135
Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore Talefaisse

Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

Le Soulier de satin : un drame de la séparation

Aurore Talefaisse

Page 2: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

2

Sommaire

Sommaire ...............................................................................................2

INTRODUCTION .................................................................................4

PARTIE I. SÉPARATION..................................................................13

1. Une séparation physique : se séparer de la faute....................................14

1.1 La scène de séparation : ............................................................................................. 14 1.2 Rodrigue et Prouhèze: trois séparations ..................................................................... 15 1.3 Le déchirement de l’ombre double : la condamnation de l’union charnelle passée... 17

2. Une séparation ontologique : la « torture du désir »..............................22 2.1 L’appel de la chair : Je devient un Autre.................................................................... 22 2.2 Animus et Anima : immanence contre transcendance ................................................ 26 2.3 L’aliénation du désir : des « âmes captives »............................................................. 28

3. Une séparation théologique : l’union avec Dieu ou le sacrifice de l’amour humain..............................................................................................31

3.1 Nécessité de l’amour cosmique.................................................................................. 32 3.2 Le sacrifice de Prouhèze : trois pactes ....................................................................... 34 3.3 Un à-Dieu ................................................................................................................... 39

PARTIE II. UNION.............................................................................42

1. La mort unificatrice : vers une trinité .....................................................44

1.1Prouhèze, l’étoile conductrice vers Dieu..................................................................... 44 1.2: La présence dans l’absence : une communion suprasensible.................................... 48 1.3 Un cœur triple: « deux » devient « trois ».................................................................. 52

2. Délivrance ...................................................................................................54 2.1 L’eau et le vin : le liquide rédempteur ....................................................................... 54 2. 2 De l’union à l’unité : la Joie du Tout ........................................................................ 58

3 Le Verbe unificateur...................................................................................62 3.1. Le vers physique ou la réconciliation du corps et de l’esprit ....................................62 3. 2. De la vie à l’esprit : la médiation poétique............................................................... 64 3.3. « L’objet en ronde bosse » : l’écriture du cercle ....................................................... 66

Page 3: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

3

PARTIE III. DÉFAITE........................................................................70

1. Dissonances.................................................................................................71 1.1 La dernière scène: le regard en arrière ....................................................................... 71 1.2 Une joie paradoxale : dolori sacrum.......................................................................... 76 1.3 L’amour en question : trahisons, désunions et désillusions ....................................... 79

2. Des destins séparés.....................................................................................84 2.1 Deux trajectoires ........................................................................................................ 85 2.2. Rodrigue ou « La classe B de la foi » ....................................................................... 89 2.3 Crime et châtiment : Rodrigue ou la figure de l’échec .............................................. 96

3. Rodrigue : un être séparé de la séparation?..........................................101

3.1 Tentatives : l’art et le rire ......................................................................................... 101 3.2 La paix n’est pas toujours sûre................................................................................. 108 3.3 La quadrature du cercle : la défaite claudélienne..................................................... 116

CONCLUSION..................................................................................125

Table des illustrations........................................................................130

Bibliographie .....................................................................................131

Annexe ...............................................................................................135

Page 4: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

4

INTRODUCTION

Page 5: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

5

« Je veux la belle pomme parfaite1 !» s’écrie Rodrigue dans la quatrième journée du

Soulier de satin ; « Car quoi de plus beau, dit Platon, que la forme circulaire2? » Bon nombre

de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable

des correspondances et de l’harmonie, est le cercle, un « cercle dont l’onde ultime est la

circonférence3. » Loin de menacer sa plénitude, la « rigueur sans règle4» du poète dont la

« voix oraculaire [qui] convoque les abîmes et les horizons, le rire, la terreur et la grâce

ensemble, le mièvre et le sacré, l’idée flagrante et les chemins sacrés », l’exubérance, le

foisonnement, l’« extrême liberté sans désordre » qui caractérisent l’aventure créatrice du

poète participent de ce projet totalisant. Drame cosmique5, l’« action espagnole en quatre

journées6 » s’inscrit dans cet idéal, devenu loi, de composition circulaire. Bien plus, le

« testament sentimental et dramatique7 », contient, englobe, encercle à son tour, en vertu de

son statut de « somme » claudélienne, l’ensemble de la production du dramaturge.

Aussi notre titre peut-il sembler provocant, voire paradoxal: oeuvre de la pleine

rondeur, le Soulier n’apparaît pas comme un drame de la division, de la disjonction, de la

séparation. Peut-être pouvons-nous en partie le justifier à l’appui de l’aveu d’impuissance de

la critique à saisir la totalité de cette œuvre qui, bien que baignée de lumière, demeure par

bien des aspects aussi fuyante qu’obscure8. Sans doute l’ombre dissimule-t-elle les failles du

parfait édifice claudélien, le centre du cercle que Claudel lui-même nous invite à chercher

dans le poème qui a servi de préface de l’édition anglaise du drame, publiée en 1931 :

Mais cette espèce de point vital autour de quoi tout se Compose, Tâchez de l’attraper vous-mêmes, chers lecteurs, tant pis s’il fuit entre vos doigts comme une puce ! L’auteur qui a lâché ce grain vivant de sel noir sourit et se réjouit de son astuce9.

1P. Claudel (1868-1955), Le Soulier de satin [1925] ed. M. Autrand, folio théâtre, Saint-Amant, 1997, p.451. La pomme est « le fruit par excellence, pomum, ronde comme l’univers, toute chair, suc et sucre. » (Journal I, éd. Pléiade, 1968, p.182.) 2 P. Claudel, L’Ours et la Lune, Théâtre II, éd. Pléiade, Paris, p. 607. 3 P. Claudel, L’Art poétique, [1907] Poésie/Gallimard, Paris, 2002, p. 126. 4 J. Grosjean, préface des Cinq grandes Odes [1913], Poésie/Gallimard, Saint-Amant, 2002. 5G.Marcel, Regards sur le théâtre de Paul Claudel, 1964, éd. Beauschesne, Paris, p. 43: « S’il fallait absolument trouver une épithète qui traduise ce qu’il n’y a de plus neuf dans Le Soulier de satin, je n’hésiterais pas à dire que c’est avant tout une œuvre planétaire. » 6 C’est le sous-titre du Soulier de satin. 7 Lettre de Claudel à Ève Francis, août 1926. 8 Avec humour et désinvolture, l’auteur indique le moyen d’accéder à son œuvre : « il y a besoin simplement d’être claudélien » (la formule est reprise dans Le Soulier de Satin devant la critique de Pierre Brunel.) Dans une lettre datée du 19 décembre 1920 à S. Fumet (citée dans le Bulletin de la Société Paul Claudel n°57, p 14), Claudel déclare également : « C’est l’affaire des autres de se débrouiller avec moi. » 9 De même, dans l’ébauche du même poème publiée dans les Oeuvres complètes, t. II, Claudel explique, à propos d’une peinture flamande où se trouvent mêlés des éléments hétérogènes : «Tout cela va très bien ensemble […] S’il y a un rapport, trouvez-le dit le peintre, ça saute de tous les côtés comme une puce. » La

Page 6: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

6

Il s’agit de mettre le doigt sur ce que Claudel, du point de vue du créateur et de la génération

de l’œuvre, appelle « l’étincelle…germinale autour de laquelle tout vient s’organiser et se

composer » ou « la note magistrale » sur laquelle « tout le poème se coordonne10. »

Chercher le « grain vivant de sel noir », le centre du cercle dissimulé sous le voile de

la poésie et de l’humour, c’est d’abord, n’en déplaise à l’auteur, s’asseoir sur « la banquette

arrière11 ». Il ne s’agit évidemment pas d’expliquer le Soulier par le biographique ; alors que,

dans un salon auquel il participait, l’on parlait de Mallarmé, Claudel, déclara, contre Sainte-

Beuve : « D’un écrivain l’œuvre m’importe infiniment plus que la personne; c’est cette œuvre

qu’il importe d’étudier en elle-même. » Ailleurs, à propos de Rimbaud, il dira : « C’est le

message et non pas l’homme qui m’intéresse ». Force est cependant de constater, avec Gérald

Antoine12, que Rodrigue est un personnage librement inspiré de son histoire, qu’il ne cesse de

réécrire depuis Fragment d’un drame, quinze ans avant Partage de midi, et que Prouhèze,

comme Ysé dans Partage de midi13, n’est autre que Rosalie Vetch, la femme dont l’escarpin a

été caché par un ami commun dans la poche du diplomate au cours d’une partie de “hunt the

slipper” sur le bateau qui ramenait Claudel en Chine. La « touche-mère14 » de ce drame de la

dispersion, du composite, de la multiplicité, c’est la séparation des amants, au cœur de la vie

et de l’œuvre de Claudel, lui-même « séparé » ; ainsi que l’observe M. Blanchot dans Le livre

à venir15, l’« être sans jointures et presque sans parties », l’homme massif cache une « une

discordance essentielle », « le heurt […] de mouvements sans harmonie, un mélange

formidable de besoins contraires, d’exigences opposées. […] Ce qui le divise l’accroît, et plus

encore accroît sa foi en lui, en sa croissance. C’est de cette séparation essentielle qu’il tire sa

force, c’est la division qui est à l’origine de la création de la plénitude. » Et d’ajouter que: son

œuvre poétique – dont Le Soulier de satin fait évidemment partie, conformément à la

conception claudélienne de l’œuvre – est « le lieu où se rencontrent, se provoquent les

diverses formes en lutte de son vaste Moi partagé, dont il ne veut rien soustraire, ni rien

recherche du centre unificateur se trouve encore dans l’Art poétique : «Ô grammairien ! dans mes vers ne cherche point le chemin, cherche le centre. » 10 Entretien de Claudel avec Fr. Lefèvre, dans Une heure avec …, 5e série. 11 Claudel n’est pas de ceux qui avancent « le dos tourné à leur destination et le regard uniquement attentif à la quantité sans cesse accrue de passé qu’ils laissent derrière eux. »[…] Il est le compagnon des «occupants de la banquette avant […] tellement affamés d’horizon […] tellement intéressés par ce chapitre nouveau de leur histoire où le train derrière eux page à page les introduit, qu’ils abandonnent sans regret derrière eux cette ombre d’eux-mêmes que le soleil a dessinée un moment dans les yeux d’une femme ou sur le mur de la maison natale » (Pr 110.) 12 G. Antoine, Paul Claudel ou l’enfer du génie, R. Laffont, Paris, 2004. 13 P. Claudel, Partage de midi, [1949], folio théâtre, Saint-Amant, 2004. 14 Entretien de Claudel avec Fr. Lefèvre, dans Une heure avec …, 5e série. 15 M. Blanchot, « Claudel et l’infini », Le livre à venir, La Flèche, 1986, p. 93-94.

Page 7: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

7

refuser16. » La création littéraire tend à sublimer un mal profond, ce qu’avoue à demi-mot

l’ homo duplex dans une lettre à Jean Rivière datée du 12 octobre 1912 :

Croyez-vous que Shakespeare ou Dostoïevski, ou Rubens, ou Titien, ou Wagner travaillaient pour faire de l’art ? Non pas, mais n’importe comment, pour se débarrasser de leur faix, pour mettre dehors ce grand paquet de choses vivantes, opus non factum…

Le faix de Claudel, c’est la séparation amoureuse, le fil rouge de cette « trame composée d’un

fil bleu, d’un fil rouge, d’un fil vert qui sans cesse paraissent et disparaissent17 », la lutte entre

le désir humain et l’exigence divine. L’on pourrait légitimement objecter que le fait de

privilégier le leitmotiv de la séparation, thème de prédilection du dramaturge depuis Une mort

prématurée (1888), tend à réduire l’enchevêtrement de drames que renferme le Soulier à la

trop connue lutte de la passion et de la foi ; « rien de plus antique, rien de plus sacré que la

bataille de la Loi et de la Grâce, rien de plus banal en apparence que le double thème sur

lequel est édifié ce drame, [l’adultère] et celui de la lutte entre la vocation religieuse et l’appel

de la chair18 » concède Claudel lui-même dans sa préface de Partage de midi. Reste que

l’opposition de l’amour et de la religion constitue, par ses implications philosophico-

théologiques, à la fois le point de départ et l’indépassable dilemme du drame. Sous couvert de

commenter Dante, Claudel exprime ici l’ambiguïté de l’amour, considéré à la fois comme un

obstacle au salut de l’âme et comme l’incontrôlable grano salis19 porteur d’interrogations

essentielles quant à ce qui échappe à notre volonté et à notre compréhension :

Le mot qui explique toute l’œuvre de Dante, c’est l’amour. C’est ce mot qu’il voit écrit sur la porte même de l’Enfer et qui le guide dans son itinéraire au travers des trois mondes de la rétribution. […] l’amour dans notre vie, c’est l’élément essentiellement placé hors de notre pouvoir, gratuit, indépendant20.

Le motif de la séparation n’est pas seulement l’ingrédient indispensable à l’élaboration du

drame tel que le définit Claudel en 1920 : « Il y a drame où il y a lutte d’hommes, de passions

ou d’idées21 » quand il existe une relation d’équivalence et de causalité entre l’action, le

drame et le conflit, quand il y a « parting of the ways22 ». Le combat initial de la chair et de

l’esprit nourrit la dialectique de l’ensemble-et-séparés qui, en tant que tentative obstinée de

résolution de l’insoluble problème, est le véritable centre de la pièce. Structure en germe

16 Ibid, p.95. 17 Entretien de Claudel avec Fr. Lefèvre, Une heure avec…3e série. Claudel use souvent, dans ses commentaires, de l’image du tissage. On peut penser que Claudel reprend ici l’image des prophètes selon laquelle de Dieu émanent trois sphères qui remplissent les trois cieux : la première est la sphère de l’amour, de couleur rouge, la deuxième celle de la sagesse, bleue et la troisième la sphère de la création, verte. 18 P. Claudel, Préface de Partage de midi, parue en 1948 dans l’édition du Mercure de France. 19 A plusieurs reprises, le poète se définit volontiers comme celui qui apporte le grain de sel et la fantaisie. 20 P. Claudel, « Introduction à un poème sur Dante », Réflexions sur la poésie, Gallimard, Paris, 1963, p.159-160. 21 P. Claudel, Théâtre II, éd. Pléiade, p.1415. 22 Lettre de Claudel à J. L.Barrault, le 25 novembre 1951.

Page 8: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

8

depuis la Jeune Fille Violaine (1892) et rendue plus perceptible dans l’Annonce faite à Marie

(1911), cette dialectique reçoit son développement et son explicitation plénière dans le drame

intérieur du Soulier de satin. Il suffit pour s'en convaincre de relire l’énigmatique scène de

l’ombre double née de l’« agrégation entre deux âmes séparées23 », cette scène littéralement

centrale que Bernard Hue24, considère comme le «point vital» et dont l’importance n’a cessé

d’être répétée par Claudel. Le rapport dynamique de la séparation et de l’union est le « fil qui

relie [s]es perles25.»

Extraire, c’est-à-dire séparer le mot « séparation » du flot textuel26, peut paraître

arbitraire. Mais, explique Claudel à P. Schaeffer et à J. Madaule, auxquels il présente son outil

de travail pour étudier la Bible, à savoir le Répertoire27 :

Les mots séparés…c’est très curieux… vous comprenez beaucoup mieux quand ils sont séparés que si vous les lisez dans le texte. Un mot courant dans le texte vous êtes emporté par le courant du texte et vous ne sentez pas l’importance du mot…

S’intéresser au mot, c’est-à-dire, dans la conception claudélienne du langage héritée de

Mallarmé, se demander « qu’est-ce que ça signifie ? », constitue, dans le processus de

traduction non seulement des mots mais aussi des valeurs de ce poète réputé difficile, une

étape nécessaire : « Un mot qui a le même sens n’a pas le même poids et la même

intensité28. » écrit Claudel dans son journal. Il ne s’agit pas de séparer, dans cette œuvre

complexe au sens propre, qui associe plusieurs substances formant une entité, les différents

éléments qui forment un tout –Claudel s’est clairement opposé à la critique qui déconstruit

sans percevoir la cohérence d’une œuvre et de sa visée– mais d’interroger les enjeux

philosophiques et théologiques de la notion de séparation. Paradoxalement, le mot englobe,

unifie, le drame ; « séparation » est le terme clé du Soulier, de ce monde séparé en deux où se

séparent deux êtres séparés d’eux-mêmes. La définition du Littré, qui renvoie le plus

immédiatement à la séparation affective des amants, géographiquement séparés, se quittant ou

s’éloignant au nom d’un idéal, rend compte du caractère à la fois actif et passif de la

séparation ; terme générique désignant la désunion d’éléments (c’est, en chimie, la séparation

des métaux qui étaient mêlés ensemble), la séparation est aussi l’instrument – c’est le mur,

l’objet ou l’espace – par lequel un objet, un lieu, ne peut être réuni à un autre pour former un

23 L’expression apparaît dans Partage de midi. 24 B. Hue, Rêve et réalité dans le Soulier de satin, Presses universitaires de Rennes, 2005. 25 Claudel à Frédéric Lefèvre qui l’interrogeait sur le sens du Soulier de satin. 26 J’utilise à dessein cette métaphore quasi lexicalisée : l’eau, en tant que symbole de l’union, tente, nous le verrons, de triompher de la séparation. 27 Il s’agit du Concordantiarum Universae Scripturae Sacrae Thesaurus de Peultier, Etienne, et Gantois publié chez Lethielleux en 1897. 28 P. Claudel, Journal, I, op.cit, p.118.

Page 9: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

9

tout avec lui. C’est le mouvement et son résultat, la privation intérieure et extérieure. C’est

cette double séparation qui est à l’œuvre dans Le Soulier : Prouhèze et Rodrigue se séparent

volontairement afin de s’unir à Dieu, qui est, en amont, à l’origine de leur séparation ou

division ontologique, du tiraillement dans l’Homme du terrestre et du spirituel.

Faute de cerner le cœur –au sens propre et figuré, nous y reviendrons– du drame, l’on

a fait du Soulier de satin, confortés il est vrai par certains propos de l’auteur, critique des

critiques, mais connu pour ses manipulations biographiques, le drame de l’apaisement29. Ainsi

Michel Lioure distingue-t-il clairement, dans son Esthétique dramatique de P. Claudel30, les

premiers drames inspirés par l’inquiétude métaphysique qui tenaillait sa génération et par le

modèle d’un théâtre philosophique de l’âme pessimiste, des œuvres de la maturité dont le

Soulier ferait partie. Si la séparation est, dans Le Soulier de satin, moins violente que dans ce

qu’on peut considérer comme sa première version, à savoir Partage de midi, le processus

d’atténuation, d’estompage dont use, à la façon des peintres japonais, Claudel, ne doit pas

nous faire croire à la totale libération du poète. S’il est certain qu’une certaine distance –

essentiellement poétique –« sépare » la dernière pièce des précédentes, la véritable rupture

semble bien plutôt avoir lieu après le Soulier, à travers l’opiniâtre « exégèse » biblique du

« second Claudel », l’étude de la Vulgate constituant l’ultime moyen d’être pleinement

converti. Mais, là encore, il faut penser un continuum entre les deux périodes : « Il n’y a pas

un Univers religieux et un Univers profane, il n’y a qu’une seule révélation transcrite en un

langage innombrable, continu et réciproquement traduisible31..» Cette révélation ne mène

cependant pas les protagonistes du Soulier, pas plus que ceux des drames antérieurs, à la paix

de l’âme. La progression du drame se sépare, presque malgré lui, de la dialectique chrétienne

hégélienne selon laquelle le Dieu unique (le père) incarné en Jésus (le fils concret singulier)

demeure, au-delà de la mort, présent en l’esprit (le Saint Esprit) qui rassemble de façon

absolue le processus d’identité et de différence. Si la situation type du théâtre claudélien de la

29 Dans son entretien avec J Amerouche sur la genèse du Soulier, écrit entre 1919 et 1924, Claudel confie que ses « retrouvailles » avec Rosalie Vetch durant sa conception, a permis l’explication qu’il cherchait et que « Le Soulier de satin porte la marque de cet apaisement. » Cependant, notre étude tentera d’en faire la démonstration, cet « apaisement » est avant tout l’objectif de la perpétuelle auto-conversion d’un auteur à la recherche de sa finalité et qui met en scène, à partir de la falsification de sa date de naissance, sa propre transfiguration. (Sur la question du travestissement de la réalité biographique par le poète, voir Paul Claudel ou l’enfer du génie, p.29-30.) Par ailleurs, un passage d’une « lettre de R » daté d’août 1918 consigné dans son Journal, dans lequel il évoque en des termes très proches du Soulier « cette nostalgie affreuse de deux âmes séparées qui se cherchent et se désirent et qui brise le corps et donne une sorte de nausée mentale» (Journal I, p. 416.) tend à discréditer cet apaisement. 30 M. Lioure, Esthétique dramatique de Paul Claudel, A. Colin, Paris, 1971. 31 G. Antoine, Paul Claudel ou l’enfer du génie, op.cit, p. 287.

Page 10: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

10

présence dans l’absence mise en évidence par Jean Rousset32 peut nous conduire à voir dans

cette dernière pièce une dialectique allant dans le sens de la restauration au-delà de la perte –

union prédestinée des amants, séparation, puis dépassement de la séparation dans la joie

unificatrice de l’union avec Dieu –, la relecture de l’« action espagnole en quatre journées33 »,

et de la dernière journée en particulier, littéralement séparée des trois premières, tend à mettre

à mal, en accroissant les intentions du drame et en obscurcissant la déconcertante ambiguïté

spirituelle, cet Aufhebung heureux, qui semble aussi réducteur qu’illusoire.

L’œuvre a beau chercher à agglomérer, englober, rejoindre, réunir, et ce par tous les

moyens, les amants et leurs deux hémisphères (terrestre et céleste), l’union est-elle autre

chose que symbolique ou poétique? La dernière journée intitulée « sous le vent des îles

Baléares » et dont on sait qu’elle est au fondement du drame34, dénonce les limites du

merveilleux ; tout se passe comme si le poète se dédoublait et déconstruisait, par le

truchement de son protagoniste, l’entreprise de sublimation poétique élaborée durant les trois

premiers “actes”. Ce renversement farcesque ne semble pas tant signifier le détachement

qu’une énième tentative de détachement de l’ « âme[s] captive[s]35 » qu’est Rodrigue, en proie

aux hésitations et fluctuations de son long cheminement intérieur. Cette volonté hégélienne de

se séparer de la séparation n’est-elle pas celle d’un dramaturge impatient vaincre, enfin, la

passion ? La boucle est-elle vraiment bouclée ? Le Soulier de satin représente-t-il la

résolution du drame charnel et spirituel issu de la “saison en enfer” de Fou-Tcheou ? Qu’en

est-il de cette union spirituelle ? Le cosmos suffit-il à l’amour des deux protagonistes ? Et, si

apaisement il y a, concerne-t-il les deux personnages ? Triomphale, Prouhèze semble être le

miroir brisé du conquistador dégradé.

Le Soulier de satin ne marque pas tant la fin du conflit intérieur que son anticipation.

Jacques Petit36 y insiste: rien n’est résolu, l’œuvre, ouverte, inachevée, livre moins une

explication qu’elle ne soulève de questions. Sans prétendre apporter de réponse à

l’irréductible séparation dont l’auteur dont lui-même semble séparé, il s’agit de nuancer, de

mettre des réserves quant au glorieux final du Soulier. Œuvre de l’insuffisance, du manque,

du désir, le Soulier de satin ne cesse de répéter la menace que représente l’appel du terrestre

eu égard à ces êtres de chair à l’équilibre fragile et pour lesquels il n’est pas certain qu’un

dépassement de la séparation soit possible. La tentative de substitution de la communion des

32 J. Rousset, « La structure du drame claudélien : l’écran et le face à face », op.cit, 175. 33 C’est le sous-titre du Soulier de satin. 34 M. Autrand et J. Segestraa établissent dans La quatrième journée du Soulier de satin, éd. Bordas, Paris, 1972, le caractère premier de la dernière journée dans la genèse de l’œuvre. 35 « Délivrance aux âmes captives ! » est le cri sur lequel se ferme le Soulier. 36J. Petit, Pour une explication du Soulier de satin, Les lettres modernes, Paris, 1965.

Page 11: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

11

saints à l’union amoureuse est, in fine, un échec ; le ciel semble rejeter Rodrigue, ce profane

incapable de se contenter de la fidélité mystique et condamné à contempler

l’incompréhensible. En opérant un déplacement au sein de la dialectique claudélienne, minée

de l’intérieur par ses propres contradictions, l’œuvre en tension qu’est le Soulier remet en

cause le jugement triomphaliste qui fait du drame un drame de la Joie.

Comment, dès lors, aborder l’œuvre à travers le filtre de la séparation ? Outre le fait

que le critique se trouve, face à l’œuvre, dans la position du « ciron [qui] ose à peine regarder

la cathédrale37 », celui-ci doit également être attentif à l’avertissement en forme de défi de

Claudel :

La critique artistique ou littéraire, l’étude du comment, où se démènent les professeurs, est à peu près inutile. Vous saurez beau connaître la biographie de Shakespeare ou de Titien, l’histoire de leur temps, la grammaire et la syntaxe qu’ils emploient, non seulement vous n’aurez rien appris d’utile, mais au lieu de vous être rapproché de la connaissance du texte, vous vous en serez éloigné, souvent d’une manière pitoyable38.

Claudel ne préconise ni un travail d’exégète, ni l’adoption d’une démarche « scientifique »

mais une méditation sur l’œuvre dont il faut s’enivrer39, comme il s’enivrera de ses textes

bibliques. De même qu’« […] au risque de se faire moquer de lui, [Claudel] livre tels quels les

fruits de [son] ivresse, car le faune après tout a un droit sur la grappe qui égale celui des

ampélographes40 » et donne libre accès à sa muse, de même, la critique idéale doit approcher

l’œuvre, qui, loin de former un système41, est, comme le suggère J. Petit42, un organisme en

mouvement43, de façon quasi phénoménologique. « Je ne me plaindrai jamais d’une critique

sincère et loyale » écrivait Claudel à Jammes44. Cette remarque n’autorise évidemment pas la

fantaisie interprétative : « pour juger des ouvrages, il faut autre chose q[ui] est le goût, c’est-à-

dire la sapientia » écrit Claudel au père A. Brunot. Devant cette mise en garde intimidante

dont l’on tâchera de se souvenir, et à défaut de posséder la sagesse, nous essayerons donc

d’être le « lecteur patient, dépisteur d’un vestige élusif » dépeint dans l’Art poétique. La

démarche presque instinctive préconisée par Claudel nous permettra d’appréhender autrement

37 P. Brunel, Le Soulier de satin devant la critique, Lettres modernes, Paris, 1964, p. 39. 38 G. Antoine, Paul Claudel ou l’enfer du génie, op.cit, p.349. 39 Nous aurons l’occasion de montrer l’importance du vin dans Le Soulier et dans la conception claudélienne de l’écriture. 40 Claudel s’exprime ici au sujet des textes de l’Ecriture. 41 L’auteur apostrophe, dans « Connaissance du temps », Art poétique, op.cit, p. 45, le professeur scientiste : « Les choses ne sont point comme les pièces d’une machine, mais comme les éléments en travail inépuisable d’un dessin toujours nouveau. » 42 J. Petit, Pour une explication du soulier de satin, op. cit. p. 33. 43Loin de considérer la traduction proprement dramaturgique de la séparation comme quelque chose de “périphérique”, nous ne reviendrons néanmoins pas sur la façon dont cet anti-modèle de la tragédie classique, se "sépare", sur le plan formel, de la production théâtrale contemporaine. 44Correspondance Claudel-Jammes-Frizeau, Gallimard, Paris, 1952, p.206.

Page 12: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

12

l’épineuse question de l’interprétation du Soulier de satin : c’est en suivant le mouvement

circulaire de l’œuvre que l’on pourra mettre à mal la thèse triomphaliste et même défendre

l’idée, contre les nombreux partisans de l’apothéose claudélienne, d’un drame de l’éternel

retour et de la défaite.

De même que « Dieu écrit droit avec des lignes courbes45 », la peinture claudélienne

de la passion de l’absolu est alambiquée. Suivant le conseil de Pierre Brunel46, selon lequel il

ne faut pas chercher à mettre de l’ordre dans le désordre, « délice de l’imagination » du

Soulier, mais suivre le fil conducteur, nous étudierons le cercle sur lequel est construit le

drame : la séparation physique des amants se transforme en une union spirituelle qui se révèle

insuffisante, Rodrigue étant en dernier lieu à nouveau séparé et de son amour et de Dieu.

Notre étude visera à rendre compte, à travers la géographie symbolique de l’œuvre47, et en

accord avec la pensée analogique de Claudel, de ce mouvement qui relève d’une esthétique de

la double contrainte. Il faudra d’abord essayer d’expliquer, dans ce drame au croisement de la

métaphysique, de l’anthropologie et de la morale, la séparation terrestre des amants dont

l’énigmatique union pose la problématique question du dualisme ontologique et mène les

êtres à sacrifier leur désir pour s’unir avec Dieu. Le second mouvement nous mènera, guidés

par l’étoile conductrice qu’est Prouhèze métamorphosée, de la mer au ciel, du visible à

l’invisible, de l’extérieur à l’intérieur de la « maison fermée48 », du corps au cœur, de la

circonférence au centre du cercle, l’union transcendante du couple et de Dieu étant assurée par

la parole poétique et l’esthétique de la totalité : la dualité est dépassée, la trinité chrétienne

reformée. Mais à cet univers merveilleux succède, dans la quatrième journée, le brutal retour

au réel : l’anti-héros qu’est devenu Rodrigue, prisonnier de la terre qui l’a séparé de sa moitié

et le sépare à jamais du salut, exprime le désenchantement de son créateur humain –trop

humain ! –, qui, claudiquant à coté de son double avoue, à demi-mot et malgré sa volonté

forcenée de gagner la paix intérieure, sa défaite.

45 L’épigraphe est la traduction du proverbe portugais Deus escreve direito por linhas tortas. 46 P. Brunel, Le Soulier de satin devant la critique, op.cit. 47 La géographie symbolique a été établie dès les années 1965 par Pierre Brunel, entre autres. 48 C’est le titre de la cinquième des Cinq grandes odes.

Page 13: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

13

PARTIE I : SÉPARATION

Page 14: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

14

La séparation des amants dont l’amour est impossible car interdit est un topoï

littéraire. Nombreux sont les consumés de la tragédie que séparent des impératifs

contradictoires et pour lesquels la rupture succède presque immédiatement à la rencontre :

Tristan et Yseult49, Bérénice et Titus, ou Roméo et Juliette en sont les archétypes. Les amants

du Soulier de satin, tiraillés par le désir passionné du bonheur individuel et l’injonction d’une

nécessité extérieure dont ce désir doit s’accommoder en forment un autre. À l’instar du poète

de l’amour humain et divin qu’est Dante, considéré par le dramaturge comme un maître,

Claudel peint ce qui selon lui est le conflit central et essentiel de toute vie, à savoir

l’opposition des deux forces antagonistes qui se disputent l’empire du cœur : le désir

amoureux et l’appel de Dieu. C’est ce conflit que thématise, sur le plan dramaturgique,

ontologique et théologique, la séparation.

1. Une séparation physique : se séparer de la faute

1.1 La scène de séparation :

La scène de séparation est un leitmotiv du théâtre claudélien. L’analyse de J. Rousset,

« La structure du drame claudélien : l’écran et le face à face50 » l’a clairement établi, le

« dessein préétabli51 » du dramaturge, dont le critique souligne qu’il est moins un concept

qu’un appel de forme, s’organise autour du motif de l’écran commun à plusieurs de ses

pièces. Dès le Fragment d’un drame, version finale d'Une Mort prématurée (1888), on trouve

cette « modulation » qui sera la marque si singulière de tous les grands duos d’amants

claudéliens ; l’étreinte laisse immédiatement place au rejet :

Henri -Je ne me séparerai pas de toi. Marie- Jure donc, par notre lien conjugal. Henri -Je le jure… (Il approche les lèvres comme pour la baiser sur les cheveux, puis il se détourne avec une sorte de répulsion.) Marie -Je ne puis pas ! Laissez, ne me touchez plus. (Marie se sépare de lui…) Henri- Femme, adieu52 !...

Telle est la situation-type : l’adhésion se convertit, dans un renversement immotivé, en refus.

Ce refus n’est pas synonyme de désamour ; lorsque, dans la seconde version de La Jeune fille

49 Le Tristan de Wagner a nourri la méditation du dramaturge sur le conflit de la séduction charnelle et de l'aspiration spirituelle. 50 J. Rousset, « La structure du drame claudélien : l’écran et le face à face », Forme et signification, op.cit. 51 Entretien de Claudel avec Fr. Lefèvre : « Un poète ne fait guère que développer un dessein préétabli. » 52 P. Claudel, Fragment d’un drame, Théâtre I, éd. Pléiade, p. 27.

Page 15: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

15

Violaine, l’héroïne déclare à Jacques Hury « Non, je ne vous épouserai pas ! », celle-ci

exprime en réalité son attachement qui impose, de façon simultanée, le retrait, l’aveu

engendrant l’adieu. Tout se passe comme si les personnages rejetaient l’amour dans sa

présence ; la cellule mère du drame claudélien réside dans la « confrontation qui est une prise

de possession, mais aussitôt rompue, la rupture se déclarant presque simultanément, et avec

une soudaineté, une violence égales à la saisie53. » Un rideau intercepteur, un voile54 apparaît

toujours, sous différentes formes, dans les scènes capitales, avant l’apparition de l’écran qui

séparera, de façon définitive, les amants. Car, comme l’indique le relevé des (nombreuses)

scènes de séparation effectué par J. Petit dans Le premier drame de Claudel, Une mort

prématurée55, la séparation amoureuse est toujours associée à la séparation la plus radicale : la

mort. L’Homme et son désir (1917) et La Femme et son ombre (1922) constituent un exemple

parmi d‘autres de l’étroite union d’Eros et Thanatos : la scène de « l’Homme endormi et le

fantôme de la Femme morte » du premier ballet et l’apparition, dans le second, de l’Ombre,

montrent le passage quasi immédiat de l’amour à la mort déjà présente dans la scène de la

séparation. Le Soulier n’échappe pas au double mouvement de saisie et de déprise : les

amants qui, dès le début du drame, et à leur insu, sont tout proches de la rupture, ne s’unissent

que pour être à jamais séparés.

1.2 Rodrigue et Prouhèze: trois séparations

À la rencontre romanesque des amants – Prouhèze secourt, dans la forteresse assiégée

de Ceuta, le gouverneur de Grenade victime d’une tempête – succède une longue séparation:

le « visage qui détruit la mort56 » de la jeune femme que Rodrigue, guéri de sa fièvre, voit à

son réveil dans un véritable éblouissement, lui est aussitôt et pour toujours refusé. La

Providence implorée par le Jésuite dans la prière initiale empêche l’amant de revoir sa

bienfaitrice ; le rendez-vous à Avila, en Catalogne, que celle-ci lui fixe à l’occasion d’un

séjour en Espagne n’aura pas lieu ; l’ordre de Pélage enjoignant Rodrigue de défendre contre

les Maures la ville de Mogador mènera à l’ultime entrevue des amants. Il n’y aura pas de

rencontre comparable à celle de Ceuta. Le Soulier met en scène, selon la terminologie de J.

53 J. Rousset, « La structure du drame claudélien : l’écran et le face à face », op. cit, p.74. 54 En arabe, le terme renvoie au fait de séparer deux éléments. 55J. Petit, Le premier drame de Paul Claudel : Une mort prématurée, Annales littéraires de l’université de Besançon, les Belles Lettres, Paris, 1970. 56 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 256.

Page 16: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

16

Rousset, des « rencontres barrées57 » : un écran impénétrable sépare les partenaires

momentanément réunis en même lieu. Ainsi, Prouhèze ne voit pas, au début de la deuxième

journée, et avant de partir pour l’Afrique Rodrigue, blessé dans la bataille de Mogador,

derrière la fenêtre de sa chambre. La fin de la journée offre dans la forteresse de Mogador la

situation inverse : cette fois-ci, c’est Rodrigue qui tente d’approcher Prouhèze invisible

quoique présente, cachée derrière le rideau du « cabinet de torture58.» Les amants « Tous deux

séparés par d’épais murs parcour[a]nt en vain pour essayer de se rejoindre les escaliers du

délire59 » ne vivent que des non-rencontres.

Nombreux sont les obstacles séparant les amants. La séparation (géographique) de

Prouhèze et de son mari Pélage, courant, dès la première journée au chevet de sa cousine

mourante ne permet pas l’union de la jeune femme avec Rodrigue. Prouhèze est mariée et « ce

que Dieu a joint, l’homme ne peut le séparer60. » Le poète qui dans une lettre du 21 décembre

1943 extraite de sa Correspondance avec Fr. de Marcilly déclare que sa pièce est « destinée à

célébrer la sainteté indissoluble du mariage » y insiste : « Ce n’est pas l’amour qui fait le

mariage mais le consentement61. » Prête à transgresser la loi divine et à devenir pour son foyer

« une cause de corruption62 », Prouhèze se heurte à d’autres obstacles ; Pélage décédé, le Roi

d’Espagne éloigne, conformément au vœu du défunt, les amants : Rodrigue partira part en

Amérique rejoindre son poste de vice-roi des Indes tandis qu’elle aura pour mission de

défendre, avec Camille, la citadelle de Mogador contre les infidèles. Les « deux âmes qui se

fuient à la fois et se poursuivent63 » observées par Saint Jacques sont éloignées pour de

longues années. De son mariage avec Camille64, le castillan aussi surnommé « Cacha diablo »

et qui, comme le diable, a le pouvoir de diviser, de séparer les amants naîtra un enfant, Sept-

Epées. Celui qui avait fait, dans la troisième scène de la première journée, des adieux brûlants

à Prouhèze sa cousine à travers les feuillages de la charmille –autre écran claudélien – est

devenu un écran majeur neutralisant Rodrigue. L’affrontement des deux soupirants a tourné à

57 J. Rousset, « La structure du drame claudélien : l’écran et le face à face », op.cit, p.184. 58 Ibid, p.188. 59 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.161. 60 Ibid, p.134. 61 Ibid. Claudel interrogeant le Cantique des Cantiques le dit sans ambiguïté : « deux êtres appelés l’un vers l’autre par les affinités les plus intimes et les plus profondes de leur nature morale et physique (ça arrive !) se voient cependant inexorablement séparés, par quoi ? par un sacrement, jumeau de celui de l’Ordre, le Mariage. » Dans le père humilié, le Pape Pie explique que « Le mariage n’est point le plaisir, c’est l’étude de deux âmes qui pour toujours désormais et pour une fin hors d’elles-mêmes auront à se contenter l’une de l’autre. » 62 Ibid, p.134. 63 Ibid, p.161. 64 J. Rousset note dans l’article évoqué plus haut que souvent, chez Claudel, à une union idéale, et réelle sur le plan des sentiments profonds, se substitue un mariage entre ceux qui, sur le plan des sentiments, sont hostiles et incompatibles, même s’ils ont des intérêts communs. Camille et Prouhèze forment un de ces couples dépareillés.

Page 17: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

17

l’avantage du maure. Rodrigue ne peut que croiser devant l’entrée du royaume de Camille

symboliquement interdite par un feu rouge. La distance qui sépare les amants semble

irrésistiblement s’accroître, le bateau de Rodrigue, devenant, comme le répète à deux reprises

Prouhèze, « un tout petit point blanc65.. »

Le cheminement capricieux de la fameuse lettre à Rodrigue, cette « espèce de

proverbe ou paradigme pour les écoliers66 » emblématique des détours de l’amour, ne cessera

que pour précipiter la séparation des amants ; parvenue, dix ans plus tard, à son destinataire

devenu vice-roi d’Amérique, la lettre poussant Rodrigue à abandonner son poste ne le mène

vers elle que pour la tuer. La seule entrevue des amants qui nous est donnée de voir est en fait

le « face à face séparateur » attendu par la dramaturgie claudélienne. La dernière scène de la

troisième journée montre l’adieu, sur le vaisseau amiral du héros, des amants réunis pour se

quitter à jamais. Rodrigue « baisse la tête et pleure67 » tandis que Prouhèze, voilée, telle la

fiancée du Cantique des Cantiques, de la tête aux pieds, est emportée par des esclaves dans la

barque funèbre qui la ramène à Mogador ; en cet instant décisif, le seul que le poète concède

au couple pour s’affronter et se contempler directement, un ultime écran, le voile, s’interpose.

L’histoire du Soulier est faite de séparations : séparation espagnole dans la première

journée, africaine dans la deuxième, américaine dans la troisième, la dernière journée

marquant, avec la mort de Prouhèze, la séparation définitive. Comme dans un roman par

lettres, le lecteur se trouve toujours avec l’un ou l’autre des protagonistes. Régie par le

principe de discontinuité, l’intrigue elle-même « séparée » de la pièce empêche de suivre le fil

de l’amour principal. Seules quelques intenses fulgurations, dont la scène de l’ombre double,

permettent de l’entrevoir et de saisir le pourquoi de la séparation.

1.3 Le déchirement de l’ombre double : la condamnation de l’union charnelle passée

La question surabondamment développée de savoir si les amants ont consommé leur

amour semble a priori rejetée par l’esthétique idéaliste du dramaturge méprisant ce qu’il

considère comme un thème d’écrivain sans imagination. La réponse à cette question est

pourtant déterminante quant à la dramaturgie de la séparation mise en place. Cette réponse

n’est pas aisée. L’on a beau suivre la recommandation du poète – « Ecoutons avec respect ce

65 Ibid, p. 176 66 Ibid, p.204. 67 Ibid, p. 338.

Page 18: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

18

qu’on nous dit. […] Ce principe vaut pour la critique littéraire68 » – on nous dit en vérité peu

de choses concernant les rapports qu’entretiennent ceux que désigne de façon ambiguë le mot

« amants. » Comme le met en évidence l’Étude dramaturgique69 de M. Autrand, l’une des

particularités du Soulier réside dans le passage sous silence de la naissance de l’amour des

protagonistes : le lecteur est plongé dans une histoire déjà engagée dont la première rencontre,

rejetée avant le drame, est inconnue. Quelques éléments laissent cependant penser qu’il y a eu

« contact » (le terme lui aussi ambigu est souvent employé par le dramaturge) entre les

amants ; l’auxiliaire de Pélage chargé de veiller sur Prouhèze pendant son absence, Balthasar,

mentionne une brève relation (« Vous l’avez connue que peu de jours70 ») déjà attestée dans le

prologue du père jésuite qui a d’emblée fixé la relation amoureuse de Prouhèze et Rodrigue.

Plus loin ce dernier lâchera ces mots : « Le fait est que le seul temps où je l’aie vue

franchement sourire, ce sont ces durs mois d’Afrique qu’elle a passés avec moi71.. » Le

monologue de l’Ombre double surtout, supprimé, au grand dam de l’auteur lors de la création

du Soulier à la Comédie Française en 194372, confirme, malgré les débats qu’elle suscite,

l’existence de cette relation initiale.

Je porte accusation contre cet homme et cette femme par qui j’ai existé une seconde seule pour ne plus finir et par qui j’ai été imprimée sur la page de l’éternité73.

Tout en s’insurgeant contre la désunion décidée par ceux-là mêmes qui lui ont donné

naissance, l’Ombre révèle l’union passée des protagonistes74. Prosopopée inspirée du nô de

rêverie japonais et du drame de M Maeterlink, Pelléas et Mélisande, dans lequel les « grandes

ombres » des amants s’enlacent au clair de lune, « L’Ombre double d’un homme avec une

femme, debout, que l’on voit projetée sur un écran au fond de la scène75 » est la projection

matérialisée du souvenir de l’étreinte. Son discours authentifie les retrouvailles secrètes des

amants à Mogador, alors que Rodrigue est convalescent :

68 P. Claudel, « Introduction au Livre de Ruth », Du sens figuré de l’Ecriture, 1937, Oeuvres Complètes, t. XXI, éd. Pléiade, Paris, p.24. 69 M. Autrand, « Le Soulier de satin », Étude dramaturgique, Champion. Coll. Unichamps, Paris, 1987, p.57. 70 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 43. 71 Ibid, p. 68. 72 La « version pour la scène » est une version abrégée du drame mise en scène par J.L Barrault. Elle est publiée chez Gallimard en 1944. 73 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.204. 74 Dans le chapitre « Ombres, éclats et fragments » de Figuration de l’absence, presses universitaires de Saint Etienne, 1987, p.46, J.P. Mourey rappelle le pouvoir révélateur de l’ombre qui, selon l’analyse jungienne représente « tout ce que le sujet refuse d’admettre ou de reconnaître et qui, pourtant, s’impose toujours à lui, directement ou indirectement. » 75 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 203.

Page 19: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

19

Comme cet homme passait sur le chemin de garde, se rendant à la demeure qu’on lui avait assignée, l’autre partie de moi-même et son étroit vêtement, cette femme, tout à coup commença à le précéder sans qu’il s’en aperçut76.

La suite est plus explicite encore :

Et la reconnaissance de lui avec elle ne fut pas plus prompte que le choc et la soudure aussitôt de leurs âmes et de leur corps sans une parole77…

Née de leur contact, du « choc » et de la « soudure » –les termes sont peu équivoques – et de

l’ âme et du corps des amants, la double effigie atteste qu’avant d’être séparés les amants ont

été réunis dans un seul geste78. À J. Amerouche qui interroge le sens de cette scène obscure,

Claudel explique que les pensées réciproques des amants se sont « réunies pour ne former, à

un certain moment, qu’un seul corps et qu’un seul sens79. » Le mot « corps » confère

cependant à la représentation une couleur réaliste que l’auteur lui-même intensifie ; comme il

le confie à Jean-Louis Barrault dans une lettre datée du 8 juin 1943, la scénographie de

l’ombre double a pour source doit s’inspirer du très sensuel groupe « Sakountala » en marbre

sculpté par sa sœur Camille :

Figure 1Camille Claudel, Pomone et Vertumne, Musée Rodin, 1888-1905.

76 Ibid, p. 204. Voici comment M. Girard interprète ces vers dans Le Soulier de satin, extraits, Classiques Larousse, 1956, p 85: « Prouhèze [….] a précédé sur le chemin de garde le jeune homme qui regagnait sa chambre. Pendant quelques secondes, la rencontre a eu lieu. Silencieusement, dans la nuit ils se sont embrassés; puis se sont séparés aussitôt et pour toujours. » 77 Ibid. 78L’image sera reprise dans la version dite pour la scène de Partage de midi de 1949 : suite à la tirade de Mesa dans laquelle éclatent son étonnement et sa joie de l’avoir « saisie », Ysé exprime ainsi le changement brutal qui vient de s’opérer simultanément en lui et en elle: « je suis le double de toi avec moi, et tu es le double de moi avec toi, et nous sentons battre dans la chair l’un de l’autre le même cœur/Quelqu’un qui se sert d’un seul cœur pour être deux. » Notons que la scène de la lune (qui succède au monologue de l’ombre) rapportant le soliloque de Rodrigue adressé à Prouhèze évoque un paradis que les bras de celle-ci lui ont offert. 79 P. Claudel, Mémoires improvisés, op.cit, p 300.

Page 20: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

20

On peut certes penser, avec J. Petit, que l’ombre double n’est que l’« évocation rêvée d’une

rencontre à jamais impossible, d’une projection du désir dans l’univers faux que créent la nuit

et la lune80.» Reste que l’Ombre chargée de figurer la réalité que le dramaturge refuse de

mettre directement sous les yeux du spectateur témoigne, associée par l’image mallarméenne

du « battement d’ailes éperdues81 » à la volupté, de l’adultère établi dans la récente synthèse

que propose B. Hue sur la question dans Rêve et Réalité dans le Soulier de satin et que

conforte la version pour la scène de la pièce dans laquelle Rodrigue évoquant, devant

l’équipage du vaisseau amiral, « le lit82 qu’elle a partagé avec [lui].»83 Le Soulier n’est pas,

comme a pu l’écrire R. Barthes, « une petite histoire d’adultère montée en épingles» ; mais il

n’est pas non plus le drame d’une rencontre éthérée, d’un amour cérébral. Nier le fait que les

amants se sont connus “bibliquement” priverait le drame du rapprochement proposé par Ph.

de Robert84 avec l’histoire de David et Bethsabée à laquelle Claudel s’est intéressé ; le Soulier

semble s’approprier en en modifiant le sens le thème biblique de l’amour interdit afin de

donner à l’adultère une valeur rédemptrice et une fécondité salvatrice.

Sans s’abandonner au fantasme interprétatif (que favorise le caractère elliptique du

drame), il semble que la faute, à l’origine de la volonté de rachat sur laquelle est construite la

pièce, soit la cause de la séparation des amants. C’est l’adultère qui explique le rapport

compliqué des amants au corps ainsi que le sacrifice à venir de l’amour humain. C’est

l’amour hors mariage85 que condamne le réquisitoire de l’ombre double contre Rodrigue et

Prouhèze, qui, vêtue de rouge, couleur ambivalente renvoyant symboliquement à la

dialectique entre le ciel et la terre et à l’amour infernal, ressemble à la femme écarlate de la

Bible. L’être venu exprimer ses griefs au milieu de la nuit ne reproche pas seulement aux

amants de l’avoir disjointe en se séparant :

Et pourquoi m’ayant créée, m’ont-ils ainsi cruellement séparée, moi qui ne suis qu’un ?pourquoi ont-ils porté aux deux extrémités de ce monde mes deux moitiés palpitantes 86 ?

80 J. Petit, « La polyphonie dans Le Soulier de satin », Bulletin de la société Paul Claudel n°64, 1976, p.10. En 1971, l’auteur de Paul Claudel et l’usurpateur concédera le caractère ambigu de la relation de Rodrigue et Prouhèze plus proche de l’adultère que de l’amour platonique. 81 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.204 82 Selon la symbolique chrétienne, le lit n’est pas seulement le lieu de repos sur lequel l’homme s’étend pour accomplir les actes fondamentaux de la vie ; il représente aussi le corps. (Ainsi le paralytique guéri par le Christ reçoit-il l’ordre de porter son lit, c’est-à-dire d’utiliser son corps affermi par la vertu divine.) L’emploi de ce mot, dont on ne peut ignorer l’homonymie avec le verbe lier, prouve, si l'on en doute encore, l’effectivité de la liaison charnelle de Rodrigue et Prouhèze. 83 L’ombre double est également l’image de l’union sexuelle à l’origine de la Création. 84 Ph. de Robert, Bulletin de la Société Paul Claudel, n°170, p. 59. 85 Dans la préface de son Théâtre I, op.cit, il écrit : « Dans le mariage il y a deux êtres qui consentent l’un à l’autre, dans l’adultère il y a ces deux êtres qui se sont condamnés l’un à l’autre. » 86 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.204.

Page 21: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

21

Ombre de la faute, elle jette l’anathème sur ses « maîtres » qu’elle accuse d’avoir transgressé

l’interdit : « pourquoi ont-ils inscrit sur le mur, à leurs risques et périls, ce signe que Dieu leur

avait défendu? » Comme le souligne D. Millet dans Dramaturgie de l’ombre87, l’ombre « de

tous les deux à la fois qui l’un dans l’autre se sont submergés88 », « cet être nouveau fait de

noirceur informe89 » manifeste avant tout le péché. Le participe passé « submergés » renvoie à

l’isotopie biblique des eaux destructrices ; quant au terme « informe », qui, au sens

scolastique, renvoie à l’imperfection, il réfère au passage d’Isaïe dans lequel le Messie

présenté comme défiguré et sans forme humaine, semble gagné par le péché du monde dont il

est chargé. L’Ombre informe qu’est l’ombre double, traduction poétique de l’adage mali nulla

substantia, représente le châtiment que devra subir le couple pêcheur : errer « dans le pays des

Ombres90 » et ne plus être qu’une « ombre sans maître91.» L’ombre dont le bref monologue

ainsi justifié par Claudel :

l’apparition doit être furtive, comme un éclair ; pas besoin que ça dure longtemps, mais qu’à un moment, comme un éclair, on voie une figure tragique, un masque, n’est-ce pas, qui quelque part se révèle, enfin se manifeste, et puis disparaisse tout de suite 92

s’inscrit dans la dialectique de l’ensemble et séparés – il s’agit de suggérer le contact aussitôt

nié par sa disparition – manifeste, en se déchirant, la pénitence que doivent faire les amants

coupables93. La mort de l’Ombre double montrant « ces amants de par leur ombre ou leur

image commune réunis avant que la scène de la lune nous les montrât séparés94 » et

constituant « le seul moment où les deux amants avaient contact95 » est la sanction imposée à

ceux qui doivent se séparer de la faute.

Mais l’Ombre double est aussi le lieu de la cristallisation du désir. Cette « seconde

seule » à jamais « imprimée sur la page de l’éternité96 » durant laquelle les amants ont été

agrégés « fait partie pour toujours des archives indestructibles97 » ; toujours les êtres duels que

87 D. Millet, « la scène de l’ombre double », p.447- 457, dans Dramaturgie de l’ombre, sous la direction de Fr. Lavocat et Fr. Lecercle, coll. « Interférences », PUR 2005(actes du colloque de Paris IV et VII, 20-30 mars 2002.) 88 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.203. 89 Ibid. 90 Ibid, p. 203. 91 Ibid. 92 Claudel lors d’un des entretiens enregistrés dans son château de Brangues, en 1944. 93 L’Ombre Double a été rapprochée et la « transfiguration d’Hippolyte dans Triomphe de la mort » : l’impure s’y dépouille de tout péché. 94 P. Claudel, le 9 octobre 1943, contestant la version pour la scène du Soulier. 95 Paul Claudel parle, Entretiens enregistrés à Brangues, en février-mars 1944 par P Schaeffer et J. Madaule, Société O.P.E.R.A, 1965, p.34. 96 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.204. 97 Ibid.

Page 22: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

22

sont Rodrigue et Prouhèze aspireront à retrouver ce moment privilégié, cette étreinte que

rappelle sans cesse la torture du désir.

2. Une séparation ontologique : la « torture du désir »

La séparation est dans l’Être avant d’être entre les êtres. Comme dans Partage de midi,

le véritable moment tragique, le « trop tard » du Soulier est antérieur au drame qu’il

détermine ; si les amants se séparent, c’est en raison de leur propre division interne. Le drame

est celui de la passion de l’Absolu d’un homme et d’une femme que le tiraillement entre la

chair et l’âme, le désir de l’Autre et le désir de Dieu aliène.

2.1 L’appel de la chair : Je devient un Autre

La scène parodique de confidences de la première journée, dans laquelle Rodrigue

entretient l’un de ses doubles, le serviteur chinois Isidore98, de son amour pour Prouhèze,

montre l’amant dans le secret de ses mouvements instinctifs, déchiré entre l’interdit et l’appel

de la chair. La maïeutique opérée par le païen, ironiquement présenté comme « l’homme que

la Providence a placé près de lui pour lui donner l’occasion de faire son salut99 » pousse

l’amant à avouer le désir qu’il ressent à l’égard de celle que le serviteur qualifie d’ « idole »

(le mot renvoie, comme souvent dans le Soulier au religieux et au profane.) Rodrigue a beau

justifier son départ pour l’auberge catalane où il espère retrouver Prouhèze par des paroles

héroïques et nobles –« ce n’est rien de vil que je veux100 », « Je répète que seul me presse le

secours que je dois à cette âme en danger101 » – et faire semblant de se méprendre au sujet du

rendez-vous ( l’amant s’entretient dans l’illusion que la jeune femme qu’il rejoint ne voudrait

lui faire que des reproches), il tombe dans le piège tendu par son interlocuteur qui, tout en

faisant le blason de la femme aimée – sont évoqués « cette bouche peinte comme avec un

pinceau, ces yeux plus beaux que s’ils étaient des boules de verre, ces membres exactement

98 « Nous nous sommes pris l’un par l’autre et il n’ y a plus moyen de nous dépêtrer » déclare-t-il avec amusement p.59. Comme ses autres doubles, Isidore rend sensible le conflit interne de Rodrigue fidèle et impie à la fois. 99 Ibid, p.106. 100 Ibid, p.58. 101 Ibid, p. 60.

Page 23: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

23

courts et ajustés102 » – force, armé du vocabulaire chrétien que lui a enseigné son maître, sa

confession. Devant le portrait de Prouhèze en succube mortelle qui

au-dedans [c'] est le chagrin des démons ; le ver, le feu, le vampire attaché à votre substance !La matière de l’homme qui lui est entièrement soutirée et il ne reste plus qu’un forme brisée et d étendue comme un corpuscule de cricri, horreur103!

et à laquelle est associée la vanité de la passion amoureuse :

Que seront dans cent ans ces cent livres de chair femelle auxquelles votre âme s’est amalgamée comme avec un crochet ? Un peu d’ordure et de poussière, des os104 !

Rodrigue répond simplement: « Pour le moment elle vit105. » La réplique, spontanée, trahit

l’ancrage têtu dans l’immédiateté du protagoniste qui, selon le néologisme crée par Isidore, se

trouve « quasi in lubrico106. » L’amant peut bien remplacer le mot « désir » par

« reconnaissance » et faire de Prouhèze son « étoile », sa diatribe contre les sens laisse penser

que la question de la chair, loin d’être dépassée, est une question embarrassante:

Les sens !je les compare aux goujats qui suivent l’armée Pour dépouiller les morts et profiter de la ville prise. Je n’accepterai point si facilement cette rançon payée Par le corps pour l’âme qui s’est dérobée, Et qu’il y ait une chose en elle dont je cesse d’avoir besoin107.

Se parlant à lui-même, Rodrigue se laisse aller à évoquer non sans regret l’épaule nue de la

bien aimée qui « fait partie des choses qu[il] ne possédera[i] pas en cette vie108» et révèle la

dimension charnelle de son amour :

Ai-je dit que c’était son âme seule que j’aimais ? c’est elle toute entière. Et je sais que son âme est immortelle, mais le corps ne l’est pas moins […] Isidore, ah ! si tu savais comme je l’aime et comme je la désire109 ! »

Si l’amant revient aussitôt et avec insistance sur ses propos, arguant que ce n’est pas le

« corps seul » de Prouhèze qui est « capable d’allumer dans le [sien] un tel désir110 », que « Ce

n’est point son corps chéri jamais qui réussirait à [l]e contenter111 ! » mais « l’être tout nu, la

vie pure, l’amour aussi fort que [lui] sous [s]on désir comme une grande flamme crue, comme

un rire dans [s]a face112 ! », l’épanorthose ne suffit pas à convaincre le chinois, non plus que le

102 Ibid, p.61. 103 Ibid, p.60. 104 Ibid, p. 61. 105 Ibid. 106 Ibid, p. 62. 107 Ibid, p.66. 108 Ibid, p.69. 109 Ibid. 110 Ibid, p.70. 111 Ibid. 112 Ibid.

Page 24: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

24

lecteur, sceptique devant les « belles paroles » de « monsieur le sauveur d’âmes113 », de la

relégation au second plan du corps. Le souvenir de Ceuta demeure vivace ; comme l’avouera

le vice-roi des Indes au moment de l’ultime séparation, « le corps est puissant sur l’âme114. »

Le désir charnel déborde le discours de l’amant qui, projetant, au milieu de la deuxième

journée, d’enlever Prouhèze de Mogador, révèle au capitaine des arrières pensées plutôt crues:

Elle s’est donnée à Camille, pourquoi ne se donnerait-elle pas à moi ? Je me moque de son âme ! C’est son corps qu’il me faut, pas autre chose que son corps, la scélérate complicité de son corps ! Et jouir et m’en débarrasser ! Je n’en serai pas débarrassé autrement Ensuite la rejeter. Elle se traînera à mes pieds et moi je la foulerai sous mes bottes115..

Sous le pharisaïsme de Rodrigue exigeant « à la fois et d’un seul coup l’assouvissement du

corps et celui de l’âme116 » justifié par le fait que « [s]es deux natures sont rejointes si

fortement qu’elles ne font qu’un117 » apparaît le désir de cette chose « mêlée à ce corps

interdit118. » sans laquelle l’amant refuse de quitter Mogador.

L’attrait de Rodrigue pour la chair fait de lui un être séparé. Ce n’est pas le corps de

l’homme qui est en cause – voué à l’abstraction et à la plénitude, le « corps-sphère119 »

claudélien constitue une médiation entre la terre et le ciel – mais le primat du corps sur le

grand Corps120 que symbolise, conformément à la métaphore organiciste du christianisme

diffusée dans l’épître aux Corinthiens de Saint Paul, l’Eglise. Que l’Homme refuse de se

scinder en deux et de se séparer de son corps créé par Dieu et permettant, via les sens,

d’accéder à la Beauté est légitime. Le mal réside précisément dans la division, ou comme

l’explique le jésuite, dans le fait de « se disjoindre de ces grandes forces continues qui de

toutes parts nous adoptent et nous engagent121.. » L’appel de la chair, ce solide carcan que la

Bible définit comme « un mur entre nous et Lui122 » est source de division. Solidaire de l’oubli

de Dieu et de soi-même (« Revenez à vous ! » crie le chinois à Rodrigue absorbé dans la

113 Ibid. 114 Ibid, p.326. 115 Ibid, p. 169. 116 Ibid, p.197. 117 Ibid. 118 Ibid, p.196. 119 L. A. Brodeur, Le Corps-Sphère, Clef de la symbolique claudélienne, éd. Cosmos, Paris, 1970. Nous y reviendrons dans la seconde partie de l’étude. 120 Dans le « Traité de la co-naissance au monde et de soi même » de l’Art poétique, op.cit, p. 66-67, Claudel écrit : « la partie ne peut exister sans le tout, ni toutes choses pour chacune, et voici, pour éclairer cette interdépendance, le corps humain. » 121 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 19. 122Le Cantique des Cantiques, II, 9. La formule est reprise par Claudel dans l’Art poétique « l’homme après sa mort », p.125.

Page 25: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

25

contemplation rêvée de Prouhèze) Eros introduit l’Autre123 en l’être. C’est ce qu’explique le

poète dans Jules ou l’homme-aux-deux-cravates :

Le Poëte - Le grand savant Freud ne dit-il pas que la convoitise sexuelle est l’expression même et le vœu de notre nature la plus profonde ? [...] nierez-vous au fond de vous-même cette espèce de contamination sournoise ? Jules- Tout le monde connaît ces hôtes incommodes qui n’aiment rien tant que se mêler à ce qui ne les regarde pas. Le Poëte- Eros ne serait donc pour vous qu’un hôte ? Jules- Un parasite si vous voulez. […] Le Poëte- De sorte que selon vous le besoin génital et l’appareil qui lui sert d’organe seraient une espèce de greffe, quelque chose à nous de semi- étranger… Jules- Presque un être vivant qui n’est pas nous et qui profite de nous124. »

Et le « poëte » de préciser :

Nous portons au plus intime de notre chair cet être à nous accroché qui vit de notre mort et qui a d’autres fins que les nôtres. […] L’âme admire, elle se complaît, elle désire, et notre appareil à semence aussitôt se jette sur tous ces sentiments pour les exploiter à son profit. Mais ne dites pas qu’il les a satisfaits, c’est tout le contraire.[…] Entre l’amour que nous avons pour une femme et la satisfaction de cet amour, Don Juan sait qu’il y a une différence radicale125.

La tentation de la chair, représentée dans l’iconographie chrétienne à travers Saint Jérôme se

déchirant la peau avec une pierre ou Saint Antoine attiré par les démons, est le lieu du

déchirement et de la psychomachie ; ce que la mère de Rodrigue, Honoria, décrit comme une

« espèce d’inflammation affreuse de tout l’intérieur126» partage, écartèle l’homme tourné à la

fois vers le terrestre et le spirituel.

C’est dans le monisme127, dans l’interaction du corps et de l’esprit malhabilement

réunis et conjoints en l’hybridité de l’être que réside le conflit fondamental du Soulier ; l’on

pourrait parler, au sujet des personnages du Soulier, d’un monisme de la substance et un

dualisme de la tendance. Comme dans Partage de midi, l’amour physique révélant à l’être la

présence et l’exigence de l’Autre attise le procès énoncé par Saint Paul128 de la chair désirant

contre l’esprit et de l’esprit désirant contre la chair sur lequel Claudel revient dans Richard

wagner. Rêverie d’un poète français :

On ne fait attention qu’à la première partie de la phrase. Mais il y a une passion de l’esprit plus terrible et plus violente que toutes les ardeurs de la chair. La chair est un poids accablant, mais l’esprit est une tension irrésistible129.

123 Le Soulier met en scène le « Grand Autre » décrit par Lacan dont la théorie du désir trouve en quelque sorte mise en application dans le drame. 124 P. Claudel, « Jules ou l’homme-aux-deux-cravates », L’oiseau noir dans le soleil levant [1926] repris dans les Œuvres en prose, op.cit, p.849-850. Le titre rend à lui seul compte de la dualité essentielle des êtres claudéliens. 125 Ibid. 126 P. Claudel, le Soulier, op.cit, p132. 127 Claudel l’établit dans le « Traité de la co-naissance au monde et de soi même » de L’Art poétique. 128 Saint Paul, L’Épître aux Galates, V, 17 129 P. Claudel, Richard wagner. Rêverie d’un poète français, 1886 (Œuvres en proses, op.cit, p.872) On retrouve la même idée dans Les Aventures de Sophie (Œuvres Complètes, XIX, p. 62) « L’Esprit est essentiellement mouvement […] C’est pourquoi l’Evangile ne craint pas de le comparer aux passions charnelles, disant que comme la chair désire (concupiscit) contre l’esprit, l’esprit, à son tour, il désire contre la chair. » La Préface de

Page 26: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

26

Le Soulier le souligne, « ce n’est pas l’esprit qui est dans le corps, c’est l’esprit qui

contient le corps, et qui l’enveloppe tout entier130. » La « torture du désir131 » est aussi et peut-

être surtout le fait de l’esprit cherchant, malgré les désirs contradictoires qui le partagent, à

dominer le corps.

2.2 Animus et Anima : immanence contre transcendance

« Ce qu’il désire ne peut être à la fois au Ciel et sur la terre132. »

La séparation ne concerne pas seulement l’Être considéré dans sa totalité. Elle

caractérise également l’esprit de cet être constitué, selon le dogme de la psychologie mystique

au fondement du dualisme claudélien, de deux moi, Animus, le moi de surface, de la

connaissance rationnelle, et Anima, le moi profond de la connaissance mystique ou poétique,

le centre du cœur, la raison supérieure à l’intelligence.

Anima voudrait prendre le dessus : « L’homme passe infiniment l’homme133. » Fini,

essentiellement manquant, l’Homme est en quête de l’être transcendant lui permettant de se

délivrer du pathos de l’absence et de connaître la plénitude134. C’est ce qu’exprime dès la

première journée Rodrigue : « il y a un coeur qui demande à être rassasié135 ! » Il y a, comme

l’indique la préface de la version pour la scène du Soulier, sous le désir, maître un mot de

l’esthétique claudélienne136, un désir plus fort : « Il y a le désir qui veut, mais il y a quelque

chose en nous de plus ancien que le désir, qui ne veut pas. » Cette juste attirance du charnel

vers le spirituel, souvent symbolisée chez Claudel par l’arbre137 dont les racines puisent leur

énergie dans la terre mais dont les branches, dans un mouvement ascendant, cherchent à

gagner le ciel, transparaît (comme souvent dans les œuvres idéalistes) à travers le motif de

l’aventure : la finalité de la fuite en avant de Rodrigue désirant conquérir Prouhèze et la terre

entière est d’atteindre l’au-delà inaltérable et indifférencié, le rivage où la vie s’étale et

demeure, immobile et comblée, surabondante de soi et rassasiée d’être. Comme le note N.

Partage de midi insiste également sur le rôle de l'esprit: « est-il sûr que la cause de l’esprit qui désire contre la chair ait jamais été plaidée dans toute son atroce intensité, et si je puis dire, jusqu’à l’épuisement du dossier? » 130 P. Claudel, le Soulier, op.cit, p. 55 131 Ibid, p.64. 132 Ibid, p. 280. 133 Pascal, Les Pensées, fragment 164. 134 Dans son « Introduction à un poème sur Dante », Claudel écrit : « Lucifer seul s’est considéré comme parfait et compact et il est tombé aussitôt, comme un pierre, par son propre poids. C’est parce que toutes les choses créées sont imparfaites, c’est parce qu’il y a en elles un certain manque, un certain vide radical,- qu’elles respirent, qu’elles vivent, qu’elles échangent, qu’elles ont besoin de Dieu et des autres créatures. » 135 Claudel, Le Soulier, op. cit, p. 65. 136 À la question « qu’est-ce que la poésie ? », Claudel répond, dans une conférence, en 1915 : « la poésie ? …un état de désir. » 137 C’est le titre d’un ensemble formé de cinq pièces de Claudel publié en 1901.

Page 27: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

27

Grimaldi dans Le désir et le temps c’est le mirage de la Présence dans le désespoir de

l’absence qui motive le départ, l’héroïsme, le messianisme. Ce n’est pas, Ch. Galpérine138 y

insiste, le désir illimité de possession ou de domination ; le héros claudélien ne connaît pas,

contrairement aux tragiques grecs ou shakespeariens, la démesure du désir. Les périples du

conquistador sont autant d’épreuves préparatoires au voyage intérieur vers l’en deçà dont

toute conscience éprouve en soi « la marque et la trace toute vide139. » Les « édifices

intermédiaires » que sont les citadelles, les châteaux, l’auberge fortifiée sont moins, selon M.

Brethenoux, des décors romanesques que les stations d’un chemin de croix menant à l’Absolu

où il n’y a ni attente, ni déception, où tout est bonheur infini et possession. Le désir de

Rodrigue n’est pas un désir d’infini mais de permanence, de totalité, d’éternité impossible à

réprimer et impensable, absurde mais inextinguible. C’est le désir irrépressible de la

transcendance inscrit dans toute passion et consistant à vivre sur le mode imaginaire et

symbolique, la contradiction vécue du temps, désir d’aventure et désir d’éternité, de devenir et

de demeurer. Mais ce désir, irrésistible soit-il, n’empêche pas l’être claudélien de regarder

vers la terre où un autre désir, plus obsessionnel, le régit.

C’est Animus qui, conformément à la parabole d’Anima et Animus140 domine. Bien

qu’attiré par le céleste, l’homme demeure fasciné par le monde terrestre ; le désir de

l’immanence vient concurrencer le désir de la transcendance. Rodrigue peut bien répondre à

Camille déclarant qu’« Il n’y a pas d’autre moyen de conquérir le salut dans l’autre monde et

les femmes dans celui-ci141 » : « Le choix est fait et je ne demande pas mieux que de vous

laisser les femmes142», il concède aussitôt et non sans humour la faiblesse de l’Homme : « Il

ne dépend pas d’un homme sain que la peste […] ou toute autre maladie dévorante s’attaque à

lui143. » Bien plus, le désir amoureux déjà nourri, conformément à la maxime de La

Rochefoucauld, par la séparation – « L’absence augmente les grandes passions et diminue les

médiocres, comme le vent éteint la bougie et allume le feu » – est renforcé par le désir des

amants de ne pas satisfaire le « long désir qui est un proverbe depuis dix ans entre les deux

Mondes144. » En voulant «fournir [à Rodrigue] une insuffisance à la mesure de son désir145! »,

138 Ch. Galpérine, « La nécessité lyrique », Le rire de Paul Claudel 2, nrf Gallimard, Paris, 1960. 139 Pascal, Les Pensées, fragment 425. 140 P.Claudel, Parabole sur le rapport de la nature et de l'esprit : « Le temps est loin, la lune de miel a été bientôt finie, pendant laquelle Anima avait le droit de parler tout à son aise et Animus l’écoutait avec ravissement. […] Anima n’a plus le droit de dire un mot…il sait mieux qu’elle ce qu’elle veut dire… » Le texte est repris par H. Brémond dans Prière et Poésie, Les cahiers verts, publiés sous direction de D. Halévy. Nous aurons l’occasion de revenir sur la parabole dans la suite de l’étude. 141 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p 195. 142 Ibid. 143 Ibid. 144 P. Claudel, Le Soulier, op. cit, p 329.

Page 28: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

28

et ne lui donner « Rien qui puisse lui suffire, afin qu’il ne cesse pas de [la] désirer146 ! » celle

qui avoue avoir pour lui un désir infini maintient intacte la puissance du désir147. De même

que le fait de ne pas décacheter la lettre à Rodrigue conserve le pouvoir de cette lettre (Pélage

met en garde Léopold Auguste : « si on l’ouvrait, elle perdrait toute sa puissance148.») la non

satisfaction du désir le consolide149 – Prouhèze l’a bien compris, elle dont les derniers mots

adressés à Rodrigue sont les suivants :

Tu en aurais bientôt fini avec moi si je n’étais pas unie maintenant avec ce qui n’est pas limité ! Tu cesserais bientôt de m’aimer si je cessais d’être gratuite150 !

L’état de désir est un état impossible : désir d’absence et désir de présence, il est,

conjoint à l’à-venir, indéfiniment inconcilié avec le présent ; l’essence du désir est de

n’aspirer qu’à sa propre suppression. Désirer suppose d’être déchiré entre la vocation de la

transcendance et la nostalgie de l’immanence. Le mécanisme (pervers) consistant à tout faire

pour maintenir, tout en affirmant vouloir y mettre fin, la nostalgie de la présence, et donc à

rendre éternel, en même temps qu’il permet de contourner, voire de nier la séparation, le désir,

fait entrer en conflit le désir humain avec le désir lui aussi illimité de Dieu. Or, la

collaboration d’Animus et Anima – c’est là un thème cher au poète – est nécessaire ; si Animus

refuse de porter la croix, l’extase, la sortie de soi d’Anima est illusoire. Séparée de Dieu,

l’ Anima des amants est séquestrée.

2.3 L’aliénation du désir : des « âmes captives151 »

Le désir toujours plus pressant de l’Autre, que Pélage qualifie de « désir des

damnés152 » enferme d’abord et conformément au précepte de Camille selon lequel « Tout ce

qui est contre le vœu de l’agissant inflige à cet agissant inflige à cet agissant une souffrance

conforme à sa nature153 », les protagonistes infidèles à Dieu dans l’espace oppressant de leur

145Ibid, p.148. 146 Ibid. 147 L’idée vaut également pour la dramaturgie claudélienne. Dans A propos de la première représentation du « Soulier de satin » au Théâtre français, Théâtre II, op.cit,p.1474, Claudel écrit : « Rien de moins dramatique, de plus morne, de moins intéressant, que l’instinct qui va à sa satisfaction par le chemin de l’immédiat. » 148 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.237. 149 Dans ses écrits, J. L Barrault rapporte que « Claudel était avant tout un homme de désir, non un homme de jouissance. La jouissance est une cassure, une faillite. En revanche, l’ascension du désir est d’une volupté infinie. Elle décrit une spirale et s’élève, tel Prométhée, jusqu’aux dieux. » 150 Ibid. 151 C’est sur le cri « Délivrance aux âmes captives ! » que s’achève Le Soulier. 152 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.148. 153 Ibid p.304.

Page 29: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

29

propre corps. Le corps est en soi un obstacle à l’élévation ; incarné, l’être est enraciné dans le

sol. Comme l’indique l’Art poétique, seule « L’âme séparée connaîtra Dieu » :

L’homme, comme toutes les choses créées, étant doué de mouvement, acquiert de ce fait une direction, un sens, une intention, une fin. Possédant un esprit, il est conscient de cette intention, mais séparé de Dieu en cette vie, il n’est informé que par le dehors, par le terme qui l’arrête, par les différentes parties du monde extérieur avec lesquelles il est placé en contact. Séparé de son corps, il possède en Dieu seul désormais le point fixe qui détermine son sens indépendamment de repères et de relèvements sensibles154.

Mis au service du désir charnel, il devient la prison séparant l’être claudélien du monde

céleste. Le « corps d’excommuniée155 » de Prouhèze est ainsi l’« ennemi qui [l]’empêche de

voler d’un trait jusqu’à Rodrigue156 » :

Mais quel cachot serait capable de me retenir quand celui même de mon corps menace de se déchirer ? Hélas ! il n’est que trop solide, et quand mon maître m’appelle, il ne suffit que trop à retenir cette âme157 !

L’élévation dont Prouhèze fait l’expérience dans la scène avec l’Ange gardien de la troisième

journée (sur laquelle nous reviendrons) révèle également le caractère aliénant de la « carapace

affreuse158 », de l’« affreuse cuirasse159 », de l’« abominable poupée160 » qu’est son corps et

qui, réintégré, fait dire à sa propriétaire :

Ah! C'est comme un cercueil où tu me remets! Voici de nouveau que mes membres reprennent la gaine de l’étroitesse et du poids. De nouveau la tyrannie sur moi du fini et de l’accidentel161 !

Ailleurs, Camille déplore : « Ah ! n’en avoir jamais fini de cette prison compacte et de toute

cette pile de corps mous162 ! »

D’autres prisons prennent le relais du corps. Les protagonistes passent de prison en

prison163. Ainsi Prouhèze, « cette créature éperdue qui se sauve de sa prison à quatre pattes,

[comme] à travers le fossé et les broussailles164 » n’échappe à Pélage, accusé par Honoria de

« l’enferme[r] comme une damnée dans une prison d’impuissance et de désespoir165 » et ne

fuit l’auberge espagnole que pour trouver une prison « à la mesure de [son] âme166 »,

Mogador, poste enfoui entre le sable et l’eau et pour lequel, prévient Pélage, « il faut plutôt

154 P. Claudel, « L’âme séparée connaîtra Dieu », L’Art poétique, op.cit, p. 130. 155 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.100. 156 Ibid, p.267. 157 Ibid, p. 44. 158 Ibid, p. 277. 159 Ibid. 160 Ibid. 161 Ibid, p.278. 162 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.33-34. 163 M. Wood y a consacré une étude : « The theme of the prison in Le Soulier de satin », in French Studies, vol. XXII/3, juillet 1968. 164 Ibid, p.137. 165 Ibid, p.138. 166 Ibid, p.149.

Page 30: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

30

mourir que d’en rendre les clés167. » Quant à Rodrigue, décrit par l’Ange « comme un bête

captive par le taon pourchassée168 », « quelle route désespérée il a déjà piétinée entre ces deux

murs169! » Il a quitté la prison qu’était pour lui l’Espagne, « à peine préférable aux bagnes

d’Alger170 », pour le petit cabinet de torture de Camille, les cachots de Nogoya et, à la fin de la

quatrième journée, les fers. M. Brethenoux étudiant « L'Espace dans Le Soulier de Satin »

note le caractère engluant, asphyxiant de l’« univers à plafond171» que subissent les pécheurs:

« Polymorphique, affective, mystique, une pression s’exerce sur les personnages de ce drame,

tous sont à l’étroit172. » Réduite à quelques figures géométriques fondamentales (l’Inde est

comparée à un triangle) ou à la forme d’un simple ustensile (l’Amérique est une « double

bourse »), la réalité géographique oppresse ces « êtres condamnés au grouillement circulaire

ou à l’autodestruction173 ». L’expansion, dans la deuxième journée, de l’espace reste limitée: si

la conquête de l’Asie « élargi[t] la terre174 », celle-ci semble tout de même trop étroite pour les

franchisseurs de la limite que sont les amants. La dilatation de l’espace ne suffit pas au

conquistador avide de sortir de ce monde étouffant et de dépasser le mur du sensible : « Il y a

cette prison dont nous avons assez, il y a ces yeux qui ont le droit de voir à la fin175 !»

Si la terre, que l’Ange dépeint comme « Un mélange fragile à chaque seconde palpité

de l'être avec le néant176 » est une prison, ce n’est pas en raison de la finitude de l’Homme qui

fait de lui un être par essence séparé du céleste ; l’enfermement des protagonistes est la

réponse divine à la préférence accordée par les amants à l’immanence. Si au bout de son

périple à travers l’Espagne, l’Afrique l’Amérique, et le Japon Rodrigue ne trouve pas la sortie

du grand cercle qu’est le monde, c’est parce qu’il s’est éloigné de son centre divin; comme le

note G. Poulet dans son article « Œuf, semence, Bouche ouverte, Zéro », « Celui qui, pour

chercher Dieu, s’en va du centre à la circonférence, débouche en fin de compte, de tous côtés,

à la surface du monde177. »

La prison permet en outre de protéger les protagonistes de leur propre désir. La

claustration semble paradoxalement constituer, en l’absence de Dieu, la seule échappatoire

167 Ibid. 168 Ibid, p. 266. 169 Ibid. 170 Ibid, p.341. 171 La formule apparaît dans « L'ode jubilaire pour le six centième anniversaire de la mort de Dante » de Claudel. 172 M. Brethenoux, « L'Espace dans Le Soulier de Satin », Structures du Soulier de satin, Minard, Paris, 1972, p.39. 173 Ibid, p.46. 174 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 455. 175 Ibid, p.65. 176 Ibid, p. 264. 177 G. Poulet, « Œuf, semence, Bouche ouverte, Zéro » publié dans Hommage à Paul Claudel, Gallimard, Paris, 1955, p. 464.

Page 31: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

31

face à la tentation du péché ; ainsi Prouhèze achète-t-elle d’abord, dans la première journée, et

avec l’aide de Balthasar, sa liberté intérieure contre l’emprisonnement :

Musique -Aimez-vous tellement votre prison que vous vous plaisez ainsi à la rendre plus sûre ? Prouhèze -Il y faut des barreaux bien forts. Musique -Que peut le monde contre vous ? Prouhèze- C’est moi sans doute qui peut beaucoup contre lui178.

Les murs fragiles de la prison de Prouhèze (à laquelle s’oppose la douce prison de son double

Musique faite des bras de son amant) semblent être le seul moyen de se libérer du désir :

Je suis contente d’être si bien gardée. J’ai vérifié toutes les sorties. Il n’y a pas moyen d’échapper quand je le voudrais. Quel bonheur179 !

Mais cette prison, comme celle de Rodrigue, ne suffit pas à ramener les protagonistes vers

Dieu. Preuve en est la fuite de Prouhèze vers l’auberge où elle entend retrouver Rodrigue qui,

de son côté n’a de cesse de vouloir posséder le globe. L’avertissement divin doit laisser place

à une sanction plus radicale : le sacrifice de l’amour terrestre. Tel est le sens de cette « grande

Loi qui [les] sépare180 » à propos de laquelle Rodrigue s’interrogeait. Une continuelle absence,

voilà ce que sera la condition sine qua non de leur hymen.

3. Une séparation théologique : l’union avec Dieu ou le sacrifice de l’amour

humain

« L’amour veut qu’il n’y ait pas deux places mais une seule181. »

« Toute l’idée de la pièce repose sur l’idée du sacrifice, que je trouve après tout moins

bête que celle de l’anéantissement dans le médiocre abîme de la volupté182… » déclarait

Claudel à propos du Soulier. L’aliénante passion amoureuse doit être sacrifiée au profit de

l’amour cosmique libérateur qui, convertissant les sentiments obscurs et les obstacles

intérieurs en foi, permettra, à l’issue de la longue et difficile initiation au monde divin, de

faire du « non » sacramentel la promesse d’une union supérieure.

178 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 86. 179 Ibid. 180 Ibid, p. 197. 181Ibid, p.308. Prouhèze répond à Camille déclarant, à la fin de la troisième journée : « Qu’Il reste Dieu et qu’il nous laisse à nous Lui à nous notre néant.[…] Lui à sa place et nous à la nôtre pour toujours ! » 182 « L’allocution de P. Claudel ou Le Soulier de satin présenté par son auteur » (présentation de le dernière scène représentée à la Comédie-Française lors d’une manifestation de sympathie organisée par Marie Bell, pour les cheminots, le 29 mars 1944) reprise dans les Œuvres Complètes, XII, p.543-544. Après Le Soulier, Claudel ironisera sur la passion du Tristan wagnérien qu’il réduit à la manifestation et à la satisfaction du désir à tout prix, la mort dût-elle en être le répondant. Il déclare ainsi en 1926 : « Tout le monde sait qu’il ne convient pas de mourir pour l’amour d’une femme. C’est plus que ridicule. C’est une véritable indécence. » (Œuvres en prose, p.870-872.)

Page 32: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

32

3.1 Nécessité de l’amour cosmique

« Il n’y a pas deux amours183 » ; le Soulier offre une dissertation sur ce mot de

Lacordaire sur lequel Claudel réfléchit longtemps. Les amants ont à faire le même choix que

Mesa dans Partage de midi: « D’un côté Ysé, et de cet autre/Tout moins que je n’y suis

pas184 », Eros ou Dieu. Comme dans la liturgie pascale à laquelle le drame emprunte sa

structure, « L’heure de l’évidence185 » privilégie l’union mystique.

Le renoncement à l’amour humain n’est pas d’ordre esthétique ; il ne s’agit pas de

rendre plus beau ou plus parfait l’amour-passion qui doit, pour être vraiment parfait c’est-à-

dire aller au bout de son faire, changer de nature. Même si « L’amour humain n’a de beauté

que quand il n’est pas accompagné par la satisfaction186 » et que, selon la sentence chinoise,

citée par Rodrigue, « Un morceau de jade cassé vaut mieux qu’une tuile entière187 », il n’y a

pas chez Claudel de mystère glorieux de l’amour; le silence de l’auteur après le Soulier de

satin, sa résolution de déserter tout autre poésie que celle des Livres Saints veulent en être et

en sont un témoignage. Si l’union avec Dieu s’impose, c’est parce que, comme le comprend

Prouhèze dès les premières pages du drame, « Dieu seul remplit188..» Saint Denys d’Athènes le

rappelle au tout début de la journée décisive qu’est la troisième journée : « Il n’y a d’ordre

qu’au ciel, il n’y a de musique sinon là que celle de ce monde empêche d’entendre189. »

L’amour humain est disqualifié ; au-delà de la condamnation de l’union charnelle

dépeinte à la fin de l’Art poétique comme l’« image humiliée de [l’] étreinte substantielle et

de l’union béatifique190 », c’est le caractère insuffisant, limité, fini de l’amour terrestre qui est

en cause. Il est bon que l’appel de Prouhèze n’ait pas été entendu par Rodrigue et que le

rendez-vous d’Avila n’ait pas eu lieu : l’« idole de chair vivante191 » qu’est Prouhèze ne peut

offrir à Rodrigue qu’un plaisir éphémère. Celle dont le corps est interdit « Parce qu’il l’aurait

trop aimé192» sera « une femme bientôt mourante sur [son] cœur193 » ; elle ne peut apporter

qu’un bonheur limité et non la Joie infinie dont l’amant a tant soif. L’amour humain est « une

183 P. Claudel, Journal I, op. cit, p. 375. 184 P. Claudel, Partage de midi, op.cit, p.111. 185 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 186 Lettre de Claudel à J. Rivière, 29 mai 1913. 187 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.471. 188 Ibid, p. 34. 189 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.222. 190 L’auteur explique que « le gémissement de l‘amant qui obtient le corps bestial entre ses bras de la bien-aimée après le long combat… » est moins beau que la communion déifique des âmes séparées. 191 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.276. 192 Ibid, p.207. 193 Ibid.

Page 33: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

33

promesse que rien au monde ne peut satisfaire, pas même cette femme qui un moment s’en est

faite pour nous le vase, et que la possession ne fait que remplacer par un simulacre désert194. »

La possession de l’être aimé est en outre synonyme de destruction. La réplique d’Amalgro

contemplant avec Rodrigue l’Orénoque ravagée l’exprime clairement : « Il me fallait posséder

cette terre. […] C’est comme l’instinct qui vous jette sur une femme195. » La passion

amoureuse est une sorte de tunique de Nessus :

[les amants] se demandent l’un à l’autre cet élément, cet aliment intérieur que l’on appelle le feu, et la créature ne l’usurpe à son usage que pour sa propre destruction. Au lieu de les illuminer, il les brûle. Au lieu de les consommer, il les consume196.

La souffrance est au bout de l’amour sensible, humain197 ; en attestent les amours contrariées

et mortelles des autres personnages : l’amour de Balthasar pour Musique tout comme celui de

Don Alcindas pour Dona Austrégésile ou de Camille repoussé par Prouhèze est un amour non

partagé, celui de l’Actrice pour le duc Felipe de Medina Sidonia n’est que le résultat d’un

quiproquo tragique entretenu par le roi ; quant à l’amour d’Isabel et Don Luis empêché par le

frère d’Isabel, il finit, à peine né, de façon tragique.

Alors que le « Cantique de Mesa » de Partage célébrait l’amour humain, le Soulier

érige en absolu l’amour divin, cosmique. L’hymen de Prouhèze et Rodrigue a beau constituer,

en tant qu’il est le fruit d’une révélation, d’une « reconnaissance » mutuelle, une expérience

semblable à celle de la Grâce, il empêche tout de même ses acteurs d’accéder au spirituel ;

Rodrigue le sait bien, lui qui demande à Prouhèze par le truchement de la Lune : « Comment

serai-je avec tout quand tu me refuses d’être autre part qu’avec toi198 ? » C’est dans la

perspective supérieure subordonnée à la finalité transcendante que se résolvent les

contradictions de l’amour. L’amour des protagonistes n’est que l’amorce de l’amour céleste ;

le face à face foudroyant des amants révélant brusquement l’être dans sa vérité nue n’est que

l’image du face à face essentiel de l’âme et du Créateur. Fixé sur l’être humain, l’amour

jamais conçu par le poète – il s’agit moins d’une certitude philosophique que d’un thème

poétique et esthétique199 – autrement que lié à la grande force cosmique, procède d’une

exigence de béatitude surhumaine200 ; à travers l’amour; c’est l’immense concert du monde

194 Ibid, p. 330-331.. 195 Ibid, p. 240-241. 196 P. Claudel, Préface de Partage de midi, op. cit, p. Dans Sagesse, Verlaine écrit : « Mon amour est le feu qui détruit à jamais/ Toute chair insensée. » 197 A propos de sa conversion, Claudel parle d’une « crise aussi crucifiante qu’un grand amour. » 198 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.210. 199 Les commentateurs du Soulier délaissent aujourd’hui l’idée fort débattue d’une « métaphysique de l’amour » claudélienne. 200 S. de Beauvoir rapproche le Soulier des Frères Karamazov : l’amour n’est jamais strictement humain mais lié au Ciel.

Page 34: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

34

qui est célébré. Comme le déclare Vice- roi de Naples, « La Beauté est faite pour autre chose

que le plaisir201 » ; la femme n’est désirable que dans la mesure où son visage est l’image de la

splendeur de Dieu.

L’amour d’abord excessif et sacrilège ne reçoit son sens et sa dignité que dans

l’économie du salut. La forme la plus haute du drame chrétien202 qu’est le sacrifice en est la

clé. C’est que ce que met en évidence le commentaire du poète du Cantique de cantique :

Ces deux autres qui par respect, disons plutôt par réalisation profonde du sacrement qui l’un à l’autre les interdit, se sont dit : Non ! l’un à l’autre en cette vie, est-ce qu’eux aussi en un sacrifice sublime n’ont pas été l’un à l’autre un instrument de salut ? est-ce qu’avec le secours de la Grâce ils ne se sont pas administré l’un à l’autre la volonté divine ? est-ce qu’ils n’ont pas été l’un à l’autre la source d’un honneur, d’une réalisation inextinguibles203 ?

L’être claudélien ne connaîtra l’amour véritable de la Création que s’il renonce d’abord, et

pour l’amour de Dieu, à ses créatures. Renoncer à conquérir le monde pour mieux le posséder,

tout perdre afin de tout retrouver ou plus exactement tout retrouver parce que l’on a consenti à

tout perdre : tel est le pacte que les personnages claudéliens doivent passer avec le Ciel.

3.2 Le sacrifice de Prouhèze : trois pactes

« Ce qui est refusé à la passion, le sacrifice, qui sait si d’une

manière ou de l’autre, il ne pourra l'obtenir204? »

Celle qui s’accommoderait bien d’un bonheur humain – l’amoureuse de la vie, de

l’Espagne et du « bon soleil » qu’est Prouhèze se satisferait bien d’un amour charnel avec

Rodrigue – se leste, à mesure que l'action progresse, de la densité dévolue à toutes les femmes

claudéliennes. La jeune femme passionnée des deux premières journées que Rodrigue

compare à Cléopâtre, Hélène, et Didon205 et qui, telle l’héroïne shakespearienne de Cymbeline,

Imogène, se déguise en homme – l’Ange évoque un « costume indécent206 » –pour retrouver

son bien-aimé va peu à peu accepter, contre l’assurance d’une union céleste avec lui, la

séparation physique. 201 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.156. 202 Dans Religion et poésie, Claudel écrit : « Avec la Révélation chrétienne, avec les immenses et énormes idées du Ciel et de l'Enfer qui sont autant au-dessus de notre compréhension que le ciel étoilé est au-dessus de nos têtes, les actions humaines, la destinée humaine sont investies d'une valeur prodigieuse. [...] Le dernier acte, comme dit Pascal, est toujours sanglant, mais aussi il est toujours magnifique, car la Religion n'a pas seulement mis le Drame dans la vie, elle a mis à son terme, dans la Mort, la forme la plus haute du drame, qui, pour tout vrai disciple de notre Divin Maître, est le Sacrifice. » 203 P. Claudel, Paul Claudel interroge le Cantique des Cantiques, Gallimard, Paris, 1948, p. 195. 204 P. Claudel, préface de Partage de midi, op.cit. 205 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 349. 206 Ibid, p. 97.

Page 35: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

35

Un premier “pacte” est passé avec Balthasar, dans la scène V de la première journée.

Tentée de rejoindre, en l’absence de Pélage – dont le départ renvoie, selon J. Madaule, au

départ du Père et à l’absence de Dieu – son amant, Prouhèze contracte avec celui que son mari

a désigné comme étant son gardien l’accord (tacite) suivant : en échange de l’aveu de ses vils

desseins, Balthasar devra garantir la défense de l’amante contre son propre désir. L’alliance,

volontiers retorse – la jeune femme prétend lutter contre le mal avec l’aide d’un homme dont

le nom évoque le diable – est le lieu d’une rhétorique de la transgression (Prouhèze semble

moins lui demander de la retenir que de l’aider dans son entreprise adultère) cependant

tournée vers l’expiation. Mutine et naïve à la fois, Prouhèze avoue à demi-mot son péché ;

« Je ferais mieux de ne pas dire que j’ai envoyé cette lettre207.. » Le tiraillement entre la

tentation de l’idylle et la conscience de la faute, que souligne la combinaison du démonstratif

cataphorique et de la prétérition, pousse l’héroïne à révéler à son garde-fou son projet de

rejoindre Rodrigue dans l’auberge d’Avila. Tout en revendiquant son geste qualifié par

Balthazar de « folie » (cela aurait été « péché, comme disent les italiens208 » que de ne pas

profiter de l’occasion) et se moquant de la menace que représente le fait que son mari, Don

Pélage, apprenne ce rendez-vous (« il me tuerait, nul doute, sans hâte comme il fait tout et

après avoir pris le temps de considérer209 » dit-elle avec désinvolture), Prouhèze tente, assistée

de son confident et “directeur de conscience”, de rester dans le droit chemin.

Mais la tentative échoue. La « tour » que représente aux yeux de Prouhèze Balthazar

(et qui, sur le plan symbolique, évoque Babel et la porte du Ciel) n’est pas un adversaire assez

fort pour celle qui « déjà concerte dans [s]on esprit mille ruses pour [lui] échapper210. » La

jeune femme menaçant Balthasar de s’enfuir – « Tout ce que je pourrai faire pour vous

échapper et pour rejoindre Rodrigue, Je vous donne avertissement que je le ferai211 »– part

aussitôt, et non sans arrières pensées, retrouver l’amant en Catalogne.

Avant de partir, l’héroïne se tourne vers la Vierge ; elle se tourne vers elle non pour

l’implorer de l’empêcher de faire le mal, mais pour lui demander, inconsciente semble t-il de

sa hardiesse de pécheresse non repentante et effrayée par ce qu’elle se sent capable de faire,

de consentir à freiner son énergie quand elle s’y abandonnera. Second “contrat” de Prouhèze

avec le Ciel, la remise du soulier à la Vierge, qui fait s’élancer l’héroïne vers son amant

207 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.41. 208 Ibid. 209 Ibid, p.42 210 Ibid, p.45. 211 Ibid.

Page 36: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

36

« avec un pied boiteux212 » et « une aile rognée213!», représente la seconde autopunition de

l’amour illégitime. Le geste; qui est autant un geste de défi qu’un appel au secours, sanctionne

un contrat d’échange ; « C’était autrefois la coutume en Israël, en cas de rachat ou d’échange,

pour valider toute affaire : l’une des parties tirait sa sandale et la donnait à l’autre214 » dit la

Bible. Alors que marcher chaussé sur la terre est signe de possession –J. Servier note, dans

l’article « soulier » du Dictionnaire des symboles215 référant au drame claudélien, qu’Hermès,

« protecteur des limites et des voyageurs qui franchissent les limites, est un dieu chaussé, car

il a possession légitime de la terre sur laquelle il se tient216 » – retirer la chaussure et la

remettre à quelqu’un équivaut à transmettre ce droit. En offrant à la « grande maman

effrayante!217 » l’un de ses souliers, Prouhèze fait montre de sa volonté d’arrachement au

terrestre ; privée de ce qui est aussi le symbole du voyage et le symbole de l’harmonie

amoureuse218, la jeune femme est ralentie dans sa course vers Rodrigue219.. Le soulier déposé

pour l’éternité entre les mains de la Vierge « désormais de moitié dans ses initiatives220 » est le

symbole de toutes les fidélités de Prouhèze (envers son mari, la vierge, et l’idéal chrétien en

général) qui lui interdisent de céder à sa passion; donné à la femme sublimée – et non à

Rodrigue, car le don aurait alors eu, suivant le symbolisme de l’objet, une signification

sexuelle – le soulier est le gage de la sublimation du désir défendu221.

L’initiation de cette figure de l’Humanité tourmentée qu’est Prouhèze n’est cependant

pas achevée ; l’impie n’est pas encore convertie et le chemin « l’infidèle fidèle222 » sur la voie

du salut est encore long. Comme le souligne B. Hue dans Rêve et réalité dans le Soulier de

satin, ce n’est pas parce qu’elle met son âme ou celle de Rodrigue en péril que l’amante prie

la Vierge ; ses scrupules ne vont guère au-delà d’honorabilité qu’elle associe au lien du

mariage. La prière de la jeune femme, fermement décidée à parvenir à ses fins, ne manifeste

212 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.49. 213 Ibid. 214 Ruth, 4, 7-8 215 J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, éd R. Laffont/Jupiter, Paris, 1969. 216 Ibid, p. 902. 217 P. Claudel, Le Soulier, op. cit. p.49. 218 Le Dictionnaire des symboles révèle qu’en Chine du Nord, le mot « soulier » est homophonique du mot signifiant l’entente réciproque. La paire de soulier que les jeunes mariés reçoivent en cadeau symbolise la concorde. 219 L’on peut également voir dans le geste de Prouhèze l’annonce de sa mort prochaine. On sait la signification funéraire attachée, dans les traditions occidentales, à la chaussure : le soulier près du mourant « en train de partir » indique non seulement l’impossibilité de marcher mais la mort à venir. 220 C’est en ces termes que Claudel résume l’astuce de Prouhèze que A. Espiau de la Maëstre décrit dans Humanisme classique et syncrétisme mythique chez Paul Claudel, Champion, Paris, 1977, chap 5, note 21 qualifie de « pacte-chantage. » 221 L’objet merveilleux qui, chez Perrault, réunissait les amants, est chez Claudel ce qui les sépare pour mieux les réunir ensuite, dans un autre monde. 222 C’est ainsi que le Dictionnaire des symboles définit la première Prouhèze.

Page 37: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

37

pas une sincère contrition ; elle promet seulement, dans un style métaphorique et lyrique

propre à donner le change, de ne pécher qu’à moitié.

Un troisième et dernier “pacte” va permettre à Prouhèze d’accepter enfin la séparation.

L’Ange, l’autre gardien évoqué par Balthazar placé près d’elle dès sa naissance –« Ensemble

et séparés. Loin de toi et avec toi223. », c’est ainsi que l’Ange décrit leur union, suprême – que

l’amante associe à l’épée solidaire de la tour, va convaincre l’héroïne de mourir au monde

afin de connaître l’union céleste. Le dialogue semi onirique, dans la scène la plus longue du

Soulier224, de Prouhèze avec le ministre de Dieu, est comme la conversation, dans le nô

japonais de l’« Homme », et de l’ambassadeur de l’Inconnu, le lieu de l’initiation mystique de

l’héroïne. L’expérience extatique proposée à Prouhèze dont l’âme, un instant séparée de ce

«corps pesant épais225 » qu’elle regarde à distance, voyage, guidée par l’Ange, aux confins de

la vie et de la mort, lui fait découvrir le monde transcendantal. Suspendue à l’hameçon que

l’Ange a enfoncé au fond de ses entrailles, la pécheresse ressent l’appel vertical :

De nouveau je ressens au fond de moi le fil ! la traction de ce désir rectiligne au rebours du flot dont j’ai tant de fois éprouvé la reprise et la détente226.

La scène montrant derrière l’Ange l'image de l'Immaculée Conception, s’apparente au thème

biblique de l’annonciation ; celle qui voyait « les armées de Dieu d’un mouvement

innombrable [qui] s’avance[r] à sa rencontre227 » entrevoit désormais la « Sainte Frontière228 »

dont quelques brasses seulement la séparent. Certes l’appel de Rodrigue reste fort : sans le fil

qui la relie à l’Ange, Prouhèze volerait vers lui :

Ah ! ce n’est plus un poisson, c’est un oiseau que tu verrais à tire-d’aile ! La pensée n’est pas si prompte , le flèche ne fend pas l’air si vite, Que de l’autre côté de la mer j ne serais cette épouse riante et sanglotante entre ses bras229 !

L’amante prête à tirer sur le fil jusqu’à ce qu’il rompe ne comprend pas encore tout à fait que

« c’est le cœur qui doit obéir et non pas matériellement la volonté par un obstacle

astreinte230. » Celle qui est destinée à devenir l’« étoile flamboyante dans le souffle du Saint

Esprit231 » regrette de ne pouvoir appartenir à son amant « pour toujours dans [son] âme et

223 Ibid, p. 264. 224 Il s’agit de la scène VIII de la troisième journée. 225 Ibid. 226 Ibid. L’âme est parfois symbolisée par une chaîne de fruits qui ceint le cadavre, c’est « le filin par lequel Notre Seigneur nous tire. » 227 Ibid, p.261. 228 Ibid, p. 482. 229 Ibid, p. 267 230 Ibid, p. 272. 231 Ibid, p.275. Nous reviendrons sur la transfiguration de Prouhèze dans la deuxième partie de l’étude.

Page 38: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

38

dans [son] corps232. » et de ne pouvoir partager ce « goût charnel » qui est le sien. L’Ange qui

dans la scène XII de la première journée posait le pied sur le cœur de Prouhèze courant en

direction de l’auberge d’Avila afin d’évaluer la force – immense – de sa passion, met, alors

Prouhèze à la question: « Que dirais-tu si je te demandais entre Dieu et Rodrigue de

choisir233? » Tentant d’abord, désespérément, de trouver un compromis entre l’amour humain

et l’amour divin, celle qui faisait « la sourde oreille » entend soudain la parole de l’Ange qui

est le fondement philosophique de l’œuvre: « c’est l’âme qui fait le corps234.. L’Ange révèle à

l’amante que le sacrifice de l’amour humain a une finalité haute : c’est à travers l’union de

leurs deux âmes que Rodrigue pourra dépasser l’obstacle que représente son corps et être

sauvé. La passion des amants n’était qu’un moyen d’attirer le héros vers Dieu :

il n’y avait pas d’autre moyen de lui faire comprendre le prochain, de le lui entrer dans la chair. Il n'y avait pas d'autre moyen de lui faire comprendre la dépendance, la nécessité et le besoin, un autre sur lui, la loi sur lui de cet être différent pour aucune autre raison si ce n’est qu’il existe235.

Tel est le sens de l’amour des protagonistes et de son interdit : le désir de Prouhèze, loin

d’aller contre la loi, entrait dans les desseins de l’impresario divin236: l’amour humain, étape

fondamentale du parcours claudélien, a permis aux protagonistes de franchir « de nouveau

pour un instant l’Eden par la porte de l’humiliation et de la mort237 » avant de le retrouver,

pour l’éternité par la porte du Ciel. Prouhèze comprend que clouer Rodrigue à la croix de leur

impossible amour ne peut lui apporter le salut. À la première partie de la scène donnant à voir

un dialogue essentiellement constitué de stichomythies calquant l'instruction du néophyte

s’oppose, dans un second temps, la révélation d’une âme consentant, malgré une triple

dénégation, à l’inexorable exigence de cette « parole effrayante238» et encline à dénouer ses

liens terrestres. Prouhèze est prête, au terme de son initiation, à se « consumer pour lui

[Rodrigue] comme une cire aux pieds de la vierge239 !» et à recevoir de la main de son amant

la mort qui l’unira – c’est là le pacte conclu par la jeune femme – à jamais à l’amant et à Dieu.

232 Ibid, p.273. 233 Ibid, p.268. 234 Ibid, p.274. 235 Ibid, p.270. 236 C’est ainsi que Claudel aime à nommer Dieu. 237 Ibid, p.271. 238 Ibid. 239 Ibid, p.278.

Page 39: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

39

3.3 Un à-Dieu

« L’amour était trop grand entre nous pour que la satisfaction lui fût possible ici-bas240 ! »

La séparation définitive a lieu sur le vaisseau amiral de Rodrigue qui, revenu

d’Amérique, assiège Mogador. Prouhèze vient en ambassadrice lui transmettre le message de

Camille. Celui-ci propose, se croyant attaqué par les Espagnols, de livrer Prouhèze en

échange du départ des troupes du gouverneur de Grenade ; si ce dernier refuse, la bien-aimée

mourra avec les Maures dans l'incendie de la citadelle. Après une ultime explication, celle que

Rodrigue est venu délivrer de l’infâme prononce le verdict : elle mourra. Prouhèze demande à

l’amant de sacrifier la dernière chance à laquelle le couple s’était raccroché en ayant recourt à

la casuistique amoureuse ; elle lui demande ce qu’elle lui demandait déjà dans la scène avec

l’Ange, de la laisser mourir pour mieux la retrouver241, de lui rendre l’âme qu’elle lui avait

donnée et de la laisser renaître en esprit, purifiée de l'amour coupable qui l'empêche

d'atteindre l'au-delà.

L’amour des amants, subordonné à leur union avec Dieu exige pour être éternel la

mort de Prouhèze. Comme l’explique la parabole d’Animus et Anima, « L’âme se tait dès que

l’esprit la regarde242 » ; il faut, pour que Prouhèze, l’Anima de Rodrigue, puisse lui révéler le

Ciel, qu’elle disparaisse. Alors seulement Rodrigue ou Animus pourra entendre sa musique.

En outre, et comme l’avait prévenu Camille, « La croix ne sera satisfaite que quand elle aura

tout ce qui en [elle] n’est pas la volonté de Dieu détruit243 »; ce n’est qu’ « Anéantie » en Dieu

que Prouhèze pourra être, comme elle le souhaite, la croix du protagoniste. Le drame

réactualise l’épisode de la passion ; « cess[ant] d’être [elle]-même pour qu[il] aie[s] tout244 ! »

Prouhèze devient la femme-Christ engloutissant la mort afin de faire l’Homme héritier de la

vie éternelle ; comme Elisabeth dans Tannhäuser, elle exerce le pouvoir rédempteur du

sacrifice à ses dépens. L’héroïne incarne la Volonté telle que la définit Renouvier : « Vouloir

vraiment, c’est vouloir ce qu’on ne veut pas. » Si ses trois sacrifices (la jeune femme est

soumise à Pélage d’abord, à l’Ange ensuite et à Camille enfin) ne sont pas uniquement le fait

de sa volonté lucide – Prouhèze a remis sa volonté à Dieu : « Ce que veut Celui qui me

240 P. Claudel, Poésies, op.cit, p. 656. 241 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 261. « Laisse moi n’avoir plus de corps afin que je n’aie plus pour ton désir de paroi ! laisse-moi n’avoir plus de visage pour que je pénètre jusqu'à ton cœur! » 242 P. Claudel, Parabole sur le rapport de la nature et de l'esprit. 243 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.310. 244 Ibid, p. 337.

Page 40: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

40

possède c’est cela seulement que je veux245 » – ils ne sont pas non plus imposés au détriment

du libre arbitre246. L’amante est l’être qui, selon la formule de Zarathoustra appréciée du

poète, « veut créer au-dessus de lui-même et ainsi périt. » Le renoncement est difficile :

comme Fausta à la fin du « Cantique de la chambre intérieure » la jeune femme investie du

sauvetage de l’âme de son amant est tentée d’outrepasser son rôle de gardienne ; les mots de

la Prouhèze répétant, avant de mourir, à Rodrigue son dévouement – « Ne me demande pas à

quoi [cet amour] sert, je ne sais, heureuse créature, c’est assez pour moi que je lui serve247 ! »

– font écho à ces paroles de Fausta :

Ah du moins qu’il m’épargne ! qu’il ne sollicite point cette part de mon âme la plus réservée, Cette chambre qu’à lui-même il ne faut pas ouvrir, De peur que je ne lui cède ! Qu’il ne me rende point la défense trop difficile, S’il ne veut que je lui ouvre cette porte fatale qui ne Permet point le retour ! Qu’il ne demande point trop à la fois, S’il veut que la moisson devienne or ! Que je serve c’est assez248 !

Prouhèze réalise l’acte suprême de la volonté : l’amor fati. Elle sait que la séparation radicale

que constitue la mort n’est pas synonyme de rupture et que l’adieu doit être compris au sens

littéral : c’est en Dieu que les amants se réuniront. Elle se supprime comme obstacle, meurt

pour faire mourir chez Rodrigue ce désir des choses vaines et lui permette d’atteindre le

monde suprasensible. À l’amant rejetant « cet amour avare et stérile où il n’y a rien pour

[lui] 249 » et demandant, dépité : « où est-il, ce chemin entre nous deux250 ? » l’héroïne oppose

une morale de la générosité, une éthique du dépouillement :

Sois généreux à ton tour ! ce que j’ai fait, ne peux-tu le faire à ton tour ? Dépouille-toi ! Jette tout ! Donne tout afin de tout recevoir251!

Et de justifier la crucifixion de l’amour :

Je veux être avec toi dans le principe ! […] Je veux apprendre avec Dieu à ne rien réserver, à être cette chose toute bonne et toute donnée qui ne réserve rien et à qui l’on prend tout ! Prends, Rodrigue, prends, mon cœur, prends, mon amour, prends ce Dieu qui me remplit252.

245 Ibid, p.334. 246 Les jeux ne sont pas faits ; si tel était le cas, ce n’est pas à Dieu que nous aurions à faire, mais au destin. Sans l’affrontement de la volonté de l’homme et de la « volonté de Dieu » (lex aeterna) , sans ce que Sartre appelle le « coefficient d’adversité » le drame n’existerait pas. 247 Ibid, p. 333. 248 P. Claudel, « Cantique de la chambre intérieure », La Cantate à trois voix [1912], Gallimard, Saint-Amand, Coll. Poésie/ Gallimard, 2002. 249 Ibid, p.333. 250 Ibid. La question fait écho à celles que pose le protagoniste de l’autre transposition du drame personnel qu’est L’ours et la lune : « pourquoi est ce que je ne te vois plus? » « Et où c’est qu’on va se rencontrer? » 251 Ibid, p.336. Le message sera relayé par Sept-Epées déclarant, p.481: « Il n’y a qu’une chose nécessaire, c’est quelqu’un qui vous demande tout et à qui on est capable de tout donner. » 252 Ibid, p.337.

Page 41: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

41

Le sacrifice de l’amour humain, est l’unique voie du salut, le seul moyen de connaître la joie

absolue qu’elle a pour mission de lui transmettre ; Rodrigue, qui avait expliqué à Isidore deux

journées plus tôt que « C’est la joie seule qui est mère du sacrifice253. » le sent obscurément,

même s’il ne le comprend pas encore :

meurs puisque tu le veux, je te le permets !Va en paix, retire pour toujours de moi le pied de ta présence adorée ! Consomme l’absence ! Puisque le jour est venu que tu cesses en cette vie et que non pas un autre que moi, par les arrangements de la Providence, T’empêche désormais d’être un danger pour la morale et la société254.

Le Soulier met en scène, dans cette scène fondamentale qu’est la dernière scène de la

troisième journée, la volonté de puissance telle que la définit Deleuze, essentiellement

donatrice ; c’est la volonté qui n’aspire pas, ne recherche pas, ne désire pas, la puissance ou,

selon Fr. Farago, « le oui, la dépossession, l’ouverture, le don255. » L’unique échange des

amants aboutit à un nouveau Partage de midi inversant, chez les protagonistes, la situation

que leur reprochait l’Ombre Double ; le couple renonce à l’amour sensible, terrestre, humain

afin de garantir l’union surnaturelle. C’est sur la croix que Prouhèze passera sa nuit de noces

avec Rodrigue son âme unie à la sienne mais physiquement séparée de lui: l’amante regagne,

emmenée par deux esclaves, la citadelle de Mogador où elle périt avec Camille. Le sacrifice

est le garant de l’amour inaltérable des amants. Conséquence du péché, la séparation physique

des amants dominés par leur désir terrestre (et donc séparés de Dieu) se renverse, radicalisée

dans la mort imposée par l’amour cosmique, en union ; l’amour supérieur sera le lieu de la

réconciliation des amants avec le Ciel.

253 Ibid, p.64. C’est en se sacrifiant que l’héroïne de La joie de vivre de Zola, œuvre qui, Claudel n’a cessé de le répéter, fut pour lui un véritable choc et a inspiré La Jeune Fille Violaine, connaît la joie. 254 Ibid, p.330. 255 Fr. Farago, La Volonté, A. Colin, Paris, 2002.

Page 42: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

42

PARTIE II : UNION

Page 43: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

43

La triple séparation mise au jour par la description du conflit intérieur de l’être

claudélien n’est pas définitive; comme l’indique le sous-titre de l’œuvre emprunté à Calderon,

auteur, notons-le, d’une pièce intitulée Aimer après la mort, « Le pire n’est pas toujours

sûr256. » De fait, le négatif se renverse en positif : la concurrence, dans les trois premières

journées, des deux absences que sont Dieu et l’être aimé, laisse place, après l’élévation de

Prouhèze, à la concorde.

Nécessaire à son propre dépassement257,, l’expérience de la passion, loin d’être

inutile258 –Etiam peccata259 dit l’épigraphe du Soulier – a permis aux protagonistes de prendre

conscience de l’existence d’une union supérieure. C’est l’analyse que fait le théologien et ami

de Claudel Hans Urs von Balthasar :

Si la culpabilité existe bel et bien dans cette tempête qui pousse irrésistiblement Rodrigue et Prouhèze l’un vers l’autre, elle n’en a pas moins réveillé l’inconditionnel, l’absolu dans leur âme260.

De la même façon que le péché à l’origine de l’interdit pousse les amants hantés par l’absolu à

se rapprocher de Dieu261, la séparation physique définitive des amants (à l’origine même de

leur l’union spirituelle) donne accès au céleste :

Prouhèze comprend qu’elle-même est « la promesse intenable » nécessaire à l’accomplissement de l’éternelle nostalgie de Rodrigue. […] Elle a conscience qu’en le crucifiant elle éveille en lui cette soif inextinguible qui, au-delà du monde, le poussera vers Dieu262

“Etiam separatio”: insatisfaite, la passion amoureuse favorise l’évangélisation de l’âme.

Comme le note P. Brunel dans Claudel et Shakespeare263., l’amour inassouvi des personnages

claudéliens est un appel à la ferveur, le combustible initiant le sujet à l’amour divin, le rouage

essentiel de l’engrenage spirituel. La mort, lieu d’accomplissement de l’amour, permet à

Prouhèze et Rodrigue d’édifier, unis à Dieu, la parabole de l’heureuse unité dans la

dispersion.

256 C’est aussi ce que chante Musique,p. 224 : « Qu’importe le désordre, et la douleur d’aujourd’hui puisqu’elle est le commencement d’autre chose, puisque demain existe, puisque la vie continue... » 257 P. Claudel, Art poétique, op.cit, p.140 : « Il est nécessaire que toutes les choses soient pour qu’elles ne soient plus, pour qu’elles fassent place à l’ultérieur qu’elles appellent. » 258 P. Claudel, Conversations dans le Loir et chair, p. 103. « il nous faut des passions bon gré mal gré, le sang qui chauffe, un pincement de temps en temps au bon endroit qui nous fasse sauter en l’air, une bonne grosse bêtise pour s’amuser ! » 259 « Le pêché aussi sert.» La formule est reprise par l’Ange gardien, répondant par la négative à la question posée par Prouhèze: « Un tel désir m’a-t-il été donné pour la mal? » Le poète revient sur cette considération théologique dans Le repos du 7e jour, à travers cette image sibylline : « le mal est comme un esclave qui fait monter l’eau. » Le bien et le mal sont liés et l’eau de la grâce peut jaillir sous l’effet de l’embrasement d’un amour interdit, ou impossible. 260 Hans Urs von Balthasar, Bulletin de la Société Paul Claudel n° 169, mars 2003, p. 27. 261 Prouhèze l’a bien compris : « Tout ce qui nous manque, c’est cela qui nous sert à demander. Le saint prie avec son espérance et le pêcheur avec son pêché. » (p.307) 262 Hans Urs von Balthasar, Bulletin de la Société Paul Claudel n° 169, mars 2003, p. 27. 263 P. Brunel, Claudel et Shakespeare, A. Colin, Paris, 1971.

Page 44: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

44

La passion amoureuse du couple coupable se muant en une passion compatible avec

l’interdit religieux, l’équilibre annoncé par Musique au début de la troisième journée – « De

tous ces mouvements épars je sais bien qu’il se prépare un accord, puisque déjà ils sont déjà

assez unis pour discorder264 – est réalisé ; délivrés du mal, les protagonistes goûteront la

félicité céleste issue de la réconciliation du sensible et de l’intelligible que le vers physique du

poète rassemble dans l’écriture du cercle.

1. La mort unificatrice : vers une trinité

Mon âme pour qu’on la voie Vos deux yeux étaient nécessaires

Votre âme pour que j’y sois Mon absence était nécessaire »

(Emily Dickinson, 1939265.)

1.1Prouhèze, l’étoile conductrice vers Dieu

La mort physique de l’amante n’est pas synonyme d’anéantissement. L’héroïne ne

rend pas l’âme. Rodrigue demandait, dans la première journée du drame : « qu’est-ce qu’on

appelle mourir, sinon de cesser d’être nécessaire266? » Prouhèze lui est nécessaire ; elle est

l’être par lequel Rodrigue atteindra le spirituel. Sur le chemin ascendant de la progression

mystique, la mort, continuum entre la terre et le ciel, ouvre plus de perspective qu’elle n’en

ferme. Elle permet le déploiement et accomplissement de l’être :

Plus une chose meurt, plus elle arrive au bout d’elle-même […] Ah, l’important n’est pas de vivre, mais de mourir et d’être consommé267 !

Alors que l’être vivant cherche son contour, « l’Homme après sa mort » est un homme

perpétuel, circonscrit et fixé dans la mort :

De même que dans une peinture la fin est ce qui constitue la forme en limitant l’espace qu’elle occupe, ainsi, au sens absolu, la fin est ce qui constitue la forme en fournissant à sa recherche vivante les moyens et les matériaux de se maintenir en tant que telle. Trouver la fin, c’est retrouver l’origine268.

La « mort prématurée » de Prouhèze lui offre l’absolu et l’intemporel. Pris au sens propre, le

vers « On ne peut mourir sans toucher au-delà de la vie269 » n’est pas un truisme redondant. Si

264 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.224. 265 Claudel cite le poème dans sa correspondance. 266 Ibid, p.67. 267 P. Claudel, « Cantique de la rose », La cantate à trois voix, op.cit, p.138. 268 P. Claudel, « De la connaissance de l’homme après sa mort », Art poétique, op.cit, p. 121. 269 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.209.

Page 45: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

45

l’amour, un instant, permet de sortir du temps, la mort seule permet de se libérer de la prison

terrestre et de renaître270. C’est ce que veut exprimer Prouhèze, lorsqu’elle dit à Rodrigue,

avant de mourir : « Tout est fini pour Prouhèze qui m’empêchait de commencer271 ! » Ce n’est

qu’à partir du moment où celle-ci se rend perméable à l’infiltration de l’invisible qu’elle

devient l’astre émerveillé par le Ciel.

L’au-delà est le lieu de la métamorphose de Prouhèze déjà amorcée par la réclusion en

Afrique où, comme l’explique M. Brethenoux272, la fournaise de Mogador est, suivant le

symbolisme biblique, le parfait creuset de la métamorphose de la boue en or pur et du

contingent à l’éternel. La métamorphose, dans la scène avec l’Ange, de l’amante, annoncée

par celle de Saint Jacques273, connaît plusieurs étapes. L’héroïne d’abord associée au poisson,

l’être impur des eaux inférieures dont la tête et le corps sont selon Saint Martin indifférenciés,

c’est-à-dire à l’être de péché274 que l’astrologie (à laquelle s’intéresse de près Claudel)

interprète aussi, immergé dans l’eau baptismale de la mer, comme un monde intérieur par

lequel on communique avec Dieu est, repêchée et ramenée par l’Ange à la lumière, ensuite

absorbée par la flamme purificatrice. Son entrée dans la flamme, mort symbolique avant la

mort physique de la dernière scène de la troisième journée est le lieu d’une véritable extase :

c’est un rayon qui me perce, c’est un glaive qui me divise, c’est le fer rouge effroyablement appliqué sur le nerf même de la vie, c’est l’effervescence de la source qui s’empare de tous mes éléments pour les dissoudre et les recomposer, c’est le néant à chaque moment où je sombre et Dieu sur ma bouche qui me ressuscite , et supérieure à toutes les délices, ah !c’est la traction impitoyable de la soif, l’abomination de cette soif affreuse qui m’ouvre et me crucifie275!

Ce feu qui ne brûle pas et que le Dictionnaire de la Bible définit, à partir de l’épisode du

buisson ardent, ou de la colonne de feu dans le désert, comme « le signe de Dieu276 » entérine

le processus de spiritualisation du « poisson qui se croit plus sage que le pécheur277.» Associé

270 Claudel cite volontiers ces mots de Jésus à Nicomède : « à moins de naître de nouveau on ne peut voir la parole de Dieu. » 271 Ibid, p. 329. 272 M. Brethenoux, « L'Espace dans Le Soulier de Satin », op.cit, p.53. 273 A. Weber-Caflisch note, dans « Géométrie fictionnelle dans Le Soulier de satin» le passage de Saint Jacques du tridimensionnel à l’abstraction qu’est la constellation d’Orion. 274 L’iconographie chrétienne représente souvent le Christ pêchant les poissons que sont les chrétiens repentants

Claudel écrit dans « Le poisson de Tobie », Le Bestiaire spirituel de Paul Claudel, op.cit : « ce n’est pas pour rien que tout l’Evangile est rempli de pêcheurs et de poissons. Quand le Christ dit à saint Pierre de jeter le filet, c’est pour capturer, pour faire passer de l’intérieur à l’extérieur et de l’obscurité à la lumière ces âmes qui sont faites à Sa ressemblance. » 275 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.277. Dans la « sixième douleur : Jésus Christ est descendu de la croix » de L’épée et le miroir, Claudel décrit en ces termes la violence de la révélation : « il nous gicle dans le cœur quelque chose de frais, de brûlant et de pur, comparable en effet à l’une de ces paroles de Jésus Christ qui enflamment la volonté en même temps qu’elles comblent l’intelligence, dont tout notre être depuis les entrailles jusqu’aux liasses repliées de la cervelle enregistre le choc. » 276 Dictionnaire de la Bible, éd. Nathan, 1999, article « feu », p. 101-102. 277 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.270.

Page 46: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

46

à l’eau, l’élément produit l’opération alchimique278 par laquelle la combustion de l’enveloppe

grossière transforme l’homme en pur esprit ; il permet la transfiguration279 dont la « grande

rature de feu280 ! » faite par Prouhèze « au travers de la page céleste281 » est la marque. Tout se

passe comme si la jeune femme réalisait l’œuvre au rouge correspondant, selon l’hermétisme

occidental, à l’obtention, une fois l’état édénique retrouvé, de l’état d’Homme transcendant.

Le poisson devient « une Prouhèze pour toujours que ne détruit pas la mort282 », le reliquat

scintillant, l’astre inextinguible, l’étoile éternelle que Rodrigue a déjà entrevue283.

L’image déborde la rhétorique amoureuse classique. Symbole de l’ascension éternelle

des justes, de la mort et de la renaissance, « cette splendide étoile toute seule a bandeau du

ciel transparent284 » qu’est devenue Prouhèze, représente, comme Saint Jacques, un « phare

entre les deux mondes285.», un intercesseur entre l’humain et le divin286. Celle qui orientait

déjà le navigateur sur les mers guidera désormais l’amant sur le chemin du salut : elle est

l’étoile « Conductrice287.. »

La femme était une « amorce288 », un « hameçon dans [son] cœur profondément

enfoncé289 » de l’amant ; comme l’Ange l’a expliqué a son élève:

Pour les uns l’intelligence suffit. C’est l’esprit qui parle purement à l’esprit. Mais pour les autres il faut que la chair aussi peu à peu soit évangélisée et convertie. Et quelle chair pour parler à l’homme plus puissante que celle de la femme ? Maintenant il ne pourra plus te désirer sans désirer en même temps où tu es290.

Le rôle «béatricien » de Prouhèze a consisté non à séduire, c’est-à-dire « conduire à soi » (se

ducere) Rodrigue, mais à susciter, à partir du désir humain, le désir de Dieu. Car c’est d’abord

278 Les quatre opérations de l’alchimie que sont la purification, la dissolution (ou volatilisation) la solidification nouvelle et la combinaison nouvelle, sous l’empire de l’être le plus pur, or ou Dieu et que l’on résume souvent par la formule solve et coagula rend compte du dépassement de la séparation par la coagulation ou l’union. 279 Le thème est cher à Claudel, natif du 6 août, jour de la Transfiguration. 280 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.68. 281 Ibid. 282 Ibid, p.273. 283 « Ce ne sont point ses yeux, c’est elle-même tout entière qui est une étoile pour moi ! » dit Rodrigue à Isidore p.65.Plus loin Prouhèze confirmera le propos : « Une étoile ! C’est le nom dont il m’appelle toujours ds la nuit. » 284 Ibid, p. 279. 285 Ibid, p.161. 286 Elle est le « médiateur » défini par V. Amoroso dans Paul Claudel à la recherche de la totalité comme l’être qui, situé au point de démarcation entre les deux mondes et les deux courants, « assume la fonction de régulateur, [qui] freine la dégradation et entreprend le processus de régénération. » (Paul Claudel à la recherche de la totalité, Honoré champion éditeur, Paris, 1994, p.100.) 287 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.274. 288 Ibid, p. 270. 289 Ibid, p. 276. L’image rappelle L’Evangile d’Isaïe :« La place que les rebelles ont laissé vide, c’est toi, mon petit Israël, que Dieu a chargé de la remplir. C’est toi dont le seigneur a fait son instrument, son hameçon, son grappin à peuple. » (p.318.) 290 Ibid. Que la beauté de la femme constitue pour l’homme un piège, cela est confirmé par Rodrigue dans la quatrième journée ; le conquistador sera littéralement charmé par l’actrice : « Comment ne pas croire une jolie femme qui absorbait tout ce que je disais de la bouche et des yeux… ?»(p.488.)

Page 47: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

47

entre les bras de la femme considérée par Claudel comme l’« alternative de Dieu291 »que

l’homme est associé au mystère de la Création ; c’est l’« absence essentielle292 », le manque et

le besoin supérieur que révèle la rencontre de la femme qui inspire à l’homme un désir plus

grand. Désincarnée, sublimée293, Prouhèze représente l’Éternel féminin qui, sous la forme

d’Anima, de la Sagesse294,, de la sainte Vierge ou de l’Eglise – ce sont là les quatre visages de

la femme claudélienne – est le viatique permettant à l’homme d’atteindre Dieu. Celle qui a

incarné, conformément à la description jungienne de l’évolution d’Anima, Eve (niveau

instinctuel et biologique) puis l’Hélène de Faust (niveau esthétique et romantique encore

caractérisé par des éléments sexuels), possède, depuis le Ciel, le pouvoir «pareil à celui

grâce295» d’arracher l’âme de l’amant à « cette surface grossière et brutale et meurtrissante des

choses, qui n’est pas la vérité296 » et de permettre le « déliement297 » dont Rodrigue sait qu’il

est par lui-même incapable. Symbole de l’accès de l’immanence à une réalité supérieure, du

passage de l’Homme à Dieu298, la nouvelle Vierge, l’« Intervention inattendue de la

béatitude299 », que représente aux yeux du héros Prouhèze est la clé permettant d’ouvrir les

portes du Ciel300 à l’amant et de l’unir à Dieu.

291 P. Claudel, Emmaüs ; XXIII, p. 414. S. de Beauvoir parle d’une « servante du seigneur » (« Claudel et la servante du seigneur », Le deuxième sexe [1949], tI, folio essais Gallimard, Mesnil-sur-l’Estrée, 2006, p. 354-366.) Précisons que si la femme claudélienne est au service de Dieu –ce dernier se fait précéder, pour pénétrer l’âme retranchée du pêcheur, de la femme qui a pour tâche de l’arracher à la terre – c’est parce, un grand nombre d’écrits du poète le soulignent, la femme représente le sexe supérieur : contrairement à l’homme, la femme est « toujours susceptible quant elle le veut de devenir l’être complet. » 292 P. Claudel, le Soulier, op.cit, p. 336. 293 Comme il l’a confié à S. Fumet au moment de la genèse du Soulier, Prouhèze est la version sublimée de Rosalie-Ysé pour laquelle le poète éprouve des remords. La nouvelle Prouhèze nous renvoie à cet hymne de Baudelaire : « A la très-chère, à la très belle/Qui remplit mon cœur de clarté / A l’ange, à l’idole immortelle… » 294 P. Claudel, Seigneur, apprenez-nous à prier, Gallimard, Paris, 1942, p. 47: « c’est bien l’homme qui serait le premier-né, mais c’est la femme qui serait la première-conçue. Et si, figure choisie de la Sagesse éternelle, elle n’est étrangère à la cause, à la création et à la présence de rien de ce qui existe, elle ne l’est donc pas à la suscitation de l’homme lui-même. » Le discours de la Sagesse qui dans le chapitre VIII du Livre des Proverbes, souvent cité par Claudel, affirme également la présence de la femme auprès de Dieu au commencement du monde. 295 P. Claudel, le Soulier, op.cit, p.331-332. 296 Ibid, p.136. 297 Ibid, p. 282. 298.« ce n’est pas le divinité qui s’est changée en chair, c’est l’Humanité qui a été assumée en la divinité » dit la Bible : Non conversione divinitatis in carnem sed assumptione humanitatis. 299 Ibid, p.330. 300 Dans le chapitre « Méditations sur les sept douleurs de la sainte vierge», de L’épée et le miroir, Claudel décrit la Vierge, « cette étoile du matin qui fait constamment la navette entre l’Orient et l’Occident » parfois qualifiée d’Etoile de la mer, maris stella, comme la « porte du ciel. » L’image de la porte, à laquelle renvoie l’iconographie médiévale –Marie y est parfois représentée comme la porte fermée préfigurant le mouvement ascensionnel –est également présente dans les litanies de l’immaculée conception où la Vierge représente tour à tour la Porte close d’Ezéchiel, la Porte de l’Orient, et la Porte du ciel.

Page 48: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

48

1.2: La présence dans l’absence : une communion suprasensible

L’Union par-delà la mort ne concerne pas seulement le rapport à la transcendance. En

devenant la figure maternelle suprême, Marie, celle qui avait déjà été la garde-malade de

Rodrigue après son naufrage au large de Ceuta place l’amant non seulement au plus près de

Dieu mais aussi au plus près d’elle-même301.

De la même façon que, comme l’explique Saint Jacques, « Tous les murs qui séparent

[leurs] coeurs n’empêchent pas qu [‘ils existent] en même temps302 », la mort n’empêche pas

l’union mystique des protagonistes dans « l'absence essentielle303. » La mort de Prouhèze

grave dans le marbre la promesse de fidélité qu’elle avait faite à Rodrigue, et que ce dernier

n’a pas oubliée :

Cette promesse entre ton âme et la mienne par qui le temps un moment a été interrompu, Cette promesse que tu m’as faite, cet engagement que tu as pris, ce devoir envers moi que tu as assumé, elle est telle que la mort aucunement envers moi n’est propre à t’en libérer304

Sept-Epées y insiste, dans la quatrième journée : Prouhèze n’est pas séparée de l’amant :

Il n’y a pas de séparation lorsque les choses sont unies comme le sang avec les veines. L’âme des morts comme une respiration pénètre notre coeur et notre cervelle305.

La communion des âmes distantes ressentie par les protagonistes – « Je sais bien que mon

bien-aimé est au-delà de la mer…Je sais que nous buvons à la même coupe tous les deux. Elle

est cet horizon commun de notre exil306.» dit Prouhèze sentant, par-delà la mer, l’esprit de

Rodrigue enlacé au sien – ne cesse pas avec l’élévation de l’amante. La mort n’est pas un

“après” mais un “au-dessus” ; les amants mènent en quelque sorte des « vies parallèles. »

Prouhèze vit à travers l’amour éternel de Rodrigue307 que la scène de l’Ombre double,

qualifiée par M. Plourde de « liturgie lunaire308 » avait fixé dans l’espace à la limite des

mondes terrestre et supranaturel: l’homme et la femme un moment réunis dans un rapport

301 M. Malicet note que la mère forme avec l’enfant le couple claudélien primordial. 302 P. Claudel, Le soulier, op. cit, p. 162. 303On retrouve la même chose dans Périclès prince de Tyr de Shakespeare que Claudel mentionne à plusieurs reprises ; l’amante devenue divinité communique par-delà l’au-delà avec Périclès. 304 Ibid, p.330. 305 Ibid, p. 442. Plus tôt, p.277, elle dit à la Bouchère : « Là où est ma chère maman cela sent bon ! Plusieurs fois, la nuit, elle est venue me trouver et elle m’embrasse tendrement… » Les paroles de Sept-Epées font écho à celles de Prouhèze déclarant avant de mourir et à propos de son amour pour avec Rodrigue : « Le sang n’est pas plus uni à la chair que Dieu ne me fait sentir chaque battement de ce cœur dans ta poitrine qui à chaque seconde de la bienheureuse éternité s’unit et se resépare ».(p.337.) 306 Ibid, p.174. Sur le vaisseau amiral, l’amante dit à Rodrigue : « De la mer j’étais avec vous et rien ne nous séparait. »(p.326.) 307Rodrigue qui lui a dit, avant de la laisser définitivement partir : « la force par laquelle je t’aime n’est pas différente de la force par laquelle tu existes.» (p.335.) 308 M. Plourde, Paul Claudel. Une musique du silence, Presses universitaires de Montréal, 1970, p 248 : « il nous paraît évident que l’Ombre Double est la convocation ou l’apparition, dans le temps, d’une réalité déjà scellée, par anticipation (par-delà la « passion défunte ») dans l’éternité. »

Page 49: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

49

inamovible existent toujours et pour toujours dans ce rapport309. Ces mots prononcés par

Fausta dans La Cantate à trois voix pourraient être ceux de Prouhèze :

C’est en vain que la distance et le sort nous divisent ! Je n’ai qu’à rentrer dans mon cœur pour être avec lui et qu’à fermer les yeux pour cesser d’être en ce lieu où il n’est pas. […] je sais qu’il ne peut se passer de moi310.

Car « ce n’est aucune molle complaisance qui [les] unit et l’étreinte d’une minute seule, mais

la force qui attache la pierre à sa base et la nécessité pure et simple sans aucune douceur311. »

Prouhèze est l’ombre dont Rodrigue ne peut se séparer312.. Il ne s’agit pas pour le poète de

faire de l’amour le triomphateur de la mort mais d’affirmer – c’est là l’essence de la

dialectique amoureuse et spirituelle du Soulier– la Présence éternelle dans l’Absence

temporelle313..L’apaisant monologue de la lune présidant, à « l’heure de la mer de lait314 », aux

noces des amants dans l’absence en témoigne. La scène reprend le thème biblique du sommeil

adamique :

Il dort les voiles repliées, il roule au fond de on gisement le plus perdu, Le sommeil sans abords d’Adam et de Noé. Car comme Adam dormait quand la femme lui fut enlevée du cœur, n’est-il pas juste que de nouveau il dorme en ce jour de ses noces où elle lui est rendue et succombe à la plénitude315 ?

La femme demeure unie au mâle d’où elle a été élicitée dans la disjonction somatique. Plongé

dans le sommeil sacré d’Adam qui, par delà scission des corps, scelle l’unité spirituelle,

immuable, inaliénable, Rodrigue est avec Prouhèze. Apparaît également dans cette scène le

thème prophétique claudélien du « jamais » qui est un « toujours 316 », de la séparation qui est

union superlative, du « non » de l’Adieu plus unifiant que le « oui » passionnel ou conjugal :

309 On retrouve la même idée dans « La muse qui est la grâce », Cinq grandes Odes, op.cit: « Qui a aimé l’âme humaine, qui une fois a été compact avec l’autre âme vivante,/ il y reste pris pour toujours. » 310 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.160. 311 Ibid, p.161. 312Dans Rêve et réalité dans Le Soulier de satin, B. Hue invite à considérer le rapport d’intertextualité existant selon lui entre les deux œuvres contemporaines que sont La Femme et son ombre et le Soulier; Claudel commente ainsi le mimodrame : « C’est une femme, présente, luttant, dans le cœur d’un homme, contre une autre femme, absente ; une ombre. Et c’est l’ombre qui gagne. Débrouillez-vous avec ça » Transposé sur le drame des amants séparés, le commentaire semble indiquer la victoire de Prouhèze, ombre parmi les ombres, sur ses rivales dont l’actrice – nous y reviendrons – fait partie. 313 C’est le thème central de La Cantate à trois voix présentant trois « vestales de l’absence », Laeta, Fausta, et Beata, trois états de l’âme séparée de ce qu’elle aime, trois degrés dans la possession de l’absent, et dans la montée vers l’intemporel, vers l’instant où le temps se suspend et où se consomme l’union. Comme dans le drame, et par un retournement tout claudélien, c’est la plus avancée dans l’extase et dans la séparation, la veuve Beata, qui est la plus étroitement unie à l’absent: « Celui que j’aime.. ne m’échappera plus ». 314P. Claudel, Le Soulier, op.cit, 205. 315Ibid, p. 208-209. 316 On retrouve la même chose dans Le Damné de l’espérance (Œuvres complètes, XX, p.148) où il est question de « la possession de ce paradis de l’absence, l’étude du bonheur, la possession de la béatitude, l’Eternité qui fait passer le temps entre ses doigts, -de la béatitude oui, mais avec le mot « jamais » qui ne cesse pas d’être sous-entendu. »

Page 50: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

50

c’est là du moins lui et moi une chose que nous pouvons partager, c’est « jamais » […] Jamais ! c’est là du moins une espèce d’éternité avec nous qui peut tout de suite commencer. Jamais je ne pourrai cesser d’être sans lui et jamais il ne pourra cesser d’être sans moi317.

Prouhèze ajoute :

Il n’y a pas une région de son âme et pas une fibre de son corps dont je ne sente qu’elle est faite pour être fixée à moi, il n’y a rien dans ce corps et dans cette âme qui a fait son corps que je ne sois capable de tenir avec moi pour toujours dans le sommeil de la douleur318.

La communion dans l’absence, si douloureuse soit-elle, est plus riche qu’une présence

partagée ; la scène de la Lune annonce ce que l’Ange révèle ensuite, à savoir que Prouhèze

sera plus proche de l’amant morte, « Associée de l’autre côté du voile à cette cause qui le fait

vivre319», que vivante. Prouhèze semble avoir dévidé une sorte de fil d’Ariane, un fil320 qui,

résistant aux Parques, et reliant, tel le fil de la Tisserande et du Bouviers321, micro et

macrocosme, attache ensemble et pour toujours les amants ; un dialogue d'âme à âme existe

entre les amants. La “communication suprasensible”a lieu avant le décès de Prouhèze :

pendant la convalescence de Rodrigue et alors que les amants ne se voient pas, Honoria

explique à Pélage qu’inconscient, «C’est son nom […] qu’il ne cesse de grommeler dans son

rêve322 » et que « Tant qu’elle est là il ne peut pas mourir323. » Rodrigue déclare à Camille,

dans le « cabinet de torture :

Où qu’elle soit je sais qu’elle ne peut pas s’empêcher d’entendre les mots que je lui dis, Et moi je sais qu’elle est là au son que fait mon âme en lui parlant, Comme un aveugle en chantant sait qu’il est devant un mur ou des buissons ou le vide324.

Lui-même entend les mots de Prouhèze ; il en fait part à Isidore :

Ah ! si tu savais les mots qu’elle me dit pendant que je dors ! Ces mots qu’elle ne sait pas qu’elle me dit, et je n’ai qu’à fermer les yeux pour les entendre325 !

317P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.206-207. 318 Ibid, p. 208. 319 Ibid, p. 275. 320 Le motif apparaît à travers le tissage de Prouhèze, la partie de pêche de la quatrième journée, et la canne de l’annoncier qui prétend dès la première scène, toucher avec elle les constellations. 321 Claudel précise, lors d’un gala parisien, que le sujet du Soulier est emprunté à une légende chinoise dans laquelle deux étoiles amoureuses l’une de l’autre et condamnées à ne jamais se rencontrer entrent en communication une fois par an, le septième jour du septième mois du calendrier lunaire, pendant l’équinoxe. La légende des amants stellaires rapporte que les pies célestes forment alors une passerelle provisoire au-dessus de la Voie Lactée sur laquelle les amants stellaires renouvellent leur serment d'amour. « La Muse qui est la grâce » reprend l’image des « deux astres amants qui à chaque an se retrouvent d’un côté/Et de l’autre de l’infranchissable Lait… » 322 Claudel, Le Soulier de satin, op.cit, p.133. 323 Ibid. 324 Ibid, p 194. 325 Ibid, p.75. La communication des amants dans le sommeil semble être un thème cher au poète qui écrit à la comédienne Ève Francis, en 1918 : « Quand vous dormirez, sœur chérie, si profondément que le reste du monde sera oublié, alors peut-être je viendrai vous chercher et vous prendre par la main et vous dire tout bas qu’on nous a accordé d’être une heure ensemble –une heure qui compte plus que beaucoup d’années – et je vous conduirai dans une contrée merveilleuse, et il n’y aura plus besoin que je parle beaucoup pour que vous me compreniez ! »

Page 51: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

51

Prouhèze décédée, le dialogue continue. Comme Musique le disait à Prouhèze dans la

première journée326, l’ouie327 supplante la vue, et l’appel, thème de prédilection du poète, la

présence de l’être aimé ; Prouhèze et Rodrigue qui « appelés par le même tirage, recrutés par

une même cause, capturés par la même fascination, et liés par un impératif irrécusable […]

n’ont qu’une seule âme pour deux328 » continuent de se parler à travers une poésie mystique

des « paroles au-delà de la Mort329. » La communication est en outre relayée par les

personnages secondaires qui, tels Sept-Epées dans la quatrième journée, transmettent aux

protagonistes les pensées de l’autre et permettent, selon la typologie de J.Rousset déjà

évoquée des « rencontres par la bande330.» Ainsi Rodrigue entend-il, à travers le chant

d’Isabel331 la voix de la bien-aimée. Des « figures-miroirs332 » situées hors du monde naturel

réunissent également en pensée les amants ; Saint Jacques en est l’exemple parfait, lui que

« ceux que l’abîme sépare n’ont qu’à [me] regarder pour se trouver ensemble333. »

Les amants réalisent dans la mort l’union spirituelle manifestée par le «battement sacré

par lequel les âmes l’une dans l’autre se connaissent sans intermédiaire334 » de la Lune qui

ajoute, pour bien faire comprendre la valeur donnée au verbe « connaître », « comme le père

avec la mère dans la seconde de la conception335. » L’enfant conçu par le « visiteur habituel »

de la jeune femme, Rodrigue, « que ni les murs ni la mer ne suffisent à empêcher336 », et

Prouhèze, témoigne du lien suprasensible qui les unit. « Cet enfant que [s]on cœur tout rempli

de [lui] a fait337 » et dont la ressemblance physique avec l’amant mystique trahit la paternité de

Rodrigue est la preuve – c’est ainsi que Prouhèze le présente à l’amant dépité du face à face

séparateur – de la puissance de l’amour supérieur contre lequel Camille, conscient du « triple

héritage338 » de sa fille, ne peut lutter.

326 Ibid, p.88 : « je n’ai pas besoin de le [le vice-roi de Naples] voir pour connaître son cœur ! Qui donc m’appelait si fort ? » 327 Se référant à la langue allemande, Hannah Arendt note que le verbe écouter (hören) n’est pas éloigné du verbe appartenir (géhören). 328 H. Ch Desroches, Paul Claudel, Poète de l’amour, les éditions du cerf, Paris, 1949, p. 122. 329 Claudel, Le Soulier de satin, op.cit, p. 337. 330 J. Rousset, « La structure du drame claudélien : l’écran et le face à face », Forme et signification, op.cit, p.184. 331 Claudel, Le Soulier de satin, op.cit, p. 291. : « Oubliée/ Je me suis oubliée moi-même,/ Mais qui prendra soin de ton âme ? » La suite de la chanson, nous y reviendrons, est plus explicite encore.

332 J.Rousset, « La structure du drame claudélien : l’écran et le face à face », Forme et signification, op.cit, p.184. 333 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.161. Il ajoute, s’adressant aux amants : « Vous me retrouvez comme un point de repère. En moi vos deux moments s‘unissent au mien qui est éternel.». 334 Ibid, p.206. 335 Ibid. 336 Ibid, p.297. 337 Ibid, p.326. 338 Ibid, p.297.

Page 52: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

52

1.3 Un cœur triple: « deux » devient « trois »

« Entends, comme une vie qui souffre division, le battement de notre triple cœur339. »

Si les fils rouge et bleus de la passion amoureuse et de la passion de l’absolu se

rejoignent, ce n’est pas seulement le fait de l’union spirituelle et de l’instrument de synthèse

surnaturel qu’est l‘âme. L’idéal claudélien de la « coincidentia oppositorum » est la résultante

du cœur. Le cœur représente selon Claudel la « superchair » :

L'Esprit... oui... mais égoïsme, avarice, dureté, sécheresse, orgueil, ce que le bon Dieu déteste le plus au monde...La Chair? C'est vrai, elle apporte l'autre, mais avec l'autre, le besoin de l'autre, l'esclavage de l'autre- et la constatation d’une impossibilité à l'atteindre, quelque chose qui ressemble pas mal à l'Enfer. Mais au-dessus de la chair, il y a la superchair-il y a le coeur qui est aussi de la chair, ce coeur qui nous nous a faits et qui en sait plus long que nous, Dieu ne l'a pas mis dans notre poitrine que pour trouver son écho dans la poitrine d'un autre340.

Organe à la fois physique et mystique défini dans « Le cœur compte341 » comme l’organe

central, au propre comme au figuré, le cœur est le lieu de la réunion intérieure :

l’instrument en nous de cette communion intime, de cette prise de contact que nous exerçons avec la totalité de notre personne physique et de nos ressources corporelles, […] c’est le cœur342.

Claudel souligne encore le caractère unificateur du cœur dans la « Sixième douleur : Jésus

Christ est descendu de la croix» : « Ecoutons donc ce cœur qui bat : […] il comprime, il

aspire, il recueille, il unifie, il brûle, il respire343. » Régi par un double mouvement d’expansion

et de résorption, de diastole et systole à l’origine de l’alternance du sang carbonique et du

sang oxygéné, c’est-à-dire de la vie et de la mort, le cœur constitue la « Porte éternelle344 » par

laquelle se retrouvent les amants– « comment te trouverait-il au dehors alors que tu n’es plus

autre part que dedans son cœur, lui-même345? » demande l’Ange à Prouhèze qui craint que

Rodrigue ne la retrouve pas – et se rencontrent l’humain et le divin.

Le cœur réunit les êtres antagonistes que sont Prouhèze, l’étoile détachée du monde

sensible et Rodrigue, le conquistador solidement attaché à la terre ; dans le cercle divisé en

deux moitiés égales que représente le symbole du yin (associé en tant que principe féminin à

Prouhèze) et du yang (associé à l’amant)346, il est le S intérieur, la ligne sinueuse symbolisant

339 P. Claudel, « La maison fermée », Cinq grandes odes, op.cit, p. 93. 340 Lettre à J.L Barrault, 7 avril 1950. 341 P. Claudel, « Le coeur compte », L' Epée et le miroir, Gallimard, Paris, 1939. 342 Ibid, p.127. 343P. Claudel « Sixième douleur : Jésus Christ est descendu de la croix», L' Epée et le miroir, op.cit, p.233. 344 Ibid. 345 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.275. 346 M. Lioure développe la question du yin et du yang claudélien (l’amateur de philosophie chinoise qu’est Claudel s’y est beaucoup intéressé) dans « Le plein et le vide dans la poésie de Claudel », Claudélania, Presses Universitaires de Clermont-ferrand, 2001,

Page 53: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

53

l’étreinte mutuelle, le "contraste harmonisé" du céleste et du terrestre, de la lumière et de

l’ombre, du blanc et du noir, du féminin et du masculin. Le cœur ne résout pas seulement les

contradictions de l’amour ; il est aussi ce qui relie l’être claudélien au divin. Le « Cœur de ce

cœur sous le cœur en nous qui produit la chair et l’esprit347 » dont parle Ysé dans Partage de

midi est le Dieu348 ; le Tout puissant est le cœur, le centre, le “moteur” du cœur métaphorique

qui, sous le cœur organique, est la source la plus profonde d’Anima. Instrument de

purification –« soixante dix fois par minute, toute notre eau retourne à source, toute notre

provision vitale vient s’exposer à la flambée intérieure, à la pénétration salutaire de ce

firmament respirable, pour se débarrasser de ses scories, pour assimiler cette chose ardente

que le Séraphin a promenée sur les lèvres du prophète349 » – le cœur considéré par Claudel

comme le lieu d’accueil de la lumière de l’esprit, le « traducteur du Souffle de la bouche de

l’Eternel350 », l’« organe qui fait le christ et qui dans le temps correspondant de l’Eternité,

débite le Dieu-homme351! » est le viatique vers le Ciel :

Cette caverne, ce vaste creux qu’il y a au milieu de l’homme, autour de quoi, agrafée dans le dos à notre tige, s’articule puissamment la cage thoracique et que soulève le diaphragme, elle est ce trou que le doigt de Dieu a laissé au fond de toutes les créatures animales et par quoi chacun respire son âme, tirant bouffée à cet élément ambiant qu’il est bien permis d’appeler le ciel352.

À travers le cœur est réalisée la trinité. L’organe à la forme triangulaire rassemble,

conformément au dogme unitif chrétien, les trois protagonistes du drame ; les amants

intimement épousés l'un dans l'autre que sont Rodrigue et Prouhèze vivent en quelque sorte,

par le truchement du cœur, leur amour dans La main de Dieu sculptée par l’amant de la sœur

du poète :

347 P. Claudel, Partage de midi, op.cit, p. 155 348 Comme l’indique l’épigraphe de l’Art Poétique empruntée à Saint Augustin, velut magnum carmen ineffabilis modulatoris, Dieu n’est plus Géomètre comme chez Voltaire ou les Francs maçons : il est celui qui bat la mesure ; le Maître de Chœur, le Cœur. 349 P. Claudel, « Le coeur compte », op.cit, p. 125. 350 Ibid, p. 234. 351 P. Claudel, « Sixième douleur : Jésus Christ est descendu de la croix », op.cit, p. 234. 352 Ibid.

Page 54: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

54

Figure 2 Auguste Rodin, La main de Dieu, Musée Rodin, Paris, 1898. Le couple devient trinité. Au chiffre « deux » qui semble d’abord être, suivant le goût du

poète pour la symbolique des nombres, le chiffre symbolique de l’œuvre (« deux » est le

chiffre de l’ambivalence et du dédoublement, renvoyant à la première et la plus radicale des

divisions, celle qui sépare, selon le Dictionnaire des symboles, le créateur de la créature, le

féminin du masculin, la matière de l’esprit) est substitué le chiffre spirituel fondamental

« trois.» La dualité initiale du drame laisse place à l’unité symbolisée par un chiffre qui,

référant à la fois à la triade formée par la mère, le père, et l’enfant et à la tri unité de l’être

corporel, rationnel et spirituel connaissant une évolution mystique en trois temps (purgative,

illuminative et unitive), synthétise l’union du Ciel (associé au premier impair, « un » étant

antérieur à la polarisation) et de la Terre (associée à « deux. »)

2. Délivrance

La recréation de la trinité constitue pour Rodrigue et Prouhèze une forme de

délivrance ; comme l’explique M. Malicet dans Lecture psychanalytique de Paul Claudel:

Le Christianisme, reproduisant de façon sublime la trinité familiale, permet au Fils angoissé de trouver un brusque apaisement dans une création littéraire qui ne cesse de raconter « l’évangélisation » de l’inconscient, le passage du désir à l’abandon enfantin dans les bras de la Vierge, le Père étant là pour garantir par sa présence redoutable et sublime une soumission toujours remise en question353.

De cette délivrance participe l’espace rédempteur de la mer qui, purifiant l’être claudélien, lui

donne l’accès au Tout cosmique synonyme de Joie.

2.1 L’eau et le vin : le liquide rédempteur

« L’esprit, le sang et l’eau, ces trois sont une seule chose. »

(Saint Jean)

Pièce marine (l’essentiel du drame se joue sur la mer), Le Soulier ne cesse de souligner

l’identité de la liberté et de la mer : l’incipit du drame montre la croix du jésuite flotter sur une

«mer libre à ce point où la limite du ciel connu s’efface354 » ; à l’autre bout de la pièce, le

navigateur solitaire entouré par la mer qu’est le Rodrigue de la quatrième journée crie son

353M. Malicet, Lecture psychanalytique de Paul Claudel, Les Belles Lettres, Paris, 1977, p. 26. 354 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 18.

Page 55: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

55

sentiment de liberté : « Nous ne tenons à rien ! Nous sommes libres ! Nous avons ouverture

par tous les bouts355 ! »

Alpha et oméga de l’univers claudélien356, l’eau est, en tant qu’ontologie élémentaire,

substance, le milieu357 de la délivrance ; suivant le rythme tension-extension déterminé par M.

Brethenoux dans « L'Espace dans Le Soulier de Satin » l’élément liquide dilate, associé à la

« détente », l’espace jusqu’à la plénitude, et permet de dépasser la notion horizontale,

géographique, des lieux ou des formes pour retrouver la notion d’« état » primordial ultérieur,

l’éden perdu358. Alors que « L’aride [est] comme un enfant divisé de l’abondant corps

maternel359 », la mer permet le retour à la mère et à l’origine (Tout vient de la mer et tout y

retourne): C’est cette perspective du retour aux eaux primordiales dont la bouteille360 et la

barrique sont la métonymie qui pousse l’Ange à demander à l’héroïne déjà consciente des

« délices éternelles361! » offertes par la mer de « se laisser persuader par ces eaux peu à peu

qui la délient362. » L’eau baptismale de la mer permet de « guérir de la terre363 » les

protagonistes ; c’est le chemin du salut que prend Rodrigue en franchissant le passage

maritime qu’il a ouvert entre l’Europe et l’Amérique :

Au travers de cette suprême barrière d’un pôle à l’autre déjà l’éternel Par le soleil couchant en son milieu à demi dévorée, A travers le nouveau il est en marche pour retrouver364.

Assimilée aux eaux mariales, la mer est le « milieu » de rencontre entre l’homme et Dieu365.

L’immersion dans le « liquide lascif 366», la « lumière liquide367 » qu’est l’eau, élément

spirituel par excellence dont Frère Léon vante les « trésors inépuisables368 », relie l’être

355 Ibid, p.426. 356 Voir, à ce sujet, l’étude de M. Bretenoux, « Paul Claudel sous le signe de la lune et des eaux », 1966. M.. Lioure note que l’eau, semence rimbaldienne par excellence, est à l’origine de l’esthétique de la ductilité, de la transparence et de la pureté claudélienne. 357 L’eau représente moins un lieu qu’un milieu. L'idée est empruntée à Saint Thomas, lequel prétend que le paradis n’est pas un lieu mais un état. 358 P.Claudel, dans le Bulletin de la Société Paul Claudel n°82, 19 p. 9 : « l’eau, voilà l’élément paradisiaque. » 359 P. Claudel, « L’esprit et l’eau » op.cit, p. 35. 360 Il semble que ce drame de la Renaissance quête, à sa façon, la « Dive bouteille ». Claudel assimile cette « bouteille » à celle qu’Apollonius de Tyane, ce savant qui avait trouvé le moyen de mettre le temps en bouteille, avait jetée à la mer et que recherchait Pantagruel. (Claudel, Théâtre II, éd.Pléiade, p.898.) 361 P. Claudel , Le Soulier, op.cit, p.261. 362 Ibid, p. 260. 363 Ibid. 364 Ibid, p. 263. 365 P. Claudel, « L’esprit et l’eau », Cinq grandes odes, op.cit, p. 43-44 : « Et entre/ Toutes vos créatures jusqu’à vous il y a comme un lien liquide. » 366 Ibid, p. 36 : « Puisque je suis libre ![…]Puisque je n'ai plus ma place avec les choses créées, mais ma part avec ce qui les crée, l'esprit liquide et lascif ! » 367 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 482. R. Bernard note, dans « La Description de la mer dans Partage de midi et Le Soulier de satin » que Le Soulier laisse à l’imagination du lecteur le soin de se représenter la mer, uniquement déterminée par sa lumière et sa richesse. 368 Ibid, p. 494.

Page 56: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

56

claudélien à l’invisible. Sept-Epées en fait l’expérience ; la jeune fille ressent dans sa chair le

caractère mystique de l’eau de mer qui dissolvant le terrestre369, offre le spectacle de

l’euphorie des corps délivrés de leur pesanteur370 :

C’est délicieux de tremper dans cette espèce de lumière liquide qui fait de nous des êtres divins et suspendus, (pensé :)des corps glorieux […] Tout le corps ne fait plus qu’un seul sens, une planète attentive aux autres planètes suspendues. […] L’eau porte tout. C’est délicieux, l’oreille au ras de l’eau, de percevoir toutes ces musiques confuses, les danseurs autour de la guitare, […] La vie, les chants, les paroles d’amour, l’innombrable craquement de toutes ces paroles imperceptibles ! Et tout cela n’est pas dehors, on est dedans ; il y a quelque chose qui vous réunit bienheureusement à tout, une goutte d’eau associée à la mer ! La communion des saints371 !

La mer, la « matière première […] éternelle et salée372 » est l’instrument de la

rédemption : son caractère expiatoire n’est pas tant à chercher dans ce qui est le premier

facteur de purification, à savoir le sel373, que dans le vin.

L’eau aux mille couleurs du Soulier se teinte, dans la première scène de la dernière

journée, entièrement aquatique – «Les gens se sont aperçu à la fin qu’on ne pouvait vraiment

pas vivre autre part que sur de l’eau374 » – de pourpre. La partie de pêche révèle le caractère

vineux de la mer dont Bogotillos affirme, après en avoir respiré l’odeur :

Si ça ne vous a pas un petit goût de vendange, je veux qu’on me fiche dans les Contributions Indirectes ! Mangiacavallo : je n’ai jamais rien goûté de si salé ! pour sûr que c’est ici les entrepôts375 !

Maltropillo qui « puise de la mer dans une tasse et les yeux blancs, s’étant rincé la bouche

avec, la recrache à la manière des tâteurs de vin376 » ajoute qu’elle a le goût de ce célèbre vin

grec doux et liquoreux : « Je vas vous dire, si ça ressemble à quelque chose, c’est à du

malvoisie que le père portier du couvent l’a fait une fois boire un soir377. » Peu importe qu’il

s’agisse de « sec ou de l’oloroso378? », « Tout le monde sait qu’il y a ici quelque part une

source de vin, une espèce de tonneau débondé […] », « un grand pot à vin sous la vague379. »

Le propos de Bogotillos sur lequel s’achève mystérieusement la scène doit être lu à partir de

cette image contemporaine du Soulier : « Une barrique de vin dans la mer : ce n’est pas l’eau

369 Claudel le note dans son Introduction à la peinture hollandaise que l’eau a pour fonction d’opérer, dans tous les sens du terme une « liquidation de la réalité » ; passer de la terre à la rêverie de l’eau, c’est se délivrer de la matière et tendre à l’esprit. 370 On retrouve le thème de l’ivresse marine ôtant aux êtres et aux choses leur poids naturel dans « La Muse qui est la grâce. » 371 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 482. 372 P. Claudel, « L’esprit et l’eau », op.cit, p.37. 373 Le porte parole du Christ est considéré comme le « sel de la terre » protecteur contre corruption. 374 Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 351. 375 Ibid, p. 345. 376 Ibid.. 377 Ibid. 378 Ibid, p. 346. 379 Ibid, p.355.

Page 57: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

57

qui entre, c’est le vin qui sort380.. » La méditerranée dans laquelle baignent les personnages de

la dernière journée est une mer vineuse.

La contiguïté (jusqu’à l’osmose) de la mer et du vin, qu’illustre « ce vers de « L’esprit

et l’eau » – « je m'avance vers la mer aux entrailles de raisin381! » – renvoie à ce que M.

Brethenoux appelle le « complexe de Cana382 » C’est à partir du schéma de l’épisode

évangélique des noces de Cana que se structure, dans le contexte festif du début de la

quatrième journée, la « vinification » de la mer. Explicitant, à la demande de son fils Pierre, la

signification de la scène, celui dont l’obsession du vin aura perduré durant toute son œuvre –

M. Brethenoux parle d’une « oenophilie » de l’imaginaire claudélien383 – révèle le caractère

purificateur du vin : « l’immixtion du Feu et de l’Esprit…le vin, c’est la nature élevée à la

dignité de sacrement384.. » Dans le milieu introducteur au divin de la mer, le vin, produit de la

fermentation, du temps devenu qualité, de la douceur transformée en énergie défini par

« Cantique de la vigne » comme le « feu intérieur à l’eau385 » ou le « feu liquide386 », a une

fonction purgative. Sept-Epées l’affirme, évoquant, à la fin du drame « Un vin plus généreux,

cette eau, la vraie, qui nous régénère387.» La Bible décrit ainsi le péché originel : « Les pères

ont mangé les raisins verts, les dents des fils sont agacées388. » La faute transgénérationnelle

d’Adam (qui aurait dû attendre que les raisins soient mûrs, c’est-à-dire l’autorisation de Dieu

avant de croquer le fruit défendu) ne pourra être rédimée – c’est ce qu’illustre La crucifixion

de Gaston Courtois – qu’en irriguant l’Humanité de la mer de sang issue du « pressoir » de la

croix :

380 La formule est citée par M. Brethenoux, « La poétique claudélienne : un complexe de Cana », Revue Europe, mars 1982 381 P.Claudel, « L’esprit et l’eau », op.cit, p. 37. 382 M. Brethenoux, « La poétique claudélienne : un complexe de Cana. »(M. Brethenoux rédige actuellement une thèse sur le sujet.) Le mot « complexe » doit s’entendre au sens propre ; c’est ce que Bachelard définit comme le croisement de relations, le nœud dans un réseau, les mailles serrées où le désir est pris. 383 Toute l’œuvre est animée par la Soif et la soif d’un vin énergique inépuisable. Le vin est une image de la création poétique ; « La muse qui est la grâce » compare les vers du poète à une « grande vendange de paroles.» Dans le « Poème de la mer » (Poésies, p. 223), le poète cherche à faire de « cette grande Méditerranée de vers horizontaux » ce « vin parfait » qui, à Cana, fut le premier miracle de l’Esprit. 384 P. Claudel, Journal I, op.cit, p. 80. 385 P. Claudel, Poésies, p. 346. 386 P. Claudel, « Le Cantique de la vigne », Cinq grandes odes, op. cit. p 152 : Dieu « nous a donné en une même coupe à boire, pour libérer notre âme à la fois l’eau qui dissout et le feu qui dévore ! » on trouve également, dans le tome I des œuvres théâtrales de Claudel, p. 108, l’image d’un « vendangeur du Feu et de la Mer » vinifiant l’univers en un « vin fort. » 387 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 443. 388 Dictionnaire de la Bible, op.cit, article « vin », p.259-260.

Page 58: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

58

Figure 3 Gaston Courtois, La crucifixion, 1666, Musée de Rome.

Changeant, comme Rubens, « l’eau insipide et fuyante en un vin éternel et généreux389 », le

poète fait pénétrer, suivant le verset biblique « Sicut potens crapulatus a vino.390 », les amants

dans le royaume de Dieu391. L’eau vineuse permet leur retour au milieu primordial, au « sein »

où s’abolissent toutes les contradictions et où sont lavés les pêchés. Ce qui reste, la

purification achevée, c’est « Non plus un homme ou une femme, mais l’ivresse de l’esprit qui

danse392! » Délivrés du mal, les protagonistes accèdent au Tout cosmique synonyme de joie.

2. 2 De l’union à l’unité : la Joie du Tout

Comme l’indique la leçon de la scène des cavaliers (II, 1), tout ce que l’on voit est

doublé d'autre chose qui même sans arriver pour nous à la pleine existence fait partie de

389 Claudel, Le Soulier, op.cit, p.89: 390 Psaume LXXVII, 65. 391 Selon la parabole du royaume de Dieu, souvent associé à l’image de la vigne, goûter le vin équivaut à entrer dans le royaume divin. 392 P. Claudel, Poésies, éd. Pléiade, p. 690.

Page 59: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

59

l'ensemble : « Il y a sur notre boule terrestre un côté au soleil et un coté à l'ombre […] une

partie réelle et une partie qui ne réussit pas à l'être tout à fait393. »

Il n’y a pas deux mondes mais, selon la formule du jésuite, « une seule étoffe

indéchirable394.. » Si le drame n’a de cesse de montrer la séparation des êtres, l’unité cosmique

est en revanche d’emblée postulée ; « Il n’y a pas de séparation radicale entre ce monde et

l’autre dont il est dit qu’ils ont été crées en même temps395 » : les mondes visible et invisible

ne sont que les deux parties d’un seul monde homogène396..

Cette unité primordiale, ce Tout initial invisible préexistant aux êtres, c’est ce que tend

à exprimer la réécriture claudélienne du mythe de l’androgyne évoqué dès la prière inaugurale

du jésuite

Remplissez ces amants d’un tel désir qu’il implique à l’exclusion de leur présence dans le hasard journalier L’intégralité primitive et leur essence même telle que Dieu les a conçus autrefois dans un rapport inextinguible397!

Tout en jouant à l’exorciste, Isidore livre, dès la première journée, la clé permettant

d’expliquer le lien privilégié qui existe entre les amants :

je certifie que dans une existence antérieure cette diablesse vous a fait signer un papier et promesse de conjonction corporelle398.

Le serviteur parle d’un « chirographe prénatal399 » : un acte s’apparentant à l’acte divin de la

prédestination400 semble avoir été signé entre les deux êtres. Bien que réservé quant au

concept de vie antérieure défendu par le chinois, Rodrigue concède l’existence de cette

« convention » antérieure à son corps liant « dans la pensée de Celui qui [les] a faits401» son

âme à celle de Prouhèze. Réapparaît ici le thème de l’Androgynat biblique déjà figuré par

l’intimité indissoluble de l’Ombre double et réactivé à travers la contemplation de Prouhèze,

393 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 122. 394 Ibid, p. 117. 395 P. Claudel, «Introduction à un poème sur Dante », p.154. 396 L’idée (fortement inspirée de l’Eureka de Poe) d’une unicité originelle de l’univers est développée dans l’ « œuvre mère » qu’est l’ Art poétique. 397 Ibid, p.20. 398 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 61. 399 Ibid. 400 La question de la prédestination thématisée dans L’Astrée à travers le mythe des aimants est explicitée par Claudel, dans la préface de la nouvelle version de Partage de midi : « La grâce et la Nature ordonnent également qu’entre créatures de Dieu il y ait un lien de charité. Non seulement un lien général, mais un aménagement particulier, de sorte, par exemple, que la clé de l’une ne soit que dans le cœur de tel autre. C’est ainsi que dans le règne matériel nous voyons tel animal avoir besoin pour se nourrir exclusivement de la chair de tel autre animal. Et de même telle femme de tel homme et telle âme de telle âme. La fin suprême bien entendue ne pouvant être autre que Dieu. » 401 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 279.

Page 60: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

60

dans la scène de l’Ange, du « rond complet autour de [leurs] deux existences402. » Leitmotiv

de la pensée claudélienne403, l’unidualité humaine est l’image de l’unité fondamentale, du

Tout cosmique. Revenant, en 1951, sur la signification du Soulier, le dramaturge rappelle la

vérité existentielle du mythe platonicien : les amants « arriveront à constituer cet être complet

que prévoyait déjà Platon, somme toute, à sa manière, d’après laquelle un être n’est complet

qu’en étant deux en un404… » L’Homme principiel, l’être antérieur à la dualité

masculin/féminin que représente l’androgyne est la figuration anthropomorphique de l’œuf

cosmique présent à la fin de toute eschatologie.

Les personnages claudéliens qualifiés par J. Petit de « ré-intégrateurs » ou de

« récupérateurs405 » aspirent à retrouver cet œuf associé par G. Poulet dans l’article « Œuf,

semence, Bouche ouverte, Zéro406 » au cercle parfait, immuable, sans commencement ni fin

défini par le poète comme « la parfaite image du fini, de la création réalisée407.» dont ils ont

l’intuition : « Toutes ces choses qui semblent disparates cependant elles vont naturellement

vers l’accord408..» L’être claudélien recherche l’unité409 qui prend dans la pensée claudélienne

la forme de l’enceinte sans défaut, de la circonférence, de l’anneau en forme de « Oui » ou

encore de la « maison fermée410 » des Cinq grandes Odes ; il cherche l’univers indéchirable et

inépuisable qu’est l’univers clos et qui est source de Joie. Le poète chantant la Joie d’être pris

dans un monde où « toutes les issues sont bienheureusement fermées411 », d’être « dedans »

lâche la bride à son lyrisme dans Un Poète qui regarde la croix :

402 Ibid, p.281. 403 Les derniers vers de l’ode commémorative de Claudel en donnent une émouvante version : « Comme la musique avec l’orgue, comme l’huile avec le feu,/ Tu vois bien que nous nous servons d’une seule âme pour être deux. […] Le voici refait d’un homme et d’une femme enfin cet être qui existait dans le paradis ! » (Poésies, p.687.) Claudel prend parti sur une exégèse de Saint Grégoire de Nysse lue dans le Catholicisme de Henri de Lubac pour affirmer en Dieu même Un et Trine, un certaine ambivalence « sexuelle », une bipolarité féminine et masculine. L’hermaphrodisme est encore présent sur le mode badin dans La légende de Prâkiti. 404 P. Claudel, Mémoires Improvisés, op.cit, p.340. 405 J. Petit, Pour une explication du Soulier de satin, op.cit, p.14. 406G.Poulet, « Œuf, semence, Bouche ouverte, Zéro », op.cit. Le titre de l’article est extrait de la Correspondance de Claudel et de Gide, p 91 : « J’ai fini depuis près d’un an un nouveau livre que j’appellerai Cinq grandes Odes…Ce sont de grands monologues lyriques où je reprends poétiquement certains thèmes de mon livre de philosophie, par exemple : de l’inépuisable dans la fermeture, le cercle qui est le type de toutes formes, fini et cependant infini, œuf, semence, bouche ouverte, zéro. » 407 Correspondance avec J. Rivière, p. 61. 408 Ibid, p.400. 409 Les personnages claudéliens ne disent que cela : « Ne me refusez pas ce que je réclame, qui est Tout. »(Théâtre, I, op.cit, p.120) 410 « Quoi de mieux fait que ce qui est achevé ? » demande Claudel dans l’Art poétique, op. cit, p.133. L’aversion du poète pour l’infini est connue : ce dernier cite volontiers Coventry Patmore dont il a traduit des poèmes: « L’Infini, Mot horrible qui jure avec la vie et les braves allures du pouvoir et de la joie de l’amour! » Claudel substitue à l’infini spatial l’idée d’éternité que représente le cercle. C’est à ce cercle que renvoie la référence, dans la scène V de la quatrième journée, au peintre japonais Sesshiu (1421-1507) souvent célébré par Claudel pour ses paysages harmonieux. 411 Correspondance Claudel-Rivière, p.63.

Page 61: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

61

Comme un prisonnier bienheureusement qui s’amuse avec ses chaînes, c’est notre captivité elle-même qui est devenue la matière de notre ébat, c’est notre sillage qui est devenu notre seule frontière, c’est le lien qui s’est fait notre aile, c’est l’âme avec délice et quoi qu’elle puisse faire qui constate éperdument de tous côtés son impossibilité d’échapper à la joie divine412 !

Cette joie, c’est celle d’être intégré, de participer au Tout. C’est le sentiment du cuncta simul

de l'Ecclésiastique que rappelle Sept-Epées demandant : « Est-ce que tout ne tient pas

ensemble413 ? », l'expérience soudain complète de l'existence simultanée et dépendante de

toutes choses dans l'univers ; l’impression que toutes les directions convergent –c’est l’image,

en III, 13, de l’explosion scénographique de l’étoile – que tout s’ouvre, s’étale, s’ordonne en

un seul paysage dont le regard trouve et fait l’unité.

Les amants connaissent le Tout cosmique et cette joie divine. Prouhèze dont

l’élévation a permis l’accès au « cercle dont le foyer lumineux est le centre414 » –c’est ce dont

témoigne, de façon métaphorique, le fait qu’elle ait retrouvé le « grain perdu » de son

chapelet, qui associé sur le mode de la rêverie au « petit caillou transparent415 », au « diamant

inaltérable416 », ou à la « perle unique417 » représente le monde fermé et concentrique du cercle

– éprouve la première la joie divine. Initié par l’amante lui apportant, comme Musique au

vice-roi de Naples, « la justice dans son cœur, ce réjouissement sur sa face418 », Rodrigue

connaît à son tour la plénitude du cercle; le héros a beau ne pas accéder immédiatement au

Tout419, il ressent, refluant, arrivé à l’extrémité de son mouvement excentrique, par un

mouvement inverse, jusqu’à son premier lieu420, l’harmonie universelle :

Que j’aime ce million de choses qui existent ensemble ! Il n’y a pas d’âme si blessée en qui la vue de cet immense concert n’éveille une faible mélodie ! Vois, pendant que la terre comme un blessé qui a cessé de combattre exhale un souffle solennel, Le peuple des cieux sans aucun déplacement, comme employé à un calcul, tout fourmillant de sa mystérieuse besogne421 !

La délivrance des « âmes captives » de Prouhèze et Rodrigue, liées de façon

privilégiée avec le divin, achève de transformer – autre métamorphose – le drame de la

412 P. Claudel, Un Poète qui regarde la croix, 1938, p. 192. 413 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.443. 414 P. Claudel, Art poétique, op.cit, p 106. 415.P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 259 416.Ibid. 417 Ibid. 418 Ibid, p.88. 419 Claudel rejette l’enthousiasme romantique. 420 Dans une notation pour L’Art poétique, Claudel oppose au mouvement centripète « qui n’implique pas la circonférence mais une chute droite linéaire » « le mouvement qui, n’allant pas vers un point, mais venant d’un point est limité, contenu par ce qui lui résiste, constitue ainsi une image fermée « ou lieu de résistance » engendrant une sphère, un cercle. » 421 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 68.

Page 62: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

62

séparation et de la division en une douce peinture de l’union et de l’harmonie. C’est cette

harmonie que Claudel averti, depuis la lecture, en juin 1886, des Illuminations rimbaldiennes,

que « Le poète, l’artiste est l’homme dont le métier est de passer des choses visibles aux

invisibles422» essaye de rendre à travers une poésie à la fois organique, mystique et cosmique.

3 Le Verbe unificateur

Le dépassement de la séparation réside aussi dans le Verbe claudélien qui, embrassant

et traduisant, en accord avec l’idéal du poète423, l’ensemble de la création, est au service de

l’union du sensible et du suprasensible.

3.1. Le vers physique ou la réconciliation du corps et de l’esprit

La parole claudélienne est le lieu de réconciliation de l’esprit et du corps. Quoi mieux

que le Verbe, en lequel s’est incarné Dieu, peut unir le sensible et le métaphysique ? La vertu

physique, charnelle424, immédiate du verbe claudélien offre au lecteur une vision quasi

phénoménologique du monde suprasensible qu’il ressent à travers son propre corps. J.

Starobinski décrit ainsi cette sensation :

C’est par nos muscles et par nos sens qu’il entreprend de conquérir notre assentiment. Il éveille nos dispositions motrices et sensitives. Il offre à nos jambes une pente à gravir (ou à descendre), il remplit nos oreilles de bruits, transforme l’événement en une bouchée savoureuse425…

Cette sensation est elle-même la résultante du travail d’écoute du poète sondant corps et âme :

écouter, pour lui, c’est puiser, c’est aspirer, il s’est appliqué, pour lui demander à boire et pour faire place au flux nouveau qu’à l’instant il va fournir, à chacun de nos organes. Au foie, aux reins, aux entrailles, aux muscles jusqu’aux extrémités du territoire corporel, il tire, il prend, il reprend le jus. Pas un moment il ne cesse de recueillir, de goûter et d’expertiser. Mais ce n’est pas seulement à ce bétail superposé, à ces vivants alambics, à ces automates synchroniques à son battement, à ces animaux de viande, à toute la boucherie, qu’il extirpe, souverain juge et arbitre, un témoignage. Jusque dans les replis de la sainte cervelle, support de l’âme et élaboratrice de la pensée, il puise, il fouille, il requiert, il trouve matière, il emprunte, il soutire à l’âme de quoi l’apporter, de quoi la mettre d’un seul coup, en une seule onde, en un seul battement instantané, en état de contact et d’échange avec toutes les provinces de son royaume426.

422 Lettre au père A. Brunot. 423 « La littérature ne devrait être autre chose que de rendre tout intelligible, je veux dire délicieusement soluble, de trouver le mot de tout » Claudel, Journal, op. cit, p. 30. 424 Claudel compare les mots à des mets. On peut lire, dans les Conversations dans le Loir et Cher : « Le mot à lui seul remplit la bouche. » Le Soulier montre également Balthazar marier de façon symbolique, avant de mourir, la saveur des aliments à celle des mots : « cette belle truite rose sous sa peau d’argent comme une nymphe comestible, cette langouste écarlate, ce rayon de miel, ces grappes translucides, ces figues trop sucrées… » (p.110.) 425 Ces propos sont cités dans l’Etude dramaturgique de M. Autrand, p. 46. 426 P. Claudel, « Le cœur compte », op.cit, p. 138-139.

Page 63: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

63

C’est de ce “tirage427” (encore un) que naissent cette poétique du souffle (qui, insufflé par

Dieu et prolongé par la parole, est en soi un lien entre les deux mondes), et les effets de

rythme correspondant à la pause respiratoire – « j’appelle VERS428 l’haleine intelligible429 »

déclare le poète dans une lettre à A. Mockel. C’est à ce rythme que vient s’adapter le cri

d’abord, le langage ensuite, la poésie qui est le langage informé par la mesure. Le phénomène

poétique est d’abord un phénomène vital430 ; le rythme est dicté par le cœur431. Dans le chapitre

consacré au rythme de La beauté et l’arrière beauté, D. Millet-Gérard rappelle la théorie

organique du verbe claudélienne selon laquelle la « pulsation qui ne cesse de compter le

temps dans notre poitrine432 » est au fondement de cette « succession d’une brève et d’une

longue. Tic-tac, tic-tac ou alors tic tic tac, tic tic tac433 »: le cœur fait, en faisant succéder le

silence au battement : “Un. Un. Un. Un.” C’est l’iambe fondamental constitué d’un temps

faible et d’un temps fort434. Le rythme cosmique, point de fuite eschatologique de toute la

méditation claudélienne sur le rythme, est indissociable de celui du cœur qui écoute435 l’air et

la flamme, l’eau et la terre, tous ces éléments qui teintent la poésie claudélienne de

l’imagination matérielle présentée par Bachelard comme « cet étonnant besoin de pénétration

qui, par-delà les séductions de l’imagination des formes, va penser la matière, rêver la

matière, vivre dans la matière ou bien-ce qui revient au même- matérialiser l’imaginaire… »

Réconciliant le charnel et le spirituel, le verbe claudélien permet au poète de relier les

deux parties du monde que sont le terrestre et le céleste.

427 Dans son Bestiaire Spirituel, Claudel exprime le rapport quasi guttural au verbe : « L’auteur du chapitre XXX du Livre des Proverbes est désigné comme Celui qui rassemble, fils de Celui qui vomit. […] Celui qui vomit, c’est le poète lyrique qui trouve au fond de son cœur la ressource d’un flot inépuisable de paroles. » 428 Claudel préfère parler de « vers » et non de « verset » précise A. Ubersfeld. 429 Lettre à A. Mockel de janvier 1891, Cahiers Paul Claudel. I, p. 141. 430 Claudel note, dans la « Sixième douleur », que les mots « esprit » et « respirer » ont le même radical. 431 L’on peut se demander si Claudel n’a pas lu le quatrième chapitre du Traité des représentations et des correspondances (traduit du latin par J.F.E. Le Boys des Guays (1857) d’Emmanuel Swedenborg, dans lequel ce dernier déclare « que les pulsations cardiaques du Ciel ou Très-Grand Homme ont une correspondance avec le Cœur et avec ses mouvements de systole et de diastole, et que les respirations du Ciel ou Très-Grand Homme ont une correspondance avec le poumon et avec respirations.» 432 P. Claudel, Positions et Propositions, op.cit,p. 122. 433 P. Claudel, Mémoires Improvisés, op.cit, p. 41-42. 434 L’iambe pratiqué par Claudel est en réalité la succession d’un élément muet et d’un élément accentué, à l’origine du rythme tonique. Il ne comprend pas seulement deux syllabes, mais une séquence de syllabes « brèves »( non accentuées) ponctuée par une syllabe « longue »(accentuée) Il n’y a pas chez Claudel de phrase iambique pure : il s’agit, comme en atteste l’usage du vers libre libéré de la rime et de la tyrannie du chiffre, de suivre le souffle. 435 Claudel, Le cœur compte, op.cit, p.126. : « cet appareil savant et compliqué de clefs de soupapes et de tiroirs n’est pas seulement appelé à diriger en nous l’orchestre organique, à lui donner et mesurer la vie : en même temps qu’il bat, il écoute et ce n’est pas pour rien qu’on a donné à ses deux anses supérieures le nom d’oreillettes. » Il n’y a pas d’arbitraire du signe chez Claudel; qui, contrairement à son maître Mallarmé, pense la correspondance du mot et de la chose.

Page 64: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

64

3. 2. De la vie à l’esprit : la médiation poétique

Clef de voûte de l'édifice claudélien, le dialogue du visible et de l'invisible passe par

la poésie, ce langage intermédiaire que des fulgurances rapprochent du rythme idéal, initial et

final. J.P. Mourey rappelle dans Figuration de l’absence, le caractère immatériel de la poésie ;

la forme pure consacrée par la tradition comme l’expression sensible la plus haute de l’idée,

est un art qui n’est présent qu’en un sillage d’absence : la rime présente n’est que l’écho d’une

rime disparue, et l’audition ne révèle l’œuvre qu’à mesure qu’elle abolit. C’est aussi ce que

décrit Musique « par l’art du poète une image aux dernières lignes vient réveiller l’idée qui

sommeillait aux premières, revivifier maintes figures à moitié faites qui attendaient

l’appel436.. » Fugitive, la poésie ouvre les portes de l’universel, du sacré, de la vie mystique et

de la réalité supérieure, celle des correspondances que fonde, déplacé du domaine de la

morale de l’action au domaine du sens, le concept d’intention emprunté à la pensée thomiste.

Ces correspondances, la poésie les établit d’abord à travers l’analogie, figure fondamentale de

la poétique claudélienne et dont « Connaissance du temps » est la profession de foi ;

l’assimilation déjà évoquée du corps au grand Corps cosmique est un exemple parmi d’autres

du pouvoir de l’analogie à créer un pont entre les deux moitiés du monde. Comme elle, les

réseaux de similitudes déployés de vers en vers à travers l’hypallage, la métaphore, la

métonymie ou le symbole, élément inhérent à la poétique claudélienne437 en tant qu’il est« la

forme un instant perceptible au sens d’une réalité spirituelle offerte au-delà de la sensibilité,

de l’intellect et du verbe humain438 », permettent le passage de la vie à l’esprit et de la parole

humaine à l’Esprit saint ; associée aux images bibliques, la parole du poète (dont la tâche

consiste à « réunir un mot à l’autre et [à] tout ensemble faire action de grâces et

reconnaissance et prière soustraite au temps439 ») établit, en tant qu’elle donnant accès de

façon presque magique à la réalité souveraine, ultime, définitive et Totale, un lien entre

l’Homme et Dieu440.

436 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.224. 437 Au Père Varillon, le 10 juin 1936, Claudel affirme : « L’idée du monde-symbole est aussi ancienne en moi que la respiration, antérieure même à cette adhésion totale qui m'a incorporé à l'ordre et à la vérité catholique. » 438 C’est ainsi que le définit l’introduction du Dictionnaire des symboles qui précise également son caractère unificateur : issu de la confrontation de tendances contraires, des forces antinomiques, le symbole réunissant les éléments séparés et établissant un centre de relations auquel se réfère le multiple et où il trouve son unité, est un facteur d’équilibre : il est la synthèse de l’expérience de l’homme constitué des trois plans (inférieur, terrestre, céleste.) 439 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.158. 440 D. Alexandre, « L'absolu intertextuel dans l'exégèse de Paul Claudel », Cahiers de Narratologie : « Le préfixe inter, dans cette écriture, prend une valeur forte : l’interprète établit des connexions qui suppriment les

Page 65: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

65

Le passage est en outre facilité par la musique à laquelle est originellement liée la

poésie. Instrument de liaison des amants – la musique abolit, en transformant l’espace qui

sépare les amants en durée, la distance qui « n’est plus […] une division ou un éloignement

mais ce qu’on appelle en musique un intervalle441» – et des êtres en général ( « Nous sommes

ensemble tant que durera la musique442 » dit l’actrice à Rodrigue) –cet art qui selon la théorie

pythagoricienne de la « musique des sphères » retenue par la tradition chrétienne est l’art

harmonieux des nombres et du cosmos, constitue la médiation essentielle entre l’humain et le

divin443. L’Ange l’avait révélé à Prouhèze :

Mais pour te faire pénétrer cette union du temps avec ce qui n’est pas le temps, de la distance avec ce qui n’est pas l’espace, d’un mouvement avec un autre mouvement, il me faudrait cette musique que tes oreilles encore ne sont pas capables de supporter444.

La musique dont son Incarnation, Dona Musique, dit qu’il faut « s’y enfoncer jusque par-

dessus les oreilles445 »participe de l’union des êtres au Tout. Son pouvoir incantatoire,

renforcé par les répétitions et les effets d’échos du long chant qu’est le Soulier, permet de

vivre la désolante Absence comme peuplée d’une indéfectible Présence.

La poésie du Soulier permet, par la double opération de désignation et d’occultation

poétique du réel, de formulation et de transfiguration de l’objet, de passer de la chose au nom,

du langage à l’idée et d’exprimer, sur les traces de Rimbaud, qui, le premier, a pu s'exclamer,

dans «L’Alchimie du verbe »: « Elle est retrouvée/Quoi ? - L' Eternité », l’inaltérable. La voix

du poète à la recherche d’une explication orphique du monde qu’est Claudel et dont la

comédienne de Tête d’Or, Cl. Buchvald, dit qu’elle est « une voix qui a toujours à voir avec

quelque chose de spirituel, d’inconnu, une voix qui ne porte pas seulement du sens mais aussi

un appel, une prophétie, une voix qui s’élève et permet la transfiguration» mène de la

plénitude existentielle à cet inaltérable, au vide essentiel où l’être claudélien découvre la

transcendance.

intervalles. L’intertexte intervient comme médiation entre la partie et le tout, l’humain et le divin, la lettre et l’esprit, le matériel et le spirituel. » 441 P. Claudel, Œuvres complètes, XIX, p.331. 442 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 420. 443 Les chants spirituels des enfants de cœur, sont, explique le poète à Romain et Marie Rolland, à l’origine de sa conversion: « Puissance merveilleuse de la voix, de l’âme directement qui atteint, qui imprègne, qui s’unit à l’autre âme et qui l’entraîne avec elle, avec la connivence irrésistible de l’oreille, dans un même acte d’amour, quand c’est l’amour qui va à la rencontre de la foi ! » 444 P. Claudel, Le Soulier, op. cit, p.264. 445 Ibid, p.220.

Page 66: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

66

3.3. « L’objet en ronde bosse » : l’écriture du cercle

Dans son article « D’un geste linguistique familier à Claudel446, G. Antoine analyse

l’idéal claudélien d’un « objet en ronde bosse » qui se traduit, dans la phrase, par

l’antéposition de l’élément normalement placé en second et dont l’effet obtenu est

l’impression de fermeture. Le vers suivant l’illustre : « La forme de cette femme en ce monde

qu’il m’a été à jamais refusé de posséder447 ! » ; en prélevant, sur le corps de la relative, un

élément qu’il insère dans la part antécédente de la principale, le poète fait de la phrase une

phrase close sur elle-même ; l’effet précédant la cause, la phrase peint l’envahissement de

l’être avant même que les verbes ne le signifient par le détail. De même le vers « Une

Prouhèze pour toujours que ne détruit pas la mort448 » unissant, en deçà de la proposition

relative, les deux éléments de la proposition réellement principale, à savoir l’homme et la

femme livrés à l’épreuve du temps mais liés par la promesse de l’à-jamais, constitue un objet

circulaire.

L’écriture de la ronde bosse dépasse le cadre de phrase. Claudel cherche à embrasser,

à encercler le monde dont le drame affirme dès le prologue vouloir être la scène449. Donnant,

comme Lafontaine, la parole à tout – « tout parle en son ouvrage, et même les poissons450 » –

le poète veut étreindre l’univers des mots dans sa totalité ; de cette volonté de poésie totale ou

totalitaire participe le mélange des images et des tours, du langage poétique et des mots

orduriers. Ainsi Rodrigue montre-t-il, comme les pécheurs de la quatrième journée, une

certaine verdeur verbale :

Il vaut mieux conduire dans le sable un char attelé de vaches déférées, il vaut mieux pousser un troupeau d’ânes à travers les éboulements d’une montagne démolie, Que d’être le passager de cette baille à merde et d’avoir besoin, pour avancer la longueur de son ombre, de la conspiration des quatre points cardinaux451.

Le langage vise à traduire le caractère synthétique de la vision claudélienne : comme

le note D. Millet-Gérard dans La beauté et l’arrière beauté452, les nombreux effets d’écho, la

446 G. Antoine, « D’un geste linguistique familier à Claudel », Le regard en arrière, Revue Lettres Modernes, Paul Claudel n°2, p.111- 125. 447 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 322. Les exemples sont légion. L’antéposition concerne généralement les expressions adverbiales de lieu (Prouhèze – Rends-là moi donc enfin, cette eau où je fus baptisée !) et, note G. Antoine, plus particulièrement la localisation métaphorique « en » renvoyant autant à l’être qui parle ou à qui la parole est adressée, qu’au cœur, à l’âme, ou à l’esprit : « J’écoute bien, mais ce n’est point ce que me dit cette chose en vous plus ancienne que vous qui bat… », « en » réunit le temps humain et l’espace intérieur projetés ensemble hors de la relative. 448 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 280. 449 Ibid, p.15 :« La scène de ce drame est le monde. » 450 Lafontaine, dans la préface des fables. 451 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.359. 452 D. Millet-Gérard, La beauté et l’arrière beauté, Sédes, « Questions de littérature », Liège, 2000.

Page 67: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

67

prédilection du poète pour l’idée de composition, l’utilisation fréquente de termes composés

du préfixe latin cum sont autant d’éléments au service de l’expression du Tout. Le poète

cherche par tous les moyens, à “élargir” le langage (comme Rodrigue veut « élargir la

terre453 ») ; s’il use beaucoup des incidentes, c’est, comme il l’explique à J. Amerouche et à J.

Madaule dans une interview radiophonique454, afin « d’élargir les ailes de la phrase455. » Il

s’agit pour Claudel de faire du langage, à travers l’accumulation d’adjectifs ou le jeu

connotatif, qui enrichit infiniment la résonance du texte, l’écrin renfermant le monde figuré

par l’autre idéal poétique claudélien qu’est la rose, la « parole parfaite en une circonférence

ineffable456. »

La mort apparaît comme le lieu de la réalisation de l’union tant désirée par les

protagonistes : ensembles bien que et même parce que séparés, les amants enfin libres et

remplis par la joie divine semblent avoir quitté les ténèbres pour la lumière, le profane pour le

sacré, et franchi la porte du Ciel que représente le Christ457:

Et pourtant, la trinité formée par le couple uni à Dieu est illusoire. L’union est

essentiellement verbale ; l’union des protagonistes est surtout la parole poétique qui suivant la

formule hégélienne –« La beauté hait l’entendement458 » – n’assume pas la division, le négatif.

Claudel exploite le pouvoir hypostasiant du langage qui fait passer de la quasi-corporéité de la

parole énonciatrice à la quasi existence de la réalité énoncée afin de faire vivre l’imaginaire

comme réel et de cristalliser – c’est là le fondement de l’analyse que Freud fait de l’œuvre

d’art – dans la matérialité des signes l’idéalité des significations. Mais le langage a ses

limites ; si les mots conservent ce qui a été supprimé, et peuvent donc fixer à jamais l’amour

des amants459., ils sont aussi ce qui entrave l’abstraction, l’élévation nécessaires à la rencontre

du divin ; l’idéal claudélien d’un poème fait de vide et de silence, constitué de son impalpable

essence, d’une parole-limite qui serait un immense O, celui-là même que forment les lèvres

qui entourent le mot entourant lui-même le monde, est traversé par l’inévitable écran des

453 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.450. 454 Voir le dossier « Archipel Claudel » dans les archives de France culture. 455 Ibid : « Quand la phrase arrive à son terme après les incidentes, les subjonctifs, elle se pose avec une légèreté extraordinaire. L’incidente a épuisé la phrase logique avant que la phrase sonore ne soit arrivée à son terme. Elle se pose, elle donne beaucoup de grandeur. » 456 P. Claudel, « Cantique de la rose », La Cantate à trois voix, op.cit, p. 138. 457 « Je suis la porte, si quelqu’un entre par Moi, il sera sauvé. » (Jean, 10, 9) 458Hegel, La phénoménologie de l’esprit, op.cit. L’entendement constitue, dans le système hégélien, un processus de séparation que la raison unificatrice dépasse. 459 Cela n’est même pas certain ; comme l’explique Hegel dans La phénoménologie de l’esprit, la parole opère un renversement immédiat de ce qu’elle dit; exprimant le hinc et nunc aussitôt dépassés, « la parole qui a la nature divine d’inverser immédiatement mon avis pour le transformer en quelque chose d’autre» empêche la fixation, la cristallisation de l’union si durement conquise.

Page 68: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

68

images et des mots qui entraîne, comme le poète l’écrit-lui même dans L’œil écoute, la

« cristallisation », la « solidification » ou la « coagulation » de l’idée dont ils sont

l’aboutissement, le terme. L’effort de vaporisation des contours visant à faire évanouir l’être-

là trop concret des objets et des personnes dans l’unité indistincte de l’impression spirituelle

est contrarié par la matérialité du langage impuissant à lier de façon immédiate les plans

humain et divin. La mise en poésie du monde ne suffit pas à établir l’union que le

désenchantement – annoncé par un certain nombre de discordances – de la quatrième journée

déconstruit totalement.

Si les trois premières journées ressortissent, malgré leur longueur, au conte460 – elles

constituent, selon la définition qu’en donne M. Tournier, un « milieu translucide » dans lequel

le lecteur soumis au « willing suspension of disbelief461 » de Coleridge goûte le merveilleux

incarné par Prouhèze, aussi appelée Dona Merveille – la quatrième journée, que le principe de

composition du drame462 invite à considérer comme le cœur de l’œuvre, brise le rêve de

l’union paisible et harmonieuse. Le retour au réel que manifeste la journée « Sous le vent des

îles Baléares », d’où tous les personnages surnaturels ont disparu, révèle que le dépassement

de la séparation n’était que sublimation :

Les abîmes, que le regard sublime Oublie, passent audacieusement d’un point à l’autre463.

Le « rêve d’une tendresse à la fois passionnée et sanctifiée » formulé par Mauriac s’avère

impossible. La fin de la pièce remet en cause l’idée d’une union transcendante des amants

dont le choix, resté sans commentaire, de l’absolu, pose question. Au Tout il y a des

frontières, et d’abord celle de la mort qui sépare plus qu’elle ne réunit les amants et ce pour

une raison précise : Rodrigue, lui, ne connaît pas la mort physique salvatrice à laquelle il

aspire depuis la première journée :

J’ai soif de ces mots destructeurs ! Encore ! Je suis avide de ce néant qu’elle veut bien établir en moi. Car je sais que c’est seulement dans le vide absolu de toute chose que je la rencontrerai464

Si ce dernier a ouvert un « passage » en Amérique centrale, entre l’océan atlantique et l’océan

pacifique, cette « porte à l’horizon de l’Ouest465 » qui est la Porte séparant ce monde de

460 Le Soulier est inspiré d’un conte ; à propos du titre du drame, Claudel écrit, dans Comment j’ai écrit « le Père humilié », 1946, Théâtre II, op.cit, p.1453 : « La première idée du Soulier de satin me vint d’une pantoufle oubliée, comme celle de Cendrillon, aux pages d’un roman chinois. » Notons aussi que l‘esthétique du conte est proche de celle du théâtre et de la tragédie en particulier. 461 S. T. Coleridge, Biographia Literaria, chap. XIV, p.314. 462 La quatrième journée a été écrite avant les trois autres. Musique expliquant (p.224) que ce « livre qui n’aura de sens que quand il sera fini ». invite également à saisir le livre à partir de la quatrième journée. 463 Ces vers sont cités par J. Grosjean dans la préface des Cinq grandes Odes, op.cit, p. 9. 464 P. Claudel, le Soulier, op.cit, p.67.

Page 69: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

69

l’autre et qu’il doit traverser s’il veut se montrer « plus audacieux que Colomb pour arriver

jusqu’à Prouhèze466 » lui est interdite. Séparé et de Prouhèze et du Ciel, Rodrigue ne connaîtra

pas l’apaisement auquel tant de critiques ont assimilé l’œuvre. Le drame est celui de la

défaite.

465 Ibid, p.457. 466 Ibid, p.442.

Page 70: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

70

PARTIE III : DÉFAITE

Page 71: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

71

Marquant la fin de la « mascarade » – c’est ainsi que Claudel qualifie le Soulier auprès

de ses amis – la quatrième journée défait, ramène à l’état premier ce qui a été uni ; déjà miné

de l’intérieur par ses propres discordances, le trop parfait édifice claudélien révèle in fine un

certain nombre de fissures : séparé de Prouhèze et du Ciel, l’être condamné à l’inquiétude

qu’est le Rodrigue de la dernière journée figure en définitive l’échec du poète à dépasser les

problèmes fondamentaux de l’œuvre et confronté à la quadrature du cercle.

1. Dissonances

Les fausses notes que cristallise la dernière scène du drame viennent contredire l’idée

d’une heureuse union de Dieu, de Prouhèze et Rodrigue ; l’amant tourmenté n’a pas accepté

la séparation, l’extase unifiante est indissociable d’une incurable douleur, et un doute pèse

quant à l’authenticité de l’amour des protagonistes envers Dieu et envers l’Autre.

1.1 La dernière scène: le regard en arrière

La dernière scène, scène qui exprime de la façon la plus poignante le déchirement,

jusqu’alors contenu, du protagoniste, désormais prisonnier, délaissé de tous et dans le

dénuement le plus total, et dont peu d’études ont finalement montré l’importance (peut-être en

raison du problème interprétatif qu’elle pose), décrédibilise la thèse triomphaliste.

La scène s’ouvre sur une lettre destinée à Rodrigue que les soldats confisquent

cruellement. Cette lettre, dont on n’apprend quelques vers plus tard qu’elle est de Sept-Epées,

et qui donc ménage déjà une certaine tension dramatique (l’objet évoque d’abord, pour le

lecteur comme pour le personnage, la « lettre à Rodrigue écrite par Prouhèze), le héros ne

peut la lire. Enchaîné, comme son frère le jésuite, au mât de son bateau, Rodrigue subit,

comme le Christ, les outrages des Prétoriens : les soldats jouent aux dès la lettre sa fille

comme ceux de Pilate jouaient la « tunique sans couture. » Humilié, réifié, le « vieux N’a-

qu’une- jambe467 » considéré comme un traître, le « vieux bancal qu’on met en prison468 » qui

sera finalement donné à la religieuse, assiste impuissant à la lecture de la lettre par un des

soldats. Celui-ci assène les derniers coups au héros : Sept-Epées est la fille de Camille, dont

Prouhèze a été – la chose est ici clairement dite –la « maîtresse. » L’objet même de l’amour

467 Ibid, p.484. 468 Ibid, p.489.

Page 72: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

72

de Rodrigue est rabaissé ; l’« Ogresse ou Bougresse469 » que devient, par un jeu de

paronomase approximatif, Prouhèze n’est, selon les soldats, qu’une traîtresse. Frère Léon,

l’Ange consolateur du Mont des oliviers, a beau occulter la relation charnelle connotée par le

terme « maîtresse » en lui substituant le syntagme « femme de Camille », le distinguo ne

dissuadera pas Rodrigue de mener un interrogatoire la concernant. L’absence de réponse à sa

première question – « Eh quoi, mon père, vous avez connu Prouhèze470 ?» alimente son

inquiétude cependant que les soldats« si méchants et si cruels471 » poursuivent la crucifixion.

Si, face aux soldats qui s’amusent à parodier l’histoire des amants à travers de celle de Jean

d’Autriche et de Sept-Epées472, Rodrigue feint l’indifférence, son « air supérieur et

tranquille473 » ne manifeste pas l’ataraxie du héros. Quand le théâtre de la cruauté va jusqu’à

suggérer la mort de celle qu’il considère comme sa fille, la sérénité le quitte : la question

rhétorique « Que pourrait-il m’arriver de mauvais par une nuit pareille474 ? » entraîne, alors

que soldats se trouvent « dans une autre partie du bateau », à une batterie de questions ; la foi

mobilisée à travers ces sentences : « ni ton père ni toi ne sommes de ceux que la mer

engloutit475! » ou « Celui qui a le bras vigoureux et qui respire à pleine poitrine l’air de Dieu,

il n’y a pas de danger qu’il s’enfonce ! Il surmonte joyeusement cette grosse vague

magnifique et qui ne nous veut aucun mal476! » semble forcée. Comme toujours chez

Rodrigue, le dogme chrétien est convoqué moins par conviction que par superstition. Ce

dernier a beau prétendre n’avoir jamais vu « quelque chose de si magnifique477 »

on dirait que le ciel m’apparaît pour la première fois. Oui, c’est une belle nuit pour moi que celle-ci où le célèbre enfin mes fiançailles avec la liberté478

la grâce dont il semble enfin être touché n’est qu’éphémère. A évoquer sa fille, pure énergie,

Rodrigue réaffirme sa foi : « Va à ta destinée, mon enfant ! Va combattre pour Jésus Christ,

mon agneau479 ». Mais que peuvent signifier ces « fiançailles avec la liberté480 » quand le

469Ibid, p 486. Claudel dira que « Prouhèze », comme Mesa ou Ysé, appartient à la catégorie des« noms biscornus. »( Œuvres XIII, p.273) Le dénigrement rappelle celui d’Isodore évoquant les « grands vilains yeux bleus » de Prouhèze (p 65).Le portrait négatif de la Femme que nous verrons plus en détail dans la suite de l’étude peut faire croire à une certaine amertume de la part de l’auteur. 470 Ibid. 471 Ibid, p. 489. 472Au premier soldat déclarant « C’est le moment de rejoindre Jean d’Autriche », le deuxième interroge : «L’aura-t-elle rejoint seulement ? » La répétition du mot « rejoindre » associée à l’interrogation fait évidement écho à l’histoire de Prouhèze et Rodrigue dont jean d’Autriche et Sept-Epées sont les heureux doubles. 473 Ibid. 474 Ibid, p. 490. 475 Ibid, p. 491. 476 Ibid. 477 Ibid, p.490. 478 Ibid. Il est notable qu’une fois de plus, le mot renvoie et à l’amour et au religieux. 479 Ibid, p.492. 480 Ibid, p.493.

Page 73: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

73

fiancé avoue la persistance de l’aliénation amoureuse? Une fausse note s’introduit dans

l’harmonie que s’efforce de construire l’œuvre. Alors que l’acquiescement religieux semblait

obtenu, un sursaut de révolte atteste la survivance de la passion profane. Les derniers mots de

la lettre – « Nous nous retrouverons au ciel481 » évoquent chez l’amant le rendez-vous céleste

que Prouhèze lui avait donné via Saint Jacques. « Il faut lui pardonner482 » déclare le

franciscain. Le propos, ambigu, réfère-t-il, comme le pense Rodrigue, à Sept-Epées, ou à Dieu

(qui l’aurait abandonné) ou à Prouhèze (qui la laissé devenir cet être errant ?) La suite du

dialogue et l’invitation de frère Léon à la confession valide cette dernière hypothèse: « Frère

Rodrigue, ne serait-ce pas le moment de m’ouvrir votre cœur chargé483? » C’est le temps de

l’aveu tant attendu d’un homme au cœur « chargé de pêchés et de la gloire de Dieu484 » :

Ce qui vient le premier, c’est ma nuit au fond de moi comme un torrent de douleurs et de joie à la rencontre de cette nuit sublime485 !

Il n’est pas certain que, comme le pense R. Bady, « Jamais l’univers, dont il a contribué à

parfaire l’unité, ne s’est montré à lui sous un jour plus enchanteur486.. » Cette nuit au fond de

lui, c’est ce qui le préoccupe depuis l’entretien avec Camille. Après la libido sentiendi et la

libido dominendi, c’est au tour de la libido sciendi d’entrer en scène. Rodrigue demande,

obstiné :

Cette femme que vous avez mariée autrefois à Mogador. Ainsi vous l’avez vue ? C’est vrai que vous l’avez vue ? Qu’est ce qu’elle vous a dit ? Comment était-elle, ce jour-là ? Dites-moi s’il a jamais existé au monde une femme plus belle487 ?

Le sublime nocturne est vite écarté au profit du Beau humain. L’amant préfère la beauté à

l’arrière beauté ; ce n’est pas l’étoile que désire Rodrigue mais la femme. Tourmenté par le

reflet de Prouhèze, celui qui a « horreur du souvenir488! » se laisse aller à évoquer l’image

passée de Prouhèze désormais invisible:

ah ! ah ! cruelle ! ah ! quel atroce courage ! comment a-t-elle pu me trahir et épouser cet autre homme ! et moi je n’ai tenu qu’un instant sa belle main contre ma joue ! Ah ! après tant d’années la plaie est toujours là et rien ne pourra la guérir489!

La plainte amoureuse trahit dans le drame le retour du corporel. Le souvenir de la « belle

main », des « yeux si beaux », du « sourire radieux », ou encore de l’ «épaule nue » e celle

qu’il ne désigne plus qu’à l’aide de périphrases laisse bientôt la place à la colère. La jalousie

481 Ibid, p. 490. 482 Ibid, p.492. 483 Ibid. 484 Ibid. 485 Ibid. 486 R. Bady, Littérature et spiritualité, Presses universitaires de Lyon, 1978, p. 236. 487 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 492. 488 Ibid, p. 316. 489 Ibid, p. 493.

Page 74: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

74

dissimulée derrière la sagesse, jamais totalement enterrée490, resurgit ; ce qui l’avait tiré du

coma (« Le nom de son rival, cela vaut mieux qu’un moxa sur la plante des pieds491 » s’en

était amusé le Capitaine dans la deuxième journée) éloigne à nouveau l’amant du salut.

Rodrigue a accepté de se séparer de Prouhèze afin de garantir l’union avec Dieu, non pour

favoriser celle de sa bien-aimée avec le maure. Comme dans la deuxième journée, où

Rodrigue s’efforce de comprendre ce qu’il considère comme une trahison:

Il suffira que je la voie une minute, je ne puis croire qu’elle aime ce fils de chien ! Ah ! je sais que c’est moi qu’elle aime et qu’elle me fuit !Que je puisse lui parler et je sais que tout sera expliqué en une seconde et il n’y aura pas besoin d’explication492 !

la dernière scène montre un Rodrigue avide d’explications et ne se satisfaisant pas de la

promesse du franciscain qui, notons-le, n’infirme à aucun moment ses propos : « Tout cela un

jour vous sera expliqué493 » Le héros poursuit son enquête à propos du mariage révélé dans la

scène IV de la troisième journée :

Le jour où vous l’avez mariée, était-elle heureuse à côté de ce nègre ? Est-ce qu’elle lui a donné volontiers sa belle main, le doigt de sa main pour qu’il y passe l’anneau494?

Le contrat qui unit les époux avec Dieu a une valeur sacramentelle495. L’anneau constitue

symboliquement un lien fort : c’est l’attachement fidèle, librement accepté, relié au temps et

au cosmos. Meurtri, Rodrigue refuse de suivre l’injonction du franciscain selon laquelle « il

ne faut plus regarder que les étoiles496 ». Il ne veut pas « Abandonne[r] ces pensées qui [lui]

déchirent le cœur497 ! » Le déchirement, la séparation persiste, jusque dans la dernière scène.

Rodrigue crie, martèle cette séparation que demeure la mort :

Elle est morte, morte, morte ! Elle est morte, mon père, et je ne la verrai plus ! Elle est morte et jamais elle ne sera à moi ! Elle est morte et c’est moi qui l’ai tuée498 !

L’écholalie exprime le dépit amoureux de celui qui tue une seconde fois Prouhèze: comme

dans La femme et son ombre499, ballet dans lequel un guerrier frappe d'un coup d'épée l'ombre

de la femme morte aimée jadis qui, vivante, tombe alors morte, Rodrigue, tue l’ombre, la

présence en esprit de celle qu’il croit morte et qui pourtant est proche de lui. S’ensuit un

490 Comme le dit l’amoureuse du Cantique des cantiques, « Fort comme la Mort est Amour/Inflexible comme Enfer est Jalousie. » 491 Ibid, p. 168. 492 Ibid, p.170. 493 Ibid, p.493. 494 Ibid, p. 494. 495 Dans la Lettre sur Coventry Patmore. Il qualifie le « pacte entre l’homme et la femme », fondé sur un « sentiment mystérieux », l’amour, de « consentement que deux personnes libres se donnent de l’une à l’autre », chose si grande que Dieu »en a fait un sacrement » ce qui lui confère un « caractère irrévocable. » (p 292.) 496 Ibid. 497 Ibid. 498 Ibid. 499 P. Claudel, La femme et son ombre[1920], Théâtre II, op.cit, p.647

Page 75: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

75

virage à cent quatre vingt degrés aussi surprenant que suspect; au fond de l’abîme Rodrigue

semble enfin connaître la révélation :

Je le sais ! C’était cela qu’elle était venue m’apporter avec son visage ! La mer et les étoiles ! Je la sens sous moi ! je les regarde et ne puis m’en rassasier ! Oui, je sens que nous ne pouvons leur échapper et qu’il est impossible de mourir500 !

Alors qu’il sombre dans la mélancolie, Rodrigue ressent la présence aquatique de Prouhèze,

l’éclat du corps absent qui participe de l’épiphanie du moment miraculeux où se manifeste le

sacré. Le voeu de Prouhèze à l’Ange gardien « frère, aide-moi à lui donner l’Océan » semble

exaucé. Le héros entrevoit la liberté qui s’offre à lui : « On a retiré autre chose que Dieu ! On

a enchaîné l’exacteur! On mis aux fers ces membres, ces tyrans501 ! » Ce brusque

retournement laisse cependant le lecteur sceptique : relisant en 1939, le Polyeucte de

Corneille dont il reconnaît la proximité structurelle avec le Soulier –Pauline aime Sévère et

non Polyeucte mais se sacrifie au second – Claudel reproche au tragédien la sainteté peu

crédible du héros, le dramaturge n’ayant pas su expliquer « cette force soudaine de la

Grâce502. » La situation est ici identique ; comme Polyeucte, Rodrigue adhère un peu trop vite

au dogme de la communion des saints. Le choc provoqué par un autre bateau sur celui de

Rodrigue met d’ailleurs aussitôt fin à l’abstraction qui, somme toute, n’aura duré que

quelques vers – d’un point de vue volumétrique, la complainte occupe une plus grande place

que la contemplation. Le cri de ce que l’on découvre être une religieuse – « Aidez-moi ! » –

comme le cri de l’enfant dans la scène de séparation de la troisième journée, indique le retour

au terrestre.

L’œuvre se ferme sur ce cri ambigu : « Délivrance aux âmes captives503! »

L’exclamative apparaît moins, après relecture de la scène, comme une assertion qu’un

souhait ; le cri n’est pas nécessairement, comme le pense M. Lioure, l’hymne de joie ou le

chant de triomphe de l’esprit libéré des servitudes et des hantises de la chair. Il laisse au

contraire chez le lecteur, un sentiment d’indétermination : il semble – et c’est sans doute

volontaire- que tout n’a pas été dit, expliqué. Le « happy-end » est forcé. Le Soulier de satin504

du réalisateur M. di Oliveira apporte un éclairage quant aux derniers mots du texte ; le

cinéaste montre un Rodrigue seul auquel tous les personnages tournent le dos tandis qu’un

chœur d’enfant répète, dans une forme de palilalie, cette litanie effrayante composée de

« délivrance aux âmes captives ! » et « écoutez ! » La répétition à valeur incantatoire de ces

500 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.495. 501 Ibid. 502 P. Claudel, Journal II, op.cit, p. 294. 503 P. Claudel, le Soulier, op.cit, p. 501. 504 M. di Oliveira, Le Soulier de satin (El Zapato de Raso), 1985.

Page 76: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

76

mots fait pencher l’interprétation du côté de la modalité optative. Le Soulier est,

contrairement à ce qu’indique la formule latine finale Explicit opus mirandum505, un drame

inachevé ; de même qu’elle n’a pas de vrai début, l’histoire des amants n’a peut-être pas de

véritable fin. Le destin de Rodrigue, loin d’être scellé, reste indéterminé.

La déploration finale de Rodrigue n’est pas la seule fausse note de la dernière scène,

qui révèle, au-delà la mélancolie du protagoniste, une joie synonyme de souffrance.

1.2 Une joie paradoxale : dolori sacrum

« Faites de lui un homme blessé parce qu’une fois en cette vie il a

vu la figure d’un Ange506 ! » Œuvre de la violence (le drame s’ouvre sur l’agonie du Jésuite à laquelle succède,

suite à la bataille de Mogador où Rodrigue tue Don Luis, la mort de Pélage et de Balthasar,

autre personnage du sacrifice), le « concert ravissant de toutes les formes de la joie et de la

gaieté507 » que constitue le Soulier est aussi une œuvre placée sous le signe de la souffrance. Si

la joie (et non le bonheur, car « Il n’y a rien pour quoi l’homme soit moins fait que le bonheur

et dont il se lasse aussi vite508 ») permet de réaliser l’union des amants – « là où il y a le plus

de joie, c’est là qu’il y a le plus Prouhèze509 ! » dit l’amante – cette joie « est tout le contraire

du plaisir510. » La joie est inséparable de la souffrance ; la « scène à deux femmes511 » entre

Musique et celle qui a pour mission d’apporter la joie le dit clairement :

Musique –Est-il fait pour la souffrance ? Prouhèze –S’il la demande, pourquoi la lui refuser?[…] Musique –L’aimez-vous à ce point ? […] Prouhèze –Maintenant je vis pour lui ! Musique –Comment, quand votre visage lui est pour toujours interdit ? Prouhèze – Ma souffrance ne l’est pas. Musique – Ne voulez-vous pas son bonheur ? Prouhèze –Je veux qu’il souffre aussi

505 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.501 Notons que la formule « Ici s’achève le chef-d’œuvre », dont la note affirme qu’elle exprime l’autodérision, peut indiquer le caractère ouvert du Soulier, œuvre à admirer (c’est la valeur d’obligation de l’adjectif verbal mirandum) et dont on peut ou doit s’étonner (c’est le sens du verbe miror.) 506 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 20. 507 P. Claudel, Mémoires improvisés, op.cit, p 289. 508 Ibid, p.88. Dans Le Père humilié, Orian condamne également le bonheur : « Il est nécessaire que je ne sois pas un heureux ! Il est nécessaire que je ne sois pas un satisfait ! » « Il est nécessaire que l’on ne me bouche pas la bouche et les yeux avec cet espèce de bonheur qui nous ôte le désir ! » Rodrigue lui-même dira « Cela m’ennuie de voir des gens heureux, c’est immoral. » 509 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 337. 510 Lettre à O. Rocksett, 17 septembre 1935. 511L’expression appartient M. Autrand, auteur d’une étude intitulée « La scène à deux femmes dans le Soulier de satin. »

Page 77: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

77

Musique –Il souffre en effet Prouhèze –Jamais assez512.

Seule la douleur élève : « Un homme, une femme tous deux me regardent et pleurent.

[…] les heureux et les assouvis ne me regardent pas. C’est la douleur qui fait dans le monde

ce grand trou au travers duquel est planté mon sémaphore513 » explique Saint Jacques. Seul le

chemin de croix permettra de connaître cette joie et à travers elle Dieu514. La joie s’obtient au

prix d’un « festin de douleurs515. »

Prouhèze le sait bien, elle qui a demandé à Pélage « non point des fleurs et des fruits

[mais] un fardeau516.» Celle dont le sacrifice n’a pas été aussi aisé que le disait le jésuite dans

le prologue (« on parle d’un sacrifice quand à chaque choix à faire, il ne s’agit que d’un

mouvement presque imperceptible comme de la main517 ») n’a gagné le Ciel qu’après avoir

subi la torture de Camille et versé de« grandes larmes, pareilles aux nausées de l’agonie518. »

De même Rodrigue ne goûte la joie qu’après la «vision de l’Ange qui fut comme le trait de la

mort519 ». La joie est d’abord blessure520 : c’est par la « blessure à son côté, comme la flamme

peu à peu qui tire toute l’huile de la lampe521 » que l’amant est initié au monde suprasensible;

c’est le glaive (symbolisant la force tranchante de la parole de Dieu qui pénètre, selon Saint

Paul, jusqu’au point de division de l’âme et l’esprit) que Prouhèze lui enfonce dans la poitrine

qui lui fait prendre conscience de son imperfection.

La joie que Claudel définit comme la communion522, la grâce tragique qui veut obtenir

de l’homme le renoncement total, le don total de soi, la délivrance faite de l’accord de

l’intuition mystique avec la réalité du cœur, nécessite un long combat. Qu’on nous permette 512 Ibid, p. 88-89. La définition de la souffrance que donnent en filigrane les questions de l’Ange regardant Prouhèze s’enfuir avec difficulté de l’auberge suggère également ce lien entre la souffrance et la joie: « Ce qu’ils appellent la souffrance, est-ce que cela se passe dans un monde à part et de tout le reste exclu ? est-ce qu’elle échappe à notre vision ? est-ce qu’elle est une chose agréable à contenir pour cet être qui embrasse son objet ? Est-ce qu’elle est étrangère à cet amour et à cette justice dont nous sommes les ministres ? » (p. 97) 513 Claudel, Le Soulier, op.cit, p.161. Claudel cite dans son Journal cette formule de Lacordaire :« plus j’étudie les gens heureux, plus je suis effrayé de leur incapacité divine. » 514 Dans l’interview radiophonique accordée à J. Amerouche et J. Madaule Claudel déclare : « on ne connaît jamais aussi bien une chose que si elle fit souffrir, on connaît plus une femme quand elle vous a fait souffrir. » 515 Ibid, p.132. 516 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.140. 517 Ibid, p.19. 518 Ibid, p.206. 519 Ibid, p. 520 Claudel affectionne le mot « blessure ». Il note, dans L’épée et miroir (p.18), son pouvoir révélateur : « ton âme [dit Siméon], un glaive le transpercera, afin que soient révélées de beaucoup de cœurs et de cogitations. Paroles sacramentelles qui comme celles de l’Evêque au jour de la confirmation font ce qu’elles disent. Le glaive est par elles enfoncé et à travers le cœur de Marie ; il apporte à beaucoup d’autres la pointe révélatrice et la division désormais indispensable. » 521 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 231. 522 Dans les Conversations dans le Loir et Cher, Claudel use de trois formules homologues : « Communion avec Dieu », « Communion de tous les homme l’un avec l’autre », « Communion de l’homme avec la Nature », le tout « par la connaissance et la domination et par un grand ensemencement de paroles. »

Page 78: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

78

de restituer ce long mais éclairant commentaire quant à la morale de la lutte pensée par

Claudel :

L’homme est double : d’un côté, désir animal de jouissance, instinct de vie entaché de défauts ; de l’autre, désir des grandes choses, nobles aspirations, désir de Dieu. C’est ce double instinct qui fait le sujet du drame humain et aboutit à cette claudication de l‘homme, symbolisée par le soulier que l’héroïne, sur le point de pêcher, remet à la Vierge » […] Je relisais récemment un passage où Nietzsche s’élève contre la notion de pêché. C’est au contraire une notion extrêmement riche pour l’être et dramatique. En effet, ce n’est que par le combat qu’il y a perfectionnement. Le christianisme a contribué à un immense développement de l’humanité par l’introduction de l’élément de lutte. On n’atteint le progrès –aussi bien dans les arts que dans la vie -que par ce constant mécontentement de soi, cette éternelle insatisfaction. […] C’est cette apparente contradiction des instincts humains -aspiration vers le bas et vers le haut- qui aboutit, en fait, à un épanouissement plus complet, plus parfait et plus harmonieux de la personnalité523.

L’être se réalise plus complètement dans l'état de passion que dans l'état d'inertie ou de

tranquillité. Comme le dramaturge l’écrit à Gide dans une lettre capitale pour l’intelligence de

la conception claudélienne du drame et de ses rapports avec la religion datée du 8 juillet 1909,

la lutte est inhérente à la tragédie chrétienne : « Le chrétien ne vit pas comme le sage antique

à l’état d’équilibre, mais à l’état de conflit524. » La joie est in-quiétude.

Contestant l’idée que le catholicisme ou « la possession de la vérité » soit un « un état

de repos », Claudel n’apporte pas de réponse au « problème de la joie et de la souffrance »

soulevé par J. Amerouche dans les Mémoires improvisés. La joie qu’atteint enfin Rodrigue ne

lui apportera pas la sérénité.

L’ambiguïté de l’amour des protagonistes, également associé à la souffrance – « la

souffrance est peut-être le seul moyen d’atteindre cette réalisation bienheureuse d’un être par

rapport à l’autre525. » – constitue une autre fausse note du texte.

523 P. Claudel, Interview du 25 novembre 1943 sur Le Soulier de satin. 524 Lettre à Gide, le 8 juillet 1909. Dans une lettre à J.Rivière datée du 28 avril 1909 reprise dans le Cahier Paul Claudel XII, p.139, Claudel cite Chesterton dans Orthodoxy :« La vérité chrétienne […] place la sagesse non pas dans une neutralité médiocre, mais dans des sentiments d’apparence contradictoire poussés à leur degré extrême d’intensité. […] « L’homme comme une croix subit sa tension, son extension extrême dans tous les sens. » 525 P. Claudel, Mémoires improvisés, op.cit, p 289. L’amour est pour le poète synonyme de combat : « Le baiser n’aurait pas tant de goût si ce n’était pas un ennemi vaincu en cette personne défaillante que nous tenons dans nos bras. » (P. Claudel, Théâtre II, op.cit, p. 930.) Un cavalier décrit; dans la première scène de la deuxième journée du Soulier, Rodrigue comme « Achille à Scyros, non point caché entre les genoux d’une femme mais la pourchassant […] l’épée au poing ! » (p. 97.) La biographie de G. Antoine rapporte aussi que, découvrant le mot du comte Ernaut à Raoul de Cambrai, « Je sens bien que je ne t’aimerai que le jour où je t’aurai tué ! » Claudel a déclaré : « Voilà qui fait comprendre ce qu’est la véritable charité chrétienne. » Et d’ajouter : « Le commandement de la religion : “Aimez-vous les uns les autres” a plus de rapport qu’on ne croit avec le commandement de la nature : mangez-vous les uns les autres. Il y a un profond mystère et une source infinie de tragique dans le fait que nous sommes l’un à l’autre la condition du salut éternel que nous portons en nous… »

Page 79: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

79

1.3 L’amour en question : trahisons, désunions et désillusions

La dernière scène du drame rappelle également que l’amour des protagonistes n’est en

réalité pas si idéal. Drame de la dualité, Le Soulier est aussi le drame de la duplicité. Comme

le suggère B. Hue, la pièce est peut-être moins l’histoire d’un interdit que celle de trahisons.

La trahison concerne d’abord la relation des amants à Dieu. Le divin est souvent un prétexte

servant à justifier des mobiles humains et profanes. Le pseudonyme le plus proche du

dramaturge, Camille, dénonce l’hypocrisie de Rodrigue qui sous couvert d’obéir au Roi et de

sauver Prouhèze de ses griffes, « et tout en se sacrifiant soi-même526! », désirait en fait la

posséder:

L’amour, l’honneur, la vanité, l’ambition, la jalousie, la paillardise, le Roi, le mari, Pierre, Paul, Jacques et le diable, Tout le monde aurait eu sa part, tout cela était satisfait d’un seul coup527.

Rodrigue est accusé d’avoir souhaité « sournoisement [se] placer dans un tel état de tentation

qu’il n’y aurait presque plus eu de faute à y céder528.. » La même accusation est portée contre

Prouhèze. Le raisonnement de B. Hue selon lequel « Rodrigue croit avoir trahi Dieu en lui

préférant Prouhèze; pour le sauver, celle-ci le trahira lui préférera Dieu529. » n’est pas tout à

fait exacte. Certes la jeune femme cherche à substituer à « la promesse qui ne sera jamais

tenue530 » la promesse de fidélité à Dieu, mais cette promesse n’est pas tout complètement

sincère. Camille met à mal la fausse vertu de Prouhèze qui semble en définitive n’être que

calcul intéressé ; en faisant de l’acceptation de la mort le gage anticipé d’une possession

définitive de celui qu’elle aime,

N’ai-je pas renoncé à lui en ce monde ? Afin de mieux le posséder ds l’autre. Resterai-je sans récompense 531?

l’héroïne à la morale singulière (« Il vaut mieux faire du mal que d’être inutile532. » avait-elle

affirmé à Pélage dans la première journée) a en quelque sorte manipulé l’Ange. L’acte de la

jeune femme relève, selon la terminologie kantienne, de l’impératif hypothétique. Camille

ironise :

Un bel amant pour les femmes amoureuses en ce monde, ou dans l’autre. L’éternité bienheureuse dont nous parlent les curés,

526 Ibid. 527 Ibid, p.194. 528 Ibid, p.193. 529 B. Hue, Rêve et réalité dans Le Soulier de satin, op.cit, p.98. 530 P.Claudel, Partage de midi, op.cit, p. 192. 531 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.306. 532, Ibid, p. 149.

Page 80: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

80

N’[est] là que pour donner aux femmes vertueuses dans l’autre Monde les plaisirs que les autres s’adjugent en celui-ci533.

Loin d’être toute à Dieu, Prouhèze n’offre qu’un « cœur tout rempli de Rodrigue534. »

Impitoyable, l’« habile pêcheur535 » qu’est Camille pointe du doigt la dérobade de celle qui

s’épouvante d’une renonciation radicale à l’autre et ne cesse de répéter, juste avant de mourir,

dans la scène X de la troisième journée : « Non je ne renoncerai pas à Rodrigue536 ! »

Renvoyés dos à dos, Rodrigue et Prouhèze font l’objet de la raillerie de Camille qui dénonce

le caractère exhibitionniste du sacrifice :

Allons madame, dites-moi s’il est bien vrai que vous m’aimez, et puis revenez à Monsieur votre mari pour l’amour de moi ! N’admirez-vous pas la magnifique immolation que je suis prêt à faire de vous537?

La Trahison est également inscrite au cœur du couple. Prouhèze se sent trahie, depuis

le Ciel, par Rodrigue. Son amitié intellectuelle pour l’actrice à qui l’amant adresse des propos

faussement naïfs – « …ça fond bien ensemble nous deux. Il y a tout de même des choses pour

lesquelles il n’y a rien de tel que le mélange d’un homme et d’une femme538» – et que lui

reproche Sept-Epées dans la quatrième journée est pour le moins ambiguë. Rodrigue s’indigne

de la trahison de « la scélératesse539 » – « comment a-t-elle pu me trahir et épouser cet autre

homme540 ! » – qui lui refuse non seulement son corps mais son âme. C’est à Camille,

L’Epoux infernal541 de la parabole rimbaldienne citée par Claudel dans son commentaire du

Livre de Tobie qu’elle remet celle-ci. C’est pour cette « âme vile542 » qu’elle abandonne la vie

qui lui semble si précieuse543, qu’elle consent à se dessaisir de son unique bien, l’amour, et

qu’elle accepte la suprême désappropriation, celle de cesser d’être femme et de le laisser boire

« cette eau dont Dieu [l’] a fait[e] le vase544. » J. Petit pose la question : « Que pourrait

signifier ce « don de l’âme » sinon, au moins, l’acceptation de l’amour545 ? » Camille lit sur le

533 Ibid, p. 306. 534 Ibid, p. 309. 535 Ibid, p.309 ; 536 Ibid, p. 311. 537Ibid, p.192 Animés par un pur désir qui prend tantôt la forme de l’amour, tantôt celle de la conquête qui parfois s’entremêlent dans le désir de possession, Rodrigue et Prouhèze sont peut-être, comme Roméo et Juliette, plus amoureux de l’idée de amour que de l’Autre. 538 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p. La réplique de l’actrice est tout aussi savoureuse: « Mais peut être que j’ai envie de faire avec vous autre chose que des images et des gâteaux avec du sable ? » 539 Ibid, p.169 540 Ibid, p. 493. 541 Rimbaud, « La Vierge folle et l’époux infernal », Délires I, Une Saison en enfer, Paris, Garnier, 1960. 542 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 110. 543 Au néant qu’il lui propose dans l’entrevue de la première journée, elle objecte : « Mais moi, j’aime la vie, Seigneur Camille ! » (p. 31) 544Ibid, p.311. 545 J. Petit, Claudel et l’usurpateur, Desclée, De Brouwer, Paris, 1971, p. 28.

Page 81: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

81

visage de Prouhèze l’acceptation qu’il implorait : être à jamais désunie de Rodrigue, pour ne

plus jamais cesser d’être sa femme. Claudel lui-même rapproche la fin du Soulier de celle de

L’otage : le consentement que Turelure avait en vain tenté d’obtenir, cherchant à le lire dans

les yeux de Sygne agonisante, le voici enfin donné :

Plus que Rodrigue, il [Camille] a besoin de Prouhèze. Une Prouhèze dégagée de toute attache humaine, de toute préférence au regard de Dieu, de quoi que ce soit, l’étoile pure dans le rayon de son Créateur ! […] C’est elle que, plus heureux que le Turelure de l’Otage, il finit par obtenir et Mogador n’a plus qu’à sauter en l’air546.

Certes la préférence accordée à Camille est moins une trahison qu’un acte de charité547.

Camille a besoin d’elle en vertu du « mystère » de la Communication des saints qui fait « que

nous sommes l’un à l’autre la condition du salut éternel, que nous portons en nous, nous seuls,

la clef de l’âme de tel ou tel de nos frères qui ne peut être sauvé que par nous, et à nos propres

dépens548. » Prouhèze n’a pas d’autre choix que de le sauver ; A Marcilly parle d’une

« usurpation de l’amour » :

Chez Sygne, chez Prouhèze, par la volonté obscure du Créateur, il y a quelque chose qui positivement ne leur appartient pas, qui appartient à Turelure et à Camille, qui est leur clef, l’instrument indispensable de leur salut. Toutes deux le sentent et le savent, malgré la révolte intérieure […] Il y a un pacte sacré, infus, dans lequel la chair et le sang en la personne de Georges et de Rodrigue n’avaient pas le droit d’intervenir549.

Il n’en reste pas moins que la relation des époux est ambiguë. Même si Prouhèze a imposé au

Maure la “séparation de corps”, elle a ce mot troublant (rendu plus troublant encore par sa

posture « à demi couchée sur un divan, en vêtements arabes550 » et le pied nu offert à

Camille): « vous seul m’avez imposé votre grossière présence corporelle551. » De plus, le lien

qui l’unit à la « bête féroce552 » est peut-être plus fort qu’elle ne le croit :

Prouhèze –Et qui sait si mon corps ne vous a pas communiqué de moi un tel secret que mon âme elle-même ignore ? Camille – Il est vrai. Vous n’avez pas pu empêcher que nous fassions une certaine alliance ensemble. Et que nous continuions malgré vous sourdement à correspondre553.

Un autre dialogue, celui-là corporel, existe entre Camille et Prouhèze qui déclarait quelques

temps plus tôt : « il n’y a pas besoin de paroles entre nous554. ». Le choix de Prouhèze

546 P. Claudel, Théâtre II, op.cit, p. 1481. 547 Dans Une voix sur Israël, Claudel écrit : « La vraie charité, ce n’est pas seulement de donner quelque chose à un pauvre, c’est de le rendre capable lui-même de donner, et cette charité à son tour, de l’exercer. » Cette eau qu’elle offre à Camille doit le rendre bon envers les autres. 548 P. Claudel, Mémoires improvises, op.cit, p.344. 549 Claudel, lettre du 31 mai 1944, Lettres à une amie, op.cit. p.301, 550 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.293. Le film de M. di Oliveira met en évidence le caractère sensuel de la scène : Prouhèze reçoit Camille presque allongée, lascive, le ventre découvert dans un « boudoir réservé à de pressants tête-à-tête. » (p. 295.) 551 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 297. Sept-Epées constitue de toute façon à elle seule la preuve de l’union charnelle de Camille et Prouhèze. 552 Ibid, p.325. 553 Ibid, p.301.

Page 82: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

82

rejoignant Camille pour mourir avec lui est enfin un geste fort ; c’est avec lui que l’héroïne

sera unie pour l’éternité. L’union dans la flamme des époux parachève une union terrestre

dont Rodrigue est le malheureux témoin dans la dernière scène de la troisième journée, où il

voit, alors qu’il croise devant le port de Mogador, Prouhèze et le maure qui le « regardent en

riant555. »

Un doute pèse sur la réalité de l’amour des protagonistes. Prouhèze se montre

volontiers cruelle556 à l’égard de Rodrigue. Déjà la Lune retranscrivait ses propos pour le

moins ambigus :

Ce n’est pas assez de lui manquer, je veux le trahir, C’est cela qu’il a appris de moi dans ce baiser où nos âmes se sont jointes. […] Est-ce qu’il m’a épargnée ? pourquoi épargnerai-je en moi ce qu’il y a de plus profond ? pourquoi lui refuserai-je ce coup que je vois dans ses yeux qu’il attend et que je lis déjà au fond de ses yeux sans espoir557 ?

Celle qu’Isidore a dépeinte comme un être essentiellement double, porté à l’absolu de la

perfection comme de l’incandescence prend plaisir à regarder, dissimulée derrière le rideau du

cabinet de torture, Rodrigue se faire humilier558 par Camille qu’elle charge d’annoncer sa

chute prochaine : « Elle ne vivra pas impunément toute seule sur le bord de votre désir559… »

Après l’avoir éconduit sans s’être montrée à lui – elle lui fait parvenir ce pli « je reste,

partez » –, Prouhèze a la cruauté d’apparaître « sur le chemin de garde », parodiant ainsi,

comme l’explique M. Malicet dans sa Lecture psychanalytique de l’œuvre de Paul Claudel560,

le mariage rêvé qu’elle vient de rendre tragiquement impossible. En outre, c’est elle qui

décide de ne pas mettre un terme à la séparation; son mari mort, Prouhèze place un nouvel

obstacle entre elle et Rodrigue : Camille. Elle donne à ce geste les meilleures justifications :

554 Ibid, p.295. 555 Ibid, p. 310. Ce rire fait écho à un passage saisissant d’une Lettre de Claudel à Rosalie Vetch datée du 13 novembre 1917 dans laquelle le poète évoque le terrible rire des amants excluant l’amoureux délaissé : « Aimer […] et sentir un mur d’absence et de silence interposé pour toujours, sans que l’on vous ait donné aucune explication, penser que non seulement elle ne vous aime plus, mais qu’elle vous hait, qu’elle rit de vous avec un autre ! » M. Autrand évoque dans sa préface du Soulier, op.cit, p.6, un poème de Baudelaire ressemblant étrangement au drame de Claudel intitulé Chanson d’après midi, et dans lequel la dame se rit également de l’amant épris :

Tu me déchires, ma brune, Avec un rire moqueur,

Et puis tu mets sur mon cœur Ton œil doux comme la lune.

Sous tes souliers de satin, Sous tes charmants pieds de soie,

Moi, je mets ma grande joie, Mon génie et mon destin…

556 Claudel ne contredit pas Fr. de Marcilly répétant dans plusieurs de ses lettres la méchanceté de Prouhèze. 557 Ibid, p.207. De même, dans la scène de l’Ange, Prouhèze déclare : « je suis contente qu’il souffre pour moi. » 558 Prouhèze avait confié à Camille, p.161 : « Cela m’amuse de faire de vous ce que je veux. » 559 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 200. 560 M. Malicet, Lecture psychanalytique de l’œuvre de Paul Claudel, Les Belles-Lettres, Paris, 1979, tI, p.224.

Page 83: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

83

Camille, qui s’est converti à l’Islam sous le nom d’Ochiali, menace de trahir le roi d’Espagne

et de livrer Mogador aux Musulmans si elle se refuse à lui ; Prouhèze l’épouse donc pour

sauver son âme. Ce ne sont que des justifications. Le capitaine assistant à la dernière entrevue

des amants laisse entendre que Prouhèze aurait pu, si elle avait voulu, se laisser capturer et

rejoindre Rodrigue. Au lieu de cela, la « sirène561 » qui, telle Charybde ou Scylla, n’a attiré le

bateau de Rodrigue que pour le détruire, donne l’ordre d’envoyer par le fond son embarcation,

confirmant à l’extrême sa volonté de rupture déjà clairement manifestée, dans la deuxième

journée, par l’ordre de tirer sur le bateau de l’amant qui poursuivait le sien. L’hypothèse de B.

Hue selon laquelle Prouhèze choisirait, comme la princesse de Clèves, de se séparer de son

amant par peur de ne plus être aimée semble faible562 ; lorsque Rodrigue lui demande : « Qui

te donne cette assurance que je ne puisse cesser de t’aimer ? » elle répond : « Tant que j’existe

et moi je sais que tu existes avec moi563. »

La cause de la séparation est à chercher du côté de la faiblesse de l’amour des protagonistes

que le très sarcastique époux de Prouhèze dénonce, encore une fois, dans le cabinet de

torture :

Vous l’aimez et tout ce que vous avez à offrir, c’est cette lettre du barbon, lui offrant de revenir. Comme c’est tentant ! Quant à vous […] vous proposez de disparaître pour toujours564…

Rodrigue n’a lui non plus pas fait, à deux reprises, ce qu’il fallait faire pour que l’union ait

lieu : l’amant qui a déjà appelé, dans le cabinet de torture, deux fois Prouhèze refuse, contre

l’avis de son rival –« Je sens qu’elle n’attend que votre troisième appel » – de réitérer une

troisième fois l’appel, prétextant qu’il l’appellera depuis la mer. Il ne dira pas non plus, dans

l’ultime entrevue, le mot565 qui aurait suffi à convaincre Prouhèze de le rejoindre :

dis seulement un mot et je reste. Je le jure dis seulement un mot, je reste. […] Un mot, et je reste avec toi. Un seul mot, est-il si difficile à dire ? Un seul mot et je reste avec toi566.

561 Ibid, p.40. Dans les Conversations dans le Loir et Cher, Claudel écrit : « La femme sera toujours le danger de tous les paradis.» Le Soulier semble par moments faire l’éloge de l’amitié virile ; ainsi le vice roi de Naples déclarant à sa « bande de petits frères » :« Comment voulez-vous que je prenne femme, ayant autour de moi de tels amis ? […] je n’ai besoin que de vous ! la joie de ces yeux d’hommes qui me disent qu’ils sont contents que j’existe ! » (p.159-160.) 562 même si l’idée n’est pas étrangère à Claudel conscient, lui qui a assisté à la tragédie de sa sœur Camille, du danger que représente la rupture amoureuse. 563 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 332. 564 Ibid, p.192. 565 La mystérieuse lettre à Rodrigue qui parvient enfin, en III, X, à son destinataire semble pourtant lui avoir révélé ce mot qu’il réclame également à Prouhèze : « Il n’y avait qu’un mot à dire pour que je reste pour toujours avec toi. » (p.292.) 566 Ibid, p.339.

Page 84: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

84

Camille révèle à Rodrigue la cruelle vérité :

Elle ne vous aime pas et je vous en vois tout étonné, mais est-ce que vous l’aimiez. Il ne tenait qu’à vous de la prendre. Vous vouliez satisfaire à la fois votre âme et votre chair, votre conscience et votre penchant, votre amour comme vous dites, et votre ambition567.

Le rival a visé juste ; Rodrigue l’avoue à mi-voix : « Toutes ces choses il était bon et salutaire

que je les entende568. » Il n’a pas voulu renoncer à l’Amérique et au pouvoir pour Prouhèze.

La dernière conversation de Sept-Epées et de Rodrigue située peu avant la fin du drame

achève de dénoncer l’égoïsme de celui qui a préféré ses entreprises cosmiques à l’amour.

Sept-Epées – Je me demande comment vous vous êtres aperçu autrefois de cette femme qui était ma mère. Rodrigue –Je ne m’en suis pas aperçu. J’ai été livré entre ses mains. Sept-Epées –Et maintenant sa mort vous a rendu libre de nouveau, quel bonheur ! Rodrigue –Mon enfant, ne parle pas de choses qu’elle et moi nous sommes seuls à savoir. Sept-Epées – Le lien avec elle, un peu de mort a suffi à le casser.

Comme l’explique S. Fumet, « il n’y a pas de place pour un troisième amour569 » : prise entre

l’amour de soi et l’amour de Dieu, l’âme essaie d’imaginer qu’elle aime un être en dehors

d’elle qui n’est pas absolument elle mais qui n’est pas Dieu : mais cette « tentative

ininterrompue pour insérer ce troisième amour dans la Création dont la Sagesse divine l’a

exclu570 » est vaine571.

Il semble, à relire les scènes où il est question de l’amour de Prouhèze et Rodrigue,

scènes rares et essentiellement rêvées572, que ce soit la faute pour Prouhèze, le désir charnel

pour Rodrigue (la fin de notre étude le montrera) qui garantissent le lien indéfectible des

amants qui, malgré l’union suprasensible, connaissent des destins différents.

2. Des destins séparés

Il n’ y a pas de danse macabre possible entre le vivant et la morte. Prouhèze concédant

avant de mourir au monde, « Rodrigue, il est vrai, cette distance qui me sépare, il est

impossible par nos seules forces de la franchir573 » sera à jamais éloignée de Rodrigue, lequel

s’avère impuissant, comme il le redoutait, « à franchir le seuil entre ce monde et l’autre574. »

567 Ibid, p.193. 568 Ibid, p. 194. 569 S. Fumet, « Dona Merveille », Etudes carmélitaines, mystiques et missionnaires, avril 1931, p.170. 570 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.194. 571 Nous reviendrons sur l’orgueil de Rodrigue dans la suite de l’étude. 572 Prouhèze peut bien se moquer de la folle Musique éprise d’un vice roi de Naples qui selon elle n’existe pas et avec lequel elle n’a jamais parlé, l’amour censé l’unir à Rodrigue n’a guère plus de consistance. 573 Ibid, p.336. 574 Ibid, p. 442.

Page 85: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

85

Les amants suivront deux chemins différents ; privé de l’amour humain et divin, le

protagoniste sera la figure de l’échec.

2.1 Deux trajectoires

« L’un avait trouvé son Dieu au centre, l’autre le demandait douloureusement à l’horizon575 »

L’union post mortem est illusoire. Rodrigue reste séparé de Prouhèze. Les amants ont

beau vivre parallèlement et « en même temps », ils vivent néanmoins dans des espaces sans

dimension commune dont la réunion est impossible576 : « Où dis-tu qu’est le parfum ? où diras

-tu qu’est le son ? Entre le parfum et le son quelle est la frontière commune577? » demandait à

l’Ange Prouhèze qui, dès l’instant où elle devient étoile, sait ce qu’il adviendra de leur

relation : « il cherche et ne me trouvera plus578.. » Si leurs deux âmes se sont fondues, la lune

précise que :

Tout ce qui pouvait être donné, c’est fait. Un des côtés par où l’être est limité a disparu. En un lieu où il n’y avait plus de retour579.

Rodrigue l’a bien compris, lui qui ne cesse de crier, dans la dernière scène, la mort de

l’amante. Il n’y a ni parousie ni “retour durable et définitif de l’être aimé”; le Soulier de satin

n’est pas le « Conte » rimbaldien des Illuminations : l’être sacré580 qu’est devenue Prouhèze

ne reviendra pas. Comme Pélage, Rodrigue a « été l’ouvrier d’un rêve581. » Tandis que Mesa

et Ysé contractaient, au seuil de la mort un mariage spirituel qui annulait leur séparation

terrestre, c’est au prix d’une séparation non seulement dans ce monde et dans l’autre monde

que Rodrigue et Prouhèze auront accès à la joie surnaturelle : il n’y a pas de compensation

mystique aux épreuves terrestres. Même la communication suprasensible tend à être rompue ;

Rodrigue n’entend plus Prouhèze qu’indirectement, à travers Sept-Epées.

Les amants suivent deux trajectoires différentes. Le Soulier de satin met en scène la

transposition, sur un plan spatial, géométrique, de la parabole chrétienne qu’il représente sur

le plan symbolique. Les destinées des protagonistes forment des sortes de paraboles

575 P. Claudel, Discours et remerciements, p. 147. 576 Il faut ici revenir sur le sens du mot « absence » Dans l’introduction de Figuration de l’absence, J.P. Mourey note que l’absence renvoie, au-delà de la signification spatiale d’éloignement et de la défection, à l’incompatibilité entre deux plans, deux réalités ; aucun seuil, aucun passage ne peut effacer la différence radicale qui sépare ces deux ordres. 577 Ibid, p.281. 578 Ibid, p.275. 579 Ibid, p.209. 580 L’article « sacrifice » du Dictionnaire des symboles précise que l’être sacrifié rendu intouchable par sa séparation avec son ancienne vie et avec le monde profane; est sacré. 581 Ibid, p.144.

Page 86: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

86

inversées ; tout se passe comme si Prouhèze s’élevait pour mieux le rejoindre ensuite, à

travers les éléments, tandis que Rodrigue tente, en dépit de sa chute, de se hisser jusqu’au ciel.

L’image est celle de la croix en quoi se rejoignent ciel et terre ; les chemins des amants se

croisent puis se séparent, formant ainsi deux flèches perpendiculaires. Le rendez-vous céleste

annoncé par Saint Jaques – « Quand la terre ne sert qu’à vous séparer, c’est au ciel que vous

retrouverez vos racines582 » – n’a pas lieu. Comme nous l’apprend la didascalie de la dernière

scène, le bateau sur lequel se trouve Rodrigue se dirige vers la terre. Son naufrage ne le mène

pas au ciel ; le héros quitte le doux milieu de l’eau pour servir, nous y reviendrons, une

religieuse.

Sans doute le destin divergeant des protagonistes s’explique-t-il, dans l’univers

claudélien, par l’exigence d’équilibre. Récurrente, la question du poids joue un rôle dans la

crucifixion amoureuse :

Tout en nous est poids, nombre et mesure, car Votre temple est saint, admirable en équité (Ps. LXIV, 5) Tout est échange, tout est pesée, tout est équilibre, tout est adition, soustraction, division et multiplication, tout est opération d’une balance exquise entre des forces complémentaires et commerçantes qui se provoquent et suscitent par la confrontation d’appétences et de besoins réciproques583.

Comme le fait remarquer M. Brethenoux, « Le Soulier de satin ne fonctionne pas seulement

en termes d’étendue, de distance, de déplacements ou d’écarts spatiaux mais peut être et

même surtout en terme de pesanteur584. » Il s’agit, en vertu de ce que Claudel nomme « cette

espèce de compensation à la Cardan585 » et de cette loi prononcée par la première équipe de

pécheurs de la scène V de la dernière journée – « Quand quelque chose va au fond de l’eau, il

y a autre chose qui va remonter.[… ] C’est l’équilibre, quoi586! » – d’instaurer une relation de

vases communicants entre les amants ; à Prouhèze qui demande : « Maintenant que l’un a

changé de place, est-ce que la position de l’autre n’en sera pas altérée587 ? », l’Ange répond

par l’affirmative. De la même façon que Prouhèze ne peut « peser », c’est-à-dire opérer un

« tirage » sur la plénitude du ciel qu’au moyen de la chute de son « corps pesant épais », elle

ne peut demeurer au ciel que si Rodrigue lui fait en quelque sorte contrepoids depuis la terre.

C’est parce que « ces deux êtres qui de loin sans jamais se toucher se font équilibre comme

sur les plateaux opposés d’une balance588» que l’échappement mystique de Prouhèze a lieu589.

582 Ibid, p.106. 583 P. Claudel, « Sixième douleur : Jésus Christ est descendu de la croix » op.cit, p. 584 M. Brethenoux, « L’espace dans Le Soulier de satin », op.cit, note 9. La même idée apparaît dans Partage de midi où les amants sont « Distants encore que ne cessant de peser/L’un sur l’autre ? » (p.56.) 585 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.299. 586 Ibid, p. 403. 587 Ibid, p.278. 588 Ibid, p.162.

Page 87: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

87

L’élévation de Rodrigue espérée dans la prière du jésuite – « Liez-le par le poids de cet autre

être sans lui/ Si beau qui l’appelle à travers l’intervalle590 ! » – est impossible. Comme

l’explique l’Ange à la jeune fille : « Ce que tu pèses au Ciel, il faut pour qu’il l’éprouve que

nous le placions sur un autre plateau591.. »

La mort salvatrice est refusée à Rodrigue, condamné à occuper le mauvais côté de la

balance. Le Bienheureux séjour où la conscience repose en l’intemporalité d’un être sans

négativité lui est interdit. Prisonnier du temps qui est le grand passeur, l’amant n’accède pas à

la « place [avec lui] où il n’y a absolument plus rien ! Nada ! rrac 592», à « ce rien que ce rien

qui nous délivre de tout593 » que Camille proposait à Prouhèze dans la première journée. La

question angoissée posée par Rodrigue à Prouhèze au cours de leur unique entrevue, « Le

paradis que la femme a fermé, est-il vrai que tu étais incapable de le rouvrir594 ? » trouve une

réponse décevante : morte, Prouhèze est encore impuissante à lui ouvrir les portes du ciel.

« Séparons-nous ici, vous êtes arrivé. » : ce vers extrait d’un poème de Claudel écrit entre

1895 et 1897 pourrait, dans la pensée claudélienne, justifier la séparation des amants ; ayant

comme sa mission le lui indiquait, conduit Rodrigue sur le chemin du salut, Prouhèze n’a plus

qu’à disparaître. Or, leur séparation ne scelle pas l’union du conquistador avec le Ciel ; ce

dernier devra poursuivre seul sa route tortueuse. Au mouvement vertical Prouhèze s’oppose le

mouvement horizontal de Rodrigue, à l’ascension de la femme métamorphosée l’errance de

Tantale; au retour à l’indistinction primordiale, à la mort préalable à la restauration, le

mouvement en spirale de la barque de Rodrigue, nouvelle nef des fous, qui approche, sans

jamais pouvoir l’atteindre, le point, le lieu originel. Alors qu’elle a rejoint le Tout, Rodrigue,

séparé des hommes, prend, comme Camille595 la via dolorosa de la solitude. Même si le héros

est, d’une certaine façon, le double de Prouhèze – la claudication de Rodrigue fait

évidemment écho au « pied boiteux » de Prouhèze, tout comme la comparution de Rodrigue

seul et sans appui, devant Roi et sa cour en IV 9 rappelle celle de Prouhèze, seule devant lui et

589 L’idée validerait l’hypothèse de J. Petit exposée dans Claudel et l’usurpateur d’une inversion du rapport sauveur-sauvé : Rodrigue renommé par Isidore« Monsieur le sauveur d’âme » est selon le critique le sauveur de l’âme de Prouhèze (quel serait sinon le sens de la quatrième journée, dont Prouhèze est absente ?) ; les paroles de l’amant rêvant à Prouhèze : « Regarde, mon amour ! Tout cela est à toi et c’est moi qui veux te le donner. » (p.69), comme ces troublantes questions « quand est-ce que je cesserai d’être cela sans quoi elle n’aurait pu être elle-même? » (p.68), « Comment Prouhèze existerait-elle jamais autrement que pour Rodrigue, quand c’est par lui qu’elle existe ? »( p.274.) vont également dans ce sens. 590 Ibid, p. 20. 591 Ibid, p. 278. 592 Ibid, p. 32. 593 Ibid. 594 Ibid, p. 333. 595 Ibid, p.34 : Prouhèze lu demande : « Quel est l’ami que vous n’ayez découragé ? le lien que vous n’ayez rompu ? »

Page 88: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

88

ses compagnons en III 13 –le jeu de miroir du Soulier fait de Prouhèze le miroir brisé de

Rodrigue.

Rodrigue a manqué l’appel auquel pourtant l’être ne peut échapper596. Sans doute celui-

ci n’a-t-il pas saisi la musique divine d’Anima. Les propos qu’adresse, dans la scène de

retrouvaille avec Musique, le vice-roi de Naples, et que les jeux de doubles autorisent à lire

comme étant ceux du vice roi d’Amérique lui-même, apportent peut-être un éclairage quant à

la séparation spatiale des amants :

Oui, si je n’étais pas sourd, même ces choses que tu dis, Cela serait capable de s’arranger avec cette poussée divine de paroles composées que j’entends un moment et puis un autre moment, par intervalles. […] C’est cet ordre ineffable qui est la vérité, c’est ce flot tout-puissant contre quoi rien ne saurait prévaloir, Et je sais que tous ces grincements affreux, tout ce désordre discordant, c’est ma faute parce que je n’ai point l’oreille docile597.

Quoi qu’il en soit, Rodrigue a compris trop tard598 l’enjeu de l’appel. La sentence ne se fait

pas attendre ; à la flamme illuminante qui a purifié Prouhèze est substitué le feu brûlant qui

brûle sans consumer et exclut à jamais de la régénération l’amant éconduit. Les eaux chargées

d’immortalité se transforment en flux cadavérique où l’on pêche, dans la scène V de la

quatrième journée, à l’aide d’une canne au bout de laquelle est accrochée la main d’un usurier

défunt et où l’on fait naufrage : Rodrigue, dont la barque est moins la préfiguration de l’Eglise

vainquant les tempêtes des passions qu’un vaisseau menant l’enfer (la Lune parle d’« une

petite voile blanche cingl[ant] vers cet Etang de la Mort599.») y endure l’hostilité de Dieu.

Au-delà de l’appel manqué, il semble que le personnage ne soit pas autorisé à

retourner au tout. Si le tissage cosmique qu’essaye de réaliser le conquérant entre les mondes

ne lui donne pas accès à la transcendance que connaît la tisserande600. à ses yeux du héros élue

– Rodrigue «entend[s] un autre voix dans le feu qui dit : Prouhèze601! », s’il ne peut mourir, ce

n’est pas à cause de Prouhèze : l’Ange a expliqué, dès la fin de la première journée, « Ce n’est

596 Comme le dit la sagesse chinoise, « L’épervier dans son vol s’élève jusqu’au ciel; le poisson bondit au fond des abîmes. » Cela signifie que la loi naturelle se manifeste dans les régions les plus basses comme dans les plus élevées. C’est aussi le fondement de la prisca theologica chrétienne. 597 Ibid, p.185. La réplique du le japonais Daibutsu : « Si vous ne voulez pas écouter, vous ne pourrez pas entendre » (p.360.) va dans le sens de cette interprétation. 598 Comme le note R. Leroy dans ses « Notes sur le comique dans le Soulier de satin », « Menacés par l’activité de leur âme, avant-garde morale dont ils craignent et refusent un temps les exigences, les grands protagonistes claudéliens demeurent comme en retard sur eux- mêmes et particulièrement sur le drame dont ils alimentent le mouvement.» ( Le rire de Paul Claudel, Cahiers Paul Claudel n°2, Gallimard, Paris, 1960, p.103.) 599 Ibid, p. 600 L’activité de tissage place dès la première journée Prouhèze dans un rapport privilégié au divin : l’enfilage de l’aiguille, symbole du passage par porte solaire, de la sortie du cosmos, de la flèche traversant la cible en son centre renvoie à la porte étroite qu’elle franchira dans la troisième journée. 601 Ibid, p.100. « d’où viendrait autrement cette lumière sur [son] visage? » demande Camille p.311.

Page 89: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

89

point l’amour de Prouhèze qui l’empêchera de mourir602.. » Si les destins des amants se

séparent, c’est parce que Rodrigue est exclu du Ciel.

2.2. Rodrigue ou « La classe B de la foi »

Rodrigue aimerait, comme Prouhèze, quitter la scène de ce drame, à savoir le monde603,

connaître l’élévation baudelairienne et rejoindre le « Très-Haut », c’est-à-dire Dieu ; la noche

serena inspirée par le ciel étoilé force l’arrachement aux liens terrestres. Comme le héros à la

fin d’Une saison en enfer, Rodrigue « attend[s] Dieu avec gourmandise ». Mais le firmament

séparant le monde d’en bas des eaux supérieures que définit la bible est une voûte solide, et la

porte est étroite604: Rodrigue n’en franchit pas le seuil.

C’est à cette conclusion que mène la réflexion d’A. Ubersfeld, développée dans un

article intitulé « Poétique claudélienne, note sur une réplique du Soulier de satin, dernière

scène des deux versions605. » sur les deux dernières répliques de Rodrigue:

Je veux vivre à l’ombre de la Mère Thérèse ! Dieu m’a fait pour être son pauvre domestique. Je veux écosser les fèves à la porte du couvent. Je veux essuyer ses sandales couvertes de la poussière du ciel606.

Dépouillé, s’assimilant lui-même avec les déchets, les rognures, les vieux drapeaux et les pots

cassés607, Rodrigue aspire encore à une forme de conquête, celle de l’humilité. A. Ubersfeld

met l’accent sur le caractère ambivalent de l’acte de langage : la répétition du syntagme à

valeur jussive « je veux » exprime, au-delà de la demande impérieuse, la lucidité d’un

quémandeur suppliant à la manière d’un enfant, arrivé aux limites de sa course conquérante.

Ce que désire, au bout de son itinéraire, le héros dégradé, c’est le droit d’être versé dans le

panier aux chiffons de la Mère Thérèse608. L’analyse des isotopies des deux phrases montre sa

volonté de devenir, en nettoyant la poussière des sandales de la voyageuse, le « domestique du

ciel », comme le christ avait voulu l’être de ses apôtres à la veille de sa mort : les verbes

« vivre », « écosser » (qui renvoie à la position assise) et « essuyer » (à terre) indiquent cette

chute progressive dans l’humilité.

602 Ibid, p.99. 603 D’une certaine façon, l’indication liminaire du Soulier annonce déjà le sort du héros, prisonnier de l’espace circonscrit. 604 « Efforcez vous d’entrer par la porte étroite » Luc, III, 24. Rodrigue ne connaîtra pas le même destin que l’héroïne de La porte étroite (lu par Claudel) de Gide. 605 A. Ubersfeld, « Poétique claudélienne, note sur une réplique du Soulier de satin, dernière scène des deux versions », dans le Bulletin de la Société Paul Claudel n° 121,1er tri 1991. 606 Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 499. 607 Rodrigue a écrit sur un papier qu’il lit devant la cour d’Espagne dit « Rodrigue vaut un sou s’il est entier et il ne vaut plus rien du tout si on le coupe en deux. » (p. 466.) 608 Notons d’ores et déjà que le frère de Sainte Thérèse s’appelait Rodrigue.

Page 90: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

90

Mais accepter l’humiliation la plus outrancière ne suffit pas. S’il veut sincèrement

achever sans regret son voyage –c’est l’autre sens, note A. Ubersfeld, de la formule « secouer

(ou essuyer) la poussière de ses sandales » – la poussière du ciel, qui est dans ce contexte,

assimilée à la poussière d’étoile, rappelle tout de même à Rodrigue cette rencontre impossible

avec la femme adorée et morte, celle qui « était venue [lui] apporter avec son visage, la mer et

les étoiles609. » La dernière réplique de Rodrigue rassemble, unit la fin et le commencement,

Thérèse D’Avila et la femme désirée, la terre et le ciel610 en même temps qu’elle sépare de

façon définitive l’amant de la maison de Dieu. Si la dernière requête du héros, d’abord

moquée, est finalement satisfaite, Rodrigue, reste à la porte du couvent comme il reste à la

porte du ciel dont il n’est que le serviteur. Il ne possède pas la clé permettant de lier et de

délier. Plus exactement, il ne possède pas la bonne clé. Si Rodrigue a trouvé, selon la

symbolique de la clé, la clé d’argent du paradis terrestre et des Petits mystères, il lui manque

la clé d’or, celle du paradis céleste et des Grands mystères. Rodrigue se trouve dans la même

situation que le narrateur de L’esprit et l’eau demandant : « Que m’importe la porte ouverte,

si je n’ai la clef ?/Ma liberté, si je n’en suis pas le maître611? » Reste alors pour l’ancien

conquistador à s’asseoir au bord de la contemplation et à être échangé contre un chaudron de

fer. A. Ubersfeld parle d’un « retournement de vocation » : « du ciel, il n’a que la poussière à

essuyer, de la nourriture il n’a que les cosses, du couvent que la porte. Le vieil homme attend

un havre d’espérance et non de paix612. »

Rodrigue demeure, malgré son chemin de croix, à l’extérieur de la « maison fermée. »

Séparé de Dieu, il est le profane, celui qui est littéralement « hors du temple. » Le motif

positif de la porte se refermant sur le bonheur devient frontière infranchissable, séparation

indépassable. Rodrigue est privé non seulement de l’union avec Prouhèze mais aussi de la

communion avec Dieu : s’il échappe in extremis à l’excommunication, il reste néanmoins à

l’écart de la communauté des saints. Il appartient, selon la formule de Claudel, à la « classe B

de la foi613 », la classe de ceux à qui le Ciel a dit « non » :

609 Ibid, p. 495. 610 Il est significatif que le mot « ciel » soit le dernier mot prononcé par Rodrigue. 611 P. Claudel, « L’esprit et l’eau », op.cit, p.40. 612A.Ubersfeld , « Poétique claudélienne, note sur une réplique du Soulier de satin, dernière scène des deux versions », op.cit, p. 613 L’expression apparaît dans Mémoires improvisés;op.cit, p.156 : à J. Amerouche qui l’interroge sur le choix entre le sacerdoce et la vocation poétique, Claudel répond : « A ce moment-là, dans cette petite chapelle de Ligugé, j’ai senti que je n’appartiendrais jamais à la classe A [celle du sacerdoce], que j’étais relégué pour jamais dans la classe B. » Telle est l'épreuve de Ligugé : par la volonté de Dieu ou par manque de volonté propre, le croyant est renvoyé vers le monde, ses charmes et ses pièges. C’est de ce rejet tragique de l’homme par la transcendance que naissent Partage de midi et Le Soulier de satin.

Page 91: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

91

C’est une cigale attardée. […] Elle commence avec la foi ardente d’autrefois. Mais bientôt elle s’aperçoit qu’elle est seule. Rien ne répond614.

Et si, comme nous l’apprend la scène de l’adieu, Prouhèze détient les clés du paradis, ce

paradis ne sera qu’entrevu :

ces clefs de mon âme à toi seule que j’ai remises, est-il vrai que tu ne les emportes avec toi que pour fermer à jamais les issues De cet enfer pour moi en me révélant le paradis que tu as fait615 ?

Le vœu exprimé dans la prière du jésuite ne sera jamais exaucé : « ces murailles /Autour de

lui qui lui barraient le salut616 » résistent. Rodrigue a beau s’écrier que «Le Ciel, ça n’est pas

un mur617 ! » et que « l’amour doit [lui] donner les clefs du monde et non pas les [lui]

retirer618. », il semble qu’un mur lui soit opposé.

Pourquoi l’ascension lui est-elle refusée? Certainement pas parce que «Le paradis

n’est pas fait pour les pêcheurs619 »: Prouhèze en est le contre-exemple, malgré ce que peut

dire le chinois620. Par ailleurs, l’amant dont l’Ange observe l’ombre a failli connaître

l’ascension –« il entend, il s’arrête, il écoute. […] Il y a une âme du Purgatoire qui monte au

Ciel621 » –avant la « rechute » :

Et de nouveau comme une bête captive par le taon pourchassée, je le vois entre les deux murs qui reprend sa course furieuse, son amère faction622.

Rodrigue n’est pas dupe des apparences ; il sait l’essentiel. Mais il a au cœur cette passion

même, qui tout ensemble le maintient éveillé et parfois aussi lui dissimule Dieu même. Si

Rodrigue attend à la porte du ciel623, derrière laquelle se trouve l’amant divin et sa divine

musique, c’est parce qu’infidèle à la promesse de renoncement, préférant Prouhèze à Dieu624.,

le héros a fait preuve d’une faible fides. Celui qui conseillait à Isidore de ne pas renier sa

614P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p 131. Ces paroles de Dona Honoria à propos de Prouhèze caractérisent parfaitement Rodrigue. 615 Ibid, p.332. Plus loin, (p.209) celui qui est soumis au supplice de Tantale réitéra sa complainte : « Ce paradis que Dieu ne m’a pas ouvert et que tes bras pour moi ont refait un court moment, ah ! femme, tu ne me le donnes que pour me communiquer que j’en suis exclu. » 616 Ibid, p 20. 617 Ibid, p. 451. 618 Ibid, p.197. 619 Ibid, p. 137. La formule est de Dona Honoria. 620 Ibid, p.63 : « Et à quoi reconnaît-on la vertu, sinon à ce qu’elle comporte subitement sa récompense ? » 621 Ibid, p. 266. 622 Ibid. 623 Rodrigue pourrait citer ces vers d’un poème des Feuilles de saints, justement intitulé « Saint Thérèse », (1915) :

Une porte, une porte mon âme, une porte pour sortir de l’éternelle vanité ! Une porte, n’importe par où, mais dites que dès maintenant il y aune porte pour échapper

A cette vie qui n’est qu’un rêve lourd, un cauchemar entre les deux digestions ! 624 Le péché qu’Augustin définit comme le fait de parler, d’agir, ou de désirer contre la loi éternelle n’est pas tant le fait de désirer un objet que de subvertir l’ordre en préférant le bien au mieux.

Page 92: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

92

parole, au risque de voir celle-ci se venger sur lui n’a lui-même pas tenu la sienne. La maxime

de Prouhèze réfutée par l’Ange selon laquelle « L’homme entre les bras de la femme oublie

Dieu625 » s’avère finalement juste. Rodrigue s’est montré de “mauvaise foi” : nous l’avons

souligné, la soudaine révélation de la dernière scène sonne faux ; l’ancien conquistador joue

(mal) le jeu de la pénitence. Ce faisant, il ne trompe personne ; loin d’être un saint, Rodrigue

est un converti incomplet qui ne s’est pas séparé des tendances inférieures de sa nature. Il n’y

a chez Rodrigue ni naïveté ni angélisme et sans doute le mal qui le gangrène ne peut-il pas

totalement être effacé par le désir tardif de rachat626.. Le héros semble confondre foi et

fidéisme : l’absence de sincérité dénie la foi qu’il voudrait affirmer. Comme l’explique Ch.

Moeller dans L’espérance en Dieu notre père627, le fidéiste désespérant de la pauvre raison

humaine dont il avait commencé par trop présumer, ne renonce pas à son isolement

orgueilleux et se refuse à nouer des relations filiales avec le Principe suprême. La nécessité lui

apparaît comme un hasard aveugle. Il n’attend rien de la grâce, mais voudrait bénéficier des

avantages psychologiques de la foi. Il ne se précipite dans la religion que pour y trouver de

belles attitudes d’âme, d’exaltantes pensées, voire une utilité sociale. Cette foi réaliste,

contraire à « l’espérance de réaliser un idéal supérieur» du poète et au précepte de Prouhèze

selon lequel « Celui qui a la foi n’a pas besoin de promesse628 », ne mène aucunement au salut.

Or Rodrigue n’a pas ouvert la porte à Dieu : Prouhèze l’a compris elle qui lui demande:

« Comment faire pour te donner la joie si tu ne lui ouvres pas cette porte seule par où je peux

entrer629 ? » Et de tenter de lui enseigner les voies de cette joie surnaturelle dont le

renoncement est l’unique rançon :

On ne possède pas la joie, c’est la joie qui te possède. On ne lui fait pas de condition ; Quand tu auras fait l’ordre et la lumière en toi, quand tu te seras rendu capable d’être compris, c’est alors qu’elle te comprendra.[…] Quand tu lui auras fait de la place, quand tu te seras retiré pour lui faire de la place toi-même, à cette joie chérie630.

En attendant, Rodrigue occupe le purgatoire. L’expiation, la séparation du bon grain et de

l’ivraie n’a cependant pas lieu. La dernière scène offre une parodie de jugement dans laquelle

les juges ont laissé la place à des soldats zélés, et le jugement symbolisant le souffle

rédempteur, la fin de l’épreuve et le pardon, à un tribunal dérisoire. Rodrigue n’entend pas

l’appel nécessaire à la véritable renaissance de la trompette d’or par où passe la voix de Dieu,

625 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 271. 626On sait combien le mot importe pour Claudel culpabilisant, à la fin de sa vie d’avoir été peu charitable envers ses proches. 627 Ch. Moeller, « Le mystère en pleine lumière », L’espérance en Dieu notre père, tome IV, Littérature du XXe siècle et christianisme. Casterman, Bruxelles, 1960. 628 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.334. 629 Ibid, p.335. 630 Ibid.

Page 93: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

93

l’appel victorieux de l’esprit, principe unificateur qui, selon la Bible, pénètre et sublime la

matière. Privé de « la mort qui invertit les termes et le livre sans voile et sans défense à

l’examen de l’Eternité et de la source qui l’a crée631 », Rodrigue reste un être intermédiaire,

spiritualisé sans être désincarné, un « entre-deux » entre ciel et terre, un « homme carré »:

Figure 4 Carré –Symbole conjugué de l'homme et du carré632. Bronze émaillé, Musée historique universitaire de

Bergen.

La rédemption qui, dans la symbolique biblique, fait éclater le carré dont il ne reste plus que

la croix et permet à l’homme carré de s’insère dans le cercle, image archétypale de la totalité

de la psyché, ayant été confisquée au héros, ce dernier reste un être « carré ». Rodrigue est

l’être impuissant dont le ciel, pareil à l’œil dans la tombe regardant Caïn, se moque ; car la

révélation n’est pas le fait de l’effort de l’homme : c’est Dieu qui prend l’initiative de se faire

connaître. Aussi est-il dérisoire de vouloir jeter, comme dans la scène de la découverte, par

l’enfant chargé de « tâter le fond de la mer633 », de « quelque chose » au bout de la corde634, le

suggère avec humour, soi-même sa corde dans les airs. Comme l’expliquent M. Autrand et

J.N Segrestaa, « Il y a dans les paroles du prophète sur la corde comme un défi plein d’ironie.

Les cordes célestes ne peuvent venir que du ciel et non monter d’elles-mêmes de la terre635. »

631 P. Claudel, « l’homme après sa mort », Art poétique, op.cit, p.125. L’ « examen » en question est explicité plus loin: « il ne peut plus cacher sa nudité comme Adam sous le feuillage. Il regarde et ne trouve plus de fin autour de lui. Il s’est approprié toute cette partie de la création au milieu de laquelle il a été placé, il en a usé et abusé comme de son bien personnel, et maintenant il a des comptes au maître légitime. Le voici dépouillé, le voici nu dans le Regard sévère. » (p.127.) 632 Le cube central, avec ses carrés, ses damiers, ses équerres, ses points, renvoie au monde matériel et crée, limité et s’inscrivant ds le temps et l’espace. L’ovale de la tête, les courbures des arcades sourcilières, le croissant des lèvres, l’amande des yeux, symbolisent au contraire l’incréé et le spirituel. La superposition des deux volumes illustre la présence, en l’être humain, les pieds ici, la tête ailleurs, du transcendant et de l’immanent. 633 P Claudel, Le Soulier, op.cit,p. 346. 634 La seule présence du mot « corde », interdit dans le milieu superstitieux du théâtre, suffit à montrer le caractère grotesque de la représentation de la quête du héros. 635 M. Autrand et J. N Segrestaa, La quatrième journée du soulier de satin, op.cit, p.

Page 94: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

94

Seule la grâce permet l’ascension. L’homme ne peut que souffrir la « sereine ironie » du ciel à

l’égard de nos élans vers la perfection, dépeinte par Mallarmé dans L’Azur :

En vain! L'Azur triomphe, et je l'entends qui chante Dans les cloches. Mon âme, il se fait voix pour plus Nous faire peur avec sa victoire méchante, Et du métal vivant sort en bleus angelus! Il roule par la brume, ancien et traverse Ta native agonie ainsi qu'un glaive sûr Où fuir dans la révolte inutile et perverse? Je suis hanté. L'Azur! L'Azur! L'Azur! I'Azur!636

La foi de l'impuissant est mise à l’épreuve. La fin du Soulier n’est pas différente de la fin

tragique du poème : au triomphe de l'Idéal s’oppose 1'obsession persistante de la créature que

Dieu nargue et fait attendre ; le ciel étoilé sur lequel se referme le drame ne fait qu’accentuer

un peu plus la médiocrité de l’homme agonisant. L’amère communion entre les ténèbres et

cette infortune d’être un homme que critiquera pourtant Claudel dans la Catastrophe

d’Igitur 637 fait de Rodrigue un Jésus « romantique » : il est l’homme des douleurs, l’homme de

désespoir si humain qu’il en vient même à exprimer le désarroi, voire l’incrédulité. Si le héros

ne va pas jusqu’à accuser, comme le fait Rimbaud, Dieu d’être « l’éternel voleur des

énergies638 », il se rapproche de l’incrédule disant au prophète : « Il y a entre nous et toi un

voile ». Le blasphème de Fausta à la fin du « Cantique du cœur dur » trouve ici une

résonance :

Même dans le ciel, il y aura toujours quelque chose de Dieu qui se dérobera à sa créature créée, il y aura toujours matière à ce désir dévorant, insatiable qui est au fond de notre nature, et si nous devions le perdre, comme j’ai osé le dire dans la Cantate, ah, nous l’envierions à l‘Enfer639 !

Rien n’est plus intolérable, explique G. Poulet dans La Pensée indéterminée, que de se

découvrir tenu à distance par ce avec quoi l’homme se trouve nécessairement en rapport640 :

Le[Claudel] voici étonné, froissé, irrité, de se voir privé de ce qu’il convoite, refoulé, dénié ; contraint d’endurer le refus, privé de la possession. D’où, chez lui, en des occasions mille fois répétées, la prise de conscience colérique de l’interdiction dont il se voit l’objet. Il fait l’expérience concrète de la privation. […] Plus insupportable que toutes sont les réalités négatives qu’il faut endurer, l’absence, la séparation, la confrontation avec l’informe, l’impossibilité de déchirer le voile de l’indétermination641.

636 Mallarmé, « L’Azur », 1864. 637 P.Claudel, La Catastrophe d’Igitur, 1926. L’œuvre dénonce L’Igitur de Mallarmé 638 Rimbaud, Poésies, 1871, « Les premières communions. » 639 Ces vers sont cités dans Paul Claudel ou l’enfer du génie, op.cit p.104 : Claudel revendiquera comme sien ce blasphème. 640 Camille le souligne, p.48 : « Ce lien entre lui et moi n’a pas été mon fait. » 641 G. Poulet, « Claudel », La pensée indéterminée, op.cit, p..228. On lit également dans les Cahiers Paul Claudel I, « Tête d’or et les débuts littéraires », nrf, Gallimard : « Il y a, à l’extrémité de la pensée claudélienne, un sentiment de terreur et de rage à la fois, qui est plus âpre à supporter que toute le reste, et qu’il éprouve en se trouvant mis en défaut, privé du secours de Dieu, et percevant du même coup sa propre déficience. »

Page 95: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

95

Sans tomber dans l’athéisme642, la créature claudélienne ressent à l’égard du Tout-puissant une

certaine colère. C’est le cas du double majeur de Rodrigue, Camille le renégat avec lequel le

héros a mêlé son ombre dans le cabinet de torture. Peut-être le rival a-t-il révélé à l’âme

sceptique et désabusée de Rodrigue l’interdépendance de l’être et de Dieu643. dont il entretient

Prouhèze dans la scène X de la troisième journée : « le Créateur ne peut lâcher sa créature644. »

Irremplaçable, l’homme peut lui aussi susciter le désir, le manque chez Dieu :

il est en notre pouvoir de priver le sympathique Artiste d’une œuvre irremplaçable, une parcelle de Lui-même. Ah je sais qu’il y aura toujours cette épine dans son cœur ! […] Je suis la brebis perdue que les cent autres ne suffiront pas à compenser645.

Quoiqu’il en soit, la révolte de Rodrigue le mène à sa perte. Personne ne s’oppose

impunément au reste du monde646. Comme Prouhèze mettant en garde Camille contre le

blasphème le déclare, « Dieu ne se soucie point de l’apostat. Il est perdu. Il est comme s’il

n’était pas647. » Dans ce « corps à corps de Dieu et de l’homme648 », l’homme est perdant ;

l’« enfonceur de portes649 », l’extravagant conquistador anarchiste650 qu’est le Rodrigue des

trois premières journées hanté par un effrayant besoin de départ, se retrouve finalement coincé

dans “l’entre monde”. Le personnage a échoué.

642 Comme Rodrigue le rappelle à Daibutsu, c’est au nom du catholicisme qu’il a rassemblé les continents. Sa lutte contre l’hérésie visait à propager la parole de Dieu. 643 Hegel a montré proposition prédicative. « Dieu est l’être » ; jeu de miroir. Le sujet et le prédicat se réfléchissent l’être “ontologise” Dieu autant que Dieu divinise l’être. 644 Ibid, p. 305 645 Ibid. L’idée d’interdépendance de l’Homme et de Dieu est déjà présente dans « L’esprit et l’eau » p. 41 : « vous êtes ma fin, et moi aussi je suis votre fin. Et comme le ver le plus chétif se sert du soleil pour vivre et de la machine des planètes, Ainsi pas un souffle de ma vie que je ne prenne à votre éternité. » 646 « Nemo impune contra orbem. » 647 Ibid, p. 304. 648 X. Tilliette, « Théâtre de Claudel : le dieu caché, le dieu ravisseur »in Bulletin de la Société Paul Claudel n°108, 1987. 649 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.363. 650 P. Claudel voit dans l'Anarchisme un geste quasi instinctif contre le monde congestionné: « L’être humain est bâti à deux étages ; au premier,ce que les Allemands appellent « le bel étage », un Bourgeois naïf[…], dans le sous-sol, redouté comme un critique incorruptible,-supporté comme une parent inévitable,-craintivement choyé comme une maîtresse qu’on fait sortir à certaines heures de son harem occulte,-quand il n’est pas purement et simplement enterré comme un frère décédé à la fleur de l’âge,-dans le sous-sol, il y a un original[…] cet anarchiste essentiel et souterrain… » (I, 1416, texte extrait d’une présentation de la « Trilogie » écrite en 1920 par Claudel pour Copeau.)

Page 96: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

96

2.3 Crime et châtiment : Rodrigue ou la figure de l’échec

« L’amour veut qu’il n’y ait pas deux places mais une seule651. » L’Ange a révélé qu’il existe deux sortes d'âmes, les âmes simples, en harmonie

immédiate avec la Création et les âmes complexes qui atteignent le divin par des voies

obliques que B. Hue distingue ainsi :

Tout se passe comme si tous ces personnages constituaient deux catégories : les uns pris dans un réseau, un filet, où ils se figurent être libres : Prouhèze, Rodrigue, Isabel, Ramire, l’Actrice ; les autres demeurent hors de ce filet et ont le pouvoir d’agir sur ces captifs : Dieu, et le père jésuite massacré ; la Vierge, l’Ange Gardien, et, sur terre, Don Pélage, Don Fernand, Don Camille, trois figures inquiétantes652.

Sans contester la pertinence de cette ligne de partage, il semble que la répartition des

personnages du Soulier s’opère, plus généralement, selon leur rapport à la victoire ou à la

défaite. Dans le camp des vainqueurs, on trouve évidemment Prouhèze, personnage fort et

autoritaire653 que Claudel qualifie de « puissance mythologique et dominatrice. » On trouve

également Musique654, qui, après son naufrage rencontre miraculeusement, dans la scène X de

la deuxième journée, l’amant de ses rêves, le vice-roi de Naples, lequel est lui aussi, entouré

qu’il est de ses fidèles amis655, une figure de la victoire. Leur histoire d’amour, comme celle

de Sept-Epées et de Juan d’Autriche, est une histoire sans ligne courbes656 : « Ainsi le

moucheron ne perd pas de temps pour aller tout droit à la belle flamme claire qui vient de

s’allumer657 ! » À la vaine approche de Rodrigue, deux fois rebuté à Mogador658 s’opposent

l’élan qui porte Sept-Epées avançant « comme les anémones de mer, en respirant, par le seul

épanouissement de son corps et la secousse de sa volonté659 » vers son amant et la navigation

miraculeuse de Dona Musique sur sa barque à voile rouge – couleur de l’amour – qui la

conduit d’elle- même au but. Toutes deux incarnent le bonheur sans contrepartie, sans regrets

651 Ibid, p.34. 652 B. Hue, Rêve et réalité dans le Soulier de satin, op.cit, p. 93. 653Redoutable et redoutée, la jeune femme commandera seule et pendant dix ans le château fort situé en pays ennemi. Celle qui a régné sur Pélage, Balthasar, et Rodrigue a également eu l’ascendant sur Camille et sur les soldats de Mogador. 654Claudel explique, dans ses Mémoires improvisés, le rôle de Musique dans la dramaturgie du Soulier : « je sentais le besoin, à côté du conflit, du corps à corps poignant des deux protagonistes essentiels, de laisser place au lyrisme. Le personnage de Musique est une espèce de fusée, de rire, de joie, de bonheur qui s’élance du milieu de cette histoire assez sombre. » (p.130.) 655 La scène quasi christique qu'est la cinquième scène de la deuxième journée fait du personnage un des élus du drame. 656 À vrai dire pas tout à fait : Pélage voulait marier de force Musique à Don Louis. Mais précisément, l'amour de la jeune femme pour le vice roi de Naples a triomphé des obstacles. 657 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.432. 658 L'amant est repoussé dans les scènes VIII et XI de la deuxième journée ainsi que dans les scènes XII et XIII dans la troisième journée. 659 Ibid, p. 482.

Page 97: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

97

ni remords, l’enthousiasme émerveillé qui met en cause l’idée d’une condamnation générale

de l’amour, impossible que pour le couple maudit formé par Rodrigue et Prouhèze. Même le

malheureux Diego Rodriguez, conquistador ruiné et double minable de Rodrigue, a pour

consolation de savoir que sa bien-aimée, Dona Austrégésile, lui est restée fidèle. On trouve

enfin dans la catégorie des receveurs de la Joie Camille qui, ravissant l’âme de Prouhèze,

devient le « supplanteur660 » de la bénédiction de Rodrigue.

A côté des personnages triomphants, il y a celui pour qui la béatitude est confisquée :

Rodrigue. Si Prouhèze est une nouvelle Marie, Rodrigue n’est pas le Christ venu apporter un

nouvel ordre du monde661. Certes, l’on peut penser, avec M. Mercier-Campiche, que

« L’entreprise qui mène à la possession du globe terrestre est […] une véritable contrepartie

du désordre introduit dans le monde par le pêché d’Adam662. » et que l’opposition entre

l’œuvre de Rodrigue et celle d’Adam reproduit celle que le Nouveau Testament établit entre

l’œuvre du Christ et celle de ce même Adam. Mais la critique précise aussitôt que l’analogie

voulue par Claudel entre Rodrigue et le Christ néglige « l’opposition irréductible entre une

action fondée sur le sens de la Justice et sur l’Amour, comme celle du Christ, et une violence

exercée sans mesure au service d’une ambition impérialiste, comme l’est celle de

Rodrigue663. » Celui qui a réussi « la réunion de la terre », se révèle être un faible susceptible

de tomber, par mégalomanie, dans des « situations ridicules664. » Trompé par l’actrice665, le

héros renonce à sa tâche de libérateur et devient l’esclave d’une nuit sur un ponton sordide de

deux soldats qui le vendent pour un petit sou d’argent à une religieuse. Si Rodrigue incarne le

Christ, c’est seulement le Christ moqué et frappé par la soldatesque, le Christ dépouillé de ses

vêtements et cloué sur croix pour trente deniers d’argent666. Rodrigue ressemble aux pauvres

héros humiliés de Dostoïevski ou de Bernanos. Il est celui qui ne trouve pas sa « place » :

660 C’est ainsi que J. Petit le qualifie dans son étude Claudel et l’usurpateur. Dans une lettre à Fr. de Marcilly, qui éprouvait de la peine à comprendre rôle de Camille, Claudel écrit : « Camille a besoin de plus chez Prouhèze q[ue] Rodrigue et c’est le plus qu’il finit par obtenir : la renonciation totale, l’étoile pure ! » Le moins, c’est ce dont Rodrigue devra se satisfaire. 661 La version pour la scène du drame montrant l’amant se placer de façon symbolique devant les deux planches clouées en croix fausse la signification du drame. 662 M. Mercier-Campiche, Le théâtre de Paul Claudel ou la puissance du grief et de la passion, Paris, J-J Pauvert, 1968, p. 129. 663 Ibid. 664 Ibid, p. 488. 665 Suite au désastre militaire à la destruction de l’invincible Armada, le roi d’Espagne, pour se moquer de Rodrigue et abattre son arrogance, lui propose le gouvernement de l’Angleterre, qu’il sait n’avoir pas pu conquérir, et l’entraîne dans un simulacre de complot par l’intermédiaire d’une actrice qui se fait passer pour Marie Stuart. Tombant dans le piège, Rodrigue devient un traître au regard de l’Espagne. 666 L’épilogue de la version pour la scène de la pièce, qualifiée par l’annoncier, de « soupe à la pierre offerte comme dessert à l’assistance », montre la violence avec laquelle Rodrigue est rejeté : « Le monde ne veut plus de toi, il te balaie avec les autres débris de l’an et de la journée. » Et l’annoncier de conclure, avant de quitter la scène : « voici notre vieil ami Rodrigue qui va nous débarrasser de sa présence. »

Page 98: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

98

Il y a des gens qui trouvent leur place toute faite en naissant, Serrés et encastrés comme un grain de maïs dans la quenouille compacte : La religion, la famille, la patrie667.

Rodrigue lui, erre. Alors que Prouhèze, comme les autres personnages, « a trouvé son destin

et son destin l’a trouvée668 » – la place de Prouhèze, comme celle de Musique, est au dessous

du cœur de l’être aimé, au plus près et inaccessible, celle du Vice-roi de Naples est « au pied

de cette colonne dans la mer qui soutient toute l’Europe et qui est le milieu de tout669 »,

Rodrigue, ce ludion à la dérive tourbillonnaire stérile n’est à sa place nulle part. Contesté dans

son rôle de vice-roi des Indes, le conquistador tombe dix années ans plus tard en disgrâce aux

Philippines et est fait prisonnier au Japon. Enfin, sa place auprès de la sœur chiffonnière est

discutée. Son « œuvre » est inachevée. Le cercle parfait décrit par l’Ange – « Il faut que sur ce

petit globe il achève son étroite orbite à l’imitation de ces distances énormes dans le Ciel

qu’immobile nous allons te donner à dévorer670. » – n’est pas réalisé. Rodrigue n’a su que se

meurtrir aux portes du Couchant et de l’Est, et la ride qui l’avait porté jusqu’aux extrémités de

la terre le ramène irrésistiblement en Espagne. Son errance et ses visions ne sont que la fuite

en avant d’un rêve cynique qui le mène d’échec en échec et dans lequel toutes routes de

l’univers ont la forme d’un 8. Le poète a beau mettre l’accent, dans la présentation de son

œuvre, sur le fait que, bien qu’exclu du bonheur humain, Rodrigue donne forme à un

continent, celui qui à la fin de la troisième journée se comparait, à la tête de douze vaisseaux,

à Annibal et s’autoproclamait l’homme du milieu, celui qui a « crée le passage central,

l’organe commun qui fait de ces Amériques éparses un seul corps671. » et tenu « la position

médiane » est devenu un serviteur inutile et méprisé. Au final, « [Ses] pas n’ont rencontré

partout que le silence et le vide672. » Rodrigue n’est plus, dans la quatrième journée que l’anti-

héros physiquement dégradé, démoli, quasi beckettien673, d’un drame qui, glissant vers le

satirique et le grotesque, renchérit la Préface de Cromwell. Son corps est amoindri, il est ce

« vieux n’a-qu’une-jambe674 » divorcé d’avec le monde675, soumis à la tentation de la chute et

à la répétition (ses « feuilles de saints » en sont l’illustration) participant de la logique de 667 Ibid, p.29. 668 Ce sont les mots de Pélage parlant de Prouhèze à Honoria, p.137. 669 Ibid, p.153. 670 Ibid, p.278. 671 Ibid, p. 314. 672 Ibid, p.188. 673 Cioran qualifiait Beckett d’« homme séparé. » 674 Ibid, p. 675 L’ordre de la Cité est pair : l’homme qui y appartient se dresse d’aplomb sur ses deux jambes, travaillant de ses deux bras, regardant la réalité visible de ses deux yeux. Au contraire, l’ordre caché, nocturne est principiellement un, et repose sur une pointe (l’image est celle de la pyramide renversée). L’estropié, qui participe de cet ordre, vit en marge de la société humaine. Bien que Numero deus impari gaudet, commettre un impair renvoie à la transgression de l’ordre humain et à une singularisation dangereuse de l’homme.

Page 99: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

99

l’amoindrissement et de l’involution. L’œuvre s’achève au terme d’un dépouillement figuré

puis littéral du protagoniste qui devient peu à peu un être résiduel, une « présence précaire et

misérable676. » L’absence de dimension résolutive de son existence, l’insignifiance du réel font

de Rodrigue un personnage qui est dans la boue, qui dit oui à la boue et ne s’en justifie pas.

Le héros don quichottesque sauveur, dans la première journée, de Prouhèze et Isabel a laissé

place à un « vieux fou677 », une âme vide qui se dérobe devant la mission emmenée par Sept-

Epées de délivrer les chrétiens captifs des Maures et « s’amuse à dessiner des images avec le

moignon qui lui reste de son esprit678. »

Le nouveau Prométhée qu’est Rodrigue a reçu le châtiment divin. C’est le péché

d’hybris que la mutilation du héros unijambiste manifeste et sanctionne à la fois. Outre le fait

que la mutilation renvoie, comme le souligne M. Malicet dans sa Lecture psychanalytique de

Paul Claudel, à la castration explicitée dans L’ours et la Lune, fable dont le héros boiteux est

rejeté par la femme, à travers une équivalence explicite (« Là où nous sommes on n’a pas plus

besoin de pieds qu’un mahométan de prépuce »), la claudication679 est aussi et surtout la

punition divine contre l’orgueilleux680. Ainsi dans Oedipe ou le roi boiteux d’Anouilh :

L'homme est un roi boiteux. Il va, un pied dans son ombre, un pied sur le chemin clair de sa raison, et il avance, sans trop savoir où. Sur la route de lumière il reconstruit orgueilleusement le monde et il peut tout -d'une jambe! Mais l'autre pied suit un sentier obscur et glissant au fond de la boue de son être. Et c'est pour cela qu'il boite le malheureux! Parfois il croît avoir vécu comme un juste, mais il oublie la bête qui est en lui et qui va se venger, parfois il a vécu comme une bête cédant à tous ses désirs, mais il oublie le petit garçon pur qu'il a été autrefois et qui va le juger à son tour, jeune ange exterminateur. Car au plus haut de son triomphe l'homme est à l'affût de son remords. Etrange bête! »

« Quand l’homme qui s’est mesuré avec Dieu, tout le monde le reconnaîtra désormais. Il a été

touché dans sa stature et dans son équilibre681. » C’est là le cœur du mythe d’Aristophane tel

que Platon l’a rapporté dans le Banquet ; l’origine de la séparation de l’androgyne réside dans

676 Ibid, p. 677P. Claudel, Le Soulier,op.cit, p 63. 678 Ibid, p. La folie de l’amant avait déjà été soulignée par Isidore « Si je ne puis vous détourner de votre folie… » Ce à quoi Rodrigue répond : « Folie comme chacun l’appellerait, mais j’ai follement raison ! » Comme l’explique la parabole d’Animus et Anima, la séquestration d’Anima mène à la folie représentée par « la Folle » de Géricault, vue par Claudel au Musée de Lyon : le poète voit dans « La Monomane de l’envie, dit aussi La Hyène de la Salpêtrière », le portrait image de la femme assise qui regarde le feu l’âme qui reproche l’abandon où elle est laissée et veut sortir de sa prison. 679 Il n’est pas interdit de penser, comme le suggèrent M. Autrand et J. N. Segrestaa, que Claudel joue avec on propre nom : le mot latin claudus renvoie à la claudication. Il donne à l’infirmité un sens symbolique : « L’iambe en musique, sanglot, l’homme blessé au pied» (Journal, I, p. 45.) « Comme un homme qui pour toujours a perdu son équilibre sur lui-même. » (Ibid, p.267) Dans La passion Claudel, Dominique Bona révèle que Camille a pour trait particulier de boiter; et parle d’« un déhanchement léger, comme si elle avait perdu un soulier. » (p. 40) 680. Il est significatif que l’action se passe à la Renaissance, époque où se pose la question de l’incarnation et de la place de l’Homme dans le cosmos. 681 P. Claudel, Œuvres Complètes, XXV, p.46. (Claudel commente le tableau de Delacroix représentant la lutte de Jacob avec l’Ange)

Page 100: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

100

l’orgueil de l’Homme : c’est parce qu’il s’en est prit aux dieux que ce dernier fut coupé en

deux. Et Zeus de menacer :

s’ils font encore preuve d’impudence, et s’il ne veulent pas rester tranquilles, alors, poursuivit-il, je les couperai en deux encore une fois, de sorte qu’ils déambuleront sur une seule jambe à cloche pied682.

La séparation corporelle683 punit le récidiviste qui après avoir préféré la femme interdite au

Ciel a à nouveau défié Dieu en voulant posséder toute la terre684 et qui, jusqu’aux derniers

instants du drame, parait capable du meilleur comme du pire. Prouhèze a sans doute été trop

vite en besogne lorsqu’elle déclarait voulait savoir « comment il s’y prendra désormais pour

être triste et pour faire le mal quand il le voudrait685. » Celle qui comme Musique voulait

« mêler à chacun de ses sentiments comme un sel étincelant et délectable qui les transforme et

les rince686! » ne vient pas à bout des vices de l’ancien Vice-roi. On connaît l’admiration de

Claudel pour l’« inventeur du caractère polymorphe » des personnages qu’est selon lui

Dostoïevski ; comme lui, le dramaturge, pour qui le personnage représente l’élément essentiel

de son esthétique, repousse les personnages figés et sans péripéties intérieures. Mais

Rodrigue, personnage complexe dans lequel coexistent entre autres Camille, Amalgro (autre

rebelle destructeur) et Rodriguez, ne connaît pas la mutation spontanée du persécuteur de

Raskolnikof. Le personnage ne passe pas du mal au bien (et inversement) de façon si nette.

Celui qui a trahi par orgueil et ambition le roi d’Espagne en passant un arrangement avec la

fausse Marie Stuart jouée par l’actrice demeure un être dominateur687, prêt à se lancer dans de

nouvelles entreprises cosmiques et à élargir la terre. contre la cour du Roi d’Espagne. K. J.

Harrington note dans Le rôle de l’égoïsme et de l’altruisme dans le théâtre de Paul688 Claudel,

que si Rodrigue connaît le sacrifice (comme Prouhèze, il se sacrifie à trois reprises, lors de

son premier voyage à Mogador d’abord, dans la scène d’adieu ensuite et enfin dans la

682 Platon, Le Banquet, 189d-191d, trad L. Brisson,Flammarion, coll. GF, 1998, p 114-117. L’édition Pléiade des Œuvres complètes (1950 et 1942) de Platon est présente dans la bibliothèque de Claudel. Dans Jean Le Bleu, Giono« Tout se cherche, tout s’appelle…La grande malédiction du ciel pour nous, ça a été de nous faire des cœurs à un seul exemplaire. […]Une fois partagé en deux, il te faut trouver ta moitié exacte. Sans quoi tu resteras seul toute ta vie. Et c’est là le tragique… » Tragédie que d’avoir « le cœur mal complété ». (p.297.) 683 anoncée, en quelque sorte, par la “mutilation” de son bateau, dont la didascalie de a la scène VIII de la deuxième journée apprend que « L’un des ses mâts est coupé par le milieu. » 684 C’est sans doute cette volonté de puissance qui sépare l’ombre sans corps de Prouhèze du corps sans ombre de Rodrigue ; une légende allemande raconte que celui qui a vend son âme au diable pour obtenir la terre perd son ombre et son existence propre. 685 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 686 687 Rodrigue reste, selon la description claudélienne des« quatre visages des chérubins » dans Le Bestiaire Spirituel de Paul Claudel, le lion qui emploie sa force au service du désir, prend pour posséder et possède par le moyen de l’arrachement et de la division 688 Kevin Jude Harrington, Le rôle de l’égoïsme et de l’altruisme dans le théâtre de Paul688 University Microfilms international, 1979.

Page 101: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

101

quatrième journée) il ne connaît pas la transfiguration de l’égoïsme que connaît l’héroïne ; son

amour propre persiste. La devise « oublie-toi toi-même ! » nécessaire à la connaissance de

Dieu lui est étrangère. Alors que le jésuite a renoncé, ayant compris que l’efficacité de

l’action dépendait de l’aveu d’impuissance, à sa volonté, comme Prouhèze, l’ancien Vice-roi

disgracié est toujours l’être arrogant et obscur double dont le roi dressait ainsi le portrait dès

la première journée : « ni [un] sage ni [un] juste mais jaloux et avide689.! » Rodrigue est celui

qui « dans la patience et la passion et la bataille et la foi pure690 » épouse parfaitement cette

terre sauvage et cruelle qu’est l’Amérique « toute brûlante et bouillonnante » aux « flancs

palpitants » et qui lui ressemble.

3. Rodrigue : un être séparé de la séparation?

Du renoncement par trois fois refusé mais secrètement accepté est née la lumière sur le

visage de Prouhèze. Rodrigue, lui, n’a pas accepté la séparation. La quatrième journée n’est

pas, en dépit du symbolisme du chiffre quatre, chiffre de la perfection divine, du

développement complet de la manifestation et du monde stabilisé, celle de l’apaisement ; le

héros demeure, en dépit de ses tentatives pour se séparer de la séparation, un être inquiet que

l’incompréhensible claudélien sépare de la plénitude.

3.1 Tentatives : l’art et le rire

« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. » (Baudelaire)

Le fait que Rodrigue ait troqué, dans la deuxième scène de la quatrième journée, les

armes du guerrier contre le pinceau de l’imagier peut faire croire à une forme de détachement.

On connaît depuis L’esthétique hégélienne le pouvoir libérateur et réconciliateur de l’art en

tant que volonté contemplée et inscription de la subjectivité dans la matière. Et, de fait,

Rodrigue a « construit avec [s]es dessins691 quelque chose qui passe à travers toutes les

prisons692 ! » L’art constitue pour le personnage un moyen de s’arracher au réel, de sacrifier

son existence immédiate au profit de ce que la seconde hypostase plotinienne nomme

« contemplation pure, ravissement de l’intuition, confusion de l’objet et du sujet, oubli de

689 Ibid, p.55. 690 Ibid. 691 L' « art », dans l'esprit de Claudel, embrasse tous les modes d'expression esthétique : le dessein en fait partie. 692 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.363.

Page 102: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

102

toute individualité » ; en restituant à la vision de l’Homme, par delà la fugacité de leurs copies

empiriques, quelque chose de l’éternité des formes pures, l’art facilite l’intégration au

cosmos :

Les choses ne sont point comme les pièces d’une machine, mais comme les éléments en travail inépuisable d’un dessin toujours nouveau. L’homme connaît le monde non point par ce qu’il y dérobe mais par ce qu’il y ajoute lui-même. Il fait lui-même l’accord qui est l’objet de sa conaissance, comme un clavier sur qui je promène les doigts693.

Il ne faut cependant pas s’y tromper ; l’art n’est pas une échappatoire. L’abstraction permise

par l’art n’évacue pas cette obsédante question dont Rodrigue a eu la révélation durant sa

captivité : Pourquoi ?

Pourquoi ? Quel est le secret sur soi-même qui se lie et se replie au nœud de ces hiéroglyphes, pareils à des bulles montant d’un seul coup de la pensée ? Il y a quelque chose qui dit : Pourquoi ? avec le vent, avec la mer, avec le matin et le soir et tout le détail de la terre habitée. Pourquoi le vent sans fin qui me tourmente ? dit le pin. A quoi est-ce qu’il est si nécessaire de se cramponner ? –Qu’est-ce qui meurt ainsi dans l’extase ? dit le chrysanthème..694.

L’interrogation de la Création reste sans réponse. Quant à cette autre découverte –« il n’y a

personne dans toutes ces peintures695 ! », elle révèle les limites de l’artiste incapable de faire

exister réellement les choses et les êtres dessinées sur la toile. La création artistique a beau

mimer le mouvement de la Création divine, elle n’est qu’imitation ; elle ne permet pas

d’atteindre le suprasensible. Aussi les tableaux du « colporteur de peinturlures696 » sont-ils des

anti-modèles de l’harmonie classique. Au-delà de la critique de l’art saint sulpicien697 et du

« désir de ne pas ressembler à Léonard de Vinci698, il s’agit de montrer, à travers un art

contraire à l’idéal apollinien, l’absurdité699 de la croyance en la représentation fidèle du réel.

La description que fait Bogotillos du Saint Jacques que lui a offert Rodrigue est édifiante :

Il a des espèces de favoris noirs, pas d’yeux, un grand nez comme un couteau de fer; il est troussé comme un marin jusqu’aux reins et tout ça n’est que membres et muscles. Il a le pied droit posé sur la proue de son bateau, le genou à la hauteur du sein700.

693 P.Claudel, « Connaissance du temps », op.cit, p. 44-45. 694 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.361. 695 Ibid, p.362 696 Ibid, p.370. 697 Claudel rejette l’art dévot et trop châtié qu’il stigmatise dans un texte de 1934, Le goût du fade: « Si le sel perd sa saveur, dit l’Evangile, avec quoi le salera t-on ? Les catholiques modernes répondent d’une seule voix : Avec du sucre ! » Le poète lui préfère ce qui est cum grano salis. Dans la « Lettre à Alexandre Cingria sur les causes de la décadence de l'art sacré » à laquelle il faut ajouter une « Note sur l'art chrétien », Claudel identifie la cause principale à laquelle on doit imputer l'indigence actuelle de l'art sacré : « c’est le divorce, dont le siècle passé a vu la douloureuse consommation, entre les propositions de la Foi et ces puissances d'imagination et de sensibilité qui sont éminemment celles de l'artiste ». 698 Ibid, p.371. 699 Le mot latin « absurdus » signifie renvoie à la discordance et à la dysharmonie. 700 Ibid, p.353.

Page 103: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

103

Il s’agit aussi de remplacer ces « gueules de morues salées, ces figures qui ne sont pas des

figures humaines mais une petite exposition de vertus701 » que montrent les représentations

traditionnelles des saints par des saints au visage humain. G. Poulet a remarqué cette façon

toute claudélienne de peindre le divin à travers le filtre de l’humain :

Son entreprise consiste à doter l’imagination pourtant presque démesurée qui est la sienne, de formes elles-mêmes diamétralement contraires, c’est-à-dire rigoureusement déterminées. Cela consiste à exprimer le divin, sans en rien retrancher, par le truchement de l’œil humain. Son symbolisme n’est pas une simple présentation de figures divines abstraites : ces images par lesquelles il confère des formes déterminées à des réalités en elles mêmes, comme il le reconnaît, indéterminables, sont réelles702.

L’autoportrait de Rodrigue qui transparaît derrière la figure du chrétien victorieux est

relève de l’autodérision. La représentation du conquistador déchu en héros du combat

apologétique est un fantasme. La création artistique, qui participe évidemment de la

sublimation703, participe surtout de l’auto-conversion. La multiplication des feuilles de saints

constitue la prière de celui qui, à défaut de connaître les desseins de Dieu, consolide sa foi704

en dessinant ses saints. Le procédé connaît cependant là encore ses limites; si ces feuilles de

saints ont permis au peintre conquistador de conserver une forme d’existence, elles sont aussi

ce qui prend sa vie en échange. Les images sont une sorte de peau de chagrin dont la

consomption entraîne celle de son possesseur ; la dimension mystique de la fable grandit dans

le sens inverse de l’affaiblissement apparemment stoïque de Rodrigue, hors du monde des

vivants, presque mort. L’art est en définitive moins la voie de l’apaisement que celle de

l’autodestruction705.

Le rire apparaît comme la seconde échappatoire. Omniprésent, l’humour, dont bon

nombre de critiques ont souligné l’importance706 semble constituer la « tonalité essentielle707 »

du drame spirituel708 qu’est le Soulier. Le comique se nourrit du jeu onomastique709, de

701 Ibid, p.371. 702 G. Poulet, La pensée indéterminée, op.cit, p. 703 La « Lettre à l’abbé Brémond sur l’inspiration poétique », l’exprime clairement: « L’œuvre d’art est le résultat de la collaboration de l’imagination avec le désir. » 704 Dans une de ses conférences, Gérald Antoine a révélé qu’ « Art et Foi » est le titre d’un texte prononcé par Claudel en mai 1949 devant l'assemblée des Intellectuels catholiques. Claudel revient en plusieurs occasions sur la question du rapport de l'art et de la foi dont Tête d’Or porte la marque. 705 À J Amrouche évoquant dans les Mémoires improvisés, op.cit, p.333, sa soeur Camille, Claudel explique : « La vocation artistique est une vocation excessivement dangereuse et à laquelle très peu de gens sont capables de résister. L’art s’adresse à des facultés de l’esprit particulièrement périlleuses, à l’imagination et à la sensibilité, qui peuvent facilement arriver à détraquer l’équilibre et à entraîner une vie peu d’aplomb. » 706 S. Martinot-Lagarde a publié en 2003 une thèse sous la direction de M. Autrand et dont la soutenance a été présidée par G.Antoine intitulée: « La Bouffonnerie dans le théâtre de Paul Claudel.» 707 P. Claudel, Positions et Propositions, op.cit, p.43 : « Dans l’œuvre d’un écrivain…il y a une espèce de tonalité essentielle, une note éclatante ou sourde, mais sensible ou obsédante partout, une espèce de patrie intérieure et de climat vital où la pensée trouve refuge et réfection. » 708 L’œuvre mêle, selon la double étymologie du terme « spirituel », les jeux d’esprit à l’esprit (le spiritus), le comique au cosmique. Claudel a souvent fait le récit de la –significative – faute de frappe qui attira son regard

Page 104: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

104

l’anachronisme – un jury d’agrégation apparaît en pleine renaissance espagnole– ou encore du

jeu de mot –l’histoire du malcalzado, du « mal chaussé » renvoie, du moins peut-on le

supposer, au mariage de raison de l’auteur, lui-même “mal casé”. G. Antoine met également

en évidence le pouvoir comique de l’analogie et des rapports inattendus que le poète crée

entre les choses ; avide de saisir des rapports, des similitudes ou des proportions là où le

regard commun ne voit de coutume qu’inconvenance ou incongruité, le poète laisse volontiers

le sens déjà foisonnant du texte s’enrichir de pirouettes710 ; le mélange du « plaisir de la

raison » et des « délices de l’imagination711 », de la sagesse et de l’ivresse produit la

clownerie. Souvent réflexif, l’humour tourne en dérision les personnages apparemment

supérieurs et dégonfle ce qui peut facilement passer pour une pompeuse métaphysique712.

Ainsi Claudel se moque-t-il de ses élucubrations, quitte à ridiculiser, dans la préface de son

Bestiaire Spirituel, le caractère fantaisiste de son drame :

Que diriez vous par exemple d’un conte de fées où l’on verrait les personnages se partager par le milieu, les jambes allant d’un côté, la tête et les bras d’un autre : et sous nos yeux, les jambes se refabriquant un corps, et le corps les jambes qui lui manquaient, chacun des tronçons ainsi complétés se mettant aussitôt à vaquer à ses petites affaires713 ?

Ce qui est ici décrit de façon caricaturale comme un puzzle aberrant –la suite du texte pose

cette question : « Vit-on jamais rien d’aussi extravagant dans les tableaux de Jérôme

Bosch ? » – n’est pas très éloigné de la séparation corporelle qui constitue le fondement

esthétique, philosophique et théologique du Soulier ; certes le corps de Prouhèze ne se

« refabrique » pas sous nos yeux, mais il est tout aussi difficile, du point de vue de la raison,

d’imaginer son âme « vaquer à ses petites affaires » avec, dans l’eau, le feu et le ciel. Isidore

soulignait avec le même étonnement moqueur le caractère obscur des propos métaphoriques

de Rodrigue : « Une épaule qui fait partie d’une âme et tout cela ensemble qui est une fleur,

comprend-tu, mon pauvre Isidore ? Ô ma tête714! » L’autodérision du dramaturge concerne

également l’outrance langagière du poète que dénoncent les personnages ; G. Antoine715 prend

quand, passant devant une librairie, il vit exposé ce livre, Paul Claudel poète comique initialement intitulé Paul Claudel, poète cosmique. L’auteur à l’affût des pétrifiantes coïncidences souligna la pertinence du second titre, le rire du poète contrebalançant à dessein, et de façon nécessaire, les considérations métaphysiques du mystique. 709Rodrigue, le héros dégradé, porte le même nom que le héros cornélien, auquel il est explicitement fait allusion p. 323 : « Pourquoi ne ferais-je pas la guerre à mes propres enseignes quelque peu ?/ Tel cet autre Rodrigue, mon patron, qu’on appelait le Cid. » 710 G. Antoine, « L’art du comique chez Claudel », Le rire de Paul Claudel, p. 125. 711 P. Claudel, Le Soulier de satin, op.cit, prologue. 712La parodie de la scène de l’Ange que fait par avance le sergent en est la parfaite illustration : « Quand se gonfle votre petit cœur innocent, quand votre âme délicatement frémit au son de l’ami inconnu là-bas, […] Alors j’apparais sur le rebord de votre fenêtre, battant des ailes et peint en jaune ! »(p.136.) 713 P. Claudel Le Bestiaire Spirituel de Paul Claudel, op.cit, préface. 714 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.69. 715 G.Antoine, « L’art du comique chez Claudel », Le rire de Paul Claudel, Cahier Paul Claudel II, p.126.

Page 105: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

105

pour exemple ces mots de Musique traduisant en langage farcesque ce que les poètes établis

baptisent pompeusement symbole : « là-bas, sur cette espèce de pointe dans la mer où cette

espèce de forêt finit716. »

La bouffonnerie du Soulier souvent interprétée comme l’indice sinon la preuve d’un

« écartement des choses717», d’un certain détachement du dramaturge eu égard à la crise

amoureuse et mystique, pourrait être, conformément à l’idée claudélienne d’une corrélation

entre l’humour et l’apaisement, le symptôme d’une libération spirituelle du protagoniste :

« celui qui connaît la délivrance, il se rit maintenant de tous les liens718. » Il faut être libéré

pour entendre « Le grand rire divin719 »,« L’esprit créateur qui fait rire, l’esprit de vie et la

grande haleine pneumatique, le dégagement de l’esprit/Qui chatouille et qui enivre et qui fait

rire720! » Et pourtant, l’humour n’est pas la traduction d’une mise à distance par le

protagoniste de la souffrance. Une première objection vient contredire les tenants de l’humour

libérateur: si le rire parcourt l’ensemble du Soulier, il n’est pas toujours synonyme de

légèreté ; satire, moquerie, humour noir, cynisme : le rire claudélien se décline. La satire, dont

l’exemple le plus emblématique est sans nul doute la diatribe contre les grammairiens, à la fin

de la troisième journée, laisse volontiers la place à un humour teinté de nuances sombres et

s’apparentant à un jeu cruel ; c’est Rodrigue qui, attaché au mat de son bateau, doit jouer aux

dès la lettre de sa fille confisquée par les soldats ou Prouhèze, soumise au « tirage » de l’Ange

: « qui sait de quel côté il est en mon pouvoir de te faire à mon gré par jeu passer et

repasser721? » Si, note G. Antoine, « L’humour noir ou cruel est rarement son meilleur, notre

forcené ne prenant guère le loisir d’affiler ou d’empoisonner malignement son trait722 », le

forcené en question, affirmant que « le plus grand service à rendre à notre prochain, c’est de

lui piquer dedans723 ! », n’hésite pas à employer la cruelle raillerie contre le héros ; en

témoigne le Rodrigue de la dernière scène de la pièce, considéré comme le bouffon dont tous

se moquent724. Le rire est en définitive moins du côté du protagoniste – dont la verve comique

716 P. Claudel, Le Soulier, op.cit,p.223. 717 P. Claudel, Journal I, op.cit, p.656. 718 P. Claudel, « L’esprit et l’eau », Cinq grandes Odes, op. cit, p.51. 719 P.Claudel, « La Muse qui est la Grâce » ,op.cit, p. 79. 720 Ibid. 721 P. Claudel, Le Soulier,op.cit, p.281. 722 G. Antoine, « L’art du comique », Le rire de Paul Claudel, Cahiers Paul Claudel n°2, Gallimard, Paris, 1960, p.38. 723 La maxime se trouve dans les Conversations dans le Loir et cher, op.cit, p.103. 724« Tout le monde en rit sur la mer ! » (p.488.)Rodrigue humilié par les soldats rappelle ces paroles chargées de déception des amants de Fragment d'un drame: « Car pourquoi cette / Vie est-elle donnée à l'homme par-dessus ? / Afin qu'il serve de risée et d'enseigne parmi les autres, / Plus misérable que le squelette à demi déterré … ? »

Page 106: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

106

des premières scènes725 a été remplacée, à la fin de l’œuvre, par un humour jaune, pathétique –

que du côté du spectateur : « rien n’est pus drôle que le malheur. » Il serait donc réducteur de

ne considérer que l’aspect divertissant ou burlesque de l’humour claudélien qui a également

une dimension tragique. Le Soulier est un drame, c’est-à-dire, selon la définition de Hugo,

une « farce grave726 » ; un certain tragique, moderne, existentiel727 détermine les personnages.

Comme l’explique J. Madaule, « Le comique d’expression tout extérieur est le double d’un

autre, situé au plus intime728» ; il est pour une grande part lié à la finitude de l’homme et à sa

conséquence, la vanité, qui lui fait croire au dépassement de son insuffisance ; le comique

marin qui se déploie à travers l’homme de la mer qu’est Rodrigue est un comique du perfide

élément, instable et trompeur : la mer est la surface de la vie sur laquelle les hommes dansent

et titubent un petit moment avant d’y être engloutis. Le rire de Rodrigue ressemble au fou rire

des hommes qui, ayant atteint le dépouillement douloureux, entrent dans la danse macabre et

se laissent emporter par le rire. Comme l’explique R. Guardini dans Liberté, grâce et

destinée729, l’humour peut-être synonyme d’amour de l’existence, d’indépendance, de sagesse,

ou de résignation victorieuse à condition qu’il y ait eu rédemption. Kierkegaard a souligné le

lien fondamental qui existe entre l’humour et la foi; l’homme parvenu au stade religieux, au-

delà du plaisir (stade esthétique) et de la vertu (stade éthique) rit car il a découvert la liberté

dans ce qui apparaît d’abord comme un asservissement absolu, la possibilité du salut dans le

sacrifice total ; l’humour est alors « le sourire dans les larmes ». Rodrigue, auquel le ciel n’a

pas ouvert ses portes, n’a pas encore dépassé le stade éthique : son cynisme dénonce une joie

imparfaitement révélée ; son humour, abîmé dans l’amertume, n’est que le trait d’esprit d’un

cœur nécessiteux, un rire rageur devant le caractère stupide et redoutable de l’existence

inspiré par le mépris, l’orgueil,le désespoir; et l’ironie qui n’est elle-même qu’un idéalisme

honteux de soi-même.

Sans doute l’humour introduit-il une certaine distance propre à dédramatiser

l’irréductible. La « distance intérieure » définie par G. Poulet comme « la tentation

mortifiante de l’indolence, de la placidité, de l’indifférence, de la somnolence, du sommeil, de

725 Riant de sa propre faiblesse morale, le créateur des feuilles de saints constatait, dans la scène V de la quatrième journée, considérée par la critique comme un immense éclat de rire :« C’est bien plus amusant de semer un Saint que de le fabriquer avec soi-même ! » (p. 417.) 726 Hugo insiste sur la coprésence des deux registres : « Le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie. » 727 « Comment dire sans impiété que la vérité de ces choses/qui sont l’œuvre d’un Dieu excellent/Est triste » demande le poète dans Tête d’or. 728 J.Madaule, « Les sources du comique dans le cosmique », Le rire de Paul Claudel, op.cit, p. 185-209. 729R.Guardini, Liberté, grâce et destinée, Traduit de l'allemand par Jeanne Ancelet-Hustache. Seuil, 1957 p. 178.

Page 107: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

107

l’engourdissement, d’une vie léthargique qui soit comme une mort latente730 » offerte par le

rire permet à Rodrigue de ne pas « devenir l’homme tragique731 » défini dans les Entretiens

d’Epictète :

Comment aussi ai-je pu m’accommoder si longtemps de ces jambes à la pataude quand c’est déjà bien trop que de tenir à la terre par une seule ? Maintenant c’est amusant de clopiner ainsi entre ciel ciel et terre avec une jambe et une aile732 !

Rire de sa jambe de bois avec la même désinvolture qu’Epictète prévenant son tortionnaire de

la brisure prochaine de la sienne est pour Rodrigue une façon de ne pas s’identifier à son rôle

et de ne pas « se prendre pour Œdipe en personne733. » Reste que Rodrigue a été quelqu’un

d’important : le désengagement est difficile. L’ancien conquistador n’est pas un être

stoïque734. Il ne faut en outre pas oublier que Rodrigue a depuis sa rencontre avec l’actrice

appris le mensonge ; aussi ne faut-il peut-être pas accorder trop de crédit aux propos de celui

qui avoue « [s]’amuse[r] de mentir quelquefois et de vaquer à [s]es affaires à l’abri de ce

Rodrigue faux qu[il a] planté sur un bâton735. » Si distance il y a, elle n’est pas –nous aurons

l’occasion d’y revenir – synonyme de déprise. Tenace, insistant, le comique du Soulier est

moins le signe de l’apaisement que la soupape nécessaire à l’évacuation du trop-plein trop

longtemps contenu de l’amant. L’idée selon laquelle l’euphorie du Soulier de satin ferait

contraste avec les œuvres antérieures doit être nuancée. S’il y a bien, chez Claudel, plusieurs

formes d’humour, il paraît en revanche excessif d’opposer un premier humour âpre, grave,

amer (qui serait, par exemple, celui de Tête d’or) ne menant qu’in extremis à la paix, à

l’humour providentiel du Soulier tout entier tourné vers la Joie. Certes, le Soulier est empreint

d’un “humour biblique” assez prononcé736. Mais, là encore, cet humour n’est pas tant la

marque de la détente que le rire moqueur –voire grinçant –du Créateur envers sa créature dont

parle la Divine Comédie : « N’y a-t-il pas joie à voir Dieu tirer utilité et service de ce qui Lui

est le plus contraire ? Tout l’Enfer craque de ce sel qui lui est dispensé à pleines poignées!»

Le climat de la quatrième n’est pas à l’irénisme. La tension demeure. Aussi ne faut-il pas se

laisser abuser par ces propos de Claudel déclarant à propos du comique du Soulier :

730 G.Poulet, La distance intérieure, Plon, Paris, 1952, p. 169. C’est le sens originaire de la célèbre lassitude insurgée de Moïse contre Dieu : « Laissez moi m’endormir du sommeil de la terre ! » 731 Epictète, Entretiens, livre I, 24, 18. 732 P. Claudel,Le Soulier,op.cit, p. 363/ 733 La formule est d’Epictète. 734 Contre la sagesse grecque et le « juste milieu », Claudel écrit à Rivière, le 28 avril 1909 : « Ce que je trouve de plat dans tous les sages de l’antiquité […] c’est la théorie de la modération dans les sentiments et dans les passions. L’idéal de la sagesse chez les Grecs et leurs suivants par ex. Epictète est une vie plate et moyenne. » 735 P. Claudel,Le Soulier,op.cit, p.317. 736 Ses ingrédients sont, entre autres, la colère de Dieu, l’impitoyable exigence de sa justice, ses détours, ses inventions, ses ruses, et les prodigieux déguisements de la grâce.

Page 108: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

108

Le comique pour moi est l’extrême pointe du lyrisme inspiré par cette joie dans laquelle je baignais, par ce triomphe dans le bien, le bien qui est venu complètement par-dessus le mal, qui l’a complètement éliminé737.

L’humour, dont Michel Autrand précise qu’il implique, dans son sens noble, la gaieté

dépassée par l’état d’esprit de réflexion consciente et de portée philosophique, est finalement

absent de l’histoire des amants. Lié à des épisodes secondaires, accessoires, sans rapport de

nécessité avec les protagonistes, il ne donne pas complètement le change. Dans ce « mélange

de tragique, de mysticité et de bouffonnerie738 », le tragique occupe une place non négligeable.

La typologie des dénouements claudéliens qu’opère J. Grosjean dans sa préface aux Cinq

grandes Odes et selon laquelle au dénouement tragique de Partage de midi et au dénouement

de la « cinquième ode » qui, dans sa gravité, promet le déploiement liturgique ultérieur

succèderait « l’immense rire libérateur » du Soulier semble erronée. À y regarder de plus près,

cette vision schématique de l’œuvre claudélienne est contredite par l’absence même de

dénouement de l’action espagnole dont la paix est plus qu’incertaine.

3.2 La paix n’est pas toujours sûre739

« En art il n’y a pas de définitif » disait Claudel à Pottecher en 1894. Le poète aime à

reprendre ses œuvres. Il ne corrige pas ; il refait, rebâtit. L’ensemble de la production

dramaturgique retravaille le thème fondateur, décliné et orienté dans différentes directions

qu’est la séparation. Il y a intertextualité, c’est-à-dire, selon la définition de M. Riffaterre,

« perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre –ici le Soulier- et d’autres qui l’ont

précédée ou suivie740. » À l’image du tissage (souvent utilisée par Claudel pour commenter

son oeuvre) se superpose celle du palimpseste où interférèrent les œuvres traitant du même

sujet. Claudel lui-même a pu déclarer : « Le Soulier de satin, c’est Tête d’or sous une autre

forme. Cela résume à la fois Tête d’Or et Partage de midi741 ». Dans un article consacré à la

réécriture claudélienne, J. Petit742 met en lumière le processus de récréation à l’œuvre du

Fragment d’un drame au drame qui nous intéresse : quête du sens de ce qui a été vécu et

737 P. Claudel, Mémoires improvisés, op.cit, p. 274. 738 « Le Soulier de satin et son public » dans « Formes et couleurs », 1944, n°3, p. 77, repris dans les Œuvres Complètes, XII, 545-549. 739 Claudel nuance, dans son Journal, la déclaration liminaire du Soulier : « le pire n’est pas toujours sûr. » 740 M. Riffatterre, « La trace de l'intertexte », La Pensée, n° 215, octobre 1980. 741 Claudel à Fr. Lefèvre, dans Une heure avec…, 5e série. 742 J. Petit. « Le regard en derrière », quelques drames et leurs versions successives, Revue Lettres Modernes n°2, Paris, 1965.

Page 109: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

109

transposé sur scène, la réécriture enrichit la dialectique de l’ensemble-et-séparés. Elle ne va

cependant pas jusqu’à faire, du Soulier, selon la formule consacrée, une oeuvre de la

maturité ; l’ultime réécriture743 de l’homme séparé et de la femme et de Dieu témoigne bien

plutôt de la persistance de la crise. Claudel ne peut s’empêcher de tourner son regard vers le

passé et de chercher à préciser toujours plus le sens –fuyant –du sacrifice. La partie de pêche

du Soulier interprétée par M. Autrand744 comme une tentative de ressaisie du passé et du

temps en général, en est l’illustration. Plus confondante est l’autocensure que semble

pratiquer le dramaturge à l’égard de l’oeuvre: il est significatif que les remaniements de la

version pour la scène du drame, écrite vingt ans après la version originale, ne concernent

quasi exclusivement que ce qui a trait à l’amour des protagonistes. Ainsi Claudel supprime-t-

il les tirades exaltées de Rodrigue criant son besoin désespéré de l’Autre prononcées dans la

septième scène de la première journée : les spéculations ambiguës de l’œuvre sur la future

félicité des amants sont récusées. De même, le dénouement de l’adaptation du Soulier prend

soin de balayer les doutes pouvant encore peser sur le drame : le dramaturge prend soin

d’étouffer le cri désespéré de Rodrigue et de sauver le happy end. Tout se passe comme si

l’auteur reconstruisait a posteriori, ayant pu comprendre du dehors le sens du drame, une

consolante explication. Car l’explication n’est pas encore acquise quand Claudel écrit la

pièce. Si Le Soulier ne va pas jusqu’à constituer, selon la terminologie proposée par G.

Genette, l’hypertexte dévalorisant de Partage de midi en tant qu’il « opère[rait] [alors]

quelque chose comme une aggravation, accentuant peut-être simplement la pente secrète de

son hypotexte745 », la réécriture est traduit le caractère inachevé de la guérison confirmé par

les commentaires variés et contradictoires du Soulier de satin disséminés dans les œuvres de

vieillesse.

L’impression d’inachevé transparaît à travers la reprise en dérivation du schéma

dramatique claudélien. Le Soulier ne peut être intégralement lu à travers le filtre de la

situation-type claudélienne analysée par J. Rousset. Le schéma selon lequel la séparation

physique des amants se trouve renversée, à la fin de la pièce, par un acte de séparation

s’affirmant comme un acte de jonction et confirmant sur un plan supérieur la possession

initiale, est ici inopérant. Plus exactement, la jonction, fragile, est remise en cause. Le Soulier

743 Celle-ci a elle-même été en partie “re-réecrite“, le manuscrit de la Troisième Journée ayant été perdu lors du grand tremblement de terre du Japon, le 1er septembre 1923. 744 M. Autrand, Étude dramaturgique, Champion, p. 67. 745 G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré. Ed du seuil, 1982, Points essais, Saint- Amand, 1992, p. 498.

Page 110: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

110

échappe, presque malgré lui à l’« axe ascendant746 » autour duquel tournent la majorité des

pièces. Alors que les drames antérieurs mettaient l’accent sur l’absence dans la présence que

la dernière rencontre transformait en présence irrévocable, l’œuvre insiste au contraire sur la

présence dans l’absence aboutissant à la séparation définitive. Le Soulier retourne la situation

de Partage de midi : tout se passe comme si Mesa renonçait à Ysé et qu’Almaric (le rival) eut

pris sa place. J. Rousset avance une explication : « Claudel ne réussit pas à mettre au point

son système dramatique quand il dispose d’un héros qui ne croit pas à une destinée

surnaturelle: de là le piétinement de ce héros, en dépit de la véhémence qui le pousse en avant,

de là sa frénésie destructrice747. » Rodrigue est ce genre de héros. La distinction qu’opère le

critique entre Tête d’or, qu’il considère comme l’ébauche des futurs dénouements de l’union

supérieure, et les drames suivants n’est, de ce point de vue, pas si évidente. Rodrigue n’est pas

si différent du héros solitaire révolté contre la mort qu’est Tête d’Or et dont le retrait dans

l’absence est sans contrepartie. Comme lui, Rodrigue, porteur du même « désir

inextinguible748 », ne s’élèvera pas, comme lui il agonisera sans comprendre le véritable sens

de ce manque essentiel. La mise en parallèle des deux pièces (autorisée, entre autres, par la

proximité dramaturgique de la princesse de Tête d’or et de Prouhèze, et la « volonté de

pouvoir » des héros des deux drames) traduit l’impossibilité, pour Claudel, de dépasser le

dilemme initial. La dialectique claudélienne n’aboutit pas ; il n’y a pas négation de la négation

mais retour au point de départ, c’est-à-dire à la séparation. Alors que l’on attend un troisième

temps fait de l’union de Rodrigue à Dieu et à Prouhèze, le processus avorte.. Si la mort

séparatrice se fait l’agente de la plus haute union, le dénouement laisse dubitatif ; le retrait ne

s’inverse pas en retour. L’illusion de l’union laisse place à la solitude la plus aiguë d’un

homme qui ne connaîtra pas l’assomption de la souffrance et de la mort et ne prononcera pas

l’amen, le « oui » de la réconciliation avec le monde. Le Soulier est finalement peut-être

moins éloigné qu’il n’y parait du drame considéré comme le négatif de son drame idéal, Le

pain dur. Là aussi, les personnages ne se rencontrent que pour se détruire et rien ne vient

compenser la rupture. La scène-type du face-à-face claudélien ne fait pas défaut, mais elle est,

selon Claudel, « mouillée », c’est-à-dire inachevée ; Lumir rêvant d’une union fusionnelle

indestructible ne trouve pas d’écho chez son partenaire. Son appel reste sans réponse, l’adieu

sans contrepartie. De même, l’autre version désespérée du face-à-face claudélien que

constitue la dernière scène de la troisième journée du Soulier n’offre pas de véritable

746 J. Rousset, « Formes et significations », op.cit, p. 176. 747 Ibid. 748 P.Claudel, Tête d’or, op. cit, p. 217.

Page 111: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

111

compensation aux amants sacrifiés. Insoluble, le dilemme devra être réexaminé dans les

commentaires bibliques. L’inachèvement porte le sens même du drame : la paix n’est pas

assurée.

Bien que symétriques, le naufrage du jésuite et de l’amant ne sont pas comparables. Le

premier enfin parvenu au jour du repos et au tranquille abandon ne fait « plus qu’un avec le

réjouissement de l’abîme749 » et loue, au seuil de l’action, « la grande paix paternelle750 » de

l’univers. Le second ne connaît pas cette heureuse sérénité. Le héros à l’« âme avortée751 se

trouve dans la position du sceptique, à la fois dehors et dans le monde. Condamné à osciller

entre l’abstraction et le nécessaire ancrage dans le monde Rodrigue est, comme la conscience

sceptique, traversé par une contradiction: indépendant vis-à-vis des choses qu’il voit, maître

de ce qu’il nie, il se sait aussi subordonné à ces choses: il est à la fois au-dessus d’elles et plus

bas que terre. Il est ce que Hegel, pour qui le Christianisme est l’écriture même de ce que le

scepticisme incarne sans pouvoir le formuler, définit dans La Phénoménologie de l’esprit

comme « la conscience malheureuse. » Prise entre la maîtrise abstraite du stoïcien (libre dans

les chaînes) et le sceptique en proie à et prédateur de toute chose finie, la conscience

douloureuse éprouve l’abstraction de son malheur et la vanité de sa situation concrète, son

élévation et son abaissement.

Au-delà de la souffrance que constitue le fait d’être séparé de son propre corps-

L’homme « n’est pas fait pour marcher avec une seule jambe et pour respirer avec la moitié

d’un poumon. Il faut l’ensemble, tout le corps752 » – et qui est à l’origine de l’absence de Joie

– « La joie d’un être n’est-elle pas dans sa perfection753 ? » –Rodrigue souffre de

l’insuffisance de l’union spirituelle qui fait de son âme une âme captive.

L’expérience de l’insaisissable exigée par l’idéalisme est mise à mal par le

protagoniste, sa principale victime. La lutte contre ce que le poète appelle le bagne

matérialiste est illusoire : l’explication symbolique de la séparation ne permet pas son

dépassement. En déréalisant la massivité intrinsèque du réel pour ne plus considérer en lui que

l’hypostase de l’idée qu’il symbolise, le dramaturge ne parvient pas à réconcilier Rodrigue et

le monde. La dématérialisation n’aboutit qu’au sentiment de nostalgie. Et face au souvenir de

l’être aimé, l’adoration de l’image ne fait pas le poids. L’union rendue possible à travers la

749 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.18 750 Ibid. 751 363. 752 Ibid, p.451. 753 Ibid, 331.

Page 112: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

112

nuit « commune aux morts et aux vivants754 » ne le satisfait pas755. Un poème de Claudel,

« Ténèbres », exprime l’état d’esprit du protagoniste :

Je suis ici, l’autre est ailleurs, et le silence est terrible […] Je souffre, et l’autre souffre, et il n’y a point de chemin Entre elle et moi, de l’autre à moi point de parole ni de main. Rien que la nuit qui est commune et incommunicable, La nuit où l’on ne fait point d’œuvre et l’affreux amour impraticable756

À J. Amerouche lui lisant le poème, Claudel a cette remarque : « Si vous avez lu le Soulier de

satin, vous reconnaissez bien des paroles de Rodrigue là-dedans757 ». Ce dernier, conscient

que son amour n’est qu’une métaphore extasiée, revendique le droit à l’amour sensible,

humain, charnel. Après tout, « L’amour ignore le respect758 » dit Saint Bernard que cite

Rodrigue au début de la quatrième journée. Aimer, c’est vouloir posséder ; obnubilé par le

désir de Prouhèze, Rodrigue répond par la négative à la question que celle-ci posait à l’Ange

gardien : « est-ce que le ciel jamais lui sera aussi désirable que moi759? » Comme dans la

légende rapportée par un pêcheur de la femme froide et du malcalzado qui, cherchant partout

sa femme, a fini par perdre l’esprit, l’amant inconsolé pareil à l’être désespéré du Desdichado

nervalien est obsédé par la mort de Prouhèze760. La quatrième journée donne raison à celle qui

assurait à Camille que Rodrigue « sera fixé à [elle] pour toujours dans cet impossible

hymen761. » Rodrigue n’a pas surmonté l’épreuve imposée par le roi l’envoyant à Mogador

afin « qu’il revoie le visage de la femme qu’il aime une fois encore en cette vie ! qu’il la

regarde et qu’il s’en soule et qu’il l’emporte avec lui762 ! » Prouhèze le hante. L’amant ne peut

vivre comme cette « population [autour de nous] qui ne vit que par les yeux763 » ni se

754 P. Claudel, « cantique de l’ombre », La Cantate à trois voix, op.cit, p.186. 755 Notons qu’à la fin du drame, même la communication suprasensible est rompue ; Rodrigue ne peut entendre Prouhèze sans l’aide de sa traductrice, Sept-Epées. La « République enchantée où les âmes se rendent visite sur ces nacelles qu’une seule larme suffit à lester. » (p.220) semble détruite. 756 P. Claudel, « Ténèbres », Corona benignitatis anni Dei, 1905. La suite du poète est morbide : « Je prête l’oreille, et je suis seul et la terreur m’envahit/J’entends la ressemblance de sa voix et le son d’un cri.[…]Voici de nouveau le goût de la mort entre mes dents,/La tranchée, l’envie de vomir et le retournement. » La dégradation physique pourrait au regard de ce poème être une anticipation de la fin ; Rodrigue constatant qu’« il n’y a pas moyen de s’en aller sans aucun bruit et sur la pointe des pieds »(Mémoires improvisés, p.448) pourrait comme Fausta dans le « Cantique du cœur dur » de La Cantate à trois voix vouloir briser le cercle de l’immortalité et mourir. 757 P. Claudel, Mémoires improvisés, op.cit, p 193. G. A propos de ce poème, G. Antoine explique dans Paul Claudel ou l’enfer du génie (p.133) que « rarement Claudel ménagea un aussi faible écart entre la passion éprouvée et sa transcription poétique. » 758 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 371 :« Amor nescit reverentiam », Super Cantica, LXXXVIII, 3. Ailleurs Rodrigue déclare que « rien ne suffit à l’amour. » 759 Ibid, p.276. 760 La situation de Rodrigue évoque encore cet autre drame claudélien de la séparation justement intitulé L’Homme et son désir et qui met en scène le « fantôme » de la femme aimée hantant les rêves du veuf. 761 Ibid, p. 762 Ibid, p.164 763 Ibid, p. 297.

Page 113: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

113

satisfaire de la vie métaphorique imposée par l’union spirituelle. Le regret – car il s’agit bien,

conformément à l’étymologie du terme latin desiderare, de regret et non seulement

d’aspiration future – qu’exprime Rodrigue dans la dernière scène transparaît, après relecture,

en filigrane tout au long de l’œuvre. Le personnage fait l’expérience fondamentale de

l’infinité du désir et que Rusbrock, estimé par Claudel, décrit ainsi :

L'âme humaine est incapable d'une faim sans assouvissement. C'est l'amour avide, l'amour béant [...] Quand l'esprit est touché, touché par le désir, […] il faut absolument qu'il touche ce qu'il aime. De là cette insatiable avidité qui ne peut jamais embrasser et tenir. Les hommes qui vivent ainsi sont les plus pauvres entre les hommes [...] Ils ont faim à jamais764.

L’abandon radical de la chair intervient trop tard : Rodrigue a déjà goûté à la béatitude

terrestre et ne peut se contenter de « l’étoile qu’on ne rejoint jamais765 ». L’union par-delà la

mort est, comme l’a déploré l’amant avant l’élévation de Prouhèze, une « amère union766. » En

témoignent ces paroles commotionnantes adressées dans la huitième scène de la dernière

journée à l’ombre qu’est devenue Prouhèze :

Rodrigue, à voix basse et posant sa main sur son autre main –Les larmes que contient mon cœur, la mer ne serait pas assez grande… Sept Epées –Et, quoi, vous n’êtes pas consolé ? Rodrigue –Mon âme est vide. A cause de celle qui n’est pas là, de lourdes larmes, mes larmes pourraient nourrir la mer […] Cette absence essentielle, oui, ma chérie, et même quand vous étiez vivante et que je vous Possédais entre mes bras en cette étreinte qui tarit l’espoir, qui sait si elle était autre chose qu’un commencement et apprentissage de ce besoin sans fond et sans espoir à qui je suis prédestiné, pur et sans contrepartie767 ?

L’anamnèse révèle la mélancolie de celui qui se réjouissait de l’avenir heureux qu’il se

considérait en droit d’attendre de « ce corps qui ne mentait pas768 », et qui était promesse de

joie. Rodrigue regrette « l’amour de la femme » pleuré dans « L’Esprit et l’eau769 » et que

l’étoile ne pourra jamais remplacer770.. La remémoration douloureuse de l’étreinte, A. Weber-

764 Rusbrock, Oeuvres choisies, trad. Ernest Hello, 1869, p.44. 765 P. Claudel, Le Soulier, op.cit p.336. 766 Ibid, p. 326. 767 Ibid, p.441. 768 Ibid, p. 332. 769P .Claudel, « L’esprit et l’eau », Cinq grandes odes, op.cit, p. 49:

J’ai connu l’amour de la femme J’ai tenu entre mes bras l’astre humain !

[…] Et voici que, comme quelqu’un qui se détourne, tu m’as trahi, tu n’es plus nulle part, ô rose !

Rose, je ne verrai plus votre visage en cette vie ! 770 La perte de Rose (Rosalie) et du corps aimé en général trouve un écho particulier chez Rimbaud et notamment dans les quatre vers de « L’étoile a pleuré la rose… » (Poésies 1870-1871, folio classique, Saint Amand, p. 114) : à travers l’hommage au corps féminin et à l’amour charnel, c’est la nostalgie de la rose devenue étoile que dépeint le poème :

L’étoile a pleuré la rose au cœur de tes oreilles, L’infini roulé blanc de ta nuque à tes reins,

La mer a perlé rousse à tes mammes vermeilles, Et l’homme saigné noir à ton flanc souverain.

Page 114: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

114

Caflish771 le souligne, ne doit être considérée comme une « inadvertance » que Claudel aurait

oublié de modifier en corrigeant un éventuel état antérieur de son texte. Elle réitère au

contraire la puissance du désir que le héros ne parvient pas à transcender. Il n’y a pas de

sublimation du désir, pas de contemplation désintéressée. C’est la frustration, M. Mercier-

Campiche y insiste, qui guide Rodrigue.

Le zèle de Rodrigue ne lui vient pas même de ce christianisme guerrier et constantinien, qui n’est chez lui qu’un motif secondaire, une socialisation de quelque chose de plus profond. Ce qui constitue l’inspiration première et le dynamisme du conquistador, c’est l’héroïsme dominateur dû à la frustration et, comme le révèle l’exemple du Japonais, mêlé au besoin de propager universellement son malheur intime772.

Les derniers mots de Prouhèze ont été pour lui une « Parole non point de joie mais de

déception773 ». À la quiétude aussi éphémère que fausse succède le désenchantement, la

douleur au sens moral du terme, c’est-à-dire le « sentiment ou émotion pénible résultant de

l’insatisfaction des tendances, des besoins774. » Si Le Soulier apparaît comme l’œuvre de la

décontraction, c’est sans doute, note J. Petit775, en raison de la douceur de la séparation des

amants : le drame n’a pas la violence de Tête d’Or ou de Partage, ou de; la scène d’adieu est

cruelle mais non atroce. Cependant la douleur causée par « l’Epée au travers de son cœur776»,

loin de diminuer, reste vivace. Le cercle rédempteur se change enfin en cercle infernal. Œuvre

de la crise777 et en crise (l’aventure de Fou-Tchéou est loin d’être oubliée quand Claudel écrit

la pièce), le Soulier ne fait qu’exposer les funestes conséquences de cette « liaison

dangereuse778 », de ces dix années durant lesquelles Rodrigue a ignoré ce qui lui était reproché

et est passé du paradis à l’enfer. « À l’homme élu, tout sert pour le bien, même les pêchés »

dit l’épigraphe de la pièce ; l’être damné qu’est Rodrigue est poursuivi par le péché à jamais

conservé dans les « archives indestructibles » de l’ombre double.

Même le réconfort de la jeune fille porteuse d’espoir et de paix, Sept-Epées, dont il

sait qu’elle lui a été donné afin qu’il ne cesse pas d’être à Prouhèze, ne parvient pas à soulager

le « vieux type à la jambe coupée779 » dont l’âme est atteinte est « comme ce grain de blé que

l’épi seul guérit780 » :

771 A. Weber-Caflish, « Écritures à l’œuvre : l’exemple du Soulier de satin », in Écritures claudéliennes. Actes du colloque de Besançon. Coll. du centre J. Petit, Bibliothèque de l’Age d’Homme, Lausanne, 1997, p. 188. 772 M. Mercier-Campiche, Le théâtre de Paul Claudel ou la puissance du grief et de la passion, op.cit, p.99. 773 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.335. 774 Le nouveau Petit Robert, éd. 2007. 775 J Petit, Pour une explication du soulier de satin, op .cit, p.34. 776 P. Claudel, Le Soulier, op. cit, p.90. 777 Le terme grec « krisis » renvoie à la séparation, au jugement, à la décision. 778 Claudel note au 14 septembre 1921, en voyage vers le japon, « Lu les Liaisons dangereuses, horrible livre » (Journal I, p.518.) 779 Ibid, p. 380. 780 Ibid, p.196.

Page 115: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

115

Sept-Epées –Qui sait si elle n’a pas besoin de vous ? Qui sait si elle ne dit pas Rodrigue !Qui sait si elle n’est pas en un lieu que nous ignorons attachée de liens que vous êtes capable de défaire ?[…] Rodrigue –Avec quelles mains jusqu’à elle faire passer la libération ?[…] Quel pain et quelle eau qui aille jusqu’à sa bouche dans la tombe781 ?

La guerrière fière de charger, comme Prouhèze782 l’épée nue et dont le nom renvoie à Notre

dame des sept douleurs (laquelle se dresse dans L’épée et miroir, « sur la dernière ligne de

l’horizon, flamboyante et l’épée à la main783) a beau être la « Rançon méritée de ce long

désir784! », Rodrigue demeure anéanti. Celle qui, associée par Rodrigue à l’agneau qui, dans

Le bestiaire spirituel représente le sauveur de l’humanité –« Voici l’Agneau de Dieu, voici

Celui qui efface les péchés du monde785 » – incarne l’Esprit Saint que Jésus envoie aux

hommes après sa résurrection est impuissante à guérir son père : « Ce n’est pas avec du miel

et des caresses qu’on guérit une âme blessée786. » La joie par procuration qu’apporte l’amour

de Sept-Epées et Jean d’Autriche semble par ailleurs fragile ; si le parti du jour semble à

travers la jeune fille l’emporter, celle-ci semble connaître le même destin que sa mère :

Don Juan m’aime. Il a bien vu dans mes yeux que je suis capable de mourir pour lui. C’est fini, jamais plus je ne veux le revoir, ah ! il pourrait me supplier ! mon cœur est à lui787.

L’on peut se demander si l’histoire de Jean d’Autriche et de Sept-Epées n’éclaire pas

« l’avant » passé sous silence de la relation de Prouhèze et de Rodrigue. Quoi qu’il en soit,

l’amant esseulé reste dépendant de « ce point de lumière dans le sable vivant de la nuit788 », de

cet être dont « la présence et le visage hors la laideur et la misère de ce monde ne sont

compatibles qu’avec un état bienheureux789! » qu’est Prouhèze et en qui il cherche une aide, un

secours, un soutien moral790. Car si, comme l’affirme Prouhèze, « Ce n’est pas à cause d’une

femme que la vie perd son goût791 » cette dernière demande, à travers le chant d’Isabel, qu’elle

était nécessaire à son âme :

Mais qui prendra soin de ton âme

781 Ibid, p. 441-443. 782 Sept-Epées est avec Musique l’un des doubles de Prouhèze ; comme elle la jeune fille habillée en homme allie félinité et vaillance, énergie et espièglerie. 783 P. Claudel, L’épée et le miroir, op.cit, p. 9. 784 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.497. 785 Joann. 1, 29, cité dans« les quatre visages des chérubins », Le bestiaire spirituel de Paul Claudel. 786 Ibid, p.139. 787 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.381. 788 Ibid, p.65-66. 789 Ibid. 790 Dans une lettre à Rosalie datée du 17 février 1905, Claudel écrit : « …Et se sentir séparé de la personne à laquelle on est rattaché par un pareil soulèvement de toute son âme, par des liens si délicats, si fort et si vibrants. Seuls les enfants abandonnés de leur mère peuvent sentir une pareille amertume. » 791 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 126. Dans une lettre à André Suarès datée du 16 septembre 1913, Paul Claudel critique« l’esclavage humiliant » imposé à l’Homme par la femme de Cressida. Le poète dit préférer « Tannhäuser qui lutte noblement contre les poisons dont il sent la force et l’infamie » aux « braiements de ce grand âne de Tristan qui s’imagine trouver le paradis de Schopenhauer entre les bras de son gros édredon d’Isolde.»

Page 116: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

116

Maintenant que je n’y suis plus, Maintenant que je ne suis plus avec toi ! Mais qui prendra soin de ton âme Maintenant que je ne n’y suis plus ? […] Maintenant que je ne suis plus avec toi pour toujours… 792

H. Ch Desroches n’hésite pas à parler, dans une étude saluée par Claudel lui-même, Paul

Claudel, Poète de l’amour, d’un dénouement pathétique du Soulier :

Tout est fini, bien fini. Dona Prouhèze lui a été ravie, deux, trois, quatre fois ravie par la séparation, par l’interdiction de Dieu, par le rival détesté, par la mort. Et sous sa décrépitude, sous les quolibets de ses gardiens, le cœur de Rodrigue fournit un long sanglot793

Le « cœur [est] comme empoisonné, depuis que le pervertit/Cette voix de femme ou d’enfant-

ou d’un ange qui lui parlait dans le paradis794 » Rodrigue est « L’irréductible » du poème

éponyme de Claudel écrit en hommage à Verlaine. Rejeté par Dieu, l’amant esseulé ne peut

même pas trouver de auprès de la transcendance. Retiré de la précarité du monde, l’être en

déréliction qu’est Rodrigue – même si « C’est ne rien espérer qui est beau795! » il y

a« Toujours quelque chose à attendre796. » – n’entend au fond de soi que la rumeur de son

désenchantement.

3.3 La quadrature du cercle : la défaite claudélienne

Le Soulier exprime moins la quiétude que la volonté forcenée de paix du poète797

déclarant eu égard à la crise sur laquelle s’achève Partage de midi : « je veux être un

vainqueur798. » Il s’agit pour le poète de mettre un terme à la série d’œuvres échouant à

préférer Dieu à l’Autre. Or il n’est pas certain que le dernier drame claudélien montre la

victoire de l’Homme sur lui-même. J. Petit parle, dans « Les jeux du Double dans le Soulier

de Satin799 », d’une anticipation du dramaturge sur l’apaisement à venir de son personnage.

Plus qu’une anticipation, l’accent triomphal de la quatrième journée relève de la

mystification. C’est aussi l’opinion de G. Marcel rapportée par P. Brunel dans Le Soulier de

792 Ibid, p.291. 793 H-Ch. Desbordes, Claudel, Poète de l’amour, op.cit, p. 11-12. 794 Voir en annexe, « L’irréductible » de Claudel. Le poème s’achève lui aussi sur l’appel d’une femme-Ange représentant l’ultime incitation à sublimer sentiments terrestres. 795 Ibid, p. 204. 796 Ibid, p.145. 797 Violenti rapiunt. Les violents ravissent, enlèvent de force. C’est sur ces mots que s’achève la biographie de Claudel par son fils Pierre. 798 Quand J.Amerouche l’interroge sur son besoin d’être compris, ‘intégré’ dans la création, Claudel répond : « mon idée a toujours été que l’on était pas faits pour être compris comme vous le dites, dans la création, mais pour la vaincre…C’est plutôt une lutte : il me semble parfaitement possible et naturel d’avoir le dessus, non pas d’être compris mais de surmonter. » 799 J. Petit, « Les jeux du Double dans le Soulier de Satin », Structures du Soulier de satin, op.cit, note 7.

Page 117: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

117

satin devant la critique : l’œuvre éveille chez l’auteur tragique du Monde cassé un

« sentiment d’insécurité800 » : le dénouement jugé trop facile (poser un limite au monde est

selon le philosophe ne façon de contourner le dilemme de l’infini) est selon lui fragile ; la

douleur pointe sous le triomphalisme de Claudel qui consiste en fait, selon J. Petit801, à se

placer dans une perspective divine et à faire des personnages des sortes de marionnettes dont

Dieu, c’est-à-dire ici l’auteur tient les ficelles. La victoire de Rodrigue est illusoire ; le serpent

a vaincu l’homme. L’optimisme anthropologique de Claudel est mis a mal par le désaccord

fondamental entre l’homme et le monde que décrit Saint Denys d’Athènes dès le début de la

troisième journée :

Il n’y a pas d’ordre au monde qui soit capable de l’emprisonner, il n’y a pas de roi que toutes ses puissances acceptent, il n’y a pas de mécanique adaptée à sa manière de bouger.[…] à quoi est consacrée la plus grande partie de l’humanité, sinon à constater autour d’elle son incompatibilité avec tout ? et c’est là ce qui fait son tourment et sa gloire. Il n’y a rien à voir. Elle n’échappe à la torture que pour subir l’ennui. Elle n’a qu’à regarder autour d’elle pour avérer que rien de ce qui est présent ne lui suffit802.

Inadapté au monde, l’être de désir qu’est l’Homme semble incapable d’abandonner l’humain

pour le divin. Le syllogisme selon lequel le désir de l’autre et à travers lui de sa propre

essence conduit à Dieu n’est pas si évident. Le problème fondamental que résume ainsi Hans

Urs von Balthasar : « Comment appartenir en même temps complètement au monde et

complètement à Dieu803 ?» semble sans issue.

Le « dévoreur de papier imprimé804 » qu’est Claudel a lu Saint Augustin : « Vouloir

n’est pas pouvoir805. » Le combat spirituel est difficile806 ; l’Homme a beau connaître la loi

divine inscrite dans son cœur, l’“increvable désir”met à mal sa volonté, faite d’affection et de

raison. Tout se passe comme s’il lui manquait, pour s’exécuter, la volonté de vouloir ; seule

l’intervention de la grâce dont Rodrigue est privé permettrait à la volonté de s’affranchir de la

servitude807. L’amant aliéné ne connaîtra pas l’euphorie du sujet voulant goûtant au plaisir de

surmonter les résistances.

800 G. Marcel, Théâtre et religion, Vitte, Lyon, 1958, p. 30-31. 801 J. Petit, Claudel et l’usurpateur, op.cit. 802 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 221-223. 803 Bulletin de la Société Paul Claudel n° 169, mars 2003, p. 27. 804 C’est ainsi que se décrit Claudel dans ses Mémoires improvisés, op.cit, p.32. 805 Saint Augustin, De spiritu et littera, XXXI, 53, Patr.lat. t 44, col. 234. 806 Rimbaud, Une saison en enfer, folio classique, p. 204 :« Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau ![...]Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes... ». Les vers sont cités par Claudel dans une lettre à Byvanck du 30 juillet 1894. 807 Le poète en guerre contre le « déterminisme inflexible » et « l’horrible et ignoble esclavage » des lois scientifiques auxquelles il oppose la notion de continu, chaque chose étant « dans un rapport infini avec toutes les autres » fait de Rodrigue un être qui enclin au mal dès sa naissance, prisonnier des chaînes de l’habitude, est incapable, par ses seules forces, de vouloir le bien ; « tout est écrit » dit Honoria.

Page 118: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

118

L’idée martelée par le dramaturge d’une acceptation de la séparation n’est, concernant

le protagoniste, pas du tout assurée. Celui qui n’a fait qu’obéir à la volonté de Prouhèze808 n’a

pas complètement renoncé à son bonheur. Il n’y a pas chez Rodrigue d’affirmation

désespérée, de consentement, ou, selon Fr. Farago, « d’acquiescement à la nécessité809 », ce

qui serait de toutes façons contraire à la définition de la paix donnée par Musique : « C’est la

joie seule et non l’acceptation de la tristesse qui apporte la paix810. » Le protagoniste rejette

l’inéluctable que son imaginaire a déjà tenté de faire ployer sous ses fantasmes de toute

puissance. S’il refuse de s’incliner devant la volonté supérieure, c’est parce qu’il ne comprend

pas vraiment les raisons de la séparation. Le dramaturge, qui « [s]e réserve avec fermeté le

droit de [s]e contredire811 » joue à brouiller les pistes, s’ingénie à estomper, gommer, à la

manière des peintres japonais812, les contours d’une éventuelle explication. Ces vers issus de la

cinquième ode où « On reproche au poète le caractère fermé de son art… » pourraient être

adressés par le protagoniste à son créateur :

tu retournes et brouilles tout dans le ressac de tes vers entremêlés, tu reprends et retournes et emporte tout avec toi en triomphe, joie et douleur confondues, dans la retraite et la rentrée et la rude ascension de ton rire813.

Le héros recherchant, convaincu comme Rimbaud, que « la vraie vie est absente » (le vers est

cité dans le Pain Dur), la vérité –« qu’y a-t-il de plus captif que la privation de la vérité814 ? »

– se trouve face à un mur plus solide encore que celui du Ciel: l’incompréhensible.

Le dernier mot du Soulier ne donne pas d’éclaircissements. L’œuvre se veut ouverte ;

ce que dit Claudel à propos de Dante constitue sans doute la meilleure conclusion au drame :

le but [ici] pour Dante n’était pas avant tout de nous enseigner, mais de nous conduire, de nous prendre avec lui, de nous faire voir et toucher […] d’apprivoiser l’intelligence815.

Loin de l’insistance romantique, la poésie du Soulier distille sur le mode de la répétition

symbolique et de l’écho des valeurs tout en gommant la moralité. Le Soulier n’est pas une

808 C’est Prouhèze qui a qui a pris, concernant l’amour, toutes les décisions : c’est elle qui convoque Rodrigue à l’auberge, qui lui ordonne de partir pour l’Amérique, le rappelle par sa lettre, et le contraint finalement à l’abandonner 809 Fr. Farago, La Volonté, op.cit, p. 96. 810 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.87. 811P. Claudel, Conversations dans le Loir-et-Cher, op.cit, p.116. Ailleurs, Claudel aura cet avertissement facétieux : « Si vous croyez ce que je raconte… ! » 812 La grande connaissance qu’à Claudel de la peinture japonaise découverte à l’occasion de son séjour au Japon (à l’époque de la composition du Soulier) autorise la comparaison. De même, le poète affectionne les perspectives illimitées et les « derniers soupirs d’une réalité en train de disparaître » de l’art hollandais. 813 P. Claudel, « La muse qui est la grâce », op.cit, p. 94. 814 Lettre à A. G Frizeau, le 1er mai 1908. 815 P. Claudel, « Introduction à un poème de Dante », op.cit, p. 157-158.

Page 119: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

119

parabole stricto sensu : volontiers allégorique, l’œuvre ne livre pas d’enseignement816. Le

drame est d’une certaine façon un drame expérimental : il s’agit d’observer le comportement

de deux êtres animés par deux passions irréconciliables. Les personnages, rebelles, dessinent

une vérité dynamique. L’œuvre déborde les intentions premières du poète qui décrit ainsi son

mode de composition :

Petit à petit, les idées s’en sont agrégées, et, suivant on mode de composition, qui n’est jamais fait d’avance, et qui est, pour ainsi dire, inspiré par la marche, par le développement, comme un marcheur qui voit se développer de plus en plus devant lui, sans souvent qu’il les ait prévus, les différentes journées se sont placées l’une derrière l’autre817.

G. Antoine souligne, dans les Cinq grandes odes ou la poésie de la répétition818, le mouvement

particulier de la pensée claudélienne qui va non de l’interrogation à la réponse, mais de la

réponse à la question. La fin des Muses le souligne également : « Je lis une réponse, je lis une

question dans tes yeux ! une réponse et une question dans tes yeux819! » L’argumentation,

rotative, n’arrête et ne résout rien ; c‘est au lecteur de combler les blancs du texte820. C’est de

ces blancs que participe le dispositif de l’incompréhensible mis en place par Claudel,

conscient des difficultés du drame, dès le début de l’œuvre : « c’est ce que vous ne

comprendrez pas qui est le plus beau821. L’incompréhensible n’est ni l’énigmatique (qui joue

sur le crypté), ni le secret (qui joue avec le caché) ni le mystère qui, comme l’explique G.

Marcel désigne « une réalité qui a une raison positive de ne pas se dévoiler en une présence

objective822. » L’incompréhensible, lieu du flou par excellence, est aveu, de la part du poète,

d’une incapacité à résoudre les problèmes philosophico-théologiques posés par le drame dont

le personnage, s’il est en mesure de dérouler la chaîne explicative, n’est en revanche pas

capable de déchiffrer le sens profond.

Bien que justifié par la nécessité de l’amour cosmique et le dépassement de la

séparation dans l’union avec le divin, le sacrifice de Prouhèze semble finalement arbitraire

816 Claudel se défend, dans ses Mémoires improvisés, op.cit, p. 281, d’être un prédicateur : « Je n’ai jamais écrit dans un but de démontrer quelque choses, ou de montrer la vérité. » En outre, la part de sacré du drame, beaucoup moins importante que dans L’annonce faite à Marie ou même Partage de midi, ne fait en rien du Soulier qualifié de bouteille jetée à la mer, une œuvre dogmatique. 817 Ibid, p. 272. 818 G. Antoine, Cinq grandes odes ou la poésie de la répétition, « Du sens et des valeurs de la répétition chez Claudel », Lettres modernes, langue et style, Minard, Paris, 1960. 819 P. Claudel, Les Muses, ode parue en 1905 dans la revue Vers et Prose, p.34. 820 Lorsque Bogotillos mentionne, au cours de la partie de pêche de la quatrième journée, la présence d’un soulier, le lecteur ne peut que se demander si ce soulier n’est pas celui que Prouhèze aurait perdu durant son ascension (hypothèse confortée par le fait que, dans l’Ours et la Lune, la Lune puise dans l’eau une chaussure qu’elle qualifie ainsi « sandale endommagée d’un pèlerin de l’idéal ! ») Le dramaturge ne donne pas de réponse. 821 P.Claudel, Le Soulier, op.cit, p.18. 822 G. Marcel, Théâtre et religion. Lyon, éd. E. Vitte, 1958, p. 34. Le mystère est ce qu’on ne peut regarder mais qui rend notre regard possible et favorise l’éclosion de la conaissance et donc la liberté. « Le mort ne peut plus se montrer, non parce qu’il serait retombé au néant, mais parce que son mode de présence implique précisément qu’il ne puisse descendre au niveau de l’inventoriable. »

Page 120: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

120

voire absurde. Rodrigue ne comprend pas les obscures paroles que prononce celle-ci avant de

le quitter :

Rodrigue – C’est l’amour qui après t’avoir interdite à moi en ce monde présent me refuse aucune promesse pour l’autre ? Prouhèze – C’est l’amour qui refuse à jamais de sortir de cette éternelle liberté dont je suis la captive 823!

La mort de l’amante est vaine : Rodrigue ne connaîtra pas la paix intérieure ; la « torture

inutile824» que constitue la séparation renvoie l’amant à cette question posée par Isidore au

début de la pièce : « C’est raison que de vouloir sauver une âme en la perdant825? »

Au terme de l’œuvre, un certain nombre de questions subsiste : valait-il la peine pour

Rodrigue de quitter l’Eden fallacieux pour le paradis interdit ? Quel est le sens de la

séparation ? « Pourquoi cette femme ?826 » et surtout : « Pourquoi vouloir m’interdire cette

porte que tu as toi-même ouverte 827? » Quelques hypothèses peuvent être formulées. Peut-être

n’est-ce pas Rodrigue mais l’homme en général qui est rejeté hors du cercle. L’hypothèse se

trouve en effet confortée par l’analyse de La Cantate à trois voix menée dans Figures de

l’exclu828 : l’étude met en évidence que le texte claudélien qui bannit, évince l’homme au

profit des femmes, coupées du monde mais en contact permanent, à travers l’appel et le chant,

avec ses forces vives fondamentales accorde aux femmes un accès privilégié au salut829. Reste

que le Soulier octroie, paradoxalement, le salut au renégat. Peut-être Rodrigue s’est-il éloigné

du seuil de la maison fermée car la maison est trop petite pour ses envies ; comme Isaïe, le

personnage, pris dans la contradiction que constitue le fait de vouloir concilier le rejet de la

limite et le désir du fini, semble avoir toujours envie de dire : « Le lieu est trop étroit pour

moi, fais-moi de la place830. »Mais, si tel était le cas, pourquoi le personnage crierait-il son

sentiment d’exclusion ? La cause de l’irrémédiable séparation des amants est tout aussi

insaisissable. L’on peut penser que Rodrigue et Prouhèze ont rompu, à travers le « baiser tout

823 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.333. 824Ibid, p.164. 825 Ibid, p. 64. 826 C’est la fameuse question restée sans réponse que pose Mesa dans son « Cantique. » (P.Claudel, Partage de midi, op.cit, p.142.) 827 Claudel, Le Soulier, op.cit, p.261. Cette question que Prouhèze avait posé à l’Ange est sans doute celle qui traduit le mieux le désarroi de Rodrigue. 828 Figures de l’exclu, université de Saint Etienne. Centre d’Etudes comparatistes Traversière, 1999. (Actes du colloque International de Littérature comparée des 2, 3, 4 mai 1997.) 829 L’article de M. Autrand intitulé « la scène à deux femmes dans le Soulier de satin » va dans le même sens ; l’être en fuite présenté au moment de son envol qu’est la femme, immobile, ne sortant jamais du cadre, n’entrant ni ne sortant des scènes remplit la fonction « exhilarante » (l’adjectif est de Sept-Epées) de conduire l’être vers le salut. 830 P. Claudel, Mémoires improvisés, op.cit, p.337.

Page 121: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

121

à l’heure en qui [ils ont] été fait un seul831 » évoqué dans le monologue de la Lune, le pacte

passé avec Dieu ; rappelons-nous la menace de Musique au Vice-roi de Naples : « si vous

m’embrassez vous n’entendrez plus musique832. » De même, il est dit dans Tête d’Or que, pour

être un seul être dans le « jamais » de l’éternité, il faut que les deux amants « un seul moment

avant jamais, se débaisent833. » Le « baiser de paix834 » dont rêve Rodrigue serait rendu

impossible par le baiser maudit que les amans ont échangé. Alors que Musique et le Vice-roi

vivent un amour platonique – si ce dernier l’invite sur « ce lit profond de roseaux et de

fougères », ce n’est pas pour l’embrasser (« je ne veux que dormir près de toi en te donnant la

main […] Plus tard quand Dieu nous aura unis, d’autres mystères nous sont réservés835 » lui

dit-il), Prouhèze et Rodrigue, ont peut être consumé, en le consommant, leur amour. Comme

dans le mythe d’Orphée et d’Eurydice, Rodrigue semble avoir commis l’erreur de se retourner

vers celle qu’il devait quitter à jamais ; le baiser serait puni par la rupture totale et définitive.

L’explication reste cependant insuffisante : la bouche est le portail de l’âme et le baiser

signifie, depuis l’Antiquité, l’adhésion d’esprit à esprit (c’est le sens du baiser du Cantique

des Cantiques dont Claudel a été le commentateur.)

Il apparaît que la délivrance de l’âme de Rodrigue était depuis les premières pages de

la pièce impossible, la promesse de Prouhèze intenable ; cette dernière le dit clairement avant

de disparaître :

ce qu’aucune femme n’était capable de fournir pourquoi me l’avoir demandé ? Pourquoi avoir fixé sur mon âme ces deux yeux dévorateurs ? ce qu’ils demandaient j’ai essayé de l’avoir pour te le donner ! Et maintenant pourquoi m’en vouloir parce que je ne sais plus promettre mais seulement donner et que la vision et le don ne font plus avec moi que cet unique éclair836 ?

S’il y a une vérité du Soulier, c’est celle-ci : « Il est dangereux de demander Dieu à une

créature837. »Le poète se trouve confronté à l’insoluble problème de la quadrature du cercle :

l’“Homme carré” ne peut intégrer le cercle. Claudel n’est pas parvenu à évacuer

complètement la question du corps, nécessairement présent838. La “sexualité mystique” pensée

par le poète mêlant, comme dans la scène de l’ombre double, la théologie à l’Eros associé par

831 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.206. La lune a ces mot étranges : « Regardez-la à genoux, cette douleur de femme ensevelie dans la lumière ! Cela n’aurait pas commencé si je ne l’avais baisée dans le milieu du cœur. » 832 Ibid, p. 187. 833 P. Claudel, Tête d’or, op.cit, p. 113. 834 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p. 426. Le conquistador entretient l’actrice de son projet de réaliser une grande frise inspirée par la vision de moines se transmettant l’un à l’autre le baiser que le premier d’entre eux à l’Autel a reçu de l’Officiant. Il remplacerait les moines par des femmes voilées se communiquant la paix. 835 Ibid, p. 187. 836 Ibid, p.333. 837 Ibid, p. 402. 838 Proust, Oeuvres completes, tome I, éd. Pléiade, p. 907 : « Nous sommes comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige l’étage supérieur de leur frondaison. »

Page 122: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

122

la tradition chrétienne à la puissance d’unification et de connexion, à la répétition de la

hiérogamie première, à l’embrassement du ciel et de la terre dont sont nés les êtres, ne permet

pas de dépasser le problème de l’incarnation839. Si, comme l’observe G. Antoine,

L’interprète du Cantique des cantiques n’hésite pas à réunir Dieu et la Femme dans une phrase délectable où la créature se voit d’un même mouvement située aussi près et aussi loin que se peut de son Créateur : le Cantique des cantiques est l’hymne sans cesse renaissante de cette passion étrange et, aux yeux de Lucifer, scandaleuse, qui relie l’Eternel à cette fleur momentanée du Néant. Voilà ce qu’on a appelé la sexualité mystique de Claudel840.

le “mélange”, hétérogène, tend à faire prévaloir la concupiscence réprimée dans sa surrection

spontanée et sublimée sous la vêture du langage poétique. L’alliance de la note chrétienne et

de la note sensuelle (que l’on retrouve chez Wagner ou Baudelaire) favorise la seconde. La

sublimation, dont Nietzsche a montré les limites841, s’avère insuffisante à spiritualiser le

corporel ; le charnel déborde l’esthétique idéaliste du dramaturge. M. Malicet842 parle, à

propos du Soulier, de « situations perverses » ; que ce soit à la fin de la première journée où le

poète donne à goûter de précieux mets que Pélage décrit avec gourmandise et sensualité, à

travers l’attitude ambiguë de Prouhèze vis à vis de Camille dans la scène X de la troisième

journée ou encore à travers les propos tendancieux de l’actrice et Rodrigue déjà évoqués,

l’appel de la chair demeure omniprésent843.. Comme l’observe J.L Lecercle dans L’amour, de

l’idéal au réel844, cette survivance de la fin’amors dans laquelle l’amour idéalisé entend

s’adresser à l’âme et à elle seule, est nécessairement sujette à cette contradiction qui consiste à

exprimer la sensualité tout en célébrant la continence. Le discours du Soulier a beau

s’entourer d’une certaine retenue, la représentation d’Eros être réduite à portion congrue, la

chair tient une grande place. La morale de la tempérance socratique ne résiste pas à

l’indépassable argument de Calliclès : désirer ne plus désirer, c’est encore désirer. Et quand

839 Dans L’« Art poétique », un dialogue ? A. weber Caflisch rapporte que Claudel a refusé d’entrer en matière sur la question de l’incarnation de l’amour des héros, question qui a paru au « lecteur suffisant » que fut J. Amerouche une contradiction interne pour le moins énigmatique. Weber-Caflish note quant à elle dans Écritures à l’œuvre : l’exemple du Soulier de satin839 que Claudel a supprimé de la scène de l’ombre double le mot « désir »: or la scène est la seule scène de la pièce où il soit fait mention de relations sexuelles (effectives et non pas seulement rêvées) la censure efficace de Claudel -le passage s’est longtemps soustrait, malgré la crudité du rappel autobiographique, à l’attention des commentateurs – est révélatrice de l’embarras de l’auteur eu égard à cette question. 840 G. Antoine, Paul Claudel ou l'enfer du génie, op. cit, p.367. 841 Interrogeant l’idée de la transmutation du désir, Nietzsche demande dans Humain, trop humain I [1876] « Chimie des idées et des sentiments ». I, 1, G. Colli et M. Montinari [éd.], Gallimard, 1968, p.23 : « Comment quelque chose peut-il naître de son contraire, par exemple la raison de l'irrationnel, le sensible de l'inerte, la logique de l'illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir avide? » 842 M. Malicet, La Lecture psychanalytique de Paul Claudel, op.cit. 843 Que penser enfin de l’intervention de Saint Adlibitum dont le nom, formé du verbe « libet », renvoie littéralement au plaisir? 844 J-L Lecercle, L’amour, de l’idéal au réel, univers des lettres/bordas 706, Paris-Montréal, 1971. Un chapitre du livre est consacré à Claudel.

Page 123: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

123

bien même Rodrigue parviendrait à trouver l’équilibre en substituant les bons désirs aux

mauvais, la victoire du héros sur ses tendances ne serait qu’une victoire à la Pyrrhus : privé,

par cette morale castratrice de ce que l’ontologie platonicienne désigne comme « l’élément

concupiscide », Rodrigue ne viendrait à bout de son désir, contre la morale thomiste845,,

qu’amputé d’une partie de son être846. La castration comme la fusion de la sexualité et de la

mort sont de fausses “solutions”: le dramaturge ne dépasse pas la hantise sexuelle. Le primat

de l’union spirituel conduit à une impasse ; en faisant de Sept-Epées la preuve du pouvoir

transcendant de l’esprit, Claudel produit, comme le fait remarquer E. Baumont, l’effet

contraire à l’effet désiré :

cette introduction d’un miracle, dont le but évident est de démontrer le caractère ineffable de l’union de Rodrigue et de Prouhèze[…] entame sensiblement l’ultime effet que produit la pièce. Le pouvoir du désir humain apparaît sous un jour absolument transcendantal et le miracle touchant l’apparence physique de Sept-Epées éclipse le miracle de l’amour divin en lequel la pièce s’efforce si péniblement et si ardemment de transformer l’amour humain de Prouhèze et de Rodrigue847.

Le motif du cercle est en définitive moins le signe de la plénitude de l’œuvre que

l’image de la ronde infernale du personnage848 dont le mouvement n’est, contrairement à la

rotation réservée aux « transports » des astres ou aux élus de l’espace essentiel ; qu’un va-et-

vient perpétuel de la circonférence au centre et du centre à la circonférence. Le Soulier

fonctionne, comme le note M. Brethenoux849 comme un miroir et un labyrinthe ; sinusoïdale,

l’œuvre comparée par J. Petit à une coquille d’escargot, à une spirale, ne fait que ramener son

héros au point de départ. G. Poulet dénonce, dans La pensée indéterminée, les limites de

l’exigence monstrueuse de Claudel :

Portée sans transition à un degré tel qu’elle n’est plus déterminable, la faim de Claudel l’entraîne dans un univers mental si vaste et si éloigné de toute définition, qu’elle n’a plus rien de positif, plus d’objet concret, plus de réalité objective, et qu’elle est condamnée, dés lors, à désirer tout simplement le vide, n’étant plus, en fin de compte, sans qu’elle le sache, qu’un vertigineux désir du néant.850.

Ce dernier sait, vingt ans après avoir mis le point final à la pièce, qu’il ne s’en est tiré

que par de la poudre aux yeux. Les belles déclamations ne remplacent pas les actes : « Rien ne

remplace, au moment suprême, entre deux êtres dont chacun sait que seul il a la clef de

845 L’homme, indéchirable, n’a jamais trop d’aucune de ses facultés. Claudel souscrit à cette morale. 846 Que le bien réclame la mutilation de l’être, c’est ce que semble indiquer Musique: « Maintenant que le pouvoir en eux de faire le mal est restreint, c’est alors que le bien captif est délivré. » (p 220.) 847 E. Baumont, Le sens de l’amour dans le théâtre de Paul Claudel, coll. « thèmes et mythes »n°5, lettres modernes, Paris, 1958, p. 87-88. 848 Cette ronde infernale de Rodrigue en qui Claudel a projeté tant de lui-même (il a lui aussi réalisé des « Feuilles de Saints ») est aussi celle du poète ; en 1949, après que J Madaule lui ait donné des nouvelles de Louise, l’enfant de l’idylle vécue avec Rosalie Vecth, Claudel dit à nouveau son amertume. « …La saga du Partage n’est pas encore terminée ! Tout événement est comme une pierre dans une pièce d’eau qui produit des cercles indéfiniment concentriques. » 849 M. Brethenoux, « L’espace dans le soulier de satin », op.cit, p. 47. 850 G. Poulet, La pensée indéterminée, TII du Romantisme au XXe siècle, Puf écriture, 19 p.227

Page 124: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

124

l’autre, cette étroite étreinte, cette poignante interrogation851.. » Le dramaturge pour qui « un

écrivain n’est en somme que le témoin, souvent stupéfait, de son œuvre852 » avoue, le 4

octobre 1924, alors qu’il est sur le point de mettre l’explicit à son drame, qu’il ne lui est pas

aisé de répondre à certaines questions d’ordre trop intime :

Chacun dans sa vie a des coins secrets, malheureusement ce sont ces endroits noirs, ces événements cachés, qui fournissent la clef de tout le reste. Une clef rouillée maintenant.

Le baroquisme du drame duquel participent la scénographie de l’excès, la mise en abîme, les

métamorphoses ou encore l’ambivalence, n’est qu’une stratégie employée par le dramaturge

afin de combler le vide laissé par ces problématiques853 « endroits noirs. »

Drame de la défaite ; le Soulier semble en définitive être, au regard des œuvres qui

l’ont précédé, la parfaite illustration de la célèbre formule beckettienne: « Échouer, échouer

encore, échouer mieux. »

851 Lettre de Claudel à Barjon citée dans la préface de Paul Claudel, classiques du XXe siècle, 1958. 852 Correspondance Claudel-Jammes. 853« Il sera impossible de parler de moi plus tard d’une façon suffisante si on ne tire pas cette histoire au clair » a déclaré Claudel. La phrase est citée par A. Blanchet dans La littérature et le spirituel, Aubier, Paris, 1959, p. 7.

Page 125: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

125

CONCLUSION

Page 126: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

126

Le Soulier de satin n’est pas le drame de l’apaisement. Quoi qu’en dise le dramaturge,

la pièce n’est pas « la conclusion de Partage de midi854.» Si Claudel écrit à J. Rivière :

Il fallait que l’amour fût transfiguré dans la joie et que la figure de la femme s’effaçât et disparût peu à peu dans la lumière. A près tout c’est l’idée du final [sic] de Partage de midi qui est reprise en sachant mieux ce que je voulais855

il y a, du projet à sa réalisation, un écart : la figure de Prouhèze, loin de s’effacer, devient

l’ombre obsédante de Rodrigue dont l’amour n’est pas transfiguré. Le drame n’offre pas la

bienheureuse contemplation aristotélicienne que décrivent les Cinq grandes odes confondant,

sans discordance ni discorde, l’Homme avec l’éternité, la plénitude, la perfection. Devant les

propos de Claudel aimant à répéter que « La purge complète s’est produite dans Le Soulier de

satin856 » et que la pièce a pris, suite à une ultime entrevue avec l’amante d’autrefois, une

orientation définitive, celle de l’ « apaisement dans un sens élevé857 », M. Autrand parle d’« un

rêve autobiographique dirigé », d’une « autofiction858. » Claudel réécrit, comme Dante, le

drame vécu :

De celle qu’il aime, Dante n’a pas accepté d’être séparé, et son œuvre n’est qu’une espèce d’effort immense de l’intelligence et de l’imagination pour réunir ce monde de l’épreuve où il se traîne, ce monde des effets, qui, vu d’où nous sommes, semble le domaine du hasard ou d’une mécanique incompréhensible, au monde des causes et des fins. C’est une espèce de gigantesque travail d’ingénieur pour rejoindre, pour unifier les deux parties de la Création, pour la fixer dans une espèce d’énonciation indestructible, et pour obtenir ainsi un peu de cette vision de la Justice, dont un autre grand poète a dit qu’elle était le plaisir de Dieu seul. Et parce que toute la Divine Comédie se résume finalement dans la rencontre de Dante et de Béatrice, dans l’effort réciproque de deux âmes séparées par la mort et dont chacune travaille à s’apporter elle-même à l’autre dans la solidarité de ce monde qu’elle a revêtu, c’est cette rencontre essentielle que j’ai essayé à mon tour, après beaucoup d’autres lecteurs, d’imaginer et de peindre, c’est ce dialogue de deux âmes et de deux mondes qui fait le sujet du poème auquel ces lignes servent d’introduction859.

Il s’agit pour le poète qui « n’a pas accepté d’être séparé » de comprendre a posteriori la

« mécanique incompréhensible. » Mais l’investigation du passé ne permet pas de dépasser la

crise personnelle. Les souvenirs consignés par J.L Barrault dans ses Nouvelles Réflexions sur

le théâtre dévoilent un Claudel qui loin d’être guéri, apparaît au contraire comme un

« inconsolable amoureux.» Alors qu’il remanie, en 1949, le «beau chant passionné » du

Soulier de satin, le poète murmure :

C’est une épreuve dont j’ai souffert si fort dans ma jeunesse que ses effets m’ont accompagné tout au long de ma vie. Aujourd’hui encore, la plaie est toujours vive. Ce n’est pas seulement que je cherche à épargner qui que ce soit au monde, le temps, hélas ! émousse toutes choses, ce sont certaines sensations intérieures qui me labourent sans me lasser860.

854 P.Claudel à Fr. Lefèvre, dans Une heure avec…, 5e série. 855 Claudel à J. Rivière, cité dans Paul Claudel ou l'enfer du génie, op.cit, p.245. 856 P. Claudel, Mémoires Improvisés, op.cit, p.268. 857 Ibid, p.269. 858 M. Autrand, Le Soulier de satin, étude dramaturgique, op.cit, p.42. 859 P. Claudel, « Introduction à un poème sur Dante », Réflexions sur la poésie, p.161-162. 860 J.L. Barrault « Paul Claudel, notes pour des souvenirs familiers » in Nelles refl. Flammarion 1959, p. 224.

Page 127: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

127

L’insaisissable Protée861 dont le drame traduit l’intime autoconversion –« Mes drames n’ont

jamais été pour moi que des engins plus ou moins compliqués destinés à l’épuisement de la

conversation intérieure862 » –reste l’être duel dépeint dans son autoportrait863, le « monstre

bicéphale » des premiers drames. L’auteur de l’« Éloge de la sagesse864 » ne connaît pas

l’ataraxie. G. Antoine parle d’un « aigre piétinement865 » du poète qui, évoquant le drame de

Fou-Tcheou, la chute consécutive au « non » de Ligugé, reconnaîtra que ni Partage ni le

Soulier ne pouvaient être regardés comme la réponse pleine et définitive à ce qui s’était

réellement passé. Les Commentaires bibliques866 devront revenir sur le thème de «l’ensemble-

et-séparés » qui n’est pas un thème de littérateur, mais un besoin, une éruption cathartique que

Claudel module, oriente, selon l’évolution de sa vie et de son art. « Il serait vain et fallacieux

de chercher à concilier, voire à fondre ce qui, par nature, s’y refuse867 » explique G. Antoine.

Ch Du Bos et J. Madaule s’y sont essayés affirmant respectivement dans années 1930 et 1960,

que Claudel avait « fait en lui l’unité » ; le dramaturge avait alors lancé à J. Rivière cet

avertissement: « N’employez pas légèrement comme vous le faites ces mots de “communion

et de fusion en Dieu” etc. Cela me fait horreur que quelqu’un puisse penser de telles choses de

moi, comme si j’étais un saint868! »

C’est précisément dans la lutte, dans « ces rugissements de la chair mêlés à ceux de

l’âme qui luttent avec une force égale l’une contre l’autre869 », pareils aux enchantements

désespérés du Venusberg wagnérien que réside la Beauté du Soulier. C’est le « non » de

Prouhèze – « Ô compagne de mon exil, je n’entendrai donc jamais de ta bouche que ce non et

encore non870 ! » crie Rodrigue– et de Dieu qui confère sa puissance à l’œuvre. L’affrontement

de l’Homme avec le surhumain rapproche le Soulier du théâtre antique. Le mélodrame

renvoie à « ce théâtre pur et violent dont rêve tout dramaturge871 » ; il rejoint la tragédie

définie par H. Gouhier comme « la présence d’une transcendance. » Comme la tragédie 861 Protée est aussi le nom d’une pièce de théâtre de Claudel, publiée en 1913. Claudel aimait à citer Saint Paul : il y a deux hommes et moi. Et d’ajouter : « Mais en moi il y en a bien davantage. » 862 Lettre à F. Jammes, 12 Août 1900. 863 M. Autrand et N. Segrestaa rapportent, dans La quatrième journée du Soulier de satin ces mots de Claudel écrits quelques années avant le Soulier dans son journal, alors qu’il s’examine : « Contradiction dans ma figure ; le front et le nez puissant, puis une petite bouche naïve, un petit menton faible, gras et indécis. Mon nez est au service de mon front, mais non pas de menton. Non ! cette petite bouche fine extraordinairement vibrante et délicate. Laquelle l’emportera, des deux parties de ma figure? » 864 Le texte figure dans la préface de « Sur l’Odyssée » (Pr, 406) et est repris dans La Rose et le Rosaire (Œuvres complètes, XXI, p.173.) 865 G. Antoine, Paul Claudel ou l'enfer du génie, op.cit, p.297. 866 Le Cantique des cantiques et l’Apocalypse en particulier. 867 Ibid, p. 298. 868 Ibid. 869 P. Claudel, Œuvres en prose, op.cit, p.479. 870 P. Claudel, Le Soulier, op.cit, p.336. 871 J. Sgard, dans l’article « mélodrame », Genre, formes, tons, op.cit.

Page 128: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

128

Eschyléenne louée par le poète, le Soulier est « la discussion approfondie sous la forme d'une

espèce de parabole légendaire, depuis le principe jusqu'à la conclusion, d'un des problèmes

essentiels de la Conscience humaine872. Car le « merveilleux engin à explorer les profondeurs

de l’âme873 » que représente le drame n’est pas seulement la conversation dialoguée des

angoisses spirituelles ou l’expression lyrique des amours contrariées du dramaturge : « …il

n’y a rien que je trouve plus froid que les amours des autres. Les écrivains se font beaucoup

d’illusions sur l’intérêt de leurs petites confidences874 » écrit Claudel dans Richard Wagner,

Rêverie d’un poète français. L’œuvre, universelle – quoi de plus universel que le thème

fondateur de l’union d’Eros et Thanatos ? – dépasse ce que le poète considère comme une

« espèce d’examen et de moquerie de [lui] même875. » C’est cette universalité qui explique la

volonté des metteurs en scène du printemps 68 hostiles à « l’éléphant blanc » de jouer la

pièce ; comme l’explique J. Houriez dans le numéro « Pourquoi Claudel ? » de la revue

Coulisse :

ils y trouvent une remise en cause fondamentale des rapports entre l’homme, la société et le monde, une présence des mondes anciens , un arrière plan mythique, épique, sacré qui en assurent l’universalité876.

La pièce s’adresse à une sensibilité religieuse qui va au-delà des structures ecclésiales, à un

sens du sacré qui va au-delà du religieux ; elle crée un univers mythique propre à opérer le

passage de l’anecdote à la dignité d’une parabole.

C’est également cet élargissement de la foi personnelle du poète au domaine de

l’imaginaire collectif qui permet l’union de l’œuvre et de son lectorat. Car, si le Soulier est,

comme notre étude tend à l’établir, une œuvre de la séparation, il n’ y a pas de séparation

entre le lecteur et le dramaturge, qui, la critique l’a souligné, n’a eu de cesse de travailler à

l’éclaircissement de sa pensée. Si le drame semble mener, concernant du le fil rouge du texte,

à une forme de nœud, il ne s’agit pas pour le poète ennemi des « intellectuels » et aspirant à

« un théâtre vraiment populaire, s’adressant à toutes les âmes et accessibles à tous les

cœurs877» de faire de son œuvre un objet hermétique. De la même façon que le drame qui est

la vie – « la vie n’est en somme qu’un grand drame qui se joue sous le regard de Dieu et qu a

872 P. Claudel, Oeuvres en Prose, op.cit, p. 417. 873 Claudel à A. Fumet, le 7 août 1922, à propos de l’écriture du Soulier. 874 P. Claudel, Richard Wagner, Rêverie d’un poète français, op.cit, p. 870. 875 Lettre à J. Benoist-Méchin de septembre 1924 conservée aux Archives Paul Claudel, et citée par M. Lioure dans L’Esthétique dramatique de Paul Claudel, op.cit, p. 414. 876 J. Houriez,« Pourquoi Claudel ? », Revue Coulisses, hors série n°2, Au théâtre aujourd’hui, pufc centre Jacques Petit, Besançon, 2003, préface. 877 P. Claudel, Œuvres Complètes, XVIII, p.344.

Page 129: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

129

pour objet l’élucidation de ce grand problème qu’est l’existence878 –n’est pas une œuvre pour

catholiques879, le Soulier n’est pas destiné, malgré la provocation du poète citée en

introduction880, aux claudéliens. Comme le note A. Ubersfeld dans le Bulletin de la société

Paul Claudel n°121, dans le répertoire de connotations infini que constitue le texte, un choix

se fait selon l’histoire individuelle et l’univers de référence du lecteur.

Ce dernier, témoin d’une pensée qui évolue, se renie, sait que « La vérité vaut bien

qu’on passe quelques années sans la trouver881. » L’impasse à laquelle semble aboutir l’œuvre

ne doit pas faire oublier que le Soulier réalise le tour de force de réunir, par la seule poésie, le

charnel et le spirituel ; comme le fait remarquer J. Duron, « nul depuis Shakespeare n’a su

poétiser plus capiteusement que Claudel la puissante combustion passionnelle qui naît de

l’attrait des sexes […] et cette grande flamme dévorante dont l’humanité moderne rêve de

brûler882.» Celui qui se pense « beaucoup plus Prêtre qu’écrivain » et voit dans son œuvre

« une dégradation de [s]a prêtrise883 » a réussi à rarrfgt rrrsssembler dans un même geste,

l’écriture, le terrestre et le céleste, le sensible et l’intelligible, le rêve et la réalité. « Il gorillo

cristiano884», ressemble, selon G. Poulet, aux grands poètes expansifs du XIXe siècle ; son

œuvre, totalisante –le Soulier est un drame théâtral, historique, confidentiel, psychologique,

mystique et comique –restitue au spectateur un « monde total » et surtout cette « moitié, la

plus importante, le ciel, la troisième dimension, la dimension verticale885. » qui selon lui

manquait à Shakespeare. Le cercle parfait est réalisé.

878 P.Claudel, Mémoires improvisés,op.cit. p. 312. 879 S’interrogeant, dans son Journal métaphysique, sur l’intelligibilité religieuse, G. Marcel affirme que le Soulier est une œuvre accessible au chrétien comme au profane. 880 Nous citions Claudel déclarant qu’« il y a besoin simplement d’être claudélien » pour comprendre son œuvre. 881 Cette phrase extraite du Journal de J. Renard, est citée à plusieurs endroits par Claudel. 882 Cité par P. Brunel, dans Claudel et Shakespeare, op.cit, p. 46. 883 Ces propos de Claudel sont repris dans le Supplément aux Oeuvres complètes de Claudel, de M. Lioure, Annales littéraires de l’université de Besançon, Lausanne, Editions de l’Age d’Homme, Tome III, p 275. 884 C’est ainsi qu’une revue italienne catholique a surnommé Claudel. 885 Ibid, p 57.

Page 130: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

130

Table des illustrations

Figure 1Camille Claudel, Pomone et Vertumne, Musée Rodin, 1888-1905. ........................... 19 Figure 2 Auguste Rodin, La main de Dieu, Musée Rodin, Paris, 1898. .................................. 54 Figure 3 Gaston Courtois, La crucifixion, 1666, Musée de Rome........................................... 58 Figure 4 Carré –Symbole conjugué de l'homme et du carré. Bronze émaillé, Musée historique universitaire de Bergen............................................................................................................. 93

Page 131: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

131

Bibliographie

Œuvres de Paul Claudel

CLAUDEL, Paul (1925). Le soulier de satin. Michel Autrand (éd.). Paris: Folio Gallimard.

1997. 501 p. Et sa version filmée : DE OLIVEIRA, Manuel (1985). Le soulier de satin (El

zapato de Raso). France/Portugal: lamentol S.L.

CLAUDEL, Paul (1890). Tête d'Or. Mesnil-sur-l'Estrée: folio. 2005.247 p.

CLAUDEL, Paul (1906). Partage de midi. Gérald Antoine (éd.). Saint-Amand: Gallimard.

Coll. folio théâtre. 2004. 320 p.

CLAUDEL, Paul (1907). Art Poétique. La Cantate à trois voix. Gilbert Gadoffre (éd.). Saint-

Amand: Gallimard. Coll. Poésie/ Gallimard. 2002.179 p.

CLAUDEL, Paul (1910) Poésies, Paris : Gallimard. 1994.146p.

CLAUDEL, Paul (1913). Cinq grandes odes. Jean Grosjean (éd.). Saint-Amand: Gallimard.

Coll. Poésie/ Gallimard. 2002. 188 p.

CLAUDEL, Paul (1939). « Le coeur; Appendice IV "Le coeur compte" ». « Sixième douleur :

Jésus Christ est descendu de la croix. » In: L' Epée et le miroir. Paris: Gallimard. p. 124-143;

233-235.

CLAUDEL, Paul (1949). Le Bestiaire Spirituel de Paul Claudel. Lausanne: Mermot. Extraits

de ses œuvres complétés de textes inédits. 153 p.

CLAUDEL, Paul (1961).Mémoires improvisés. Jean Amerouche(éd.) Paris: Gallimard. 534 p.

CLAUDEL, Paul (TI, 1968; TII, 1969). Journal. François Varillon et Jacques Petit (éd.)

Pléiade.

Sur l’auteur

ANTOINE, Gérald (2004). Paul Claudel ou l’enfer du génie. Paris: R. Laffont. 1ère éd.1988.

491 p.

BONA, Dominique (2006). Camille et Paul, La passion Claudel. Saint-Amand-Montrond:

Grasset. 403 p.

Page 132: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

132

BRUNEL, Anne, LASSALLE, Isabelle, KERHERVÉ, Bertrand et SIGNORET, Annelise (du

25 au 29/07/2005). Archipel Claudel.(document radiophonique France culture.) Dir. Jacques

Madaule et Jean Amerouche. Avec Paul Claudel.

POULET, Georges (1987), « Claudel ». In : La pensée indéterminée, Vendôme, Presses

universitaires de France « écriture », p.227-243.

Sur Le Soulier de satin

AUTRAND, Michel, SEGESTRAA, Noël (1972). La quatrième journée du Soulier de satin.

Montréal: Bordas. 110 p.

AUTRAND, Michel (1987). "Le Soulier de satin", étude dramaturgique. Paris :Champion.

Coll. Unichamps. 106 p.

BRUNEL, Pierre (1964). Le Soulier de satin devant la critique. Dilemme et controverses.

Paris: Lettres modernes. Coll. Situations, n°6. 125 p.

HUE, Bernard (2005). Rêve et réalité dans "Le Soulier de satin". Presses universitaires de

Rennes. 209 p.

MARCEL, Gabriel (1964). « Le Soulier de satin ». In: Regards sur le théâtre de Paul

Claudel. Paris: Beauchesne. chap.2. p. 135-145.

PETIT, Jacques (1965). Pour une explication du Soulier de satin. Paris: Les lettres modernes.

Coll. Archives des lettres modernes Paul Claudel n° 58. 59 p.

PETIT, Jacques (1968). « Le Soulier de satin, "somme" claudélienne ». In: Jacques Petit,

Michel Malicet et Didier Alexandre (éd.), Schémas dramatiques. Paris: Minard. Coll. Revue

des lettres modernes, Paul Claudel n°5. chap.5. p. 101-111.

PETIT, Jacques (1972). « Les jeux du double dans Le Soulier de Satin ». In: Jacques Petit,

Michel Malicet et Didier Alexandre (éd.), Structures du Soulier de satin. Paris: Minard. Coll.

Revue des Lettres modernes, Paul Claudel n° 9. chap.5. p. 117-137.

UBERSFELD, Anne (1971) Bulletin de la société Paul Claudel n°121. « Poétique

claudélienne, note sur une réplique du Soulier de satin, dernière scène des deux versions ».

Critique thématique

BERNARD, Raymond (1966). « La Description de la mer dans Partage de midi et Le Soulier

de satin ». In: Jacques Petit, Michel Malicet et Didier Alexandre (éd.), Thèmes et images.

Paris: Minard. Coll. Revue des Lettres modernes, Paul Claudel n°3. chap.3. p. 39-48.

Page 133: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

133

BLANCHOT, Maurice (1986). « Claudel et l'infini ». In: Le livre à venir. La Flèche:

Gallimard. Coll. folio essais. chap.5. 1ère éd. 1959. p. 92-108.

BAUMONT Ernest (1958). Le sens de l’amour dans le théâtre de Paul Claudel. In: Jacques

Petit, Michel Malicet et Didier Alexandre (éd.) Thèmes et mythes.Paris :Minard. Coll. Revue

des Lettres modernes, Paul Claudel n°5, p. 87-88.

BRETHENOUX, Michel (1972). « L'Espace dans Le Soulier de Satin ». In: Jacques Petit,

Michel Malicet et Didier Alexandre (éd.), Structures du Soulier de satin. Paris: Minard. Coll.

Revue des Lettres modernes, Paul Claudel n° 9. chap. 2.p. 35-66.

DESROCHES, Henri-Charles (1944), Paul Claudel, Poète de l’amour. Paris, Les Editions du

Cerf, 168 p.

ESPIAU DE LA MAËSTRE, André (1985). « Le mythe de l'androgyne dans l'oeuvre et la

pensée de Paul Claudel ». In: Jacques Petit, Michel Malicet et Didier Alexandre (éd.), Paris:

Minard. Coll. Revue des Lettres Modernes, Paul Claudel n°14. chap. 6. p. 143-192.

MALICET, Michel (1979). Lecture psychanalytique de l'oeuvre de Claudel. Les Structures

dramatiques ou les Fantasmes du fils. Paris: Les Belles lettres. Coll. Annales littéraires de

l'Université de Besançon. Thèse soutenue sous le titre : "L'Image de la femme dans le théâtre

de Claudel", Paris IV, 1977. 273 p.

MILLET-GÉRARD, Dominique (2002). « La scène de l'ombre dans Le Soulier de satin ». In:

Françoise Lavocat et François Lecercle (éd.), Dramaturgies de l'ombre. Presses universitaires

de Rennes. Coll. Interférences. p. 469-485.

MOELLER, Charles (1960). « le mystère en pleine lumière ». In: Littérature du XXe siècle et

christinisme, tome IV. Bruxelles: Casterman. chap. 3. IIIe partie, Gabriel Marcel et le

"mystère de l'espérance". p. 168-224.

MOREAU Pierre, Le rire de Paul Claudel, Cahiers Paul Claudel n°2, Paris : Gallimard. 1960.

PETIT, Jacques (1970). « La scène de la rupture; La scène de la séparation ». In: Le premier

drame de Paul Claudel:Une mort prématurée. Paris: Les Belles Lettres. Coll. Annales

littéraires de l'université de Besançon, n° 117.p. 21-54;75-82.

PETIT, Jacques (1971). Claudel et l'usurpateur. Paris: Desclée, De Brouwer. Coll. temps et

visages. 287 p.

POULET, Georges (1961). « Claudel ». In: Les métamorphoses du cercle. Paris: Plon. Coll.

Cheminements. chap. 17. reprise de l'article "Œuf, semence, Bouche ouverte, Zéro", publié

dans Hommage à Paul Claudel, 1955. p. 477-499.

Page 134: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

134

ROUSSET, Jean (1962). « La structure du drame claudélien: l'écran et le face à face ». In:

Forme et signification: essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel. Paris: Corti.

chap.8. p. 171-189.

VARILLON, François (1959). « Repères pour l'étude du symbolisme de la porte dans l'oeuvre

de Paul Claudel ». In: Henri Mondor, Pierre Moreau et Jean Amerouche (éd.), Tête d'or et les

débuts littéraires. Paris: Gallimard. Coll. Cahiers Paul Claudel I. p. 185-220.

Poétique

ANTOINE, Gérald (1960). « Du sens et des valeurs de la répétition chez Claudel ». In: Les

Cinq grandes Odes, ou la Poésie de la répétition. Paris: Minard. Coll. Lettres modernes,

langue et style. p. 7-15.

ANTOINE, Gérald (1965). « D'un "geste linguistique" familier à Claudel ». In: Jacques Petit,

Michel Malicet et Didier Alexandre (éd.), Le regard en arrière. Quelques drames et leurs

versions successives. Minard. Coll. Revue des Lettres Modernes, Paul Claudel n° 2. chap.6. p.

111-125.

BRETHENOUX, Michel (mars 1982). Europe. « La poétique claudélienne: un "complexe de

Cana" ».

LIOURE, Michel (1971). L'esthétique dramatique de Paul Claudel (thèse), Paris, .A. Colin.

675 p.

LIOURE, Michel (2001) Claudelania. Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise

Pascal. 446 p.

MILLET-GÉRARD, Dominique (2000), Claudel, la beauté et l'arrière-beauté, Paris, Sedes,

126p.

PETIT, Jacques (1965). « "En art il n'y a pas de définitif..." ». In: Jacques Petit, Michel

Malicet et Didier Alexandre (éd.), Le regard en arrière. Quelques drames et leurs versions

successives. Paris: Minard. Coll. Revue des Lettres modernes, Paul Claudel n°2. chap.1. p. 7-

24.

Page 135: Le Soulier de satin : un drame de la séparation Aurore ... · de critiques l’ont souligné, le motif privilégié de l’œuvre claudélienne, recherche infatigable des correspondances

135

Annexe

« L’irréductible »

Il fut ce matelot laissé à terre et qui fait de la peine à la gendarmerie.

Avec se deux sous de tabac son casier judiciaire

Belge et sa feuille de route jusqu’à Paris.

Marin dorénavant sans la mer, vagabond d’une route sans kilomètres,

Domicile inconnu, profession, pas…, « Verlaine Paul, homme de lettres ».

Le malheureux fait des vers en effet pour lesquels

Anatole France n’est pas tendre :

Quand on écrit en français, c’est pour se faire comprendre.

L’homme tout de même est si drôle avec sa jambe raide qu’il l’a mis dans un roman.

On lui paye parfois une « blanche », il est célèbre chez les étudiants.

Mais ce qu’il écrit, c’est des choses qu’on ne peut lire sans indignation,

Car elles ont treize pieds quelquefois et aucune signification.

Le prix Archon-Despérouses n’est pas pour lui,

ni le regard de Monsieur de Montyon qui est au ciel.

Il est l’amateur dérisoire au milieu des professionnels..

Chacun lui donne de bons conseils ; s’il meurt de faim, c’est sa faute.

On ne se laisse pas faire par ce mystificateur à la côte.

[…]Nous ne connaissons pas cet homme et nous ne savons qui il est.

Le vieux Socrate chauve grommelle dans sa barbe emmêlée ;

[…]Mais il aime mieux être ivre que semblable à aucun de nous.

Car son cœur est comme empoisonné, depuis que le pervertit

Cette voix de femme ou d’enfant- ou d’un ange qui lui parlait dans le paradis…

P. Claudel, « L’irréductible », Feuilles de saints. 1925.