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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France Le Sire de Moret, page du roi (histoire de 1679). Tome 1 / . Par Marie Aycard

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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Le Sire de Moret, page du roi(histoire de 1679). Tome 1 / .

Par Marie Aycard

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Aycard, Marie (1794-1859). Auteur du texte. Le Sire de Moret,page du roi (histoire de 1679). Tome 1 / . Par Marie Aycard. 1830.

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KrtUUHAL ii»79

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nia &mm

(HISTOIRE DE 1G79).

TOME PREMIER.

PARIS.(LECOINTE,quai des Augustins, n° 49.

COB.BET, quai des Augustins, n° 61.PIGOREAU, place Saint-Germain-

l'Auxerrois*, n° 20.

1830-

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LE

SIRE DE MORET

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SOUS PRESSE, DU MEME AUTEUR.

MARIE DE MANCINI,

3 vol. in-12.

IMPRIMERIE DE A. HENRY,

KUE GÎT-LE-COEUR, N° 8.

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LE

SfflUE ©1 HtOllT,PAGE DU ROI.

( HISTOIRE DE 1679. )

That is LaertesA very noble youtli.

SHAKESPEARE.

TOME PREMIER.

' '/'^'cS:^ PARIS,''~':.<"'<*fEECOINÏE, quai des Augustins

, n<> 49.

cJ CORBET, quai des Augustins, n° 61.j PIGOREAU,place Saint-Germain-PAuxer-f rois , n° ao.

1830. t

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Mdir'cHBE EL ORI MÎ ;,: i •;

Je jçgi^si^slpng-tpais dç^iawdé, si cen'était ,pas une choseinconvenante ,que de, dédier un roman à un homme

qui, comme vous, s'est occupé toute

sa vie d'études graves, et qui consacretous ses instaura la sérieu*e,et pénible

occupation de soulager les,maux de

l'humanité. Il est possible, que. je n'aie

pas. résolu, cette question d'une ma-nière bien satisfaisante pour monamaur-rpropre ,;. wais. le désir -de vousdonner une marque de. .moni .amitié et

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( VJ ) '

de ma reconnaissance l'a emporté,? etje vous ai prié de me- permettre deplacer votre nom au commencementdu Sire de Moret. Votre nom, MON

CHER FLORIAN, est pour moi un au-

gure de succès, comme votre pré-

sence a toujours;;été,> au .milieu des

douleurs dont vous m'avez délivré ,un gage de soulagement' et^dè^sàfrté.

Je ne veux'jpbint dite' ici q'iiè l'his-

toire n'est que dii romati, tellement là!

mauvaisefoi, là flatterieet l'ignorance

Font souvent défigurée^ ce paradoxe

ne serait ni exact, ni neuf, mais }é

ferai observer que les plus anciens'

monumens de notre littérature sont

des romans, et même des romanseh

vers. Le premier dé tous, le roman dii'

Brut, fût composé au milieu du dou-

zième siècle, sous le Irègne de Louis-

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( vij: •) ) / rle-Jeune, à la cour d'Éléonore'-d'A-

quitaine,

autrefois épouse de ce

prince, alorèduehessè de Normandie,

et depuis reirofe d'Angleterre. Trente

ans plus tàrd'fiuv écrit TristanduLteo-

nois ,le plus vieux de nos romans en

pïose, et lé plus joli des romans delàtable-ronde ; vint ensuite, au treizième

siècle, la série nombreuse des romansdes Douze Pairs de France. Trois

cents ans après parut la "Famille des

Amadis, gentils cavaliers, tous cha-

mares d'or, tous couverts de talismans

et d'armes enchantées, tous chevaliers

du soleil ou de; la lune ; les magiciens

agissent danaces ouvrages ,les fées y

courent de page en page sur leurschars volans, et donnent un peu de

relâche aux lecteurs fatigués de coupsd'épée. Ces fées d'origine arabe n'ont

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, *'* * (m) *

pas Ipu,s'acclimaterrparmi nous,, notreciel brumeux a d'autres déités;, legrillon et quelques lutins obscurs

habitent seuls notre coin du feu, et

enfin, comme le:dit M-,:Victor Hugo :

Les roses de Bengale

Frissonnent dans ces champs où se tait la cigale ;À ce soleil brumeux les Péris, auraient froid.

Melusine est donc repartie pour la

Terre-Sainte avec les Lusignan, et

elle ne sort plus de leur tombeau.Sous Charles VII nous eûmes Gé-

rard de Nevers, et surtout le PetitJehan de Saintré

,modèles de grâce

et de naïveté que le comte de Tressan

a su rajeunir avec bonheur.Toutes les époques de notre histoire

ont eu ainsi leurs romans. La satireMénippée est un roman de Passerai

y

Pvapin et autres, contre les chefs de laLigue. Quelque tems après

,l'arrivée

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(.:ik-.);

en France d'Anne d'Autriche fit*fleu-

rir là littérature espagnole,; qui influa

sur nos roriians commesûrnotre scène;

l'Astrée de d'Urféobtintun grand suc-cès

, et fut pendant long-tems lfe typefavorides productionsde ce genre; Les

habitudes turbulentes de la Fronde,

ses batailles querelleuses, ses duels, où

un trait d'esprit faisait une blessureplus dangereuse qu'un coup d'épée ,ses changemens de bannières et d'é-charpes pour deux beaux yeux ,

don-nèrent le besoin de peindre un mé-lange singulier de galanterie, d'hé-roïsme et de bel-esprit-, de là les ro-mans de la Càlprenède et ceux de

Mademoiselle Scudéri. Je ne parlerai

pas de Madame de La Fayette,

nid'Hamilton, mais ne croyez-vouspas,Docteur, qu'on puisse apprendre quel-

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(ï)que chose de l'histoire de Louis XIV

dans Télémaque?i Je pense aussi queles romans de Lesage ,

de l'abbé Pré-vôt, de Montesquieu^ de Jean-Jacques,de Diderot, de Voltaire , de Marmon-tel et de Laclos, peuvent faireparfaite-

ment apprécier les événemens politi-

ques du tems, et indiquer leur in-fluence sur les moeurs ; Louvet enfin apeint les: derniers; désordres de la

cour sous la monarchie expirante, et

le lecteur de romans qui a parcourucette longue série

, se repose agréa-blement, à la fin de sa course, avecPaul et Virginie

,modèle admirable,

chef- d'oeuvre de grâce, d'élégance etdétalent qui approche

,selon moi,

de la perfection continue, ;.

.

Depuis trente ans nous essayonstout : Madame de Staël, MM. d§ Çhâ-

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( xï )•

teaubriaùd et Pigaûlt - Lebrun meparaissent avoir ouvert trois routesnouvelles au romani II était difficile

d'égaler:René , d'avoir l'inspiration

poétique'de Corinne -,: on s'est-donc;jeté en foule dans la carrière la plusi

aisée^ > et on a imité M. Pigaultj

mais^ sans vouloir: blesser personne, il

me sera permis de dire qu'on^èst resté.*

bien au-dessous de cet auteur spiri-tuel , comique

,original

, et qui a

su se faire pardonner jusqu'au cy^nisme- Un jeune homme vient d'en-

trer..danSi'cette lice qui n'est facile

que pour la médiocrité, et les succès

qu'il y a obtenus me sont un garantde ceux-qui l'attendent encore ; vous

savez, Docteur, l'intérêtque je prendsà-cet ami, qui nous est commun , etvous le partagez.

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Vous voyez,: MON CHER FLORIAN,

que j'hésite à vousparler d'un hommed'un immense- talent et sur les tracesduquel j'ai essayé de m'engager. y

cethomme est à lui seuliun genre ; il estle roman historique J;comme Shakes-

peare est la tragédie anglaise, commeLaFonlaine est la fable, etAndré Che*

nier l'élégie. Deux fois cet homme s^est

servi de sa haine pour s'aiguillonner,

et il a essayé de; la fondre* avec sontalent ^ mais la haine est une sub-

stance âcré, amère, et, si je puis m'ex-

primer ainsi, décevante, la mixtionhétérogène ne s'est pas faite, l'espritsubtil s'est évaporé, et, au fondde sonmortier anglais, Walter-Scott n'atrouvé que ses ignobles lettres de

Paul et samenteuse histoire de Na-poléon. Vous me permettrez donc de

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( xiii )

ne pas vous parler de cet auteur dont

j'admire le génie,

mais que je répu-

gne à louer, parce que je le regarde

comme Un ennemi de mauvaise foi.;

Je ne vous parlerai point non plusdu roman historique ; si je vous disais

ici ce que je pense de ces productions

qui se sont placées entre la vérité et le

mensonge, quiontdéfriché un terrainperdu jusqu'ici

•, on me pourrait ac-cuser avec raison

,de faire une apo-

logie de l'oeuvre qui va suivre, et de

composer une rhétoriqueà mon-usage \seulement je crois qu'on peut direqu'un personnage historique remar-quable ne doit jamais être le héros

principal d'un roman ; on ne peutpoint se jouer avec lui, ni lui prêterles paroles ou les actions qui sont né-cessaires au drame inventé

,il faut

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.

( xiv )

donc le laisser sur le second plan, et

ne le regarder que comme un acces-soire brillantquiempreint tout le sujetde couleurs locales. C'est ainsi qu'enagit généralement Walter-Scott

, ets'il s'est emparé, pour les décrire, des

derniers momens deMarie-Stuart, onvoit qu'il ne la regarde que comme

une personne privée, qui avait perdu

sa puissance et son influence politiquebien avant de perdré^la vie. L'auteur

spirituel du théâtre de Clara-Gazul,

a prouvé aussi dans sa Chronique la

vérité de ce que j'avance, à peine si

Henri IV y paraît, et certes ce ne sontni Charles IX ni Catherine de Médicis

qui occupent et qui intéressent.

Je voulais, Docteur,

faire commeM. Barginet, de Grenoble

,qui s'est

emparé du Dauphiné, comme d'une

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Ecosse nouvelle et qui a décrit ses

montagnes pittoresques, qui a raconté

ses légendes antiques, avec autant de

talent que de succès; je voulais fouil-

ler aussi dans les archives de la Pro-

vence ,faire glisser le vent sur les va-

gues de ma mer Marseillaise et pro-mener mes lecteurs sur ces rivages où

mes derniers voeux d'enfant se sontévanouis

,où mes premiers voeux

d'homme se sont développés ; mais j'aiété devancé par un compatriote queje reconnais avec plaisir être plus enétat que moi de remplir cette tâche.

M. Rey-Dusseuil a publié un romanremarquable

,qui décrit avec exacti-

tude et poésie et nos montagnes arides

et bleuâtres, et notre ciel pur et cette

mer gémissante qui bat les muraillesdu fort Saint-Jean,et qui pendant si

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( x^j )

long-tems a semblé implorerla France

en faveur de nos frères de Grèce, que

nous laissions tomber dans ses flots,

sans vengeance et sans secours. J'ai lule roman historique de M. Rey, avecle plaisirque procure toujours un bon

ouvrage , et avec cet instinct d'amitié

que nous éprouvons pour un hommedont le berceau a été voisin du nôtre,et dont l'enfance a été égayée par cesmêmes chansons qui, tantôt proven-çales

,tantôt plus républicaines que le

directoire lui-même, nous amusaient

ou nous exaltaient tour à tour. Cepen-

dantM. Rey m'a chasséde ma patrie : sesrecherches

, ses travaux , ses produc-

tions, contre lesquels je ne puis lutter,m'exilent au loin, c'est un ostracisme

littéraire qu'il me faut subir,et auquelje me soumets néanmoins avecplaisir.

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( w Jj

Alors j'ai jeté legjyeû^fSUK eeisiècle et

sur ee roi qu'on appelle le grandsiècle

et le gi-aftdï'PHmaisqûg,depuistrente

ans.n^us juge^is,a,teG: ttïojns;defaveur,

parce que «ftfre ^ijlanççjS.'gstiélèvée aumilieu, desmitt-acles;d'un;ho$nmefbien

autrement^r^digiguii que, LouiSiXiV,

et ijdorit ;le!seû)v.e]iirj laisse- bieri loin

derrière [tui> îes)S0uyeiiH?s;de tous les

rois et empereurs::.èônnu«fj: si ce n'est

pourtant ,-les p©ms-4e;ceuxiqui ont été

meilleurs!q-ije lui,, ca-fc nul n'a été plusgrand.,,£pur. {no^:Docteur, j'aime peuLouis XIV^fjj&>n'estïme-pas cet art de

bien trôner dopt on l'a tant loué, parceque je ne. vois pas en quoi l'orgueil dusouverain fait le .bonheur du peuple.Le moi éternel de ce prince m'offus-

que et me fatigue ; ;l'anecdote que je

vais citer, d'après Saint-Simon, et qui

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(; xviij )

touche à une princesse qu'il a;aimée

avec une tendresse de pèré^ m'a tou-jours désenchantésur;ce roi;fastuëux;

Madame '(ity-'la' duchesse* de' BoûF-1

gogneétait grosse étfort incommodée^

et. les roivoulaif alferî à Marlyj contre

sa coutume, dès le commencement dela belle saison, et l'avait déjà déclaré.

Sa petite fille:l?amûsait,|etiSI né pou-vait s'en passeraMadame chY Mainte-

non en était inquiète,et:Fagbri glissait

doucement son avis. Cela importunaitle roi, qui ne voulait en rieri se con-traindre

, ayant fait Voyager ses maî-

tresses grosses où -"à-1peine relevées

,toujours en grand* habit. L'état de

madame de Bourgogne ne pût rompre

(i) Mémoires du duc de Saint-Simon, e'dition dé.-

IL. F. Hivert, 1826, tome IV, page 3T}-,

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('' xix )

le voyage, et il fallut que la; princesse

partît.;-' ••:'-;•.• "-..

!;-.!'.•: '*, A- -.:>

Arrivé depuis; peu à Marly, et s'a-

musant au bassin dés ;carpes-, tentrede

château et la perspective,! nous vî-

mes venir la duchesse de Ludé y saûsqu'ily eût aucune dame avec le roi,quicomprit qu'elle avait quelque ;chose

de pressé à lui dire. Il fut alu-devâttt;

d'elle,eton le laissaseul l'aller joindre?

peu après le roi revint à nous; chacun

vit de quoi il s agissait,,et personne neparlait : à la fin le roi, près du bassin,

sans adresser la parole à personne ,dit

d'un air de dépit :

—- La. duchesse de Bourgogne" estblessée.

.< :

Voilà M. de la Rochefoucault de

s'exclamer, M. deBouillon, le, duc de

Gesvres et le, maréchal de Roufflers de

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parler a. basse uotë j et puis M. de l&

Rochefoucault s'écrier que c'était le*

plus grand malheur du mOhde,èt ques'étant blessée plusieurs fois elle n'au-rait peut-être plus d'enfaris. Le roirépondit à" tous :

— Eh ! quand Cela serait? (avec cor1ère.)'Que mè feraitcela? n'a-t-elle pasdéjà un fils? et quand il mourrait, ledue de'Berry n'est pas en âge d'enavoir?Que m'importe'qui me succèdedes uns ou des autres?Elle est blessée,

parce qu'elle devait l'être. Je né seraiplus contrarié dans mes voyages et dans

tout ce que j'ai envie de faire par les

médecins et les matrones. J'irai, vien-drai à ma fantaisie, on me laissera enrepos.

Un silence à entendre marcher unefourmi succéda[à cette sortie ; onbais-

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( xxj )-

sait les-yeux-, on n'osait respirer; onfut stupéfait :

le silence dura plus d'unquart-d'heure et le roi le rompit-, ap-puyé sur la balustrade

, pour parler

d'une carpe. Personne ne répondit, etle roi s'en alla. Parti, nos yeux se ren-contrèrent tous, et se dirent tout. On

admira, on s'étonna j s'affligea

, onhaussa les épaules. M. de, la Roche-foucault était en furie ; le premierécuyer pâmait d'effroi, et je me sais

gré d'avoir jugé, sans me tromper,

ni sans faire tort au roi, qu'il n'aimait

et ne comptait que lui et était à soi-même sa dernière fin. Cet étrange

propos retentit bien loin au delà de

Marly. .-. .

Il y a dans ce récit de Saint-Simon

un sans faire tort au roi qui me pa-raît fort curieux. C'est un correcti fri-

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( xxii )

diculé àun faitqui n'est quetrop clair,c'est un trait dé cette flatterie idolâtredont on a toujours entouréLouisXIV,

et qui échappe, comme d'habitude aucaustique courtisan :

Quoi qu'il en soit de mon amour oude ma haine, j'ai peint ce que j'ai cruvrai, et vous verrez que le rôle toutpassif que je fais jouer à Louis XIV estconforme à l'opinion qu'ont de luisesadmirateurs. Je ne saissi vous trouverez

que jai été un peintre .exact des per-sonnes que j'ai mises en scène, et si enfaisant revivre unpetit-fils d'HenriIV,

seulement pour le rendre amoureuxd'une jeune femme, je n'ai pas outre-passé les amples pouvoirs que l'ondon-

ne aux romanciers ; mais d'avance je

déclare ici que lepersonnagede Chavi-

gny est entièrement d'invention, et

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( xxiij )

qu'il ne se rattache à aucun souvenir

historique , quéh qu'il soit.

Maintenant, Docteur, vienne la cri-

tique, vienne, ce qui est pis encore ,le dédain superbe de ceux quifeuille-

teront à peine \e Sire de Moret/èî lais-

seront tomber ces volumes sans les

parcourir ; ce sont là des-chances' fa-tales auxquelles je'me soumets, Ce sontdés angoisses d'auteur qui m'atten-dent et qui me serviront pour un tra-vail à venir. Si cependant je désarme

quelques juges, si j'intéresse quelques

lecteurs, Maris-de Mancini ne tardera

pas à paraître ; là je reviendrai surmes pas. Je montrerai Louis XIV

,presque enfant encore ,

courbé sous la

tutelle de ce Mazarin,

ministre-roi,auquel le jeune Louis succéda, car Ri-chelieu et Mazarin furent deux poten-

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( xx*v )

tats qui usurpèrent j(l?un le règne de

Louis XIII, l'autre la:minorité de sonfils.

; ,.

Pour VOUS, MON CHER FlORiAN,VOUS

apporterez à lire cet ouvrage les pré-ventions favorables de l'amitié, vousle trouverez bon,parceque vous aimez,

l'auteur ; si l'amitié aveugle, comme

on le dit, et,que vous m'aimiez autant

que je-vous aime,.il vous semblera

que le Sirede Moret est un ehef-*d'oeu-

vre ; mais; il n'y aura de vrai dans ce

jugeaient que votre bonté et votre in-dulgence pour votre ami.

MARIE AYCAED.

Paris le 3o octobre i829.

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LE

SIRE DE MORET.

CHAPITRE PREMIER.

LA VISITE.

Qu'il est doux de passer sa viePrès de l'objet de ses amours ,De couler sans gloire ses joursPour les de'rober à Penvie :On n'exécute pas toujoursCe projet dont Pâme est ravie.

( Chanson du comte de Mord. )

LE Cours la Reine, qui commenceà la place Louis XV et se termine àl'extrémité de l'allée des Veuves et au

T. i. i

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quai de Billy,

était loin d'avoir,

au commencement de l'année 1679,l'aspect que nous lui voyons aujour-d'hui ; la Seine n'était point em-piisonnée par un revêtement de pier-

res ; la rivière coulait à l'aise dans

un lit dont les bords mouvans cé-daient quelquefois à la violence des

flots, et quand ses eaux étaient gros-sies par l'orage, ou quand elles trou-vaient plus loin quelque obstacle quiarrêtait leur cours, elles débordaient

et inondaient les lieux dont l'art quiles retient captives ne leur per-met plus d'approcher maintenant.Quelque voisin que fût ce lieu duLouvre et des Tuileries

,il n'en était

pas moins désert ; les maisons de cam-pagne élégantes qu'on y voit aujour-d'hui n'existaient pas ; il n'y avait nirestaurateurs, ni kiosques, ni tirs au

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"(3)pistolet; des arbres qui étaient déjà

antiques du tems de la Fronde, cou-

vraient ce qu'on appelle maintenantles Champs-Elysées, où il n'est pasimpossible qu'il y en ait «ncorequelquesTuns qui datent de cette épo-

que reculée. On ne voyaitpointd'alléetracée

,point de route pavée ; quand

la pluie durait quelques jours,

les

chemins étaient impraticables pourles piétons, et les voitures s'y embour-baient facilement.Cemalheur était ar-rivé plus d'une fois aux carrosses de

,1a cour, et alors le roi montait sur.uncheval de main qu'on tenait prêt encas d'accident, et il trottait jusqu'àVersailles

, comme un procureur duChâtelet qui serait parti le samedi soir

pour sa maison de campagne. Le guet.n'allait jamais par-là, non que sa pré-

sence n'y fût nécessaire, mais parce

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que c'eût été une campagne trop pé-rilleusepour lui ; ce qui, de nos jours,

ne donnerait pas la moindre inquié-tude à quatre gendarmes et un briga-dier, arrêtait alors tout court les centtrente ou cent quarante hommes dontSe composait le guet, troupe lâche et

peureuse, que les jeunes seigneurss'étaient lassés de battre pour en aban-donner le plaisir aux écoliers; aussi

cet espace de terrain, dont le lecteurvoit du coin de son feu l'emplacement,était-il fréquenté par ce qu'on appe-lait alors les tireurs de laines, les cou-peurs de bourse et tous ceux qui spé-culent sur le bien d'autrui pourremplir la leur ; ces voleurs étaientorganisés en compagnies, il y avaitparmi euxune policeexacte, ils avaientdes lieutenans et des capitaines ; quel-

ques seigneurs de ce tems furent ac-

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( 5 )

cusés de les protéger et de partagerleur butin; il y avait même des com-pagnies qui avaient à leur tête des

gentilshommes. Ils se postaient en cetendroit quand la cour était à Ver-sailles ; quand elle était à Fontaine-bleau

,à Compiègne ou à Marly

,ils

avaient d'autres rendez-vous, car leurs

attaques nocturnes n'étaient pas diri-gées contre les bourgeois qui, dès septheures du soir, n'auraientpas osé sortirde la ville pour s'aventurer dans des

lieux aussi obscurs et aussi dangereux.Cependantdeux habitations s'élevaientdans cet endroit, à peu près à trois

cents pas l'une de l'autre. La premièreétait fort éloignée de la Seine, et aumilieudes arbres qui forment ce qu'onappelle aujourd'hui le bois de Boulo-

gne ; c'était une espèce de masure quiavait servi de rendez-vous de chasse,

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(6)ou peut-être de chenil sous Louis XIIÎ,

et qui était devenue la propriété demaître Guillaume, ancien ligueur etfils de ligueur. Guillaume avait faitdans sa vie toute sorte de métiers ; ilavait été tireur de laine, coupeur debourse, soldat, braconnier, et, enfin,

comme il grisonnait déjà, ilavaitacheté

cette masureety avaitétabli une espèce

d'auberge. L'enseigne qu'il avait priserappelaitun cabaret alors fameuxàPa-ris ,./aPomme-du-Pin;mais celle dont

nous parlons ici ne réunissait, commel'autre

,ni jeunes seigneurs, ni poètes

libertins; c'était,au contraire, le ren-dez-vous des mauvais sujets les plusdangereux, que la débauche ou d'au-

tres raisons tout aussi peu honorables

y attiraient : ces gens-là étaient sûrsd'être bien reçusdemaître Guillaume,dont quelques-uns avaient été les ea-«

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( 7 ) ;

marades. Les murs revêtus d'un plâ-

tre grossier, qui formaient la grandesalle du cabaret, avaient vu maintespistoleset maintsbijoux dans les mainsde gens qui venaient de les acquérir àbon marché; mais Guillaume avait unart particulier pour ne pas se com-promettre dans cessortes d'affaires; il

ne voyait rien et il avait soin que riende ce qu'on apportait chez lui et de

ee qu'on y partageait n'y demeurât,excepté l'argent monnoyé qui n'appar-tient à personne, et qui est le même

pour tout le monde :, ear, disait-il ,l'écu de six livres qui est dans la poche

d'un goujat est absolument le même

que celui qui est dans la poche du roilorsqu'il prend fantaisie à Sa Majestéde porter de l'argent sur elle ; l'argentest rond, il roule de l'un à l'autre sansqu'on sache comment, et il n'y a pas

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de différence entre le demi-louis queje viens de recevoir il y a une heure,et celui qui moisit depuis six ans dans

mon vieux sac de cuir. En consé-

quence de ce raisonnement lumineux,maître Guillaume amassait le plusd'argent qu'il pouvait, et mettait lamême délicatesse à recevoir les dépôtsd'argent de ses amis, comme à refuser

tout ce qui ressemblait à des bijoux, à

du lingeou à desmanteaux,Guillaumeavaituséd'un autre moyen encore pourachalanderson cabaret; il avait épousé

une jeune et jolie femme. Marguerite,qu'il appelait communémentMargot,était une petite blonde fort éveillée,qui pouvait avoir de vingt-six à vingt-huit ans :

Guillaume en avait cin-quante-cinq ; il était gros, avait lafigure bourgeonnée ; un coup d'escû-

pette qu'il avait reçu dans sa jeunesse,

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du vivant du cardinal Mazarin, et

dont, pour bonne raison, il ne s'étaitpoint vanté

,l'avait rendu borgne ;

avec tout cela il n'était point jaloux,

et il n'écoutait pas plus les conversa-tions particulières que les gens quifréquentaient son cabaret avaient avecMargot, qu'il n'écoutait ce qu'ils.di-saient entre eux.

La seconde habitation dont nousavons parlé avait un aspect bien diffé-

rent, et renfermait des hôtes d'unbien autre caractère ; elle était située

à cent pas environ des bords de laSeine

, et sa porte principale faisaitface à la rivière ; c'était un bâtimentdont l'existence remontait à Henri III,et qui semblait devoir périr par lesprécautions même qu'on avait prises

pour le rendre durable; il succombait

sous son propre poids, c'est-à-dire que

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( «r)les murailles

,qui étaient élevées en

pierre de taille j se désunissaient et selézardaient faute de réparations

, etqu'à cause de l'humidité du lieu onvoyait, à la hauteur du premier et dusecond étage

,le violier étaler ses

fleurs jaunes entre les pierres déjoin-

tes. Une grande cour précédait le pre-mier corps-de-logis, et sur le derrièrede la maison s'étendait un parc en-touréde murailles, qui s''étaient écrou-

lées en plusieurs endroits ; cet hôtel(!on lui donnait ce nom en y ajoutantcelui de Saint-Pons que portait le pro-priétaire), cet hôtel avait un aspecttriste et lugubre

, autant à cause dela couleur grisâtre des pierres dont ilétait bâti, que parce qu'il était en-touré d'arbres qui contribuaient à yentretenir l'humidité, et dont l'ombreépaisse donnait de l'obscurité aux éta.-

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C »;)ges inférieurs. Les marches qui con-duisaient à la pièce d'entrée étaient

recouvertes d'une mousse verdâtre, etl'herbe croissait dans la cour. Cepen-dant il était habité

,il y avait des che-

vaux dans les écuries, et un assez bon

nombre de valets et de servantes fai-saient le service de la maison.

M. de Saint-Pons, qui en était lepropriétaire, était un gentilhommenormand à peu près de l'âge de maî-tre Guillaume ; il le connaissait etavait conservé avec lui quelques rela-tions ; Guillaumeétaittoujours le bien-

venu quand il arrivait à l'hôtel, nonqu'on y ignorât sa profession ni lamanièredont il l'exerçait ; mais il avaitété soldat dans une compagnie quecommandaitM. de Saint-Pons ; il avaitété toujours dans le parti des ennemisdu cardinal Mazarin, et c'était pour.

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M. de Saint-Ponsune recommandationqui lui faisait fermer les yeux sur toutle reste.

Il y avait à peu près dix ans queM. de Saint-Pons avait acquis l'hôtelqu'il habitait, et qu'il y vivait noble-

ment ,c'est-à-dire sans rien faire

,ayant droit de chasse et meute dechiens courans ; tous les domestiquesde la maison n'étaient à son service

que depuis cette époque, et il navait

pas tenu à lui qu'on ne le rut père de

deux enfans qui vivaient dans son hô-tel ; mais parmi ses domestiques il enétait un qui ne permettait pas qu'ontombât dans cette erreur, et qui mêmeprenait à tâche de l'empêcher de serépandre ; c'était Georges, qui exer-çait à l'hôtel les fonctions de somme-lier. Georges était un homme âgé,mais d'une vieillesse encore verte et

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agile, et il paraissait, au grand regretde M. de Saint-Pons, s'occuper de

tout autre chose que de ses devoirs desommelier. Le vieux gentilhomme levoyait avec dédain, et dans l'occasionGeorges répondaità lamalveillance de

M. de Saint-Pons, ou par des sarcas-

mes piquans, ou par ces phrases am-biguës qui blessent sous une apparencede respect et de soumission. Il étaitbourru et grondeur avec tous les do-

mestiques,il avait même avec eux un

ton de supériorité auquel M. de Saint-Pons cédait quelquefois lui-même, demanière qu'il semblait qu'il avait été

imposé comme un Argus ou unMentorqui devait dénoncer les fautes ou les

empêcher. Mais il y avait dans la mai-

son , ou pour mieux dire dans l'hôtel,

un individu auquel Georges passait

tout et pour lequel même il avait le

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plus grand respect, se découvranttoujours devant lui, et faisant toujours

ses volontés quelque injustes et mêmequelque absurdes qu'elles fussent

:

c'était un jeunehomme qu'on appelaitHenri, et qui vivait chez M. de Saint-Pons comme s'il eût été son fils.

Henri avait dix-sept ans ; sa tailleétait médiocre

,mais pleine de grâces

et d'élégance, son-teint était blanc etcoloré, ses cheveux châtains ; il avaitles yeux perçans, quoiqu'ils fussentbleus, et Georges prétendait que sonregard était celui de l'aigle, ou celuidu grand Gondé qui passait quelque-fois devant l'hôtel pour se rendre à

Versailles; hardi,

adroit et auda-cieux

,Henri se livrait avec ardeur à

tous les exercices des jeunes gens de

son âge, et nous ne. dirons pas de sa.naissance, puisque sa naissanceétaitun

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.( i5)

problème, mais à tous les exercices des

jeunes gens de la plus haute naissance,etla fortune de M. de Saint-Pons luipermettait de se satisfaire sur ce point.Il montait à cheval, il chassait, etquelques dangers que présentassent

ces amusernens, Georges le voyait s'y

livrer avec plaisir.

— Henri, disait-il, n'est pas fait

pour mourir d'une chute de cheval, ni

pour se noyer dans la Seine, ce n'est

pas comme cela qu'on meurt dans safamille.

Mais quelle était cette famille ? voilà

ce qu'il ne disait jamais, et ce qu'ilparaissait cependant savoir. Lorsqueles domestiques de la maison le pres-saient là-dessus, il se contentait derépondre que ce jeune homme n'étaitpas le fils de M. de Saint-Pons ; il esttrop beau sire pour cela, ajoutait-il;

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( i6)alors, si on poursuivait la conversa-tion, et que, de conséquence en con-séquence, on arrivât jusqu'à dire quelorsqu'on ne pouvait pas citer sonpère, on était dans cette classe ambi-guë dont on craint de blesser la sus-ceptibilité en l'appelant par son nom.

— Bâtard, disait-il, vous voulez

faire entendre que Henri est bâtard...il s'arrêtait et faisait le geste signifi-catif d'un homme qui ne veut pasachever sa pensée; ensuite il faisait

une longue énumération de tous les

bâtards qui, depuis Henri IV, avaientjoui en France d'une grande considé-

ration. César de Bourbon, duc de

Vendôme, disait-il, chef de l'illustre

maison de Bourbon-Vendôme, le che-valier de Vendôme, un gaillard quivalait à lui seul dix hommes d'armes ;

un évêque de Metz, une abbesse de

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Fontèvrault et bien d'autres. Pourfeu notre bon sire Louis XIII, ajou-tait-il, il ne fit pas comme son père ;

mais notre bon Roi, disait-il en ôtant

sa toque de velours et découvrant unfront intelligent et des cheveux déjàblanchis par l'âge, notre bon roi a fait

comme son grand-père ; il commen-çait alors une longue histoire des en-fans naturels de Louis XIV, et finis-

sait par citer le duc dû Maine, qu'ilparaissait affectionner plus que sesfrères et soeurs, et qu'il donnait pourun petit prince accompli, quoiqu'ilfût boiteux. Après avoir fait ainsiétalagé de son érudition devant unauditoire de valets et de servantes ,

ilcongédiait tout le monde d'un aird'autorité

, et terminait la conversa-tion

, non sans se flatter en secret ques'il n'avait pas dit que la naissance de

T. i. 2

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( .8 )Henri avait quelque chose d'aussi il-lustre que celle des bâtards qu'il ve-nait de citer, du moins il avait pufaire germer cette idée. C'est quelquechose que d'être bâtard d'un roi!

Le vieux Georges n'appelait jamaisson.jeune maître que sire ; c'était unelocution qui commençait alors à

vieillir r mais elle lui semblait conve-nable

, et il y avait si bien accoutumé

ceux qui l'entouraient, qu'on ne le

nommait dans l'hôtel que sire Henri.Henri était étranger à toutes ces

discussions ; il.était rempli de ces pre-mières illùsiGnsf;de la jeunesse quifont qu'on se compose une vie à partdes objets qui nous entourent; on vitalors comme si on était conduit parune fée bienfaisanfcèjqul embellit toutde son toucher et qui nous ouvre les

yeux vers un avenir riant et plein de

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( i9 )

charme. Le soir, quand il était retiré

dans son appartement, Georges, qui

ne l'avait jamais quitté depuis qu'ille connaissait, s'établissait son écuyer

et le déshabillait en lui faisant des

contes d'autrefois; c'était Arthur et

ses douze pairs ; c'étaient les cheva-liers de la cour de Charlemagne, oubien quelque bon tour que quelque

page avait joué à un vieux châtelain

ayant jeune et blanche épouse. 11 seplaisait ensuite à lui rappeler les pre-miers jours de son enfance, lorsque

ses jeunes dents lui arrachaient des

cris de douleur et que lui le tenaitrenversé sur ses genoux et cher-chait à l'apaiser en lui chantant Vive

Henri IV, ou bien Charmante Ga~

brieUe ; et Georges5

qui n'était point

un moraliste, et qui paraissaitvou-

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( 20 )

loir élever Henri d'une façon touteparticulière, ajoutait à tout cela

:

:^ Sire Henri, cet Henri IV dont

vous portezJe nom, était un camaradequi avaitja peine votre âge qu'il fai-sait déjà-pàrler de lui; c'était,un vertgalant, comme dit la chanson : est-ce

que vous ne ferez pas comme lui,mon maître? Savez-vous ce que j'airemarqué ?

-— Et qu'as-tu remarqué, Georges?

— Que lorsque vous montez lebeau cheval flamand que M. de Saint-Pons appelle son cheval de bataille

,vous passez; toujours auprès du caba-

ret de Guillaume.

— Eh bien ! disait Henri, pourquoi

n y passerais-je pas ?

— C'est ce que je pense, reprenaitnonchalamment Georges 5 et cepen-

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(2l)dant je me suis aperçu que vous n'y

avez pas passé aujourd'hui, et je nesuis pas le seul qui ai fait cette obser-

vation; Margot, c'est-à-dire Margue-

rite, la femme de Guillaume, l'a faite

comme moi.

—- Vraiment ?

— Oui, beau sire, elle a été tout lejour sur ces pierres qui sont au boutde l'avenue de son cabaret, pour vousvoir passer. Elle est fort jolie, Mar-guerite ; si, à votre âge, j'avais trouvé

sur mon chemin une bachelette com-me celle-là, ma foi, je ne sais pas ce

que j'aurais fait. Guillaume n'estpoint jaloux, son vin est bon, et ilest agréable de se le faire verser parune jolie main quand on le peut.

De semblables discours devaient ex-citer les passions du jeune Henri ; ce-pendant ce n'était pas là tout-à-fait le

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( M )but de Georges, il aurait trouvé toutsimple que Henri eût des maîtresses

,qu'il fit la cour à la femme de Guil-laume. Henri IV faisait bien ainsi,mais il savait que les charmes de Mar-guerite touchaient fort peu Henri,et il ne la mettait ainsi en avant, quepour savoir la vérité sur un autrepoint. S'il faut dire ici tout ce que nouspensons, ce qu'il cherchait à savoirn'était point un secret pour lui ; il te-nait seulement à en avoir la confi-dence de la bouche même d'Henri :

c'était un lien de plus qui l'aurait at-taché à son jeune maître,. c'était le

moyen d'être nécessaire, et de flatter

en se rendant utile;, car, ce qu'il y ade plus utile pour un jeune homme

,c'est le confident de ses passions, c'estcelui qui les favorise et les conduit ;

mais Henri, quoiqu'il fût d'un carac-

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( *3 ).

caractère ardent et emporté, était dis-

cret et même mystérieux ; il aurait cruse voler à lui-même quelque chose de

son bonheur, s'il en eût parlé, et lapensée unique de son coeur, celle qu'ilberçait avec complaisance, était pourlui comme une idole précieuse dontl'adorateur fanatique n'ose pas ouvrirla niche, de peur que le contact d'unair nouveau ne blesse la déesse, ou quele regard d'un oeil étranger ne l'irrite.Quand Georges entamait de pareillesquestions, Henri se retournait dans

son lit, souhaitait le bonsoir au vieuxsommelier, et lui indiquait l'heure oùil voulait partir pour la Ghasse le len-demain matin.

Cependant les insinuations de Geor-

ges regardaient une personne qui vi-vait à l'hôtel Saint-Pons, qui y avaitété élevée avec Henri, et qui, depuis

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( A )dix ans, partageait ses plaisirs

, sesjeux, et la plupart de ses exercices.C'était Alice, filledeM. de Saint-Ponsielle avait deux ansde moinsque Henri,

et s'était attachée à lui, comme unesoeurs'attache à son frère. Alice, quoi-

que à peine âgée de quinze ans, étaitd'une taille qui atteignait déjà à celled'Henri ; ses beaux cheveux noirs tom-baient en boucles naturelles sur son

cou, plus blanc que la neige : ses yeuxbrillans se relevaient avec douceur

sous de longs cils ; la forme ovale de safigure, son nez fin et délicat, sa bou-che petite et gracieuse donnaient àl'ensemble de son visage une régula-rité parfaite ; c'était une de ces beau-tés dont l'ensemble ravit, parce, quetous les traits sont proportionnés

, et

que la délicatesse et la forme de cha-

cun d'eux s'unit et s'enchaîne, pour

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(25)^

.ainsi dire, de manière à former untout aussi parfait que séduisant. Les

statuairess'emparentde ces figures ré-gulières, et les reproduisent volontiers

sous leurs ciseaux, mais Alice eûtéchappé à leur imitation ; son visageavait une vie si activé, il portait l'em-preinte de ce que les Anglais appel-lent une animation si constante et simobile

, que jamais le ciseau n'eût pula saisir et la fixer, que sur la palettedu peintre le pJLus habile-on n'eût pastrouvé des nuances assez déliées pourla reproduire ; la marque fugitived'une veine bleue descendait sur sonfront blanc, et venait se perdre à lanaissance de l'arc de ses sourcils ; sesjoues blanches étaient colorées d'unincarnat léger, et lorsqu'une sensationimprévue venait l'agiter, une rougeursubite lui donnait un nouvel éclat, et

T. i. 3

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(16)teignait de la couleur des roses tous leslys de son Visage.

' Sa taille, bienqu'emprisonnée dansles buses et les corps de baleine qu'onportaitalors, était souple et gracieuse;à ses mouvemens aisés et faciles, aunaturel de ses poses non étudiées, onaurait dit un de ces peupliers flexi-bles que le vent abaisse et qu'il laisse

ensuite se redresser, comme si l'arbreavait voulu se pencher un instant versla terre, et se relever ensuite pour re-garder le ciel. A ces qualités extérieu-

res, Alice joignait un caractère dé-cidé

, un esprit ferme, juste et droit :

elle avait pour son père une tendresse

respectueuse et une fort grande sou-mission ; elle savait confusément queM. de Saint-Pons avait figuré dans les

troubles des règnes précédens,

qu'ilavait épousé une demoiselle sansbiens,

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( *7 )

et douée d'une grande beauté, et,quoiqu'elle ignorât de quelle manière

son père jouissait de la tranquillité etde la richesse qui l'entourait, elle luitenait compte d'une chose vraie, maisqu'il répétait à satiété, et qu'il faisaitvaloir bien haut. M. de Saint-Pons nes'était point remarié, il avait perdu safemme qu'il était jeune encore, maisil avait juré sur le berceau de la petiteAlice, de ne point lui donner de ma-râtre, de s'occuper entièrement de sonéducation, de son bonheur, et de con-sacrer sa fortune entière à lui procu-rerun établissementavantageux. Alicequi voyait l'isolement dans lequel vi-vait son père, lui tenait compte de cesacrifice, et cherchait à remplacer parson amour pour lui, toutes les jouis-

sances dont il s'était privé. CependantAlice ne quittait guère Henri ; elle

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(28)avait pour lui un de ces sentimcnsqu'on dirait nés avec nous, et quitiennent de si près à l'âme et à la vie

,qu'on ne saurait les arracher du coeur

sans causer la mort. Henri était lapremière personne qu'elle cherchaitle matin

,c'était la dernière qu'elle

voyait le soir avant de rentrer dans

son appartement, et l'image du jeunehomme la suivait encore dans ses son-ges ; ce n'était point de l'amour, ou,pour mieux dire, ce n'était point l'a-mour comme on l'entend, et commeon le fait, c'était la tendresse naïve dedeux enfans qui ne peuvent pas vivrel'un sans l'autre, et qui ne se rendentraison ni du sentiment qui les unit,ni dubutverslequelilscourent.Henri,de son côté

, ne voyait dans le monde

que sa petite Alice : elle partageait

tous ses jeux, et, comme elle était plus

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(29)faible que lui, il arrivait qu'elle suc-combait dans des exercices ou dans des

courses qui n'étaient pour lui qu'unbadinage ; alors il la prenait dans sesbras, et il la portait ainsi jusqu'à l'hô-tel, ou du moins jusqu'à un endroitoù elle pût se reposer et reprendre ha-leine. Un soir qu'ils se promenaienttous deux sur les bords de la Seine,Henri voulut sauter dans un petit ba-telet qui était amarré sur la rive

, etquand il fut dedans, il appela Alice

:

la jeune enfant essaya de faire commeson frère, mais n'atteignit pas jus-qu'au batelet, et tomba dans l'eau.Henri s'élança aussitôt auprès de sasoeur : les deux enfans avaient de l'eaujusqu'au menton , et ils auraient étéentraînés par le courant ,

s'ils n'eus-sent été arrêtés par les longues tigesdes plantes aquatiques^ dans les-

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.( 30)quelles leurs pieds s'embarrassèrent.Henri faisait des efforts incroyables

pour se tirer de là, et pour sauver sa

soeur ; Alice pleurait comme un en-fant.

—N'aiepas peur, disaitHenri, n'aie

pas peur ,Alice

, nous nous en tire-

rons ,je te sauverai.

Alice n'avait pas peur de la mort ;c'est une pensée qui ne vient pas auxenfans ; mais elle craignait les pois-

sons ,et toutes ces vilaines bêtes qui

sont dans l'eau, et qui pouvaient ve-nir lui mordre les jambes ; ils étaientdepuis long-tems dans cette situation,cherchant en vain un appui dans lebatelet qui semblait fuir devant eux,quand ils y portaient la main, lorsqueGeorges accourut à leurs cris

, et lesretira de l'eau. Quand, l'heure du sou-per arriva

,Alice raconta cette aven-

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( 3i )

ture à son père ; Henri trouva fortétonnant les éloges qu'on fit de soncourage , et dit que ,

si sa soeurAlice avait été mangée par les pois-

sons ,il aurait voulu être mangé com-

me elle.Quelquefois Henri et Alice se pro-

menaient sous les grands arbres dontleur demeure était environnée ; ils

s'oubliaient tous deux dans une rê-verie mutuelle : Alice faisait la guerreaux bleuets ou aux larges feuilles defougère qui s'étendent comme unéventail. Henri s'approchait des bou-leaux, et il enlevait cette pelliculegrisâtre qui en laisse voir une secondedouce

,unie

, et plus blanche que levélin sur lequel nos petites maîtressesécrivent leurs billets doux.

— Que fais-tu là? disait Alice.A cette question

,Henri s'appro-

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( 3.}éhait d'elle, il la faisait asseoir sur la

mousse, et il lui racontait quelqiiesvieilles légendes, quelque ancien fa-bliau qu'il tenait de Georges.

—Écoute, Alice, lui disait-il

>au-

trefois,

il y a bien long-tems, tin che-valier se promenait avec sa dame dans

une forêt ; il était couvert d'une belle

armure,avait un casque d'orsur lequelflottaientde grandesplumes blanches ;il avait aussi une forte lance et unebonne épée qui valait pour le moins

autant que la fameuse Durandal, épée

de Roland; il montait un beau che-val noir, et sa dame une petite haqne-née blanche. Ils descendirent de che-val pour se promener un instant; ladame cueillitdes fleurs comme tu viensde le faire, et le chevalier s'avisa d'en-lever la première écorce d'un bouleauqui était devant lui, lorsque sur cette

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(33)peau fine et blanche qui est dessous,

il lut que la fée Mélusine, qui l'ai-mait beaucoup, le ferait roi d'unegrande île bien peuplée, et le rendraitle plus riche de la terre, s'il voulaitlaisser là sa dame

, et monter dans unpetit char attelé de deux serpens ailésqu'il verrait venir de l'Occident ; lechevalier qui aimaitbeaucoup sadame,tira son épée pour couper cet arbre

,qui lui conseillait une perfidie

, et iljeta un petit coup -d'oeil vers l'OcGi-

dent, pour voir s'il apercevrait le

char ailé. En effet, il vit dans l'air unchar qui, tiré par deux dragons, pa-raissait se diriger vers lui; cette vueredoubla sa colère, et il allait abattrel'arbre, lorsqu'il jeta un second coup-d'oeil sur l'écriture : elle avait changé,

et il lut alors que ce que lui proposait

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(H)d'abord Mélusine n'était qu'une épreu-

ve , et que, puisqu'il y avait résisté,

il serait roi de l'île, et que sa dame enserait la reine. Le char s'avança, ils'agrandit, ils y montèrent tous deux,

et dans un instant ils furent transpor-tés dans un- beau pays, dont toutes les

maisons étaient bâties de marbre pré-cieux

, et avaient des toits d'or. Le peu-ple criait sur leur passage : -Vive le

chevalier Esplandian, notre roi", etvive notre reine la belle Hiïdegonde. Ilsfurent dans le palais qui était faitd'une seule pierre resplendissante

,comme l'escarboucle ; ils y trouvè-rent des domestiques, des varlets, des

pages, des serviteurs sans nombre, etdans une des écuries

,le chevaliervit

son beau destrier, et la dame sa joliehaquenée blanche. Le chevaliersortait

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(35)quelquefois pour aller chercher des

aventures hors de sort royaume ; maisla dame ne sortait jamais.

— Eh bien ! lui disait Alice enriant.

— Eh bien! continuait Henri, enôtant la première écorce de ce bou-leau, j'espérais trouver, comme cechevalier Esplandian

,les paroles de

quelque fée qui me- proposerait sonchar volant et une île où je pourraisvivre avec toi ; mais je voudrais y êtreseul avec toi, mon Alice. Nous n'au-rions pas besoin de sujets.

— Pourquoi seuls ? demandaitAlice.

— Je ne sais, répliquait Henri;mais j'aimerais bien passer ma vieseul' avec toi.

La jeune fille ne répliquait rien,

mais par un doux sourire, elle don.-

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( 36 )

nait ûrt consentement tacite aux sOiï-hâits d'Henri. Quand la nuit qui les

surprenait souvent ensemble s'épais-sissait, ils rentraient à l'hôtel, où

ils trouvaient M. de Saint-Pons qui,

salis leur demander compte de leurjournée, les invitait à prendre aveclui le repas du soir

, et après un sou-per substantiel, auquel le bon appétitd'Henri faisait toujours honneur

,la

petite Alice embrassait son frère et seietirait dans son appartement, oùM. de Saint-Pons entrait quelquefois

pour causer un instant avec sa fille etfinir la journée auprès d'elle.

Georges s'était aperçu de l'amournaissant des deux jeunes gens , et,quoiqu'il regardât Henri comme fort

au dessus de sa petite compagne etqu'il ne pensât pas qu'elle pût jamaisdevenir la femme de son jeune maî-

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(37)tre, il voyait cet amour avec plaisir.

— Il faut, pensait-il, que le jeuneHenri fasse ses premières armes au-près d'une jeune fille qui lui rende

tout son amour. Un si beau damoiseau

est trop jeune et trop joli pour unevieille coquette ; Alice de Saint-Pons

est belle, aimable, c'est un morceaude roi ; il n'est pas mal que mon maî-

tre s'y attache, et quant au mariage...

mon Dieu, toutes les filles qui ont del'amour n'ont pas un mari, et pouravoir conté fleurette à un joli minois,

on n'est ni pendu ni marié. HenriIV,si j'ai bonne mémoire, et notregrand roi Louis, à qui Dieu donne

un long règne, et mille autres.....Allons, disait le vieillard, Henri fera

comme eux tous.M. de Saint-Pons avait fait les mê-

mes observations que Georges, et s'il

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( 38 )affectait de fermer les yeux sur ce qui

se passait presque devant lui, c'était

par des raisons tout-à-fait opposées à

celles du sommelier.Cependant, un soir que Henri et

Alice revenaient du bois et qu'ils apr-prpchaient de l'hôtel en se tenant parla main, et faisant de ces châteauxaériens qui les occupaient souvent,ils aperçurent de loin un équipagequi sortait de la cour de l'hôtel,

et qui se dirigeait vers la ville deVersailles, où était alors le roi ; c'é-tait une superbe calèche découverte

,attelée de quatre chevaux fringans etentourée de domestiques à cbeval quigalopaient devant et derrière la voi-

ture ; un coureur, vêtu en velourscramoisi courait devant, et, commeil suivait le chemin où étaient Henriet Alice, il passa si près d'elle, qu'elle

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(39)fut obligée de faire un pas en arrière

pour n'en pas être heurtée.

— Alerte! alerte! cria le coureur,pour engager les jeunes gens à rentrerdans le bois et à laisser le cheminlibre; mais, avant qu'ils eussent puobéir à cet ordre, la calèche était audevant d'eux, elle s'arrêta comme

par enchantement, et Henri dit à sa

compagne :

— Ma petite Alice, c'est la fée Mé-

lusine.

Une fortbelle femme leur fit signed'avancer, et dit à Alice de monter

sur le marchepied,

qui alors ne serepliait pas, comme aujourd'hui dansla voiture, mais qui, fait avec moinsd'art et plus de solidité, était fixé endehors ; Alice monta timidement, labelle dame la baisa au front et dit:

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(4o)— C'est mademoiselle de Saint-

Pons.

Et, sans attendre la réponse affir-mative d'Alice, elle se tourna vers unmonsieur d'une figure dure qui étaitassis à côté d'elle dans le fond de lavoiture, et lui dit :

— On ne nous avait pas trompés,Monseigneur; elle est fort bien, regar-dez donc quels yeux, quelle bouche,quelle fraîcheur! et unetaille parfaite,des mains admirables ; en vérité elle

est fort bien.

Alice écoutait avec peine des louan-

ges si crues, et elle était devenue

rouge jusqu'aux oreilles, tandis que la

personne qu'on avait nommée mon-seigneur

,considérait attentivement

Henri.

— Il a, dit-il, une belle figure ; il

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( 4* )

est bien pris ; il a l'air fier et hardi,

ce sera un beau page.Cependant, Alice fatiguée des élo-

ges que lui avait prodigués cettedame, et décontenancée par le dé-tail qu'elle avait fait de sa beauté

,s'était hâtée de quitter le marchepied

et était allé rejoindre Henri.

— M. de Chavigny est bien heu-

reux, murmura la dame, qu'en dites-

vous, Monseigneur?

— Fouette cocher, répondit celui-ci, et la calèche partit comme untrait.

En arrivant dans lacour de l'hôtel,Henri et Alice trouvèrent tout enémoi ; les domestiques formaientmille conjectures sur l'équipage quiavait stationné pendant une heuredevant la grande porte ,

les palefre-niers'louaient les chevaux, les sèrvan-

T. i. 4

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(42 5

tes s'émerveillaient sur les gros dïa-

mans qui ornaient le cou de la belledame, et Marguerite, la femme deGuillaume, qui s'étaitglissée parmi les

domestiques de M. de Saint-Pons, selouait beaucoup du coureur qui luiavait fait des complimens et lui avaitpassé la main sous le menton. Tous

cherchaient à savoir ce qui avait

amené ces deux personnes auprès de

M. de Saint-Pons, et ils interrogeaientle vieux Georges qui avait été appelé

un instant auprès de ces personnages.Celui-ci feignait de ne pas entendre ,et il ne répondit d'abord que par des

hum! que dites-vous? que voulez-

vous? Enfin, lorsqu'il crut que sonimportance ne pouvait que décroître,il dit :

— C'est M- de Louvois, Monsei-

gneur, un ministre d'Etat; hum ! hum!

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( 43 )je l'ai connu bien petit garçon ,

dansle tems de M. Fouquet.

—'Et cette belle dame, lui deman-dait-on

, est-ce sa femme?

'— Hum ! hum! sa femme, sa fem-

me ,plaise à Dieu, mes bons amis

,que vos femmes ne fassent jamais

comme celle-là ; c'est madame Dufres-noi.

En effet, Louvois était venu chezM. de Saint-Pons

, accompagné demadame Dufresnoi

,la femme d'un

de ses commis, avec laquelle il vivaitpubliquement

,. et pour laquelle ilavait eu le crédit de faire créer lacharge de dame du lit de la reine.

— Mais on se moquera de vous etde moi, répondit Louis XIV, quandLouvois fit cette demande.

— Nous laisserons faire, reprit leministre.

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( 44 3

Ils n'en eurent pas besoin ; tout cequi entourait alors Louis XIV et sesministres était si désireux déplaces,d'argent et de faveurs, que la nomi-nation de madame Dufresnoi ne fitnaître que quelques épigrammes etquelques bons mots anonymes.; per-sonne ne fut assez imprudent pourirriter la maîtresse d'un homme de-

vant qui tout tremblait; madame Du-fresnoi eut des courtisans

, et pas unfrondeur avoué.

Ce fut au milieu de toutes les ques-tions des domestiques et à la fin de laréponse de Georges, que Henri etAlice entrèrent dans la cour; dès qu'ilsarrivèrent, tous les chapeaux furent

en l'air, et le vieux Georges, sa toqueà la main

,s'approcha de Henri et lui

dit respectueusement :

— Mon jeune maître,

je suis en-

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(45)chanté d'être le premier à vous an-noncer que vous êtes page...

— Comment, Georges , que dis-tu?

— Oui, mon maître, page du roi,

reprit Georges en se relevant et endonnant à sa taille toute la hauteurdont elle était susceptible; monsei-

gneur de Louvois est venu tout exprès

pour l'annoncer à M. de Saint-Pons.La dernière partie de ce qu'avan-

çait Georges,

n'était pas exactementvraie ; il paraît même que la visite à

M. de Saint-Pons avait un autre mo-tif plus important pour lui ; autre-ment ,

pourquoi n'aurait-il pas parléà Henri, qu'il avait reconnu toutcomme madame Dufresnoi avait re-connu Alice ? mais le vieux servi-

teur ajoutait cette circonstance parcequ'elle lui paraissait vraisemblable

,

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( 46 )

et que d'ailleurs, cela donnait de l'im-

portance à Henri.

— Page du roi ! répétait Alice.

En effet, le monsieur qu'ils avaientrencontré avait dit ; Ce sera un beau

page ;. et elle regardait le compa-gnon, l'ami de son enfance, pour voir

quelle impression cette nouvelle fe-rait sur lui.

Henri ne disait rien; mais ses re-gards se portaient alternativementsurAlice et sur la terre ,où il les tenaitattachés

, comme pour empêcher ceuxqui l'entouraientde lire ce qui se pas-sait dans son âme. Etre page, page duroi, voir la cour, c'était une bienbelle chose; et à dix-sept ans il. estbien peu de personnes qu'elle ne sé-duise ; mais Henri ne convoitait pasdes jouissances et des plaisirs qu'il neconnaissait pas ; et, sans se l'être dit,

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(47)sans s'en douter même

,il aimait

Alice; être page! ah! qu'il eût mieuxaimé que la fée de ses rêvés,.que laMélusine qu'il voyait toujours dans

ses souhaits,

l'eût transporté dansquelque île déserte

,où il n'eût de-

mandé qu'Alice pour toutjbien ! C'é-tait-là, ce qu'il désirait, un bonheurdoux, calme, inconnu,

*et non pas

les magnificences de Versailles, les

beautés pittoresques de Marly, ou les

sombres avenues de Compiègne ; sessentimens délicats et tendres, ses sou-haits faciles à satisfaire et son carac-tère contemplatif, le portaient à dé-sirer, comme le comte de Moret, quenous avons cité au commencement de

ce chapitre, de...

passer sa viePrès de l'objet de ses amours.

plutôt que de courir après le fracas de

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( 4S )

la fortune et de la faveur; cependant

toutes ses sensations n'étaient pas en-core bien développées dans son âme

,et ce fut avec une espèce d'hésitationqu'il répéta avec tout le monde

:

— Page du roi !

— Page du roi ! dit un palefrenierà son camarade ; tu vois bien qu'iln'est pas bâtard.

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'•( 49 )

CHAPITRE II.

X.A COUR.

De ces sources étranges et pestilentielleslui vint cet orgueil tel

, que ce n'est pastrop dire que, sans la crair.te du diableque Dieu lui laissa jusque dans ses plusgrands désordres, il se serait fait adoreret aurait trouvé des adorateurs.

(SAINT-SIMON. )

LA France avait atteint un hautdegré de prospérité que la paix de Ni-mègue semblait devoir rendre dura-ble; Louis XIV, dans la force de l'âge

et dans tout l'éclat de sa fortunesemblait être le seul roi de l'Europe ;mais aujourd'hui nous savons, par un

T. 1. 5

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(5o )

exemple récent, avec quelle rapiditépeut s'écrouler l'édifice politique quisemble le plus stable. Louis devait sessuccès rapides autant à son activité,

au talent de ses généraux et à la va-leur française, qu'aux fautes nom-breuses que firent ses ennemis ; eneffet, dit Voltaire, l'empereur Léo-pold ne paraissait pas dans ses armées;Charles II, roi d'Espagne

,fils de Phi-

lippe IV, sortait à peine de l'enfance ;

le roi d'Angleterre ne mettait d'acti-vité dans sa vie que celle des plaisirs.Tous ces princes et leurs ministres fi-

rent de grandes fautes ; l'Angleterreagit contre les principes de la raisond'Etat, en s'unissant avec la France

pour élever une puissance que son in-térêt était d'affaiblir ; l'empereur

,l'empire, le conseil d'Espagne

,firent

encore plus mal de ne pas s'opposer

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(5i )à ce torrent ; enfin

,Louis, lui-mê-

me ,commit une aussi grande faute

qu'eux tous , en ne poursuivant pasavec assez de rapidité de faciles con-quêtes. Condé et Turenne voulaientqu'on démolît la plupart des placeshollandaises : ils disaient que ce n'é-tait point avec des garnisons qu'onprend des États, mais avec des armées,

et qu'en conservant une ou deux pla-

ces de guerre pour la retraite, on de-vait marcher rapidement à la con-quête entière. Louvois, au contraire,voulait que tout fût place et garnison,c'était là son génie, et c'était aussi legoût du roi. Louvois avait par là plusd'emplois à sa disposition, il étendaitle pouvoir de son ministère

,il s'ap-

plaudissait de contredire les deux plusgrands capitaines du siècle. Louis le

crut et se trompa , comme il l'avoua

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( 53 )

depuis ; il manqua le moment d'en-trer dans la capitale de la Hollande :

il affaiblit son armée en la divisantdans trop de places ; il laissa à sonennemi le tems de respirer. L'histoiren'est souvent que le récit des fautesdes hommes.

Cette gloire ne devait pas tarder à

nous être fatale. L'Europe entière de-vait se liguer contre nous, et nousavions laissé, dans la Hollande, unetelle haine, qu'un écrivain avanceque, cent ans après la conquête de ce

pays, il vit, dans de petits catéchis-

mes d'un village Hollandais, la hainedu nom français prêchée comme undes moyens de se rendre agréable àDieu. Ce qui avait surtout irrité l'Eu-

rope contre Louis XIV, c'était le dou^-

ble incendie du Palatinat ; ce pays sifertile, couvert par deux fois de rui-

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(.53)nés, de sang et de morts, déposait

contre l'insolence de sa victoire et l'a-bus qu'il avait fait de ses forces. Onlit à ce sujet, dans quelques histoires,

que l'électeur Palatin, Charles Louis,désespéré d'avoir vu, du haut de sonchâteau de Manheim, deux villes etvingt-cinq villagesembrasés, défia Tu-

renne à un combat singulier par unelettre pleine de reproches ; Turenne

ayant envoyé la lettre au roi qui luidéfendit d'accepter le cartel, ne ré-pondit aux plaintes et au défi de l'é-lecteur

, que par un compliment va-gue et qui ne signifiait rien. Voltaireprétend qu'on n'a jamais vu la vérita-ble lettre de l'électeur Palatin, Char-les Louis, ni la réponse du prince deTurenne ; il ajoute :

— Il a seulement passé pour con-stant que l'électeur

,justement outré

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( H )des ravages et des incendies que Tu-renne commettait dans son pays ,

lui

proposa un duel par un trompettenommé Petit-Jean. J'ai vu, dit-il, lamaison de Bouillon persuadée de cetteanecdote ; le grand prieur de Ven-dôme et le maréchal de Villars n'endoutaient pas. Les mémoires du mar-quis de Beauveau, contemporain, l'af-firment. Cependant, il se peut quele duel n'ait pas été expressémentproposé dans la lettre amère que l'élec-

teur dit lui-même avoir écrite auprince de Turenne. Plût à Dieu qu'ilfût douteux que le Palatinat ait étéembrasé deux fois! Voilà ce qui n'est

que trop constant, ce qui est essen-tiel et ce qu'on reproche à la mémoirede Louis XIV.

Ces conquêtes nous échappèrentbientôt. On sait que nous évacuâmes

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( 55 )la Hollande avant que l'arc de triom-phe que nous appelons la Porte-Saint-Denis, et qui est destiné à en retracerle souvenir, fût achevé. Turenne

,cependant, était mort, et on n'avait

pas grande foi ensamonnaie. Le grandCondé, après la bataille de Senef,s'était retiré du commandement des

armées; il avait mis son épée dans lefourreau pour ne l'en plus faire sor-tir ', et il vivait à Chantilly en homme

privé et en philosophe.. On sentaitdonc que la paix de Nimègue ne se-rait pas durable, et qu'il faudrait des

efforts nombreux et constans pour sesoutenirà lahauteur où on étaitmonté.Mais en ce tems-là on considérait fort

peu la chose publique ; il s'agissaitseulement de se pousser, d'avancerauprès du maître, et pour cela tousles moyens étaient bons; la guerre

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( 56 )avait cela d'utile, que les rangs sré-

claircissaient et qu'il fallait les rem-plir de nouveau , et la faveur, celad'agréable et d'avantageux que le che-min était plus doux et moins péril-leux. Heureux qui était bien en cour !

un mot, un regard du roi, étaientde ces choses sur lesquelles on pouvait

emprunter comme on emprunte de

nos jours sur des capitaux ou sur des

contrats ; plaire au roi était le butunique, et, à quelques exceptionsprès, tout le monde à la cour sacri-fiait à ce besoin. Les femmes étaientfières d'être distinguées par le monar-que, les maiis, les pères, les frèresétaient enchantés de tenir à la maî-

tresse du roi par un lien quelconque ;

il est vrai que cette place était unedes plus lucratives du royaume, etcelle qui donnait le plus d'influence.

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( 57 )

_Louis XIV était magnifique avec sesmaîtresses ; il légitimait ses enfansnaturels, et il fut même jusqu'à lesélever au rang de princes du sang.

La femme qui régnait alors sur le

coeur du roi, et qui avait cet empiredepuis long-tems, était Athénaïs deMortemart, marquise de Montespan.Conduite jeune à la cour, on prétendqu'elle avait averti son mari des dan-

gers qu'elle y courait ; elle avait mêmedit à la reine, en lui parlant de laVallière :

— Si je m'étais conduite commeelle, je me cacherais à toute la terre.

Mais ou ces on dit n'ont point defondement, ou par ces discours elle

cherchait à irriter l'amour-propre duroi, qui, comme tous les hommes

,devait naturellement désirer unechose qui semblait difficile. Madame

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( 58 )de Montespan mit tout en oeuvre pourséduire le Roi, et elle y réussit pardes moyens tout opposés à ceuxqu'employait alors madame de la Val-lière pour le retenir. La Vallière ai-mait le Roi et ne cherchait à lui plairequ'en lui montrant un amour sansart- et sans artifice ; madame de Mon-

tespan, hardie, ambitieuse, coquetteet remplie d'esprit, mais d'un espritpiquant et caustique, l'emporta faci-lement sur une rivale qui se livrait

sans défense, et qu'une grossesse pé-nible avait rendue languissante. Lamarquise joignait à beaucoup decharmes naturels, un genre de con-versation particulier qu'elle parta-geait avec ses soeurs ,

madame deThiange et madame de Fontevrault,et'avec son frère, M. de Vivonne : onappelait cela le langage des Mortemart;

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(59)aussi, quand on savait le roi enfermé

avec elle dans son appartement deVersailles, qui donnait sur le parc, onse gardait bien de passer sous ses fe-nêtres ; c'eût été s'exposer aux raille-ries les plus piquantes et aux rappro-chemens les plus ridicules ; c'est ainsiqu'elle amusait le Roi. Malheur à ceux

que leurs affaires ou leur ignorancecondamnaient à passer sous ces fenê-

tres fatales ! On appelait encore cela àla cour, passer par les armes ; et, eneffet, il en restait toujours des stig-

mates ineffaçables dans l'esprit d'un

monarque faible pour les personnesqu'il aimait et qui était habitué à voir

par. les yeux des autres.A l'époque dont nous parlons, deux

personnes s'étaient aperçues que lafaveur de madame de Montespan com-mençait à baisser ; comme la mar-

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(&>)quise était très-altière

, que les nom-breux enfans qu'elle avait du roi luifaisaient croire une chute impossible,elle devenait plus exigeante à mesurequ'on lui accordait moins ; il s'ensui-vait des scènes, des brouilleries

,des

raccommodemens, et toutes les que-relles ordinaires entre gens qui, sanscesser de s'aimer, n'ontcependant plusle même amour qu'elles ont eu autre-fois ; de façon que ces deux personnespensaient que la plus légère incon-stance, le hasard le plus inopiné pou-vaient dégager le roi des liens de ma-dame de Montespan

, et elles cher-chaient à faire naître ce hasard ; toutesdeux voulaient profiter à leur bénéfice

de cet événement probable,

mais

toutes deux avaient des vues et des

projets bien différens. I.-'«---ne de ces

personnes étaitM. de Louvois ; il jouis-

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(6i )sait d'un très-grand pouvoir, mais

souvent il était contrarié par la maî-

tresse en titre, qui était trop fière

pour vouloir céder à un premier mi-nistre. Le marquis de Louvois, fils duchancelier Lètellier, avait été long-

tems sans pouvoir s'accommoder auxaffaires ; il haïssait le travail et ne sesentait de disposition

,disait-il à son

ami de Brienne, que pour faire la

débauche : mais l'ambition vint avecPages ; et à mesure qu'il entrait plus

avant dans les affaires, il en vint à nechercher autre chose qu'à occuper leroi, pour se rendre nécessaireet mêmeindispensable. Ainsi il précipita la na-tion dans des guerres qu'on aurait puéviter,parce que le roi, aimant les siè-

ges, lui laissaità peuprès le soin de toutle reste; les généraux correspondaientdirectement avec le ministre, et mal-

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heur à ceux qui s'en dispensaient. Il afallu à Turenne toutes ses victoires ettout son talent pour se soustraire auxembarras continuels que lui suscitaitLouvois. Quand la guerre était ter-minée ou suspendue, comme à l'é-

poque dont nous parlons, Louvois'flattait le goût du monarque pour les

monumens , et le jetait dans des con-structions sans fin; même quand ill'occupait ainsi, il cherchait à le cir-convenirpar tous les moyenspossibles,

et un des plus efficaces sans douteétait d'avoir l'oreille de la maîtresse entitre; mais madame de Montespans'était refusée à tout accord

,à toute

connivence ; fière de son pouvoir elle

ne voulait le tenir que d'elle, et dès-

lors il était devenu nécessaire à Lou-vois de la perdre

, et de donner àLouis XIV une maîtresse qui lui fût

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dévouée ; qui, dans ces momens d'a-bandon où le coeur s'ouvre à toutesles confidences

,à toutes les insinua-

tions,pût consolider adroitementson

crédit ou l'avertir à propos quand ilviendrait à diminuer. Dès qu'il vit le

roi Se lasser de ses chaînes,

il pensa à

présenter lui-même l'objet qu'il luivoulait donner ; et en la prenant horsdu cercle, de la cour, ^en en fai-sant sa créature

,il espérait avoir

ainsi un instrument passif de sa vo-lonté.

La seconde personne qui avait inté-rêt à détacher Louis XIV de madamede Montespan, était madame de Main-

tenon; veuve du poète Scarron, entréeà la cour pour élever les enfans duroi et de celle qu'alors elle regardait

comme sa rivale. Sa vie était extraor-dinaire

, et, au dire de ses amis, mi-

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raculeuse : elle était née en prison ;

encore à la mamelle, elle avait passé

en Amérique , et sur le vaisseau quila portait elle fut attaquée d'un malsi violent qu'on la crut morte,et qu'onfut sur le point de la jeter à la mer ;

en Amérique,

elle manqua être dé-vorée par un serpent ; revenue enFrance, elle garda les dindons : elleépousa Scarron, réunit chez elle lameilleure société

, et dès qu'elle eutles moyens d'approcher Louis XIV etqu'elle vit que le roi

,qui d'abord

avait de fortes préventions contre elle,la goûtait; dès qu'il lui eut donné lemarquisat de Maintenon

, et qu'il eutle premier cessé de l'appeler du nomd'un poète cul-de-jatte

,elle ne mit

plusdebornesàsonambition. L'amitiédu duc du Maine, que le roi aimaitbeaucoup, lui semblait être le pré-?

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.( 65)sage d'un établissement solide ; maisc'était dans l'avenir

, et à la cour ,à

l'âge qu'elle avait j c'est le présent quiintéresse. Née en i635, elle avait, àl'époquedont nous parlons, quarante-trois ans, c'est-à-dire deux ans de plus

que le roi ; mais ayant mené une vie

sage et exempte d'excès et de pas-sions

, sa jeunesse s'était étendue jus-qu'à son âge mur : elle était grande

,bien faite

,avait les plus beaux yeux

possibles, de beaux bras et des mainsparfaites ; tous ces agrémens person-nels ne se découvraientpas au premiercoup-d'oeil, parce qu'elleprenait plai-sir à les cacher ; c'était une coquetterieà elle

,dont elle se trouva toujours

bien: ce ne fut qu'après une longue

intimité que Louis découvrit, parhasard, qu'elle avait la poitrine belle

T. i. 6

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et les bras bien faits ; il avoua atob?toujours cru le contraire

, au soinqu'elle prenait de les cacher.

Madame de Maintenon affichait unegrande régularité de conduite et unedévotion extrême; pour supplanter sarivale, elle appelait la conscience à sonsecours,et, dans lesmomens où Louisétait irrité contre sa maîtresse, quandil était fatigué des exigences de ma-dame de Montespan et excédé de seshauteurs

,elle représentait au roi le

scandale qu'il donnait à sa cour, à laFrance et à l'Europe entière : elle

l'accusait hardiment de commettre undouble adultère

, et le roi, dont l'a-

mour était affaibli, convenait facile-

ment de ses torts, et promettait de

secouer ses chaînes ; reste à savoir laconduite qu'aurait tenue madame de

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_

( 67 )

Maintenon, si lorsque Louis XIV eut

rompu tout-à-fait avec madame deMontespan, si lorsqu'il eut perdu ma-demoiselle de Fontange, la reine nefût pas morte; peut-être qu'alors elle

n'eût pas reculé devant un adultère

simple ; et, comme la reine ne mou-rut pas immédiatement après made-moiselledeFontange, on assure mêmequ'elle l'a commis. A l'époque dont

nous parlons, elle faisait tout ce qu'ellepouvait pour éloigner le roi de ma-dame de Montespan et pour le rap-procher de la reine, qui lui tenaitcompte de ses soins. Madame de Mon-

tespan voyait ce manège et s'en irritait ;

cependant l'esprit de suite de madamede Maintenon, lui donnait sur sa ri-rivale une grande supériorité

: elleavait plusieurs fois lutté avec avan-

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(68)tage, et c'était malgré la maîtresse entitre qu'elle était toujours chargée del'éducationdes enfans du roi. Souventelle se servait, auprès de madame deMontespan, des mêmes moyens qu'elleemployait auprès du roi, elle lui fai-sait peur du diable ; alors madame de

Montespan épouvantée,

devenait pé-nitente comme la Vallière, elle jeû-nait, elle priait, elle se confessait,elle venait à Paris ; mais bientôt l'a-

mour et l'ambition reprenaient le des-

sus, elle retournait à Versailles,et toutl'eprenait son train accoutumé.

Voilà dans quelles alternativesLouis XIV passait sa vie ; il raccom-modait continuellement madame de

Maintenon et madame de Montespan,

et il commençait presque à son insu à

préférer la veuveScarron à la fille des

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(69);Mortemart ; il lui était déjà arrivé

souventde consultermadame de Main-

tenon sur des affaires d'intérieur etquelquefois sur des affaires d'État ;celle-ci répondait avec modestie, avecdiscrétion, on peut même dire avec untact exquis, etLouis lui donnait, dans

ces entretiens particuliers, le nom de

votre solidité. Ce germe de faveur dont

une autre se fût vantée,

madame de

Maintenon le cachait avec soin à tousles yeux ; elle le laissait se développer

sous l'influencedumystèreet du silen-

ce, de façon que, lorsque l'événementsingulier qui a marqué sa vie arriva

,non-seulementil surprit toute la cour,mais encore il fut accompagné de tantd'obscurité et d'incertitude

,qu'on ne

la regardait qu'avec crainte et qu'on

ne savait sur quel ton lui parler ; on

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(70)avait, en effet, à redouter ou de pa*raître savoir un secret dangereux, ou:de manquer au respect qu'elle avaitdroit d'exiger. Cependant elle n'enétait pas encore à ce point de gran-deur, peut-être même ne soupçonnait-elle pas qu'elle pût y venir jamais, etelle se contentait de tendre autour duroi des filets déliés, et de l'enlacer dansles liens de l'habitude. Rien ne luiéchappait ; elle connaissait parfaite-

ment le coeur du roi, et, voyant laConduite de madame de Montespan

,elle comprit parfaitement que cettefemme orgueilleuse se perdrait elle-même, et qu'elle n'aurait que quel-

ques efforts à faire pour la pousserdans l'abîme; alors il lui convenait de

ne pas trop se séparer de madame deMontespan, pour n'être pas accusée

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(70d'ingratitude au moment d'une dis-grâce , et pour pouvoir la plaindre

sans montrer une hypocrisie mala-droite ; elle se rapprocha donc de lafavorite

, et s'unit avec elle contreLouvois

,dont elle avait deviné les

projets.Voilà quelle était la situation de

Louis XIV, au moment où Louvois,

par son ordre,

fit annoncer à M. deSaint°-Pons

, que le jeune Henri étaitnommé page du Roi ; mais sa visite

au vieux gentilhomme avait un autremotif. Il connaissait Alice, Ou, dumoins, madame Dufresnoi avait en-tendu parler de sa beauté

, et l'un etl'autre avaient jugé que ,

s'ils pou-vaient la produire à la cour, elle de-viendrait facilement un instrumentutile dans leurs mains.

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-—D'ailleurs

,dit madame Du-

fresnoi, Bontems ne vous est-il pasdévoué ?

—Sans doute, avait répondu Lou-vois ; mais il faut la marier.

— Je n'en vois pas la nécessité, ditmadame Dufresnoi.

—Vous me pardonnerez, Madame,répondit le Ministre ; il est certainespropositions que M. de Saint-Ponsn'accepterait point.

— Vous plaisantez, Monseigneur;

ce Saint-Pons n'est-il pas dans vosmains, et n'y a-t-il pas une vieille af-faire du tems de la régence d'Anned'Autriche

,qu'on peut exhumer?......

— Sans doute ; mais vous sentez

que, pour notre projet, il faut unhomme qui agisse de bonne volonté,

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(73)et non pas à contre-coeur ; nous ma-rierons la demoiselle, et, comme jeserai sûr du mari, tout marchera sansdifficulté.

En conséquence de ce raisonne-ment, M. de Louvois dit impérieuse-

ment à M. de Saint-Pons,

qu'il avait

en vue un établissement pour sa fille ;et M. de Saint-Pons s'inclina profon-dément.

— Comment nomme-t-on votrefille, dit madame Dufresnoi ?

— Alice, Madame, répondit M. deSaint-Pons.

— C'est un fort joli nom , dit ma-dame Dufresnoi.

— Le mari que je donne à votreAlice, dit M. de Louvois, n'est pasjeune, mais il est bon gentilhomme,

et je le protège ; il se nomme Cha-vigny.

T. I. 7

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(74)M. de Saint-Pons s'inclina de nou-

veau , accompagna respectueusementle Ministre jusqu'à sa voiture, et le

sort d'Alice fut décidé.

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(75)

CHAPITRE III.

LE DEPART.

O mi corazon !

( Obras de Lopez de J^éga.)

LE souper fut triste et silencieux ;Alice tout interdite, ne mangeait pas,et jetait des regards de curiosité surson père et sur Henri. Celui-ci ne di-sait rien, et on voyait sur son front unnuage de tristesse et un air d'inquié-tude et d'embarras ; il n'osait parler,

son coeur était plein de choses qu'ilvoulait dire à la seule Alice, et tout legênait, jusqu'à son chien de chasse

,qui venait jouer entre ses jambes, et

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(76)qui réclamait les caresses accoutu-mées.

— A bas,

à bas, Médor, retour^

nez au chenil ; Georges, faites sortir

ce chien.Le vieux Georges obéit avec res-

pect ; lui seul était gai et content.

— C'est cela même, se disait-il ; leRoi le rapproche de lui, bientôt il luidonnera un guidon

,ensuite un régi-f

ment; après il le nommera gouver-.

neur de quelque place, il le mariera à

son gré, et il l'appellera mon cousin ;c'est tout simple; c'est ainsi que les

choses doivent se passer.Il regardait alors dédaigneusement

M. de Saint-Pons, et donnait des or-dres aux domestiques qui l'entou-raient, avec plusde hauteur qu'à l'or-dinaire. Enfin, lorsqu'on eut enlevéles plats qui couvraient la table

, et

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(77),qu'on les eut remplacés par le vin etles confitures sèches, M. de Saint-Pons remplit son verre et celui des

deux jeunes gens, pour boire à lasanté de Henri.

-T-Alice ma fille, dit-il, buvez avec

nous, et faites vos adieux à votrefrère,

parce que vous ne le verrez pas dequelque tems.

La pauvre fille devint pâle commele linge qui couvrait la table, etquelques larmes s'échappèrent de ses

yeux.

— Mon père, dit-elle, part-il bien-tôt? Est-ce que vous nous quittez toutde suite, Henri? Ne ferons-nous plusde promenade ensemble ?

— Henri part demain matin, re-prit sévèrement M. de Saint-Pons ; il

sera à cheval, et sur la route de

Versailles, avant que le jour frappe

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(78)vos, fenêtres, et avant que vos yeuxsoient ouverts.

Alice baissa la tête, et. saisit son

verre d'une main tremblante. Cepen-dant le jeune Henri se contenait avecpeine ; il se leva à demi sur sa chaise :

une rougeur subite couvrit son visage,

et il allait déclarer qu'il ne partiraitqu'à l'heure qui lui conviendrait;mais il réprima ce mouvement quiaurait trahi le secret de son âme, et il

se contenta de dire, qu'il n'y avait pasloin de Paris à Versailles, surtout pourun page qui pourrait disposer des che-

vaux du Roi.

— Oh! sans doute, ditGeorges,

les

chevaux du Roi seront à notre dispo-sition ; mais un palefrenier de M. deLouvois m'a dit que la cour irait pas-ser l'été à Fontainebleau, et, quoiquecertainement on ne puisse trop faire

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;(79)pour mademoiselle Alice^ on ne peut

pas exiger d'un cheval....

— Georges,

dit Henri avec colère,allez chercher mon couteau de chasse

que j'ai laissé sous le troisième chênede l'avenue.

—J'y vais, mon maître, ditGeorges,

sans avoir l'air de remarquer la mau-vaise humeur de Henri, j'y vais ; car,plus d'un manant qui passerait par-là, pourrait s'en emparer; d'ailleurs

,il est tard, la rosée du soir commenceà tomber, et l'humidité rouille l'a-cier.

M. de Saint-Pons se leva et but ;Henri et Alice firent comme lui ; maisles larmes de la jeune fille tombaientdans son verre, et se mêlaient à la li-queur.

— Adieu, Alice, dit Henri en lui

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C.8o)-tendant la main, adieu, ma soeur;nous nous reyerrons.

Alice se jeta dans ses bras, et ilsrestèrent un moment étroitement ser-rés l'un contre l'autre.

— Il n'y a pas moyen de désobligerM. de Louvois, disait M. de Saint-Pons entre ses dents ;; ces coquins deministres gâtent toujours tout. J'avaisarrangé les choses comme Henri ; mafille, rentrez chez vous, j'irai vousvnir avant la fin de la soirée ; pourvous, Henri, venez avec moi dans

mon cabinet.Alice quitta les bras de Henri, et,

les yeux noyés de larmes,

elle prit lechemin de son appartement; Henri lasuivait du regard. Elle prit une lampede cuivre qui était accrochée au muret monta l'escalier tortueux qui abou-

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( 6i ).tissait dans la salle à manger ; Henri

la regardait, et lorsque enfin, elle eutdisparu, lorsqu'on ne vitplus la clarté

que sa lampe avait projetée sur l'es-calier :

*—Allons, Monsieur, dit-il à M. de

Saint-Pons, allons, je vous suis.

Ils se dirigèrent tous deux vers unescalier opposé à celui qu'avait fran-chi Alice, et après avoir monté unequinzaine de marches, M. de Saint-Pons poussa le bouton d'une porteépaisse ; ils traversèrentune anticham-bre délabrée, un salon humide, sur lepavé duquel des marbres de diversescouleurs formaient des armoiries àdemi-brisées. Cette pièce était meu-blée de gros fauteuils de cuir noir,garnis de clous de cuivre rouilles. Ilsarrivèrent enfin à une porte basse queM. de Saint-Pons ouvrit, et ils se trou-

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( 82),vèrent dans un petit réduit qu'on ap-pelait indifféremment le cabinet bul'oratoire. C'était un appartementcarré et quiétait éclairé par unehautefenêtre à vitraux coloriés et enchâssés

dans dû plomb; sur une tapisserie de

serge verte, on avait placé d'un côté

un grand Christ en bois, et vis-à-vis

un tableau de l'école espagnole, quireprésentait le Cid, monté sur ungrand cheval blanc

, et frappant d'es-

toc et de taille des Maures qui étaientrenversés autour de lui; au fond de

ce cabinet étaient suspendues en tro-phées les armes de M. de Saint-Pons;c'est-à-dire une espingole

, un vieux

mousquet avec sa fourchette, une lon-

gue épée, un hoqueton jadis rouge et

des gants garnis de lames d'acier ; unetable d'érable que le tems avait noir-cie et un prie-Dieu recouvert d'un ve-

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(83).

.

lours rouge usé, étaient les deux metta-bles qui, sans doute, avaient fait don-

ner à ce lieu les noms dont on l'appelaitindifféremment. M. de Saint-Ponss'assit devant la table et il fit signe àHenri de s'asseoir à son tour sur le

marche-pied du prie-Dieu ; mais le

jeune homme resta debout, son cha-

peau à la main,

il faisait ondoyer laplume rouge qui serpentait autour dufeutre et tenaitles yeuxbaissés commeune jeune fille qui craint les repro-ches de sa mère

:

— Henri,

lui dit M. de Saint-Pons, vous n'êtes point mon fils, vousle savez :

Dne rougeur subite colora les jouesdu jeune homme, et M. de Saint-Pons

se hâta de continuer :

— Il ne m'est point permis de vousdévoiler le mystère de votre naissance;

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(84).mais la faveur que le roi vous fait au-jourd'hui

, et la visite de M. de Lou-vois doivent vous prouver qu'elle estillustre. Vous allez à la cour ,

Henri,

et j'espère que vous vous souviendreztoujours, de l'éducation et de l'hospi-talité que vous avez trouvées chezmoi.

Henri leva les yeux surM.deSaint-Pons. La figure fine et cauteleuse duvieux gentilhomme exprimait l'inté-rêt et la tendresse; il y avait aussi des

traces d'ambition et de cupidité quiéchappèrent aux regards d'Henri ;parce que, dans l'extrême jeunesse

,on ne soupçonne ni détours

,ni vues

intéressées. Le jeune page saisit lamain de M. de Saint-Pons et la pressasur son coeur avec reconnaissance.

— A la cour ,dit M. de Saint-Pons,

votre figure, votre jeunesse,

votre

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( 85 )

position vous ouvriront les portes dela faveur et de la fortune ; mais, Henri,la faveur est fragile et la fortune estchangeante ; il faut vous attacher àquelqu'un à qui vous soyez dévoué ecqui puisse vous aplanir le chemin.

—Je m'attacherai au roi, dit Henri

en laissant aller la main de M. de

Saint-Pons qu'il tenaitdans les siennes.—-Ce n'est pas cela, jeune homme ;

il faut vous attacher à quelqu'un quipuisse vous mettre en avant, et dont

vous ayez les secrets : M. de Louvois,

par exemple , qui est tout puissant ;

ou bien le maréchal de Villeroi qui

est le favori ; ou bien encore , comme

vous êtes jeune et joli, il faut vousfaire le serviteur de quelque hautedame, telle que madame de Montes-

pan , ou la comtesse de Soissons qui aun crédit sûr et caché. Savez-vous

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( 86 )

pas que, sous la régence, j'ai manqué

ma fortune pour n'avoir pas su plaireà une des favorites de la reine-mère ?

Oui, Henri, vous réussirez

, et alors

vous vous souviendrez de moi ; vous

vous souviendrezduvieuxpèred'Alice,

n'est-il pas vrai ?

M. de Saint-Pons, en parlant ainsi,s'était levé et s'était rapproché deHenri ; il avait la main sur la fraise

qui tombait sur le justaucorps cha-mois du jeune homme ; mais le piège

était trop grossier pour Henri. L'am-bition

,l'intrigue étaient étrangères à

son coeur, et M. de Saint-Pons luiparlait un langage qu'il ne compre-nait pas, lui annonçait un crédit dontil nJaurait pas voulu s'il en avait sentiles avantages ; cependant les parolesflatteuses qu'on lui adressait lui firentcomprendre qu'il pouvait demander

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( 87 )

à M. de Saint-Pons la seule chose

qu'il désirât, c'était de retarder.sondépart de quelques heures

,c'était de

voir Alice encore une fois ; il répu-gnait néanmoins à livrer ainsi le se-cret de son amour, et ne concevait

pas ce qui, tout d'un coup, avait renduainsi M. de Saint-Pons si sévère et si

soigneux d'éloigner sa fille de lui. Unincident changea le cours de ses idées

et lui fit adopter le dessein de s'en re-mettre à lui seul pour revoir Alice.M. de Saint-Pons prit une aumônièrede velours qui était sur un des coinsde la table d'érable, et il la lui remit.

—Tenez

,Henri, lui dit-il, voici

de l'or;, on suppose qu'un page en atoujours besoin, et M. de Louvois m'aapporté cette aumônière de la part duroi; vous voyez qu'on a songé à tout :

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( 88 );

il paraît que tous les mois vous aurezpareille somme.

Henri reçut l'aumônière, et il s'in-clina.

. — Maintenant,

continua M. de

Sainl-Pons, retirez-vous, et demain

,avant le jour, vous monterez à cheval

suivi de Georges.M. de Saint-Pons l'embrassa, lui

renouvela ses conseils, et ajouta unechose qui fit palpiter le coeur d'Henri.

— Revenez souvent ici, lui dit-il,vous le pourrez facilement ; quoi qu'enait dit Georges, la cour n'ira pas àFontainebleau.

Henri cacha l'aumônière dans sonsein, et le coeur gros de Larmes, il

,

quitta M. de Saint-Pons ; il passa de-

vant la porte d'Alice et se dirigea vers

son appartement, où il trouva Geor-

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.

(.89 }

ges qui fourbissait la petite épée qu'ilavait été chercher quelques momensauparavant. Le jeune homme jeta labourse de velours sur la table, et il

se promenait à grands pas dans l'ap-

partement.

—-Ah! ditGeorges en examinant la

bourse avec la familiarité d'un vieuxdomestique

,de l'or! peste! voilà des

pistoles qui nous seront bien nécessai-

res.... Oh! que cette aumônière estpesante! et c'est M. de Saint-Pons qui

vous a'donné tout cet or? je ne croyais

pas que le vieux reître eût autant de

pièces jaunes dans son escarcelle.-r--Cet or vient du roi, dit Henri.

*—A la bonne heure, c'est de l'ar-

gent de meilleur aloi que celui deM. de Saint-Pons. Mais mon jeunemaître , il commence à être tard

,l'huile de la lampe est à moitié con-

T. i. 8

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(90 )

sumée ; je vous conseille de vous cou~cher ; car demain matin avant le jour,il faut que nous quittions cet hôtel

pour arriver à Versailles avant le le-

ver du roi. Or, vous saurez que le roi

se lève tous les matins à huit heures,il dit l'office du Saint-Esprit, et lesentrées commencent; peut-être qu'il

sera bien aise de vous voir clans cemoment-là.

En parlant ainsi, Georges s'étaitemparé de l'aumônière, et il s'apprê-tait à serrer l'or dans un petit coffred'ébène, lorsque Henri s'avança, etplongeant la main dans le sac vert,il en retira une poignée de pièces d'orqu'il cacha dans sa ceinture. Georges

le regardait avec étonnement, et illui dit enfin:

— Ah! j'entends, avant de partir,le sire Henri veut se conduire en gen-

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( 9i )til damoisel, et cet or est pour les do-mestiques de M. de Saint-Pons.

— Non, Georges, répondit Henri,

non, vous vous chargerez vous-mêmede ces libéralités.

Et cependant il se couvrait d'un de

ces manteaux qui ne descendent quejusqu'aux genoux, et qui garantissentde la pluie et de l'humidité sans gênerla marche; il ceignait sa petite épée

de chasse et il posait sur sa tête sonchapeau de feutre gris.

— Beau sire, dit Georges en l'exa-minant avec attention et sans oserexprimer toute sa curiosité

,je pense

que c'est la dernière fois que vousmettez ce feutre gris; j'ai ouï dire queLouis XIV ne les aime qu'au généraldes Prémontrés.

Et, comme en parlant il prenait dela hardiesse, il ajouta :

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—-Mais, pourquoi ce manteau, s'il

vous plaît? pourquoi cette épée? vou-lez-vous partir à l'heure qu'il est? etcraignez-vous que demain nous n'ar-rivions pas assez tôt ?

r-r Je vais sortir, dit Henri, je se-rai absent une heure, peut-êtredeux;attendez-moi.

— Comment? sortir, et sortir sansmoi à l'heure qu'il est ! et où 'alle&-

vous, beau sire?A cette question, Henri fit un geste

d'impatience, et Georges baissa les

yeux, comme un homme qui com-prend qu'il est allé trop loin ; mais iln'en pressa pas moins le jeune hommede lui permettre de l'accompagner.Henri fut inflexible ; il déclara qu'ilvoulait être seul, qu'il lui défendait de

le suivre, et que, quelque attachementqu'il eût pour son vieux serviteur, il

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(93)saurait l'éloigner si sa présence de-

venait trop importune. Georges n'o-

sant résister, précéda Henri jusqu'à laporte de l'hôtel qu'il lui ouvrit, etquand ils furent dans la cour, il semit à appeler.

— Hé! holà! hé! Médor, ici, ici,

mon chien.Médor accourut et fut placer sa tète

entre les mains d'Henri qui sourit envoyant le compagnon que lui donnaitGeorges. Il fit un signe de tête quiindiqua qu'il consentait à ce que Mé-dor le suivît, et se précipita hors dela cour de l'hôtel.

— Où va-t-il? se dit le vieux do-mestique. Il a pris de l'or, il a placé

son épée à son côté, où peut-il aller?Bath ! il va voir quelque jeune fille ;il a trompé ma vieille expérience ; il

a quelque amour que je ne connais

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(94)pas.... Mais Alice qu'il paraît aimertant? Eh bien ! ne peut-on pas aimerdeux femmes à la fois ? il me semble

que Henri IVIl entrebailla seulement la porte

pour faciliter le retour de Henri, et

en traversant la cour, il chantait levieux refrain qui lui rappelait la cir-constance où il se trouvait :

Ce damné com te de MoretNe fît jamais rien qu'en secret.

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(95)

CHAPITRE IV.

LA VOISIN.

Sur le vase bouillant, attendrie à mes larmes,Une Thessalienne a composé des charmes.

IL était nuit; l'humidité du soiravaitmouillé l'herbe qui croissait entre les

arbres, et Henri marchait pensif et

encore irrésolu ; il allait faire une dé-marche qui lui répugnait, etquoiqu'il

se promît d'être prudent et circon-spect, il sentait bien qu'il allait livrer

une partie de son secret; mais l'égoïsme

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(96)_de M. de Saint-Pons venait de se révé-

ler à lui d'une manière frappante, et

il comprenait que sa sévérité inaccou^tumée, que la manière dont il venaitde le séparer subitement d'Alice, ca-chaient quelque dessein secret, quel-

que projet qui n'était pas favorable à

son amour; enfin Alice avait disparu

comme une vision. Il était condamnéà ne plus la voir, et il voulait lui dire

un dernier adieu. Les jeunes gens sontlégers et inconsidérés pour les choses

ordinaires de la vie ; mais,

quand ils

sontpassionnés, ils calculent, ils réflé-chissent, et leur prudence prématu-rée sait mettre en défaut les précau-tions les plus vigilantes. Henri, quin'avait pas voulu s'exposer à deman-der à M. de Saint-Pons de revoir safille, allait se ménager les moyens del'entretenir seule, sans témoins, et de

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( 97}jouir encore une fois de ces momensheureuxqu'il ne comptait pas la veille,

et dont la seule visite de M. de Lou-vois lui avait révélé toute la dou-

ceur..11 marchait doucement, et se diri-

geait vers le cabaret de Guillaume ;Médor son chien, tantôt se tenait der-rière

,tantôt le devançait, et, de tems

en tems, il s'arrêtait devant lui, et le^regardait avec un air intelligent, com-

me s'il avait voulu lui demanderle Lutde cette promenade nocturne* Henrisuivait un petit chemin frayé à peine,

et il allait atteindre le cabaret, quandMédor s'arrêta tout-à-fait, et se mit àaboyer avec violence. -

— Qui va là? dit une voix rude

que Henri reconnut aussitôt, qui va,là?

— Guillaume, répondit Henri,

x. i. 9

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(98)Guillaume

,c'est.mai, avancez donc.,

n'ayez pas peur, ne reconnaissez-vous

pas Médor?

— Ah! dit Guillaume, c'est vousjM. Henri ; non, vraiment, je ne vousreconnaissais pas ; mais, aussi, quiaurait pensé que vous seriez dans lesenvirons de la Pomme-du-Pin à l'heurequ'il est?

Guillaume s'avança vers Henri, mal-gré les grognemens sourds de Médor ;il avait la tête couverte d'un bonnetde loutre qui cachait jusqu'à.ses sour-cils ; il était enveloppé dans un man-teau, et une de ses mains tenait unlong pistolet. A vingt pas de lui était

son cabaret, dont il regardait la porte

avec le seul oeil qui lui restât, et enabordant le jeune page, il parut fort

contrarié de le trouver là.

— Est - ce que vous veniez à la

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( 99 )Pomme-du-Pin? lui demanda—t-il.

— Oui, Guillaume,

j'y venais.

— M. de Saint-Pons me fait-il ap-peler? a-t-on besoin de moi à l'hôteldu vieux gentilhomme?

— Nullement, Guillaume, répon-ditHenri avec un peu de hauteur-, vousdevez savoir que je n'ai porté les mes-sages de personne jusqu'à présent; jeviens de .moi-même

, et pour mes af-faires.

— Pardon,

sire Henri, dit Guil-laume en -étant son bonnet, et en re-plaçant son pistolet dans sa ceinture ,pardon

•,mais vous né devez pas être

étonné de ma surprise ; depuis quevous habitez l'hôtel, voilà la premièrefois que vous venez chez nous à cetteheure.

— Je viens voir Marguerite, ditHenri.

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( 100 )

— Ah ! Margot ? reprit Guillaume

avec un ricanement particulier, au-quelcependant il ne se mêlait point dejalousie ; elle est avec une femme de

ses amies; mais venez, venez, puis-qu'il faut que vous lui parliez.

En parlant ainsi, il regardaitcurieu-

sement Henri, comme quelqu'un quin'aurait pas été fâché que l'entrevue

se remît. Henri comprit son inten-tion ; mais il se mit à marcher vers lécabaret.

-^ Ne pourriez -vous pas revenirdemain, demanda Guillaume?

— Non,

dit Henri, il faut que je la

voie ce soir.<.,;~.Gest que, continua le vieux

frondeur en se grattant la tête,

c'est

que vous "trouverez du monde à laPomme-du-Pin.

— Bath ! dit Henri,

si dans la

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( loi )

Pomme-du-Pin il n'y a pas un petitcoin reculé où je puisse dire un mot à

Marguerite, je la prierai de sortir unmoment, et de faire avec moi unepromenade de cinq minutes sous cesbouleaux que vous voyez là-bas : cinqminutes

,il ne me faut pas davan-

tage, et même, Guillauûie, vous pour-rez ne pas nous perdre de vue ; pourvuque vous ne nous entendiez pas, jesuis content.

— Fi donc ! dit Guillaume, vousvoir ! est-ce que vous me prenez pourun jaloux? non, non, je n'ai pas cettemaladie-là

,dieu merci ; au fait, vous

avez raison, VOHS partez demain ma-tin

, et si vous avez affaire à Margue-rite

, ça ne peut pas se remettre ; jevais vous conduire dans sa chambre,mais je vous préviens que vous trou-

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( I 02 )

verez dans la salle des gens qui vousregarderont de travers.

Henri regarda Guillaume avec unsourire dédaigneux.

:—C'est ça, mon brave, vous avezdu courage; ce sont des gens de mau-vaise mine, mais de bons garçons.

Ils arrivèrent à la porte du caba-

ret, et avant d'entrer, on pouvait en-tendre le choc des verres et le bruit

que faisaient les convives. Guillaumeouvrit, et Henri vit une vingtaine de

personnes en pourpoints sales, et dontlés figures enluminéesprouvaient que,depuis long-tems, ils faisaientusagedesBrocs de vin"qui étaient devant eux;leur conversation était montée sur unton fort élevé, et le cabaret retentis-sait dé leurs juremens. Dès que Guil-laume entra, tous les yeux se fixèrent

sur lui,"et quelques-uns se levèrent

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( io3 )

en lui demandant avec curiosité cequ'il y avait de nouveau.

— Rien,

rien, répondit Guil-laume.

— Cependant l'heure approche,

dit un des plusdéterminés de labande;

nous savons qu'il rie peut pas tarder à

révenir; il est attendu rue duPas-de-la-Mule, et il n'est pas homme à man-quer ainsi un'souper chez' mademoi-selle de l'Enclos.

— Chut! chut! te tairas-tu, mau-dit bavard ! reprit rudement Guil-laume.

— Je vois ce que c'est, dit celui quivenait de parler ; il y a un ' arrange-ment ; tu l'as prévenu, et pour quel-

ques pistoles, il a obtenu de passertranquillement; j'ai entendu aboyer

un chien, et je suis persuadé que le

carrosse est loin.

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( io4 /— Mais quel est ce jeune gentil-

homme? dit un second.A ces mots tous les yeux se portè-

rent sur Henri, toutes les mains sai-sirent des armes, et le jeune hommes'accula contre la muraille, et tira sone'pée, tandis que Médor, qui s'étaitglissé dans le cabaret, se rangea au-près de Henri, hérissa son poil, allon-

gea ses griffes, et fit retentir la Pomme-du-Pin de ses aboiemens.

— Holà ! mes gentilhommes,

s'é-cria Guillaume

,holà ! que signifie

ceci? ne suis-je pas maître chez moi,s'il vous plaît, et ne puis-je y amenerqui bon me semble ? Ce jeune homme

n'est pas un gibier qui vous regarde ;remettez ces dagues dans le fourreau

,et continuez à boire.

— Il a raison, dit le plus âgé de la

troupe, chacun ses affaires; ne voyez-

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( io5 )

vous pas que ce damoiseau ne vient

pas pour nous? Je parie que c'est àMarguerite qu'il en veut.

—Précisément, dit l'imperturbableGuillaume.

Un jeune homme se réveilla au nomde Marguerite; il se leva subitement,

et regarda Henri avec des yeuxétince-lans.

— Chut ! du silence, lui dit sonVoisin, en le forçant à se rasseoir; dou-

cement ,Nicolas^ ce n'est pas ce que

tu penses, et d'ailleurs, tu sais bien

que Marguerite n'est pas seule.Guillaume mit une lampe de fer

dans la main de Henri, et lui mon-trant un escalier délabré :

— Montez, luidit-il, vousnepouvezpasvous tromper, iln'y a qu'uneporte.

Henri traversa lentement la salle

en regardant ses adversaires, comme

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(ro6)s?il avait voulu lés braver, et il se di-rigea vers l'escalier, accompagné deMédor, dont-la'tète veilait toucher auxretroussis de ses bottes.

II monta une vingtaine de marchesà demi-brisées, et il s'arrêta devant

une porte vermoulue, dont les aismal joints laissaient voir la lumièrequi éclairait la chambre de Margue-rite.

— Et tout ce que vous me dites là

est vrai? disait Marguerite.

— Oui, ma mie ^ reprit une voix

rauque et soUrde, mais qui cepen-dant appartenait a une femme ; vrai,comme le Pater que je vous ai fait ré-citer tout à l?heure.

— Ce pauvre Nicolas finira mal ?

— Oui.

— Et bientôt?-"Sans doute i-

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(• io7 )_

— Et je serai veuve dans trois arts ?

dit encore Marguerite avec une voix

étouffée.

— VoUs l'avez vu vous-même.Ces demandes et ces réponsesétaient

échangées rapidement, et Henri les

entendit malgré lui ; il frappa à la

porte.

— Mon dieu ! dit Marguerite ef-frayée , c'est peut-être Guillaume.

—Non, dit la femme qui était avecelle, tranquillisez-vous, ce n'est pasvotre mari.

— Alors,

dit la jeune maîtresse de

la Pomme-du-Pin, alors c'est lui.

— Non, dit sa compagne, c'est Unétranger, j'entends le grognement dé

son chien.Marguerite poussa le verrou de bois

qui fermait la porte, et elle vit avecétonnement Henri. Une légère rouf-.

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( «o8- )

geur colora les joues et le front de lajeune femme, qui venait de pâlir auxmenaces de sa compagne ; ses cheveuxblonds s'échappaient en désordre de

sa cornette d'une couleur foncée, et

elle se détourna un peu pour offrir à

Henri un siège de bois ; elle semblaithonteuse de la société dans laquelleil la trouvait.

— Ah ! c?est vous, M. Henri ? dit-elle.

La personne qui était avec Margue-rite était une femme'qui pouvait avoiî?

environ trente-six ans, et dont la fi-

gure était remarquable par un carac-tère singulier de finesse et de méchan-ceté ;ses grandsyeux noirsavaientpres-que toujours une fixité fatigante : onaurait dit qu'elle voulait lire jusquedans les replis les pluscachés du coeur,ou exercer une espèce de fascination,.

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( I 09 )

Elle était mise d'une façon particu-lière

, et qui était éloignée de la modedu tems ;. ses cheveux sans poudreétaient noirs comme du jais ; l'habi-tude des liqueurs fortes avait coupe-rosé son teint. Elle était assise devant

une table qu'éclairait une lampe de

terre , et sur laquelle étaient des ver-\res remplis inégalement de liqueursde couleurs différentes. Marguerite laregardait avec une espèce de terreur.;et tandis que Médor fut tourner aai-tour d'elle

,Henri en détourna les

yeux avec une espèce de dégoût, et cemouvement n'échappa pas à cettefemme qui était la fameusedeyineresse

la Voisin.La Voisin était déjà célèbre à Paris ;

elle prédisait l'avenir, elle promettaitle veuvage aux jeunes femmes quiavaient de vieux maris, elle faisait

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( MO )

retrouver les trésors perdus et procu-rait de jeunes maîtresses aux vieuxseigneurs ; sa i-éputation s'était rapi-dement étendue,, et dans la cour cor-rompue de Louis XIV, plus d'unegrande dame avait eu recours à elle

pour satisfaire ses penchans secrets.Habile à préparer des rendez-vous

,impénétrable-, elle avait encorepour auxiliaires

,le fer des coupe-

jarrets qui, dans ce moment même,

étaient réunis chez Guillaume, et le

poison, qu'elle préparait avec Unehabileté-inconnue jusqu'alors; ses vic-times ,pensaient lentement; ellesabandonnaient peu à peu la vie etexpiraient enfin avec tous les symp-tômes; qui accompagnent une mortnaturelle. Locuste moderne, elle finit

par expier ses forfaits, et mourut dansles.gammes du bûcher, ivre d'une

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( Hi )orgie qu'elle continua'jusqu'au mo-ment où elle fut livrée aux mains dubourreau. Au moment dont nous par-lons, elle n'avait pas encore; attiré les

regards de la police, et elle se vantaitinsolemment desrapports qu'elle avaità la cour et parmi les grands sei-

gneurs : c'était le chevalier de Lor-raine qui lui avait écrit de Rome

, oubien M. de Luxembourg qui l'avaitfait appeler. Elle connaissait les

amours secrets, elle avait la clé des

voeux adultères et des désirs homiei-des ; habile à s'emparer de l'imagina-tion de ceux qu'elle voyait, elle .em-ployait avec adresse un langage in-spiré, et elle usait avec eux de toutesces formes mystiques qui effraient lesvieilles femmes, et qui, dans un siècleoù l'on était encore généralement peuéclairé, jetaient une terreur vague

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( !« )

dans le coeur des jeunes gens et desjeunes filles.

— Ah! jeune homme, dit-elle àHenri en le voyant entrer, je vous at-tendais.

Et elle se mit à examiner avec at-tention la figure régulière et mé-lancolique de Henri.

— Quel dommage ! dit-elle en s'a-drêssant à Marguerite ; si on voulait,ce jeune homme serait si heureux !

mais on l'enlève àson bonheur, on vale transporter à la cour, ï§ suivra leRoi quand il ira à Notre-Dame, oubien il marchera à sa suite dans laforêt de Saint-Germain ou de Fon-tainebleau, pour courir le cerf et lesanglier; tandis qu'à l'hôtel Saint-Pons, il y a un autre gibier qu'il pré*-

fère bien davantage.

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( IT37Henri tressaillit

, et la Voisin vitqu'elle avait frappé juste.

— Comment! dit Marguerite, voussavez qui il est? vous savez où il de-meure?

' — Sans doute, reprit la Voisin,

sans doute. Approchez, jeune homme,donnez-moi votre main.

Henri"hésitait; il sentait un dégoûtmortel pour cette femme, et il lui ré-pugnait de mettre sa main dans les

siennes. Mais Marguerite s'approchade lui; elle lui prit sa main, elle luidit que la Voisin lui avait découvertde cette manière ce qui lui arrive-rait, et qu'il fallait faire comme elle

et entendre sa bonne aventure. LaVoisin prit la main de Henri, et Mar-guerite, penchée sur l'épaule dujeune homme, regardait de tous ses

T. i. 10

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( M4 )

yeux et se préparait à ne pas perdre

une parole de la devineresse.

— Dieu! dit la Voisin, comme la

ligne qui marque la durée de votrevie est courte! et cependant elle seperd au milieu d'autres lignes, demanière qu'on ne voit pas le momentde votre mort ni la manière dont vous

mourrez. '"

— O.oièl! s'écria Marguerite, il

mourra bientôt ?

— Je nevdis pas cela, dit la.Voi-sin en regardant fixement Henri ;mais s'il vit, il sera frappé d'un, coup,si cruel 'et si sensible

,qu'il préférera

la mort à la vie qu'il mènera.

— Dites-moi donc s'il est amou-reux? demandaMarguerite avec toutel'inconséquence d'une jeune femme.

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(n5)La Voisin leva ses deux grands

yeux noirs sur Henri, et lui dit :

— Le signe qui marque vos amours,cette ligne que vous voyez là, est en-core plus courte que l'autre, jeunehomme. 0 ciel! c'est une histoire oùil y aura des pleurs et du sang.

Comme la Voisin parlait ainsi,

Médor, qui s'était couché près de

l'escabelle de Henri, fit entendre ce

grognement sourd et plaintif dont leschiens troublent quelquefois le silencede la nuit, et que le peuple regarde

comme le présage certain d'un mal-heur. Marguerite, époùvariiete, fit unpas pour s'éloigner de Henri ; le jeunehomme retira sa main avec violence,

et la Voisin,

profitant habilement duhasard qui la secondait si bien, leurdit à tous deux

: .'.;'.'

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(u6)— Vous voyez, ce n'est pas moi qui

règle les choses; elles sont écrites.Au.même moment, une voix partit

de la salle et appela la Voisin ; lesçpn^iyès de Guillaume quittaient laPomme-d^i-Pin.

— Allons, la fille du diable, ditcettefyôix, allons, partons ; la lunevient de se lever, elle brille à traversles arbres ; il n?y a plus rien à faire cesoir.

vLa Voisin se leva majestueusement,

et elle,sor.tit de la chambre de Mar-guerite:B|psajouter un mot, etcomme

une divinité infernale qui se retireaprès avoir obéi à l'évocation qui l'aforcée de. paraître. Médor cessa peu à

peu ses grognemens, et Marguerite ,toute tremblante, se trouva seule avecHenri qui, les yeux baissés, avait l'air

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( "7 )

de regarder attentivement les inégali-tés du carreau.

— Eh bien! M. Henri, vous avezentendu ? dit Marguerite.

>

Et votrechien qui a sembléparler comme elle?

— Qui est cette femme? dit Henri ;elle m'a épouvanté.

— Mais, mon Dieu, reprit Margue-rite

, vous avez donc une maîtresse?Ah! je sais, c'est la jeune

—Non, non, répondit avec vivacité

Henri, je n'ai pas de maîtresse ; mais,

vous le savez, j'ai une soeur, Alice,

avec qui j'ai été élevé, et que j'aime,

et dont je vais me séparer.

— Mais ce n'est pas Alice, au moins,dont la vie est si courte , et qui doitmourir d'une façon sanglante?

J— Non., non ,reprit Henri, ce

n'est pas elle ; elle vivra long-tems ,elle sera heureuse ; et que Dieu con-

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C'iiS)fonde cette misérable femme qui a'prononcé des paroles si funestes.

Ici Médor fit entendre de nouveauun hurlement sourd

, et Henri, im-patienté

,lui donna quelques coups

d'une houssine qu'il avait à la main.—Écoutez

,dit-il après un moment

de silence; écoutez,.je vais à la cour,et j'y vais demain ; encore quelquesheures et j'aurai quitté l'hôtel où j'aiété élevé, M. de Saint-Pons; Alice,et tous ceux au milieu desquels jevivais; je ne conserverai que le vieuxGeorges qui ne me quittera pas.

— Vous partez demain ? dit Mar-guerite en regardant Henri avec tris-tesse.

— Oui, avant que le jour soitlevé ; tout le monde dormira encore

que je serai à cheval sur la route de

Versailles ; j'ai fait mes adieux à Alice,

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( «9)'..et cependant je veux la voir encore.

— Ah ! dît Marguerite.

— Il faut, Margueriteyquedemainmatin vous alliez à l'hôtel, que vousvoyiez Alice ; vous lui direz que, dansle bois de frênes qui est à trois cents

pas d'ici, elle me" trouvera'; Henri,

son frère, veut la voir encore ; vousm'entendez, Marguerite

, vous ferez

ce que je vous demande et vous n'enparlerez à personne , pas même à cejeune homme que j'ai vu dans la salle,

et qui s'est levé avec tant d'impétuo-sité quand il a appris que je venais

vous parler.

— Ah! Nicolasj dit la jeune femme

en rougissant ; le pauvre garçon !

ajouta-t-elle, si vous saviez quellemauvaise fortune lui est réservée !....mais soyez tranquille, personne n'en

saura rien.

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-

( tta.)Henri mit la main dans sa ceinture

et il en tira <juelqUes pièces d'or qu'ilremit à Marguerite.

— Adieu,

dit-il, à demain.Marguerite laissa l'or sur la table

vermoulue où étaient encore les pré-parations magiques de la Voisin

, etHenri descendit l'escalier tournantet délabré qui conduisait à lasalle : elle était déserte, ses hôtesbruyans l'avaient abandonnée , etGuillaume dormait seul-sur un banc.Le jeune homme traversa rapidementcette pièce, et il se hâta de sortir de

la Pomme-du-Pin. L'air de la nuit ra-fraîchit son sang et le fit circuler avecplus de rapidité ; il marchait avec vi-tesse , en pensant aux singulières pré-dictions dont la Voisin l'avait accablé.

— Comment cette femme me con-naît-elle ? se disait-il; que signifient

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( MI )

les lignes de ma main qu'elle explique

et qui menacent ? -et pourquoi veut-elle lire plus avant que moi-même aufond de mon coeur ? Enfin

,pourquoi

Médor a-t-il mêlé des hurlemens si-nistres à cette scène imprévue ?

Il s'avançait vers l'hôtel Saint-Pons

en faisant mille projets qui tenaient

autant à son extrême jeunesse qu'àl'amour qu'il avait pour Alice : il ver-rait le roi et il.lui demanderait uneseule grâce, celle de retournerauprèsde M. de Saint-Pons, et de'vivre au-près d'Alice comme il avait vécu jus-qu'à ce jour ; car l'idée* d'avoir Alice;

auprès de lui à Versailles et à la cour,ne se présentait pas même à son es-prit : ce lieu qu'il ne connaissaitpas,il se le figurait cependant à peu prèstel qu'il était, plein de trouble

, deconfusion

,habité par des gens pns-

T. I. Il

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( ,12 2 )

sionnés ; et une jalousie innée l'aver-tissait d'en éloigner Alice.

.

Il arriva bientôt auprès des mU*railles grisâtres de Fhôtel ; il poussala porte qui céda à ses premiers e£-

forts, et il monta dans son apparte-

ment où il trouva Georges endormidans un grand fauteuil. Au premierbruit que fit Henri, le vieux domes-

tique se réveilla.

— Ah '. sire Henri, vous voilà , ditGeorgesen se levant respectueusement,je croyais que vous ne rentreriez paset que demain il me faudrait dire à

M. de Saint-Pons que le pagede Sa Ma-jesté est parti pour la Terre-SainteJe parie que vous venez de Paris ?

Henri ne répondit rien à ces quesrMons ; mais il se jeta tout habillé surson lit, et il ordonna à Georges de seretirer.

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( ^3 )

— C'est une chose bien cruelle, se

dit le vieux domestique en sortant,qu'un chien

, que Médor soit plusavant que moi dans la confiance de

mon maître.

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( «=4 )

CHAPITRE V.

l'AVEtT.

Je t'aime , jeune ami de ma première enfance.A. CH.

A peine si le jour commençait àluire" quand le vigilant Ceorges entradans la chambre de Henri, et qu'ilouvritlavastefenêtre qui se terminait

en ogive.

—Allons, beausire, il faut partir;les chevaux sont sellés, et ils n'at-tendent plus que leurs cavaliers.

Henri s'habilla promptement, et ildescendit dans la cour.

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( "5 )

•—Bon, dit Georges en lui-même,

il est aussi pressé que moi.Ils montèrent silencieusementà che-

val, et un jeune palefrenier, qui cou-chait dans l'écurie

,leur ouvrit la

porte et la referma sur eux.En sortantde l'hôtel,le cheval de Henri s'abattit.

— Allons, dit le jeune homme,voilà un présage ; si Marguerite mevoyait, elle se rappellerait les.prédic-

tions d'hier au soir.

— IL me semble, disait Georges ,que M. de Saint-Pons aurait pu venir

vous dire adieu et vous tenir l'étrier ;mais

, patience,

il viendra assez tôt

nous faire la cour, et alors nous seronsfiers à notre tour.

Henri se retourna sur sa selle, et

jeta encore un coup d'oeil sur la de-

meure qu'il abandonnait ; il vit la pe-tite fenêtre d'où Alice l'avait si sou-

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( «6 ).vent appelé, mais elle était fermée ;

et le rideau de pourpre ,qu'on aper-

cevait à travers la vitre., indiquait quela jeune fille dormait encore, ou, cequi parut plus probable à Henri, qued'après les ordres de M. de Saint-Pons,

on la retenait loin de lui.

— Depuis hier tout est changé, sedit-il, tout ; et nous verrons si Alice

est comme les autres.Il poussa son cheval en avant, et

ils s'acheminèrent vers Sèvres,

Georges avait décidé qu'on s'arrêterait

pour faire rafraîchir les chevaux et

pour que Henri fit un léger repas. Us

marchaient sur une route assez mal

entretenue , et qui n'était remarqua-ble que par les beaux arbres qui s'é-levaient à droite et à gauche : cetteroute était déserte ; seulement quel-

ques compagnies d'ouvriers, qu'escor-

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( I 27 )

taient des sergens-d'armes et des es-couades de soldats, la traversaientlentement : c'étaient des hommes de

corvée, des vilains qu'on avait arra-chés à leurs travaux et à leurs familles

pour aller bâtir les merveilles de Ver-

sailles ; tout d'un coup Henri arrêta/

son cheval, et s'adressant à Georges,

il lui dit :

— Allez en avant, Georges, je vousretrouverai à Sèvres ; il faut que jem'arrête.

.

— Comment, vous voulez vous ar-rêter? mais je vous ai dit que le roi selevait à huit heures, et si nous per-dons seulement une minute nous ar-riverons trop tard.

— C'est une folie, Georges, quede croire que le roi m'attend pour selever, répondit Henri que son bon sens

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naturel guidait plus sûrement que Lr

vanité du vieux Georges ; en arrivantà Versailles je ne serai pas tout.desuite présenté au roi ; je dois, au con-traire

,aller chez M. de Louvois

, et il

est possibleque je.me morfonde long-

tems dans l'antichambre du ministre.

— Mais je réponds de vous, ditGeorges, et

— Faites ce que je vous dis, re-prit sévèrement Henri, où je retournechez M. de Saint-Pons, et je lui dé-clare qu'il peut vous garder à son ser-vice

, parce que je pars seul ; je trou-verai des serviteurs à l'hôtel des pa-ges , et pour ce qui est d'un Mentor,j'ai ouï dire que j'aurai un gouver-neur assez sévère pour m'en servir.

Georges obéit en murmurant, etHenri, enfonçant ses deux éperons

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( I 29 )dans les flancs de son cheval

>reprit

au galop le chemin qu'il venait deparcourir.

.CependantMarguerite s'était glis-

sée à l'hôtel et elle avait pénétré sans-obstacle jusqu'à l'appartement d'A-lice; la jeune fille était assise sur lepied du lit qu'elle venait de quitter;sa tête était baissée et ses longs che-

veux noirs couvraient son front ; elleregarda tristement Marguerite

, etquelques pleurs roulèrent dans ses

yeux.

— Alice,

dit Marguerite qui l'a-vait vue enfant et qui avait conservél'habitude de l'appeler ainsi, Alice

,est-ce que vous pleurez?

— Non, répondii Alice les yeuxmouillés de larmes.

— Je vois ce que c'est, dit Margue-rite

,c'est le galop d'un cheval qui

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( 1.30 }.

vous a réveillée ce matin, et cela vous

a rendue triste et pensive ; mais, di-tes-moi, ne voudriez-vous pas venir

avec moi sous ces beaux frênes où vous

vous promeniez si souvent avec votrefrère que le roi a fait appeler à sa

cour ?

—•Avec Henri ? dit Alice en rele-

vant la tête ; non ,Marguerite.

— Nous y cueillerions de belles'

fleurs, continua la jeune femme, etpeut-être y trouverions - nous quel-qu'un que vous regrettez.

—-Comment? reprit Alice en quit-

tant la couche où elle était assise.

—Eh! oui, dit Marguerite, pensez-

vous que le beau sire ait voulu partir

sans vous dire adieu?

Marguerite prit la main d;Alice quila suivit sans résistance ; elles sorti-rent de l'hôtel

,elles suivirent la

0

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( i3r ) ;grande avenue qui menait aux frênes,

et le coeur d'Alice battait violemment

et son sein se soulevait à bonds iné-

gaux ; Marguerite regardait cette agi-tation en souriant :

— C'est de l'amour, se disait-elle,ah! grand Dieu! que nous sommesmalheureuses !

Elle se rappelait toutes les circon-

stances de la soirée de la veille, tou-tes les prédictions de la Voisin

, etelle ralentissait machinalement son

pas; sa figure gaie prenait une teintede tristesse et de mélancolie : elles ar-rivèrent aux frênes et s'assirent aupied d'un arbre ; autour d'elles, la

terre était couverte de fleurs qui crois-

saient parmi les herbes ; la marguerite

aux feuilles blanches et au boutond'or

,le coquelicot éclatant, le bluet

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( i32 }

délicat et la violette que trahit sonparfum , semblaient attendre leursmains pour être cueillies. Alice jetait

partout des regards attentifs , il luisemblait qu'Henri était caché derrièrechaque arbre et elle se penchait àdroite et à gauche pour n'être passurprise par le jeune homme,

— Il n'est pas là, dit-elle ; ah !

voici Médor.

Mais Médor venait de l'hôtel oùHenri l'avait laissé, il s'approcha d'A-

lice et vint la caresser et se coucher à

ses pieds. Marguerite,

cependant,avait cueilli quelques unes de cesfleurs qui portent son nom et aux-quelles les jeunes filles ont attaché unaugure gracieux d'amour et d'espé-

rance; l'augure est souvent menteur,et la fleur paie de sa vie une vaine

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( i33 )

curiosité, ses feuilles sont dispersées

et sa tige languit et se dessèche avantle tems.

— Tenez, Alice,

dit là jeune fem-

me, prenez cette fleur et faites commemoi, en pensant à celui que vous ai-

mez; on dit que cela ne ment jamais,

et qu'on apprend airïsi si on est trom-pée, ou bien si on est aimée d'unamour véritable.

Alice, en rougissant, prit une mar-guerite et elle fit comme sa compagnequi effeuillait la fleur en disant :

— 11 m'aime, un peu, beaucoup,passionnément, pas du tout.

Mais il se rencontrait que la fleur

que tenait Alice était entièrementdé-pouillée quand elle arrivait au motpassionnément., tandis que la dernièrefeuille de Marguerite attendait pourtomber, la phrase fatale : pas du tout.

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.( i34 )

— Ah ! dit Alice en souriant, vousle voyez, il m'aime, tandis que vous...

— Ah! il m'aime aussi, réponditMarguerite rouge de colère.

En ce moment, on entendit le ga-lop d'un cheval.,

— Voici Henri, dit Alice.Elle se leva et fut au-devant de

Henri dont le cheval était blanc d'é-

cume et ruisselait de sueur; lui-mêmeétait pâle et agité.

— Alice, Alice, dit-il, je vous re-vois enfin.

— Oui, Henri,

dit Alice,

qui , enrougissant, se jeta dans ses bras.

— Et ton père, et M. de Saint-Pons,qui me fait partir sans te voir.

Us s'éloignèrent un peu, Margue-rite tantôt flattait de sa main le che-val

,tantôt cueillait les fleurs qui

étaient sous ses pas.

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( i35 )

— Oh! Henri, vous allez partir, oupl-utôtyous êtes parti déjà. Vous allez

à la cour ; là vous verrez le roi et tou-tes les belles dames qui sont toujoursauprès de lui, dit-on, comme autantde papillons brillans qui tournent au-tour d'une lumière éclatante, et vousne songerez plus à moi

,Henri.

.— 0 mon Alice, que dites-vous?

que dis-tu ma soeur ? ah ! si tu savais

combien j'étais heureux hier et com-bien j'éprouve d'ennuis aujourd'hui.Pourquoi ne me laisse-t-on pas auprèsde toi ? Mais, mon Alice, je revien-drai , un matin que tu n'y songeraspas; je te surprendrai, et quand tusortiras de ta chambre, je serai.lapremière personne que tu trouveras

sur tes pas.

— Oui, dit Alice avec quelques

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(-iS6)larmes dans les yeux , tu reviendras

,,d'abord souvent ; puis, plus rare-ment ; ensuite, pas du tout.

Henri la prit dans ses bras, il ap-procha sa tête de celle d'Alice ; la che-velure d'un blond foncé du jeunehomme., se mêlait aux boucles noires

des cheveux d'Alice ; leurs bouches setouchaient presque , et leurs haleinesembaumées se confondaient.

— Et quand tu viendras , disaitAlice, tu seras tout rempli des images

brillantes qui vont t'entourer ; tu meparleras des perles qui ornent le coudes princesses

,des diamans qui sont

suspendus aux oreilles des jeunes du-chesses, et tu regarderas la pauvreAlice sans la voir; :tu dédaigneras nosjeux, nos promenades solitaires... Oh!

si tu savais, Henri, Marguerite vient

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( r3jr )

de me faire connaître une fleur quim'a appris que tu m'aimais... beau-

coup.C'était passionnément qu'elle vou-

lait dire ; mais ce mot, inconnu à sajeunesse, étonnait sa pudeur de vierge

et elle n'osa pas le prononcer.

— Oui, dit Henri, oui, Alice, jet'aime, je t'aime pour toujours ; etpour toi, j'oublierai tout dans le

monde.; ;; ;•,'?. rr

Leurs deuxbouchess'unirent;Henriappliqua ses lèvres brûlantes sur cel-les de la jeuné fille qui, faible et in-terdite

,était à demi-renversée dans

les bras de Henri. Au même moment,M'dor qui avait suivi Alice et quiétait à ses pieds, fit entendre le bruitsinistre et lent dont il avait, la veille

encore, accompagné les dernières pa-roles de la Voisin ; un frisson glaça,

x. i: 12

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(-i58 )

parcourut le corps de Henri, et auxpremières sensations heureuses qu'ilvenait d'éprouver, se mêlèrent des

idées de mort et de destruction; Il ai-mait Alice, il venait dé le lui dire ;

ce secret qu'il tenait caché dans soncoeur, qu'il ne s'avouait pas à lui-même

, sa bouche venait de le laisseréchapper, et pour la première fois ilvenait frapper son oreille ; ce n'était

pas de' l'amitié^ qu'il ressentait pourAlice, c'était de l'amour ; elle n'étaitplus sa soeur, mais son amante , et ilsentait, qu'en effet sa vie était attachée

à celle d'Alice,

qu'un lien étroit ve-nait de se former entre eux , et que,pour séparer leurs deux coeurs, il fau-drait faire une blessurequi serait mor-telle. Alors lesparoîes de la devineresse

regardaient Alice, son sort était fixé,

il était écrit dans la main du malheu-

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.( i.5p )

reux ; cette ligne de vie qui s'éteignait

dès sa naissance, marquait aux joursd'Alice une fin prochaine ; qui sait si

ce coeur qu'il sentait battre contre lesien

, ne serait pas atteint par le poi-gnard? si ce front ne se décolorerait

pas sous la douleur? si la fièvre necreuserait pas ces joues et ne blanchi-rait pas ces lèvres de pourpre? et pourlui, à qui on avait prédit une vie plusdouloureuse que la mort, ne .venait-

il pas de comprendre qu'il.n'y avaitqu'Alice pour lui dans le monde ? Iltrembla ; un mouvement convulsifagita ses lèvres ; une raie nouvelle sil-lonna un moment son front jeune etblanc

, comme si la première peineétait un premier pas vers la vieillesse;

et ses bras qui entouraient la jeunefille furent prêts à se désunir. Ce mo-ment de douleur et d'angoisse- fut

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( i4o )

court, un regard d'Alice le rappela àl'amour et aux espérances de son âge.Quel rapport, en effet, avait avec lui

une femme inconnue? qui sait l'ave-nir? comment serait-il écrit sur les li-

gnes plus ou moins profondes, plus

ou moins égales de la main? son chienavait poussé un gémissement doulou-

reux ; mais depuis quand les chienssont-ils habiles à prédire ? son bon-heur et celui d'Alice pouvait-il dé-

pendre d'un aboiement ?

— Viens, Alice, dit-il en lui don-

nant encore Un baiser qui acheva de

dissiper ses alarmes, viens,

regarde-moi encore et ne doute plus de moi.

Alice baissait les yeux et n'osait les

relever sur Henri.

— Pourquoi Marguerite s'est-elleéloignée? dit-elle.

— Alice, Alice, un baiser, tu m'a«

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( m )donné un seul baiser et tu te le re-*-

proches.

— Non, dit Alice en se jetant de

nouveau dans ses bras, non mais je

tremble.

Alors Alice entr'ouvrit une guimped'étoffe, elle découvrit son cou d'ivoi-

re , et elle tira de son sein une petitecroix de diamans qui était passée dans

un ruban de velours.

— Tiens, Henri, dit-elle,

ceci est

un souvenir de ma mère,

je te le

donne; jure-moi de ne t'en séparerjamais, et si tu veux quelque chose

de moi, montre-moi ce bijou et je nesaurai te refuser.

En parlant ainsi, elle entr'ouvraitelle-même la fraise de Henri, et elle

lui passait au cou la petite croix.

— Que ce soit un gage secret et

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( *42 )mystérieux, dit-elle en le cachant

avec soin.

— Oh ! oui, Alice , un gage secretet mystérieux de notre amour, de no-tre amitié.

Marguerite sortit tout d'un coupd'un buisson voisin et le front d'Alice

se couvrit de rougeur. Cependant elle

croyait obéir à un sentiment permis ;

elle ne se reprochait pas une affection

qui était née pour ainsi dire avec elle

et que son père avait vue croître sanss'y opposer.

— Il faut partir, dit Henri; levieux Georges m'attend depuis long-

tems, et il est aussi tourmenté par lacuriosité que par le chagrin de voir

que je ne me hâte pas d'arriver' à la

cour et de devenir maréchal de France.Henri prit Alice sous son bi'as. et

ils s'approchèrent du cheval qui était

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( i45 )attaché à un frêne; le noble animalfrémit en voyant son jeune cavalier, etAlice le flattaitde la main en regardantHenri. Celui-ci baisa le front blanc de

la jeune fille, il passa sa main dans les

longs anneaux de sa chevelure noire ,et la pressant sur son coeur :

-»- Adieu, Alice, dit-il, adieu—Il y avait, dans cet adieu, de la

douceur et une sorte de gaîté. Alice

l'aimait; il allait à quelques lieues; ilespérait la revoir dans un tems peuéloigné, embellie encore par l'absence

et toujours plus douce et plus ai-mante.

— Adieu, répéta-t-il, tandis quela main d'Alice, après avoir parcourusa joue

,touchait à son menton.

— Adieu, adieu.Et il s'élança sur son cheval ; l'ani-

mal fit quelques pas vers la route de

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( *44 )Versailles; mais Henri voulut encoretendre une fois la main à Alice, et il

ramena le cheval près d'elle; alors lafille de M. de Saint-Pons posa sonpied sur celui de Henri qui était sou-tenu par l'étrier, et elle s'éleva jus-qu'à lui ; son front était à la hauteurde celui du jeune page ; elle le regar-dait avec des yeux d'amour; elle netenait plus à la terre ; elle n'était sou-tenue que par Henri, et elle ne voyait

que lui.

^- 0 Henri ! lui dit-elle, ne bouge

pas, mais rends les rênes à ton cheval,

et avec ton autre pied fais-lui sentirl'éperon ; fuyons, fuyons, allons bienloin, dans le pays de ta fée, et ne

nous arrêtons que là où ne nous trou-verons rien qui puisse nous séparer.

— Si tu me dis ces choses - là,

répondit Henri, tu m'ôtes la force de

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( '45-)

te quitter, monte donc en croupe etpartons.

— Et mon père? reprit Alice touteconfuse. Elle sauta à terre avec la lé-gèreté d'une biche, et sa main jetaitdes baisers, Henri la regardait tou-jours; cependant le cheval galopaitdé-jà et l'éloignaitd'Alice ; mais il saluaitde la main et il agitait son chapeau.Hélas ! il venait de passer le momentle plus doux de sa vie, il venait d'êtreheureux sans trouble, sans remords,

et les passions des hommes n'étaient

pas venues se jeter entre lui et cellequ'il aimait.

Alice regardait toujours le cheval;elle ne le voyait plus qu'elle regardait

encore, et que son oreille attentiveécoutait le bruit de ses pas; enfin,quand elle ne vit plus rien, quandelle n'entendit plus rien, elle se baissa

T. i. i3

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( i46 )

lentement, cueillit une marguerite,

et, effeuillant la fleur, elle répétait...

— Il m'aime un peu..... beau-

coup... passionnément

— Ah ! lui dit la femme de Guil-laume, vous aussi, Alice.

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( ^l)

CHAPITRE VI.

M. DELOTTVOIS.

On doit distinguer deux hommes dans Lou-yois : c'e'tait un ministre supérieur pourconduire une guerre ; ce qu'il fit pourfaire re'ussir le sie'ge de Gand est admiréde tous les militaires ; mais si on le consi-dère comme citoyen, c'e'tait un monstre.

( DUCLOS. )

LE jour même où Henri avait quittél'hôtel Saint - Pons

, et bien avantl'heure où Georges fut le réveiller,dans un des pavillons du château deVersailles qu'on appelait alors le pa-villon du Grand-Veneur, M. de Lou-vois travaillait à la lueur des flam-

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( i48 )beaux,. ses secrétaires étaient dans unepiècevoisine, et déjà l'antichambreduministre était pleine de solliciteurs.L'or éclatait sur les lambris du cabinetde Louvois, les peintures de Mignardcouvraient les murs, tout le luxe dumaître entourait le serviteur ; il tra-vaillait quoique le jour ne.fût pasvenu , et on eût pu voir, à l'agitationde ses traits et aux rides de son front,

que ses voeux n'étaient pas satisfaits.

— Allons, dit-il, encore un échec...

Que suis-je donc ? mon crédit tombe

devant le pouvoir d'une favorite ! mais

patience, orgueilleuse et moqueuseMortemart,patience, vous me paierez

tous ces outrages!Il se leva en disant ces mots, et fut

vers le mur du cabinet où était sus-pendu un riche calendrier en ivoire,orné de miniatures relevées d'or.

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( '49 )

—Neuffévrier, dit-il, jour de sainteApolline, eh bien ! par sainte Apollinequi mourut vierge et martyre ,

cho-

ses dont l'une au moins ne vous arri-

vera jamais, dans trois mois votrerègne sera passé ; vous irez en Guiennerejoindre votre mari, si cela vous con-vient

, ou bien, comme La Vallière

,vous irez édifier quelques couvens defilles, ou bien encore vous verrez le

triomphe d'une rivale; vous irez àParis, vous quitterez Versailles, vousn'irez plus à Fontainebleau., vous neserez plus de Marly; et mon Dieu,n'avez-vous pas votre maison de Cla-

gny, où vous pouvez vous retirer—?

— Voyons, dit-il en appuyant sonfrontsur l'index et le pouce de sa maindroite, encore un mois de caprices à

subir et d'humiliations à dévorer ;après, le carême.... le P. Lachaise

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( i5o )est doux et facile. Fidèle à la moraledé sa compagnie, il sait prêter sa con-science à tous les besoins de son ambi-tion

, et Montespan'elle-même a flétri

ses complaisances d'un mot sanglant

et cruel ( i ) ; niais aux approches de

Pâques, le P. Lachaise est intraitablependant quinze jours, le roi éloignera

madame de Montespan il l'a faitl'année passée... je ferai prêcher le ca-rême par un homme hardi et austère;

on me trouvera quelque évangile,quelque parabole, quelque texte quitombera comme un plomb dans le

coeur du roi ; sa passion, d'ailleurs,

commence à s'user, et, après Pâques,je lui présenterai une autre beauté ,

(i) Nous respectons trop nos lecteurs pouf rap-porter-ici la manière dont madame de Montespan

jouait sur le nom du P. Lachaise.

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( I5I )jeune comme les Flore, les Hébé queMignard lui peint sur ses plafonds,belle comme le printems qui va naî-tre, fraîche comme le mois de mai où

nous entrerons ; et, quant à l'autre,quant à cette veuve Scarron qu'il afaite marquise, et qui se glisse partoutsans bruit, comme Une chatte qui at-*

tend le moment favorable; quant àmadame de Màintenon, elle est gou-vernante du petit ducduMaine, nousl'éloignerons, nous ferons aller le ducdu Maine aux eaux ah! j'aurai be-*

soin de Bontems.Et le ministre, habile à ne négliger

aucun moyen, écrivit sur le calepinqui cnntenait ses notes particulières :

Donner une gratification à Bon-

tems , et placer un de ses fils auprès demoi.

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( i5a )

— Mais avant, dit-il, tâchons determiner la principale affaire.

Il appelle un domestique.

— Jérôme! montez chez madameDufresnoi, et voyez si elle est prête ;qu'elle fasse atteler ses chevaux, etque, dès que la personne que j'attendsarrivera, elle parte en toute hâte.Faites venir un huissier.

Le domestique s'inclina et l'huissier

ne tarda pas à paraître.

— Qui est dans mon antichambre?demanda durement Louvois.

— Beaucoup de monde,

Monsei-

gneur, répondit l'huissier en s'incli-

nant assez pour que sa chaîne d'or fûtfrapper le parquet.

— Mais encore, dit le ministre.

— M. de Canillac,

répondit l'huis-

sier.

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( i55 )

— Après.

— Le marquis de Sévigné.

— Le guidon ! que me veut ce jeune

fou ? il est ordinairement au lit à cetteheure : se serait-il brouillé cette nuit

avec la Champmêlé ? Que vient - ilfaire à Versailles ? Après ?

— Monseigneur d'Autun,

l'abbéRoquette.

— Plat hypocrite ; mais, que me

veut-il ? Il sait bien que je n'ai pas lafeuille des bénéfices Après?

— Un gentilhomme, qui se dit ca-pitaine dans les armées du roi, le che-valier d'Aubigné.

— Le frère de la veuve Scarron,

jamais, jamais ; il n'obtiendra jamaisrien : qu'il retourne à son régiment.

Le ministre cessa un instant de par-ler, et l'huissier fit un pas vers lui

comme un homme qui a oublié la

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( i54")chose la plus essentielle, et qui vientde se la rappeler tout d'un coup.

-r- Ah ! dit-il.

— Eh bien ! quoi donc ? reprit leministre avec dédain.

— Pardon, Monseigneur, j'oubliais;le frère de la marquise de Montespan,M. de Vivonne.

— M. de Vivonne ! s'écria Louvois ;mais ne croit-il donc plus au crédit de

sa soeur ? et que vient-il donc fairechez moi ?

— Monseigneur, on dit autour delui que c'est pour un neveu .

— M. de Vivonne ici, avant le jour,venant solliciter! allons, Louvois, ona meilleure opinion de ton crédit quetu ne penses. M. de Vivonne ! dit-il

en se tournant vers l'huissier ; faites

entrer.L'huissier ouvrit les deux battans

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( x55 )de la porte, et, s'avançant au milieudé l'antichambre, il cria d'une voixforte :

—- M. le duc de Vivonne ! !

— Ah ! dit le marquis de Sévignéqui était auprès du duc, nous sommeschez M. de Louvois et vous passez le

premier ; il n'en serait pas de mêmechez Ninon.

— Qui sait ? répondit le duc enriant; cela dépend du moment, Mar-quis.

M. de Vivonneentra dans le cabinet

et les portes se refermèrent sur lui. Il

se présenta avec cette aisance et cettegrâce qui étaient naturelles auxcourti-

sans de ce tems, et qui lui étaient par-ticulières

,quoiqu'il fût un peu gros ;

son visage plein et vermeil respiraitla franchise et la gaîté ; son habit de

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( i56 )vénitienne noire

, tout chamarré dedentelles d'argent, était coupé à ladernière mode ; sur son pourpoint debrocart flottaient les bouts d'une cra-vate de point de Venise ; à son épaulegauche était attachée une aiguillettesuperbe en ruban couleur de feu, re-haussée d'or et d'argent. Il aborda lesombre Louvois avec cet air dégagé etde bonne humeur qu'il avait avec les

courtisans, et qui ne le quittait même

pas devant la figure majestueuse et unpeu sévère du roi. Le ministre s'in-clina légèrement, et lui demanda,

avec une voix qu'il luiétait impossibled'adoucir, ce qui lui procurait l'hon-

neur d'une visite si matinale.

— M. le Marquis, lui réponditVivonne

,j'ai couché à Versailles

, etje dois me trouver ce matin au leverdu roi.

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( i57 )La figure de Louvais s'obscurcit, et

il mordit sa lèvre inférieure.

— Mais avant d'entrer chez Sa Ma-jesté

,continua Vivonne

,j'ai voulu

vous présenter mes hommages et vousdemander une faveur.

Un sourire de satisfaction entr'ou-vrit les lèvres du ministre. Cependantcela était dit légèrement, sans affecta-tion, et comme quelqu'un qui est bienloin d'y mettre l'importance qu'ondonne à une flatterie.

— Une faveur ! M. le Duc,

ditLouvois ; j'ai peu de pouvoir, mais jeserai trop heureux si je puis vous êtreagréable.

— Voici le fait, dit Vivonne, ilm'est arrivé un parent de Lauzun.

— M. de Lauzun, interrompit Lou-vois, ah! M. le Duc, impossible.

—Quivous parle de Lauzun, dit Vi-

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(-i58 )

vonne, ce pauvre Peguilhem est à Pi-gnerol, et il ne s'est pas échappé, je

vous assure; c'est un neveu, un jeunehomme qui va faire son entrée dans lemonde, cela tient à tout ; vous sentez

que Mademoiselle le protège ; iL yarecueillir tout l'intérêt qu'inspirena-turellement le malheur de l'oncle, etje vous demande un guidon.

— Un guidon, M. le Duc ?

— Oui, dit Vivonne en jouant né-gligemmentavec le noeud de son épée

et en caressant de l'autre main sa cra-vate de point de Venise, oui, un gui-don dans les chevau-légers, ou dansles gendarmes

, peu importe; tenez,celui du marquis de Sévigné, qui estdans votre antichambre

, par exem-ple

, et vous donneriez au marquis unrégiment.

— M. le Duc, impossible, dit Lou-

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( "59 )vois avec un sérieux glacial, impossi-ble, cela passe mon pouvoir; guidon!guidon ! un jeune homme qui n'a pasété cadet ; et l'ordre du tableau !

— L'ordre du tableau, ditVivonne,oui, voilà ce qui désole tous nos jeu-

nes officiers ; il faut tuer tous ses ca-marades pour avancer.; l'armée vousdoit cela, M. le Marquis, et tous lesjeunes gentilshommes vous en veu-lent

,je vous en préviens.

— Vous savez, M. le Duc, réponditLouvois, que le service de Sa Majesté

m'a obligé à cette mesure, et...

— Vous avez peut-être raison ,dit

Vivonne en souriant et en posant samain sur le parement brodé de l'habitdu ministre ; mais revenons à ma de-mande.

— Je ne vois pas le moyen.... Ré-pondit le ministre, incertain entre

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( i6o )l'ennuid'obliger un homme qu'il n'ai-mait pas et le danger de se faire unennemi.

— Eh bien ! dit Vivonne avec né-gligence, n'en parlons plus

: je le de-manderai au roi.

Louvois devint rouge de colère ; ilétait forcé dans ses derniers rètran-chemens. Honteux de la maladressequ'il venait de commettre ,

il se con-tint ; et, tandis que sa haine contretoute la famille Mortemart s'accumu-

lait dans son coeur, et qu'il cherchaitles moyens de perdre le frère avec la

soeur ,il regarda Vivonne avec tran-

quillité et lui dit sans émotion :

—Mais, M. le Duc, vous ne m'aviez

pas dit que vous y teniez autant ; jen'ai pas regardé cettedemandecomme

une chose personnelle

— Très - personnelle, dit Vivonne

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..(*6Ï)en l'interrompant, très-personnelle

,je vous assure ;et comme je sais, M. de

Louvois, que rien ne vous est impos-

sible,

j'étais étonné de votre refus.Louvois ,

embarrassé, se disculpa

comme il put ; il dit qu'il avait moinsde pouvoir qu'on ne lui en supposait,

et que la place dont il pouvait dis-

poser était tellement courue, qu'ilavait plus de vingt demandes pour lamême place.

—Tenez, dit-il, en allant chercher

sur un des coins de la grande table oùil travaillait

, une énorme liasse depapiers ; tenez, M. le Duc

,voici les

demandes et les titres de tous ceuxqui postulent des guidons

,des cor-

nettes ,des compagnies.

Vivonne éloigna doucement, avec,le dos de la main, les dossiers que lui

T. i. 14

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présentait Louvois, et il lui dit en

souriant :

— Faut-il que je m'adresse au roi,M. le Marquis?

— Non, non ,M. le Due

,répondit

Louvois,je vais mettre Un guidon à

votre disposition ; je vous enverrai lebrevet et le nom sera en blanc

,M. le

Duc le remplira lui-même, trop heu-

reux de lui prouver comme je suis sonserviteur et celui de sa famille ; oui

,M. le Duc, j'ai toujours été lieUréux

toutes les fois que j'ai pu obliger quel-qu'un des Mortemart.

Ces mots furent dits avec Une af-

fectations! marquée, et ils contenaient

un mensonge si évident, que Vivonne

ne put s'empêcherd'en sentir la pointe

et de se rappeler, en rougissant, que

l'origine de sa faveur et l'élévation de

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( i6S )

sa famille venaient de l'amour du rdi

pour sa soeur ; mais habile à rendre

sarcasme pour sarcasme > et possédant

sa bonne part de l'esprit des Morte-

mart, il répondit à Louvois.

— Nous le savons parfaitement,M. le Marquis ; et tenez, hier, masoeur en parlait au Roi, et vous vous

en apercevrez aisément si vous alleztravailler avec Sa Majesté.

Puis, voyant que l'éclat des bougies

qui brûlaient chez le ministre s'affai-

blissait devant le jour naissant, il ar-rangea quelques boucles de son im-

mense perruque noire,

il prit de samain droite le chapeau garni de plu-

mes qui était sous son bras gauche,

et il dit à Louvois.

— Je vais au petit lever, M. leMarquis, et je ferai comme ma soeur,je parlerai de vous au roi, je lui dirai

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( i64 )la grâce et la bonté que vous venez de

mettre à m'accorder un guidon.En parlant ainsi, il salua avec la

même aisance qu'il avait eue en en-trant ; il ouvrit lui-même la porte ducabinet, et Louvois se trouva seul.

—Insolent et railleur comme touteta famille

, va, cours régaler le roi etles courtisans de la manière dont tuas obtenu ton guidon ; mais dépêche-toi de jouir

, car je te laisserai peu detems! Tu auras ton guidon^ mais jevais tâcher de t'ôter désormais l'envie

et le pouvoir d'en demander !

Il appela de nouveau un huissier.

— Grandpré,

allez Voir si M. de

Chavigny est dans l'antichambre, et

faites-le entrer.L'huissier ouvrit de nouveau la

porte et appela M. de Chavigny.

—M. le Duc, dit Sévigné àVivonne

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(i65)qui était encore dans l'antichambre

,puisque M. de Louvois appelle ainsi

ses créatures,

je quitte son anticham-bre

,je ne veux point passer après un

Chavigny.

— Qu'est-ce que ce Chavigny? ditle duc.

— Un vieux coquin, répondit Sé-vigné, qui était jadis à la solde de Ma-

zarin; ah! M. de la Rochefoucault ensait de belles sur son compte. Ce

Chavigny avait une pension de lareine-mère, et il en sollicite le ré-tablissement depuis la mort de cetteprincesse.

Les deux jeunes gens sortirent dupavillon du grand-veneur, et ils netardèrent pas à se séparer, parce queM. de Sevigne n'ayant pas ses grandesentrées, ne pouvait suivre Vivonnedans la chambre du roi.

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(i66)Cependant M. dé Chavigny allait

remplacer M. de Vivonne dans lecabinet de LoUvois. La différence quiexistait entre ces deux personnes étaitimmense ; l'âge, la fortune, la posi-tion

,le caractère, rien n'était pareil ;

le courtisan brillant et hardi venaitde disparaître pour faire place à unhomme sans élégance et sans carac-tère

,qui arrivait pour solliciter bas-

sement ,décidé à tout supporter, cer-

tain de dévorer des affronts, et n'espé-

rant réussir qu'à force d'adresse etd'împortunité. Chavigny se serait re-gardé comme heureux d'être attaché

au ministre, de quelque manière quece fût ; il se présentait chez lui commeayant été serviteur du père de Lou-vois, le chancelierLetellier,et, commel'avait dit le marquis de Sévigné

,il

sollicitait du fils le rétablissement

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( *67 )d'une pension que lui faisait jadis

la reine-mère, pour avoir toujours

été attaché à Mazarin et pour Unelégère blessure qu'il avait reçue à labataille de la porte Saint-Antoine,

en combattant pour Louis XIV en-fant, et pour Anne d'Autriche. Quandil entendit l'huissier prononcer sonnom, il regarda autour de lui les gensde distinction qui l'entouraient

yet il

pensa que l'un d'eux portait le même

nom que luiet allait entrer à sa placé,tellement il était peu habitué aux fa-

veurs ministérielles.

— Oui, M. de Chavigny, lui ditl'huissier en l'approchant jusqu'à le

toucher, c'est vous que monseigneurfait appeler.

Chavigny était un des meubles de

l'antichambre de Louvois, il ne man-quait jamais d'y paraître; mais il lui

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( "68 )arrivait souvent de voir l'audiencefinir, sans que son tour vînt ; ou pourmieux dire, il n'entrait que lorsqu'ilétait à peu près seul, et il fut effrayéd'entendre son nom retentir au milieude la foule ; de manière qu'il suivitl'huissier en tremblant, sans savoirs'il s'agissait d'une peine ou d'unefaveur. Il entra donc avec la frayeur-peinte sur le visage. C'était un hommede cinquante-cinq ans environ, d'unetaille élevée et qui, quoique parvenuà l'âge où les forces de l'homme dé-croissent , était encore leste et vigou-

reux ; son visage insignifiant n'an-nonçait ni l'intelligence ni la mé-chanceté; on n'y voyaitque la bassesse,

et ce sentiment de son insuffisance quifait que le porteur d'une pareille phy-sionomie doit nécessairement êtrel'instrument passifd'un homme habile

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•("69)ou puissant. Il avait été soldat unepartie de sa vie, et, quoique coura-geuxet enrôlé dans le parti de Mazarinqui finit par l'emporter sur tous les

autres, il n'avait pas su profiter de saposition pour sa fortune; on sentait,

en le voyant, qu'un crime ne l'épou-vantait pas, et qu'il sacrifierait faci-lement au pouvoir toutes les délica-tesses de conscience et d'honneur. Sur

sa lèvre supérieure, était une mousta-che qui se relevait également sur sesdeux joues

, et une flotte de poils quicommençaient à grisonner, cachait

une partie de son menton. Il ne por-tait point de perruque, mais des che-

veux blancs qui étaient coupés assezcourts autour de sa tète; son costumeétait propre et tenait de la mode durègne passé, cétait un justaucorpsehamois, qui avait aux manches des

T. 1. i5

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( "7°)crevés de même couleur, un chapeaude feutre gris avec une plume rouge ,une fraise blanche, une longue épée

avec une poignée de-fer, et des bottesmilitaires auxquelles étaient attachésdes éperons. Ce costume était encore

.

celui des gentilshommes campagnards

et des vieux militaires qui, pour avoirquitté le service, n'avaient pas discon-tinué de porter un habit qui rappelaitleur ancienne profession. M. de Cha-vigny était d'une bonne famille deNormandie, et cet avantage lui avait

toute sa vie procuré des liaisonsau-dessus de sa fortune et de sa posi-tion dans le monde; c'était un hommeprésentable partout, et dont Louvoispouvait faire un instrument sans secompromettre. Il avait connu dans le

tems madame Dufresnoi, femme d'uncommis du ministre, et alors sa maîr

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f T )

-tresse; c'était même cette dame quil'avait désigné à son amant, commeun homme propre à seconder leursprojets.

— Chavigny, lui dit brusquementM. de Louvois sans le regarder,m'êtes-vous dévoué ?

— Je suis bien malheureuxsi mon-seigneur en doute

,répondit Chavi-

gny-

— Mais dévoué, dit Louvois, à la

vie et à la mort, et même plus quecela ?

— A la vie et à la mort, réponditChavigny, et c'est ce qu'un soldat metavant tout.

— Eh bien ! Chavigny, je feraivotre fortune.

— Monseigneur fait rétablir mapension? dit Chavigny avec joie.

— Eh non, reprit Louvois avec dé-

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.

( "72 )dain ; votre fortune, Chavigny, votrefortune ; il s'agit bien d'une misérablepension !

— Comment cela,

Monseigneur ?

— D'abord , je vous marie,

ditLouvois.

Un sourire d'incrédulité glissa surles lèvres du gentilhomme normand

,et vint déranger les poils gris de samoustache. M. de Chavigny ne vit

pas tout d'un coup qu'un mariage était

un chemin vers la fortune.

— A votre âge,

Chavigny, avec lavie aventureuse que vous avez menée,

vous devez sentir qu'un mariage n'estqu'un moyen pour avancer ; si, parexemple, vous épousiez une jeune per-sonne qui eût de la naissance

,de la

fortune et dû crédit.

— Il s'agit d'une veuve ? demandaChavigny.

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( *?3 )

— Non, dit Louvois, il s'agit d'unejeune fille qui serait présentée à la

cour, et qui aurait besoin, pour faire

votre fortune et la sienne,d'une plus

grande liberté que n'en laissent quel-quefois les maris

, et surtout de resterà la cour ; ce serait la première con-dition, Chavigny.Elle serait, je sup-pose ,

dame d'honneur de la reine oude madame ; et il ne faudrait pas que,si elle vous faisait obtenir un gouver-nement en Provence ou sur le Rhin

,vous la forçassiez à vous y accompa-gner.

—Un gouvernement! s'écria Cha-vigny.

;— Oui, Monsieur, dit Louvois,

un gouvernement.

— C'est tout simple, répondit Cha-vigny en s'inclinant et en répondantà ce qu'avait dit d'abord M. deLou-

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( "74 )

vois,

c'est tout simple,

Monsei-

gneur.

— Bien ! Chavigny, dît Louvois.M. de Chavigny venait de compren-

dre à peu près le but du ministre et lerôle qu'il lui réservait dans ce ma-riage proposé ; mais

,d'après son ca-

ractère, une circonstance pareille

n'était pas capable de l'arrêter, et,en fin Normand, il approuva tout

sans avoir l'air de rien comprendre ;cependant il se trompa dans une de

ses conjectures ; il crut que M. de Lou-

vois agissait dans l'intérêt d'une pas-sion à lui, et il plaignait déjà le sortde madame Dufresnoi.

— Cette bonne dame, se disait-il,

il paraît que son règne est passé,

et

que je vais avoir la place de son mari,tandis que. Allons, allons, M. de

Chavigny, voici la fortune; elle est

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( "75 )_

venue tard, mais, n'importe,

ellearrive enfin.

Louvois l'examinait avec attention

et il devinait toutes ses pensées. Il li-sait sur son front une gaîté vile etbasse

,qui se serait encore manifestée

plus vivement, si le ministre, joignantl'impudeur de ses paroles à celle de

ses projets, se fût expliqué sans dé-

tour.

— Vous épouserez donc, Chavigny,mademoiselle de Saint-Pons. Votrefemme vous apportera une dot conve-nable ; parce que le vieux gentil-homme fera bien les choses, et je vousdonne une compagnie.

— La fille de M. de Saint- Pons ?

dit Chavigny, un gentilhomme nor-mand qui a suivi le parti des princes

contre le cardinal ?

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(I76.}

— Oui, dit Louvois.

— Ce mariage ne pourra jamais sefaire, Monseigneur.

— Et pourquoi cela ? reprit Lou-vois.

— Nous nous connaissons, M. de

Saint-Pons et moi ; nous avons toutela vie combattu dans des rangs oppo-sés ; nous avons vingt fois tiré Tépée

l'un contre l'autre, et jamais il ne

voudra m'accepter pour gendre.

— Ah ! il ne voudra pas ,dit Lou-

vois avec un sourire amer ,il ne vou-

dra pas.... Je voudrais bien voir cela ;

et si je le veux, moi !

Louvois prononça ces derniers mots

avec une force de volonté terrible ;

l'orgueil qu'il y mit le vengeait de

l'échec que madame de Montespan luiavait fait essuyer, de la légèreté rail-

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( *77 )ïeuse de Vivonne et des biais fatigansqu'il venait de prendre avec Cha-vigny,

—Je le veux, répéta-t-il avec force,

et cela sera, Monsieur.

—, Puisque Monseigneur l'ordonneainsi..., balbutia Chavigny.

— M. de Chavigny, dit Louvois,

vous allez monter chez madame Du-fresnoi

: elle sait toute l'affaire ,elle

vous en expliquera les détails, et vouspartirez avec elle.

—Peste ! pensa Chavigny, madameDufresnoi en est, elle sait toute l'af-faire ; ce n'est donc pas ce que jecroyais.

M. de Louvois s'assit devant sagrande table, recouverte d'un tapisde velours vert frangé d'or, et il fitsigne à Chavigny de quitter son cabi-

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( 1?8 }

net; celui-ci sortit, et un domes-

tique le conduisit chez madame Du-fresnoi.

— Très- bien, se disait Louvois

,madame Dufresnoi l'a fort bien jugé

,c'est l'homme qu'il nous faut Ce

Chavigny n'est-il pas marquis? Jecrois que oui, les marquisats portentbonheur ; la marquise de Montespan,

et cette marquise de Maintenon quis'élève

,qui grandit, qui commence

à prendre faveur... Allons, nous leur

opposerons la marquise de Chavigny,

et cela bientôt, demain,

aujourd'huimême, si madame Dufresnoi estadroite.

Au même instant il entendit le

bruit d'une voiture, il se précipita

vers sa fenêtre, vit l'équipage quis'éloignait, surchargé de laquais à salivrée.

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('•*79 5

— Bon ! elle est partie.Il appelle de nouveau l'huissier.

— Encombrent-ils toujours cetteantichambre? demanda-t-il.

— Oui, Monseigneur, excepté ce-pendant M. de Sévigné, qui est parti

avec le duc de Vivonne.

— Et il veut un régiment ! dit le

Ministre, il se lie avec mes enne-mis

,il vient me braver dans mon an-

tichambre , et il veut un régiment !

Non, mon petit marquis

, vous n'en

aurez pas ; vous irez vous plaindre auxrochers, je le sais ; mais toutes les pe-tites phrases de Madame votre mère

,tous les bons mots de madame deGornuel, toutes les relations de ma-dame La Fayette ne feront pas soule-

ver la Bretagne, et ne diminueront

pas d'un denier le don gratuit; de jo-lies lettres iront peindre ma dureté

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( i8o )jusqu'en Provence ; je n'en serai pasmoins nécessaire au Roi, et que M. de

Grignan prenne garde à son gouver-nement !

—Vous dites donc, Grand-Pré, quel'évêque d'Autun, est encore là

, etCanillac sans doute, et d'Aubigné?

— Oui, Monseigneur,

-—Qu'on les renvoie, il faut que

je prépare le travail du Roi ; annon-cez que l'audience est levée.

L'huissier entr'ouvrit la porte ducabinet, et se glissa dans l'anticham-bre

, en ayant soin de ne pas laisser

voir aux solliciteurs ce qui se passaitchez Louvois.

— Messieurs,

dit - il,

d'une voix

retentissante,

l'audience est levée.

— Au diable l'audience et le Mi-nistre qui nous fausse compagnie ! dit

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( "3" )d'Aubigné en fureur. J'aimeraismieuxavoir perdu cent pistoles au passe-dix, que de m'être levé avant le jour,

pour venir me morfondre ici ; qu'endites-vous

,M. de Canillac?

:— Ma foi,

Monsieur, je dis que je

vous vendrai ma compagnie,

quand

vous voudrez.

— Est - elle complète,

Monsieur ?

demanda d'Aubigné.

— Mais à peu près.

— Nous pourrons faire affaire, ditle frère de madame de Maintenon.

— Je vous préviens, M. d'Aubigné,continua Canillac, que je ne terminerien sans l'agrément du Roi.

— Bagatelle ! dit d'Aubigné avecfatuité, bagatelle ! je suis fort bien

en cour.

— Il ne paraît pas, dit Canillac,

que M. de Louvois ait cette opinion,

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( "32 )

ni que vous soyez bien auprès de lui,

D'Aubigné prit familièrement le

bras de Canillac, et il lui dit, en

sortant de l'antichambre du Ministre :

— J'ai une soeur ,Canillac

,qui

voit le Roi tout comme je vous vois,

plus familièrement,

même la

veuve Scarron Maintenant, ma-dame de Maintenon, vous savez toutecette histoire ?

— Parfaitement,

répondit Ca-nillac.

— Elle est dévote, poursuivit d'Au-bigné; les enfans du Roi sont le lienqui l'enchaîne à madame de Montes-

pan ; ces deux femmes s'aiment, sehaïssent, se brouillent, se raccom-modent continuellement; je crois, mafoi, qu'elles sontjalouses l'une de l'au-tre ,

mais toutes deux occupent le

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( "33 )Hoi; et que ma soeur dise un mot,,notre affaire est faite.

Cependant la foule s'écoulait etquittait l'antichambre, quand deux

personnages nouveaux y arrivèrent.

— L'audience est levée, leur ditl'huissier.

—Je vous le disais bien, beau sire,

que nous arriverions trop tard.—Mais, mon maître, dit Georges

(que le lecteur a déjà reconnu) enregardant l'huissier avec des yeux vifs

et perçans, M. de Louvois nous at-tend.

Grand-Pré, l'huissier favori du Mi-nistre

,toisa Georges du haut en bas,

et il lui dit :

— Sachez, brave homme, quemonseigneur de Louvois n'attendper-sonne que le Roi ; et dans ce moment-

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( "'84 )ci, même

,c'est Sa Majesté qui attend

son Ministre.En parlant ainsi, il quitta l'anti-

chambre , qu'il referma soigneuse-

ment à clé, et Henri fut obligé de

sortir du château.

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( "85 )

CHAPITRE VII.

VERSAILLES.

Les chars,

les royales merveilles,Des gardes les nocturnes Teilles,

Tout a fui; des grandeurs tu n'es plus le séjour;Mais le sommeil, la solitude,

Dieuxjadis inconnus, et les arts et l'étudaComposent aujourd'hui ta cour.

LES troubles de la minorité,

dontParis fut le théâtre, avaient inspiré

au roi de l'aversion pour cette ville, ilcroyait même que son séjour y étaitdangereux

, et qu'en plaçant ailleurs

T. i. 16

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( "86 )

la résidence de la cour ,les cabales

seraient moins aisées, par la distancedes lieux, en même tems qu'elles se-raient plus difficiles à cacher. Il nepouvait pardonner à Paris, dit Saint-Simon

, sa sortie fugitive de cetteville, la veille des Rois, ni de l'avoirrendu malgré lui témoin de ses lar-mes à la première retraite de madameLa Vallière. Aussi on remarqua beau-

coup à Fontainebleau que la ville deParis y étant venue le haranguer à

l'occasion du serment de Bignon,

nouveau prévôt des marchands, com-

me Lille venait d'être investie, iJ ré-pondit non-seulement avec bonté

,mais il se servit encore du terme dereconnaissancepour sa bonne ville, etqu'en le prononçant, son visage s'al-téra; deux choses qui de tout son rè-

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., r

( "87 )_

gne ne lui étaient point échappées.

L'embarras des maîtresses, ajoute le

même auteur, et le danger de pousserde grands scandales au milieu d'unecapitale si peuplée et si remplie de

tant de différens esprits, engagea en-suite le roi à s'en éloigner davantage.Il s'y trouvait importuné de la fouledu peuple à chaque fois qu'il sortait,qu'il rentrait, qu'il paraissait dansles rues. Le goût de la promenade etde la chasse, bien plus facile à satis-faire à la campagne qu'à Paris ; celuides bâtimens qui vint après et quis'accrut toujours ; enfin l'idée de serendre plus vénérable en se dérobant

aux yeux de la multitude et à l'habi-tude d'en être vu tous les jours, tou-tes ces considérations fixèrent d'abordle roi à Saint-Germain ; il y réiidadepuis sa majorité, et le vieux châ-

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teau de François Ier et le château neufbâti par Louis XIII, et où lui-mêmeétait né, reçurent de grandes amélio-rations; mais le jeune roi avait la fai-blesse de trouver fâcheux que dansl'immense et riche perspective dont

on jouit à Saint-Germain,

les yeuxpussent rencontrer cette abbaye deSaint-Denis, qu'un antique usage luiassignait pour sépulture; dans cet ho-rizon vivant qui se développait à.sesregards ce point lugubre l'offusquait;c'était pour lui comme la main terri-ble qui traçait les mots fatals à Balta-

zar; c'était une perspective qui assom-brissait toutes ses fêtes et qui jetait

un voile lugubre sur ses livrées bril-lantes et sur l'or et les pierreriesdont il était couvert.

Louis XIV aimait le luxe, la splen-deur, la profusion ; il tourna ce goût

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en maxime, par politique, et l'inspiraà sa cour; il avait en cela un but qu'ilatteignit, il voulait ruiner les courti-

sans , pour les réduire à dépendre en-tièrement de ses bienfaits ; son orgueilétait d'ailleurs satisfait de voir unecour superbe ; Versailles lui parut unlieu éminemment propre à satisfaire

tous ses goûts et à venir à bout de tous

ses desseins; cette ville devint donc

comme un de ces favoris sans mérite,

qui attachent d'autant plus celui dontils sont les créatures, que rien ne pa-raît en eux dont ils ne leur soientredevables ; le maréchal de Ville-roi eut la même fortune sans la mé-riter davantage. Un plateau peu éle-vé, entouré de collines assez médio-

cres avait cet avantage, que le ma-noir royal ne pouvait jamais être

aperçu d'assez loin pour perdre son

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( "9° )caractère de grandeur; le palais im-

mense sans aucun appareil de dé-fense

,des parcs étendus

, une villepopuleuse qui semble n'exister quepar le maître et pour le maître

, toutdonne l'idée d'une souveraineté aussipaisible que puissante, qui réprimeau loin ses ennemis et qui jouit au-tour d'elle d'un empire tranquille etabsolu. Un sentiment de piété filialearrêta l'architecte de Louis, et fit con-server ,

dans le nouveau palais,

lamaison de chasse que Bassompière nenommait jamais que le chétif châteaude Versailles. On voulait l'abattre.L'architecte déclara qu'elle était d'uneconstruction trop légère pour êtreconservée. Je vois où l'on veut en venir,dit le roi ; si le bâtiment est mauvais ilfaut le rétablir, mais je vous déclarequ'il sera refait comme il est. Le roi fut

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( "9""')

obéi ; mais le palais,d'une ordonnance

trop peu élevée pour son étendue,

fut mesquin, et ne répondit ni à

l'attente du monarque ,ni aux mer-

veilles qui l'entourent.Versailles a été long-tems le séjour

des rois. Le dernier qui l'habita passade sa royale demeure à la tour duTemple. Sous l'empire, Napoléon dé-daigna ses palais ; c'était à Saint-Cloud qu'il se reposait de ses victoires.Maintenant Charles X occupe aussi ceSaint-Cloud qu'a habité Napoléon ; etVersailles, en perdant l'importancequ'une cour devait nécessairementlui donner

, a des charmes nouveauxpour l'homme studieux et tranquillequi vient rêver à l'ombre de ses grandsarbres et promener ses méditationsdans son immense parc.

C'est dans ce Versailles,

où tout

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( "92 ).s'élevait alors, que Henri se trouvaittransporté. Il quitta le pavillon dugrand-veneur, et fut, avec Georges

,sur la place d'armes rejoindre ses che-

vaux.

— Maître Henri, lui dit le vieuxserviteur

,il paraît que , pour aujour-

d'hui,

il faut renoncer à voir le roiet à entrer en fonctions. Si vous m'en

croyez, nous irons chez le gouverneurdes pages et nous nous présenterons à

lui.C'était en effet le meilleur parti à

prendre ; mais Henri 'déclara que ,puisqu'il n'avait pas pu voir M. deLouvois

,il voulait encore jouir d'un

jour de liberté, et ils s'acheminèrent

vers une hôtellerie.

— Il est bien fâcheux, disait Geor-

ges j que cette belle dame qui est ve-nue chez M. de Saint - Pons avec le

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( "93 )ministre, que madame Dufresnoi nesoitpas à Versailles

,elle nous aurait

présentés sans retard. Vous avez vuComme elle nous a salués avec grâce,

tantôt, un peu avant l'avenue de

Paris ; car c'était elle, Monsieur; j'es-père que vous l'avez reconnue. Je nesais pas, par exemple

,quelle est la

personne qui était avec elle, mais cedevait être un grand seigneur.

Ils passèrent devant un vaste ter-rain occupé par des maisons informes

et grossièrement bâties, et qui s'ap-

pelait YHôtel de Limoges ; c'était là

que logeaient, en grande partie,

lesouvriers maçons qui étaient employésà l'achèvement de Versailles

, et qui,étant presque tous Limousins, avaientdonné le nom de leur ville natale auxmasures qu'ils habitaient. Ils entré-

T. I. 17

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(",94)rent enfin dans la rue Duplessis quitirait son nom de ce cardinal Riche-lieu

, sous lequel le père du roi avaittremblé si long-tems ; et, avisant unepetite maison bâtie pn brique

, carLouis XIV avait défendu qu'on y em-ployât la pierre de taille qui fut ex-clusivement réservée pour le château,Georges frappa doucement à une pe-tite porte cochère peinte en vert, oùil avait aperçu un écriteau.Une grosseservante vint ouvrir et demanda auxdeux étrangers ce qu'ils voulaient.

—-Un appartement convenable

,dit Georges

, pour un jeune gentil-homme.

iOn les fit entrerdans une salle basse,

et Henri dit à Georges de s'accommo-

der avec l'hôtesse de quelque manière

que ce fût, et de l'attendre dans cethôtel.

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— Comment,

sire Henri, vous

partez encore ? et moi

— Oui, dit Henri, et.il quitta lamaison où était Georges et la rue Du-plessis, pour se diriger vers le parc.

Le tems était doux et frais, les pre-miers jours de février souriaient auprintemsprochain, le soleil se levait aumilieu d'un cielbleu et clair, etHenri,-jeune et amoureux, recherchait la so-litude et sentait le besoin de se livrerà ses pensées et d'égarer son imagina-tion sur l'avenir qu'il espérait. Quiétait-il? cela l'inquiétait peu ; il luiparaissait seulement que des protec-teurs élevés se chargeaient de sa for-tune, puisque le roi l'avait nommé

son page, et que M. de Louvois lui-même s'était chargé d'en apporter lanouvelle. Mais que lui importait? ilignorait les besoins du monde

,il ne

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( "96 )

connaissait pas l'ambition, Alice,

Alice seule, faisait palpiter son coeur,il ne voyait qu'elle ; son image, son sou-venir s'interposaient continuellement

entre lui et les objets qu'il voyait, les

personnes à qui il parlait; un senti-ment indéfinissable lui révélait quecette cour, dans laquelle on le pous-sait comme malgré lui, que ce roi,dont il allait se rapprocher, miseraientfunestes : ce mot de roi, qui faisaitalors en France un effet magique, quitournait toutes les têtes, et qu'on neprononçait qu'avec le respect qu'on

met à prononcer le nom de Dieu, cemot de roi ne lui causait nulle émo-

tion, parce qu'il subordonnait tout à

Alice. Quel rapport avait le roi avecAlice? aucun, il ne la connaissait pasmême, il ne l'avait jamais vue, il n'enavait jamais ouï parler; c'était donc

,

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( "97 )à ses yeux, quelqu'un de moins heu-

reux et de moins intéressant que Mar-guerite

,qui la connaissait depuis l'en-

fance, que M. de Saint-Ponsson pèie,

et que les gens de l'hôtel Saint-Pons,qui la voyaient tous les jours.

Il repassa sur la place d'Armes, tra-versa le château et s'enfonça dans les

allées ombreuses du parc ; il marchaitdoucement en pensant à l'entrevuequ'il avait eue le matin avec Alice, à

leurs aveux mutuels et si doux ; il luisemblait encore voir sa jolie boucheappuyée sur la sienne; il croyait sen-tir encore la main de la jeune filledans ses cheveux, et il y avait des mo-mens où l'illusion était si forte, qu'ilne pouvait pas se persuader qu'il fûtéloigné d'elle, et qu'il quittait l'alléeoù il marchait, pour s'assurer si, dans

ses jeux gracieux et enfantins, Alice

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( "98 )

ne se serait pas cachée derrière quel-

que arbre. Tout à coup il entend der-rière lui un bruit de roues et de pasde chevaux; il se détourne un peu, unpiqueur passe rapidement auprès delui

, et bientôt il est suivi d'une ca-lèche à quatre chevaux; une femme

et un jeune enfant occupaient le fondde la calèche, une seconde femme était

sur le devant. Henri ôta son chapeau

pour saluer, et, secouant la tête pourempêcher ses cheveux de tomber surson front et sur ses yeux ,

leurs bou-cles blondes qui arrivaient jusqu'à sesépaules, firent ressortir sa figure gra-cieuse et mélancolique : la dame quioccupait le fond de la calèche, le sa-lua gi'acieusement, et le jeune enfant

avança vers lui ses petites mains.

Henri suivit machinalement la ca-lèche qui s'avançait vers la pièce des

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.C "99 )

Suisses, et qui s'arrêta lorsqu'elle futarrivée au bord de l'eau. Les deuxdames et l'enfant descendirent, et on

renvoya l'équipage. Cependant Henris'avançait toujours ; un instinct de

curiosité le portait à suivre cet enfantqui jouait sur le sable avec toute l'é-tourderié de son âge; en l'examinant

avec attention, Henri .s'aperçut quela gaîté de l'enfance luttait avec ladouleur sur cette figure encore sijeune ; il avait les yeux pétillans d'unesprit précoce, mais ses joues et sonfront étaient extrêmement pâles, sescheveux blonds bouclaient naturelle-ment, mais son corps était maigre etfrêle; enfin, comme il courait en selivrant à ses jeux, tantôt se baissant

pour ramasser une pierre,

tantôtdonnant à son corps une attitude for-cée pour la lancer dans l'eau, de ma-

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( 200 )nière à lui faire faire des ricochets

,Henri s'aperçut qu'il boitait extrê-

mement.L'attention de Henri à examiner

l'enfant, parut fatiguer et inquiéter

une des dames qui se pencha vers sa

compagne, et lui dit quelques motsà l'oreille ; celle-ci se tourna vers l'a-mant d'Alicequi était arrivé assez prèsd'elle, et elle lui dit :

— Jeune homme, avancez, avan-cez ,

Monsieur, s'il vous plaît.Puis s'adressant à la personne avec

qui elle ajouta:

— Que craindre ? pourquoi s'in-quiéter? c'est un enfant.

Quoique la taille de Henri ne fût

pas élevée et que sa jeunesse fût en-core extrême, ce mot d'enfant le cho-

qua , et il regarda avec une légère ir-ritation celle qui l'avait prononcé.

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( 20" )C'était une femme grande, qui avaitles yeux noirs et hardis, quoique sescheveux fussent blonds; son regardétait orgueilleux^ et de tems en temsil s'y mêlait quelque chose, non pasde doux, mais de voluptueux ; extrê-

mement blanc, son visage,

dont le

tour pouvait passer pour parfait, étaitcependant assez coloré pour qu'on n'yremarquât point de pâleur, sa boucheavait une grâce parfaite et une expres-sion particulière d'espritet de malice;elle paraissait avoir trente ans àpeine,quoiqu'à cette époque elle eût déjàatteint sa trente-septième année ; sonport était celui d'une reine

, toutes

ses manières étaient majestueuses,

mais d'une majesté altière et dure ;

on n'aurait pas voulu être le sujetd'une reine pareille ; la hauteur

,la

fantaisie,

le caprice, ne sont pas des

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maîtres qu'on se donne volontiers,

et on sentait que sous ses lois on cour-raitle dangerde subirtoutes les humi-liationspossibles.Elleétaitsomptueuse-ment vêtue

, sa robe de brocart, avaitlà forme de celles qu'on appelait alors

robes battantes; elle-même avait in-venté cette mode qui lui servait à ca-cher sa taille un peu épaisse et quel-quefois des accidens plus sérieux; sa

compagne avait sept ou huit ans plusqu'elle ; mais son visage calme et fin,avait encore tout l'éclat de la jeunes-

se , ses grands yeux noirs, presquecachés sous un battant-l'oeïl fort avan-cé, n'étaient entourés d'aucune ride

,et ses deux paupières blanches ettransparentes déposaient d'une vietranquille et range'e ; son costumesimple et d'une couleur obscure nelaissait voir ni ses bras, ni son cou ;

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( -OS )

sous son air doux et assuré on devi-nait une femme adroite et insinuante,qui attendait tout du tems, qui pre-nait lentement ses avantages, et qui

ne reculait jamais dans la carrière où

elle était entrée ; cette femme avait

un plan, un but, elle y marchaitsourdement, mais par des voies sû-

res, n'avançant jamais trop tôt, ne

posant jamais le pied que sur un ter-rain solide, et, comme le dit un célè-

bre orateur du tems, ne donnant ja-mais rien au hasard de ce qu'elle

pouvait lui enlever par conseil ou parprévoyance. Bossuet parlait ainsi deCromwell; mais nous pensons quecela pouvait s'appliquer aussi à cettefemme; son costume simple pouvaitla faire regarder comme la dame decompagnie de sa compagne, mais elleavait su se rendre indépendante ; elle

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( ao4 )commençait à prendre faveur, à avoir

un crédit assuré et entrevoyait déjà le

moment où elle renverserait la femmeorgueilleuse qui l'accompagnait, et oùelle la renverserait pour s'établir à saplace d'une manière durable. Tou-tes ces idées se croisaient dans satête d'une manière obscure et con-fuse

, et elle n'avait d'arrêté, que

le désir ardent de réussir et la certi-tude d'avoir fait les premiers pas ; le

reste, elle le confiait à son adresse età l'avenir. Elle se promenait avec sa

compagne devant la pièce d'eau desSuisses, répondait vaguement, mar-chait en retournant la tête pour ne pasperdre de vue l'enfant qui jouait à

quelques pas d'elle ; et tous ses soins,

toute sa sollicitude se bornaient à sui-

vre de l'oeil les jeux, les courses, lesallées et venues de ce jeune enfant ;

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( 2°5 )

elle épiait ses besoins,

cherchait à les

deviner et l'excitait, du geste et du re-gard, à prendre un exercice salutai-

re ; une mère n'a pas plus d'attentionsqu'elle n'en avait, et ne saurait por^ter plus loin les alarmes ou les joiesmaternelles.

Henri s'avança lentement vers ladame qui l'avait appelé ; son chapeauéchappa de sa main et tomba à sespieds ; il y jeta un regard sans se bais-

ser pour le ramasser ; et le corps poséd'une manière naturelle

,mais avan-

tageuse et gracieuse,

la main gauche

appuyée sur le pommeau de la petiteépée qu'il portait, il attendit modes-

tement que la femme brillante quiétait devant lui lui adressât la parole.Cette femme le regarda long - temsavec attention.

— Il est fort bien, se dit - elle à

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(ao6 )elle-même ; ensuite parlant à Henri

avec cette voix douce et flatteuse queles femmes prennent toujours quandelles veulent plaire à la personne à

qui elles s'adressent, elle lui dit•-

— Etes-vous de Versailles, monami ? ou bien venez-vous de Paris ?

Habitez-vous la ville ou le château ?

Seriez - vous le fils d'un officier duroi ?

— Non, Madame, répondit Henri,je ne suis point le fils d'un officier duroi ; je n'habite point Versailles

,j'y

arrive.

— Ah! répliqua la dame en sou-riant

, vous venez faire votre pre-mière campagne ; mais

, mon ami, le

roi a donné la paix à l'Europe.

— Madame, c'est le roi qui m'a faitvenir à Versailles.

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( 207 ).

—*Le roi ! dit la dame avec émo-

tion.A ce mot, le roi ! sa compagne s'a-

vança vers Henri et le regarda plusattentivement qu'elle n'avait fait jus^

que là, et l'enfant quitta ses jeux,

s'approcha des deux dames et s'appuya

sur la sabarcanne de bois qu'il char-geait avec des balles d'argile.

— Ah ! ah ! dit-il, le roi.—Et comment vous appelez-vous?

dit celle qui avait commencé cette es-pèce d'interrogatoire.

—-Henri, Madame.

—-Henri de

, continua la damequi voulait connaître le nom de la fa-mille du jeune homme.

— Henri, répéta-t-il en rougis-sant.

— C'est comme mon aïeul, ditl'enfant.

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( 208 )

— Votre aïeul, reprit la dame, s'ap-pelait Henri de Bourbon.

A ce nom, Henri commença à com-prendre devant quelles personnes il

se trouvait ; cette damé dont l'aspectétait si imposant et les vêtemens si ri-ches, était sans doute la reine, cetenfant appartenait au roi ; l'ignoranceoù il était des intrigues de la cour luidonna cettepensée naturelle, quoiquefausse en partie ; il s'inclina

,fit un

pas en arrière et s'apprêta à répondre

avec respect aux nouvelles questionsqu'on lui adresserait ; il regarda de

nouveau l'enfant,: et il aperçut sousson justaucorps entr'ouvert, un rubanbleu : celui-ci retourna à ses jeux.

— Monseigneur, dit la seconde de

ces dames,

n'approchez pas trop dubassin.

La première reprit :

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( *°9 )'.

— Pourriez-vous nous dire, mon

ami, pourquoi le roi vous a fait venirà Versailles ?

— Pour être son page ,Madame.

— Il s'appelle Henri,

il ne con-naît pas d'autre nom, et page du roi!disait la dame en s'adressant à sa com-pagne.

Henri prit la parole.

— Madame j'ai été élevé chez M; de

Saint-Pons (avec Alice, avec mon

Alice, allait-il dire, mais ce nomchéri s'arrêta sur ses lèvres); hierM. de Louvois vint à l'hôtel.

:

—- M. de Louvois ! dit la-dame avecétonnement.

— Et il dit à M. de Saint Pons quele roi m'avait nommé son page; je suisarrivé ce matin, trop tard à ce qu'ilparaît, car l'audience était levée, et

T. i. 18

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( 2"° )je ne pourrai voir le ministre que de-main.

Qu'en pensez- vous ,Madame ?

dit la dame en cessant de s'adresser àHenri ; que vous semble de tout ceci ?

Que nous prépare M. de Louvois? Un

page d'une naissancemystérieuse, quele roi nomme en secret sans m'en pré-venir ; et Louvois conduit toute cetteaffairé!

.

Au même moment la personne à quielle parlait fit un cri.

— Monseigneur est tombé dansl'eau! dit-elle.

En effet, l'enfant en jouant auprès

de la pièce des Suisses,

avait posé le

pied sur le rebord du bassin ; ce piedavait glissé

, et comme l'autre était

faible et malade,

il n'avait pu se re-tenir. Celte femme se précipita vers

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( an )'

le bassin ; et comme les mains de l'en-fant s'agitaient encore au-dessus del'eau

,elle se coucha sur le bord et

plongea ses mains dans l'eau poursaisir l'enfant ; elle y parvint, maiselle n'avait pas la force de l'attirer àelle, et tous ses efforts étaient inutiles.Henri courut rapidementvers le lieudé cette scène ; il s'élança et tomba àquelques pieds en avant de l'endroitoù était le jeune duc ; l'eau rejaillit

et couvrit entièrement la femme quitenait l'enfant ; Henri plonge ; il dis-paraît ; il saisit le petit duc, il le sou-lève, il l'enlève hors de l'eau et il le

pose entre les bras de la femme qui,renverséesurleborddubassin,semblaitprête à s'y précipiter à son tour. Cettefemme prend ce fardeau si précieux

pour elle, l'approche de son sein, serelève doucement, avec précaution et

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porte l'enfant évanoui sur un banc de

pierre qui était à quelques pas. Alorsl'autre dame s'approche

,soulève la

tète de l'enfant, lui souffle dans labouche, dans les narines^ et dit :

— Ce n'est rien, il va revenir.

Cependant Henri était sorti dubassin, et les cheveux tout ruisse-lans d'eau, les vêtemens trempés

,il

s'était approché des deux femmes, etil contemplait ce spectacle en atten-dant le moment d'être utile.

— Mon Dieu! disait la dame qui, lapremière, avait secouru l'enfant, Mon-

' seigneur est évanoui ; ses yeux sontfermés

, son visage est pâle, et per-sonne ici..... Allez chercher Daquin

,

eu, sion ne le trouve pas au château,M. Maréchal Louis Au-

guste Mort ami Monsei-

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(V3)gneur........ Ah ! il ouvre les yeux....Grand Dieu ! que dira le roi ?

— Il revient à lui, dit l'autre dame,il revient à lui ce ne sera rien

,au fait ce n'est qu'une chute dansl'eau ; et, grâces à ce jeune homme

,ajouta-t-elle ert désignant Henri, iln'y est pas resté assez long-tems pourque cela soit dangereux.

— Que dites-vous,

Madame ! luirépondit sa compagne avec agitation ;

que dites-vous ? nous sommes en hi-ver , au commencement de février

,l'eau est glacée ; et .voyez il a déjà lefrisson, il grelotte.

La situation de ces deux femmesétait forcée, elle avait quelque chose

de pénible ; c'était un de ces momensqui augmentait leur haine mutuelle :

l'une ne prenait pas à cet événementl'intérêt qu'elle y devait prendre

, et

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(214)l'autre montrait un attachement si vif>

une douleur si sincère, que la pre-mière en était blessée, et que son or-gueil s'en irritait d'autant plus qu'ellen'en pouvait rien faire paraître. L'en-fant revint à lui, et le premier motqu'il dit fut celui-ci

:

— J'ai froid!Ses dents s'entrechoquaient en effet

les unes contre les autres , ses lèvresétaient bleuâtres

, et tous ses petitsmembres tremblaient. Cependant lanouveUe de cet accident s'était répan

-

due jusqu'au château, et les domes-

tiques accoururent en foule ; une voi-

ture fermée arriva au galop : l'endroitoù était Henri, les deux dames et le

v

petit duc fut en un instant rempli depiqueurs à cheval

,de domestiques

et de gens du château ; la voiture s'ou-vrit

, on y transporta l'enfant, les

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(215)deux dames y montèrent, le cocherfit claquer son fouet, les chevaux par-tirent avec rapidité ; les piqueurs sui-virent

,les domestiques

,les gens du

château se dispersèrent, et dans un

moment Henri se trouva seul, sansqu'on eût fait attention à lui, sansque, parmi tant de personnes quipa-raissaient prendre à cet enfant un in-térêt si vif, il y en eût une seule quieût remercié son sauveur d'un regard ;

de manière que si ses habits n'eussent

pas été ruisselans d'eau, que si l'eau1

qui tombait de ses cheveux n'eût pasglacé son cou, il aurait pu croire qu'il

se réveillait et qu'il était encore toutrempli des dernières impressions d'unrêve. Il reprit le chemin de la rueDuplessis, et partout il rencontra des

gens attroupés qui se racontaient les

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uns aux autres l'événement qui venaitde se passer.

—Oui, disait*on, il est tombé dansl'eau.

. — Vraiment?

— Dans la pièce des Suisses.

— On dirait, reprenait un autre,que ce sont lesSuisses qui lui ont portémalheur. Je ne voudrais pas être co-lonel de ce régiment. Ce sont eux quiont creusé ce bassin.;

— Imbécile! lui disait son voisin,

penses-tu qu'on s'avisera de penserqu'ils l'ont creusé pour qu'il y tom-bât?

—-Non, mais c'est un mauvais au-

gure.

— On l'a porté dans ses appàrte-mens , on l'a déshabillé

, on l'a misdans un lit bien chaud.

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( 2"7 )

Henri traversa cette foule, et il ar-riva au petit hôtel où il avait laissé

Georges, quJil trouva installé dans unappartement meublé de fauteuils an-tiques.

— Ah! Monsieur, lui dit le vieuxdomestique, savez-vous ce qu'il vientd'arriver ? Madame la marquise deMontespan et madame de Maintenon

se promenaient avec monseigneur leduc du Maine, auprès de la pièce desSuisses. Le jeune duc est tombé dansl'eau.

— Vraiment, dit Henri.

— Oui,

beau Sire,

madame deMaintenon s'est jetée dans le bassin,elle a sauvé l'enfant, tandis que samère n'a pas fait un pas, n'a paspoussé un cri ; oh! Sire, une mère!cela ne se conçoit pas. Quand le roil'a appris, il allait au conseil; ces.

T. i. L9

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( 2" >.Messieurs étaient assemblés

:il les a

renvoyés, et il est passé dans l'appar-

tement du petit duc ; on croit qu'iln'y aura point de chasse aujourd'hui.Mais, mon Dieu! qu'avez-vous

,Sire

Henri ? Mouillé,

trempé,

les bottés

pleines d'eau,

les cheveux aplatis

sur votre front, la fraise souillée de

boue ?

-—-C'est, répondit Henri, que j'ai

fait comme monseigneur le duc duMaine, que je suis tombé dans la pièce

des Suisses. ^"*-~-^

FIN DU PREMIER ÏOLfM

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( 2I9 );

TABLE

DES CHAPITRES.

CHAP. Ier. La Visite Pag. rII. La Cour 49

III. Le Départ 65IV. La Voisin g5

V. L'Aveu 124

VI. M. de Louvois 147

VII. Versailles i:85

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