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Pour une épistémologie du management du sport Nicolas Oblin a critique portera ici, essentiellement, sur ce qui s’est constitué et développé à partir des années 90 en une filière quasi autonome au sein des Unités de formation et de recherche (UFR) en Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), le management du sport. Cependant, cette analyse ne saurait être fondée sans un détour préalable par quelques considérations quant au management en général en tant qu’il constitue la praxis dominante de l’organisation contemporaine du travail ayant succédé aux conceptions plus traditionnelles de la gestion des organisations. Nous verrons ensuite que le management du sport, à l’Université, participe de la destruction entamée de l’éthique universitaire par la production et la transmission de savoirs – partiels, en miettes – intimement liés avec le développement de la praxis sociale, d’où l’économie partiale de la fonction critique, c’est-à-dire de toute réflexion réelle et engagée (et engageante) quant aux finalités (structurelles, politiques), aux valeurs (éthique, justice) et au sens des interférences de la réalité affective (vie irrationnelle profonde, libidinalité) dans la réalité. Déjà, il nous faut souligner que l’épistémologie du management n’est pas affaire de neutralité. Car en pointant, d’emblée, sur les manques et impasses du management, il s’agit de souligner combien l’hyper- développement contemporain du management dans toutes les sphères de l’organisation de la vie en société participe d’une vision du monde et d’une conception de l’homme qui trouvent résonances dans la vision néolibérale L

Pour une épistémologie du management du sportrevueillusio.free.fr/textes en ligne/Illusio 3/NO-epistémologie.pdf · 1 Richard Sennett, Le Travail sans qualité. Les conséquences

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Pour une épistémologie du management du sport

Nicolas Oblin

a critique portera ici, essentiellement, sur ce qui s’est constitué et

développé à partir des années 90 en une filière quasi autonome au sein des Unités de formation et de recherche (UFR) en Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), le management du sport. Cependant, cette analyse ne saurait être fondée sans un détour préalable par quelques considérations quant au management en général en tant qu’il constitue la praxis dominante de l’organisation contemporaine du travail ayant succédé aux conceptions plus traditionnelles de la gestion des organisations. Nous verrons ensuite que le management du sport, à l’Université, participe de la destruction entamée de l’éthique universitaire par la production et la transmission de savoirs – partiels, en miettes – intimement liés avec le développement de la praxis sociale, d’où l’économie partiale de la fonction critique, c’est-à-dire de toute réflexion réelle et engagée (et engageante) quant aux finalités (structurelles, politiques), aux valeurs (éthique, justice) et au sens des interférences de la réalité affective (vie irrationnelle profonde, libidinalité) dans la réalité.

Déjà, il nous faut souligner que l’épistémologie du management n’est pas affaire de neutralité. Car en pointant, d’emblée, sur les manques et impasses du management, il s’agit de souligner combien l’hyper-développement contemporain du management dans toutes les sphères de l’organisation de la vie en société participe d’une vision du monde et d’une conception de l’homme qui trouvent résonances dans la vision néolibérale

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du monde, comme le montrent par exemple très bien Richard Sennett1, Christophe Dejours2 ou encore André Gorz3 ou Jeremy Rifkin4, en analysant, notamment, les conséquences de l’esprit et des pratiques du management dans le monde du travail.

Si le management relève d’une vision très technique de l’organisation sociale, il renvoie, et de fait, inévitablement, à une vision technique et scientifique de l’homme qui ne doit pas, pour autant, nous faire oublier sa dimension idéologique5, où la force de l’idéologie est de n’apparaître, pour ainsi dire, jamais en tant que telle, bien au contraire6. Cette idéologie du management pourrait se résumer comme suit : de même que la complexité de l’institution sociétale peut être remplacée par une « réalité de substitution », c’est-à-dire par « un modèle cohérent, intégrant le plus grand nombre de paramètres possibles, désormais plus faciles à traiter rationnellement et par conséquent, plus manipulables »7, la complexité de la la réalité humaine peut, de la même manière être remplacée par cette « réalité de substitution », par ce modèle réducteur, par cette grille techno-scientifique8. Or, c’est en réduisant ainsi la complexité et l’insaisissable de la la vie humaine à quelques grilles d’interprétation, de lecture, de décryptage, à quelques critères déjà connus, et que l’on parvient à rabattre l’insaisissable aux dimensions du saisissable9, l’inconnu au connu, et que l’on passe à côté de toute la richesse de l’hétérogénéité10 du monde, de la créativité des êtres, que l’on s’empêche, également, de penser le devenir de l’homme et de la société, y compris les catastrophes humaines en devenir, dont les catastrophes politiques en gestation qui traduisent la violence qui naît de toute l’ignorance de la réalité humaine, du mépris pour l’humain. D’ailleurs,

                                                        1 Richard Sennett, Le Travail sans qualité. Les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000. 2 Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Éditions du Seuil, 1998 et Travail, usure mentale, Paris, Centurion/Bayard éditions, 1993. 3 André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Paris, Galilée, 1988. 4 Jeremy Rifkin, La Fin du travail, Paris, La Découverte, 1997. 5 Voir Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1973. 6 Voir Louis Althusser, « Idéologies et appareils idéologiques d’État », in Positions, Paris, Éditions Sociales, 1976, pp. 77-125. 7 Jacques Ardoino, Éducation et politique, Paris, Éditions Anthropos, 1999, p. 125. 8 Michel Henry, La Barbarie, Paris, PUF, 2001. 9 Ibidem. 10 Voir un entretien avec Jacques Ardoino (Propos recueillis à Paris le 29 juin 1999 par Fabien Ollier et Henri Vaugrand), « Pour un pluriel d’hétérogénéité », in X-Alta, n° 2/3, (« Multiculturalisme »), novembre 1999, pp. 63-76 et Jacques Ardoino, « Pour une éducation enfin reconnue métisse (statuts respectifs de l’hétérogénéité et de l’impureté dans une telle optique) », Communication au colloque de l’AFIRSE (Natal, Brésil), septembre 2001, in L’Année de la recherche en sciences de l’éducation, Vigneux, Matrice, 2001.

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par une curieuse alchimie, le devenir de l’homme se décline à peu près toujours de la même manière dans l’esprit de nos contemporains : devenir virtuel, devenir robot, devenir cyborg. Est-ce à dire que le factice l’emporte sur la fiction, le faire semblant sur l’imaginaire1, la reproduction (technique) sur l’original2 ? En tout cas, ce devenir homme s’inscrit parfaitement dans la la réduction au modèle scientifique, dans la réduction programmatique, comme Lucien Sfez l’avait découvert, notamment dans la Santé parfaite, aux détours des quelques utopies techno-scientistes étudiées3. Et alors, si le management se veut un outil d’anticipation, d’analyse prospective, de gestion et de planification dynamiques, un moteur pour l’innovation, il s’avère dans le même temps qu’il est un frein puissant à tout changement profond en scotomisant tous les aspects essentiels de l’imagination créatrice, du désir, de l’espérance. Comme l’a très justement souligné Jacques Ardoino, l’émergence de l’acteur (contre l’agent « historiquement » assujetti) tellement soulignée par la sociologie des organisations, n’est pas concluante vis-à-vis d’une ré-apparition du sujet, bien que les théoriciens du management – transformant l’employé en collaborateur – se soient saisis de cette « vision » pour légitimer leurs pratiques : l’acteur du changement n’en est pas nécessairement l’auteur4, et les leurres de la participation5 (limitée à l’aspect stratégique ou tactique) et du changement6 (limité à l’innovation) en en apportent régulièrement la preuve, quand ces acteurs, ces participants sont régulièrement victimes de leurs « prouesses » professionnelles ou de la « réalisation de leurs objectifs » pour emprunter un jargon désormais très répandu, y compris au-delà du domaine sportif ou du domaine du travail. C’est bien parce que ces acteurs ne sont jamais auteurs (individuels ou collectifs d’ailleurs) qu’ils subissent perpétuellement les aléas de la conjoncture, économique, politique, sociale… Et de conjonctures, bien entendu, auxquelles ils participent, en tant qu’acteurs ! Ainsi, les ouvriers et les employés peuvent bien être considérés comme autant d’acteurs de leur

                                                        1 Jacques Ardoino, « Éditorial : Le management et les discours sur l’entreprise post-moderne, entre fiction et facticité », in Pratiques de formation-analyses, n° 27, (« L’entreprise et l’économie du sens »), Université de Paris VIII, mai 1994. 2 Voir Günter Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances/Éditions Ivrea, 2002 et Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000. 3 Lucien Sfez, La Santé parfaite. Critique d’une nouvelle utopie, Paris, Éditions du Seuil, 1995. 4 Jacques Ardoino, « Éditorial : Le management et les discours sur l’entreprise post-moderne, entre fiction et facticité », in Pratiques de formation-analyses, op. cit. et entretien avec Jacques Ardoino (Propos recueillis à Paris le 29 juin 1999 par Fabien Ollier et Henri Vaugrand), « Pour un pluriel d'hétérogénéité », in X-Alta, op. cit. 5 Jacques Ardoino, Éducation et politique, op. cit., pp. 125-126. 6 Ibidem, pp. 131-133.

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travail. Cela n’empêche pas qu’ils en soient perpétuellement dépossédés1 : par le salaire et, en corollaire, par les marchandises produites et par les actionnaires. De même, les enseignants-chercheurs peuvent bien être acteurs du système de l’enseignement supérieur et de la recherche, et ils le sont lorsque, par exemple, ils participent à la mise en place des différentes réformes2. Or, c’est bien parce qu’ils ne sont pas co-auteurs, parce qu’ils n’en sont pas à l’origine qu’ils contribuent dans le même temps à la destruction de leur propre outil de travail, de leur propre institution d’« accueil ». Et nous serions bien naïfs de sous-estimer l’importance des outils de management dont se sont dotées les universités, techniques de gestion des « ressources humaines », techniques de communication, etc., dans l’anéantissement des résistances individuelles et collectives contre l’autorité (autorisation, auteur) administrative et bureaucratique affichée3. Car ne nous y trompons pas, contrairement à la « vulgate managériale », le management n’est le tombeau ni de la technocratie, ni de la bureaucratie ! La liberté de l’acteur a souvent été survalorisée par une sociologie des organisations4, dont certes, l’optimisme est agréable, mais qui ne tient certainement pas suffisamment compte de la totalité. Or, seule une appréhension de la totalité5, une vision au-delà de la perspective organisationnelle, c’est-à-dire, également groupale (psychosociale), individuelle (psychologique) et, bien entendu, institutionnelle6 (politique) est est en mesure d’éclairer une « socio-anthropologie » utopique. Y compris dans les institutions sensées être « gouvernées » démocratiquement, comme l’Université par exemple, le principe de la représentation s’écroule lorsque dans le même temps, tous les individus sont positionnés dans une situation hyper concurrentielle, toutes les solidarités collectives sont écrasées : les représentants sont portés à ne plus représenter qu’eux-mêmes, leurs petits « intérêts », à servir des stratégies qui n’ont rien à voir avec une quelconque éthique universitaire, les seules stratégies « collectives » restantes ne relevant plus que de la protection de quelques intérêts corporatistes dont il est bien difficile de dissimuler la propension au « quasi racisme »7.

                                                        1 Voir Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, Flammarion, 1985. 2 Voir Nicolas Oblin et Patrick Vassort, La Crise de l’Université française. Traité critique contre une politique de l’anéantissement, Paris, L’Harmattan, 2005. 3 Ibidem. 4 Voir Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Paris, Éditions du Seuil, 1977. 5 Voir Jean-Marie Brohm, Les Principes de la dialectique, Paris, Les Éditions de la Passion, 2003. 6 Voir Jacques Ardoino, Éducation et politique, op. cit. 7 Voir ibidem, pp. 23-25.

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Si le management s’est imposé sur la base d’une redéfinition des pratiques de gestion (des ressources humaines, matérielles, financières), notamment sur la base de notions clés, telles la participation, le changement, l’autonomie, l’évaluation, par l’aspect rationnel et scientifique de la modélisation, il a surtout servi à anéantir les bases des résistances individuelles et collectives traditionnelles1. Et cela d’autant plus que le modèle s’est inscrit en parallèle avec l’élaboration de ce que l’on a appelé culture d’entreprise2, sensée re-créer le lien social – il s’agit de substituer à la réalité conflictuelle, à l’hétérogénéité des points de vue, des postures, des aspirations, une culture du « consensus », du « dialogue social », de la « communication » où l’essence de tout conflit est d’emblée dynamitée –, fabriquer du sens, des valeurs, de l’éthique au profit de l’entreprise (de ceux qui en détiennent le pouvoir). « C’est, écrit Jacques Ardoino, la visée profonde des discours intéressant les projets, la culture et la citoyenneté d’entreprise, la “ressource” dite humaine, le management dans les organisations. L’invocation d’une éthique inspirant la quête de la qualité jusqu’à la frénésie du “zéro défaut”, l’exultation du “tremble carcasse !” et, plus généralement, l’exaltation des vertus guerrières, à travers l’expérience du “saut à l'élastique”, les incitations à rechercher une spiritualité dans la gentillesse confuse du new age, ou dans les lamasseries du Périgord, nous semblent devoir être lues de la sorte. La performance et l’excellence de l’entreprise, confondues avec la transcendance, rejoignent ainsi celle du sport, autre entreprise de spectacle où le corps se fait charnier de signes »3. Ainsi, la « culture d’entreprise », loin d’être le temps de l’ouverture et de l’enrichissement, le temps de la révélation, de l’observance, de l’éclosion, le temps de l’élaboration du changement, est le lieu du cloisonnement et du repli. Les individus sont mis les uns en compétition avec les autres au sein d’un groupe que la pseudo-culture d’entreprise empêche d’éclater, renforçant l’injonction contradictoire dans laquelle ils sont pris et dans laquelle ils sont seuls4. En réalité, il n’y a de cultures d’entreprises que de bricolages d’images actions, de représentations, d’idéologies fortement valorisées dans la société et auxquelles s’opposer est rapidement stigmatisant. Ainsi en est-il de la valorisation de la compétition, de la performance, du record, du dépassement de soi, de la prise de risque et, en corollaire, de ce que les postmodernes appellent « tribalisme », esprit d’équipe, solidarité, respect de l’autre, citoyenneté, etc. Les managers manipulent toutes ces images actions avec plus ou moins de subtilité, plus

                                                        1 Voir Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, op. cit. 2 Ibidem. 3 Jacques Ardoino, « Éditorial : Le management et les discours sur l’entreprise post-moderne, entre fiction et facticité », in Pratiques de formation-analyses, op. cit. 4 Voir Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, op. cit.

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ou moins de lucidité, plus ou moins intelligemment. En regard de toutes ces paillettes et de tous ces bons sentiments, imposés à grands renforts de budgets « comm’ » très importants1, la fonction critique de la pensée (la négativité) ne trouve que peu d’espace, elle est totalement dévalorisée. Car le management, c’est aussi et surtout l’art de « positiver »2 : tout s’inscrit dans une perspective de l’amélioration, du « plus », du « encore plus », du « toujours plus » (plus haut, plus vite, plus fort, plus compétitif, etc.). D’où l’économie imposée et partiellement impensée, encore une fois, de la fonction critique, de toute réflexion sur l’articulation fins/moyens. L’essence même de tout projet collectif est homogénéisée dans la valeur monétaire. C’est la raison pour laquelle le management n’est porteur, fondamentalement, d’aucun changement car les seuls changements véritables dans l’organisation du travail et de la société ne peuvent venir que de la participation des personnes qui sont engagées dans le processus de production, à la définition des fins et des moyens de la production. Où les fins ne sont plus contenues dans la seule perspective du profit mais dans la perspective de l’enrichissement de la vie et alors, la dissociation fins/moyens n’a plus de sens3.

Cette perspective implique :

- Que tous les acteurs de l’organisation du travail et, plus généralement, tous les individus deviennent auteurs du collectif. D’où une remise en cause radicale de l’employabilité, où les individus ne sont plus employés par une institution mais participent réellement du projet de l’institution. Autrement dit, nul ne doit être exclu a priori de la définition d’un projet dans lequel il est impliqué, de même que nul ne peut être l’auteur unique d’un projet auquel seront assujettis tous les autres. Chacun doit participer à l’élaboration et à l’altération de l’idée première, remettant en cause la toute puissance de l’auteur unique et premier, la toute puissance de l’idée, la toute puissance totalitaire du sujet.

- Une remise en cause radicale de la division sociale et technique du travail qui doit rendre à l’individu sa pleine humanité, y compris et notamment dans le processus de production et de continuation de la société.

- L’abrogation des rapports d’exploitation.

- La confiance réelle, dans la société, en l’hétérogénéité des hommes comme fondement de la richesse de l’humanité en devenir, de la

                                                        1 Ibidem. 2 Ibid. 3 Günter Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, op. cit., pp. 117-118.

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confiance réelle en la démocratie réelle, de la confiance dans le développement de la conscience comme essence de l’humanité en devenir, de la nécessité d’abandonner ce culte du consensus autour d’une idée imposée pour une véritable culture du compromis1 dans lequel chacun doit faire le deuil de sa volonté de toute puissance au profit d’une élaboration collective de projets articulés sur des désirs collectifs qui rendent compte de la nature subjective et intersubjective des relations humaines réelles.

Telles sont les conditions de l’avènement du socialisme réel, lequel, à ma connaissance, n’a jamais existé et surtout pas dans ces régimes qui ont développé ou développent encore culte du chef, terreur, dictature policière, bureaucratie et propagande comme conditions de fabrication du consensus et de l’adhésion à quelque projet politique.

Bien entendu, le management n’a rien à dire de l’institution politique, de même qu’il n’a rien à dire de la réalité des relations humaines, et d’ailleurs, la misère culturelle (dans sa dimension éthique notamment) de la gestion des ressources humaines est tout à fait paradigmatique de ce « mutisme ». Il est, en partie, le terrain de jeu d’experts qui s’accrochent à quelques niches réservées dont ils n’ont évidemment aucun intérêt à altérer les structures, sinon à s’y brûler les ailes et à tomber du nid2. Or, lorsque l’Université, dans le cadre de la recherche et de la formation, devient le lieu de production et de transmission de ces pseudo-théories, elle devient également le lieu de toutes les impostures intellectuelles possibles, c’est ce que nous montrerons, maintenant, en analysant le cas exemplaire du développement du management du sport.

L’esprit du management du sport

Un peu d’histoire…

Ce que l’on appelle aujourd’hui « management du sport » et, nous le verrons, qui relève plus d’une thématique que d’un champ scientifique spécifique, s’est développé à partir de la fin des années 80, notamment au sein des Unités de formation et de recherche (UFR) en Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS)3.

                                                        1 Voir Claude Javeau, La Bienpensance. Thème et variations. Critique de la raison cosmétique, Bruxelles, Éditions Labor, 2005, p. 74. 2 Voir Alexandre Dorna, « L’enjeu idéologique des sciences humaines et sociales : le syndrome des micro-théories », texte infra. 3 Il est important de savoir que les STAPS n’ont été intégrées dans le domaine universitaire qu’au tournant des années 80, avec la création, en 1981, de la 74e section du Conseil national universitaire, c’est-à-dire douze ans après la création des Unités

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Historiquement, il convient de souligner que les STAPS, jusque dans les années 90, étaient intimement liées à la formation des enseignants d’Éducation physique et sportive (EPS) et, contrairement aux autres sections universitaires, les enseignants en STAPS ne sont alors pas, du moins dans leur grande majorité, des enseignants-chercheurs1. Ce sont des professeurs d’EPS qui ont été formés, pour la plupart, à l’ENSEP ou dans les IREPS, dans les années 60-70. C’est pourquoi, avant d’être des enseignants-chercheurs formés dans la tradition universitaire, ce sont, n’ayons pas peur de le dire, ils l’ont revendiqué et le revendiquent toujours avec beaucoup de verve, des sportifs et bien entendu, souvent de bon, voire de haut niveau. N’oublions pas que jusqu’en 1995, le recrutement des étudiants dans les UEREPS et dans les STAPS se fait, en partie, sur dossier, ce qui, en soi n’est pas un crime bien qu’interdit à l’Université qui se doit, à cette époque encore, d’accueillir tout le monde, sans sélection à l’entrée, mais surtout, cette sélection se fait en partie sur la base d’un niveau de pratique sportive qui n’a pas vraiment à voir avec le niveau des candidats en EPS. Autrement dit, jusqu’à cette date, il est impossible de devenir enseignant en EPS sans avoir été baigné, élevé et formé dans le giron des clubs de sport, des ligues, des comités, des fédérations. Et le milieu des STAPS est, de fait, intimement lié au milieu sportif, ce qui, aujourd’hui encore, est une réalité et presque une évidence pour l’ensemble des « Stapsiens », étudiants et enseignants confondus. Au point qu’un « non sportif », étudiant ou enseignant-chercheur venu d’« ailleurs » pour travailler sur les thématiques du corps, du sport, du mouvement, etc., trouvera bien des difficultés pour se faire une place au sein du petit monde des STAPS s’il n’est pas un « fondu » de sport. Ainsi, les STAPS sont, avant toute inscription dans une éthique universitaire, inscrits dans une perspective d’expertise. Et lorsqu’il s’agira, pour un certain nombre d’individus, de s’engager dans « le travail universitaire » de la recherche, pour constituer un corpus d’enseignants-chercheurs et pour faire vivre les STAPS au sein de l’Université française, pour leur donner toute cette légitimité attendue, la perspective ne changera pas : c’est-à-dire que les recherches scientifiques qui vont s’engager au sein des STAPS et qui sont intimement liées à l’institution sportive s’inscriront dans une démarche de légitimation et de renforcement de l’institution du sport en France, donc dans une perspective d’expertise.                                                                                                                             d’enseignement et de recherche en éducation physique et sportive (UEREPS) et six ans après la création du Diplôme d’études universitaires générales (DEUG), en 1975. Le premier laboratoire de recherche est créé, à l’INSEP, en 1976. Voir Denis Bernardeau, Vérène Chevalier, Olivier Pégard, « Les STAPS à l’Université. Les conditions de l’imposture par la confusion des genres », in Revue de l’Institut de Sociologie, Université Libre de Bruxelles, à paraître en 2006. 1 Ibidem.

Pour une épistémologie du management du sport 101 Nicolas Oblin

D’emblée, ce sont les travaux de spécialistes des différentes pratiques qui vont s’imposer, participant d’une double finalité :

- D’une part, donner aux connaissances empiriques qu’ils ont de leur pratique sportive une légitimité scientifique, et ce sera le règne des didacticiens engagés dans la légitimation de l’EPS à l’école sur la base de l’élaboration d’un véritable programme, dont les référentiels resteront ceux des pratiques sportives et du mouvement de l’expert1.

- D’autre part, et malgré bien des discours et des masques purement idéologiques ces deux finalités se rejoignent – suffit-il, pour cela, de considérer les implications institutionnelles des différents acteurs ! –, développer les connaissances relatives à l’optimisation de la performance sportive, et ce sera le règne des entraîneurs, des préparateurs physiques, mentaux, etc.

En second lieu, bien que l’on trouve de nombreux acteurs impliqués dans les différents moments de cette histoire (au commencement, la division sociale et technique du travail est relativement faible, du fait que quasiment tous ont reçu la même formation, sont impliqués et engagés sérieusement dans l’institution sportive, tant dans l’éducation nationale que dans les fédérations), une thématique de recherche va se développer autour de l’organisation du sport en France et, « bientôt » de la gestion des organisations sportives qui donnera lieu à un corpus de travaux, le management du sport, dont nous montrerons ici qu’ils relèvent de l’expertise plus que de la recherche universitaire à proprement parler. En effet, le management du sport s’inscrira toujours dans la perspective de « fournir l’argile aux managers du sport […] pour façonner leurs stratégies de développement. Dès lors, écrit Alain Loret, […] de la même façon que le potier, ils se situeront entre un passé issu des capacités de leur organisation et un futur reflétant les opportunités de leur environnement ou de leur marché »2. Dans l’important ouvrage de référence qu’il dirigera en 1993, les cadres des travaux en management du sport sont posés : la maîtrise de l’avenir de l’organisation du sport et la conception de nouveaux métiers dans les domaines de l’innovation sportive, de la communication et du marketing, de la gestion qualité des services sportifs, du management du sport dans les collectivités locales et territoriales et du management des organisations sportives (clubs, ligues, comités, fédérations). Dit d’une autre manière, disons qu’en une période de transformation importante du mouvement sportif, du développement des activités physiques et sportives

                                                        1 Voir Jean-Marie Brohm, « Critique des fondements de l’Éducation physique et sportive. Les STAPS, une imposture majeure », infra. 2 Alain Loret, « Introduction », in Alain Loret (sous la direction de), Sport et management. De l’éthique à la pratique, Paris, Dunod, 1993, p. 15.

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dans des cadres « nouveaux », il s’agissait de saisir l’opportunité de constituer une niche d’experts issus du mouvement sportif prêts à s’accaparer la maîtrise (certes, partielle) du marché des activités physiques et sportives : former des professionnels du sport à la gestion des infrastructures. Une telle entreprise est-elle compatible avec les exigences de la recherche universitaire ? Telle est, en définitive, le point sur lequel portera essentiellement notre réflexion.

Les impasses du management du sport

Nous exposerons ici ce qui nous apparaît comme le point nodal de ces impasses : l’impasse épistémologique, laquelle peut se décliner en l’économie de tout effort de réflexion sur les finalités et sur les valeurs du management en même temps que sur celles du sport dans la totalité sociétale.

Et de prime abord, un premier constat : l’absence d’une véritable théorisation, de véritable problématisation relative au management. Ainsi, l’approche théorique des travaux qui vont se développer dans le domaine du management du sport se résume très rapidement à l’emprunt pour la modélisation. Voilà ce qu’écrit Alain Loret dans la « bible », disons l’ouvrage de référence, l’incontournable Sport et management, paru en 1993 chez Dunod et objet de plusieurs rééditions :

« Classiquement – et d’une manière quelque peu caricaturale, je le reconnais – le management peut se définir comme un processus d’organisation rationnelle des ressources à mobiliser pour atteindre des objectifs. Cette mobilisation se réalise au moyen de la planification, de l’impulsion, de la coordination et de l’évaluation de ceux dont la mission consiste à agir pour que l’entité considérée, et à laquelle ils appartiennent, parvienne aux buts qu’elle s’est fixés. Dans cette perspective, comme le souligne Mintzberg, “la note dominante est la raison – un contrôle rationnel, une analyse systématique des concurrents et des marchés, des forces et des faiblesses de la société – la combinaison de ces analyses conduisant à des stratégies claires, explicites et certifiées” [Henry Mintzberg, Le Management, Paris, Les Éditions d’Organisation, 1990, p. 49]. »1 Et Alain Loret ajoute, dans le paragraphe suivant : « Notre objectif sera distinct de cette visée stratégique théorique dans la mesure où celle-ci est déjà largement développée par les meilleurs ouvrages de management. Même s’il y a là, probablement, matière à réflexion, il s’agit d’un choix délibéré. Nous estimons, en

                                                        1 Ibidem, p. 13.

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effet, qu’il n’existe aucune raison objective de ne pas considérer les associations et entités à vocation sportive comme n’importe quelle organisation. À ce titre, les outils de leur management ne différeront guère de ceux qui sont utilisés dans d’autres domaines des sciences de gestion. Dit autrement, nous estimons que, sur le plan théorique, les organisations sportives doivent être envisagées à l’identique de n’importe quelle structure qui serait gérée et organisée en fonction des objectifs qu’elle se serait donnés pour tâche de réaliser. En revanche, sur le plan pratique, il est nécessaire de réfléchir à la meilleure façon d’utiliser ou d’adapter – bref, “de façonner” – certains de ces outils car, à l’évidence, pour des raisons historiques, le sport relève d’une forme d’organisation qui s’est longtemps tenue en marge de toute réflexion managériale. D’où cette idée de travailler outils et concepts pour les adapter à la spécificité d’une activité qui, depuis un siècle, fut plus considérée comme une pratique sociale que comme une activité économique. »1

Ce passage de l’article introducteur de Alain Loret est, me semble-t-il, très éclairant. En effet, il marque, en plusieurs points, cette impasse épistémologique que nous évoquions plus haut. Le cadre théorique du management s’impose et ne sera pas discuté dans cet ouvrage – mais le sera-t-il jamais ? –, sous prétexte qu’il est fixé par les « meilleurs ouvrages de management ». Autrement dit, ce sont des conceptions fondamentales du management dont feront l’économie les spécialistes du management du sport, bien que rapidement esquissées par Alain Loret en début de citation lorsqu’il écrit que « le management peut se définir comme un processus d’organisation rationnelle des ressources à mobiliser pour atteindre des objectifs » et que « cette mobilisation se réalise au moyen de la planification, de l’impulsion, de la coordination et de l’évaluation de ceux dont la mission consiste à agir pour que l’entité considérée, et à laquelle ils appartiennent, parvienne aux buts qu’elle s’est fixés. » Qui fixe les buts et les objectifs ? Dans le cadre de quelles finalités ? Quelles sont ces ressources à mobiliser et de quel type de rationalité s’agit-il lorsqu’il parle de leur organisation rationnelle ? Qu’impliquent les notions de planification, d’impulsion, de coordination et d’évaluation ? Autrement dit, quel est le statut de ceux qui planifient, qui impulsent, qui coordonnent, qui évaluent ? Et, bien entendu, quel est le statut de ceux-là qui sont « planifiés », « impulsés », « coordonnés » et « évalués » ? Quelle est la nature de la relation entre les uns et les autres ? Quelle est la définition du rapport d’appartenance,

                                                        1 Ibid., p. 14.

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autrement dit de propriété, entre l’entité considérée et ceux qui y appartiennent ? Enfin, qui détermine les termes de la mission ?

Voilà quelques questions qui doivent mettre en relief l’esprit des experts en management et en particulier en management du sport. Car l’esprit de modélisation dans la perspective de la « mobilisation » (mise en mouvement), n’est pas neutre, il est révélateur, particulièrement lorsque ce sont des relations humaines qui sont en jeu, d’un certain regard sur l’essence de ces relations. Si la modélisation des relations humaines (non dans le cadre de l’intelligence théorique, mais dans le cadre très pragmatique de l’organisation du travail) implique leur réduction et réification, c’est encore parce qu’une dissociation fin/moyen, acteur/auteur s’impose ainsi, éloignant les exécutants (acteurs) de l’élaboration du projet. Or, l’élaboration d’un projet, tant au niveau individuel que collectif dans une perspective, certes, utopique, relève de situations humaines, de cas qui sont irréductibles à tout modèle d’expert, et de ce point de vue, on comprend bien l’antinomie qu’il peut y avoir entre « gestion politique d’expert » et « démocratie »1. Mais, que signifie encore que « sur le plan théorique, les organisations sportives doivent être envisagées à l’identique de n’importe quelle structure qui serait gérée et organisée en fonction des objectifs qu’elle se serait donnés pour tâche de réaliser » ? Ces considérations sont très abstraites, toutes les structures ne pouvant évidemment pas être envisagées de manière identique, à moins que l’on considère qu’une structure éducative puisse être envisagée comme une structure commerciale. Ce sont là, bien évidemment, les limites de la modélisation pour laquelle les projets peuvent être envisagés indépendamment de leur réalité concrète, comme une abstraction. Mais en définitive, le problème de nos managers ne se situe pas, comme l’écrit Alain Loret, dans une perspective théorique, ni bien évidemment, épistémologique. Ce qu’ils visent avant tout, c’est cette « conformation managériale »2 devant marquer les missions des acteurs du mouvement sportif pour leur permettre d’adapter leur processus de décision à de nouveaux enjeux. Là encore, l’idée que la prise de décision en vue d’enjeux nouveaux, qui relève, inévitablement d’une perspective politique, soit guidée par la « conformation managériale » peut laisser perplexe quant à la conception même du politique qui est suggérée et à la notion de changement ou encore d’élaboration de projet. La créativité, en politique comme en économie d’ailleurs, peut-elle naître de la « conformation managériale » ? Mais lorsque Alain Loret écrit, quelques lignes plus bas, que l’enjeu du livre est de combler le manque

                                                        1 Voir Alexandre Dorna, « L’enjeu idéologique des sciences humaines et sociales : le syndrome des micro-théories », texte infra. 2 Alain Loret, « Introduction », in Alain Loret (sous la direction de), Sport et management. De l’éthique à la pratique, op. cit., p. 14.

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« d’informations susceptibles d’orienter positivement l’activité des managers du sport »1, on comprend immédiatement que les experts-managers produiront les informations utiles aux bons managers (les cadres) qui seront les maîtres de la décision politique, quoique ces derniers ne soient souvent que quelques acteurs-pions zélés auxquels s’imposent les finalités des projets qu’ils promeuvent.

Si toute réflexion relative au management est d’emblée escamotée par les « pères » du management du sport en France, la volonté de modélisation, d’adaptation de l’outil à l’objet fait surtout disparaître la quête de sens, fait disparaître tout questionnement quant à la finalité également et à la totalité sociétale dans laquelle s’inscrivent leurs réflexions et ses objets. Quelle articulation, pour revenir sur ce qui vient d’être dit, entre le management et la démocratie par exemple ? Ou encore, à quels désirs les chercheurs répondent-ils lorsqu’ils entendent rationaliser la gestion du sport en France ? Et pourquoi faut-il accompagner le développement du sport ? D’ailleurs, qu’est-ce que le sport ? En effet, si le sport est l’« opium du peuple », à quoi bon vouloir développer les institutions sportives ? Et puis, si « le sport, c’est l’éducation », quel sens y a-t-il à parler des « concurrents et des marchés » ? Dans quelles perspectives s’inscrivent ces nouveaux enjeux et défis dont parle Alain Loret ? Quels sont les intérêts sociaux, économiques et politiques à relever ces défis ? Toutes ces questions, seuls les acteurs/agents parfois « sur-impliqués » peuvent être, dans certaines conditions, forcés ou tout simplement tentés de les taire. Mais des scientifiques et des universitaires, n’est-il pas de leur devoir d’interroger, d’abord, le sens et les conditions de possibilité de tout phénomène et de toute chose, à commencer par leur objet de recherche ? Or, c’est le second « scotome » : l’essence de la relation du chercheur à son objet de recherche, l’élaboration, essentielle, fondamentale, de l’objet-sujet de recherche2. En scotomisant cette dimension de la recherche, le chercheur s’aliène, de toute évidence, une conception pré-déterminée de l’objet qu’il entend étudier.

Nous analyserons maintenant un texte et en évoquerons quelques autres, représentatifs de la littérature en management du sport, afin de bien montrer combien ces considérations ne relèvent pas de pures abstractions. À commencer par ce texte de Gary Tribou, publié par Alain Loret dans Sport et management et intitulé « Éthique sportive et culture d’entreprise »3. Ce texte, d’un auteur pourtant diplômé d’un Institut d’études politiques (IEP de Strasbourg), est un modèle de ces impostures intellectuelles sur

                                                        1 Ibidem. 2 Voir Magali Uhl, Subjectivité et sciences humaines, Paris, Beauchesne, 2004. 3 Gary Tribou, « Éthique sportive et culture d’entreprise », in Alain Loret (sous la direction de), Sport et management. De l’éthique à la pratique, op. cit., pp. 55-70.

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lesquelles se fondent la plupart des travaux dans le domaine du management. Nous nous attarderons notamment sur la première partie du texte (« La place de l’éthique sportive dans l’élaboration d’un néo-rationalisme managérial »), parce qu’elle vise, justement, en participant d’une théorisation de l’organisation du travail, à la constitution d’un cadre théorique pour le management. Gary Tribou se focalise sur ce qu’il appelle « néo-rationalisme managérial »1, dans lequel il perçoit l’authentique démocratisation de l’entreprise. Car le néo-rationalisme consiste, pour l’essentiel, à libérer le marché du travail, à l’intérieur de l’entreprise, des cadres contraignants de la morale. Ce qui consiste, d’après l’auteur, se référant à Adam Smith (pour le marché régulateur), puis à Michel Crozier (pour la liberté de l’acteur qui peut mener sa propre stratégie d’action en usant du pouvoir que lui confère le contexte d’incertitude) à admettre la liberté des acteurs et leur droit à réaliser leur propre rationalité au sein de l’entreprise. Autrement dit, « le néo-rationalisme managérial ne peut se faire qu’avec la participation active des individus pour atteindre (la productivité restant malgré tout la finalité de l’entreprise conviviale) son efficience et surtout son efficacité […]. La réponse “juste à temps” par rapport au marché ne peut être effective que par la mobilisation générale et la communication interpersonnelle »2. Gary Tribou, qui se fait ainsi un des apôtres de la participation, et de la communication en réseaux, n’y voit rien de moins que l’occasion du « retour de l’humanité dans l’entreprise, [qui] s’il n’est pas l’avènement de “l’humanisme économique” […] suppose cependant une multiplicité de sujets pensants et de rationalités, parce qu’il se fonde sur le principe retrouvé de l’échange »3. Il ajoute, encore un peu plus loin, qu’il s’agit d’une « libération du social dans l’entreprise »4, synonyme de « percée de l’utopie libérale smithienne dans l’organisation »5. Enfin, cette nouvelle organisation « serait conçue sur le mode égalitaire : contrats d’intérêts conclus entre l’acteur intelligent, diligent et motivé par la qualité totale, et le manager organisateur de la communication interactive assurant l’efficacité de l’action collective sur le marché »6. Ainsi se termine le premier chapitre (« Une nouvelle sociologie de l’entreprise ») de cette première partie.

Pour un auteur qui met en garde le lecteur vis-à-vis d’un management algorithmique et mécaniste7, on ne peut être que surpris du

                                                        1 Ibidem, p. 56 2 Ibid., p. 57. 3 Ibid., p. 57. 4 Ibid., p. 57. 5 Ibid., p. 57. 6 Ibid., p. 57. 7 Ibid., p. 57.

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niveau d’abstraction de l’analyse. À commencer par le concept de la démocratie-marché bien sûr. Où l’auteur a-t-il constaté ou même analysé que le marché du travail assurait l’harmonie des intérêts ? Que l’on se positionne à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise, il faut être aveugle pour croire que le « libre » marché du travail permette l’harmonie des intérêts d’acteurs que l’on veut bien, ça ne coûte rien, considérer comme « libres ». Le marché du travail, en France, fait aujourd’hui peser sur les épaules des salariés le poids écrasant de millions de chômeurs, de précaires et de pauvres1. Probablement Gary Tribou n’y voit encore que l’incapacité de la société française à réformer le droit du travail. Mais alors, nous pouvons également nous demander si une telle pression économique et sociale n’est pas susceptible d’influer sur les intérêts des individus, lesquels, encore une fois, sont évidemment libres « de vivre ou de mourir ». Soit, chômeurs, précaires et pauvres poursuivent leurs propres intérêts – de chômeurs, de précaires et de pauvres –, soit la société dans laquelle « végètent » ces acteurs libres n’est pas encore passée au néo-rationalisme entrepreneurial de la participation et de la communication (sic !).

Et c’est le second niveau d’abstraction… Gary Tribou « vend » à son lecteur les vertus de la participation, mais à quoi invite-t-on ces libres acteurs à participer ? L’auteur, qui convoque Max Weber2, ne devrait pas ignorer que ce néo-rationalisme est encore rationalisation par rapport à une fin3 et plus précisément à la finalité du capitalisme, c’est-à-dire à l’accumulation et reproduction du Capital4. La prise en compte des

                                                        1 Voir Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, op. cit. et, entres autres, Zigmunt Bauman, Vies perdues. La modernité et ses exlus, Paris, Payot, 2006. Voir également, sur la précarité et la pauvreté, les nombreux rapports d’études publiés sur le site de la MIPES (Mission d’information sur la précarité et l’exclusion sociale), les rapports de l’ONPES (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale), du CERC et les études de la RAI (Réseau d’alerte sur les inégalités) dont le très intéressant BIP40 (Baromètre des inégalités et de la pauvreté, www.bip40.org). Rappelons simplement qu’en France, le chômage ne descend guère plus au-dessous des dix pour cent, la pauvreté et les inégalités s’accroissent, le nombre des sans logis (86 000 personnes sans domicile) et des mal logés (70 000 personnes habitent des logements précaires et 1,3 millions dans des logements sans douche et/ou WC) progresse, des demandeurs d’asile politique en danger de mort sont « légalement » reconduits à la frontière, le phénomène des travailleurs pauvres (bas salaires et pauvreté laborieuse) concerne 3,4 millions de personnes (sous-smicards), l’endettement des foyers s’accroît, le nombre d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté atteint le million, le droit du travail et des salariés est gravement mis en déroute… et cela, y compris au nom de la lutte pour l’égalité des chances (sic !). 2 Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964. 3 Voir Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », op. cit. 4 Voir Patrick Vassort, « Modernité dégradante et postmodernité des gradés », in Prétentaine, n° 5, (« Philosophie et postmodernité »), Montpellier, mai 1996, pp. 197-209.

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rationalités propres a donc des limites : être rationnelle par rapport à cette fin, de même que ce qu’il appelle « intérêts » des acteurs libres qui ne sauraient relever d’autres choses que d’intérêts très relatifs. Ces intérêts et ces rationalités ne relèvent jamais que de perspectives organisationnelles d’ordre purement stratégique ou tactique et c’est précisément le cadre très étroit auquel est limitée la participation active des « acteurs libres ». Ce leurre de la participation1 vise avant tout à mobiliser les individus en agitant quelques mots magiques tels qu’épanouissement personnel, autonomie, etc. Mais l’épanouissement personnel de même que l’autonomie ne peuvent demeurer que très abstraits tant que les individus n’acquièrent pas la possibilité de participer aux choix structurels et politiques2. Pire, ils sont concrètement aliénants, comme l’a très bien analysé Christophe Dejours3.

Troisième niveau d’abstraction, cette idée de la communication interpersonnelle constitutive d’un retour de l’humanité dans l’entreprise. Probablement Gary Tribou s’apprêtait-il à nous chanter le refrain de la « démocratie Internet ». Pourtant, là encore, la réalité est plus complexe et la communication interne dans l’entreprise est loin d’être le signe de l’humanité retrouvée. Les faux consensus, consensus de façades et la puissance des moyens de « communication » avec lesquels ils sont imposés ont surtout pour fonction de taire toutes les voix discordantes4. Le manager organisateur de la communication interactive assurant l’efficacité de l’action collective sur le marché ? Voilà encore une vision vraiment très abstraite de la réalité. Ce qui est sûr, c’est que Gary Tribou est très sensible aux discours officiels et au catéchisme théorique du nouvel esprit du capitalisme5…

Le second chapitre de cette première partie s’intitule « Culture identitaire et nouveaux modèles managériaux ». Au cours du développement de ce chapitre, consacré à la sacro-sainte « culture d’entreprise », les impressions laissées par la lecture du premier chapitre ne font que se renforcer. En effet, l’auteur y développe cette idée selon laquelle par la culture d’entreprise, cette « idéologie (au sens de système de représentations imposé, de discours autoritaires sur le monde en général, et non plus seulement sur la rationalité économique) destinée à cimenter l’organisation »6, les intérêts de l’individu deviennent ceux de l’entreprise,

                                                        1 Voir Jacques Ardoino, Éducation et politique, op. cit., pp. 125-126 ; voir également pour une critique du modèle de « démocratie participative », Claude Javeau, La Bienpensance. Thème et variations. Critique de la raison cosmétique, op. cit., (« Vive la société civile ? »), pp. 67-76. 2 Voir Jacques Ardoino, Éducation et politique, op. cit. 3 Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, op. cit. 4 Ibidem. 5 Luc Boltanski et Ève Chiappello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 6 Gary Tribou, « Éthique sportive et culture d’entreprise », in Alain Loret (sous la direction de), Sport et Management. De l’éthique à la pratique, op. cit., p. 58.

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non plus en soumettant l’action individuelle à une « rationalité supérieure »1 de type scientifique mais en l’orientant dans « le bon sens de l’action collective »2. Ce qui fait écrire à Gary Tribou qu’« à l’absolutisme du technocrate succède la règle démocratique »3. En réalité, la culture d’entreprise est un système de valeurs qui doit permettre aux individus de se reconnaître dans une communauté d’intérêts, de valeurs, socialement valorisées les motivant et les encourageant à se soumettre docilement aux aspirations des dirigeants4. Disons qu’il s’agit, pour reprendre les termes de l’auteur, d’une « véritable théorie des incitations dont les contenus varient selon les cultures sociétales dans lesquelles on va puiser »5. Gary Tribou reconnaît bien qu’il en va de la culture d’entreprise comme d’une mystification ou « l’écart constaté entre le discours (valeur et épanouissement des hommes par exemple) et le réel (stress et dégradations des conditions de travail) est toujours interprété comme une déviation par rapport à l’idéal doctrinal »6. Mais, fidèle à sa foi (mystificatrice ?) en l’acteur l’acteur libre, l’auteur poursuit en expliquant que s’il y a mystification, il n’y a « pas nécessairement aliénation, car si l’acteur adhère à cette culture irréalisable, c’est parce qu’il y trouve son compte. […] L’acteur qui adhère au projet d’entreprise le fait davantage sur le mode intellectuel que passionnel »7. Enfin, cette communauté d’intérêts que met en scène la culture d’entreprise permet, encore une fois, que – tous les individus parlant le même langage, dans la même vision du monde (Gary Tribou insiste sur la dimension holiste de la culture d’entreprise) – soit optimisée la flexibilité/réactivité économique, grâce à une communication active impliquant la plus grande coopération de tous les acteurs entre eux8. Et la culture d’entreprise de contribuer ainsi à une « harmonie microsociale des intérêts des uns et des autres »9 selon la recette de la mobilisation des ressources humaines par la communauté culturelle10.

Après la lecture de ce chapitre et malgré toute la bonne volonté de Gary Tribou, force est de constater que nous avions bien raison de douter de cette soi-disant libération de l’acteur, du social et de la démocratie dans l’entreprise en prise avec le néo-rationalisme managérial… Que reste-

                                                        1 Ibidem, p. 60. 2 Ibid., p. 59. 3 Ibid., p. 59. 4 Ibid., p. 58. 5 Ibid., p. 58. 6 Ibid., p. 58. 7 Ibid., p. 59. 8 Ibid., p. 59. 9 Ibid., p. 59. 10 Ibid., p. 59.

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t-il des intérêts propres des acteurs, et que reste-t-il de leur supposée liberté lorsqu’ils sont contraints de soumettre leur système de valeurs et leur vision du monde à ceux des nouveaux prêtres du management ? En quoi y aurait-il continuité possible entre ces valeurs prônées par la culture d’entreprise et les propres intérêts des individus ? Ces intérêts sont-ils simplement réductibles à ceux de l’entreprise ? Si intérêts individuels et collectifs se rejoignent, pourquoi faut-il encore avoir recours à cette mystification ? C’est justement les leurres d’une participation collective scotomisant les choix structurels et politiques – qui maintiennent et dissimulent la nature des intérêts contradictoires des uns avec les autres1 –, et pourquoi pas culturels de l’organisation, en l’occurrence, de l’entreprise, qui sont ici soulignés. Les individus élaborant un véritable projet collectif sur la base d’une convergence de leurs désirs et de leurs aspirations individuelles n’ont pas à se soumettre à une idéologie qui vienne cimenter le groupe en constitution. Car le projet, dans sa dimension individuelle et collective relève de cette complexification croissante des perspectives et s’inscrit, d’emblée, dans une perspective totalisante, culturelle, sociale, économique et politique. La culture d’entreprise n’est qu’un modèle, certes, qui ne relève peut-être pas, comme le dit Gary Tribou, de cette rationalité objective, scientifique (il sous-entend l’organisation tayloriste et fayoliste du travail), mais qui demeure, malgré tout, un système de rationalisation visant à réduire l’humain à l’accumulation et à la reproduction du capital. Contrairement à ce que croit, du moins à ce qu’avance Gary Tribou, ce n’est pas de la culture (que l’on aurait substituée à la science) dont use l’entreprise pour soumettre l’action individuelle aux finalités de l’entreprise, mais de son faux-semblant, car la culture n’est que l’expression de la richesse de la créativité humaine qui ne peut poursuivre d’autres fins que d’enrichir cette sensibilité et créativité2. Or, la finalité de l’entreprise en question n’a rien à voir avec l’enrichissement de la vie, car le Capital n’a que faire d’éthique, de justice, comme il ignore ce qu’est le vivant, la sensibilité ou ce que peut bien signifier « d’être humain ». Et tout cela n’a pas échappé à Christophe Dejours qui a parfaitement identifié l’essence de ces cultures d’entreprise qui n’a rien à voir avec l’essence de la culture, mais bien plus avec l’esthétisation et l’institutionnalisation du mensonge3, tout comme la communication dont parle Gary Tribou d’ailleurs.

Le troisième et dernier chapitre de cette première partie du texte que nous avons choisi(e) d’analyser s’intitule « Les valeurs du sport dans la culture d’entreprise ». En s’appuyant, bien entendu, sur l’idée lumineuse de

                                                        1 Voir Karl Marx, Le Capital, Livre 1, op. cit. 2 Michel Henry, La Barbarie, op. cit. 3 Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, op. cit.

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Alain Ehrenberg qui a découvert, dans le Culte de la performance 1, combien la compétition sportive est un (sinon le) modèle démocratique par excellence, qui vient apporter « la réponse parfaite à la contradiction démocratique durement vécue entre le principe républicain d’égalité et la réalité de l’inégalité »2. « Car quelle est la leçon de la compétition sportive ? – interroge Gary Tribou – Des individus égaux (au sens de l’absence de privilège social) s’affrontent pacifiquement et de cette égalité des chances va naître un classement, une hiérarchie non seulement acceptée mais revendiquée, donc totalement légitime – répond-il. »3 Et il aurait pu ajouter, pour paraphraser Christian Bromberger, que là, « on devient ce que l’on est, et non pas ce que l’on naît »4. « Parler de “religion du sport” est lourd de connotations marxistes […] et ne concerne que le seul spectacle sportif. […] Or, cette célébration médiatique du sport n’intéresse pas l’entreprise post-taylorienne sauf à considérer des fins promotionnelles »5. Mais il écrit tout de même quelques paragraphes plus loin qu’« un champion […] est un gagneur et c’est pour cela qu’il peut constituer un modèle de conduite entrepreneuriale. La fin des utopies collectives égalitaristes laisse l’individu sans choix autre que d’entreprendre la réalisation de son destin social. […] Or, la règle de la compétition n’étant pas fixée par les compétiteurs, le stéréotype méritocratique peut pleinement jouer le rôle de régulateur des conflits hiérarchiques »6. Enfin, ce sont, bien évidemment, les valeurs sportives de fraternité, solidarité et d’héroïsme aventurier qui viennent clore ce beau chapitre sur le pourquoi de l’intérêt porté par le néo-management au sport, car là où « le compétiteur puritain, rappelé à ses devoirs d’amour et de fraternité, n’en devient que plus efficient dans l’organisation »7, là où « ses victoires solidaires et non solitaires, avec les autres et non contre les autres, vont dans le sens de l’action collective »8, « le héros [sportif] prend tous les risques pour relever le défi impossible »9. Et l’auteur d’en terminer par un saisissant hommage au « management participatif par la culture »10 puisque celui-ci « trouve ainsi dans le sport de quoi impliquer et mobiliser

                                                        1 Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991. 2 Gary Tribou, « Éthique sportive et culture d’entreprise », in Alain Loret (sous la direction de), Sport et management. De l’éthique à la pratique, op. cit., p. 61. 3 Ibidem, p. 61. 4 Christian Bromberger, cité par Patrick Vassort, Football et politique. Sociologie historique d’une domination, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 17. 5 Gary Tribou, « Éthique sportive et culture d’entreprise », in Alain Loret (sous la direction de), Sport et management. De l’éthique à la pratique, op. cit., p. 60. 6 Ibidem, p. 61. 7 Ibid., p. 61. 8 Ibid., p. 61. 9 Ibid., p. 62. 10 Ibid., p. 62.

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pour l’efficacité organisationnelle. L’intolérable incertitude du licenciement économique devient, dès lors, une aventure quasiment ludique, un défi à soi-même. Le stress de la performance relève de l’excitation du champion et l’inégalité hiérarchique d’un classement entre compétiteurs »1. En définitive, définitive, seule l’obéissance serait une valeur du sport républicain tombée en désuétude dans le management participatif2…

L’apologie de la compétition sportive, qui permettrait le progrès, une juste violence, un droit du plus fort légitime, etc., relève d’une hypocrisie crasse. Il s’agit, bien évidemment, d’une vision des plus abstraites de la démocratie, où l’on feint de croire que les règles ne relèveraient même plus du politique mais seraient quasi naturelles. Rien que pour cela, la compétition sportive est un modèle abstrait inacceptable. Les auteurs qui font de cette conception la leur devraient être étonnés de répéter sans cesse que l’acteur est libre et rationnel quand ils n’aspirent qu’à une organisation politique totalement dés-historicisée, désincarnée, technocratique, où la justice relève de l’application d’une règle inhumaine. N’est-il jamais venu à Gary Tribou l’idée que les compétiteurs dont il parle ne ressemblent guère aux acteurs libres qui traversent son esprit comme autant d’idées abstraites : les projets des champions sont tous identiques et rationnels par rapport à la fin que constitue la production de la performance dont ils espèrent qu’elle les propulsera sur la première marche d’un podium. La compétition économique est partout. Partout où ses règles se sont imposées, dans la quasi-totalité des pays du monde, et partout la compétition sportive lui sert de cadre de légitimation, de justification. Écrire que le spectacle sportif n’intéresse les entreprises qu’à des fins promotionnelles est un mensonge qui vise à se débarrasser des éléments du sport qui ne rentrent pas dans le cadre de Gary Tribou. Les entreprises investissent dans le spectacle sportif, certes à des fins promotionnelles, mais cela n’exclut pas qu’elles en fassent également un outil de management. Si le champion est un modèle comme l’écrit l’auteur, il est un modèle qui s’impose d’autant plus qu’il est survalorisé socialement, économiquement et politiquement. Cette survalorisation a évidemment à voir avec la mise en spectacle du corps sportif. Nulle part la compétition économique, pas plus que sportive, et jamais, elle n’a été une garantie pour la démocratie, encore moins la « matrice ». Le principe de l’égalité prérequise des parties est un fantasme qui n’a aucune réalité concrète et la lutte de tous contre tous n’est porteuse d’aucun espoir, ni politique ni social. Être le meilleur sur un stade n’a pas plus de sens à l’échelle de l’humanité qu’être la meilleure entreprise du CAC 40. Car la question demeure toujours la suivante : qui fixe les règles, que produit-on, selon quels critères, quelles références et, surtout, quelle théorie

                                                        1 Ibid., p. 62. 2 Ibid., p. 62.

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de la valeur ? Voilà bien l’essentiel : quelle théorie de la valeur, quelles significations et quelles finalités ? Or, à l’échelle de notre humanité, du moins de notre modeste tentative d’aspirer à une destinée humaine, que l’on s’interroge pour savoir ce que représente une performance sportive, n’importe laquelle, de même qu’une cotation au CAC 40 ! Y a-t-il plus abstrait, plus insensible et plus désincarné ? Alors, lorsqu’il faut encore convoquer l’« esprit d’équipe », la solidarité entre compétiteurs-travailleurs, le sens du collectif, c’est toujours la même question qui doit revenir : pour quoi ? Quel collectif ? S’agit-il d’un collectif d’auteurs, d’acteurs, d’agents ? De quel projet collectif se réclame le collectif ?

Et puis, Gary Tribou semble ignorer la réalité de ce sport dont il parle avec beaucoup de passion, de la même manière qu’il semble ignorer les plus élémentaires réalités concrètes des travailleurs soumis à la néo-rationalité du néo-management dont il parle. Car la lutte de tous contre tous n’épargne évidemment pas l’équipe, la communauté, le collectif fantasmés. Et elle y fait même des ravages dans les relations humaines, brisant toutes les solidarités collectives existantes1 autour desquelles pouvaient pourtant converger de réels désirs de changements, se constituer de réels intérêts collectifs. Et cela est également vrai dans les équipées sportives, où, en deçà de l’enjeu collectif, les individus sont en concurrence les uns avec les autres, prompts à s’éliminer les uns les autres car, c’est écrit, seuls les meilleurs vaincront2 ! Nous serions encore tentés de demander à Gary Tribou son interprétation de toutes les formes de violences sportives qui naissent sur l’autel de la compétition pure – et qui ne sont pas, comme beaucoup d’intellectuels le croient et l’écrivent, le simple reflet de la société3, heureusement ! –, à commencer par la violence physique qui participe de toute entreprise sportive, mais également du dopage, de la toxicomanie, du racisme sous toutes ses formes, du fascisme aussi qui trouve dans le sport un terrain idéal de formation de ses sujets. Mais probablement, dans l’esprit

                                                        1 Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, op. cit. 2 Voir Illusio, n° 2, (« Les Barbares. Compétition et obsolescence de l’homme »), Caen, été 2005. 3 Voir par exemple Paul Yonnet, Systèmes des sports, Paris, Gallimard, 1998, p. 102. Ainsi, pour cet auteur, « les significations contenues dans les manifestations d’appartenance auxquelles donne lieu le sport-spectacle sont sans effet historique. Le recours, continue-t-il, si souvent critiquable au concept de reflet est ici pertinent. Les significations du sport-spectacle n’ont aucune autonomie : elles meurent ou évoluent avec le contexte, au mieux, elles ne font que témoigner du mouvement, sans jamais avoir été en mesure de l’influencer »… Mais combien sont-ils à croire Christian Bromberger, Patrick Mignon, William Nuytens, etc., que la violence sportive n’est que le reflet de la violence sociale. Pour plus de détails sur ce sujet, voir Hassan El Idrissi et Nicolas Oblin, « Éduquer par le football… Est-ce bien raisonnable ? », in Camille Dal et Ronan David (sous la direction de), Football. Sociologie de la haine, Paris, L’Harmattan, 2006.

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de notre new-manager, tout cela participe-t-il d’une saine violence, d’ailleurs, de violence, de souffrance, nulle part il n’en n’est fait mention, comme dans les plus belles réussites de l’abstraction technocratique où à la réalité est substituée une réalité artificielle et l’idéologie de la compétition en est une.

Voilà bien le risque de ces analyses très postmodernes auxquelles, par sa contribution, participe Gary Tribou : celui de ne plus distinguer entre la réalité et son faux-semblant, entre ce qui apparaît et ce qui est, entre la vérité et le mensonge, celui de ne même plus chercher à connaître la vérité…, ni s’embarrasser avec l’éthique ou la justice, dans un relativisme absolu où tout finit par se confondre… Mais tout cela, probablement, dans un souci très scientifique de rester neutre ! En définitive, cette « théorie » du management ne relève jamais que de la spéculation pseudo intellectuelle qui manque totalement la réalité concrète, car elle fait l’économie du réel en même temps que celle d’une véritable théorie politique, théorie de la liberté, théorie de la valeur, critique philosophique, ontologique, etc., nécessaires et indispensables à toute théorisation de l’organisation. Dans ces conditions, la belle liberté de l’acteur n’a guère d’épaisseur et l’acteur, plus que jamais risque de « prendre cher » à considérer les licenciements économiques comme un « défi à soi-même », ce que n’oserait même pas avancer Laurence Parisot1. Mais voilà, l’acteur libre, au détour de ces pérégrinations est bientôt ramené au statut épistémologique du rat de laboratoire2, lequel est bien libre, dans sa cage, de faire tourner les manivelles, de boire et de manger la nourriture que l’on voudra bien lui donner, et pourquoi pas, en guise de protestation, de cracher au visage du technicien qui viendra lui ôter un bout du cerveau, dans le cadre, évidemment, des paramètres de l’expérience, voire de profiter de l’incertitude du contexte pour prendre la poudre d’escampette si l’occasion se présentait. Sans compter qu’il peut également, bien motivé, voler la nourriture de son compagnon de cage. Cela étant, c’est tout de même d’une drôle de considération de la liberté dont il s’agit, d’une étonnante vision de la politique, de la démocratie et de la justice.

Ce texte, en tout cas, me semble être un cas exemplaire des impasses théoriques dans laquelle s’est engagé, d’emblée, le management du sport, en évacuant de son horizon toute réflexion théorique et notamment politique fondamentale, ce qui n’est pas sans intérêt vis-à-vis d’une caste de chercheurs cherchant avant tout à se positionner avantageusement sur un                                                         1 Laurence Parisot, ex-PDG du groupe IFOP, élue Présidente du Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en 2005, elle demeure, bien qu’ayant quitté la Direction générale du groupe depuis cette date, Présidente du Conseil d’administration et actionnaire majoritaire. 2 Voir, par exemple, Georges Devereux, De l’Angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980.

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terrain/marché de l’expertise dont on devine aisément que l’analyse implicationnelle1 et la critique épistémologique ne sont guère de mise. L’emprunt régulier à une théorie de l’acteur libre et rationnel dans ses choix et dans ses actes dissimule mal, en réalité, l’incapacité ou la volonté délibérée de nos experts de ne pas réfléchir à la question fondamentale que pose le management : si l’acteur est libre et rationnel, comment justifier de la nécessité d’experts à rationaliser les organisations ? L’harmonisation des rationalités multiples des multiples acteurs suffit-elle ou alors, le travail de nos experts-chercheurs consiste-t-il, comme le laisse penser l’auteur du texte, Gary Tribou, à mobiliser les acteurs dans le cadre d’une rationalité supérieure dont les tenants et aboutissants resteraient étrangers aux acteurs ? Ce qui expliquerait, du moins en partie, la frilosité des experts à s’engager sur le terrain de l’analyse implicationnelle, épistémologique et politique afin de ne pas condamner a priori les chances de décrocher un contrat avec un commanditaire potentiel, qui n’est jamais le « collectif d’acteurs » mais les responsables et les dirigeants de l’organisation.

Je ne ferai qu’évoquer rapidement d’autres textes de « management du sport » en soulignant qu’ils s’inscrivent dans une perspective de « rapports d’informations », de « synthèses de données » d’où ce qui fait l’art des sciences de l’homme, et fait de leurs acteurs des auteurs véritables, à savoir l’élaboration critique de l’objet de recherche (l’étude du rapport du chercheur à son objet/sujet de recherche), qui est indispensable dans l’appréhension de l’épreuve de problématisation, est sagement scotomisée par les acteurs du management, préférant travailler sur les problématiques prédéterminées par leurs commanditaires potentiels ou réels, identifiés ou non d’ailleurs… Ainsi, pour avoir notamment parcouru les textes proposés dans l’ouvrage cité précédemment Sport et management et dans la revue Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport 2, parmi les analyses vouées aux professionnels du secteur marchand (conception et distribution de produits, organisation d’événements) et celles destinées aux fédérations sportives pour le développement de leur pratique ou encore aux collectivités locales et territoriales pour appuyer les élus dans leur « gouvernance » sportive, tant en matière de définition des politiques

                                                        1 Voir, en particulier, les travaux de l’analyse institutionnelle et notamment ceux de René Lourau dont L’Analyseur Lip, Paris, Union Générale d’Éditions, 1974 (en relation directe avec notre sujet) et Les Actes manqués de la recherche, Paris, PUF, 1994. 2 Revue publiée par les Presses universitaires du sport (PUS), dont le premier numéro est daté de février 1999 et qui est aujourd’hui dirigée par Alain Loret, Michel Desbordes, Patrick Bayeux et Christopher Hautbois et est constituée, outre ce comité de direction, d’un comité scientifique, d’un comité de rédaction et d’un comité d’experts regroupant, au total, à peu près une quarantaine de personnes, représentant l’ensemble des universitaires spécialisés dans le management du sport en France.

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sportives, de « marketing », de choix d’équipements que de gestion de l’organisation du travail, je n’ai guère rencontré de véritable travail de problématisation. Par exemple, les divers travaux s’articulant autour des problématiques du sport et de l’insertion1, ne font jamais que dresser des états des lieux, et proposer quelques pistes en faisant l’économie de toute réflexion globale et contextualisée des questions du sport et de l’insertion. Mais il en va de même, en général, pour les sujets ayant trait aux politiques sportives locales et territoriales2 où le sport est à peine défini (pour ne choquer personne probablement) mais où il est défini en tant que vaste marché segmenté (ou à segmenter) entre le marchand, le non-marchand, le publique, etc. conformément à quelques observations qui s’imposent dans le réel. Or, est-il vraiment raisonnable de faire l’économie d’une véritable sociologie politique du sport3 lorsque l’on apparaît comme un véritable

                                                        1 Dominique Charrier et Jean Jourdan, « Insertion par le sport : le choc des cultures », in Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, n° 2, Voiron, Presses universitaires du sport (PUS), octobre 1999. 2 Voir, par exemple, Patrick Bayeux et Joseph Carles, « Pour une nouvelle organisation du sport en France », in Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, n° 1, Voiron, Presses universitaires du sport (PUS), février 1999 ; Lilian Pichot, « Le sport comme ressource de communication stratégique des villes », in ibidem ; Nadine Haschard-Noé, Patrick Bayeux, Gilles Klein, Julien Vigneron, « Les politiques sportives et les services des sports des villes françaises de plus de 3000 habitants », in ibid. ; Christophe Durand, « Concentration des firmes et clubs sportifs professionnels : quelle(s) stratégie(s) pour les villes moyennes ? », in Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, n° 2, op. cit. ; William Gasparini et Luc Scheek, « Organiser le changement dans un service municipal des sports », in ibidem ; Michel Desbordes, « Choix du consommateur sportif et stratégie des firmes : le rôle de la technologie », in Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, n° 4, Voiron, Presses universitaires du sport (PUS), novembre 2000 ; Gary Tribou, « La demande de services sportifs : identification et segmentation », in ibidem. ; Yves Touchard et Patrick Bayeux, « L’élaboration d’un référentiel général de compétences des éducateurs territoriaux des activités physiques et sportives », in ibid. ; Jean-Charles Basson et William Nuytens, « Modes d’encadrement et de contrôle des supporters de football, entre modèle officiel et alternative autonome : le cas du Racing Club de Lens », in Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, n° 5, Voiron, Presses universitaires du sport (PUS), avril 2001 ; Éric Barget, « L’analyse coûts-avantages appliquée aux spectacles sportifs : l’exemple de la Coupe Davis », in Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, n° 7, Voiron, Presses universitaires du sport (PUS), mai 2002 ; André Kuhn, « Diagnostic du potentiel de développement de l’escrime au sein de la Fédération internationale d’escrime (FIE) », in ibidem. 3 Voir notamment sur ce sujet l’ensemble des travaux du courant critique du sport, depuis la fin des années 60 jusqu’à aujourd’hui, que l’ensemble des auteurs cités précédemment semble formidablement ignorer, où alors, lorsque ce n’est pas le cas, qui se trouve réduit en une synthèse tronquée permettant d’évacuer ces travaux critiques des modèles retenus sans jamais les y confronter réellement.

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(authentique ?) spécialiste des politiques sportives ? De même, d’« éminents » spécialistes autoproclamés du loisir se réservent le droit de faire l’économie de toute compréhension critique et totalisante du développement des loisirs et, en particulier des loisirs sportifs1 : surtout ne pas briser la branche sur laquelle on s’est assis2 !

Certes, cela n’est pas faisable dans l’espace de cet article, mais c’est l’ensemble de ces travaux qui mérite d’être analysé et critiqué systématiquement en ce qu’ils relèvent de développement de micro-théories3 et ainsi de la polymérisation de la pensée4. En tout cas, c’est le coup de force que réussissent régulièrement tous ces auteurs, et qui trouve une explication assez claire dans l’« Éditorial »5 signé par le Conseil scientifique du premier numéro de Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, où il est écrit que « l’évolution de l’environnement économique, politique et juridique du sport d’une part, la professionnalisation des acteurs d’autre part nous contraignent à produire de la connaissance destinée à optimiser les futures stratégies de développement des organisations sportives européennes. Notre objectif est donc clair. Nous voulons construire un lieu d’échanges et de débats susceptibles d’associer la théorie des uns et la pratique des autres afin d’optimiser les stratégies de développement des organisations du XXIe siècle »6. Le management du sport vise ainsi à l’« optimisation » des « stratégies de développement », et c’est là tout le sens de l’innovation par opposition au changement dont il est

                                                        1 Voir, par exemple, Olivier Bessy, « L’innovation dans les espaces marchands de la forme », in Olivier Bessy et Dieter Hillairet, Les Espaces sportifs innovants, tome 2, (« Nouvelles pratiques et nouveaux territoires. L’innovation dans les espaces marchands et mixtes »), Voiron, PUS, 2002. 2 Voir l’analyse très pertinente faite par Alexandre Dorna (« L’enjeu idéologique des sciences humaines et sociales : le syndrome des micro-théories », texte infra) de cette folie de l’expertise que l’on rencontre aujourd’hui dans les sciences sociales : « Sous prétexte de “neutralité” et de respectabilité, les chercheurs s’accommodent (apparemment) d’un démantèlement de la culture scientifique et d’un conformisme institutionnel. La pensée critique s’affadit chez les maîtres post-modernes (“chats échaudés” de la modernité), et cela se propage facilement chez les jeunes apprentis, pour qui la science est devenue un métier bureaucratique ordinaire, dont la reconnaissance se trouve associée au rôle d’expert sans aucune volonté de mise en cause du système. Le résultat est une posture socialement a-critique, convenable, froide et politiquement correcte de surcroît. » 3 Ibidem. 4 Voir Patrick Vassort, « Sport et mondialisation : critique de la modernité », in Migrations Société, vol. 12, n° 71, Revue bimestrielle du CIEMI, septembre-octobre 2000 et Nicolas Oblin et Patrick Vassort, La Crise de l’Université française. Traité critique contre une politique de l’anéantissement, op. cit., p. 180. 5 Conseil scientifique, « Éditorial », in Sport – Europe – Stratégies – Revue européenne de management du sport, n° 1, op. cit., pp. 1-3. 6 Ibidem, p. 1 (je souligne).

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fondamentalement incapable, contraint que sont ses spécialistes à produire de la connaissance finalisée. Et cela, me semble-t-il, vient conforter les analyses de Jacques Ardoino lorsqu’il explique que le management vise à réduire la création et le changement aux dimensions de l’innovation, laquelle « est une production de combinatoire tendant à de nouveaux rangements. C’est le fait d’introduire quelque chose de nouveau et d’encore inconnu à l’intérieur d’une chose établie »1. Et encore mieux, lorsqu’il ajoute que « c’est pourquoi, malgré les apparences superficielles d’innovation, le management reste profondément répétitif tant qu’il ne s’est pas aventuré au-delà de son rationalisme. Son intention reste profondément curatrice (à tous les sens du mot). Il prend soin. Il évite ce qui l’embarrasse en détournant l’attention sur ce qui lui paraît inoffensif. […] Dans ses formes évoluées, quasi achevées, le management redevient inévitablement bureaucratique, pour avoir sacrifié les réalités personnelles et interpersonnelles aux conventions, aux abstractions, ou, si l’on préfère, aux modèles organisationnels. D’autre part, le management n’a pas suffisamment de consistance institutionnelle. Il reste donc fermé au changement profond. Tout au plus, des rangements nouveaux ou des arrangements, internes à l’axiomatique praxéologique, lui sont permis. »2

Conclusion Pour conclure ce travail, j’aimerais revenir sur la question posée

en filigrane de ce texte quant au sens du développement des filières de management du sport dans les UFR STAPS et faire le lien entre l’impasse épistémologique ici critiquée – qui s’accompagne d’un pseudo-mépris pour les formations scientifiques disciplinaires et pluridisciplinaires solides au profit de la production et transmission de micro-savoirs – et la politique de formation et de recherche universitaire qu’elle implique. Car, si Jacques Ardoino a remarquablement « mis le doigt là où ça fait mal » en identifiant les impasses du management, son analyse est d’autant plus importante qu’elle s’inscrit dans le cadre d’une recherche fondamentale sur l’éducation et qui nous incite à formuler quelques propositions : la formation universitaire des étudiants, sous prétexte de participer activement de leur professionnalisation, doit-elle s’appuyer sur la production et la transmission de connaissances partielles, fortement spécialisées et finalisées, faisant l’économie de la fonction critique et de l’élaboration d’une véritable culture et véritable pensée singulière, sous prétexte qu’une telle formation intellectuelle ne serait pas efficiente et propre à former de futurs professionnels dans les secteurs identifiés comme « professionnalisants »3 ?

                                                        1 Jacques Ardoino, Éducation et politique, op. cit., pp. 132-133. 2 Ibidem, p. 133 (Jacques Ardoino souligne). 3 Sur ce point, les réflexions de Claude Allègre (« La clé de l’emploi est à l’Université », in

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Une telle vision révèle bien l’esprit technocratique, bien qu’ils s’en défendraient certainement, de nos managers, condamnant, comme ils se condamnent eux-mêmes, leurs élèves1 et futurs professionnels à ne devenir jamais que les acteurs/agents, les accompagnateurs d’institutions évidemment réfractaires au changement profond. D’où l’encouragement perpétuel des enseignants-chercheurs impliqués dans ces filières dites « professionnalisantes » à réaliser des travaux « professionnalisants », mieux,

                                                                                                                            Le Monde, 1er avril 2006), ministre « remarqué » (on se souvient du « Mammouth » mais aussi et surtout du rapport Attali et du fameux 3-5-8, devenu LMD et mis en place par Luc Ferry) de l’Éducation nationale et de la recherche du temps de la Gauche plurielle relèvent, une fois de plus, d’une bien « plate » profondeur, lorsqu’il analyse que la « clé de l’emploi est à l’Université », exprimant ainsi qu’il est urgent d’adapter les formations universitaires à la demande du marché du travail, et fustigeant à l’occasion ces filières qui n’offrent pas de débouchés, avec, en première ligne, les sciences humaines et sociales mais également les STAPS. Ce à quoi Jean Bertsch, président de la Conférence des directeurs universitaires STAPS, dans un papier paru dans le même journal quelques jours plus tard (« Ne tirez pas sur les Staps ! », in Le Monde, 10 avril 2006 »), rétorque avec la même « profondeur » que les STAPS, ayant consenti à de larges efforts « pour diversifier les formations [management, entraînement, coaching, métiers de la forme, santé], notamment au travers des licences professionnelles créées [par Allègre] en 1999 », « représentent une voie universitaire dynamique et non une voie de garage ». La portée des réflexions de ces deux têtes pensantes (tous les deux sont Professeurs des Universités) quant à la question sociale d’une part, à celle du devenir de l’Université française et, par extension, de la question éducative, de la question des conditions de la production et de la transmission des connaissances d’autre part, de la question du « désir d’être », enfin, n’est guère plus longue que celle qui consiste à penser que les technosciences puissent régler le problème des famines et des pandémies… Il faut donc bien conclure que ces réflexions de faible portée, si elles ne nécessitent guère d’efforts et bien peu de courage, peuvent « rapporter gros » à ces « hommes politiques » en harmonie avec l’esprit de notre temps et la lâcheté qui le caractérise. Notons que Jean Bertsch est Chevalier de la Légion d’honneur (sa médaille lui a été remise par Monsieur le Ministre (ancien ministre de l’Éducation nationale) François Fillon, en présence de Monsieur le Ministre de la Jeunesse et des sports, Jean-François Lamour (pour les détails de cette cérémonie et la synthèse des discours tenus, voir le site de la Conférences des Directeurs et Doyens – C3D – à l’adresse suivante : http://www.c3d-staps.org/). Quant à Monsieur le Ministre (ancien ministre de l’Éducation nationale) Claude Allègre (remplacé par Jack Lang le 27 mars 2000), il est fait Commandeur de la Légion d’honneur par son « vieil ami » (de quarante ans) Lionel Jospin (alors Premier ministre), le 14 juillet de la même année. 1 « Élèves », comme le rappelle Marc-Alain Ouaknin dans sa préface au livre de Patrick Lévy, Le Kabbaliste. Rencontre avec un mystique juif, (Paris, Les éditions du Relié, 2002, p. II), cela signifie, « au sens fort de l’étymologie », « “hommes qui s’élèvent”, qui prennent de la hauteur, intellectuelle, spirituelle, affective et éthique ». En complément (et non en opposition), un Maître est simplement celui qui « permet à d’autres de découvrir dans les textes, dans l’étude et en eux-mêmes (ou plus précisément en eux-mêmes par l’étude, lecture et interprétation des textes), une force, une lumière, qui leur donne le courage et la joie tout simplement d’être ».

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des mémoires professionnalisants quand le mémoire de « fin d’études » universitaires, traditionnellement, est le temps où l’étudiant se pose résolument comme auteur d’une pensée singulière impliquant son rapport fondamental à lui-même et au monde. D’une pensée singulière, patiemment et passionnément élaborée, rigoureusement, avec méthode, inspirée d’une culture riche et inépuisable, et le pari est fort, naissent des désirs (conscientisés, du moins partiellement, par l’horizon du dévoilement de l’essence du « désir fondamental », du « désir d’être »), des projets singuliers et des êtres en devenir qui n’auront pas peur de changer le monde, d’inventer, de risquer… L’incantation à produire des mémoires professionnalisants n’est qu’un encouragement à se soumettre aux désirs d’institutions incapables de reconnaître la richesse inépuisable de l’hétérogénéité des êtres et qui aspirent, avant de les « employer », à les soumettre à l’exercice pervers de la soumission intellectuelle et de l’autocensure1 ! Combien de fois cela est-il arrivé déjà et combien de fois cela arrivera-t-il encore ? Combien de fois des étudiants réclameront-ils encore le bon sujet de mémoire à leurs enseignants sous-entendu celui avec lequel ils se vendront au meilleur prix auprès d’un futur employeur ? Mais combien de fois des étudiants désireront, encore, au fur et à mesure de leur sortie du système universitaire, que leur soient transmis des savoirs techniques qu’ils considèrent comme d’authentiques armes pour pénétrer le milieu du travail quand ils en viennent, encouragés par des enseignants-professionnels-pédagogues « scélérats » à considérer toute connaissance fondamentale comme « optionnelle », disons pour le moins largement secondaire, au pire comme une vulgaire perte de temps et d’énergie.

Une chose est sûre, dans ces conditions, c’est que la séparation (fondamentalement obsolète) entre le sens du travail (qui recouvre en partie l’existence, si l’on y adjoint la consommation bien sûr) – pour les plus « chanceux » – et le sens de la vie (ce qu’est « être ») est faite, avant même d’être « employé » ou « digéré » par le moindre « organisme ». Mais une chose est encore plus sûre : dans ces conditions, l’éducation, y compris la formation universitaire, n’élève pas les hommes, elle les réduit et les écrase en faisant avorter la moindre pensée en gestation, du moins elle ne permet pas que la pensée et toute la richesse de la culture (et non son faux-semblant, le spectacle2) vienne contrarier l’organisation « traditionnelle » du travail dont le néo-rationalisme managérial n’est qu’une variation, un moment « innovation ». Il est temps de renverser cet ordre des choses établi qui veut que la recherche de l’indépendance de la pensée et de la sensibilité vers laquelle est orientée, traditionnellement, l’Université, soit l’expression

                                                        1 Voir Nicolas Oblin et Patrick Vassort, La Crise de l’Université française. Traité critique contre une politique de l’anéantissement, op. cit. 2 Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992.

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d’un ordre ancien, dépassé, antimoderne, romantique, ringard et, par conséquent, inadapté au monde moderne1, car cette expression de l’idéologie contemporaine renverse totalement la donne : le changement désiré ne sera jamais le produit d’une course effrénée pour s’adapter à une réalité dont on est partiellement conscient qu’elle nous aliène et qu’elle écrase une grande partie de nos semblables, ici même, proche de nous et ailleurs dans le monde. Et alors, l’optimisation des stratégies de développement du sport, pourquoi pas… encore faut-il commencer à réfléchir à ce que signifie « optimiser des stratégies » et ce qu’implique le « développement du sport », sans avoir peur, bien évidemment, de se « briser la tête », de mettre « le feu au nid » (autrement dit, de « se griller ») ou de casser la branche sur laquelle on s’était confortablement assis.

Malheureusement, le management du sport est un cas exemplaire de la destruction de l’éthique universitaire, qui réduit la recherche à l’expertise technique et l’enseignement à la formation professionnelle dans une version où elle signifie l’optimisation du « potentiel d’employabilité » de l’acteur sur le marché du travail sans autre réflexion critique sur la réalité du travail, cela va de soi ! Tout cela, bien entendu, au nom de ce grand projet politique qui voudrait faire de la France un « pays moderne » comme ne cessent de le répéter la plupart des représentants du gouvernement et des grands partis politiques dont on attend toujours l’idée de la réforme de l’organisation du travail qui fera de toutes les institutions des lieux d’exercice et de développement de la démocratie, de l’éthique et de la justice – ce qui ne peut être confondu, ni avec le Contrat nouvelle embauche (CNE), ni avec le Contrat première embauche (CPE), ni avec la loi des 35 heures, ni avec le plan Emploi jeunes. Car, à ma connaissance, le salariat ne participe pas, a priori, d’un authentique projet démocratique : ni les salariés, ni les représentants du « personnel » n’élaborent le projet de l’institution « pour laquelle » ils travaillent2. N’en sont-ils pas, d’ailleurs, les « employés » ? Mais encore faut-il s’émanciper des arcanes de l’idéologie libérale où s’entretient la confusion entre démocratie et marché !

                                                        1 Comme le prétendent tous les réformateurs de l’Université qui agissent au nom d’un projet de société libéral. 2 Y compris dans le monde associatif où, bien qu’un « contexte d’incertitude » plus favorable puisse donner quelques libertés aux acteurs, ils restent, légalement, les employés de l’institution… Ce qui renvoie directement à l’articulation d’un Tiers secteur avec la totalité sociétale et pose d’emblée la question de la validité des théories de la troisième voie, entre État et Marché, tant que cette troisième voie n’est pas en mesure de signifier le dépassement de l’injustice structurelle des sociétés reposant sur la réification du « travail vivant ».

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Nicolas Oblin Sociologue – Chercheur libre au Centre de sociologie de l’éducation

Institut de Sociologie – Université libre de Bruxelles

Post-scriptum :

Je tiens à préciser combien je suis conscient que mon propos en aura probablement choqué certains, parmi lesquels quelques-uns n’hésiteront pas à réclamer mon bannissement de l’Université, à commencer par mon exclusion « préventive » des STAPS. Que ceux-là sachent que les procédures ont déjà été engagées par d’autres et qu’à l’heure où j’écris, c’est la filière bureaucratique qui semble la plus efficace, laquelle permet de contourner l’exigeant travail de la réflexion, de la confrontation, de l’argumentation, de la critique, de la dispute, théoriques, philosophiques, épistémologiques et scientifiques au profit de quelques lettres diffamantes, de quelques mensonges, de quelques rumeurs qui eux ne « mangent pas de pain », visant toujours, en définitive, la disqualification et l’exclusion au motif – toujours inconscient, du moins partiellement, le « dévoilement » des désirs du chercheur, de son implication dans l’institution ou dans son objet d’étude ne faisant pas partie de leur projet de « neutralisation » scientifique1, la philosophie étant associé par ceux-là à l’idéologie n’ayant pas sa place dans le projet scientifique – du non respect de quelques rigidités hiérarchiques, (a-)morales, disciplinaires et idéologiques. Ce propos choquera probablement enseignants et étudiants qui fréquentent ou ont fréquenté la filière analysée. Je sais également que d’autres s’en réjouiront, qui n’ont pas forcément trouvé l’occasion de le formuler ou qui, mûrissant quelques ambitions, se sont tus afin de s’éviter les déboires dont il est fait mention précédemment. Je le sais d’autant plus que j’ai moi-même côtoyé la filière pendant deux années comme étudiant (en Licence puis en Maîtrise), puis en tant qu’enseignant-chercheur (ATER). Disons que ces expériences m’ont permis de « ren-contrer » une pédagogie et l’ensemble d’une production scientifique et, ainsi, d’« affûter » mon regard et mes « gaules » pour m’en aller cueillir ces fruits qui, pourrissant à même l’arbre finissent (ou finiront) par le tuer.

Cela étant, ce qui m’intéresse n’est pas tant de dénoncer l’imposture du « Management du sport » que d’illustrer, par celle-ci, ce processus de destruction et d’autodestruction dans lequel est engagée l’Université française. Car le développement de cette filière constitue, d’une certaine manière, un « cas d’école » qui concentre, comme en un point focal, la totalité de ce processus. Ainsi, les personnes mises en cause – car

                                                        1 Voir Michel Henry, La Barbarie, Paris, PUF, 1989, p. 221.

Pour une épistémologie du management du sport 123 Nicolas Oblin

les institutions dont il est question, comme toute institution, ne sont qu’en tant qu’existe une intersubjectivité et donc, qu’en tant que l’on reconnaît la réalité d’une subjectivité absolue – ne sont l’objet d’aucune haine ni d’aucun ressentiment, et si j’osais, c’est d’un message d’« amour » à l’adresse de ceux-là même (et aux autres aussi, bien sûr) qui m’expriment quotidiennement leur haine et leur mépris, dont je suis le porteur. Au sens, bien entendu, le plus fondamental de l’amour, qui n’a rien de la sensation ou de la sensiblerie, mais qui vient exprimer la conscience de la commune appartenance des hommes au monde de la vie et qui ne cherche qu’à l’accroissement du désir de vivre. Dans cette perspective, la jouissance, qui peut être synonyme de « petite mort », de voilement temporaire de la conscience, est aussi et surtout l’espace/temps de la naissance, du détachement, de l’éveil, de la libération de la conscience enfermée dans les geôles des concepts figés, des idéologies, des a prioris et des petits arrangements malhonnêtes qui se jouent toujours de la vérité. C’est d’ailleurs, de mon point de vue, le fondement ultime de la production et de la contemporanéité du savoir que de permettre cet enrichissement et cet auto-croissance du désir de vivre (par l’enrichissement de la culture, des humanités), que d’aucuns confondent dorénavant avec l’auto-croissance de la technique et de la science, ce qui n’est évidemment pas sans risques ni conséquences. La première étant, je crois, et toutes les autres peuvent se rapporter à celle-là, le mépris pour la liberté et pour la vie. Et il faut voir quelle hargne et quelles cuirasses des scientifiques déclassés (ayant oublié de cultiver l’art du doute systématique, de la remise en cause perpétuelle, du questionnement radical) développent pour s’en défendre et pour faire advenir, dans un effort désespéré et définitivement vain, puisque synonyme de mort, cette « neutralisation objective » vers laquelle ils tendent (à laquelle ils aspirent), ce « bloquage de l’esprit », cet enlisement de l’intellect, cet anéantissment de l’éthique et de tous les composants de la culture en général.

Dans ces conditions, il est urgent de « dé-bloquer », il est urgent de résister, il est urgent de s’opposer, à la manière des révolutionnaires, des hérétiques et des mystiques qui de tout temps ont fait éclater les frontières qui font de l’homme un prisonnier. Des frontières et des lieux déterminés par cette partie de l’humanité qui n’a toujours pas résolu son impuissance fondamentale à être, et dont l’exercice du pouvoir et de la domination agit comme une sublimation (répressive) de cette fulgurante ignorance. Ceux-là ne se nourrissent que de haine et de ressentiment, qui sont les pires poisons de l’esprit et par lesquels l’humanité s’auto-détruit, et c’est pour cela que nous ne pouvons lutter efficacement (et d’une manière dialectique destructive/constructive) qu’en ayant conscience de la nature de l’impuissance qui mine leur humanité, autrement dit, en ayant conscience de Tout et que Tout est un.

Pour une épistémologie du management du sport 124 Nicolas Oblin

N.O., 22 mai 2006.