soit, surtout vous n'hésitezpas, hein !

Je lui aurais volontiers demandé cetteclé magique qui ouvrait toutes les portesde la ville, mais j'étais surtout presséqu'il s'en aille. J'ai entendu enfindémarrer la fourgonnette et me suisretrouvé seul dans le hall. La boîte deMargot était vide, hormis les deuxcourriers administratifs que le facteurvenait d'y déposer. Elle avait donc relevé

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son courrier de la veille. Je suis restésans bouger quelques secondes, commepour donner de la solennité à l'instant,puis j'ai tendu la main pour glisser lalettre dans la fente.

Alea jacta est, comme on disait avantl'invention du rugby.

Et maintenant ?

Et maintenant, eh bien, je m'avisaisseulement qu'il était possible que Margotsoit chez elle... J'ai monté l'escalier, suisresté un instant sur le palier. Aucun son nesortait de l'appartement. J'ai frappé,doucement, sur le bois de la porte. Pas deréponse. J'ai hésité à l'appeler, mais je nevoulais plus qu'une voix synthétique nevienne me rappeler l'indisposition de ma

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correspondante. Je n'ai pas rallumé monportable. Je n'étais là pour personne et madécision était prise : j'attendrais jusqu'ausoir s'il fallait.

… Mais l'attente est une vertu qui nes'apprend pas en un jour. A onze heures,je suis remonté dans ma voiture pouréviter les regards indiscrets. A midi, j'aipoussé mon douzième bâillement. A treizeheures, la situation a commencé à mesembler absurde. Et si elle ne revenaitpas ?

Seul au volant, je me sentais comme undétective privé en planque. Un privéplutôt empoté, et une couvertureminimale. Pour tromper les heures vides,

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j'avais pris avec moi un roman quem'avait offert Margot : L'homme idéal (enmieux) – elle l'avait choisi pour son titre.L'écriture était légère, le livre était bon,mais j'étais incapable de me concentrerdessus. Je regardais alternativement mamontre et les environs. Qu'aurait fait unvrai privé à ma place ? Il ne se serait pascontenté d'attendre. Un vrai pron'attendait pas le cul vissé sur un siège.Un vrai pro prenait les devants. Il allaitchercher l'information là où elle setrouve.

A treize heures onze, j'ai craqué enrallumant mon portable pour consulter lamessagerie.

J'ai bien fait.

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La plupart des messages venaient duclub, alarmés ou énervés. Je les aiignorés. Mais il y avait aussi un mot deClovis. Un détective, lui, un vrai !Guilleret, il m'annonçait qu'il avait le finmot de l'histoire :

- C'est un sbire de l'agent de Max qui aagi de sa propre initiative parce qu'ilcroyait pouvoir jouer dans la cour desgrands. Il a été viré sans ménagement, etl'agent est prêt à te présenter ses excuses.Ça te va ?

Il ajoutait qu'il pensait pouvoirarranger ça avec le club. Deux joursavant, j'aurais pu lui sauter dans les braspour ça. Mais c'était trop tard. Quelquechose était cassé qui ne se réparerait pas.

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L'autre message était de Malik. Il avaitdu nouveau, par Mathilde : Margot étaiten reportage, elle rentrerait chez elle versdix-huit heures.

Et tous ces messages qui seterminaient par les mêmes mots :Rappelle-moi vite.

Dix-huit heures, avait dit Malik. Qu'ai-je pu donc faire en attendant ? Je mesouviens avoir rappelé Clovis pour luidire que je n'irais pas à Cardiff – ça feraitdes remous dans la presse, Clovisn'approuvait pas, mais je m'en fichais.J'ai rappelé Malik aussi, qui n'en savaitguère plus. Alors j'ai démarré, je suissorti de la ville et je me suis arrêté ici ou

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là, quand la nature donnait envie, un œilsur l'horizon et l'autre sur ma montre. Puisdix-sept heures ont sonné à l'église d'unvillage et je suis retourné me garer sur leparking de Margot.

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20

Je commençais à connaître larésidence et son parking. Commedétective privé, j'étais déjà un peu plusexpérimenté : j'ai rapidement repéré laplace idéale qui me permettrait de toutvoir sans attirer l'attention.

J'avais visualisé la scène une bonnepartie de l'après-midi. Je n'attendrais pasMargot devant sa porte – ça aurait étécomme lui barrer le chemin, une sorte deviolation de domicile. Non : je devaisaller vers elle. Guetter l'arrivée de laCoccinelle colorée, et descendre de mavoiture pour la croiser sur le parking. On

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a connu endroit plus romantique, je vousl'accorde, mais si elle voulait encore biende moi, même juste un peu, on ne s'yattarderait pas trop.

Encore fallait-il qu'elle revienne.

En attendant, j'ai observé les allées etvenues des voisins de Margot. Pour medistraire, j'ai essayé de deviner qui étaitqui, d'imaginer leur vie. Rapidement, untrait commun m'a frappé : aucun d'euxn'avait l'air heureux. Et par devers moi jecontinuais à répéter phrases que jepourrais prononcer tout à l'heure, siMargot revenait. Je pensais : je veuxrendre Margot heureuse. Et puis aussi :je veux une vie en couleurs, pas commeces voisins qui tous étaient habillés de

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gris. .

Margot est arrivée peu après 17h30.

La Coccinelle est passée devant moisans me voir et s'est garée un peu plusloin. J'avais déjà les deux pieds surl'asphalte quand elle est descendue devoiture. Elle aussi était vêtue de sombre.Bottines noires, pantalon anthracite, vestenoire sans épaulettes. Il m'a semblé voirle même chemisier que lors de notrerencontre au café, avant le premier baiser.Était-ce un signe ? Le foulard rouge-colère qu'elle portait, seule touche decouleur, en était peut-être un autre. Maisje n'avais pas le temps de m'attarder surles signes. Je ne pensais qu'à la meilleure

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façon de croiser son chemin et sonregard, le sourire un peu forcé et le ventreplus noué que jamais.

Elle était en train de sortir sonmatériel du coffre quand je suis arrivé àsa hauteur.

- Je peux vous aider, Mademoiselle ?

J'ai essayé d'être le plus légerpossible. Comme si je ne savais pasqu'elle m'en voulait terriblement.D'ailleurs, je ne le savais pas, puisqu'ellene m'avait rien dit.

- Vous m'avez l'air de transporter unlourd bagage...

Elle s'est retournée. Elle s'est figéesans rien dire. Ses yeux gris-noirs n'ont

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pas lancé d'éclairs : ils n'étaient quesurprise. Une surprise noyée dans unecolère triste.

- Qu'est-ce que tu fais ici ? a-t-elledemandé d'une voix blanche.

- Ton téléphone était en dérangement,et je voulais te voir...

- Vraiment ?

- On a des choses à se dire, tu ne croispas ? Moi, en tout cas...

J'ai laissé ma phrase en suspens en lavoyant remettre son trépied en place. Elleévitait mon regard.

- OK, a-t-elle lâché en refermant soncoffre. Allons faire un tour.

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Le message était clair. Elle ne voulaitpas que j'entre chez elle.

Nous avons roulé en silence poursortir de sa résidence.

- Je déteste mon quartier, a-t-elle ditfinalement, comme pour elle-même.

Quand je pense que trois jours plus tôt,j'étais sur le point de lui proposer devivre avec moi ! Mais ce n'étaitvisiblement plus le moment de parler deça.

- Tu es venu en voiture ? a-t-elledemandé, concentrée sur la route.

- Oui.

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- Et comment savais-tu...

- Malik me l'a dit. Je t'aurais attenduede toute façon.

- Ah.

Margot a tourné à gauche pour se garerdans un quartier voisin du sien où nous neconnaissions personne. C'était un ancienvillage que la ville avait absorbé, avecses rues pavées, ses vieilles pierres etson chemin montant vers l'église, aucalme, et un jardin en surplomb. Le soleilavait déjà disparu derrière les collines àl'ouest, le vent frais se levait et se glissaitentre Margot et moi. Nous marchions côteà côte, en silence, maladroits. D'ordinairemon bras droit trouvait naturellement saplace autour de la taille de Margot, mais

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le naturel s'était enfui au galop tandis quechacun attendait que l'autre parle.

C'est moi qui ai finalement rompu lesilence.

- Il faut que je te demande pardon, ai-je dit sans m'arrêter de marcher.

Margot a pris son temps pourrépondre, faiblement :

- Oui.

- … Mais pour quoi au juste, je ne saispas. Je veux dire : je sens bien que tum'en veux pour plusieurs raisons mais jecrains que certaines ne m'échappent, et jene sais pas trop par où commencer...

- Eh bien... Tu peux commencer par ledébut.

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Pour la première fois, une certainedouceur dans sa voix a pris le pas sur lacolère. Comme un encouragement.

Je me suis jeté à l'eau.

J'ai raconté la déflagration qu'avait étépour moi l'arrivée de ce mail anonyme.Tout ce qu'il avait remué : ma hantise dela photo, ma peur de l'image, la menaceimplicite sur ma place dans l'équipe...Toutes les insécurités qui m'étaientrevenues en pleine face, et les conflits ausein du club qui m'affectaient plus que jene voulais l'admettre. Tout ça m'avait faitperdre les pédales. Tout ça expliquaitmon attitude ce soir-là, chez moi, oùj'avais été incapable de voir que Margotvoulait me soutenir. Alors oui, j'avais

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sûrement été froid, distant, désagréable,et pour tout ça je demandais pardon. Maisle pire, j'en avais conscience, c'étaitd'avoir douté d'elle. Cela, je comprenaisqu'il faudrait du temps pour le rattraper.Je prendrais le temps, et je merattraperais, je me sentais prêt. Et s'il yavait autre chose, il fallait qu'elle me ledise, car en toute honnêteté, je n'en avaispas conscience.

Nous arrivions au bout du chemin oùse trouvait le belvédère qui donnait sur lacampagne alentour. Je me suis accoudécontre la barrière de vieux bois, elle afait de même à côté de moi.

Elle ne disait toujours rien. J'ai ajoutéque je donnerais tout pour que tout ça ne

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soit pas arrivé. Ou plutôt si : que ce soitarrivé, peut-être, mais que nous ayons pu,que nous ayons su l'affronter ensemble.Parce que pour le reste, tout ce qu'onavait construit, eh bien... je ne regrettaisrien.

Margot n'a pas bougé, le regard fixésur l'horizon. Elle a poussé un long soupirpuis enfin les mots sont sortis, commes'ils venaient de très loin.

- Sur le moment, je n'ai pas compris cequi te prenait, ce soir-là. Il y avait eu toncoup de téléphone, un peu plus tôt, avecune voix que je ne te connaissais pas. Etpuis chez toi... Tu te rends compte de lacolère que tu dégageais ?

- Je ne suis pas sûr, non.

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- J'ai eu l'impression d'avoir quelqu'und'autre en face de moi. Je t'avais déjà vufrapper un homme, et tu sais ce que j'en aipensé. Mais là, cette colère rentrée,c'était encore pire.

- Pardon...

- … Et puis oui, tu as douté de maconfiance, alors j'ai pensé qu'il valaitmieux que je m'éloigne avant que tu ne mefasses mal encore.

Aïe ! J'ai encaissé l'uppercut tandisque des nuages menaçants s'amoncelaientau-dessus de nos têtes.

- Je ne te ferai jamais de mal, Margot.

- Pas physiquement, je sais. Mais onpeut faire mal avec des mots, ou des

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regards.

- Ou des silences, ai-je ajouté à voixmi-basse.

- … Ou des silences. Mais tucomprends ce que je dis ? Je ne tereconnaissais pas. Comme si j'avaisconnu Romain, mais que soudain étaitapparu le fameux Roi du plaquage. Et jen'ai pas envie de le revoir un jour.

- Tu ne le reverras pas.

- Ne promets pas ce que tu ne peux pastenir...

- J'ai mon idée pour le fairedisparaître, j'ai dit – et c'était vrai.

L'idée avait germé ces derniers jours,il allait falloir agir. Je me sentais prêt.

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Mais Margot ne m'écoutait qu'à moitié,les mots lui venaient enfin, et cette foiselle s'était tournée vers moi :

- Ce que je veux te dire, c'est que c'estle rugby qui me fait peur. Je ne suis pascomme Mathilde : la violence ne m'attirepas secrètement... Sur le terrain ça vaencore, mais en dehors... Je ne sais pas sije pourrai le supporter. Voilà.

Je ne savais que répondre. Des motsme restaient collés au fond de la gorge.

Arrêter ma carrière, là, maintenant.

Une goutte d'eau s'est écrasée sur mamain. Une autre sur la sienne. Était-ce lafameuse pluie des amants réunis qui

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s'annonçait ? Si c'était elle, elle arrivaitun peu tôt.

- Rentrons, a dit Margot.

Nous avons pris le chemin inversevers sa voiture. Le silence régnaittoujours, mais ce n'était déjà plus lemême. Un peu de pardon l'avait adouci.Ma main s'est posée sur son épaule, ellene s'est pas dégagée.

Dans la voiture, Margot s'est denouveau concentrée sur la route à traversles essuie-glace. Mais sa main sur lelevier de vitesse était plus souple.

- J'ai séché l'entraînement, tu sais ?

- Ah ?

Nous étions arrêtés au dernier feu

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rouge avant sa résidence.

- Demain, on doit partir pour Cardiff.Ils doivent être en train de me chercherpartout...

Elle m'a dévisagé, les yeux en pointsd'interrogation.

- Mais tu ne...

- Je veux pas y aller, j'ai ajouté enimitant le ton d'un écolier.

Elle m'a souri juste avant que le feu nepasse au vert.

J'en ai rougi.

Une minute plus tard, Margot se garaitsur le parking. Nous n'avions rien dit de

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ce qui se passerait ensuite. J'ai pensé :acceptera-t-elle que je l'aide à monter sonmatériel chez elle ? Mais la pluie aredoublé quand nous sommes descendusde la Coccinelle, et j'ai vu Margot hésiterà ouvrir le coffre.

Cette fois c'est moi qui ai dit : Viens !

J'ai ôté ma veste et l'ai tendue au-dessus de sa tête, nous nous sommesregardés un instant – non, décidément, iln'y a que dans les films qu'on peut voir unbaiser fougueux sous des trombes d'eau,alors nous nous sommes mis à courir versl'entrée de son immeuble.

Nos pas empressés, les doigts deMargot s'empêtrant dans sa poche tandisqu'elle cherchait sa clé, ses cheveux

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ruisselants sur les dalles de l'entrée, nosrires : j'avais envie de l'embrasser, là,tout de suite. J'avais besoin d'être sûr quec'était bien ce qu'elle voulait. Je l'airegardée dans les yeux, et j'ai vu. C'étaitun oui.

Mais j'avais marqué une minusculehésitation, la spontanéité avait fui, et noussommes restés immobiles. C'est lemoment qu'a choisi un voisin pourdescendre ses poubelles.

Nous avons attendu qu'il remonte pourrire à nouveau, comme des collégiens.Margot a sorti la clé de sa boîte auxlettres et j'ai arrêté son geste :

- Il y a une lettre pour toi, là-dedans.Je préférerais que tu la lises demain... si

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tu veux bien ?

Elle m'a regardé, surprise. Puis elle asouri sans rien dire, elle a rangé sa clé,ouvert la porte des escaliers et entreprisla montée des marches. C'était sa façonde m'inviter.

Une dernière fois j'ai cherché des motsmais c'était inutile. Tout avait été dit oupresque, le reste était dans la lettre.Margot montait de son pas redevenuléger, je savais que c'était le pas quej'avais envie d'emboîter pour le reste dema vie.

Et puis c'est venu, comme ça, entre lequatrième et le cinquième étage. Je mesuis arrêté et j'ai appelé son nom,doucement.

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Elle s'est arrêtée dans l'escalier, sansse retourner. L'intensité dans l'air medisait que j'avais toute son attention. J'aiattendu une seconde et je me suis lancé :

- Je vais arrêter le rugby, Margot.

Cette fois, elle s'est retournée. J'aiavancé d'une marche, nous étions presqueà la même hauteur comme cette premièrefois au bord du fleuve. Il n'y avait rien àajouter. J'ai tendu la main, je crois,comme pour faire la paix, ou alors c'estelle qui s'est avancée, je ne sais plus, toutce dont je me souviens, c'est qu'un instantplus tard, nos bouches étaient l'une contrel'autre. C'était à la fois un premier baiseret un baiser de réconciliation, un momentd'une tendresse folle, un élan retenu et

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fougueux à la fois, passionné, comme sinous n'avions que quelques secondes, là,dans les escaliers, pour nous dire tout cequi nous était passé par la tête durant cesdeux derniers jours... J'ai posé une mainsur sa hanche pour dire pardon, elle m'alégèrement mordu la lèvre inférieure pourdire plus jamais, j'ai allongé le brasgauche autour de son cou pour dire biensûr. Puis le baiser est allé crescendo, mamain gauche caressant son menton, à montour j'ai mordillé sa lèvre pour annoncerqu'il me restait quelque chose à dire, salangue sur la mienne a dit vas-y, je mesuis reculé, nos yeux ont pris le relais del'échange, et enfin les mots sont sortis.

- Je t'aime.

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Je ne l'avais jamais dit. Je ne pouvaispas savoir que ces trois mots avaient unpouvoir magique pour qui les prononcecomme pour qui les entend. Mes jambesont flageolé comme après l'amour, maisaussitôt après je me suis sentiincroyablement fort, et plus léger dequelques tonnes.

Margot n'a rien dit mais ses yeux sesont embués. Après ces trois mots, il n'yavait plus que les corps qui pouvaientparler. Elle a pris ma main et m'a conduitvers le haut de l'escalier.

Une minute plus tard nous étions surson lit, habillés et trempés, mes deux brasserrant Margot aussi fort que je le

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pouvais, elle aussi agrippant mes flancsjusqu'à ce que nous ne fassions plusqu'un, enlever nos vêtements aurait casséla magie du moment.

Puis il a bien fallu reprendre notrerespiration. Margot s'est dégagée, je mesuis retourné sur le dos, elle a roulé sur lecôté et s'est installée sur moi, ses mainsposées sur mes épaules, ses yeuxredevenus étincelants fixant les miens.Puis deux mots seulement.

- Moi aussi.

Alors oui, enfin, les vêtements ontvalsé sur le sol et nous avons replongél'un dans l'autre pour une étreinte intense,lente et fiévreuse à la fois, pour direcombien nous nous étions manqués, pour

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nous promettre d'aller encore plus loinensemble. On parle toujours du plaisir, del'abandon, de la jouissance. Mais le sexeest bien plus que tout cela. Le sexe est unlangage.

- Tu vas vraiment arrêter le rugby ?m'a-t-elle demandé quand la sueur aremplacé la pluie pour achever d'inonderson lit.

J'ai promis.

- Je me moque complètement degagner la Coupe d'Europe si c'est pour teperdre.

Elle a semblé douter un peu mais ellem'a embrassé. Et moi, je savais que je

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tiendrais ma promesse.

- Je reviens, a-t-elle dit en se levantpour aller chercher un verre d'eau.

Nu sur le lit, j'ai fermé les yeux, etquelques secondes, c'est mon futur quej'ai vu défiler. Je trouverais unarrangement avec le club ; je termineraispeut-être la saison comme remplaçant sile club avait besoin de moi, et jepréparerais ma reconversion. On mereprocherait peut-être de donner raison àMaxime Gentil et à son agent, on m'envoudrait d'avoir cédé et à ce petit con demaître chanteur. je répondrais : Et alors ?Depuis le temps qu'on me disait fini, c'estmoi qui prendrais les devants, ils seraientbien emmerdés, tous, et personne ne

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m'enlèverait ce que j'avais fait pour leclub. J'entraînerais des jeunes, peut-être.Des enfants. Et je profiterais de la vie.Jusqu'ici je n'avais pas trop su faire, maisMargot m'apprendrait, avec elle je neregretterais rien – exit le Roi duplaquage, je serais toujours rugbymandans l'âme mais je deviendrais lerugbyman épicurien. Finies lesblessures, finies les séancesd'entraînement jusqu'à faire crisser lesmuscles, finis les matins sans pouvoir selever à force de mal au dos. Finis aussiles sparadraps autour des doigts quicollent encore deux jours après le match.L'espace d'un instant j'ai imaginé plutôtune bague autour de l'annulaire, Malik etClovis seraient mes témoins, Margot

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serait la plus belle, la tête haute et lesourire étincelant avec Mathilde à sescôtés, et Josie pas loin qui cacherait sonémotion en faisant une blague – mais nousn'y étions pas encore, bien sûr, tout celan'était encore que des images, il y avaittant de choses à découvrir avant.

J'ai rouvert les yeux, Margot venaitvers moi avec un verre dans chaque main.Enfin j'avais un avenir et il était là devantmoi, pur et souriant.

- Tu pensais à quoi ? m'a-t-elledemandé.

Je n'ai rien dit, mais je savais.

Cette fois, oui, j'étais prêt à toutplaquer.

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REMERCIEMENTS

Un merci éternel à Angéla Morelli etStephie, mes deux marraines.

Un clin d’œil à Sixtine et Fabienne –la Task Force dont on attend les œuvres.

Merci à Andrew Marlowe et àRichard Castle.

… Merci aussi, pour les inspirations

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diverses et les encouragements,volontaires ou involontaires : à mescoéquipiers de ballon ovale (salut à toi,Paul, et vive le papier), au Bureau, àL'Equipe, aux éditions Harlequin, àAudrey Caillot, à George Sand, Alfred deMusset et Frédéric Chopin, à AgatheMentzer (hommage à Gaspard), àCatherine B., à Yvonnick et au rugbymande la cantine, à Tania, à Jean-François, àBG, à Florence Lozach et JérômeMathieu.

… et à toi, lecteur ou lectrice, quivient d'arriver jusqu'ici, et que je salue endisant à bientôt.