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UNIVERSITÉ MONTESQUIEU BORDEAUX IV / INSTITUT D‘ÉTUDES POLITIQUES DE BORDEAUX ÉCOLE DOCTORALE DE SCIENCE POLITIQUE DE BORDEAUX (E.D. 208) CEAN Centre d‘Étude d‘Afrique Noire (UMR 5115 DU CNRS) LE RÔLE INTERNATIONAL D’UN ÉTAT : CONSTRUCTION, INSTITUTIONNALISATION ET CHANGEMENT Le cas de la politique canadienne de maintien de la paix en Afrique Thèse pour le Doctorat en Science Politique Sous la direction de M. le Professeur Daniel Compagnon présentée et soutenue publiquement par Mélanie CATHELIN le 8 décembre 2008 Membres du jury : M. Daniel BACH, Directeur de recherche CNRS, Institut d‘Études Politiques de Bordeaux M. Daniel BOURMAUD, Professeur, Université de Pau et des Pays de l‘Adour ; rapporteur M. Frédéric CHARILLON, Professeur, Université de Clermont-Ferrand ; rapporteur M. Daniel COMPAGNON, Professeur, Institut d‘Études Politiques de Bordeaux ; Directeur de thèse M. Alex MACLEOD, Professeur, Université du Québec à Montréal Canada

Le rôle international d'un Etat : construction, institutionnalisation et

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  • UNIVERSIT MONTESQUIEU BORDEAUX IV / INSTITUT DTUDES POLITIQUES DE BORDEAUX

    COLE DOCTORALE DE SCIENCE POLITIQUE DE BORDEAUX (E.D. 208)

    CEAN Centre dtude dAfrique Noire (UMR 5115 DU CNRS)

    LE RLE INTERNATIONAL DUN TAT : CONSTRUCTION,

    INSTITUTIONNALISATION ET CHANGEMENT

    Le cas de la politique canadienne de maintien de la paix en Afrique

    Thse pour le Doctorat en Science Politique

    Sous la direction de M. le Professeur Daniel Compagnon

    prsente et soutenue publiquement par

    Mlanie CATHELIN

    le 8 dcembre 2008

    Membres du jury :

    M. Daniel BACH, Directeur de recherche CNRS, Institut dtudes Politiques de Bordeaux

    M. Daniel BOURMAUD, Professeur, Universit de Pau et des Pays de lAdour ; rapporteur

    M. Frdric CHARILLON, Professeur, Universit de Clermont-Ferrand ; rapporteur

    M. Daniel COMPAGNON, Professeur, Institut dtudes Politiques de Bordeaux ; Directeur

    de thse

    M. Alex MACLEOD, Professeur, Universit du Qubec Montral Canada

  • REMERCIEMENTS

    Bien que la thse soit un exercice solitaire par excellence, ce travail naurait pas pu voir le

    jour sans les soutiens nombreux que mont apports mon directeur, les membres de lquipe

    du CEAN et de lIEP, les personnes rencontres au cours de mes recherches, mes amis et ma

    famille au cours de ces annes.

    Je remercie donc en premier lieu Daniel Compagnon pour avoir accept de diriger ce

    travail. Ses conseils, sa relecture attentive du texte, son humour ainsi que son habilit

    ddramatiser les situations, ont constitu des soutiens prcieux et mont permis de mener ce

    travail son terme.

    Je remercie galement Messieurs Daniel Bach, Daniel Bourmaud, Frdric Charillon et

    Alex Macleod pour avoir accept de faire partie du jury de soutenance.

    Durant toutes ces annes jai pu bnficier de lappui, matriel et humain, de lquipe du

    Centre dtude dAfrique noire de lInstitut dtudes politiques de Bordeaux. Je souhaite en

    particulier remercier Ren Otayek et Michel Cahen, ainsi que Dominique Darbon, pour

    mavoir permis de mener mes recherches dans de bonnes conditions.

    Je remercie Jacques Palard pour avoir facilit la mise en place dun change entre lIEP et

    lInstitut qubcois des hautes tudes internationales (IQHEI) de lUniversit Laval. Je suis

    galement trs reconnaissante lquipe de lIQHEI, en particulier Grard Hervouet et Jean-

    Sbastien Rioux, pour laccueil quils ont rserv mon projet de recherche, et pour le

    dynamisme quils ont su y insufler. Je remercie galement les doctorants et docteurs de

    lIQHEI, Nicolas Foucras, Richard Garon, Jean-Franois Morel et Oana Tranca, pour tous les

    bons moments passs Qubec. Un grand merci David Nadeau et Ginette Karirekinyana

    pour leur accueil chaleureux et leur amiti.

    Mes remerciements vont galement au personnel de lIEP, en particulier Karine Jnart et

    Catherine Blanc pour leur coute et leur gentillesse.

    Je remercie les doctorants et docteurs de lIEP : Aurlie, Bndicte, David, Flora, Gal,

    Jeanne, Manu, Marie, Marie-Emmanuelle, Niels, Stphanie et Rodolphe, pour lesprit

    dquipe et la bonne humeur quils ont su faire rgner tout au long de ces annes dans le

    bureau des ATER .

    Toute ma reconnaissance va galement Christine Deslaurier et Vincent Foucher pour

    mavoir intgre dans leur groupe de recherche, et initie aux arcanes du mtier. La

    finalisation de ce travail doit beaucoup leur amiti et leur soutien.

    Merci mes amis, lointains ou prsents, pour mavoir soutenue dans ce parcours qui fut

    souvent sem dembches et de remises en question : Catherine, Cline, lodie, lise,

    Franois et Charlotte, Martin et Caroline, Maud, Pierre, Vanessa, et Winnie.

  • Merci mes parents, Andre et Bernard, mes beaux-parents, Lydia, Michel, Francis et

    Annick, ma tante Brigitte, et mes grands-mres, pour leur soutien affectueux et quelque

    fois soucieux, mais jamais dmenti.

    Je nai pas de mots assez forts pour remercier Mathieu de son coute, de sa patience et de

    son amour durant toutes ces annes. Merci enfin Giacomo, pour avoir clair de ses sourires

    et de ses babillements la dernire anne de ce travail.

  • 1

    Table des Matires

    Liste des sigles et des acronymes 6

    Introduction 9

    Prsentation de lobjet : la politique canadienne de maintien de la paix en Afrique dans le contexte

    de la nouvelle division du travail international en matire de gestion des conflits 11

    La question du changement en politique trangre 16

    Les tats et leurs rles dans la socit internationale 28

    Mthodologie 34

    Plan 38

    Chapitre 1 Lanalyse des rles en politique trangre : cadre thorique 41

    Section I Lanalyse dcisionnelle en politique trangre : ltude du temps court 42

    I. Fondements de lanalyse dcisionnelle : linfluence du behaviourisme 42

    II. Au cur de la bote noire : lapport de lanalyse des politiques bureaucratiques 44

    A. Le modle des politiques bureaucratiques 45

    B. Limites mthodologiques : de la difficile transposition du modle 48

    Section II Le double apport du constructivisme et de linstitutionnalisme sociologique pour

    lanalyse de la politique trangre. 54

    I. Le constructivisme : une approche sociologique des relations internationales 55

    A. Fondements thoriques et pistmologiques 56

    B. Rle, identit et normes au cur du projet constructiviste 59

    C. Changer de rle : apports et limites de lapproche constructiviste 62

    II. Institution, identit et rle en politique trangre : lapport des analyses institutionnalistes des

    politiques publiques 65

    A. Identit politique et institutionnalisation 65

    B. Historicit et tude des rles en politique trangre 69

    C. Rle et institutions : gense et effets structurants 72

    Premire partie | Rle et identit internationale : le maintien de la paix dans la politique

    canadienne de puissance moyenne 79

    Chapitre 2 Le Canada et le maintien de la paix : gense dun rle 81

    Section I La notion de puissance moyenne, un concept problmatique 82

    I. Lobsession du rang , point commun aux diffrentes analyses de la politique trangre canadienne 83

    A. Le Canada, puissance moyenne ? Des lectures concurrentes 84

    B. Du statut la fonction : la puissance moyenne, une notion qui rsiste la conceptualisation 88

    C. Un label mobilis des fins politiques 94

    II. Un discours au service dune entreprise politique : la promotion dune identit internationale

    spcifique 97

    A. Fonctionnalisme et qute dinfluence 98

    B. La contestation de lordre international de laprs-guerre 102

    Section II Le maintien de la paix, mythe fondateur du rle du Canada sur la scne internationale108

    I. Mythe et ge dor : lapoge de la politique trangre canadienne 109

    A. Les mandarins de la politique trangre canadienne 109

    B. Linternationalisme au service des intrts canadiens 114

  • 2

    C. Un environnement favorable la politique canadienne de scurit collective 116

    II. Le rcit mythique : la crise de Suez dans limaginaire politique canadien 121

    A. Le corps de texte ritualis 122

    B. Le legs de Pearson : linvention du maintien de la paix 127

    C. De la ralit au mythe 129

    Chapitre 3 Rle et hritage politique : trajectoires dinstitutionnalisation du maintien de la

    paix dans la politique trangre canadienne 136

    Section I Rle et intrt : la politique canadienne de maintien de la paix durant la guerre froide

    138

    I. Le maintien de la paix : une tradition de la politique trangre canadienne 139

    A. Un rle qui transcende les clivages politiques (1957-1992) 139

    B. Un rle incorpor : larme canadienne, une arme de gardiens de la paix ? 149

    II. Maintien de la paix et puissance moyenne : la diplomatie de crneau 157

    A. Le maintien de la paix : la meilleure politique de dfense du Canada 157

    B. Le maintien de la paix comme levier dune politique dinfluence 160

    Section II Rle national, hritage politique et mmoire collective 161

    I. Rle national et mmoire collective : le maintien de la paix, un rle populaire 162

    A. Le maintien de la paix, expression du nationalisme canadien 162

    B. Le maintien de la paix dans limaginaire national 165

    II. Maintien de la paix et opinion publique 168

    Chapitre 4 Rle et modification des contraintes externes : la politique canadienne de maintien

    de la paix aprs la fin de la guerre froide 176

    Section I Nouvelle division du travail et recomposition des rles des acteurs tatiques : le maintien

    de la paix aprs la guerre froide 178

    I. Les modifications structurelles du maintien de la paix dans un ordre international en mutation 178

    A. Dun rle priphrique une position centrale : le maintien de la paix dans le monde post- guerre

    froide 179

    B. Le vide doctrinal de la pratique onusienne du maintien de la paix 184

    C. Deux systmes normatifs concurrents : maintien de la paix et intervention humanitaire 187

    II. Le maintien de la paix, un critre de puissance : vers un risque de marginalisation des puissances

    moyennes ? 193

    Section II (Sauve)garder son rle : les contradictions de la politique canadienne de maintien de la

    paix 199

    I. Le dcalage entre les discours et les pratiques au cur des contradictions de la politique canadienne de

    maintien de la paix 200

    A. De la scurit cooprative la scurit humaine : la redfinition de la politique canadienne

    de maintien de la paix 200

    B. Les limites du discours : la politique trangre canadienne des annes 1990, une diplomatie

    dintention ? 208

    II. Les logiques de concurrence au sein de lappareil politique pour la dfinition lgitime du rle 216

    A. Les dbats sur lutilisation des FC : quels critres dintervention ? 217

    B. La fragmentation du discours de la scurit au sein de lappareil gouvernemental 226

    C. Redfinir son rle : lternelle question de la slectivit des engagements 231

    Deuxime partie | Pratiques sociales du rle : les interventions canadiennes dans lAfrique

    des Grands Lacs 239

    Chapitre 5 De laide au dveloppement la gestion des conflits : la transformation du rle du

    Canada en Afrique 241

  • 3

    Section I LAfrique comme lieu dexercice de la politique de puissance moyenne du Canada

    242

    I. Logiques priphriques et intrts croiss : lments de structuration de la politique canadienne en

    Afrique 243

    A. Le rle prdominant des acteurs non gouvernementaux : laction canadienne en Afrique, une

    politique de rseaux 243

    B. Des relations marginales et contraintes : lintrt limit dOttawa pour les affaires africaines 249

    II. Laide au dveloppement en Afrique : relais des intrts canadiens et support de construction

    identitaire 253

    A. Le Rwanda et le Zare, deux pays cibles de lAPD canadienne 254

    B. Dynamiques internes et politique trangre : la politique africaine du Canada linterface des

    scnes nationale et internationale 260

    Section II La scurit, condition du dveloppement : la transformation du sens de lintervention

    canadienne en Afrique 268

    I. De la rduction de la pauvret la lutte contre linscurit politique: les inflexions de la politique

    africaine du Canada 269

    A. volutions des reprsentations et rationalisation de la politique daide : lintgration dobjectifs

    politiques et la mise en place dune politique de conditionnalit 269

    B. Les mutations du dispositif de coopration 277

    C. LAfrique, espace privilgi de linscurit : repenser les modalits de lintervention canadienne en

    Afrique. 281

    II. Le Rwanda comme illustration de cette transformation 287

    A. Le Rwanda : la chasse garde de lACDI , un monopole progressivement remis en cause 287

    B. Les enjeux dinterprtation du conflit rwandais et leur traduction dans sa prise en charge par la

    politique trangre canadienne 292

    C. Concurrence des normes, altration des pratiques : lvolution de la politique canadienne au

    Rwanda 296

    Chapitre 6 Les cadres dinterprtation du rle : tradition et invention dans la politique

    canadienne de maintien de la paix dans lAfrique des grands lacs 304

    Section I Structures normatives et interprtation du rle 306

    I. Les interventions canadiennes au Rwanda : les logiques dadquation au rle 307

    A. Linterprtation de la situation rwandaise : le prisme rgional comme lecture dominante 307

    B. La participation du Canada aux missions de paix au Rwanda : une contribution exemplaire de sa

    politique de puissance moyenne 313

    C. Le rle hrit comme variable explicative 317

    II. Le contexte de lintervention canadienne au Zare : linterprtation dun rle non conventionnel 320

    A. Linterprtation de la situation zaroise : la lecture humanitaire comme filtre interprtatif dominant

    321

    B. La dimension stratgique du rle : louverture dune fentre dopportunit 328

    C. Le Canada, leader dune force multinationale : un rle hors-norme 336

    Section II Processus dadquation et mcanismes dinvention : une comparaison des processus

    dcisionnels au Rwanda et au Zare 342

    I. Le poids des routines organisationnelles dans la structuration des prfrences canadiennes au Rwanda

    343

    A. Un processus dcisionnel classique : la participation du Canada aux missions de lONU au Rwanda

    343

    B. Aprs le gnocide, la participation du Canada une MINUAR renforce : la modification marginale

    des procdures dcisionnels 349

    C. Les ressources interprtatives du rle : un comportement archtypique de la politique canadienne de

    puissance moyenne 357

  • 4

    II. Invention et improvisation : la politique canadienne au Zare 362

    A. Limplication directe du chef du gouvernement et la contraction du processus dcisionnel 363

    B. Des divergences dintrts : un processus dsquilibr au profit du MAECI 366

    Chapitre 7 : Mise en uvre du rle : ressources et contraintes dune puissance moyenne

    dans la nouvelle division internationale du travail 372

    Section I Le rle comme ressource politique : effets dopportunit et stratgies de lgitimation 374

    I. Lintervention au Zare, ressource politique sur la scne nationale 375

    II. La revendication dune citoyennet positive : la dfense de limage du bon citoyen international 380

    Section II Les logiques de division du travail comme cadre contraignant de lexercice du rle 384

    I. Lexercice du leadership : enjeux dinfluence et de crdibilit 385

    A. Linfluence, fonction des ressources matrielles et institutionnelles 386

    B. Enjeux de crdibilit : les stratgies argumentatives 393

    II. Les enjeux politiques de la rpartition du travail en matire de gestion de la scurit politique

    internationale 397

    A. Les relations avec les pays africains : les limites dune politique fonde sur limage 398

    B. Les relations avec les tats-Unis : la souris et llphant 402

    C. Les dissensions au sein de lappareil gouvernemental 406

    Chapitre 8 Rle et changement : logiques dapprentissage social et reconfiguration partielle

    des intrts 413

    Section I Lajustement des rponses politiques : entre autonomie et contrainte 414

    I. La mmoire du gnocide rwandais, filtre interprtatif de la politique canadienne de maintien de la paix.

    415

    II. Lintervention au Zare comme rponse aux dysfonctionnements du systme onusien 420

    Section II Les logiques de recyclage : sur les limites du changement de rle en politique

    trangre. 426

    I. Les logiques dhritage : la rengociation partielle des rgles de la relation Canada Onu 428

    A. La rvaluation des engagements vis--vis de lONU : vers une plus grande slectivit 429

    B. La production et la diffusion de nouvelles normes de gestion des crises 433

    II. Les logiques de reconversion : lAfrique comme laboratoire dexprimentation de nouvelles techniques

    de maintien de la paix 437

    A. Une politique davant-garde : le Canada et la BIRFA 438

    B. La diffusion du modle canadien de maintien de la paix 441

    Conclusion 447

    Bibliographie 457

    Ouvrages thoriques 457

    Relations Internationales 457

    Politique trangre 462

    Sociologie de laction publique 465

    Sociologie politique / Sociologie historique 467

    Gestion des conflits, Maintien de la paix et intervention humanitaire 468

    Gnral 468

    Maintien de la paix et gestion des conflits en Afrique 470

    Politique trangre canadienne 473

    Gnral 473

    Maintien de la paix 478

    Politique du Canada en Afrique 481

  • 5

    Politique canadienne de gestion des conflits en Afrique 484

    Littrature Grise 485

    Gouvernement du Canada 485

    Parlement dbats et rapports 488

    Documents ONU 489

    Archives 490

    Annexes 492

    Annexe 1 Liste des entretiens 493

    Annexe 2 Tableaux et figures concernant le maintien de la paix 495

    Annexe 3 Documents sur la politique trangre canadienne 497

    Annexe 4 Documents sur la politique canadienne de maintien de la paix 508

    Annexe 5 Documents sur la politique canadienne au Rwanda et au Zare 515

    522

    Index des noms propres 543

  • 6

    Liste des sigles et des acronymes

    ACCT Association de coopration culturelle et technique

    ACDI Agence canadienne de Dveloppement international

    ACOR Association des Canadiens dorigine rwandaise

    AFDL Alliance des forces dmocratiques pour la libration du Congo

    BCP Bureau du Conseil priv

    BIRFA Brigade multinationale dintervention rapide des forces en attente

    CAD Comit daide au dveloppement

    CIDPDD Centre international des droits de la personne et du dveloppement dmocratique

    DART Disaster assistance response team

    DIPOL Direction des politiques

    DOMP Dpartement des oprations de maintien de la paix

    FAR Forces armes rwandaises

    FAZ Forces armes zaroises

    FC Forces canadiennes

    FMN Force multinationale

    FPR Front patriotique rwandais

    FIDH Fdration internationale des droits de lhomme

    FINUL Force intrimaire des Nations unies au Liban

    FORPRONU Force de protection des Nations unies

    FUNU Force durgence des nations unies

    GAA Direction de lAfrique anglophone

    GAF Direction de lAfrique francophone

    GONUL Groupe dobservation des Nations unies au Liban

    HCR Haut commissariat aux rfugis

    IDS Direction de la scurit rgionale et de la Dfense

    LRDH Ligue rwandaise des droits de lhomme

    MAE Ministre des Affaires extrieures

    MAECI Ministre des Affaires trangres et du commerce international

    MDN Ministre de la Dfense nationale

    MONUC Mission des Nations unies au Congo

    MINUAR Mission des Nations unies pour lassistance au Rwanda

    MINUEE Mission des Nations unies en thiopie et en rythre

    MONUOR Mission dobservation des Nations unies en Ouganda-Rwanda

    MSF Mdecins sans frontires

    MRND Mouvement rpublicain national pour la dmocratie et le dveloppement

  • 7

    NRA National Resistance Army

    ONUCI Opration des Nations unies en Cte dIvoire

    ONUSOM Opration des Nations unies en Somalie

    OUA Organisation de lunit africaine

    PNUD Programme des Nations unies pour le dveloppement

    QGDN Quartier gnral de la Dfense nationale

    SADC Southern African Development Community

    SCEMD Sous-chef dtat-major de la Dfense

    SUCO Service universitaire canadien outre-mer

    UA Union africaine

    UNAMSIL United Nations Assistance Mission in Sierra Leone

    UNAMIL United Nations Assistance Mission in Liberia

    UNFICYP Force des Nations unies charge du maintien de la paix Chypre

    UNITAF United Task Force

    UNMOGIP Groupe des observateurs militaires des Nations unies en Inde et au Pakistan

    UNR Universit nationale du Rwanda

    ZIT Zare interdepartmental task force

  • 9

    Introduction

    Sil y a un domaine des relations internationales dans lequel le Canada joue un rle actif

    et il nest mme pas exagr de dire quil y occupe la place de leader cest le maintien de

    la paix 1. En 1991, lorsque W. H. Baxter, directeur de la revue International Perspectives,

    crit cette phrase, la ralit ne peut que lui donner raison : le Canada est parmi les premiers

    contributeurs de troupes et dofficiers aux oprations de paix de lONU. Depuis 1956, date de

    la cration de la Force durgence des Nations unies (FUNU) Suez, le Canada a particip

    toutes les oprations de paix de lONU, et a fait de cette pratique un lment central de sa

    politique trangre, au point quelle est revendique, par ses lites politiques, comme

    constitutive de son identit nationale et de ses intrts, en un mot de son rle , sur la scne

    internationale2.

    En janvier 2008, avec une contribution de 168 personnes, le Canada occupe la 53me

    place

    de la liste des contributeurs, largement devanc par les membres permanents du Conseil de

    scurit ainsi que par dautres pays europens comme lEspagne, lItalie, lAllemagne ou la

    Belgique3. En Afrique sub-saharienne en particulier, seuls cinquante-trois Canadiens sont

    dploys dans le cadre de missions de paix de lONU, alors que cette rgion concentre plus de

    1 W. H. Baxter. Canada and International Peacekeeping. International Perspectives : Peacekeeping

    and International Relations, 19 (9), January 1991, p. 1.

    2 Jack L. Granatstein. Canada and Peacekeeping : Image and Reality. In Granatstein J. L. (ed.).

    Canadian Foreign Policy. Historical Readings. Toronto : Copp Clark Pitman Ltd, 1986, p. 232-241.

    3 Global Policy Forum. Troops and Other Personnel Contribution to Peacekeeping Operations : 2008.

    Consultable en ligne au http://www.globalpolicy.org/security/peacekpg/data/pktp08.htm.

    http://www.globalpolicy.org/security/peacekpg/data/pktp08.htm

  • 10

    deux-tiers du total des forces onusiennes dployes dans le monde4. La contribution

    canadienne aux missions onusiennes de paix en Afrique se rsume lenvoi dune poigne

    dobservateurs militaires en Rpublique dmocratique du Congo, quatre officiers dans le

    cadre de la Mission des Nations unies et de lUnion africaine au Darfour (MINUAD), sept

    policiers en Cte dIvoire (Mission des Nations unies en Cte dIvoire MINUCI) et trente-

    huit personnes, comprenant la fois des officiers, des forces de police et des observateurs

    militaires au sein de la Mission des Nations unies au Soudan (MINUS).

    Ces chiffres tmoignent eux seuls de lampleur des changements qui se sont fait jour

    dans la conduite de la politique trangre canadienne depuis la fin de la guerre froide.

    En effet, la pratique canadienne du maintien de la paix, figure centrale de la politique

    trangre de cet acteur depuis 1956, sest profondment modifie suite aux bouleversements

    de la scne internationale entrans par le chute du Mur de Berlin, au point de ne plus

    conserver aujourdhui quune dimension largement symbolique. Comment interprter la

    nature et le degr des changements intervenus dans la politique trangre canadienne ? Ces

    changements renvoient-ils une restructuration des intrts et des prfrences de cet acteur

    sur la scne internationale ? Doivent-ils au contraire tre apprhends comme de simples

    processus dajustement des rponses politiques face un environnement mouvant ? Lobjectif

    de ce travail est dinterroger lvolution du rle du Canada dans la gestion de la scurit

    politique internationale, travers les expriences canadiennes de maintien de la paix en

    Afrique, plus particulirement dans lAfrique des Grands Lacs. Au-del, il sagit de soumettre

    lanalyse les mcanismes de changement et de redfinition des rles dvolus aux tats dans

    la mise en uvre de leur politique trangre, en identifiant les facteurs lorigine de ces

    volutions.

    4 En 2008, sur vingt-deux oprations de paix de lONU dployes dans le monde, neuf le sont en

    Afrique sub-saharienne. Plus de 62 000 personnes, comprenant des forces militaires, des observateurs

    et des forces de police, prennent part ces oprations. Peace and Security Section of the Department

    of Public Information in cooperation with the Department of Peacekeeping Operations. Monthly

    Summary of Contributors of Military and Civilian Police Personnel.

    http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/.

    http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/http://www.un.org/Depts/dpko/dpko/contributors/

  • 11

    Prsentation de lobjet : la politique canadienne de maintien de la paix en Afrique dans le

    contexte de la nouvelle division du travail international en matire de gestion des conflits

    Le choix dtudier ces volutions travers les expriences canadiennes de maintien de la

    paix en Afrique peut, de prime abord, apparatre tonnant : situ la priphrie des intrts

    nationaux canadiens, le continent africain na jamais fait lobjet dune politique rellement

    cohrente de la part des autorits canadiennes. La structuration des changes, politiques et

    commerciaux, entre lAfrique et les pays du Nord, parce quelle a t largement

    surdtermine par laffrontement entre les puissances coloniales, puis entre les tats-Unis et

    lUnion sovitique, na offert quune marge de manuvre limite des pays de moindre

    puissance et sans pass colonial comme le Canada. Les relations entre le Canada et les pays

    dAfrique sub-saharienne ont longtemps t canalises travers le Commonwealth, puis plus

    tard par le rseau de la Francophonie. Des programmes de formation militaire limits

    quelques pays, ainsi que laide au dveloppement, ont constitu lessentiel de leurs changes5.

    Pourtant, lAfrique a t un lieu dexercice privilgi de la politique canadienne de

    puissance moyenne .

    Le terme de puissance moyenne est troitement associ la politique trangre

    canadienne : il renvoie lide dun statut particulier pour cet acteur sur la scne

    internationale, statut auquel sont associs certains rles et certains modes de conduite, dont le

    maintien de la paix nest quune des manifestations6. Le socle idologique de cette politique

    est constitu par la notion d internationalisme altruiste ou humane internationalism7,

    formalise dans les annes 1950 par le ministre des Affaires extrieures Lester B. Pearson8.

    5 Mlanie Cathelin. Les enjeux de la politique canadienne daide au dveloppement en Afrique sub-

    saharienne. Mmoire de DEA : CEAN : Bordeaux, 2001.

    6 Comme nous le verrons, le terme de puissance moyenne , comme catgorie analytique, soulve de

    nombreux problmes, do la mise entre guillemets de cette expression. Pour la commodit de la

    lecture, les guillemets seront supprims par la suite. Voir chapitre 2.

    7 Le terme de humane internationalism est en fait utilis par un universitaire canadien, Cranford

    Pratt, pour caractriser lorientation philosophique de la politique trangre canadienne. Cranford Pratt

    (ed.). Middle Power Internationalism. The North-South Dimension. Montral : McGill-Queens

    University Press, 1990, 176p.

    8 Lester B. Pearson occupe le poste de ministre des Affaires extrieures de 1948 1957, avant de

    devenir Premier ministre en 1963. Cest son initiative, conjointement avec le secrtaire des Nations

    unies Dag Hammarskjld, que sera cre la premire force de paix des Nations unies, lors de la

    crise de Suez, en 1956. linstar de la majeure partie de la classe politique daprs-guerre, Lester B.

  • 12

    Ce discours politique, mlange didalisme internationaliste, de sens pratique et de

    circonspection, sinscrit dans la tradition librale de la discipline des Relations

    Internationales, et se traduit par la revendication dun rle actif et constructif dans les grandes

    organisations internationales. linstar des autres acteurs de puissance juge quivalente,

    comme le Danemark, la Sude, la Norvge, lAustralie ou les Pays-Bas, laction extrieure du

    Canada est en effet motive, depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, par la promotion

    dun ordre international stable et pacifique9, tout en assurant la prennit des structures qui lui

    garantissent un rle important en tant que pays dvelopp. Do limportance accorde par ses

    lites dirigeantes la constitution et au renforcement des mcanismes de rgulation, une

    politique qui sest manifeste notamment par la participation systmatique des Canadiens aux

    oprations de paix de lONU depuis 1956.

    La chute du Mur marque le dbut dune nouvelle re du maintien de la paix onusien.

    Libr du carcan de lordre bipolaire, ce mode de gestion des conflits jusquici caractris par

    sa modestie tant en termes de moyens que dobjectifs acquire une importance renouvele.

    Longtemps cantonn larrire plan de la scne internationale, le maintien de la paix devient

    lun des instruments favoris de gestion des nouvelles formes de conflictualit des annes

    199010.

    Pearson est imprgn dune culture politique forte connotation librale. Il dfend lide dun

    internationalisme libral, notamment dans les rapports entre les pays du Nord et ceux du Tiers-Monde.

    Laccent est ainsi mis sur le rle de linternationalisation des changes, principalement commerciaux,

    avec ces pays pour favoriser leur dveloppement social et conomique. Il souligne galement

    limportance des institutions multilatrales et des accords internationaux pour contribuer

    ltablissement de la paix, lquit et la stabilit. Voir par exemple Lester B. Pearson. Partners in

    Development. Report of the Commission on International Development. New York : Praeger, 1969.

    Pour une tude dtaille des ides de Lester B. Pearson et de la manire dont celles-ci ont influenc

    durablement la formulation de la politique trangre canadienne, voir Erika Simpson. The Principles

    of Humane Internationalism According to Lester B. Pearson. Journal of Canadian Studies, 34 (1),

    Spring 1999, p. 75-92. Voir Chapitre 2.

    9 Olav Stokke. The determinants of aid policies : general introduction. In Stokke O. (ed.). Western

    Middle Powers and Global Poverty : the Determinants of the Aid Policies of Canada, Denmark, the

    Netherlands, Norway and Sweden. Uppsala : The Scandinavian Institute of African Studies, 1989.

    10 En tmoigne la littrature abondante consacre ce sujet, la cration dune revue scientifique

    (Journal of International Peacekeeping, anciennement International Peacekeeping, fond en 1994)

    spcifiquement dvolue ces questions, ou encore, au Canada, la formation dun Rseau francophone

    de recherche sur les oprations de paix rattach lUniversit de Montral, et qui publie

    annuellement, depuis 2003, un Guide du maintien de la paix. Voir http://www.operationspaix.net.

    http://www.operationspaix.net/

  • 13

    Cette monte en puissance et en visibilit saccompagne de profondes mutations, elles-

    mmes relies au mouvement plus gnral de ragencement de lordre international. Ces

    modifications ont tout dabord trait la pratique mme du maintien de la paix : cet outil au

    dpart exclusivement orient vers la gestion et la rsolution des conflits intertatiques, se voit

    en effet dtourn de son usage premier pour tre mis au service de politiques

    interventionnistes se revendiquant dobjectifs humanitaires. En justifiant lingrence dans les

    affaires intrieures dun tat tiers au nom de lidal humanitaire, le maintien de la paix

    nouvelle gnration devient un outil dinfluence aux mains des acteurs les plus puissants

    de la communaut internationale11.

    Le deuxime type de modification encouru dcoule du premier et renvoie lui aux acteurs

    dsormais en charge du maintien de la paix : la priode est en effet marque par lmergence

    dune nouvelle division du travail visant tout la fois satisfaire les intrts des grandes

    puissances dune part, et trouver un nombre toujours plus important de main duvre (de

    troupes) dautre part. Cette nouvelle rpartition des rles affecte au premier plan les acteurs

    traditionnellement engags dans le maintien de la paix onusien : les puissances moyennes se

    retrouvent soumises la double concurrence des membres permanents du Conseil de scurit

    et de la liste toujours plus nombreuse de puissances rgionales montantes comme lInde, le

    Nigeria ou lAfrique du Sud, qui simposent bien vite parmi les principaux pourvoyeurs de

    casques bleus. Parangon des puissances moyennes et chef de file des peacekeepers, le Canada

    est directement affect par cette nouvelle division du travail, qui rduit singulirement sa

    marge de manuvre et dinfluence sur la scne internationale12.

    11 En tant quil se substitue aux formes plus classiques de lintervention, comme en tmoigne par

    exemple lvolution de la politique franaise dintervention en Afrique. Sur ce sujet voir par exemple

    Niagale Bagayoko-Penone. Afrique : les stratgies franaise et amricaine. Paris : LHarmattan, 2004.

    Voir galement Bertrand Badie. La diplomatie des droits de lhomme : entre thique et volont de

    puissance. Paris : Fayard, 2002.

    12 La revue de littrature sur cette question est trs significative de la prise de conscience par les

    classes politique et universitaire canadienne du risque de marginalisation de cet acteur dans lun de ses

    domaines daction de prdilection. Citons entre autres Jocelyn Coulon. Le Canada et les Oprations

    de Paix : un Engagement Redfinir. Ottawa : Council for Canadian Security in the 21st century, CCS

    Research Paper, Centre Leaster Pearson, avril 2001 ; Desmon Morton. Que faut-il faire ? La scurit

    militaire du Canada dans les annes 1990. Paix et Scurit, t 1990 ; Charles Philippe David,

    Stphane Roussel. Une espce en voie de disparition ? La politique de puissance moyenne du Canada

    aprs la guerre froide. International Journal, 52, Winter 1996-1997, p. 39-58 et Richard Gigure. Le

    Canada et le maintien de la paix :avons-nous atteint les limites de laltruisme ? IQHEI :

  • 14

    Le continent africain devient quant lui lespace privilgi de cette forme renouvele

    dinterventionnisme : entre 1989 et 1993, le Conseil de scurit autorise dix oprations de

    maintien de la paix des Nations unies en Afrique, dans le cadre desquelles sont dployes prs

    de 40 000 soldats de la paix13. Cest galement en Afrique que la pratique du maintien de la

    paix va tre remise en cause de la manire la plus spectaculaire, comme lillustrent les checs

    successivement rencontrs par les Nations unies en Somalie, en 1993, puis au Rwanda, en

    1994. Les expriences onusiennes de paix dans ces pays portent un coup darrt au processus

    dexpansion du rle de lONU sur le continent africain, qui se traduit par une diminution du

    nombre doprations autorises seules cinq missions supplmentaires seront cres entre

    1993 et 1998 et par une chute drastique du nombre de Casques bleus dploys sur les

    terrains africains14.

    Cest prcisment en vertu dun rle spcifique dvolu au Canada sur la scne

    internationale, celui de gardien de la paix, que lAfrique sub-saharienne sinvite de manire

    rcurrente sur lagenda politique canadien depuis le dbut des annes 1990 : de 1990 1996,

    cet acteur participe toutes les oprations de paix de lONU sur le continent africain. Les

    expriences des militaires et des diplomates canadiens en Afrique, notamment en Somalie, au

    Rwanda et au Zare vont avoir des rpercussions significatives sur le milieu politique,

    acclrant un processus plus large de redfinition du rle du Canada sur la scne

    internationale.

    Lchec rencontr par la communaut internationale en Somalie se double au Canada du

    profond discrdit jet sur les forces armes suite au scandale suscit par le meurtre, par des

    soldats canadiens, dun jeune somali, Shidane Arone, qui stait introduit clandestinement

    dans le camp de base de lunit dploye dans le cadre de lopration Restore Hope , en

    mars 1993. Cette affaire, qui fit grand bruit, eut pour consquences la dissolution du corps de

    parachutistes auquel appartenaient les soldats responsables des exactions, le limogeage du

    Communication faite dans le cadre du sixime colloque annuel de lAssociation des tudiants en

    tudes canadiennes de lUniversit McGill, mars 2001.

    13 Eric G. Berman, Katie E. Sams. Le maintien de la paix en Afrique. In Nations unies. Le maintien de

    la paix : volution ou extinction? Genve : Forum du Dsarmement, UNIDIR, N3, 2000, p. 23-34, p.

    26.

    14 En 1999, ils ne sont par exemple plus que 12 000. Ibid.

  • 15

    chef dtat-major et surtout la mise sur pied dune enqute parlementaire15, qui mit en

    lumire, au-del du cas particulier des soldats inculps, les dysfonctionnements du maintien

    de la paix en gnral, et de la politique canadienne en particulier.

    La mme anne, les forces armes canadiennes sont mobilises successivement dans le

    cadre de la Mission dobservation des Nations unies au Rwanda (MONUOR) puis au sein de

    la Mission des Nations unies au Rwanda (MINUAR). La concurrence d'autres missions, ainsi

    que le manque de volont politique limitrent la participation canadienne dans un premier

    temps l'envoi d'un gnral, commandant de la mission, le lieutenant-gnral Romo

    Dallaire. L'chec de la MINUAR, le dferlement de violence qui culmina avec le gnocide

    rwandais d'avril 1994, le cri d'alarme de Dallaire aux Nations unies sont largement connus16.

    Ce qui l'est moins c'est la rpercussion de ces vnements au Canada mme, tout

    particulirement au sein du ministre de la Dfense et de celui des Affaires trangres. La

    dcision dintervenir au Zare, en novembre 1996, ne peut en effet se comprendre

    indpendamment de la prise en compte du facteur Rwanda et de la volont affiche par les

    lites politiques, et tout particulirement par le premier ministre Jean Chrtien et son ministre

    des Affaires trangres Lloyd Axworthy, dviter un autre Rwanda .

    Pour faire face la dstabilisation provoque par la prsence massive de rfugis

    rwandais dont un certain nombre de gnocidaires la frontire entre le Rwanda et le

    Zare, le gouvernement canadien dcide, en novembre 1996 et pour la premire fois de son

    histoire, dintervenir directement en Afrique, cest--dire en dehors de la chane onusienne de

    commandement, en prenant le leadership dune force multinationale dintervention. Cette

    dcision demeure peu suivie deffets : suite au manque de volont des autres puissances

    occidentales, notamment les tats-Unis, et labsence de coopration des acteurs locaux,

    Ottawa se voit contraint au redploiement de son contingent moins dun mois aprs le vote de

    la rsolution autorisant la constitution dune force multinationale dintervention lest du

    Zare.

    15 Gregory Sens Allen. La Somalie et lvolution du maintien de la paix : les consquences pour le

    Canada. Ottawa : Commission dEnqute sur le Dploiement des Forces Canadiennes en Somalie,

    1997

    16 Romo Dallaire. Jai serr la main du diable. La faillite de lhumanit au Rwanda. Outremont :

    Libre Expression, 2003.

  • 16

    Lchec rencontr par les autorits canadiennes sur le dossier zarois conduit une

    rvaluation de la politique canadienne de maintien de la paix. Celle-ci est en premier lieu

    redfinie dans le sens dune plus grande slectivit des engagements canadiens,

    particulirement sur le continent africain. LAfrique offre galement un terrain propice la

    mise en uvre de nouvelles formes de gestion de la scurit, qui permettent, paradoxalement,

    de conserver au Canada une certaine place dans un secteur dans lequel il apparaissait en voie

    de marginalisation. Lhypothse principale de ce travail est que la participation du Canada

    aux oprations de paix en Afrique au dbut des annes 1990 va alimenter le processus de

    redfinition du rle de cet acteur sur la scne internationale. En dautres termes, les

    changements intervenus dans la politique canadienne de maintien de la paix sont en partie le

    produit des expriences vcues par les diplomates et les militaires canadiens sur les terrains

    africains.

    La question du changement en politique trangre

    Le point de dpart de cette recherche sinscrit dans une problmatique classique de

    ltude des relations internationales : quelles sont les consquences de la modification de

    lenvironnement international sur la politique trangre des tats et comment les expliquer17 ?

    Comme nous le verrons, cette question sarticule aux grands dbats de la thorie des Relations

    Internationales, tout en permettant dengager le dialogue avec dautres champs disciplinaires.

    La question du changement est cependant une question relativement rcente dans

    lanalyse des relations internationales et de la politique trangre. La domination du

    paradigme raliste, qui dfend une conception essentialisante des intrts des acteurs, ainsi

    que la ncessit pour la thorie des Relations Internationales de saffirmer dans le champ plus

    large des sciences sociales, ont eu pour consquences la recherche de lois gnrales pour

    expliquer le comportement des acteurs sur la scne internationale, do limportance accorde

    17 Jerel A. Rosati, Joe D.Hagan et Martin W. Simpson. Foreign Policy Restructuring. How

    Governments Respond to Global Change. Columbia : South Carolina University Press, 1994.

  • 17

    aux phnomnes de stabilit et de continuit, au dtriment des processus de rupture et

    dvolution18.

    La modification du contexte international remet la question du changement au centre de

    plusieurs tudes en politique trangre, qui sattachent la fois la nature des changements

    intervenus dans le comportement des tats dune part, et leurs sources dautre part. Ainsi,

    selon Jerel Rosati, les changements de politique trangre peuvent tre de plusieurs degrs,

    allant dvolutions mineures la restructuration entire des objectifs et des stratgies

    poursuivis par les tats19. Charles Hermann distingue lui aussi plusieurs types de changement,

    renvoyant par exemple de simples processus dajustement, des changements de mthode

    ou dinstruments mais sans que soient remis en question les objectifs de la politique trangre,

    et enfin la modification profonde du cadre dinterprtation et de mise en uvre de laction

    extrieure de ltat20.

    La plupart des tudes mettent toutefois en avant la dimension multi-causale du

    changement, qui peut trouver ses sources la fois dans la modification des contraintes

    externes, lvolution des conditions politiques internes, linfluence de certains groupes sur le

    processus dcisionnel, ou encore le rle du leadership politique21. Cependant, le problme

    demeure moins de dgager des pistes pour expliquer les volutions constates dans la

    conduite de laction extrieure, que de les hirarchiser, ce qui revient remettre au centre du

    dbat la question des niveaux danalyse de la politique trangre22, ou si lon prfre celle du

    rapport entre agent et structure. Comment en effet expliquer les changements intervenus dans

    la politique canadienne de maintien de la paix ? Doivent-ils tre interprts comme une

    consquence mcanique des modifications de lenvironnement international ce qui

    reviendrait prjuger de la spcificit des trajectoires nationales ? Quelles sont les marges de

    18 Robert Gilpin. War and Change in World Politics. Cambridge : Cambridge University Press, 1981.

    19 Jerel A. Rosati. Cycles in Foreign Policy Restructuring: The Politics of Continuity and Change in

    U.S. Foreign Policy. I In Rosati J. A., et al. Foreign Policy Restructuring. Op. cit., p. 221261, p. 236.

    20 Charles F. Hermann. Changing Course: When Governments Choose to Redirect Foreign Policy.

    International Studies Quarterly, 34 (1), March 1990, p. 321, p. 5.

    21 Karl J. Holsti (ed). Why Nations Realign. Foreign Policy Restructuring in the Postwar World.

    London: George Allen and Unwin, 1982.

    22 David J. Singer. The Level-of-Analysis Problem in International Relations. World Politics, 14 (1),

    The International System : Theoretical Essays, October 1961, p. 77-92.

  • 18

    manuvre des acteurs pour rpondre aux modifications de leur environnement institutionnel

    et politique ?

    Ces questions sont troitement lies la fois la nature de lobjet tudi la politique

    trangre et aux conditions dlaboration du discours scientifique sur la politique

    trangre23. Les tentatives, dans les annes 1950, de constituer la politique trangre en un

    domaine indpendant danalyse se sont ainsi heurtes aux difficults rencontres par les

    tenants de la politique trangre compare (Comparative Foreign Policy) laborer un

    cadre thorique suffisamment robuste24. De fait, et malgr le foisonnement des tudes de

    politique trangre, qui toutes, des degrs divers, entendent dvelopper des modles

    thoriques visant expliquer le comportement des tats, la politique trangre demeure une

    thorie sans maison 25. Empruntant tout la fois aux thories des Relations Internationales,

    la sociologie des organisations26, et aux analyses cognitives et psychologiques de la dcision27,

    la politique trangre28 occupe une place part, et vrai dire difficilement identifiable, dans le

    23 Pour un historique de lanalyse de la politique trangre (foreign policy analysis) voir Valerie M.

    Hudson. Foreign Policy Analysis : Actor-Specific Theories and the Ground of International Relations.

    Foreign Policy Analysis, 2005 (1), p. 1-30 et Valerie M. Hudson. Foreign Policy Analysis Yesterday,

    Today and Tomorrow. Mershon International Studies Review, 39 (2), 1995, p. 209-238.

    24 James N. Rosenau. Pre-theories and Theories of Foreign Policy. In Farrell R. B. (ed). Approaches in

    Comparative and International Politics. Evanston : Northwestern University Press, 1966, p. 115169.

    25David Patrick Houghton. Reinvigorating the Study of Foreign Policy Decision Making: Toward a

    Constructivist Approach. Foreign Policy Analysis, 3 (1), January 2007, p. 24-45, p. 25.

    26 Graham T. Allison. The Essence of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis. Glenview, IL:

    Scott, Foresman, 1971 ; Morton H. Halperin. Bureaucratic Politics and Foreign Policy. Washington,

    DC: Brookings Institution, 1974.

    27 Harold Sprout, Margaret Sprout. ManMilieu Relationship Hypotheses in the Context of

    International Politics. Princeton, NJ : Princeton University Press, 1956, 236p. Robert Jervis.

    Perception and Misperception in International Politics. Princeton, NJ : Princeton University Press,

    1976.

    28 Citons parmi les classiques de lanalyse de la politique trangre : James N. Rosenau. The Scientific

    Study of Foreign Policy. New York : The Free Press, 1964 ; James N. Rosenau. Pre-Theories and

    Theories of Foreign Policy. In Farrell R. B. (ed.). Approaches in Comparative and International

    Politics. Evanston : Northwestern University Press, 1966, pp. 115169 ; Graham T. Allison. Essence

    of Decision : Explaining the Cuban Missile Crisis. Boston : Little & Brown, 1971. Pour un renouveau

    des approches voir Laura Neack, Jeanne A.K. Hey, et Partick J. Haney (eds). Foreign Policy

    Analysis : Continuity and Change in its Second Generation. Englewood Cliffs (N.J.) : Prentice Hall,

    1995 ; Frdric Charillon. Fin ou renouveau des politiques trangres? In Charillon F. (d.). Les

    politiques trangres, ruptures et continuits. Paris : La Documentation franaise, 2001, PP. 13-33 ;

    Frdric Charillon (dir.). Politique trangre. Nouveaux regards. Paris : Presses de Science Po, 2002.

  • 19

    champ des sciences sociales. Avant dentrer plus en dtails sur les consquences

    mthodologiques et pistmologiques de la plasticit de lobjet politique trangre , il

    convient en premier lieu de dfinir ce quon entend par politique trangre .

    Selon Marcel Merle, la politique trangre est la partie de lactivit tatique qui est

    tourne vers lextrieur 29 ; pour Frdric Charillon, elle est linstrument par lequel un tat

    tente de faonner son environnement politique international 30. De manire plus dtaille,

    Walter Carlsnaes la dfinit comme lensemble des actions qui, exprimes par des objectifs

    clairement dfinis, des engagements et/ou des directives, et poursuivies par des reprsentants

    gouvernementaux agissant au nom de leurs communauts souveraines, sont diriges vers des

    objectifs, des conditions et des acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux

    quelles entendent influencer, et qui se situent au-del de leur lgitimit territoriale 31.

    De ces trois dfinitions, deux lments nous semblent mriter lattention. Le premier a

    trait la question de la spcificit de la politique trangre, notamment dans le rapport quelle

    entretient avec les politiques vise interne. Cette question a des consquences la fois

    ontologiques et mthodologiques. La diffrence de nature entre la sphre politique

    internationale, caractrise par lanarchie, et larne politique nationale, police et

    hirarchique, amne par exemple les tenants du courant raliste et no-raliste conclure

    une distinction fondamentale entre politique trangre et politique intrieure, qui ne sauraient

    obir aux mmes rgles32. Laccent est mis alors sur lanalyse des caractristiques du systme

    international (la structure) qui dtermine la fois les intrts des acteurs (recherche de la

    scurit) et leurs stratgies.

    Pour une synthse, Valrie Hudson, Foreign Policy Analysis Yesterday, Today and Tomorrow ,

    Mershon International Studies Review, 39, 1995, pp. 209-238.

    29 Marcel Merle. La politique trangre. Paris : Presses universitaires de France, 1984, p. 7.

    30 Frdric Charillon. Introduction. In Charillon F. Politique trangre. Nouveaux regards. Op. cit., p.

    13-29.

    31 Walter Carlsnaes. Foreign Policy. In Carlsnaes W., Risse T. et Simmons B. Handbook of

    International Relations. London : Sage Publ., 2002, p. 331-350, p. 335. .

    32 Voir par exemple Raymond Aron. Paix et guerre entre les nations. Paris : Calmann-Lvy, 1962 et

    Hans Morgenthau. Politics Among Nations : the Struggle for Power and Peace. New York : Knopf,

    1948.

  • 20

    Dans un contexte danarchie internationale, la motivation des tats est leur survie, que ce

    soit par la recherche de lquilibre de la puissance (thorie de la balance of power de Hans

    Morgenthau33) ou de course la puissance pour assurer leur scurit (Kenneth Waltz)34. Les

    thories no-ralistes des Relations Internationales se rvlent par ailleurs trs marques par

    linfluence des analyses conomiques librales, laquelle les conduit tablir en permanence

    une analogie entre la structure du systme international et le modle de la libre entreprise.

    Lanarchie est alors le principal outil de rgulation du systme, tout acteur mettant en balance

    les bnfices et les cots dun recours son droit souverain dutilisation de la force.

    En outre, les no-ralistes distinguent clairement lanalyse du systme international, la

    seule qui les intresse rellement, et lanalyse du comportement des acteurs au sein de ce

    systme. Pour les no-ralistes la priorit explicative va au niveau international de lanalyse,

    cest dire la structure de puissance35. Ils dfinissent cette structure comme une unit

    contraignante dans laquelle voluent les acteurs. La scurit dun tat va dpendre de sa

    position occupe dans le systme international relativement aux autres tats, cette position

    tant elle-mme dtermine par la configuration gnrale des puissances, la puissance

    effective reposant sur la capacit militaire de chaque tat.

    Du fait de ces prmisses intellectuelles, lcole no-raliste semble loppos de

    lanalyse de la politique trangre. A cette opposition ontologique sajoute une divergence

    dobjectifs. Les partisans dune approche dcisionnelle de la politique trangre cherchent

    saisir les irrationalits des dcideurs alors que les ralistes se veulent des conseillers du Prince

    (ils partagent une vision aristocratique de la politique trangre rserve une lite cultive et

    prserve de la dmagogie populaire). En rsum on pourrait dire que les tudes de politique

    trangre impliquent dadopter une attitude dobservateur extrieur afin de comprendre ce qui

    33 Hans J. Morgenthau, Politics Among Nations : The Struggle for Power and Peace, New York, A.A.

    Knopf, 1967, 4me

    dition.

    34 Kenneth Waltz, Theory of International Politics, New York, McGrawHill, 1979.

    35 Ce qui revient dans les faits nier toute capacit dautonomie des acteurs, quil soit individuel (le

    dcideur) ou collectif. Les no-ralistes se distinguent ici des approches plus classiques de lanalyse de

    la politique trangre, et ont dailleurs t vivement critiqus par les tenants du ralisme, qui leur

    reprochent leur dterminisme structuraliste. Richard K. Ashley, The Poverty of Neo-Realism ,

    International Organization, 38(2), Spring 1984, pp. 225-286.

  • 21

    sest rellement pass, alors que les ralistes raisonnent partir dun modle de comportement

    tatique rationnel (ce qui devrait se passer).

    Les conceptions raliste et no-raliste du systme international sancrent dans une

    ontologie conservatrice, et ont t vivement critiques pour leur incapacit, voire leur refus

    penser le changement36. Il sagit galement une vision a-historique : lcole no-raliste en

    particulier sintresse aux tendances globales du systme tout en postulant que la structure du

    systme cest dire lanarchie, reste la mme. Les interactions des acteurs dpendent

    uniquement de la structure du systme : leur capacit daction nest plus autonome et les

    variables exognes (nature des rgimes, contrainte de politique intrieure, idologies, options

    conomiques...) ne sont pas prises en compte. En outre, la conception unitaire et rifie de

    lintrt national, quils partagent galement avec lanalyse librale des relations

    internationales, ne leur permet pas de produire des explications satisfaisantes du

    comportement des tats sur la scne internationale, et surtout de lvolution de ce

    comportement. Comme le souligne Robert O. Keohane,

    Les thories des Relations Internationales ne pourront pas apporter de rponses

    adquates sans passer par une thorisation des intrts, ce qui suppose danalyser les

    processus politiques internes. [] Nos thories actuelles sont faibles, et dune porte

    limite pour comprendre le comportement des tats-Unis ou des tats europens aprs

    la guerre froide. [] Nous devons entreprendre de faire plus de travaux de

    recherch au niveau de ltat plutt qu celui du systme international37.

    La variet des objectifs couverts par les tenants des approches raliste et no-raliste

    amne en effet une indtermination explicative quant aux motivations des tats. La

    dduction des motivations fondamentales des tats partir dun raisonnement sur la nature

    humaine ou du postulat de lanarchie internationale nest pas suffisante, ce qui les conduit

    rentrer dans le champ dtudes de la politique trangre en largissant le champ des

    motivations des tats (prise en compte du rle des ides par exemple).

    36 Voir par exemple louvrage de Richard N. Lebow et Janice Gross Stein. We all lost the Cold War.

    Princeton : Princeton University Press, 1994.

    37 Robert O. Keohane, Institutional Theory and the Realist Challenge after the Cold War , in David

    A. Baldwin (ed.), Neorealism and Neoliberalism : The Contemporary Debate, New York, Columbia

    University Press, 1993, p. 285.

  • 22

    La dichotomie interne / externe porte par le courant raliste a t depuis longtemps

    remise en question : lanalyse librale des Relations Internationales, entre autres, a par

    exemple dmontr limportance de linfluence du rgime politique interne de ltat sur la

    conduite de sa politique extrieure38. Dans cette perspective, la politique trangre se doit

    dtre analyse la fois en tant que processus international (dans lequel ltat interagit et

    ngocie avec dautres pays) et en tant que processus national (dans lequel ltat interagit et

    ngocie avec les groupes socitaux).

    En se donnant pour objectif douvrir la boite noire de ltat, les thories relevant de la

    Foreign Policy Analysis replacent quant elles ltude des acteurs au cur de leur

    analyse. Ce qui apparat dterminant tient moins aux rsultats observs dune politique

    trangre en particulier qu ses conditions dlaboration et de mise en uvre. Ce parti-pris

    ontologique et mthodologique les rapproche des tenants de lanalyse des politiques publiques

    en France. Dans son tude sur la politique trangre de la France, Marie-Christine Kessler se

    propose par exemple dtudier la politique trangre comme nimporte quelle autre politique

    publique. Selon cet auteur, la politique trangre, dfinie comme lactivit par laquelle un

    tat tablit, dfinit et rgle ses rapports avec les gouvernements trangers , est constitue par

    lagglomration dune multitude de sous-politiques 39, cest--dire que, loin dtre

    lapanage du chef de ltat ou de gouvernement et de ne concerner que les questions de

    dfense nationale, elle met en jeu plusieurs domaines, et donc plusieurs catgories dacteurs,

    qui sentremlent. Le distinguo entre politique intrieure et politique trangre sefface au

    profit dun enchevtrement des dynamiques internes et externes pour comprendre et expliquer

    laction extrieure des tats.

    Analyser la politique trangre comme une politique publique permet de restituer la

    complexit des mcanismes en jeu dans la mise en uvre de la politique canadienne de

    maintien de la paix. Comme nous le montrerons au cours de ce travail, cette politique

    sarticule sur au moins trois dimensions : lapproche traditionnelle , visant rpondre des

    impratifs de scurit ; l outil diplomatique permettant de dgager des marges dinfluence sur

    38 Andrew Moravcsik. Taking Preferences Seriously : A Liberal Theory of International Politics.

    International Organization, 51 (4), Autumn 1997, p. 513-553.

    39 Marie-Christine Kessler. La politique trangre de la France. Acteurs et processus. Paris : Presses

    de Sciences Po, 1999, p. 14.

  • 23

    la scne internationale ; et enfin, le vecteur dune projection plus large dun ensemble de

    valeurs proprement canadiennes. cette pluralit des champs dapplication sajoute une

    multiplicit dacteurs engags dans les processus de dcision relatifs lintervention du

    Canada ltranger : dans la sphre institutionnelle notons les rles prpondrants du Premier

    ministre, de son cabinet, du ministre des Affaires trangres et du commerce international,

    du ministre de la Dfense, et de lAgence canadienne de dveloppement international. Du

    ct de la socit civile, il convient de citer le rle des organisations non-gouvernementales

    (ONG) et de leurs activits de lobbying, ainsi que linfluence de lopinion publique sur les

    dcisions relatives lenvoi de troupes canadiennes ltranger40. Enfin, la politique trangre

    du Canada doit galement tre tudie en tant que processus proprement international, dans

    lequel le Canada interagit et ngocie avec dautres pays.

    Le deuxime lment essentiel des dfinitions retenues de notre objet renvoie en effet la

    nature relationnelle de la politique trangre : la politique trangre est lactivit par le biais

    de laquelle une catgorie dacteurs, en loccurrence les tats41, agissent, ragissent et

    interagissent dans le systme international42. Cest--dire que toute tude de politique

    trangre ncessite de prendre en compte la fois les caractristiques propres un acteur

    particulier, et la fois celles de lenvironnement dans lequel il interagit avec dautres acteurs.

    Le problme demeure cependant de dmler lcheveau des interactions entre ces deux

    niveaux danalyse. Quels sont les lments qui informent la politique canadienne de maintien

    de la paix ? Sagit-il de la structure du systme international, des prfrences socitales, du

    jeu des bureaucraties ou encore de la perception quon les dcideurs du rle assign leur

    pays ? En dautres termes quelle variable, des acteurs ou de la structure, apparat dterminante

    pour expliquer la politique canadienne de maintien de la paix ?

    40 Sur linfluence de lopinion publique en politique trangre voir Nathalie La Balme. Opinion

    publique et politique trangre. In Charillon F. (dir.). Politique trangre : nouveaux regards. Op. cit.

    41 tant donn notre objet dtude, ltat canadien, nous nentrerons pas ici dans le dbat sur la

    dilution de la politique trangre, cest--dire la remise en question du monopole de ltat sur les

    questions de politique extrieure du fait de la monte en puissance des acteurs non gouvernementaux

    dune part, et des organisations supra-rgionales dautre part. Sur ce point voir Dario Battistella.

    Thorie des relations internationales. Paris : Presses de Sciences Po, 2003, p. 302 et suiv.

    42 Alex Macleod, Evelyn Duffault. F. Guillaume Dufour (dirs). Relations internationales. Thories et

    concepts. 2me

    dition. Outremont (Qubec) : Athna, p. 171.

  • 24

    Ces interrogations traversent le champ des thories des Relations Internationales et plus

    largement celui de lensemble des sciences sociales depuis leur formation et elles ont suscit

    de nombreux dbats au sein de la discipline43. Le problme est que la plupart des tudes de

    politique trangre chouent proposer des modles thoriques permettant de faire le lien de

    faon satisfaisante entre ces deux niveaux danalyse. Les thories gnrales 44 des

    Relations Internationales se concentrent en effet de manire trop exclusive sur les effets de la

    structure du systme international sur le comportement des tats, aux dpens de leurs

    trajectoires spcifiques. En outre, ces analyses ne mobilisent souvent quune seule catgorie

    de donnes comme variable explicative de la conduite de lacteur, que ce soit les calculs de

    puissance (ralistes) ou lectoralistes (libraux). Les analyses se rclamant du constructivisme

    en Relations Internationales, bien que plaant justement le dbat entre les agents et la

    structure au cur de leur analyse, en partant notamment du postulat dune co-constitution

    mutuelle, nchappent pas elles-non plus ce biais systmique45 : laccent est ainsi trop

    souvent mis sur les effets des structures normatives comme variable dterminante du

    comportement des tats, au dtriment dune analyse des chemins emprunts par les tats pour

    traduire ces normes dans leurs pratiques46.

    43 Alexander Wendt. The Agent-Structure Problem in International Relations. International

    Organization, 41(2), Summer 1987, p. 335-370. Pour une synthse de ce dbat dans les tudes de la

    politique trangre voir Walter Carslnaes. The Agency-Structure Problem in Foreign Policy Analysis.

    International Studies Quarterly, 36 (3), September 1992, p. 245-270.

    44 La discipline des Relations Internationales est traditionnellement prsente comme tant structure

    autour de trois grands paradigmes : le ralisme, le libralisme et le constructivisme. Comme le

    souligne Dario Battistella, ces trois paradigmes sarticulent sur les trois traditions de la philosophie

    internationale : la tradition raliste, la tradition rationaliste et la tradition rvolutionnaire. Dario

    Battistella. Thories des relations internationales. Op. cit. , p. 100.

    45 Alex Mcleod. Les tudes de scurit : du constructivisme dominant au constructivisme critique.

    Cultures et Conflits, Numro spcial, Approches critiques de la scurit : une perspective canadienne,

    54, t 2004, p. 5-162, p. 11-49. Lauteur souligne ici le penchant du constructivisme dominant ,

    reprsent notamment par Alexander Wendt, privilgier lanalyse de la structure au dtriment de

    celle de lagence. Comme le rappelle Alex Macleod, cette tendance est dailleurs volontiers reconnue

    par Alexander Wendt lui-mme, qui explique en effet que son objectif nest pas d expliquer les

    identits et les intrts des tats . Alexander Wendt. Social Theory of International Politics.

    Cambridge : Cambridge University Press, 1999, p. 11cit par Alex Macleod.

    46 Nous reviendrons sur ce point plus longuement dans le premier chapitre, qui dtaillera le cadre

    thorique de notre tude.

  • 25

    Les tudes relevant de la Foreign Policy Analysis partent au contraire du principe que

    tout phnomne observ sur la scne internationale rsulte, dabord et avant tout, dune

    dcision humaine, du jeu des acteurs au sein des processus dcisionnels. Ici, le niveau

    danalyse retenu est celui de lacteur, dont les motivations sont analyses travers un faisceau

    de causalits. En ce sens, parce quelle est avant tout proccupe par ltude des dcideurs, de

    leurs interactions, de leurs caractristiques, lanalyse de la politique trangre semble

    loppos des trois grands courants thoriques des Relations Internationales47. Ceux-ci

    reprochent en effet aux tenants de cette approche de trop sintresser aux logiques internes

    des processus politiques, au dtriment de lanalyse du systme international, au risque de

    gommer la spcificit de leur objet dtude. Dans cette perspective, lanalyse de la politique

    trangre sapparenterait en effet davantage une branche de la science politique quaux

    thories des Relations Internationales48.

    Pourtant, comme le souligne Alexander Wendt :

    Les thories des Relations Internationales doivent pouvoir sappuyer sur des thories

    relatives leurs deux principaux objets danalyse, cest--dire la fois les tats (les

    agents) et le systme international (les structures). Cette entreprise de thorisation

    nest pas simplement opportune ou dsirable : elle est ncessaire si lon se donne pour

    objectif dexpliquer laction des tats. []Si lon part du principe que, pour expliquer

    les vnements observs sur la scne internationale il faut prendre en compte la fois

    les proprits des tats et celles de la structure du systme, il est alors ncessaire de

    constituer des cadres thoriques englobant ces deux units pour pouvoir expliquer

    laction des tats49.

    Ltude de la politique trangre apparat au final comme un objet danalyse idal pour

    aborder le problme du rapport entre structure et agent50, une question centrale ds lors que

    lon se donne pour objectif dtudier le changement dans laction extrieure des tats. Selon

    que lon mette laccent sur lune ou sur lautre, deux types dexplication peuvent en effet tre

    47 David Patrick Houghton. Reinvigorating the Study of Foreign Policy Decision Making : Toward a

    Constructivist Approach. Op. cit.

    48 Margot Light. Foreign Policy Analysis. In John A., Groom R. et Light M. (eds). Contemporary

    International Relations : a Guide to Theory. Londres : Pinter, 1994, p. 94. Les postulats thoriques de

    ces analyses seront tudis plus en dtail au chapitre 1.

    49 Alexander Wendt. The Agent-Structure Problem in International Relations. International

    Organization, 41 (2), Summer 1987, p. 335-370, p. 365.

    50 Steve Smith, Amelia Hadfield et Tim Dunne (eds). Foreign Policy : Theories, Actors, Cases.

    Oxford ; New York : Oxford University Press, 2008, p. 3.

  • 26

    envisages pour expliquer le changement : dans le premier cas, le changement rsulte dune

    contrainte extrieure qui pousse les acteurs soit freiner cette volution, soit dfinir de

    nouvelles stratgies pour sy adapter. Dans le second, le changement rsulte de stratgies

    mises en uvre par les acteurs.

    Ce travail ne prtend cependant pas rsoudre le problme des niveaux danalyse en

    politique trangre, ni trancher le dbat sur la prvalence des processus externes sur les

    logiques internes ou vice-versa. Nous proposons au contraire de contourner ces pseudo-

    dilemmes en profitant de la plasticit de lobjet politique trangre pour proposer un cadre

    thorique danalyse empruntant diffrents champs disciplinaires. Ce cadre thorique, que

    nous dtaillerons plus amplement dans le chapitre 1, mobilisera ainsi des travaux relevant la

    fois dune approche sociologique des Relations Internationales, et ceux se rclamant des

    analyses de laction publique. Nous partons en effet du principe que les dcisions des acteurs

    sinscrivent dans une certaine configuration, quil sagira didentifier, traverse tout la fois

    par des influences extrieures (structure du systme international) et par des dynamiques

    internes (prfrences des acteurs un moment donn). Nous postulons galement lexistence

    dune pluralit dintrts, construits socialement, et qui ds lors ncessitent dtre

    contextualiss historiquement, do limportance attache dans ce travail aux processus de

    construction et dinstitutionnalisation de la politique canadienne de maintien de la paix. Notre

    but reste cependant de prendre acte des pratiques, ce qui ncessite de mobiliser un certain

    nombre doutils thoriques emprunts lanalyse de laction publique. Cet clectisme

    thorique constitue le seul moyen de surmonter les cueils dune analyse monocausale et

    dterministe. En outre, ces approches, quoique diffrentes, permettent de combiner une

    dmarche sociologique attentive laction en train de se faire et une prise en compte des

    temporalits historiques, travers notamment ltude des institutions qui ont faonn les

    intrts des acteurs51.

    De plus, nous partirons de lhypothse, emprunte au constructivisme sociologique52 et

    largement reprise par lanalyse constructiviste en Relations Internationales, que dans le

    51 Pascale Laborier, Dany Trom. Historicit de laction publique. Paris : Presses universitaires de

    France, 2003.

    52 Peter Ludwig Berger, Thomas Luckmann. La construction sociale de la ralit. Paris : Mridiens-

    Klincksieck, 1986.

  • 27

    monde social, il y a toujours au moins deux histoires raconter53 celle du systme et celle

    des acteurs et que ces deux histoires, loin de sexclurent mutuellement, doivent au contraire

    tre articules entre elles. Lide dune constitution mutuelle des acteurs et des structures est

    la base du projet constructiviste en Relations Internationales54 : les structures qui sont ici

    envisages comme tant des structures la fois matrielles et normatives faonnent les

    intrts et les identits des acteurs mais sans dterminer compltement leurs marges de

    manuvre et leurs stratgies, dans la mesure o ces structures sont galement le produit des

    interactions et des activits des acteurs55. Cette perspective nous autorise prendre nos

    distances avec les thories structuralistes des Relations Internationales dune part, tout en

    nous permettant dtudier et dexpliquer les changements observs sur la scne internationale

    et dans la politique trangre canadienne dautre part. Par consquent, lanalyse de la

    politique canadienne de maintien de la paix ncessitera de combiner deux types dapproches,

    lune permettant de mettre en vidence les contraintes de lenvironnement institutionnel et

    politique sur les acteurs, et lautre soulignant la marge dautonomie des acteurs dans la

    conception et la mise en uvre de leurs rponses politiques56. La notion de rle, qui est au

    centre de notre tude permet justement darticuler ces dynamiques entre elles.

    53 Martin Hollis, Steven M. Smith. Explaining and Understanding International Relations. Oxford :

    Clarendon Press, 1990.

    54 Dario Battistella. Thorie des relations internationales. Op. cit., p. 271.

    55 Nicholas Onuf. Constructivism. A Users Manual. In Kubalkova V., Onuf N. et Kowert P. (eds).

    International Relations in a Constructed World. Armonk : Sharpe, 1998, p. 58-78, cit dans Dario

    Battistella. Op. cit., p. 273.

    56 Pour une perspective similaire applique lanalyse des politiques publiques voir Pierre Mller.

    Esquisse dune thorie du changement dans laction publique. Structure, acteurs et cadres cognitifs.

    Revue franaise de science politique, Numro spcial, 55 (1), fvrier 2005, p. 155-187.

  • 28

    Les tats et leurs rles dans la socit internationale

    Lune des hypothses centrales de ce travail est que la scne internationale doit tre

    considre comme un monde social, rgul par un ensemble de rgles, de normes et

    dinstitutions, lintrieur duquel les acteurs jouent des rles. Avant dentrer plus en dtails

    sur les rapports entretenus entre les rles et les institutions, il convient au pralable de revenir

    sur le concept de rle.

    Bien que les rfrences aux rles nationaux abondent dans les discours officiels, les

    dimensions et les implications de ce concept demeurent peu explores dans lanalyse de la

    politique trangre57. Ceci peut sexpliquer dabord par les problmes mthodologiques quil

    soulve : mobilis notamment par les tenants de la sociologie interactionniste, ce concept doit

    tre mani avec prcaution ds lors quon entend lappliquer lanalyse de la politique

    trangre dun tat. Le risque est en effet de retomber dans les travers de

    lanthropomorphisme en assimilant ltat lindividu, et en le considrant comme un

    ensemble homogne et unitaire. En outre, la notion de rle a souffert de la concurrence et de

    la popularit de celle dintrt national. Ce concept se heurte enfin des problmes de

    dfinition, en raison de la varit dacceptions auxquelles il se prte. Le rle renvoie en effet

    tout la fois une fonction, une influence, un plan daction, un rang ou encore un

    comportement attendu bas sur certaines rgles58.

    Pourtant, comme le souligne Philippe G. Le Prestre :

    Dfinir un rle et le faire accepter par les autres acteurs du systme international

    demeure bien lun des objectifs fondamentaux des tats. Un rle renvoie la

    revendication, dans le systme international, de la reconnaissance par les acteurs

    internationaux, dune certaine conception de lidentit nationale. []

    La dfinition dun rle peut aider expliquer les directions gnrales des choix en

    politique trangre. Le rle national dfinit les prfrences, oprationnalise une image

    57 Notons cependant deux exceptions notables. Il sagit de larticle de Kalevi J. Holsti et du livre de

    Stephen G. Walker. Kalevi J. Holsti. National Role Conceptions in the Study of Foreign Policy.

    International Studies Quarterly, 14(3), September 1970, p. 233-309. Stephen G. Walker (ed.). Role

    Theory and Foreign Policy Analysis. Durham, N. C. : Duke University Press, 1987.

    58 Philippe G. Le Prestre. Role Quests in the post-Cold War Area : Foreign Policies in Transition.

    Montral : McGill-Queens University Press, 1997, p. 4.

  • 29

    du monde, sollicite des attentes et influence la dfinition dune situation et des options

    disponibles59.

    Pour Kalevi J. Holsti les conceptions du rle national sont une variable explicative

    dterminante du comportement des tats. partir de lanalyse dun impressionnant corpus de

    discours officiels (plus de soixante-dix pays tudis), il tablit une relation entre une certaine

    conception de lidentit, et un certain modle de comportement, le rle. Dans cette

    perspective, le rle est avant tout pens comme un modle social de conduite : cest la

    conception que se font les acteurs de leur identit qui va dterminer les dcisions des

    dcideurs, les fonctions que leur tat devrait assumer sur la scne internationale, et les

    reprsentations lies ces fonctions60.

    Toujours selon Holsti, les conceptions du rle, leurs contenus, trouvent leurs origines

    dans deux catgories de sources : internes et externes. linterne, le contenu du rle dpend

    des conceptions personnelles des dcideurs de leur action ; lexterne, il renvoie aux

    obligations qui sont prescrites par les autres acteurs dans leurs interactions sur la scne

    internationale. Cette distinction recoupe en fait les dfinitions sociologiques du rle entre

    dun ct les rles revendiqus, et de lautre les rles prescrits. Cette double dimension du

    rle est fondamentale : elle permet en effet de rendre compte des prfrences des acteurs, qui

    sexpriment dans la revendication dun certain rle, tout en mettant en lumire limportance

    du cadre normatif et institutionnel. Ce dernier, parce quil prescrit un certain nombre

    dobligations lies au rle, fonctionne ici comme une contrainte dans la dfinition de ces

    prfrences. En dautres termes le rle est la fois habilitant et contraignant.

    En rsum, les rles sont construits socialement, par les interactions des acteurs dune

    part, et par les interactions des acteurs avec leur environnement dautre part. Ils sont

    constitutifs de lidentit et des intrts des acteurs ; ils renvoient, de manire gnrale, un

    modle de conduite dans un espace social particulier, auquel est attach un ensemble de

    prescriptions dfinies et redfinies par les interactions des acteurs. Cela signifie que ltude

    des rles suppose au pralable lanalyse des rgles du jeu en vigueur dans lespace social dans

    lequel ils sont mis en uvre et qui prsident leur constitution et leur rpartition.

    59 Ibid., p. 5-6.

    60 Kalevi J. Holsti. Op. cit., p. 245-246.

  • 30

    La question dun principe dordre, de lexistence de rgles structurant lespace

    international a t largement dbattue au sein de la discipline des Relations Internationales.

    Elle est par exemple trs prsente dans les projets raliste et no-raliste. Selon ces

    perspectives, laction des tats est fortement contrainte par la structure particulire du

    systme international, caractrise par lanarchie et la lutte de chacun contre chacun pour faire

    valoir ses intrts de puissance. En vertu de ce principe, les analyses raliste et no-raliste

    posent comme hypothse que lquilibre des puissances est le seul mode de rgulation

    possible sur la scne internationale, dans la mesure o il nexiste pas dautorit suprieure

    celle des tats. Ce postulat de dpart les amne dvelopper une vision instrumentale des

    mcanismes de coopration institutionnels, comme les organisations internationales par

    exemple. Celles-ci sont rduites des structures dsincarnes lintrieur desquelles se

    dploient les politiques de puissance des tats, dont les intrts sont forms lextrieur de

    ces organisations61.

    linverse, les approches se rclamant de la thorie des rgimes, de linstitutionnalisme

    libral, ou du constructivisme se sont attaches mettre en lumire lexistence dun certain

    nombre darrangements institutionnels qui peuvent agir comme un cadre contraignant les

    interactions des acteurs. Au cur de leur projet se trouve lide dune organisation de la scne

    internationale, envisage comme une socit internationale , autour dun certain nombre de

    principes, de normes et dinstitutions. Bien que se diffrenciant sur lexplication des

    motivations des tats dans la mise en uvre de leur politique62, ces approches ont pour point

    61 Kenneth Waltz. Theory of International Politics. Reading (Mass.) : Addison-Wesley, 1979.

    62 Les actions des acteurs peuvent en effet soit tre animes par des logiques de consquences

    attendues ou par des logiques de laction approprie. Dans le premier cas, les acteurs agissent en

    choisissant parmi diffrentes alternatives leur permettant datteindre des objectifs prcis. Dans cette

    perspective, les mcanismes de rgulation rsultent dune ngociation entre des acteurs rationnels, qui

    y voient un moyen de faire valoir leurs intrts sur la scne politique internationale. La thorie des

    rgimes reprsente une bonne illustration de ce type dapproches. Stephen D. Krasner (ed.).

    International Regimes. Ithaca (N.Y.) : Cornell University Press, 1983. Les analyses institutionnalistes

    et constructivistes des Relations Internationales se dmarquent au contraire de cette vision

    instrumentale en mettant laccent sur limportance des institutions dans la constitution des intrts et

    de lidentit des tats. Les actions des acteurs se fondent sur le respect dun certain nombre de rgles,

    associes certaines identits dans certaines situations. La logique est ici celle de laction approprie :

    les acteurs agissent conformment aux attentes de leurs pairs, qui dans leurs interactions rptes

    sassignent mutuellement des identits, des intrts et des rles. Michael Barnett, Martha Finnemore.

    Rules for the World: International Organizations in Global Politics. Ithaca: Cornell University Press,

    2004 ; James G. March, Johan P. Olsen. The Institutional Dynamics of International Political Orders.

  • 31

    commun de postuler lexistence de valeurs et de rgles partages entre les tats, qui rgissent

    le comportement des tats sur la scne internationale. En dautres termes la structure du

    systme international est dabord une structure sociale qui faonne les identits et les intrts

    des acteurs. lintrieur de cette structure, les acteurs partagent des attentes et une

    comprhension communes, bases sur lintersubjectivit, de ce que sont leurs rles mutuels.

    Cette hypothse, sur laquelle nous nous appuierons largement dans la suite de ce travail, a au

    moins deux implications pour notre objet dtude.

    En premier lieu, elle fournit des clairages utiles sur les processus de constitution et

    dinstitutionnalisation des rles des acteurs dans lespace social constitu par la scne

    internationale. Ce qui est dterminant pour la comprhension de laction des acteurs rside

    moins dans la distribution matrielle des ressources sur la scne internationale, que du sens

    donn cette distribution63. La structure sociale nexiste en effet qu travers les pratiques des

    acteurs engags dans ce processus. La rptition de ces pratiques conduit

    linstitutionnalisation de certaines rgles de fonctionnement, certaines normes, qui constituent

    et rgulent des rles chez les acteurs qui les ont gnres et intgres64. Dans cette

    perspective, la politique trangre peut tre explique comme lapplication de rgles

    associes certaines identits des situations particulires 65 ; les motivations de laction

    sont rechercher du ct des logiques de laction approprie suivant lesquelles les acteurs se

    conforment aux obligations attaches leurs identits et leurs rles.

    Partir du principe que le systme international doit tre considr comme une structure de

    significations communes, qui faonne le sens quont les acteurs de leurs intrts, de leur

    International Organization, 52 (4), International Organization at Fifty : Exploration and Contestation

    in the Study of World Politics, Autumn 1998, p. 943-969.

    63 Alexander Wendt. Constructing International Politics. International Security, 20 (1), Summer 1995,

    p. 71-81, p. 73.

    64 Nous rejoignons ici les analyses de Peter Berger et Thomas Luckmann pour qui les institutions

    sont incorpores dans lexprience individuelle au moyen des rles. [] En jouant des rles,

    lindividu participe un monde social. En intriorisant ces rles, le mme monde devient, pour lui,

    subjectivement rel. Peter Berger, Thomas Luckmann. La construction sociale de la ralit. Paris :

    Mridiens-Klincksieck, 1986, p. 104.

    65 James G. March, Johan P. Olsen. Op. cit., p. 952.

  • 32

    identit, et des ressources matrielles leur disposition66, comporte des implications

    importantes pour lanalyse du changement en politique trangre. Le remplacement dune

    structure sociale, en tant quespace de sens, par une autre, ne peut en effet manquer davoir de

    profondes rpercussions sur les conceptions de leurs rles que se font les acteurs dune part, et

    sur leur mise en uvre dautre part. En ce sens, les volutions intervenues dans le champ du

    maintien de la paix depuis la fin de la guerre froide constituent un terrain particulirement

    propice pour tudier les effets des cadres normatifs et cognitifs forms par la structure sociale

    dun systme particulier sur la formation et lvolution des intrts des acteurs.

    La faillite des Nations unies au Rwanda, qui fait suite aux checs rencontrs en Somalie

    et en Yougoslavie, mettent en effet en lumire les dysfonctionnements organisationnels du

    systme onusien de gestion des conflits. Les normes constitutives des pratiques des acteurs

    par exemple le principe de neutralit et de non intervention des casques bleus sont

    questionnes la fois du point de vue de leur efficacit et leur lgitimit. Cette double crise de

    lgitimit et defficacit se traduit par une grande incertitude des acteurs sur la nature des

    problmes poss par lvolution du maintien de la paix (quelles reprsentations ?) ainsi que

    sur les rponses apporter (quelles stratgies ?). En dautres termes, le maillage institutionnel

    de lespace social, cest--dire lensemble des rgles et des pratiques qui, travers un double

    processus de catgorisation et de contrle, oriente le comportement des acteurs et dfinit leurs

    prfrences67, se desserre. Cest dans ces interstices que se recomposent leurs rles, et

    qumergent de nouvelles formes de division internationale du travail en matire de gestion

    de la scurit politique internationale. La notion de rle fournit des explications que nous

    esprons particulirement clairantes pour notre objet dtude, soit lvolution de la politique

    canadienne de maintien de la paix travers les oprations de paix dans lAfrique des Grands

    Lacs.

    66 Alexander Wendt. Op. cit., p. 75.

    67 Peter Berger et Thomas Luckmann. La construction sociale de la ralit. Op. cit., p. 78-79.

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    Par consquent, les tats jouent selon nous des rles sur la scne internationale, rles qui

    sont constitus et dtermins la fois par des sources externes (les rgles du jeu dun espace

    social particulier) et part des sources internes (les conceptions que se font les dcideurs des

    intrts et de lidentit de leur pays). La structure sociale particulire de la guerre froide a

    favoris linstitutionnalisation dun certain rle du Canada sur la scne internationale, celui de

    gardien de la paix. Ce processus dinstitutionnalisation suppose lintriorisation de ce rle par

    les principaux acteurs de la politique trangre