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1 LE SERPENT EST RUSE “Le Serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Dieu avait faits" (Genèse, 3,1) L'intelligence de survie “La vie est toujours une lutte, une volonté de conquête. Quel vivant n’a pas rêvé de matins triomphants ? Quel vivant n’a pas voulu mordre à belles dents dans la vie, comme dans un fruit ? Et à quel prix parfois ? Le plus faible est toujours éliminé” (Eloï Leclerc, « Le Maître du Désir ») La persistance du plus apte régit le monde. La lutte pour la survie est la dynamique de la vie « automatique » mise en œuvre par le cerveau. Car le cerveau est le siège de la capacité d’adaptation. Il fait le lien entre le subjectif et l’objectif, entre la conscience et l’action : il admet de la part de la conscience ce qui est "à propos" et il oublie ce qui n’est pas "à propos" au point de vue de l'action ou de la volonté visant à l'action. Il opère un crible, une différenciation, 1 et mime la conscience « à propos ». "Les phénomènes cérébraux sont en effet à la vie mentale ce que les gestes du chef d'orchestre sont à la symphonie : ils en dessinent les articulations motrices, ils ne font pas autre chose. (...) le cerveau apparaît simplement comme chargé d'imprimer au corps les mouvements et les attitudes qui jouent ce que l'esprit pense ou ce que les circonstances l'invitent à penser. C'est ce que j'ai exprimé ailleurs en disant que le cerveau est un organe de pantomime". 2 Et comme le note René Zazzo, « La métaphore du miroir se retrouve dans les termes même de réflexion et de spéculation pour désigner les activités les plus hautes de l’esprit. » 3 Ainsi le développement de l’intelligence et du cerveau humain (“rolly-polly”) semble suivre les principes de « fonctionnement » du Serpent-désir mimétique : imitation (psy.) et enroulement (dynamique). De plus, comme le cerveau, le Serpent est principe de réalisation, grand agent magique. Il mime ce qu’il sert. Le rusé mime le sage Etre rusé, c'est mimer la sagesse, après en avoir éliminé l'essentiel -sa lumière-, et s'en servir à ses propres fins. 1 Cf le processus naturel de sélection : pour les bêtes de proie, c'est la différence visuelle qui détermine le choix de la victime au sein d'un troupeau : vieux, jeunes, infirmes... Cf le héros mythique en mal de « distinction » et cf la création de la pensée mythique selon Lévi-Strauss : un processus différenciateur, purement métaphorique, intellectuel. 2 Bergson, "L'énergie spirituelle", 1919 3 « Les jumeaux, le couple et la personne », 1960

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LE SERPENT EST RUSE “Le Serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Dieu avait faits"

(Genèse, 3,1)

• L'intelligence de survie “La vie est toujours une lutte, une volonté de conquête. Quel vivant n’a pas rêvé de matins triomphants ? Quel vivant n’a pas voulu mordre à belles dents dans la vie, comme dans un fruit ? Et à quel prix parfois ? Le plus faible est toujours éliminé”

(Eloï Leclerc, « Le Maître du Désir ») La persistance du plus apte régit le monde. La lutte pour la survie est la dynamique de la vie « automatique » mise en œuvre par le cerveau. Car le cerveau est le siège de la capacité d’adaptation. Il fait le lien entre le subjectif et l’objectif, entre la conscience et l’action : il admet de la part de la conscience ce qui est "à propos" et il oublie ce qui n’est pas "à propos" au point de vue de l'action ou de la volonté visant à l'action. Il opère un crible, une différenciation,1 et mime la conscience « à propos ». "Les phénomènes cérébraux sont en effet à la vie mentale ce que les gestes du chef d'orchestre sont à la symphonie : ils en dessinent les articulations motrices, ils ne font pas autre chose. (...) le cerveau apparaît simplement comme chargé d'imprimer au corps les mouvements et les attitudes qui jouent ce que l'esprit pense ou ce que les circonstances l'invitent à penser. C'est ce que j'ai exprimé ailleurs en disant que le cerveau est un organe de pantomime".2 Et comme le note René Zazzo, « La métaphore du miroir se retrouve dans les termes même de réflexion et de spéculation pour désigner les activités les plus hautes de l’esprit. »3 Ainsi le développement de l’intelligence et du cerveau humain (“rolly-polly”) semble suivre les principes de « fonctionnement » du Serpent-désir mimétique : imitation (psy.) et enroulement (dynamique). De plus, comme le cerveau, le Serpent est principe de réalisation, grand agent magique. Il mime ce qu’il sert. • Le rusé mime le sage Etre rusé, c'est mimer la sagesse, après en avoir éliminé l'essentiel -sa lumière-, et s'en servir à ses propres fins. 1 Cf le processus naturel de sélection : pour les bêtes de proie, c'est la différence visuelle qui détermine le choix de la victime au sein d'un troupeau : vieux, jeunes, infirmes... Cf le héros mythique en mal de « distinction » et cf la création de la pensée mythique selon Lévi-Strauss : un processus différenciateur, purement métaphorique, intellectuel. 2 Bergson, "L'énergie spirituelle", 1919 3 « Les jumeaux, le couple et la personne », 1960

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D’où le vide, la vanité (de "vanus"= vide) du monde du Serpent. Sarkozy n’ignore pas qu’on peut toujours entortiller quelqu’un avec ses désirs ou ses travers. En politique, il faut toujours compter avec la vanité ainsi que l’enseigne le maître embobineur François Mitterrand : “ Cette vanité, la seule chose qui mène les hommes ”. L’homme politique maîtrise les subterfuges et les illusions qui font tourner la roue mimétique. Il la fait avancer en jouant de tous les mécanismes de retournement évoqués supra. Napoléon le dit clairement : “ En politique, il ne faut jamais reculer, ne jamais revenir sur ses pas, se bien garder de convenir d’une erreur ; que cela déconsidère ; que lorsqu’on s’est trompé il faut persévérer ; que cela donne raison... ” Regardant vers le "haut" -comme Eve regarde le Serpent hissé sur une branche- l'imbécile singe celui qui est plus rusé que lui… et qui, lui-même, singe Dieu… "Voyez-moi ces superflus ! Ils acquièrent des richesses et n'en deviennent que plus pauvres! Ils veulent le pouvoir, et d'abord le levier du pouvoir, beaucoup d'argent - ces impuissants ! Voyez-les grimper, ces singes agiles ! Ils grimpent les uns sur les autres et se font crouler mutuellement dans la fange et dans l'abîme. Tous veulent accéder au trône ; c'est leur folie ; comme si le bonheur était sur le trône…"4 Le sacre (le sacrifice) est LA ruse du Serpent pour faire perdurer son système. Par le sacrifice, la collectivité se donne l'illusion de reconquérir une maîtrise sur son propre destin. Mais ce n'est qu'une violence de plus, le dernier mot de la violence. Et l'ordre rétabli n'est que temporel… "Satan ne fait qu'un avec les mécanismes circulaires de la violence, avec l'emprisonnement des hommes dans les systèmes culturels ou philosophiques, qui assurent leur modus vivendi avec la violence (...) Satan, c'est le nom du processus mimétique dans son ensemble ; c'est bien pourquoi il est source, non seulement de rivalité et de désordre, mais de tous les ordres menteurs au sein desquels vivent les hommes (...). Du meurtre originel, les hommes tirent toujours de nouveaux mensonges qui empêchent la parole évangélique d'arriver jusqu'à eux. (…) à la fois source de désordre (mauvais modèle, créant des dissensions, destructeur de la culture) et principe d'ordre (inférieur). La Passion, donc le Sacrifice, est le mécanisme principal de Satan".5 Le scandale est un des pièges tendus par le Prince des ténèbres, le vice qui singe la vertu. “Celui qui aime son frère demeure dans la lumière et il n'y a en lui aucun skandalon. Mais celui qui hait son frère est dans les ténèbres, il marche dans les ténèbres, il ne sait pas où il va car les ténèbres ont aveuglé ses yeux."6 « Skandalon7 » est la traduction d'un terme hébreu signifiant “obstacle”, “piège”, “pierre d'achoppement”. « Vous aussi, soyez les pierres vivantes qui servent à construire le Temple spirituel, et vous serez le sacerdoce saint (…) Ainsi donc, honneur à vous qui avez la foi, mais, pour ceux qui refusent de croire, l’Ecriture dit : La pierre éliminée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle, un pierre sur laquelle on bute, un rocher qui fait tomber. »8 4 Nietzsche, "Ainsi parlait Zarathoustra", 1885 5 René Girard, “ Des choses cachées depuis la fondation du monde ” 6 Evangile selon saint Jean 2, 10-11 7 Scandale en grec désigne d’abord le trébuchet d’un siège. 8 Première lettre de saint Pierre (2, 5 ; 7)

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Satan est le skandalon en tant qu'il est le modèle-obstacle mimétique : la pierre de faîte culturelle, la pierre d'achoppement individuelle9. C'est la tentation par excellence du modèle qui attire en tant qu'il fait obstacle, et fait obstacle en tant qu'il attire. L'obstacle c'est la fermeture qui s'oppose à l'ouverture de l'accueil. L'adulte qui scandalise un enfant (vulnérable car imitant dans la confiance le désir de ceux qui l’accueillent dans la vie) risque de l'enfermer à jamais dans le CERCLE toujours plus étroit du modèle et de l'obstacle mimétique. Jésus dit : "Quiconque accueille un petit enfant... à cause de mon Nom, c'est moi qu'il accueille. Mais si quelqu'un doit scandaliser l'un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d'être englouti en pleine mer. Malheur au monde à cause des scandales ! Il est fatal certes, que le scandale arrive, mais malheur à l'homme par qui le scandale arrive !10” Le scandale, c’est de provoquer la fermeture d’un être à ce qui est destiné à le combler. Comme le dit Maurice Zundel, "attenter à la dignité de cet enfant, scandaliser cet innocent ou le torturer, c’est précisément frapper au Dieu au cœur, c'est Lui ravir cette possibilité, cette chance de Se révéler, et de Se communiquer à travers toute la beauté et toute la candeur de cet enfant."11 Le péché, c’est cette perversion de l’orientation du désir, qui enferme (violence) la personne dans le cercle mimétique, au lieu de le laisser s’ouvrir à l’Esprit qui l’élèvera dans sa spirale. Dans son « Journal »12, Andreï Tarkovski s’interroge : « Qu’est-ce que le péché ? Un acte qui vise à rabaisser la dignité humaine, à empêcher son élévation spirituelle ? Une violence qui est faite à l’âme ? » Face au scandale comme face au Serpent qui singe Dieu, on hésite entre l'attraction et la répulsion. Le désir et l’indignation se renforcent mutuellement. Le scandaleux est souvent un exemple irrésistible et impossible offert à l'imitation des hommes, modèle et anti-modèle à la fois.13 Pris dans le mécanisme mimétique, le scandalisé exclut de la communauté celui par qui le scandale arrive. Il suit ainsi la même logique mimétique que celui qu'il condamne. John Wesley, réformateur religieux anglais du XVIIIème siècle et fondateur du méthodisme raconte : "I called together all the readers of the classes (…) and desired, that each would make a particular enquiry into the behaviour of those whom we saw weekly (…) If they forsook their sins, we received them gladly ; if they obstinately persisted therein, it was openly declared that they were not of us. The rest mourned and prayed for them, and yet rejoiced, that, as far as in us lay, THE SCANDAL WAS ROLLED AWAY FROM THE SOCIETY" (c’est moi qui souligne). Du scandale à l'indignation : le scandalisé veut tirer l'affaire au clair, clouer le scandale au pilori. Il y a deux mille ans, les juifs n’ont pas accepté qu’une parole de vérité puisse les libérer, eux, fils libres d’Abraham. Ils sont entrés en rivalité avec Jésus, cet « imposteur » qui prétendait Etre avant Abraham et qui leur expliquait clairement la situation dans laquelle le Skandalon mimétique les avait piégés : « Vous êtes du diable,

9 Cf le diable boiteux (de "skadzo" : je boîte) 10 Evangile selon saint Matthieu, 18, 5-9 11 « Je parlerai à ton cœur », 1959 12 En 1986. 13 Cf Larry Flint

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votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n’était pas établi dans la vérité… »14 Jésus met ensuite le doigt sur l’Etre qui le définit, parce que c’est Etre qui nous manque et que nous manquons lorsque nous péchons, lorsque notre désir ne le cherche pas. L’Etre atemporel. « « En vérité, en vérité, je vous le dis : avant qu’Abraham existât, Je Suis. » Il ramassèrent alors des pierres pour les lui jeter ; mais Jésus se déroba et sortit du Temple.»15 Les chiens aboient et la Caravane passe… De l'indignation à la passion démystificatrice : le scandalisé veut dévoiler l'ignominie jusqu'au bout et la châtier comme elle le mérite. Plus les passions s'exaspèrent, moins il y a de différence entre le scandalisé et le scandaleux. Théodore Patrick, « marine » noir, ayant eu affaire en Corée au lavage de cerveau, eut l’idée d’interroger d’anciens prisonniers du Vietnam et de réunir des renseignements sur la déstructuration de la personnalité. Il porta les résultats de ses recherches à la connaissance de Reagan, alors sénateur. En 1975, un réseau de 300 techniciens comprenant psychiatres et hommes de main fut mis en place. Certains des psychothérapeutes (recherchés aux USA pour kidnappings et violences) vinrent en Grande-Bretagne dans le groupe « Power » qui poursuivait la même œuvre de salubrité publique : le combat contre les sectes. Leurs méthodes ? Frotter le sujet avec des glaçons, empiler des glaçons sous les aisselles et sur la nuque, faire tenir le sujet debout sans support ; ou lancer la personne en l’air, et la laisser retomber par terre… ou encore, provoquer la honte par la nudité, accompagner le sujet aux toilettes, n’autoriser aucune autre hygiène. Tout cela, en évitant l’excès de contusions, les blessures internes et les fractures. Petite touche « américaine » : bombarder le sujet avec l’aide de l’électronique par un « torrent de conseils délivrés avec un maximum de volume et un minimum de distance » etc… Ainsi la démystification propage et universalise le scandale. Le vice destructeur singe la vertu. Or, comme l’écrit Girard, "La culture contemporaine tout entière n'est plus rien d'autre. Il faut du scandale à démystifier et la démystification renforce le scandale qu'elle prétend combattre". D'où la diffusion télévisuelle intégrale des "confessions" forcées de Clinton devant le Grand Jury… Comme le dit Daniel Bougnoux, "L'opinion ne s'intéresse qu'à ce qu'elle peut facilement juger. Assez ironiquement d'ailleurs, le puritanisme aboutit à la plus grande obscénité. Les télévisions renforcent cette obsession du trou de la serrure. Par le trou de la serrure, on peut abattre n'importe qui." Pourquoi le Mal singe-t-il le Bien ? Comme on choisit rarement volontairement de se faire du mal, le Mal se déguise en Bien. Il nous présente une voie facile, attrayante, un accès au plaisir immédiat. Mais le singe fait des grimaces. Il n’est pas attirant. Alors qu’entend-on par la « beauté du diable » ?

14 Evangile selon saint Jean, 8, 44 15 Ibid, 8, 58-59

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"Avant mon retour, j'ai vu passer le Diable et cela m'a surpris de découvrir qu'il était magnifique", témoigne un dénommé Richard Philips dans "Enquête sur l'existence des anges gardiens".16 Le mythe d'Eros et Psyché d’Apulée17 montre que la vraie beauté est divine. Psyché est humaine, mais porteuse, par sa beauté, de l'image d’Aphrodite, la déesse de l'Amour, élue par les dieux eux-mêmes comme la plus belle. Malgré et à cause de sa beauté, reflet de la beauté divine d'Aphrodite, Psyché n'est pas réellement désirée. "Parce que la jeune fille ne montre que le simulacre de la beauté ; certes, elle est belle mais de cet éclat que la beauté donne à ses représentations mêmes ! (…) elle ne donne à voir que la similitude de la beauté (…) C'est qu'ainsi offerte au regard, elle n'offre qu'une image et l'on ne peut désirer réellement une image sans être "idolâtre" ou bien faire semblant".18 C'est la séparation de la beauté et de l'amour qui rend sacrilège l'hommage à Psyché mortelle et qui sous-tend la jalousie d'Aphrodite. Il faut que Psyché participe réellement, par son éveil, de la réalité dont elle est l'image, ou bien qu'elle sombre dans la misère en aimant "le dernier des hommes". La beauté du diable est proche de la laideur qui n’est qu’une absence, un manque. C’est ce que montre « Serpentin vert »19, le conte de Madame d’Aulnoy qui nous emmène de l’autre côté du miroir du conte d’Apulée, dans l’univers de la laideur. Au lieu d’Eros et Psyché, on a Serpentin vert et Laidronnette. Celle-ci est l’aînée de Bellotte, sa sœur jumelle. Elles sont ainsi nommées par leur reine de mère, après que Magotine, une méchante fée, ait eu doué l’une d’elle (on devine laquelle) d’« être parfaite en laideur ». Rejetée par sa famille alors que sa sœur se marie, Laidronnette s’exile dans le « château des solitaires ». « Comme elle était un jour dans une des plus sombres allées de la forêt, elle vit sous un arbre un gros serpent vert, qui haussant la tête, lui dit : Laidronnette tu n’es pas seule malheureuse ; vois mon horrible figure, et sache que j’étais né encore plus beau que toi. » Puis elle arrive dans un magnifique royaume où elle est conviée à partager les appartements du souverain. Mais ils ne se rencontrent que dans l’obscurité. De sorte que, lorsque leurs esprits en viennent à s’éprendre l’un de l’autre, le roi demande à sa future épouse de bien vouloir attendre la fin du sort septénaire que Magotine lui a jeté avant de découvrir sa face. « Ah ! curiosité fatale, dont mille affreux exemples ne peuvent nous corriger, que tu vas coûter cher à cette malheureuse princesse ! Elle aurait eu bien du regret de ne pas imiter sa devancière Psyché ; de sorte qu’elle cacha une lampe comme elle, et s’en servit pour regarder ce roi invisible, si cher à son cœur. Mais quels cris épouvantables ne fit-elle pas, lorsqu’au lieu du tendre amour, blond, blanc, jeune et tout aimable, elle vit l’affreux Serpentin Vert aux longs crins hérissés. » Ainsi, c'est toujours le fait de confondre la manifestation et ce qu'elle manifeste qui est sacrilège. La beauté du diable tente de faire oublier, par la fascination, qu’elle n’est que reflet, qu’elle est à l’image de son origine. "Oui, Dieu a créé l'homme pour l'incorruptibilité, il en a fait une image de sa propre nature ; c'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans ce monde…" 20 16 Pierre Jovanovic, 1993 17 IIè siècle 18 Jean-François Froger 19 Qui fait partie des 41 volumes du « Cabinet des Fées », anthologie des contes français parue en 1785. 20 Livre de la Sagesse, 2, 23-24

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La jalousie du diable procède de son désir d'imiter Dieu en se plaçant comme son rival. Pour Froger, le Serpent cherche à tromper Eve ("Vous serez comme des dieux"), comme les sœurs tendent un piège à Psyché. "Celles-ci redoutent qu'on l'appelle un jour mère d'un dieu, celui-là redoute qu'une femme soit un jour "mère de Dieu". Parce que l'homme dans sa nature est capable d'incarner le Verbe divin, quand bien même il ne le mérite d'aucune façon. L'ange le plus élevé n'a pas cette capacité parce qu'il n'est pas corporel. La jalousie du diable est celle de celui qui n'a pas et c'est jalouser l'homme autant que jalouser Dieu." Lucifer, celui qui n’a pas supporté la création de l’homme, était le plus beau des anges. Lucifer, le démon porte-lumière, met la lumière au service de sa propre obscurité. Dans le livre d'Hénoch, texte aprocryphe (du grec « apocruphos »=secret), les démons sont des anges déchus qui s'abattent sur terre comme des étoiles. Saint Luc y fait allusion en attribuant au Christ ces paroles : "Je voyais Satan tomber du ciel comme l'éclair".21 Las Vegas, “ville-lumière artificielle" dans l'obscurité permanente, est la Ville du Serpent, le miroir aux alouettes. Or d’après Roger Caillois, les jeux de hasard sont les seuls spécifiquement humains. Le hasard (de l'arabe "az-zahr" = dé d'un jeu appelé "jeu de Dieu") renvoie au tirage au sort22 du bouc émissaire. L'unité (quelconque) émerge d'une multiplicité, comme dans la résolution sacrificielle des conflits nés de la rivalité mimétique. La classification des jeux selon Caillois peut se lire en fonction du processus mimétique : - mimicry : imitations, mimes, mascarades, théâtres - agon : compétition, lutte des doubles, courses, boxe - ilinx : vertige, cabrioles, paroxysme hallucinatoire de la crise

mimétique - hasard : le procédé aléatoire devient sa propre fin La logique du désir mimétique elle-même est une logique du pari : à partir d'un certain degré de malchance, le joueur malheureux ne renonce pas, mais il mise des sommes toujours plus fortes sur des probabilités toujours plus faibles. C’est ce que fait le sujet du désir mimétique. Jusqu’au jour où il déniche l'obstacle insurmontable sur lequel il se brise (peut-être la vaste indifférence du monde). Le désir mimétique est un pari où l'on ne peut jamais gagner. C’est parier sur un mirage. Lucifer, comme les enseignes des casinos de Las Vegas, détourne le regard humain de la lumière du Soleil. La racine indo-européenne de Dieu est "dei" = briller. Elle se retrouve dans "dyew" (ciel lumineux), "diurnus" (jour), Zeus, Jupiter (="dyeu-peter" : ciel-père), deva (en sanscrit), et deux fois dans jeudi = "jour de Dieu". Parier sur l’obscénité (du latin « obscenus » = de mauvais augure) de Las Vegas plutôt qu’écouter la bonne nouvelle (« Evangelon » en grec) répandue à tous au grand jour23 ? 21 10-18 22 Cf courte paille, fève dans la galette des rois… 23 Parier au moins sur la gaieté franche, simple et communicative de l’homme jovial (de "jouis", génitif de Jupiter : né sous le signe de Jupiter, soit de bon augure) !

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Le péché (en grec : "manquer la cible" ; en latin : "faux pas", notamment faux pas d'un cheval dans une couse de chars) est ce qui détourne la conscience de la vérité. La peur et le désir sont les deux sentiments-Skandalon.

« Et chacun croit fort aisément Ce qu’il craint et ce qu’il désire »24

Comment la mort apparaît-elle à Bouddha ? Mara, le maître du sixième ciel de la sphère du désir, symbolise tous les obstacles qui empêchent d’atteindre l’illumination. Mara vient déranger Bouddha, venu méditer au pied du pipal. Il commence par l’agression (ouragan, froid) transformée pacifiquement en fleurs (pluie de fleurs) : la peur pour troubler l’équanimité. Il fait ensuite appel au “ sens du devoir ”, en rappelant au prince Siddharta son appartenance à la caste des guerriers25 et en lui envoyant une armée de démons horribles : “ Lève-toi et combat ! Il est inconvenant qu’un prince vive comme un mendiant ”. Mais Siddharta (dont le nom signifie « celui qui a atteint son but ») a conscience de la vanité du combat par mimétisme. Il préfère la vacuité du calme à la vanité du trône. Mara envoie alors ses filles pour le séduire (du latin « seducere » = conduire à côté) : “ Come and taste the delights of the world and forget about Nirvana and the path of liberation until you are old ”. Mais Bouddha (dont l’une des étymologies est « bodhi »=éveillé) les voit en vieilles. Il renverse le processus narcissique du séducteur. Séduire, c’est mourir comme réalité et se produire comme leurre. Ce qui séduit, c’est le jeu de la ressemblance. « Se mettre à ressembler à l’autre (Woody Allen dans le film Zelig), c’est subtiliser ses apparences ; le séduire, c’est donc le faire entrer par surprise et malgré lui dans l’ordre des métamorphoses. »26 Et selon Jean Baudrillard, « Etre séducteur, c’est toujours être, avoir l’air d’être issu d’une métamorphose. » 27 Baudrillard voit dans la séduction une stratégie fatale de l’ordre du génie animal. Comme le Serpent, le séducteur fascine. Or la fascination n’est pas dénuée de peur. Et la peur paralyse dans la cellule exiguë de la fausse identité. Dans la mythologie grecque, les Gorgones sont au nombre de trois : il y a Stheno, Euryale et Méduse, la seule mortelle. Toutes ont des ailes et une chevelure hérissée de serpents funeste aux mortels. Quiconque les regarde risque d’être pétrifié. Lucain -le neveu de Sénèque- parle de Méduse comme d’un monstre « qui a pu menacer le ciel et la terre de les frapper d’un engourdissement soudain, et de pétrifier le monde. »28 Sur le fronton des églises sont parfois sculptés deux chérubins (porte de l’Eden) : l’un bouche ouverte représente la peur, l’autre bouche close, le désir. Il faut dépasser peur et désir pour atteindre la transcendance ; « les Pères disent que la peur des

24 La Fontaine, « Le loup et le renard » 25 Ksatriya 26 Lionel Bellenger, « La persuasion », 1985 27 « De la séduction », 1979 28 « La Pharsale », Ier siècle

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tourments est la voie de l’esclave et le désir d’une récompense est la voie du mercenaire. Mais Dieu veut que nous venions à lui comme des fils. »29 Cesser de vouloir saisir (l’objet désiré par le modèle) ou rejeter (l'objet saisi, le modèle devenu obstacle). Ne plus avoir peur, c'est mourir à soi, à son ego, c’est se creuser, devenir diaphane, léger, se laisser porter par le souffle de l’Esprit-Saint, se laisser illuminer par la lumière qui est en nous.

« L’homme, l’homme plein d’orgueil, vêtu d’une mince et brève autorité, Le plus ignorant de ce dont il est le plus assuré,

Son essence vitreuse - pareil à un singe en colère, Joue des tours si fantastiques devant l’altitude du ciel,

Que les anges en pleurent. »30

29 « Récits d’un pèlerin russe », 1870 30 Shakespeare, « Measure for Measure », 1604

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• Un cerveau face au serpent « Connais-toi toi-même. Celui qui se connaît soi-même connaît Dieu. »

(Saint Antoine le Grand, IVè siècle). « Lorsque nous sommes sous l’emprise du désir ou de la fureur, amoureux à en perdre la tête ou verts d’effroi, c’est le système limbique qui commande (…) Le néo-cortex d’Homo Sapiens, incomparablement plus développé que chez toute autre espèce, a donné naissance à tout ce qui est spécifiquement humain. Il est le siège de la pensée et contient des centres chargés d’assembler et de comprendre les perceptions sensorielles. »

(Daniel Goleman, L’intelligence émotionnelle, 1995) L'intelligence face au serpent c'est l'intelligence du désir. Le serpent représente ce désir mystérieux qui nous habite, cette énergie qui nous donne vie… mais qui peut aussi nous entraîner au meurtre… Le serpent-désir est difficilement contrôlable parce qu’il préexiste à l'homme. Il est cette chose primordiale, ce réservoir31 d'où proviennent toutes les manifestations. Le serpent est perçu comme étant à l'origine de l'évolution qui mène à l'homme. Cet être primitif, possède la science de la vie horizontale. Sa ruse consiste à nous hypnotiser, à détourner notre regard de la composante verticale de la vie. A l'extrême, pour celui qui ne le considère que comme un tube alimentaire itinérant, la vie n'est qu'une nourriture qui se dévore elle-même. La vie est réduite au processus animal de survie : pour vivre, il faut manger d'autres créatures ; il faut tuer pour se reproduire etc… Manger ou être mangé : le gagnant remporte tout… « C’est un fait scientifique, et mille fois démontré, que nous naissons tous avec un robinet à l’estomac. Et, quand nous croyons reconnaître l’amour, nous subissons en fait une attaque de « miammiam », qui est le nom savant pour désigner le fait que nous désirons de toutes nos forces quelque chose dont nous ne savons rien, ni ce qu’elle est, ni même comment l’obtenir. Ce qui déclenche le fonctionnement de ce robinet et lui fait déverser, au goutte à goutte, de l’acide sur notre duodénum. Un seul remède à cette crise : un bon isoloir, les pages centrales de « Playboy », et « dix contre un, crache ou j’t’étrangle ! ». » La vie réduite à sa composante "horizontale" est effrayante et violente à l'instar du désir obscur qui la sous-tend, comme en témoignent ses représentations symboliques élémentaires : le serpent glisse comme un cours d’eau32, rampe sur terre et sort sa langue en un éclair de feu ; et dans ses représentations les plus extrêmes (en mal comme en bien d’ailleurs), le serpent d'origine aquatique se voit pousser des ailes (dragon ailé, Serpent à plumes…). Dans les « Matinées mexicaines », D.H. Lawrence33 témoigne de la culture animiste des Hopis, ces Indiens de l’Arizona : « Au-delà de nous, il n’y a que la terrible et terrifiante Source, le Soleil mystique, la raison de toutes choses (…) le sombre soleil intense et caché qui est au centre de la terre (…) De ce Soleil mystique émanent les Dragons de la Pluie,

31 Jim Thompson, « Rage noire », 1972 32 Cf la Seine, "Deus Sequana", et le Leviathan, esprit de l'eau première. 33 1885-1930

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du Vent, de la Foudre, de la Chaleur, de la Lumière. Les forces ou Puissances (…) Les Puissances ne sont pas des Dieux. Ce sont des Dragons. » Chez les Grecs, l'intelligence suprême du monde est la divination. Or les deux faces -apollinienne et dionysiaque- de la divination sont issues d’une relation extrémiste au serpent (le « manger » ou être « mangé ») : pour s'unir à Perséphone et donner naissance à Dionysos, Zeus se transforme en serpent, reconnaissant ainsi l’antériorité de l'incréé primordial dont il est lui-même issu, et où il lui faut plonger pour porter fruit (Zeus est bien un dieu humain anthropomorphique) ; quant à Apollon, le plus solaire des Dieux, il libère l'oracle de Delphes (qui deviendra son oracle) du serpent Python34, hypertrophie des forces naturelles qui avait vécu dans les cavernes du Parnasse. Nous avons que la perception mythique du désir engendrait la figure du héros qui combat le dragon. On retrouve cette perception erronée -cette fascination- dans la culture hopi : «C’est une bataille, une lutte constante (…) ce vaste et sombre soleil protoplasmique duquel provient tout ce qui nourrit notre vie, cette Unité, origine de tout, est à la fois bienfaisante et malfaisante. Systole, diastole, les deux battent à la fois, afin que nous vivions et avancions vers plus de conscience et de virilité (…) L’homme, le petit homme, avec sa conscience et sa volonté doit à la fois se soumettre aux grandes puissances originelles, et les vaincre (…) La prudence est la vertu essentielle dans la morale des primitifs. »35 Nous sommes issus du serpent, mais le serpent n'est qu'une partie de nous, la partie la plus cachée, primitive, enfouie… (de là à ce qu’il devienne un bon bouc émissaire pour nous… ou un roi !…) Ainsi l’homme peut ne voir dans le serpent que la passion destructrice des forces naturelles ; mais il peut aussi y reconnaître l'inspirateur qui vivifie son esprit… Le serpent représente un défi pour l'homme qui tente de connaître lui-même ce qui le meut mais le dépasse : la Vie. « Jésus disait : Les cieux et la terre s’enrouleront devant vous. Le vivant, issu du Vivant, ne connaîtra ni crainte ni mort parce qu’il est dit : Celui qui se connaît lui-même, le monde ne peut le contenir. » 36

34 Le Python est désigné par un mot grec ("dracaina"= dragon femelle) qui repose sur une racine qui exprime l'idée de voir en soulignant l'intensité ou la qualité du regard. La puissance visionnaire se retrouve dans la Pythie, qui a conservé le nom du serpent monstrueux. 35 D.H. Lawrence 36 Evangile de Thomas, logion 111

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• D’une attitude sage face au serpent-désir « Car comment serait-il possible que je puisse connaître que je doute que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature? »

(Descartes, « Méditations métaphysiques », 1641) Le serpent est double. Le chiffre deux correspond à la réflexion de l'acte originel et primordial (fait sous l'élan du désir). Autrement dit, l’ambivalence du serpent nous renvoie à notre conscience. L'enseignement de la Papesse -l'arcane II du tarot- porte sur la manière dont la Sagesse bâtit sa maison.

Cette carte est en relation avec la deuxième lettre de l'alphabet hébraïque, le "beith"=la maison. La maison, lieu d’accueil. Le beith symbolise toute la Création, tout ce qui est manifesté. La Genèse commence par un beith : "Bereshit bara Elohim…" Aleph représente une unité mais ne marque pas un commencement. Il faut sortir de l'unité pour provoquer un mouvement qui fait naître l'autre, sans qui le désir n'a pas lieu d'être. Une légende arabe conte l’histoire de ce bédouin qui accueille un hôte illustre, et lui offre à boire et à manger. A la fin du repas, l’invité avoue être venu, à la demande de son prince prendre un cheval merveilleux, propriété du bédouin. Ce dernier lui dit : « Ce cheval était mon bien le plus précieux. Je viens de vous l’offrir à manger. » « L’hospitalité revêt une valeur fondamentale chez tous les peuples nomades note Djénane

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Kareh Tager37. « Car recevoir un hôte leur permet de se situer dans un lieu, même pour une courte période : ils sont « chez eux ». Dans sa lettre aux Hébreux, Saint Paul écrit : « N’oubliez pas l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges. »38 Et au chapitre 53 de sa règle, Saint Benoît, le père de la devise « Ora et Labora », écrit : « Les hôtes qui surviennent au monastère doivent être accueillis comme le Christ, car il dira un jour : J’ai demandé l’hospitalité et vous m’avez reçu. » L’hospitalité, l’hôte, l’hôpital, ont la même racine étymologique. Les ordres hospitaliers sont nés à Jérusalem, après la prise de la ville par les Croisés (1099), pour accueillir et protéger les pèlerins en Terre sainte. A vocation à la fois militaire (la défense de Jérusalem) et religieuse, ces ordres ont fondé des hospices, d’où leur nom d’ordres « hospitaliers » : Frères de la milice du Temple (devenus Templiers), Ordre des chevaliers teutoniques, Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (devenus Chevaliers de Malte)… Mais « hospitalité » et « hostilité » ont la même racine indo-européenne « host », qui a aussi donné « otage »… Djénane Kareh Tager souligne les perversions possibles de l’hospitalité. « L’asymétrie est une caractéristique fondamentale de l’hospitalité, à savoir que c’est toujours le maître de maison qui pose les règles (…) Dans une ethnie aborigène du nord de l’Australie, celui qui reçoit a pour premier geste de recueillir sa sueur pour l’étaler sur le corps de son visiteur. C’est ainsi qu’il fait pénétrer l’étranger dans sa sphère personnelle (…) En Albanie, le Qanoun mis en place au XVIè siècle passe en revue toutes les situations qui peuvent se présenter. Par exemple, si vous recevez un invité et réalisez, durant sa visite, qu’il est l’assassin de votre enfant, vous êtes tout de même tenu de l’honorer. Le règlement de comptes interviendra plus tard, quand vous serez délié de l’épreuve de l’hospitalité (…) Dans les pays méditerranéens, l’hospitalité est étroitement liée à la notion d’honneur, au point qu’elle semble n’être qu’une sous-composante de l’honneur. Franchir le seuil, signifie pour le visiteur reconnaître la prévalence sociale de l’accueillant. Refuser l’invitation équivaut à déshonorer l’invitant : au regard de celui-ci, vous avez estimé qu’il n’est pas « digne de vous recevoir » (…) Bref, « beith » nous fait réfléchir sur la dualité possible dans notre rapport à l’autre. « Qu’est-ce qui fait que l’autre cesse d’être quelqu’un que j’ai envie d’accueillir, mais au contraire d’éloigner ?… Au moins être vigilant ! Savoir que la frontière en soi est fragile… »39 L'Homo Sapiens face au serpent, c'est l'homme qui s'interroge sur le "sapere" (=gôuter, avoir du jus, être savoureux) et le « sagire » (= sentir, avoir du flair) de la vie. Comment connaître la vie ? De la science à la sagesse40 qui permet de goûter la vie, d’entrer en relation avec la vie, il y a tout le chemin initiatique de l’ouverture du désir à son origine : l’Amour. Volupté est fille de l'union d'Eros et de Psyché. L'homme doit reconnaître son propre désir comme l'"ombre" du Désir divin qui le crée.

37 In « Actualités des Religions », juin 2002 38 (13,2) 39 Shafique Keshavjee, in « L’Actualité des Religions », 11/99 40 Sagesse vient de « sapere » et aussi de « sagire », qui a donné les mots « sagace ».

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Une mise en parallèle de la symbolique du serpent et de l'ombre va nous éclairer. Le serpent apparaît souvent comme le maître de la force vitale, le Don Juan, le maître des femmes et de la fécondité. Or en Inde centrale, l'ombre est également considérée comme une force fécondante (et effrayante). Dans l'ombre, il y a le premier effet d'"image", d'imitation ; le premier pouvoir “re-producteur, mécanique. Voir la puissance de vie dans ce qui n'est que l'effet de la vie, oublier la source du désir, c'est réduire les choses à leur apparence (cf la beauté de Psyché), c’est rester à la surface, ne pas rentrer en réel contact. Notre désir de connaissance doit s’ouvrir à "Ce qui est en haut", en écoutant con-sciemment et silencieusement la voix originelle, le Verbe… C'est cette con-science même qui permet de distinguer le bien du mal, l'influence positive ou négative du serpent, le binaire légitime du binaire illégitime. Le binaire légitime ? L'intelligence n'est-elle pas le principe féminin de l'âme au côté de l'imagination créatrice ? Certes, mais cette première « binarité » doit être transfigurée par l'Amour… "L'Esprit doit devenir Souffle divin au lieu de l'activité arbitraire personnelle, et l'eau doit devenir un miroir parfait du Souffle divin au lieu d'être agitée par le trouble de l'imagination, des passions et des désirs personnels. (…) la réaction complète et parfaite à l'action divine -le baptême de l'Eau et de l'Esprit. Ces deux espèces de baptême opèrent la réintégration des deux éléments constitutifs de la conscience comme telle - de l'élément actif et de l'élément passif"41 En hébreux, toute chose humaine (« davar ») n’est que dans sa relation au Verbe qui la fonde. Coupée de cette relation, cette chose, qu’il s’agisse d’une partie du corps ou même d’un être, est désignée par le mot « dever » qui s’écrit de la même manière mais qui signifie… « peste » ! Autrement dit : si face au serpent, nous oublions Jésus, nous oublions le seul Modèle qui nous sortira de l’engrenage mimétique de nos divisions (sociales et internes). Lorsque nous savons, et que nous faisons “comme si”, nous faisons le mal, nous restons dans l’imitation mécanique, comme le serpent. Notre être est divisé : notre comportement (notre vie dans son engagement) est contradictoire avec ce que nous savons. Car le savoir implique l'expérience et nous avons tous eu l'expérience de l’Amour. Il suffit de sortir de l’oubli, de se rappeler… de prendre conscience de ce noyau intime inviolable, qui constitue le secret de notre personne, en relation d’Amour. « Nous avons tous cette mémoire au fond de nous, (…) l’assurance (…) qu’il existe un espace où rien ne menace, que rien jamais n’a menacé et qui n’encourt aucune risque de destruction, un espace intact, celui de l’amour qui a fondé notre être. »42 Unir l'intellect à notre nature spirituelle (qui guide) permet de développer nos qualités divines. A contrario l’union de l’intellect avec notre nature animale nous met sous la férule des forces démoniaques. Saint Augustin dit : « Celui qui est charnel, l’est jusque dans les choses de l’Esprit ; celui qui est spirituel l’est jusque dans les choses de la chair. » Et Emmanuel Mounier : « L’être personnel est un être fait pour se surpasser. Comme la bicyclette ou l’avion n’ont leur équilibre qu’en mouvement et au-delà d’une certaine force vive, l’homme ne tient debout qu’avec un minimum de force ascensionnelle. En perte de hauteur, il ne retombe pas sur quelque humanité modérée, ou comme on dit, sur l’animal, 41 Anonyme, "Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot" 42 Christiane Singer, « Du bon usage des crises »

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mais très en-dessous de l’animal : aucun être vivant sauf l’homme n’a inventé les cruautés et les bassesses où il se complaît encore. »43 La restriction des instincts "bestiaux" entraîne l'élévation : c'est le principe de la transformation. « Les facultés qui rendent possible la connaissance unitive de la réalité sont les facultés mêmes qui donnent aux êtres humains la tentation de s’adonner à cette conduite littéralement démente et diabolique dont est capable l’homme seul, parmi tous les animaux. Nous sommes dans un monde où personne n’obtient jamais quelque chose pour rien. L’aptitude à monter plus haut s’achète au prix de la possibilité de tomber plus bas. Seul un ange de lumière peut devenir le prince des ténèbres. » Cette « économie divine » que rappelle Huxley44 est celle qui régit l’homme, être libre, mais responsable de l’intermédiation entre deux mondes… L’homme peut nier cette situation, refuser sa mission de témoin du Royaume de l’Amour. “Mais si le juste renonce à sa justice et commet le mal, imitant toutes les abominations que commet le méchant, vivra-t-il ?”45 De l’orientation de notre désir d’union dépend notre accession à la vie éternelle : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu (…) Ne t’étonne pas, si je t’ai dit : Il vous faut naître d’en haut »46

43 « Le personnalisme », 1949 44 Dans « Réflexions sur le progrès » 45 Ezéchiel, 18, 24 46 Evangile selon saint Jean 3, 5-7

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• Du serpent aux jumeaux : Quetzalcoatl « Créations symétriques d’un caprice de la nature, nous descendrons les rues des hommes avec le même âge, la même taille, les mêmes cheveux, des vêtements aux mêmes rayures et le même nœud sous le menton : je t’avertis qu’ils nous regarderont, mi-émus, mi-railleurs, comme il arrive toujours quand quelque chose leur rappelle les mystères de leur être. »

(Robert Musil, « L’Homme sans qualités ») De l’Antiquité à nos jours, pour les mythologies de nombreuses civilisations, le couple originaire est gémellaire. Comme dans le Serpent-désir, l’important ici est l’unicité dans la duplicité. Chez les Aztèques, Quetzalcoatl est un dieu dont le nom signifie à la fois « serpent à plumes » et « jumeau précieux ». La légende raconte qu’avec son jumeau Xolotl -dieu à tête de chien-, il pénétre dans l’Inframonde, où il trouve les ossements d’un homme et d’une femme, morts lors des quatre cataclysmes cosmiques. Ayant fui la colère du seigneur du royaume des morts, Quetzalcoatl prend les os et les broie de son sang afin de créer un nouvelle fois l’humanité. En tant que paire d’Ancêtres, les jumeaux commettent souvent l’inceste primordial ou régénérateur. Dans ces sacrifices opératoires, on retrouve le retournement propre à la crise mimétique, le moment où, pour la bonne cause sociale, les rituels sont inversés et les interdits transgressés. Quoi qu’il en soit, la figure originelle des jumeaux reflète l’intuition que la violence mimétique des doubles fonde les civilisations ophio-humaines. Nés des amours de la vestale Rhéa Silvia et du dieu de la guerre Mars, Romulus et Rémus sont abandonnés sur le Tibre après leur naissance, tandis que leur mère est mise à mort pour avoir renoncé à son vœu de virginité. Recueillis par une louve, les deux jumeaux grandissent, deviennent un peu brigands, et décident de fonder une ville sur le mont Palatin. Un présage indique que Romulus en sera le roi. Il trace sur le sol un sillon pour marquer les limites de sa ville, mais Remus, par provocation, l’enjambe. Alors Romus l’assassine. 753 ans avant la venue du Christ, il fonde Rome. Ce mythe fondateur, archétype de la culture ophio-humaine, est considéré comme un modèle de contre-pouvoir pour les Grecs. La Bible raconte comment les jumeaux Jacob et Esaü se disputent déjà dans le ventre de leur mère, Rébecca (la femme d’Isaac), à qui Yahvé a prédit : « Il y a deux nations en ton sein, deux peuples issus de toi se sépareront, un peuple dominera l’autre, l’aîné servira le cadet ». Bien entendu, Jacob se bat pour naître le premier, pour être l’aîné : « sa main tenait le talon d’Esaü ». En vain. « Les garçons grandirent : Esaü devint un habile chasseur, courant la steppe, Jacob était un homme tranquille, demeurant sous les tentes. Isaac préférait Esaü car le gibier était à son goût, mais Rébecca préférait Jacob. »Plus tard, avec un plat de lentilles, Jacob achète son droit d’aînesse à son frère qui meurt de faim, après lui avoir demandé de lui prêter serment ! Ici nous voyons l’œuvre de corruption qui avilit le corrupteur et le corrompu : « C’est tout le cas qu’Esaü fit du droit d’aînesse. ». Mais c’est l’alliance de Jacob avec sa mère qui lui permet d’usurper, devant son père aveugle, l’identité de l’aîné et la bénédiction solennelle qui lui est attachée. Quand Esaü revient devant son père et lui dévoile la supercherie, Isaac regrette de ne pouvoir

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revenir sur sa bénédiction ni la renouveler à son endroit. Il confirme à son fils floué (mais corrompu) la prophétie divine : « Tu vivras de ton épée, tu serviras ton frère. » Il conseille ensuite à Jacob de fuir, le temps que le désir de vengeance criminelle d’Esaü s’estompe… Ainsi ce sont les douze fils de Jacob l’usurpateur qui forment les douze tribus d’Israël. La fondation de la nation israélite n’échappe pas, au contraire, à la violence mimétique. Le psychologue français René Zazzo a consacré plus de vingt ans de sa vie en recherche sur les jumeaux. Son postulat de base est que nous sommes tous des jumeaux. Pour lui, ce sont les jumeaux qui représentent le mieux la situation de couple que nous connaissons tous, dans un multitude de situations depuis notre naissance. Les jumeaux sont des couples « excessifs » ou « par excellence », et il est d’autant plus facile d’y étudier des phénomènes qu’ils sont comme plus apparents dans cette population. Dans « Le jumeau, le couple et la personne »47, Zazzo écrit : « le couple de jumeaux est à considérer non comme un particularisme mais comme un cas particulier, cas limite d’une situation générale » : la situation de couple. En particulier, chez les jumeaux, le double mimétique n’est pas une notion mais une réalité incarnée, prégnante dans leur identité. La rivalité et l’indifférenciation sont vécus quotidiennement dans la première cellule relationnelle des jumeaux. Dans « Les jumeaux face à l’Œdipe », Catherine Droehnlé-Breit constate qu’« au moment de la phase phallique, le jumeau semble venir prendre la place, habituellement réservée au parent du même sexe et se positionner comme rival par rapport au parent convoité. Dans une telle configuration, les jumeaux occupent deux pôles du triangle (…) le renoncement au parent du sexe opposé se fait correctement, mais le choix d’un objet sexué se trouve entravé par le co-jumeau qui reste un rival. »48 Le film britannique « Institut Benjamenta, ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine » a été réalisé par les frères jumeaux Quay. Selon moi l’univers fascinant de leur film est inspiré par leur vécu douloureux du désir mimétique. A en croire le fruit de leur imagination, la Roue de Fortune semble enfermer « ceux qui sont nés le même jour » dans le cercle maudit de la rivalité mimétique. Jacob (!), élève de cette école pour domestique, se veut être un sujet-modèle et devient fatalement l’objet du désir du couple qui a fondé l’institution. Il s’agit d’un couple gémellaire (frère/sœur) qui souffre d’une attraction réciproque et qui finira par se dissocier grâce au sacrifice de sa moitié féminine. La dominée du couple tue son désir et se tue pour que son frère et maître puisse vivre le sien. Cet institut est hermétique. On y étouffe. L’air est à l’extérieur, il fait bouger les ombres à l’intérieur. Le titre du film est explicite : l’institut représente la vie cristallisée dans la sphère des mirages. Sphère et cercle sont d’ailleurs des figures esthétiques récurrentes dans ce conte noir, sans espoir, qui enferme même l’Eglise dans l’éternel retour de la violence sur les esprits et les corps. C’est un film qui raille toute verticalité. Il est pourtant admirable… Sa distribution sur nos écrans français en l’an 2000 a coïncidé avec celle d’un film américain « Twin Falls Idaho » écrits et joués par deux frères jumeaux, Mark et Michael Polish (l’un d’eux étant également réalisateur). Les jumeaux y interprètent des frères siamois.

47 1960 48 « Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence », 46, 1998

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Ainsi pour donner corps à leur propos, les créateurs ont choisi une métaphore qui hausse d’un degré le problème fusionnel du double. Pour mieux en faire comprendre les affres. Ici encore, la seule issue semble être le sacrifice de l’un des deux… le plus faible, ici aussi… Seule la séparation chirurgicale du frère malade permet au survivant de vivre son désir pour un autre être. Autrement la jalousie aurait été la plus forte. Le sacrifice mène donc au « happy ending », même si c’est un happy ending sanglant… Les frères Polish auraient réalisé ce film pour exorciser une image qui a traumatisé leur enfance : la photo, dans le Livre des records des frères Chang et Eng qui furent trimballés de cirques en foires au XIXè siècle. Leur film parle justement du regard des autres sur le phénomène monstrueux. Mais il n’analyse pas assez ce que ce regard implique chez l’être qui regarde. La question est pourquoi ont-ils eux-mêmes été choqués par cette image ? Le déplacement métaphorique aurait été plus intéressant et plus sincère s’il avait été vers la « normalité » : les jumeaux reflétant la duplicité de « tout un chacun ». Seul le personnage du photographe est pensé dans ce sens… Finalement la métaphore « amplifiante » est un choix mythifiant qui vise à faire de ces jumeaux des héros. Dès lors, le film perd de sa sincérité et de son intérêt. Les jumeaux parlent d’eux-mêmes avec trop peu de distance par rapport à leur duplicité et trop de distance par rapport à leur identité. Il est raté. Néanmoins, il témoigne d’un phénomène clair : de plus en plus présentes sur nos écrans de cinéma, les histoires de jumeaux interpellent notre société…