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UNIVERSITE DE LYON UNIVERSITE LYON2 Institut d’Etudes Politiques de Lyon Le Soulier de Satin ou La paire n’est pas toujours sûre LEGEAIS Mathilde Diplôme 4 ème année Communication Séminaire : Politique, Culture, Espace Public Année universitaire 2008/2009 Sous la direction de M. Bernard Lamizet soutenu le le 03 septembre 2009 Jury : MM. Bernard Lamizet, Bruno Gelas

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UNIVERSITE DE LYONUNIVERSITE LYON2

Institut d’Etudes Politiques de Lyon

Le Soulier de Satin ou La paire n’est pastoujours sûre

LEGEAIS MathildeDiplôme 4ème année Communication

Séminaire : Politique, Culture, Espace PublicAnnée universitaire 2008/2009

Sous la direction de M. Bernard Lamizetsoutenu le le 03 septembre 2009

Jury : MM. Bernard Lamizet, Bruno Gelas

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Table des matièresRemerciements . . 4Introduction . . 5I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan . . 11

Le théâtre comme une île : un monde dans le monde . . 11Clôture de l'espace et du temps dans le Soulier de Satin . . 12

« La respiration la plus puissante du théâtre français »8 . . 13

« La conquête du vide »16 . . 15Le monde mis en scène . . 18

« La mer, constituant essentiel de la géographie du Soulier. »44 . . 27Le chant des sirènes . . 34

II. Transgression des normes et distanciation . . 39Le Soulier de Satin brouille les frontières traditionnelles du théâtre . . 39

Durée de la pièce . . 40Didascalies . . 42Personnages . . 43Expériences et témoignages . . 57

La distanciation brechtienne dans le Soulier de Satin . . 59Théorie de la distanciation . . 60Les prémices de la distanciation dans le Soulier de Satin . . 62

III. Le projet esthétique et politique de Claudel . . 65Le théâtre et la représentation . . 66

Le théâtre, miroir de la Cité . . 67La représentation, mise à distance et interprétation . . 67La tragédie antique et la signification de la représentation . . 68

Comment la représentation est-elle réinventée par Claudel ? . . 71La durée dans la représentation . . 71Claudel déplace le lieu de la frontière au théâtre et renouvelle le concept dereprésentation. . . 74

Signification de la médiation esthétique de l'identité : dans le Soulier de Satin . . 76Le projet politique . . 76Le projet esthétique . . 77

Conclusion . . 80Annexes . . 82

Annexe : Résumé du Soulier de Satin . . 82Annexe : Didascalie initiale du Soulier de Satin . . 86Annexe : Notice biographique de Paul Claudel . . 86

Bibliographie et ressources audiovisuelles . . 89

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Remerciements

Tout d'abord, je voudrais adresser mes remerciements les plus chaleureux à Bernard Lamizetpour sa présence, son écoute attentionnée et ses nombreux conseils tout au long de cette année, etpour sa confiance dans mon travail.

Merci à Elodie Namur, Hugues Saby, Marion Tanguy, Camille Lefalhun et Marie Gillard pourleurs encouragements et pour nos discussions qui m'ont plusieurs fois permis de clarifier certainesparties de mes recherches. Je les remercie aussi tout simplement d'avoir été à mes côtés cette année,leur présence m'a été d'une grande aide.

Merci beaucoup aussi à Théophile Wateau avec qui je suis contente d'avoir partagél'expérience des onze heures de représentation du Soulier de Satin .

Je tiens aussi à remercier mes parents pour leur soutien et pour l'intérêt qu'ils portent à montravail.

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Introduction

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Introduction

Voici le fruit d’une année de travail : quelques dizaines de pages, la découverte de nouveauxhorizons, et une paire de souliers pour tenir la route. L’entreprise paraissait insurmontable,comme tout ce à quoi on n’a encore jamais été confronté, car c’est ce qu’on ne connaît pasqui effraie. Mais enfin ce défi est relevé avec plaisir, en prenant la mesure de ce dont on estcapable et à quoi on ne croyait pas tout à fait avant de se lancer, et même, finalement, avecsatisfaction. C'est en cela que l'épreuve est devenue galvanisante au fil du temps : on voitpeut à peu l'objet de notre travail évoluer, s'enrichir, devenir familier, prendre du sens et dela valeur jusqu'à devenir, ce dont on n'osait pas jurer, une réussite personnelle.

J'ai voulu, devant l'énormité du défi à relever, choisir un terrain sur lequel je me sensen confiance, un champ dans lequel j'ai déjà eu plaisir à évoluer, à travailler et à apprendre,et qui se trouve être pour moi la destination de nombreuses heures d'études et de loisirdepuis des années. J'ai donc choisi de travailler sur un sujet littéraire, en me donnant ainsil'opportunité de m'ancrer à nouveau dans l'océan de la littérature, dans lequel je n'avais plusbeaucoup navigué depuis mon entrée à l'IEP de Lyon. Mes études m'ont peu à peu éloignéede ces livres dans lesquels je m'immergeais souvent auparavant : il était difficile de fairecohabiter ces nombreuses lectures avec celles, plus théoriques et devenues nécessaires,requises par ma formation à l'IEP, bien que j'aie aussi pu retirer du plaisir de ces dernières.Comment alors choisir une œuvre littéraire sur laquelle travailler pendant plusieurs mois,une œuvre qui me touche et qui permette de soulever des questionnements pertinents quiguideraient mes recherches ? La poésie me séduisait mais il était difficile, me semblait-il, detravailler dessus en répondant aux critères d'un mémoire d'un Institut d'Etudes Politiques.Boris Vian, par ailleurs, m'a toujours beaucoup plu et m'a même transportée, mais je croisaussi qu'il aurait été ardu de m'atteler à des textes que j'aime trop. Saint Exupéry, encore,est toujours à portée de ma main, mais une fois de plus, quel texte choisir et quelle questionsoulever ? Je passe sur Céline, Camus, Apollinaire, Rostand, Cervantès, Giono, Ionesco,Ponge, Beckett et d'autres... Ce n'est pas que j'ai la prétention d'avoir déjà percé à jour cesauteurs et leurs œuvres, ni d'ailleurs que je souhaite y parvenir vraiment, mais il me fallaitune ancre forgée dans le politique pour fixer mon travail dans cet océan de littérature. Jeme suis alors souvenue d'une vague plus imposante que les autres, et moins limpide : unepièce de théâtre qui, si mon souvenir d'hypokhâgne était juste, durait plus de dix heureslorsqu'elle était représentée dans son intégralité. Voilà un phénomène littéraire peu communet qui m'avait déjà beaucoup intriguée il y a cinq ans. De plus, le théâtre et le phénomènede la représentation m'ont paru permettre de relier l'œuvre au champ du politique. En effet,

le théâtre est étymologiquement le « lieu où ça regarde » 1 , où chacun est conscient deregarder des identités représentées symboliquement par des comédiens. C'est aussi un lieuoù, par convention, chacun connaît sa place et s'y tient : le public regarde la scène où lesacteurs jouent. Par le regard chaque sujet institue l'autre en tant que sujet et le reconnaîtcomme tel. Le théâtre est un des lieux de la représentation du social et de son expressionpolitique. Après avoir exploré les concepts du théâtre et de la représentation, j'ai redécouvertle Soulier de Satin, de Paul Claudel, lu et relu la pièce, complété cette lecture par d'autres,

1 Du grec, thea qui signifie « action de regarder», « vue, spectacle, contemplation », et que l'on rapproche à l'intérieur de lalangue grecque de thauma « merveille ».

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et par ma « participation », le 7 mars 2009, à sa représentation en version intégrale, authéâtre de l'Odéon et sous la direction d'Olivier Py. J'ai pu enfin forger cette ancre que jecherchais pour ne pas me laisser distancer par la vague considérable de Claudel et de sonSoulier. En effet, j'ai peu à peu dégagé une problématique et une hypothèse justifiant lechoix de mon champ d’étude.

Le Soulier de Satin est, avec Le Partage de Midi et Tête d'Or, l'une des piècesmaîtresses de l'œuvre de Paul Claudel. Né en 1868, Claudel mène parallèlement sa carrièrede diplomate (entre 1893 et 1936) et sa vie littéraire, dès l'âge de 15 ans et jusqu'à sa morten 1955. Son métier l'amène à voyager beaucoup, et c'est au cours de son ambassade àTokyo, entre 1922 et 1928, qu'il écrit le Soulier de Satin, probablement inspiré, pour certains

aspects, du théâtre Nô et Kabuki japonais 2 . Le Soulier de Satin, dont l'intrigue semblerevisiter le thème intemporel de l'amour impossible, fait néanmoins l'objet d'interprétationsvariées quant à la source d'inspiration de Claudel. Pour Antoine Vitez, qui met le Soulieren scène en 1987, Rodrigue est Claudel et Claudel est Rodrigue, et l'aspiration impossibledes amants Rodrigue et Prouhèze l'un vers l'autre retrace l'aventure qu'a Claudel avecRose Vetch, lors de son deuxième séjour à l'ambassade de Chine. Celle-ci disparaîtsoudainement et laisse Claudel seul et désespéré. Même si le Soulier est écrit bien plustard, dans les années 1920, Vitez voit en Prouhèze le reflet de Rose, la Merveille. Cettehypothèse s'appuie sur le fait que Rose Vetch est enceinte lorsqu'elle quitte Paul Claudel,et Vitez évoque même la fille née de leur union et qui est représentée par Sept-Epéesdans la pièce. De plus, le metteur en scène souligne le fait que « Rodrigue » vient du grecet signifie « la rose ». On retrouve donc un aspect autobiographique dans la pièce, ainsiqu'un rappel de la foi de Paul Claudel, à travers le perpétuel va-et-vient entre péché etrédemption tout au long de l'histoire. La longueur hors normes du récit en a longtemps faitla pièce la plus longue du répertoire français. Dans son intégralité, sa représentation peutdurer jusqu'à treize heures, et l'on suit les personnages pendant plusieurs décennies deleur vie. Claudel lui-même n'envisageait pas que sa pièce puisse être représentée dans sonintégralité. Cependant, selon ses premiers mots, dans la didascalie qui constitue l'avant-propos de la pièce,

«… il n'y a pas d'impossibilité complète que la pièce soit jouée un jour oul'autre »,

et il a fallu à Jean-Louis Barrault de nombreuses discussions avec l'auteur pour leconvaincre de le laisser entreprendre la mise en scène du Soulier de Satin. Barrault menaà bien ce lourd travail en constante et étroite collaboration avec Paul Claudel lui-même, trèsattentif aux moindres détails, notamment à la diction des comédiens qu'il n'hésitait pas àcorriger. La première représentation du Soulier de Satin a lieu à la Comédie Française, en1943. Par la suite, Antoine Vitez recrée le Soulier de Satin, à ciel ouvert, pour l'édition dufestival d'Avignon de 1987 . Les représentations ont lieu dans la cour du palais des Papes,et durent toute la nuit. Le dernier metteur en scène à avoir relevé le défi du Soulier de Satinest Olivier Py, d'abord en 2003, puis de nouveau en 2009, au théâtre de l'Odéon.

Le Soulier de Satin est une action espagnole divisée en quatre journées et retraçantl'histoire de Don Rodrigue, noble conquistador aux ordres de la couronne d'Espagne, et deDo ñ a Prouhèze, jeune femme mariée. Tous deux s'attirent et se repoussent, ne viventque l'un pour l'autre sans jamais parvenir à se trouver. Torturée par la crainte du péché,Prouhèze enlève l'un de ses souliers et le laisse aux mains de la Vierge Marie, mettantainsi sa bonne volonté sous protection divine. Elle promet néanmoins immédiatement de

2 Cf. III, p 93 sqq.

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poursuivre sa destinée et de rejoindre Rodrigue malgré son pied désormais boiteux, entravequ'elle s'inflige à elle-même pour punir son péché. Ainsi si le péché doit avoir lieu, aumoins n'aura-t-il pas été aisé. Pendant des années Rodrigue et Prouhèze s'échappent l'unà l'autre, et le Soulier de Satin retrace leur impossible union. L'action se déroule aux quatrecoins du monde, tous reliés par l'eau, omniprésente, et elle s'étend sur plusieurs dizainesd’années. On observe les différentes étapes de la vie des principaux personnages, mêléesà l'histoire des conquêtes espagnoles qui entraînent les hommes au bout du monde dansdes aventures lointaines. Il s'agit pour les comédiens d'une réelle performance athlétique,notamment pour Rodrigue, qui est le seul personnage à être présent sur scène tout au longde la pièce, depuis sa fougueuse jeunesse jusqu'à sa décrépitude de vieil homme détruit.

Après m'être bien imprégnée de la pièce et m'en être approprié les mécanismesprincipaux, j'ai cherché comment il était possible de l’étudier sous l’angle du politique.L'élément le plus singulier de cette œuvre m'a toujours semblé sa durée : cinq cents pages etplus de dix heures de représentation. Très intéressée par la notion d'Espace Public telle quel'a décrite Jürgen Habermas, j'ai pensé que l'expérience extraordinaire qui relie forcémentles comédiens et les spectateurs de la pièce, à l'intérieur du théâtre, pouvait peut-être êtrecomparée à l'avènement d'un espace public. L'Espace Public correspond selon Habermas àla période qui a précédé la Révolution française, et durant laquelle les cafés, salons et autresclubs se sont multipliés, en même temps que s'est développée la presse écrite. La lecturedes informations s'est largement répandue dans les milieux bourgeois, et les lieux évoquésci-dessus ont permis d'instituer un espace de discussions et d'engagements. Le débatpolitique pouvait alors avoir lieu, et le politique n'a plus été réservé à l'élite gouvernante.L'opinion est devenue légitime et a limité le pouvoir, grâce à l'émergence d'une communautécritique. Mon idée était que l'expérience de la représentation du Soulier de Satin est uniqueet exceptionnelle, et je pensais pouvoir montrer qu'il s'instaure entre tous ceux qui y prennentpart une relation de communication hors du commun, pouvant faire écho à ce qu’a été, àl'époque de la Révolution Française, l'expérience de la bourgeoisie instaurant enfin le débatpolitique. J'ai essayé d'imaginer comment une telle expérience pouvait influer sur les modesde représentation de la culture et sur la façon de vivre le théâtre. Cette idée était vague,et ne comportait pas suffisamment d’éléments solides pour pouvoir fonder une hypothèsesoutenable ni un questionnement intéressant. Pendant quelques temps j'ai cru que je neparviendrais pas à trouver un angle intéressant pour parler du Soulier de Satin. Malgré toutje gardais l'impression qu'il y avait dans cette œuvre quelque chose d'extra-ordinaire et quipourrait faire de mon travail un document intéressant. J’avais envie de proposer quelquechose de nouveau, de découvrir ce qui résiste à l'analyse ordinaire de la pièce et d'apporterune lumière nouvelle sur le Soulier de Claudel.

Le 7 mars 2009, cette impression que j'avais de me pencher sur un objet qui neressemble à aucun autre a été renforcée par l'expérience que j'attendais depuis le mois deseptembre : j'ai enfin assisté à la représentation du Soulier de Satin, dans son intégralité.C'était l'aventure (comment se préparer à cet évènement inédit non seulement pour moimais même pour un public averti ?), une journée entière au théâtre, et la rencontre deRodrigue et Prouhèze, incarnés par Philippe Girard et Jeanne Balibar. En arrivant à 13heures, et en m'installant dans mon fauteuil, je ne suis qu'impatience. Quand les comédiensse retirent après de nombreux saluts sous les applaudissements du public, il est plus deminuit, et sortir du théâtre donne l'impression de devoir s'arracher à un lieu familier. C'est lesoir de la première, et une journaliste s'approche de nous pour nous poser des questions.L'ami avec lequel j'ai assisté à la représentation et moi-même sommes complètementincapables de formuler la moindre remarque intelligente tant nous sommes encore sur leseuil d'un autre monde et pas tout à fait prêts à réintégrer les rues trépidantes de Paris. C'est

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comme si nous n'avions à notre disposition pour nous exprimer que des mots et des imagesqui n'auraient de sens que dans l'univers du Soulier de Satin , impossibles à transposerdans le monde réel, une fois les portes du théâtre de l'Odéon refermées derrière nous. Lajournaliste a l'air satisfaite quand nous disons « extraordinaire, passionnant, voyage, passommeil, etc... ». Mais nous sommes surtout d'accord sur le fait que quels que soient lesmots qu'on peut trouver à ce moment, bêtes à pleurer ou vainement intellectuels, il seraimpossible à cette journaliste, malgré toute sa bonne volonté, de faire toucher du doigt à

ses auditeurs l’expérience que nous venons de vivre. 3

Ces impressions, vives et nombreuses à l’issue de la représentation, se sont peu àpeu décantées, et j’ai pu prendre du recul par rapport à cette expérience. Il me semblaittoutefois qu’un tel chamboulement (commun à l'ensemble du public) n’était pas anodin etqu’il serait intéressant d’étudier la façon dont ces émotions avaient été provoquées et quellepouvait être leur signification. En effet, ce qui par-dessus tout est saisissant, après avoirassisté à la représentation du Soulier de Satin, c’est la sensation d’en avoir été transforméà la fois ponctuellement, le temps du spectacle, et durablement, par le souvenir qu’on engarde. Certes, il est juste d’affirmer que toute lecture transforme un sujet, et son identitéen particulier : on peut métaphoriquement dire d’une identité qu'elle est une bibliothèquequi se remplit continuellement au cours de la vie et dont chaque événement, si infime soit-il, est un nouveau volume qu’on ajoute sur une étagère. De sorte que chaque individu,chaque identité est à elle seule une bibliothèque unique par sa composition et par l’ordredans lequel y ont été ajoutés les éléments qui la constituent. Mais le théâtre va plus loinque cette transformation, que le simple ajout d'un volume à la bibliothèque, et le Soulier deSatin, va encore au-delà.

Le concept de la représentation théâtrale a été beaucoup étudié déjà, et on saitses vertus de mise à distance de la Cité et le chamboulement des identités qu’elle peutéventuellement provoquer. Pour filer notre métaphore, disons que la représentation - et lethéâtre de façon générale – a vocation, en plus d’ajouter un volume à la collection contenuedans la bibliothèque, à réordonner les livres et à donner une signification à ce rangement.Autrement dit, la représentation permet à l’identité de contempler un reflet d’elle-même,façonné par l’angle adopté dans la pièce de manière à mettre certains aspects en évidence,et parfois de réagir par rapport à ce reflet.

Chaque personne qui assiste à la représentation du Soulier de Satin ajoute cetteexpérience à sa bibliothèque personnelle, et chaque vécu de cette expérience est unique,ressenti au travers du crible formé par l’ensemble des éléments qui composent déjà labibliothèque : c’est ce qu’on appelle l’intertextualité. Mais avec le Soulier de Satin, ce n’estpas tout. La représentation joue bien son rôle de médiation de l’identité, en réordonnant labibliothèque de chacun : le volume supplémentaire qu’on ajoute s’accompagne d’une fouille,d’un classement qui s’étend à toute la bibliothèque. L’identité du sujet est questionnée,remuée, décortiquée et reconstruite, le temps de la représentation. La nouveauté, ce qui faitdu Soulier de Satin une œuvre hors du commun, c'est que le nouvel ordre, suggéré par lareprésentation de la pièce, apporte en lui-même quelque chose de plus à la bibliothèque. Letemps de la représentation, le sujet frôle la sublimation, la perçoit, la conçoit sans toutefoispouvoir l’atteindre. Une fois la représentation terminée, cette perception s’évanouit, et onn’en garde plus que le souvenir. Mon idée est que la représentation du Soulier de Satinporte l’identité à la limite de son idéal, que le rangement de la bibliothèque proposé par cettepièce donne à l’ensemble l’air de ne pas pouvoir être mieux agencé, ni plus complet. LeSoulier de Satin suggère une sublimation de l’identité par des moyens esthétiques, par des

3 Retranscription de notes prises pendant et après la représentation du 07/03/2009.

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moyens que les sens peuvent percevoir et dont l’effet, par conséquent, ne dure que tantque ces moyens sont en œuvre, soit le temps de la représentation.

En suivant ce cheminement pas à pas, lectures et réflexions s’articulant les unes auxautres sans que leur aboutissement soit pendant longtemps autre chose qu’une grandemasse informe, il s'est formé devant moi un horizon flou, puis de plus en plus net, jusqu’àdevenir un point que j’ai finalement pu atteindre. J’ai pu trouver une réponse à la questionqui n’a elle-même pu être formulée exactement qu’à l’issue de tous mes travaux :

Par quels moyens Claudel parvient-il à créer l’illusion de la sublimation de l’identité,comment ce phénomène se manifeste-t-il et que signifie-t-il ?

Pour faire la lumière sur ce questionnement, il faut d'abord étudier minutieusement leSoulier de Satin et mettre à jour les ficelles et les rouages de cette pièce extraordinaire,et dans un premier temps découvrir comment Claudel a pu réussir à créer un monde àpart entière en opérant autour du théâtre une clôture de l'espace et du temps qui faitpenser à l'isolement d'un navire en pleine mer. Le Soulier de Satin est un monde quicoexiste avec le monde réel, et son réalisme est la première étape essentielle vers lasublimation de l'identité. Mais quand on plonge plus avant dans les détails des mécanismessur lesquels repose le Soulier, on découvre des procédés multiples et complexes visant àremettre en cause les normes conventionnelles du théâtre, ainsi qu'une ébauche de ce queBrecht théorisera plus tard et baptisera la distanciation, qui permet, une fois les procédésdécouverts précédemment enclenchés, de mettre en œuvre le regard sur l'identité sublimée.Enfin, quand tous ces engrenages sont mis à jour, la signification du Soulier de Satin estdévoilée et le projet esthétique de Claudel est décrypté.

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I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan

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I. Comme un vaisseau isolé au milieu del'océan

Le théâtre comme une île : un monde dans le mondeLe théâtre en général, et le Soulier de Satin en particulier créent autour du spectateur etdes comédiens, ou autour du lecteur, une sorte de bulle, de frontière qui donne l'impression

d'un « no man's land » 4 provisoire entre soi et le monde réel. Au théâtre, on part envoyage dans le champ du symbolique. C'est pour Claudel la première clef du mécanismequ'il invente ingénieusement autour de Prouhèze et Rodrigue pour nous présenter son projetpolitique et esthétique. Le théâtre et ses bâtiments englobent physiquement tous les acteursdu théâtre. Nous désignerons par « les acteurs du théâtre » l'ensemble des personnesparticipant à l'expérience « théâtre », c'est-à-dire les comédiens autant que les spectateurset les techniciens de l'éclairage, les décorateurs, les costumiers, le metteur en scène et tousceux qui se trouvent entre les murs du théâtre pendant la pièce et qui, par leur présence,participent à sa dimension collective. Toutes ces personnes sont à mon sens acteurs duthéâtre puisque leur présence est indispensable à l'accomplissement de la représentationet que chaque individu est une parcelle de la mosaïque du théâtre sans laquelle le sensde celui-ci serait non pas anéanti, mais différent. Chaque représentation est donc unique,grâce à la réunion d'une multitude d'entités singulières qui prennent pour quelques heuresun élan commun et vivent une expérience collective.

Le premier niveau d'existence de cette frontière, est aisément perceptible puisqu'elleest rendue tangible physiquement par les bâtiments du théâtre, quatre murs et un toit. Onse rend sciemment au théâtre, on s'y enferme volontairement pour une durée déterminée,et on prépare son esprit à une telle expérience. Le théâtre comme institution est destinéavant tout à divertir, comme l'explique Bertolt Brecht5. Étymologiquement, divertir signifie« détourner de », c'est à dire faire abstraction des contraintes du réel, et comme partir envoyage. Ces notions de divertissement et de voyage fictif sont inextricablement imbriquéesdans le bâtiment du théâtre, entre ses quatre murs et dans la disposition qui sépare l'espaceen deux entre la scène et la salle. Le théâtre porte déjà en lui-même cette clôture de l'espacepuisqu'il est délimité dans l'espace par des murs, des cloisons, une scène, une salle, descoulisses, des cintres, un toit... C'est d'ailleurs une caractéristique qu'on retrouve au cinéma.Mais au théâtre on postule par avance un contrat tacite entre soi-spectateur et le restedu public (on peut estimer que la relation avec le reste de la salle moins essentielle aucinéma) et on accepte par avance l'idée d'adhérer à une temporalité propre au théâtre quisera représentée sur la scène. Le théâtre et les pratiques qu'il suggère impliquent déjà lareconnaissance d'une certaine clôture de l'espace et du temps.

4 J-L. Barrault, 1959, p 2765 B. Brecht, 1970, p 11.

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Cette clôture s'exprime toutefois d’une autre façon, lorsque les lumières s'éteignent, quele silence se fait et que retentissent les trois coups inaugurant la représentation d'une œuvredramaturgique : la pièce de théâtre. Ce passage du monde réel à un monde représenté, s'ilest commun à toutes les œuvres représentées, puisque chacune d'entre elles crée de toutespièces un univers nouveau, symbolique, auquel les acteurs du théâtre se doivent d'adhérerau moins par principe - et cela malgré le phénomène de distanciation conceptualisé par

Brecht 6 , et qui postule une nécessaire et permanente conscience de la différence qui

persiste et doit persister entre le comédien et son rôle, entre son identité propre et l'identitéqu'il représente. Il faut à la fois y croire et garder à l'esprit la notion de distanciation :l'identification ne peut être totale. Le texte et la mise en scène de la pièce de théâtrecontribuent ensuite à cette clôture de l'espace et du temps. L'auteur et le metteur en scènemettent en place tous les éléments constitutifs d'un vrai monde : en effet, ils créent unespace et une temporalité propres aux personnages inventés, qui ont derrière eux unehistoire implicite, nécessaire à leur crédibilité, mais aussi ils instaurent des frontières, desterritoires et des espaces dans lesquels les personnages évoluent. L'auteur et le metteur enscène créent une cohérence autour du fil de l'histoire qu'ils nous racontent. Cette cohérence,matérialisée par les décors, les costumes, les accompagnements sonores, les timbres devoix, les éclairages, les silences ou encore les maquillages ou les masques, les gestes etles pauses, enveloppe non seulement la scène avec les comédiens, mais aussi la salle et lepublic. On assiste, dans les temps forts du théâtre, à un mouvement collectif, « comme unseul homme ». C'est cette expérience qui relie tous les acteurs du théâtre quand pendant untemps donné ils sont plongés dans un mouvement commun qui les pousse dans la mêmedirection.

A présent que les motifs généraux de la clôture de l'espace et du temps au cœur dela pièce de théâtre ont été mis en lumière, je tâcherai, au cours de ce premier chapitre, demontrer ce qui, dans le Soulier de Satin en particulier, participe à ce mouvement collectif,ce qui matérialise une sorte de frontière autour des acteurs du théâtre. Ce phénomène declôture de l'espace et du temps constitue un petit monde, une petite société éphémère maisdont chacun peut faire l’expérience, et je le comparerai à un navire isolé au milieu de l'océan,balloté par les flots, coupé du monde, qui risque sans cesse de chavirer. Les occupants de cenavire sont soudés par le questionnement de leur avenir commun et proche, incertain. Lessimples passagers et les membres de l'équipage traversent ensemble une mer démontée,et pour la durée du périple, ils sont comme seuls au monde. Tantôt transportés par l'émotion,tantôt bercés par le tangage et le roulis, entre deux orages. Tantôt hypnotisés par les nœudsde l'intrigue, tantôt délassés par la légèreté amusante d'un détour du récit. L'image d'unvaisseau me semble adaptée au Soulier de Satin puisque l'eau est présente tout au long del'œuvre, perçue tour à tour comme une frontière, comme un passage, comme une menaceet comme une alliée, elle est parfois élément du décor, parfois actrice parmi les comédiens,parfois seulement suggérée, mais toujours là.

Clôture de l'espace et du temps dans le Soulier deSatin

6 Cf II, p75 sqq.

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Au cœur de mon travail maintenant se trouve l'étude de la pièce elle-même, de sesdifférentes mises en scène et du texte du Soulier de Satin, afin de comprendre quels sontles mécanismes mis en œuvre par Paul Claudel dans la pièce pour créer l’impression dela clôture de l’espace et du temps, enveloppantl'ensemble des acteurs du théâtre dans

un même monde. Sur la scène, Claudel nous monte un bateau 7 dans lequel s'installeune petite société. Tout au long de la pièce, les occupants du vaisseau invitent à bordles spectateurs qui, dans la salle sont à la limite de l'autre monde, le « vrai », sur la rive,pataugent dans l'océan symbolique qui figure la frontière entre la bulle du Soulier et le mondede notre quotidien, le monde dans lequel on se demande si on n'a pas oublié de fermer legaz en quittant la maison pour venir au théâtre. Peu à peu Claudel nous fait tous monter àbord de son navire fantastique, et vogue le navire. Il nous embarque dans une temporalitéet un espace parallèles, pour un périple de dix heures et / ou plus de plus de dix ans. Leslumières qui s'éteignent et le silence rituel qui s'installe, ce sont les amarres qu'on largue,et l'on part vers un nouveau monde, comme à la conquête de l'Amérique, pour un voyagedont on devine les jalons mais dont rien ne laisse présager les surprises qu'il nous réserve.Ainsi l'on sait, en venant voir le Soulier de Satin, qu'on s'éclipse du monde du dehors pourplus de dix heures, et la plupart des spectateurs sont quelque peu initiés aux méandresde l'histoire de Rodrigue et Prouhèze. Cependant combien d'entre eux ont ou auront eul'occasion de vivre deux fois le Soulier de Satin ? Très peu sans doute. Et nous verrons queles indications scéniques de Claudel, si elles sont nombreuses et précises, n'en sont queplus difficiles à respecter. Le suspense est donc pour tous presque entier quand débute lapremière Journée.

« La respiration la plus puissante du théâtre français »8

Explorons donc le texte lui-même pour comprendre comment émerge cette nef dont on nepeut que deviner les contours avec la simple lecture de l'œuvre, et qui, au théâtre, emportetout un monde dans ses entrailles.

Sans entrer dans le détail de l'écriture de la pièce d'abord, on se trouve immédiatementconfronté au rythme imposé par le poète au diseur, au comédien. Plusieurs témoignagesà propos de cette versification si particulière montrent comment Claudel met au mondepresque un organisme vivant. Jean-Louis Barrault en parle comme d'une contrainte, quile force, en tant que comédien, à s'approprier un souffle, une respiration qui n'est pas lasienne :

« Ces vers qui, brusquement allaient à la ligne au milieu d'une phrase, commedes respirations plus ou moins étirées, ne correspondaient pas toujours à lareprise de notre souffle. 9»7 Utiliser l’image du bateau pour illustrer la clôture de l’espace et du temps dans le Soulier de Satin n’est pas anodin. On peut trouverdifférentes façons de métaphoriser le Soulier en faisant référence aux images de navires dont est remplie notre culture. Par exempleil est possible de voir dans le Soulier une Arche, comme celle de Noé et dans laquelle était abritée une représentation du mondeconstituée par la sauvegarde de toutes les espèces animales de la planète. Le sacré et la culture catholique de Claudel pouvant êtrenettement ressentis tout au long de la pièce, il est également possible de lire le Soulier comme étant une nef, représentant ainsi uncorps d’église, sacré et solennel, et un majestueux vaisseau. Il faut cependant ne pas confondre interprétation et intention de l’auteur,c’est pourquoi dans cette étude on utilisera les termes plus neutres de « navire » ou « vaisseau ».8 G. Banu, cité par E. Recoing, 1991, p 58-59.9 J-L. Barrault, 1959, p 202.

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De la sorte que cette respiration nouvelle s'ajoute à celle propre du comédien, comme si ily avait deux entités et identités bien distinctes dans un même corps. Par la parole naissentles personnages et leur univers et leur histoire propres. Claudel joue sans cesse de cettedualité entre le comédien et son personnage, dualité qui ne doit jamais disparaître, commel'enseigne B. Brecht en élaborant le concept de « Verfremdung », traduit par le terme de« distanciation ». Par la parole naît donc un univers entier qui a son rythme cardiaque propre,son énergie différenciée de l'énergie de ceux qui l'expriment.

Antoine Vitez évoque lui aussi ce rythme qu'il qualifie de bizarre et qui commandela longueur inhabituelle des versets, et affirme quant à lui que cette respiration contraintepermet de trouver le sens,

« … non point le sens banal (qui s'obtiendrait en mettant les vers bout à boutpour en faire de la prose), mais le vrai sens des situations dramatiques, quipermet de jouer les personnages. Le fond, le fond profond, l'âme vraiment, de cesêtres fictifs est donnée par la forme de leur langage : il faut la suivre pas à pas,reprendre sans cesse et s'acharner. Alors on trouve tout : les gestes, le passé,l'histoire secrète des gens représentés là. 10»

Le rythme de la respiration imposé par Claudel dans le Soulier de Satin 11 crée quelque

chose de vivant, de tangible, une entité qu'on entend et qu'on ne peut confondre avec soipuisque son souffle ne se superpose pas au nôtre. Le poète réussit le tour de force defaire d'une respiration une existence : le souffle du Soulier de Satin l’anime, lui donne uneexistence propre. Jean-Louis Barrault confesse d'ailleurs qu'il a « aimé le Soulier commeun Etre 12». Georges Banu13, quant à lui, raconte son expérience du Soulier de Satin, unenuit de l'été 1987 dans la cour du palais des Papes d'Avignon :

« Des mots, toujours des mots portés par la respiration la plus puissante duthéâtre français. 14»

On sait également que Claudel aimait à utiliser les images de l'accordéon et de la respirationpour parler du théâtre. Il relève dans son œuvre le défi de créer du vivant. Les spectateursse trouvent alors enveloppés par ce souffle, cette respiration, comme par le bruit de la mer,des vagues qui transportent le vaisseau dans lequel tous se sont embarqués.

Le rythme de la respiration si particulière imprimée par Claudel à l'ensemble duSoulier de Satin se retrouve encore dans la structure de la pièce. En effet, les scènes sesuccèdent avec une irrégularité de durée peu commune, le théâtre conventionnel faisantsouvent vœu d'harmonie. Le nombre pair de journées, tout d'abord, s'oppose farouchementau traditionnel nombre impair d'actes, dans le théâtre classique français, d'autant queces journées sont indépendantes les unes des autres, notamment la quatrième qui peutconstituer une pièce et une représentation à elle toute seule. Ensuite, la disproportion

10 A. Vitez, cité par E. Recoing, 1991, p58-59.11 Extrait d’une interview d’Olivier Py : « En général, au théâtre français, la langue compte jusqu’à 12. La langue de Claudel, elle,compte jusqu’à 36 ou à 50. Il a imaginé un vers, le vers claudélien, qui est trois ou quatre fois plus long que l’alexandrin, donc quioblige les acteurs à un travail de souffle, de respiration qui est déjà en soi une aventure spirituelle. Il faut d’abord penser à la languede Claudel comme à une musique, car c’en est une. »12 J-L. Barrault, 1959, p 221.13 Critique de théâtre français,14 G. Banu, cité par E. Recoing, 1991, p 96.

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flagrante de durée de chacune des scènes 15 (de une à dix-neuf pages) figure unerespiration saccadée, troublée. Le temps de la pièce n'a pas de valeur uniforme alternantgrande rapidité, ellipses, contraction, densité ou continuité, de la même façon qu'on perçoitla temporalité de différentes façons selon les phases et les aléas de la vie. Enfin Claudelculmine dans son art de rendre réaliste une temporalité fictive en introduisant dans sa piècela simultanéité, au cours des deux dernières scènes : on apprend la noyade de la Bouchère,à laquelle on a déjà assisté dans la scène précédente, lorsque Rodrigue est prisonnier desgardes, et on entend les coups de canons de Juan d'Autriche, qui signifient que l'histoire deSept-Epées continue en même temps hors-scène, dans une réalité imaginée, alors qu'onassiste à l'histoire de Rodrigue.

« La conquête du vide »16

A cette respiration puissante et singulière s'ajoute la volonté du poète de représenter lemonde dans le théâtre. « Au commencement était le verbe », et au commencement duSoulier de Satin est la didascalie introductive17 de Claudel, qui fixe avec exigence lesdirections scéniques visant à créer le monde autour des acteurs du théâtre. En guise dedécor,

« la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. »En effet, quel meilleur moyen de représenter la diversité, les espaces, les reliefs, lescouleurs, les matières et les textures, les lumières et les ombres, les climats, qu'un décorabsent ou qui se fait oublier par sa totale contingence ? L’absence de décor laisse librecours à l’imagination. Rien n'arrête le regard qui puisse limiter l'imagination. L'absence dedécor laisse à nu le mur du théâtre, au fond de la scène. On est en contact direct avec l'autremonde, comme avec un horizon. En même temps, cette toile barbouillée sans intentionévidente, ou l'absence de toile, permet à chacun de se représenter l'immensité du monde àson idée, comme sur une toile vierge qu’on peut remplir à son idée : chacun peut imaginersa vision du monde sans qu’elle s’impose aux autres. Et ce monde symbolique que chacunse dessine n'en est donc que plus familier et remporte forcément une adhésion entièredes acteurs présents au théâtre. On fait sien cet espace en même temps qu’on le partagecollectivement et dont on sait qu'il sera l'unique point d'ancrage pour les heures ou lesannées à venir.

D'autre part, Claudel souhaite que les machinistes fassent« les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes du publicpendant que l'action suit son cours. Au besoin, rien n'empêchera les artistes dedonner un coup de main. »

Cette indication suggère qu’il doit toujours y avoir du mouvement sur scène, qui continueindépendamment du jeu des acteurs dont le tour est venu de jouer, comme un fond sonorequ’on finit par oublier mais qui est bien présent. Une nouvelle fois cette précaution permetde représenter avec réalisme un monde où, selon l'expression familière, la Terre ne s'arrêtepas de tourner quelle que soit la gravité de l'action en cours sous nos yeux.

15 Cf. II, p 51 sqq.16 Watanabé cité par E. Recoing, 1991, p 98.17 Cf. Annexe n°2

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Il s'agit également de montrer, quand les comédiens déplacent avec les machinistesdes éléments de décor, que d'une part l'opération de distanciation est bien effective, et qued'autre part la vie des personnages ne doit pas se limiter dans l'esprit des spectateurs à laportion qu'on en voit représentée et animée de dialogues. Cette idée de Claudel suggèreune vraie personne et son univers, son histoire, et non simplement et de façon réductriceun personnage qui n'existe que dans sa présence sur scène et dans les paroles que luidicte le poète. C'est l'impression de réalisme que Paul Claudel tente de reproduire avec leplus de vérité possible au travers de cette didascalie initiale, essentielle à la compréhensionde l'œuvre toute entière. De la même façon, les acteurs ne doivent pas attendre le débutde leur scène pour entrer sur le plateau et se préparer à jouer, il doivent empiéter tant que

nécessaire sur la scène précédente 18 , et donnent ainsi l'idée que rien n'est indépendant etexpriment la simultanéité des actions qui caractérise la réalité.

Par dessus tout, est c'est là l'essentiel,« Il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dansl'enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car mêmedans le désordre il faut éviter la monotonie. »

C'est dans ces mots que réside le talent de Claudel dans sa conception du navire du Soulier.Le poète rejette l'idée de la perfection et des finitions idéales puisque ces notions sonttout à fait étrangères à la Vie dans ce qu'elle a de plus biologique et de plus vivant. Riendans le monde n'est éternel, tout change d'instant en instant et il serait inconcevable depasser dix heures, ou dix ans, dans une bulle, un monde dont le décor serait figé, tropbeau pour être vrai. Cette série d'adjectifs qu'emploie Claudel n'est autre chose qu'unedescription de la nature. La nature dans sa diversité est vivante et donc mortelle, éphémère,en évolution permanente. Même les minéraux s'érodent, même l'eau s'évapore, même le feu

18 Par exemple les acteurs de la scène 3 se montrent au public avant que leur tour de jouer soit venu et que l’action de lascène 2, en cours, et qui peut ne rien avoir à voir avec eux, soit terminée.

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s'éteint, même la terre se transforme. La nature est en marche, indéniablement, tout commele sont les hommes qui tentent de la contrôler et de la maîtriser puisqu'il faut « s'en rendre

maître et possesseur » comme l'a dit Descartes 19 . Ainsi doit être le théâtre : un mouvementperpétuel qui illustre la Vie et le développement de toutes choses. Tout cela doit être « bâclé

et incohérent » 20 puisqu'une fois de plus il s'agit de répondre aux exigences d'un modèle quine connaît pas la raison. La nature ne peaufine pas ses créatures qui se disputent le règneanimal et végétal, submergées de temps à autre par les forces déchaînées des élémentsqui détruisent tout sur leur passage : l'harmonie n'est jamais totale ou durable, puisquechaque être et chaque chose évolue selon ses propres règles. Le Soulier de Satin doit êtreà l'image de cette nature. Pour être réaliste il faut savoir laisser au hasard des interstices oùse glisser - car, comme l'indique le sous-titre de la pièce, « le pire n'est pas toujours sûr ».C'est aussi un moyen sûr de ne pas produire deux fois de suite le même spectacle, le mêmemonde, et donc de rendre chaque séance unique et par conséquent plus réaliste. Par tousces mécanismes, Claudel invite les spectateurs à faire comme chez eux, à se rendre familiercet espace qui les enveloppe et à ne pas le laisser se limiter à la scène. Claudel justifieenfin ses directions scéniques à la fois extrêmement précises et prônant le dénuement etl'improvisation (et pour ces raisons précisément fort difficiles à mettre en œuvre dans leurintégralité), en déclarant que

« L'ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice del'imagination. »

C'est donc un désordre savamment orchestré qui fait émerger, autour des acteurs duthéâtre, les parois d'une bulle, transparentes et fragiles, éphémères. On perçoit le vraimonde mais on en est isolé, et cet isolement peut être rompu par un infime aiguillon, l'idéed'une affaire urgente à régler le lendemain au bureau, le sommeil qui taquine l'esprit aprèsplusieurs heures passées dans un fauteuil, la sonnerie d'un portable négligemment laisséallumé... Et la bulle éclatera inexorablement au bout des dix heures de représentation, quelleque soit l'envie qu'on a de la préserver : son existence ne nous appartient pas, c'est le poètequi la façonne et la programme. Dans le désordre ainsi créé, libre à chacun de participerpar l'imagination aux aléas de l'histoire, car les imperfections en font partie intégrante etrien ne permettra de distinguer ni de juger les aspirations et les réactions de chacun. Ledésordre invite le public à ne pas rester passif et à prendre part au spectacle : on ne craintpas d'abîmer un bel objet quand il nous appartient et qu'on s'en sent maître.

On retrouve ce savant désordre dans les didascalies qui jalonnent toute la pièce. Pourcommencer, et dès l'ouverture de la première journée, Claudel nous invite à considérerle monde qu'il étend sous nos yeux et qu’il veut vaste, tellement vaste qu'une seule ligned'horizon et qu'une époque ne peuvent le contenir :

« La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l'Espagne à la fin du

XVIe, à moins que ce ne soit le commencement du XVIIe siècle. L'auteur s'estpermis de comprimer les pays et les époques, de même qu'à la distance voulue,

plusieurs lignes de montagnes séparées ne sont qu'un seul horizon. » 21

Cette didascalie intime aux spectateurs l'ordre de ne pas se donner de limites quant à laperception de ce qui va suivre. Il est important et même nécessaire que l'on comprenne

19 Descartes, Le Discours de la Méthode, VI, p 168.20 Cf. Annexe n° 2.21 Cette citation exprime la tension entre les exigences de la scène et le monde à représenter.

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que les habits espagnols et le nom des personnages n'est qu'un prétexte pour raconter unehistoire. L'indécision de l'auteur quant à la date qu'il choisit pour planter son décor illustrel'immensité des possibles qui peuvent se produire au creux de la coque qui nous abrite,autant de potentialités que dans un vrai monde : rien ne doit surprendre.

Le discours de l'Annoncier qui ouvre la scène première du Soulier de Satin contribue

à son tour à souligner le caractère artificiel 22 du décor : nous sommes au théâtre, il est

essentiel que chacun ne l'oublie pas et que l'on se concentre sur ce qui est dit. En désignantles rouages et les ficelles du décor, l'Annoncier cherche à relier d'autant plus les spectateursà la scène, à en faire des acteurs et non des « voyeurs passifs » :

« On a parfaitement bien représenté ici l'épave d'un navire démâté qui flotte augré des courants. Toutes les grandes constellations (…) sont suspendues en bonordre.(...) Je pourrais les toucher avec ma canne.(...) »

La description du décor que fait l'Annoncier en désigne l’artifice avec froideur. Même lesétoiles sont rangées en ordre, ce qui est le comble du faux, d'autant qu'elle sont à portéede canne. Quand les étoiles sont accessibles on sait qu'elles sont seulement des artificesdestinés à créer un environnement où va se dérouler la scène. Mais il ne faut pas setromper, car cet environnement, contrairement au désordre décrit par Claudel auparavantet dans lequel elle s'installe, n'est qu'illusion, comme le prouvent les décors touchés parl'Annoncier du bout de sa canne. Par la suite, ce décor sera invoqué par les comédiens,mais nul ne sera dupe. Le père Jésuite, ligoté au mât du navire prend à partie les « grandesconstellations incontestables », et c'est alors que se révèle ce monde qui englobe tous lesacteurs du théâtre : alors que le personnage du père Jésuite est convaincu de l'existenceréelle de ces étoiles en carton-pâte puisqu'elle ont le même niveau de réalité que lui, lecomédien et les spectateurs, eux, sont reliés par la connaissance de l'artifice. En revancheil leur est bien plus difficile de distinguer cette toile de fond décrite par Claudel et qui doitavoir l'air improvisée et incohérente, et ils adhèrent donc à l'idée générale de la pièce,à son histoire, aux émotions qu'elle transmet, tout en reconnaissant les costumes et lesmaquillages comme des techniques du théâtre qui sont nécessaires pour ancrer cettehistoire et rendre son récit possible. C'est ainsi que Claudel instaure un monde qui englobetous les acteurs du théâtre.

Loin de contredire la volonté d'une scène à la toile de fond minimaliste et qui laisselibre cours à l'imagination, les nombreuses, précises, exigeantes et complexes indicationsscéniques prennent sens à la lumière de l'avant propos : elles ne pourront pas être réalisées,mais elles seront lues ou affichées. De cette façon la distanciation est encore plus marquée,sans pour autant empêcher la cohérence du monde créé, ni l'adhésion de tous les acteursdu théâtre à ce monde.

Le monde mis en scèneCe monde qu'évoque Claudel dans le texte de sa pièce, dans les didascalies et les

indications scéniques, ce monde fermé 23 , directement lié au mouvement du soleil dans leciel, est comme un monstre indomptable que les metteurs en scène doivent dominer. Il leurest nécessaire de faire des choix, d'estimer ce qui, parmi toutes les indications du poète,

22 Cf. II, p 56 sqq.23 La voûte céleste décrite par l’Annoncier circonscrit ce monde.

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peut n'être tenu que comme suggestion, et ce qui doit être impérativement mis en œuvresur scène pour que la signification du Soulier ne soit pas perdue.

Jean-Louis Barrault, 1943Peu de documents permettentde rendre compte de la mise en scène de Jean-Louis Barrault,qui date de 1943 et qui est un exploit ne serait-ce qu'au regard de l'époque à laquelle elle

a été réalisée 24 . Quelques remarques, que Barrault inclut dans la section qu'il consacre

à Claudel dans ses Nouvelles réflexions sur le théâtre 25 , donnent cependant une idée desa conception de la mise en scène. D'après ce que prône Racine et qu'il cite26, Barraultsoutient qu'on « ne pourra supprimer complètement le décor, car il faut arrêter le regarddu spectateur », lui donner un horizon. De plus, l'absence totale de décor vide la salle deson air, met l'homme sous cloche comme dans « un laboratoire scientifique » et ne permetpas de recréer vraiment la Vie. Il faut garder du décor tout ce qui est Vie, et éliminer aumaximum le « décor-mort » en le remplaçant par du vivant : au théâtre tout s'incarne27. Surla scène, l'acteur incarne à la fois son personnage et l'espace naturel dans lequel celui-ciévolue. C'est selon ces préceptes que Barrault met en scène Claudel. Le décor est réduit àson minimum, comme le requiert l'auteur lui-même par ailleurs, et c'est le jeu des comédiens

qui participe à la création d'un décor vivant 28 , mouvant, bien plus fort que de l'eau en papier

ou des arbres en plastique : c'est un décor qui remporte l'adhésion du spectateur beaucoupplus naturellement puisque chacun le voit avec son propre regard sur le monde, chacun lecrée pour soi, dans son interprétation de l'œuvre, de l'intrigue et des personnages. Ce décor

vivant27 rend le spectateur actif et participatif et contribue par là-même à l'existence d'unebulle englobant tous les acteurs du théâtre qu'un élan commun pousse à désentrelacer lesnœuds du Soulier.

Antoine Vitez, 1987 29

Le 29 octobre 1986, Antoine Vitez, qui prépare la mise en scène du Soulier de Satin pourle festival d'Avignon, se réfère à un poème qui selon lui donne une « définition du théâtrequi convient tout à fait au Soulier de Satin. » :

« Vous trouverez ici des actionsQui s'ajoutent au drame principal et l'ornentLes changements de ton du pathétique au burlesque

24 L’autorisation de monter le Soulier de Satin a été obtenue dans le Paris de l’occupation et de la privation des libertés.25 J-L. Barrault, 1959, p 274-275.26 « Ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très nécessaire », Racine, Préface de Mithridate, cité par J-L. Barrault, 1959, p 276.27 Suivant cette prescription, A. Vitez choisit par exemple d'incarner la charmille qui sépare Merveille et Don Camille pendant la scène3 de la première journée, en la représentant avec une actrice plutôt qu'avec un décor de carton-pâte.28 J-L. Barrault, 1959, p 275.29 Il m'a été plus aisé de trouver des traces des autres mises en scènes du Soulier de Satin, c'est-à-dire celle d'Antoine

Vitez, présentée en 1987 dans la cour du palais des Papes, et celle d'Olivier Py créée en 2003 et reprise en 2009 au théâtre

de l'Odéon, à laquelle j'ai assisté.

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Et l'usage raisonnable des invraisemblancesAinsi que des acteurs collectifs ou nonQui ne sont pas forcément extraits de l'humanitéMais de l'univers entierCar le théâtre ne doit pas être un art en trompe l'œilIl est juste que le dramaturge se serveDe toutes les images qu'il a à sa dispositionComme faisait Morgane sur le Mont-GibelIl est juste qu'il fasse parler les foules et les objets inanimésS'il lui plaîtEt qu'il ne tienne pas plus compte du tempsQue de l'espaceSon univers est sa pièceA l'intérieur de laquelle il est le dieu créateurQui dispose à son gréLes sons les gestes les démarches les masses les couleursNon pas dans le seul butDe photographier ce qu'on appelle une tranche de vieMais pour faire surgir la vie même dans toute sa véritéCar la pièce doit être un univers completAvec son créateurC'est-a-dire la nature mêmeEt non pas seulementLa représentation d'un petit morceau

De ce qui nous entoure ou de ce qui s'est jadis passé.30 31»Guillaume Apollinaire décrit dans ce poème l'immense défi que doit relever un metteur

en scène. Cela correspond d’autant plus au Soulier de Satin dont la particularité est la« scène-univers ». Antoine Vitez s’inspire donc des indications du poète pour créer peuà peu cet univers illimité sur la scène ouverte du palais des Papes. Voilà comment sur lascène, l'œuvre devient une créature vivante et un univers complet, tels que nous les avonsdécrits et dont nous avons ausculté la respiration précédemment. Il s'agit pour Vitez dereprésenter le monde, l'univers, sur une scène.

30 G. Apollinaire, Prologue aux Mamelles de Tirésias, 1918.31 Poème cité par E. Recoing, 1991, p 26.

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Il choisit une scène petite, car selon Eloi Recoing (assistant d'Antoine Vitez), « pluspetit est le théâtre, plus il est facile d'y représenter le monde32 » Pour la scénographie,Vitez fait le choix de l'espace vide décrit par Barrault, en relevant alors le défi de montrerque la petitesse du plateau nu peut réfléchir la totalité de l'univers. Il est aidé dans sonentreprise par l'ingéniosité déployée pour la scénographie par Yannis Kokkos, qui placenotamment deux proues majestueuses entre la scène et le public en manière de rideau.L'une d'elle est une figure féminine et l'autre est un homme, et on l'aura compris, cesimposants personnages de carton-pâte représentent Doña Prouhèze et Don Rodrigue.

32 E. Recoing, 1991, p 59.

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De part et d'autre de la scène, et mouvants comme au gré de l'eau d'un tableauà l'autre, ils forment une limite peu distincte, instable entre les spectateurs et la scène,invitant symboliquement les premiers à ne pas considérer la seconde comme un espacehors d'atteinte. L'absence de rideau, de seuil qui délimiterait la scène du palais des Papesparticipe incontestablement à la volonté de l'auteur, relayée par Vitez, d'englober tous lesacteurs du théâtre dans un espace commun. Eloi Recoing exprime cette nécessité de quasi-fusion de tous les acteurs du théâtre quand il dit que pour comprendre le Soulier, il faut

« être comme l'eau dans l'eau, consentir à ce qui vous déborde de toute part,tendre à la dissolution. 33»

Yannis Kokkos invente également des éléments de décor qui correspondent à la démesurede Claudel, donnant par exemple à l'armada espagnole l'échelle de grands jouets qui sontdéplacés par les comédiens qui marchent sur l'étendue de la mer. Vitez fait de cet universun jeu d'enfant.

33 E Recoing, 1991, p 82.

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Il faut également garder à l'esprit le cadre architectural dans lequel Vitez a présentéson Soulier de Satin : la cour d'honneur du palais des Papes est entourée de hauts mursqui ne sont autre chose que l'horizon évoqué par J-L. Barrault et participent du décor.Anne Ubersfeld y voit même un élément fondamental de l'expression de cette bulle que jem'efforce de montrer :

« Le beau mur du palais des Papes devenait une étrange clôture, une sorte demiroir renvoyant au spectateur la rotondité de l'univers. 34»

La particularité de la mise en scène d'Antoine Vitez réside essentiellement dans le fait quela représentation a lieu sur une scène en plein air, à ciel ouvert. Dès lors, la pièce acquiertune dimension nouvelle dans la mesure où dans cet univers que construit Claudel sousnos yeux, s'incrustent de petits ou de grands facteurs aléatoires, tels que la température,le vent, la pluie, la faune, les bruits de la ville... C'est peut-être l'environnement idéal duSoulier de Satin. Ainsi que l'a écrit Roland Barthes, la scène en plein air, ouverte, est unélément essentiel du théâtre, et participe complètement à l'émergence d'un univers entierqui englobe la scène et les spectateurs :

« La nature donne à la scène l'alibi d'un autre monde, elle la soumet à uncosmos qui l'effleure de ses reflets imprévus. La plongée du spectateur dans lapolyphonie complexe du plein air (soleil qui se cache, vent qui se lève, oiseauxqui s'envolent, bruits de la ville, courants de fraîcheur), restitue au drame lasingularité miraculeuse d'un événement qui n'a lieu qu'une fois. La puissancedu plein air tient à sa fragilité : le spectacle n'y est plus une habitude ou uneessence, il est vulnérable comme un corps qui vit hic et nunc, irremplaçable etpourtant mortel à la minute. 35»

34 A. Ubersfeld, citée par E. Recoing, 1991, p 97.35 R. Barthes, 2002, p 38.

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Les « reflets imprévus »35 dont parle Roland Barthes sont précisément ce que tend à

provoquer Claudel quand il réclame le « désordre », le « provisoire », le « bâclé » 36 . Et le

spectacle « vulnérable comme un corps »35 fait tout à fait écho à la respiration claudéliennedont il a déjà été question ici. En plein air, le souffle que ressent le père Jésuite sur sonvisage prend une signification bien plus forte puisque l'ensemble des personnes présentesdans la cour du palais des Papes ressentent réellement ce souffle en même temps que lui.Le réalisme n'en est que plus grand. Les représentations en plein air se font également àla merci des intempéries, et c'est ainsi que les comédiens ont une fois joué sous une pluiebattante, devant un public qui restait malgré tout dans les gradins. On peut encore citer

l'exaltation générale quand tout le monde voit le soleil se lever 37 , au début de la dernière

journée du Soulier, et que sa lumière se substitue aux éclairages artificiels, sans qu'on y aitpensé d'abord. L'aventure de Prouhèze et Rodrigue ne plie pas sous les assauts du cosmos,et tous les acteurs du théâtre sont solidaires de cette aventure, sans conditions. Barthesinsiste encore sur la force de la scène ouverte et souligne le rôle du regard du spectateurqui doit continuellement instituer l'espace dans lequel se meut le comédien. Le spectateurcontribue à la définition de cet espace-monde, dans un combat permanent avec le dehors :

« Pas de grand théâtre sans un espace qui « fout le camp », pas de tensiontragique sans cette aire fragile dont les entours basculent ailleurs, se retournentde toutes parts comme un ourlet défait. 38»

On comprend bien alors, comment le spectateur devient lui-même acteur du théâtre, enparticipant à l'univers déployé par l'auteur et le metteur en scène. Ce rôle est d'autant plusfort dans le cas du Soulier de Satin, à cause des mécanismes que nous avons décritsjusqu'ici et qui incorporent le spectateur acteur à l'ensemble vivant du spectacle.

Olivier Py, 2003, 2009Pour Olivier Py, il faut lire le Soulier de Satin de façon actualisée, à la lumière des dernièresdécennies. Il s'y retrouve aujourd'hui une problématique politique essentielle qui n'existait

pas aux XVIe et XVIIe où l'action se déroule, et qui n'était encore qu'à l'état d'embryon dansles années 1920, quand Claudel écrit le Soulier de Satin. Cette nouvelle problématique,c'est la globalisation. Le metteur en scène souligne l'importance de la période choisie par

Claudel pour ancrer son récit : la fin du XVIe et le début du XVIIe correspondent à l'époqueà laquelle l'humanité prend conscience de la rotondité de la Terre, et à laquelle l'humanités'approprie la planète dans son ensemble, en pensant son unité : les frontières n'ont plus

de sens 39 (conviction intime de Claudel qui formule par là l'utopie de la suppressiondes frontières). Olivier Py soutient l'idée que l'on peut interpréter le Soulier sous cet anglepolitique, mais aussi sous un angle psychologique et culturel. Du point de vue de laperception du monde, on peut en effet dire que la découverte de l'Amérique et d'une planète

36 Cf. Annexe n° 237 Le plein air donne à la représentation une dimension nouvelle, en articulant le temps et l’espace de manière idéale, sansl’intervention de l’homme : le Monde reprend le dessus.38 R. Barthes, 2002, p 70.39 Les frontières n’ont plus de sens au sens de la conquête de l’espace terrestre : rien ne semble pouvoir être inaccessible désormais.Mais cette époque est bien aussi celle de l’émergence des Etats-Nations.

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pouvant être entièrement parcourue implique désormais que l'homme est toujours le centredu monde : il maîtrise la géographie de la Terre. Et c'est ainsi que Rodrigue peut être pensécomme le premier de ces habitants du globe, tentant d'atteindre un nouvel être-au-monde.Il y a en Rodrigue une volonté de totalité : il veut toute la Terre puisqu'il ne peut avoirProuhèze. D'autre part les frontières culturelles s'effacent elles-aussi, ce qui est illustré parla diversité des genres brassés par le poète dans le Soulier de Satin : la division de la pièceen Journées fait référence au théâtre espagnol, et sa durée rappelle le Nô japonais. Desscènes burlesques qui provoquent de grands rires font écho à la comedia dell'arte italienne.On peut aussi penser, à la lecture de la didascalie : « la scène de ce drame est le monde », authéâtre de Shakespeare, qui s'appelait le Globe40. De la même façon, Py analyse le Souliercomme une image de la totalité ou au moins de la diversité du monde : on y retrouve desscènes comiques, lyriques, élégiaques, historiques... Claudel a représenté dans le Souliergrand nombre de styles différents, participants là encore à créer un univers réaliste par sadiversité. Olivier Py parle de théâtre de la totalité, et veut exprimer dans sa mise en scène lavolonté de Claudel de changer de style à chaque scène ou presque, une fois de plus pourrendre tangible l'univers que le poète bâtit autour des comédiens et des spectateurs.

Ces réflexions régissent la scénographie imaginée par Olivier Py. Dans cette miseen scène, les décors (navire de Rodrigue, auberge de X où meurt Don Balthazar, église,forteresse de Mogador...) sont réalisés en métal doré et poli qui fait miroir (déformant). Lesdécors sont mouvants, sans cesse déplacés et envoient des éclairs dans la salle quand lalumière des projecteurs y rebondit. La salle s'y reflète, de sorte que les spectateurs se voientsur scène. Par ces éclats de lumière renvoyés dans la salle par les éléments du décor, lascène scintille jusque dans la salle à son tour, quand le public se voit sur scène, en mêmetemps qu'il voit les comédiens à la fois de face et de dos, de haut en bas, et de bas en haut (le

40 D'après les propos d'Olivier Py, recueillis par Daniel Loayza, février 2009, livret distribué au théâtre de l'Odéon lors de lareprésentation du 7 mars 2009.

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sol est lui aussi recouvert de « miroir »). Olivier Py a bien entendu inclus parmi les élémentsdu décor la sphère qui exprime la totalité, la globalité telle qu'il la pense être le fil directeurdu Soulier de Satin. On peut penser que ces éclats de lumière qui débordent largement dela scène contribuent à faire de cette scène une scène ouverte comme la souhaitait RolandBarthes. Il me semble en tous cas que Py échappe à ce que Barthes appelle la scène ferméeet qui lui répugne férocement :

« La scène fermée n'est qu'une lanterne : ici, c'est vous qui êtes dans l'ombre :ligoté sur votre fauteuil par votre argent ou au poulailler par votre pauvreté, detoutes manières empoissé dans la technique, les lumières, le talent, la peinture,les fausses soies et les rébus psychologiques, perdu dans votre nuit, vousapercevez loin devant vous un monde céleste et prestigieux, dont vous êtesconstitutivement exclu, et que vous ne pouvez que lécher du regard. 41»

Olivier Py n'éteint pas la lumière dans la salle 42 et laisse aux spectateurs leur rôle dedéfinition des frontières. Pour cela également il supprime les coulisses : on voit très bienles éléments du décor rangés sur le côté en attendant qu'il soient nécessaires à l'intrigue.Grâce aux artifices qui ont été décrits plus haut, je pense qu'il est possible de dire qu'OlivierPy est parvenu à faire du théâtre de l'Odéon une scène ouverte, symboliquement, le tempsde la représentation du Soulier de Satin. Dans cette troisième mise en scène du Soulier, denouveaux mécanismes, non pas ajoutés à ceux imaginés par Barrault et Vitez, mettent enœuvre d'une nouvelle manière la bulle qui englobe tout un monde le temps de vivre avecRodrigue la quête de sa vie.

41 R. Barthes, 2002, p 70.42 L'éclat des décors renvoie la lumière vers la salle, et, de plus, le grand lustre qui se trouve au plafond du théâtre reste

souvent allumé « en veilleuse ».

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Pour conclure cette réflexion sur les approches successives du Soulier de Satinjustifiant chaque fois une scénographie nouvelle mais tendant toujours à suggérer,provoquer un élan commun de l'ensemble des acteurs du théâtre, le témoignage de MichelCournot me paraît intéressant (suite à la représentation du Soulier de Vitez à Avignon). Lafaçon dont il cite comédiens et personnages montre que Cournot les pose sur le mêmeplan, tout aussi réels les uns que les autres, et que pendant quelques heures, la réalitéde l'existence de Doña Merveille a été aussi vraie et forte que la réalité de l'existence deLudmila Mikaël. Cournot exprime à la fois l'entière adhésion et participation des spectateursau déroulement de la pièce, le réalisme de l'avènement d'un petit monde et de sa sociétééphémère, mais surtout le sentiment collectif de faire partie de ce monde :

« Les spectateurs, sur les marches, étaient arrachés au-delà d'eux-même, par unechose qui n'a qu'un nom, un nom tout petit : grandeur.(...) Il y avait les acteurs, ouplutôt les intercesseurs, Jany Gastaldi (…) Philippe Girard, mais comment citertout un monde, rois servantes, rameurs, capitaines, archéologues, chanceliers,anges, porteurs, évêques, secrétaires, bateleurs, tous, « faisant partie pourtoujours des archives indestructibles » ? (…) Des adieux. Des mercis. Des gens

en larmes. Un désarroi d'embarcadère, quand le vaisseau a déhalé. » 43

Une nouvelle fois l'impression d'une assemblée embarquée comme dans une archeprotectrice, et qui traverse la fureur des océans des passions déchaînées comme d'autresfois la mer étale des figures et des caractères contemplateurs. Il se crée pendant plus dedix heures un lien inédit et violent qui rattache chacune des personnes qui y prend part aumât d'un navire en détresse, à l'image du père Jésuite de la première scène.

Cette image du bateau, me semble d'autant plus juste que l'élément liquide est présentà chaque instant de l'œuvre, renforçant l'idée d'une communauté qui prend la mer, s'y réfugieet s'y débat, s'y regarde vivre et la vénère.

« La mer, constituant essentiel de la géographie du Soulier. »44

La vie toute entière de Don Rodrigue semble être animée par des courants, des marées,pas une scène ne se déroule sans que l'eau y figure, soit qu'elle soit le seul paysage, soitqu'elle participe à l'action ou qu'on la trouve dans les paroles des personnages.

On peut reprendre l'ensemble du texte de la pièce et voir à quel point Claudel a vouluque l'eau se glisse dans les moindres interstices.

Première journée∙ La scène première ne présente rien d'autre qu'un horizon, entre la voûte étoilée et

la mer sur laquelle dérive le père Jésuite. Le religieux qui s'abandonne au destinemporté sur une épave, fait figure du calme qui précède les tempêtes.

1. Les scènes 2, 3 et 5 se déroulent dans le même jardin, dont Claudel précise qu'ony trouve « une petite fontaine de faïence bleue sous les arbres ». A cet moment del'histoire, l'eau est encore maîtrisée, domestiquée, cultivée et disponible.

2. La scène 6 a lieu dans le palais de Belem, qui domine l'estuaire du Tage.43 M. Cournot, cité par E. Recoing, 1991, p 94.44 E. Recoing, 1991, p 59.

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La scène 7 a lieu dans le désert et est constituée d'un long dialogue entre Rodrigue et leserviteur Chinois, Isidore. L'eau n'y est pas présente explicitement. Il est cependant questiondu baptême. Rodrigue compare son avenir, au bout du monde selon l'ordre du roi, loin deProuhèze à un « opaque falot, triste guide du navigateur sur les eaux inaltérées ». Il estégalement plusieurs fois fait référence par les deux protagonistes à « la vie antérieure », lavie utérine, insouciante, entièrement dans l'eau. Prouhèze est le remède à la « soif affreuse »de Rodrigue. Le Chinois évoque un paysage de son pays où sillonne un canal. La longueurde cette scène (19 pages) illustre la douleur de Rodrigue : elle se déroule dans le désert,dans la sécheresse la plus rude et n'est autre chose que l'image de l'éloignement des deuxamants, comme l'exprime le désespoir et la soif de Rodrigue.

La scène 8 se situe au bord de la mer, près de l'auberge de X, où se trouve Prouhèze.La didascalie qui introduit la scène 9 n'évoque pas l'eau en tant que telle, mais le récent

champ de bataille est bordé par un chemin où l'on trouve des roseaux, qui ne sauraient sedévelopper ailleurs qu'à proximité de l’eau.

Au cours de la scène 10, qui se déroule à l'auberge évoquée ci-dessus, et donc nonloin du rivage, on écoute Doña Musique s'émerveiller par avance de son amour futur ens'identifiant à l'eau. Cette eau est à la fois vague destructrice, gorgée bienfaitrice, eau béniteet sacrée, l'eau de la mer en tempête qui s'agite en surface et reste presque immobile dansses profondeurs :

« Je veux être rare et commune pour lui comme l'eau, comme le soleil, l'eau pourla bouche altérée qui n'est jamais la même quand on y fait attention. Je veux leremplir tout à coup et le quitter instantanément (…) Où il est je ne cesse d'êtreavec lui. C'est moi pendant qu'il travaille, le murmure de cette pieuse fontaine !

C'est moi le paisible tumulte du grand port dans la lumière de midi (...) » 45

La scène 11 est le théâtre de la danse nocturne de la noire Jobarbara, qui, caricature dela négresse indigène, procède à une sorte de rituel dans lequel elle invoque les forces dela nature. L'eau n'est pas explicitement citée dans les didascalies, mais Jobarbara est un« petit poisson de la nuit (…) qui bondit dans l'eau froide qui bouge et qui bout ». Elle évoqueles animaux aquatiques (crocodiles, hippopotames), elle danse dans l'eau «qui mousse etqui remue ».

La didascalie de la scène 13 évoque la mer à l'horizon : « Au fond de la scène, encadréepar des pins, la ligne de la mer. » Indication scénique difficile à réaliser : l'important c'estl'idée que la mer est là.

La scène 14 se déroule au même endroit.Il y a au cours de cette première journée, deux scènes où l'eau est absolument absente :

ce sont les scènes 4 et 12.La scène 4 est singulièrement courte et se tient à Ségovie. On peut remarquer qu'elle

n'a pour protagonistes que deux personnages dont le caractère et le rôle dans l'histoire sontà ce moment totalement obscurs46. On ne sait comment les relier à Rodrigue ou Prouhèze,

45 Il faut bien entendu voir dans ce passage une métaphore de l’acte sexuel, ce qui s’ajoute à l’image de l’eau comme

symbole de l’amour et de la fécondité.46 Parmi les particularités structurelles du Soulier de Satin, on trouve le fait que Claudel donne la liste des personnages par

journée, et non pas au début de l'œuvre et pour l'ensemble de la pièce. D'autre part il ne prend pas la peine de préciser les liens

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et c'est peut-être ce qui justifie l'absence de l'eau ici, puisque l'eau symbolise, entre autres,l'amour des deux personnages principaux.

La scène 12 montre Prouhèze exténuée, chancelante, qui vient de fournir un efforténorme pour s'échapper de l'auberge où Don Balthazar est sensé la surveiller. L'absencede l'eau dans cette scène s'explique par l'absence de Rodrigue et l'incertitude dans laquelleest Prouhèze de pouvoir le rejoindre et le sauver. Elle se sent elle-même défaillir. Lasécheresse de cette scène rappelle la soif de Rodrigue, dans la scène 7. La différenceest que l'espoir semble s'éteindre avec les forces de Prouhèze : non seulement l'eau estabsente physiquement, mais elle n'apparaît même plus comme métaphore dans les parolesde Prouhèze, comme elle apparaissait dans le dialogue entre Rodrigue et Isidore. Cettescène comme la scène 7 représente une épreuve peut-être insurmontable, mais elle ne

laisse pas d'espoir 47 .

Deuxième journéeLa première scène a lieu à Cadix, c'est à dire dans une ville d'Andalousie bâtie sur unrocher surplombant la mer. De plus, il est précisé dans la première didascalie que l'un despersonnages « se fait couler dans la gorge l'eau d'une jarre ». L'un des personnages estun matelot.

La scène 2 est envahie par l'Irrépressible, dont il sera question plus tard. L'eau y sembleabsente, comme le sont Prouhèze et Rodrigue, le dernier étant dans un état léthargiquealors que la première retient son souffle et n'est qu'une ombre qui attend le rétablissementde son amant. Si on veut quand même, je crois qu'il est possible de dire que l'eau est bienprésente, sous les traits de l'Irrepressible : c'est la lame de fond qui éclate sur le rivage etemporte tout sur son passage, inattendue et sournoise, implacable, elle occupe tout l'espacependant un instant, et retourne au néant. Cette figure de l'eau est un rouage de plus dansla mécanique qui enveloppe tout le théâtre pour en faire un monde.

Il n'y a pas d'eau dans la scène 3, où on ne voit ni Rodrigue ni Prouhèze, mais où leuragonie est ressassée par la mère du premier et le mari de la seconde. C'est une scène dedésolation où chacun constate son impuissance.

Scène 4 : l'eau est ici la mer qui va séparer Prouhèze, Mogador et l'Afrique de Rodrigueexilé en Amérique, à Panama.

Dans la scène 5, une fois de plus, on ne trouve pas l'eau physiquement présentepar le récit, mais sous deux formes nouvelles encore : la succession de donnéesgéographiques (Nord, Sud, Islam, Europe, Italie, Alpes, Rome, Naples) et l'évocation desPays-Bas espagnols avec le nom de Pierre-Paul Rubens, ajoutées à l'évocation de Neptune,suggèrent des voyages, et des territoires reliés ou séparés par la mer. D'autre part, l'eau estbénite dans cette scène, avec plusieurs références à la religion chrétienne et notamment :« C'est Rubens qui change l'eau insipide et fuyante en vin éternel et généreux ». De quoion pourrait conclure que l'amour est une religion puisque c'est ce qui abreuve Rodrigue etProuhèze.

Saint Jacques, les pieds dans l'Atlantique contemple, dans la scène 6, Rodrigue etProuhèze qui s'éloignent l'un de l'autre : la mer remplit tout le paysage. Les deux amants

qui existent entre les personnages, de sorte que, comme dans « la vraie vie » le spectateur doit raisonner pour se rendre comptede ces liens.

47 A propos de cette scène, cf. II, p 67 sqq

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reviennent à la vie l'un pour l'autre, en se repoussant de part et d'autre de l'océan. C'est leuramour qui les éloigne et les tient ensemble à la fois.

La scène 8 se déroule sur le bateau de Rodrigue qui peste contre la mer qui l'empêched'arriver à Mogador et de voir Merveille, et qui l'emportera bientôt en Amérique, à jamaisséparé d'elle.

La scène 9 montre Prouhèze et Don Camille surveillant la mer depuis la forteresse deMogador.

Les didascalies de la scène 10 insistent sur la présence de l'eau, sous forme deruisseau, où va puiser Doña Musique avec son seau. Elle est en compagnie du Vice-Roi deNaples qu'elle a rejoint par amour, et tous deux tiennent une discussion sur leur passion,alimentée par l'image de l'eau, tout le temps.

La scène 11 a lieu à Mogador. On ne voit pas la mer, mais on la sait derrière le murde la forteresse, de la même façon que Rodrigue sait que Prouhèze est présente, prochede lui, mais qu'il ne peut pas la voir. Don Camille essaie d'ailleurs de dissimuler encoredavantage Prouhèze à Rodrigue en ne la nommant que pour citer Rodrigue ou une fois,pour le provoquer. Elle est « Madame », « Son Excellence » à la silhouette floue et difficileà percevoir, comme la présence de la mer.

C'est dans une forêt vierge d'Amérique que se tient la scène 12, « au bord d'une rivièreencombrée d'îles et de troncs d'arbres ».C'est l'eau du nouveau monde, vierge, le chaos.

La scène 14 est le domaine de la Lune, qui règne sur les hommes, sur Rodrigue etProuhèze, et qui est « les Eaux », toutes les eaux. Une divinité qui veille sur Doña Prouhèzeet Don Rodrigue.

Dans cette journée encore on trouve deux scènes d'où l'eau est absente :D'abord la scène 7, dans laquelle on découvre les calculs du Roi d'Espagne et de Don

Pélage pour envoyer Rodrigue en Amérique et le séparer définitivement de Prouhèze. Il n'ya pas de place pour l'eau sous une autre forme que la frontière qu'elle constituera désormaisentre les amants.

Scène 13 : l'ombre double figure l'improbable, la fugace rencontre de Rodrigue etProuhèze sur le chemin des gardes, à Mogador. Ombre double qui vaut pour ce quin'est déjà plus et ne sera plus jamais, tout en faisant « pour toujours partie des archivesindestructibles » : Rodrigue avec Prouhèze. L'ombre double est une absence, un vide, uneinconsistance : elle ne retient pas l'eau, elle est l'absence de l'eau.

Troisième journéeDans la scène 1 de la troisième journée, l'eau est présente sous la forme de la neige quirecouvre l'Europe qui se repose de ses guerres, et la glace emprisonne les rivières : c'estla trêve, c'est l'hiver, on fait une pause pour envisager l'avenir. Comme l'enfant qui va naîtrede Doña Musique se prépare le printemps et l'espoir de la paix à venir fait vibrer la jeunefemme. L'eau est en attente, sous forme statique, sur le seuil d'une nouvelle étape capitale(déclenchée par la fonte des neiges). On avait fait de la mer une frontière, une séparation, etcette première scène tend à expliquer qu'une nouvelle action se prépare, qui va de nouveaufaire traverser les océans à Prouhèze et Rodrigue.

La scène suivante ne pourrait se dérouler plus près de la mer : Claudel indiquel'emplacement de l'action avec une précision surprenante. « En mer. 10° Lat. N. X 30° Long.O. » Dans cette scène la mer n'est que paysage.

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De nouveau à la scène 3 on se retrouve en mer, sur le vaisseau-amiral du Vice-Roides Indes, Rodrigue48.

La scène 4 se déroule sur les remparts de Mogador, de nuit, mais la lune éclaire lamer qu'on voit entre les créneaux. Notons ici l'importance des didascalies qui permettentau lecteur de voir la mer quand le metteur en scène, bien que représentant les mêmesremparts, la masque au spectateur, qui est en contrebas. Le lecteur quant à lui peuts'imaginer debout sur les remparts comme le sont les protagonistes. C'est sa façon depénétrer la bulle-monde du Soulier de Satin.

La scène 5 est courte et esquivée dans la mise en scène d'Olivier Py. On n'y voit pasla mer. On n'y voit pas non plus ni Rodrigue ni Prouhèze.

C'est «sur le sable au bord de l'Océan », à Mogador, qu'a lieu la scène 7, qui circonscritle décor réel de la scène 8.

La scène 8 se déroule en même temps dans un décor onirique, dans le sommeil fiévreuxde Doña Prouhèze. On trouve dans cette scène l'image de l'eau sacrée qui représentel'espérance, et l'image du globe qui figure la bulle qui tient toute la salle en elle. L'eau estégalement soif de l'autre comme on l'a vu déjà dans la première journée à la scène 7. Elleest encore frontière, qui sépare les amants. C'est aussi l'étendue des océans, une donnéegéographique. Dans cette scène on trouve la mer et l'eau sous toutes les formes proposéesau long de la pièce. Elle est dans les paroles, dans le décor en propre et en figuré, elle estle sacré, le courant qui porte, la frontière, le passage, l'imperceptible et l'envahissant. On

l'entend, on la voit et on la sent. Prouhèze voudrait s'y noyer 49 , et l'hameçon de l'Ange

Gardien qui la promet à une mort prochaine laisse imaginer qu'elle étouffera quand il latirera à lui, hors de l'eau. L'eau est aussi assimilée à la Vie, car Prouhèze, qui est un poissonqu'attire à lui l'Ange Gardien, se voit déjà oiseau volant à tire d'aile une fois délivrée deson corps quittant l'eau, pour enfin, au comble de son ascension céleste, être l'étoile deRodrigue. Dans la Vie désincarnée, il n'y a pas d'eau, il n'y a plus cette distance irréductibleentre l'un et l'autre. Cependant, l'Ange tirant à lui le fil de sa ligne parle des eaux où ilveut conduire Prouhèze, qui sont celles du Styx, le fleuve du passage des Enfers, dansla mythologie grecque : seule forme de l'eau dans l'au-delà ? C'est autour de cette scèneque bascule toute l'histoire de Rodrigue et de Prouhèze, et l'eau, la mer, présentée soustoutes ses formes, torturée et hyper-présente, est comme une tempête qui ferait rage auxalentours de notre embarcation. Tous les passagers du bateau-théâtre se rassemblent à cemoment dans un mouvement de communion extra-ordinaire, c'est là que l'unité est la plusforte qui soude ce monde balloté par les vagues. On est à la limite du surnaturel avec l'AngeGardien, et le délire de Doña Prouhèze crée une tension nouvelle qui parcourt l'ensembledes acteurs du théâtre.

On retrouve la mer, beaucoup plus apaisée dans la scène 9, puisque celle-ci se tientà Panama, où les deux océans se mélangent presque, et que « par les fenêtres on voit le

48 Dans la liste des personnages que Claudel prévoit pour cette troisième journée on ne trouve pas Rodrigue. Il faut comprendreque le Vice-Roi et Rodrigue sont la même personne. On peut imaginer que Claudel souligne par cette dénomination différente de sonhéros le nouveau tour qu'a pris sa vie depuis qu'il est persuadé que Prouhèze l'a oublié, puisqu'il pense qu'elle n'a pas essayé de luifaire parvenir de message pendant de longues années.

49 Il faut comprendre ici qu'elle voudrait à la fois mourir, et se fondre, se dissoudre dans cette eau qui n'est autre qu'unereprésentation symbolique de Rodrigue. De plus, cette envie de se noyer, de se laisser submerger par l'eau, est une image qui, entermes psychanalytique, signifie l'envie de retourner à la vie intra-utérine : on retrouve à la fois l'idée de « hors de la vie » et le sentimentde sécurité qui attirent Prouhèze.

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Pacifique couleur d'écaille de moule ». L'océan est en arrière plan, comme Rodrigue s'estrésigné à ne plus voir Prouhèze après dix ans de silence.

La scène 10 a lieu à Mogador, de nouveau sur la plage : et comme le bruit du ressac,Prouhèze répète quatre fois qu'elle ne renoncera pas à Rodrigue.

Rodrigue et toute sa flotte appareille pour l'Europe, sur les eaux du Golfe du Mexique,à la scène 11 : pour la première fois dans cette troisième journée, la mer va être un passageet non plus un obstacle, elle va de nouveau relier Rodrigue et Prouhèze.

Et c'est au large de Mogador qu'on retrouve cette même flotte, pour la courte scène12. Un bateau porte Prouhèze vers le navire de Rodrigue : la mer les réunit pour un instantet les sépare pour toujours.

Quatrième journéeLa didascalie « Sous le vent des Baléares » dispose que « toute cette journée se passe surla mer en vue des Iles Baléares ».

La première scène se déroule en mer, des pêcheurs cherchent une source de vin, et onvoit apparaître le bateau de Rodrigue dont le délabrement présage de l'état de son capitaine.

La scène 2 se passe dans la cabine de Rodrigue, sur son bateau.La scène 3 montre Doña Sept-Epées et la Bouchère sur un petit bateau, frêle esquif

qui représente l'ambition folle de Sept-Epées qui apprend à la Bouchère son amour pourJuan d'Autriche, qu'elle veut rejoindre. Telle son embarcation fragile dans la mer immense,elle a foi en son amour qui fera tomber tous les obstacles entre elle et son âme sœur.

Dans la scène 4, sur le bateau du roi d'Espagne, la lumière qui éclaire le tableau estcelle du soleil qui miroite sur la mer. C'est la lumière détournée, biaisée, d'une mauvaisefarce que prépare le roi avec l'aide d'une actrice, et sera jouée aux dépends de Rodrigue.

On assiste dans la scène 5 à une sorte de course au trésor ridicule : deux équipescherchent à extraire de la mer un objet ou une créature mirifique dont on ne ménagepas les pouvoirs magiques. Il y aurait dans la mer, dans l'eau quelque part, une chosesi extraordinaire qu'elle puisse maîtriser le temps et les images. On assiste à une sortede conférence absurde et grotesque sur cet objet, prétendument bouteille miraculeuse dePantagruel (on met le temps en bouteille, « on bouche et c'est fini, ça ne s'en va pas ») oupoissonne préhistorique. Peut-être cet improbable butin de pêche, après lequel tirent ces

deux équipes, ne représente-t-il autre chose que la bulle-théâtre 50 dans laquelle tous lesacteurs sont installés depuis des heures. Dans les vagues de l'océan se trouve cette nef oùle temps se déroule à un rythme maîtrisé et qui ne correspond pas à celui qui s'écoule au-delà de la mer, sur le continent, derrière les portes du théâtre.

La scène 6 nous ramène dans la cabine de Rodrigue, sur son bateau. On peutanalyser l'eau sale dans laquelle l'Actrice rince son pinceau comme l'image de l'affectionque Rodrigue ne tarde pas à porter à cette femme, trahissant ainsi la mémoire et le sacrificede Prouhèze.

La scène 7 nous montre un navigateur laminé par ses longues courses sur les merset qui rentre enfin chez lui, croyant que toutes ses années d'absence ont laissé le loisirà sa femme de le remplacer. En réalité il apprend qu'elle l'attend toujours : on a avec cepersonnage fantasque qu'est Diégo Rodriguez, l'image de ce qui aurait pu être la vie de

50 Cf. I, p 13 sqq.

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I. Comme un vaisseau isolé au milieu de l'océan

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Rodrigue, si Don Camille n'avait pas soudé le sort de Doña Prouhèze au sien et à Mogador.Diégo Rodriguez est le double minable de Rodrigue : il n'a pas connu la gloire du Vice-Roides Indes, mais il n'a pas perdu son amour. Pour le décor dans cette scène, Claudel donnequelques indications tout à fait exploitables mais précise que si son idée est trop difficile àreprésenter « une simple bouteille dans la main de Diégo Rodriguez contenant un bateauà voiles fera l'affaire ». Cette indication tend à prouver que ce qu'on observe dans cettescène est comme une illusion à laquelle Rodrigue se laisse parfois aller, comme ce bateaudans cette bouteille pourrait donner l'illusion d'être vrai pour un instant. D'autre part il estamusant de constater que Claudel ménage les efforts du metteur en scène ici, alors qu'ilimagine pour la scène 9 une incroyable machinerie de pontons qui s'élèvent et s'enfoncentpour figurer la houle, et qu'il ne propose pas de subterfuge pour ce cas là.

La scène 8 a lieu sur le bateau de Rodrigue, où Sept-Epées tente de le convaincrede partir se battre contre les Maures aux côtés de Juan d'Autriche. C'est pour Rodrigue latentation de reprendre la mer vers Mogador pour y récupérer symboliquement Prouhèze.

La scène 9 a lieu sur le bateau du Roi d'Espagne et on y voit le mouvementincessant, irrégulier et énorme de la mer par l'effet des pontons qui remuent fortement.Les déséquilibres et l'architecture variable du lieu ajoutent au ridicule et à l'humiliation deRodrigue, qu'on moque quand il croyait retrouver son domaine : la mer et la navigation.Dans cette scène, de nombreuses indications sont données qui transcrivent le roulis dansla musique et les comportements. Le mal de mer se généralise : c'est l'agonie de Rodrigue.

Dans la scène 10, Sept-Epées et la Bouchère rejoignent la plage à la nage, elles sonten pleine mer. La Bouchère, incrédule et tiède face à l'ambition et à l'appétit de Sept-Epéesse noie. La mer engloutit ceux qui n'ont pas en eux la noblesse d'âme qu'a Sept-Epées quicontinue son chemin sous les étoiles, vers son bien-aimé.

La scène 11 et dernière se déroule simultanément avec la précédente 51 . Sept-Epéesnage vers le rivage, et Rodrigue est enchaîné sur un bateau, rappelant le père Jésuite, sonfrère, qui avait inauguré la pièce. Rodrigue prend soudain conscience du ciel et des étoiles,c'est comme s'il découvrait enfin le moyen de vivre en paix tout en restant vivant, de vivreet d'aimer Prouhèze. « La mer et les étoiles ! Je la sens sous moi ! Je les regarde et je nepuis m'en rassasier ! (…) j'ai ressenti obscurément que j'étais libre ».

On a pu voir à travers cette lecture de l'œuvre à quel point l'élément liquide joue unrôle à part entière. Tout d'abord la mer fait partie de ce paysage que les acteurs du théâtredoivent imaginer parmi les « barbouillages » qui tiennent lieu de décor selon la volonté deClaudel. Elle peut n'être rien de plus qu'un peu de couleur bleue, qui se distingue à peinedu ciel, à l'horizon, dans l'image que chacun est libre de se faire du décor dans lequel sedéroule l'histoire. Cependant Claudel insiste sur le fait que ce bleu et la lumière qu'il reçoitet diffuse doivent être uniques à chaque nouvelle scène : soleil couchant, bleu écaille demoule, clair de lune, un sombre après midi sans un souffle de vent... De cette façon il y aautant de mers et d'océans que de jours dans la vie des personnages de la pièce. Le nuditédu plateau et le décor minimaliste permet d'esquiver la tentation d'une mer peinte sur ungrand carton au fond de la scène, et qui serait du même bleu infiniment bleu, et fade etdisparaissant au fil de la pièce tant sa constance deviendrait familière. Cette mer de cartonqu'on ne voit plus à force de la voir semblable aux quatre coins du monde serait la plus

51 L'action qui se joue au cours de la scène 11 est représentée après que l'action jouée dans la scène 10 a été représentée :cela devrait signifier que ces deux épisodes se succèdent chronologiquement dans l'histoire du Soulier de Satin. Or tel n'est pas lecas : on comprend pendant la scène 11 que ce qui est représenté est un événement qui a lieu en même temps que celui de la scène10. Les deux ne peuvent pas être joués simultanément pour des raisons évidentes de compréhension, Claudel suggère un flash-back.

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éloignée d'une vraie mer qu'on puisse imaginer. Une fois de plus, c'est la diversité, caractèreessentiel et indomptable de la nature qui fait la véracité de cette mer qu'on imagine changerde couleur et de reflets en fonction de la latitude, de l'heure du jour ou de la nuit, et del'aspect du ciel. Par toutes ces précautions, le poète fait exister ce qui ne se voit pas, etnous amène à y croire, aussi fort qu'on croit à la mer des dernières vacances en Bretagne.Simplement les acteurs du théâtre on conscience que si la mer de Claudel est réaliste, etvraie (si on ne la croyait pas vraie pourquoi venir au théâtre ?), la Manche et les après-midid'août passés sur les plages bretonnes sont réels, eux. La conscience de cette distance etl'adhésion temporaire à la « religion » du théâtre qui dit qu'il faut croire ce qu'on nous dit devoir contribuent à la cohérence de la communauté formée par tous les acteurs du théâtre,qui contemple la mer depuis le bateau, le temps de la croisière.

L'étude du texte a également montré que l'eau a dans cette pièce un caractère

symbolique essentiel 52 . Comme cela a déjà été dit, elle tient lieu de frontière et de chemin

à la fois. Cette contradiction l'amène représenter, dans une métaphore encore supérieure,l'amour qui emprisonne Prouhèze et Rodrigue dans une même toile tout en les tenantconstamment hors d'atteinte l'un de l'autre. Dans le Soulier de Satin, l'eau et toutes lesmétaphores qu'elle suggère, est cet élément fluide et fuyant, insaisissable et omniprésent,qui propulse toute la mécanique des relations entre les personnages et des péripéties qui endécoulent. L'eau donne cette énergie qui n'épargne personne. Et comme la scène du délirede Doña Prouhèze en est certainement l'illustration la plus forte, cet océan que Claudelveut vivant et voulant ne peut se laisser contenir que par l'espace de la scène. Cette mersymbolique que le poète décrit tout au long de son histoire remplit et embrasse tout lethéâtre, entraînant les spectateurs et les acteurs dans les mêmes tourbillons. C'est biensur cette mer que vogue le vaisseau constitué du petit monde cohérent qui a été mis enrelief jusqu'ici.

Le chant des sirènesOutre les éléments déjà mis en lumière et qui contribuent à la cohérence et à la vérité dupetit monde dans lequel Claudel nous invite le temps d'une journée et d'une vie, et puisqueles aspects déjà évoqués font essentiellement appel aux images, à l'imagination, et partant,à la vue, il serait insensé de ne pas aussi faire référence à l'autre sens essentiel au théâtre :l'ouïe. L'ingéniosité de Paul Claudel n'a évidemment pas pu laisser les sons, les bruits,les silences, les chants et la musique hors du vaisseau-bulle qui nous emporte sur l'ondemerveilleuse de son océan. La mer elle-même a son langage.

Olivier Py et Antoine Vitez ont tous deux pris le parti de mettre plusieurs passages de lapièce en chanson quand cela n'était pas indiqué par l'auteur. Cette idée permet de romprela monotonie qui risque de s'installer dans certaines scènes particulièrement longues, et

52 Il serait réducteur de s’en tenir à cette analyse de l’image de l’eau dans le Soulier de Satin. Il y a évidemment dans cesymbole l’idée que l’eau nettoie et purifie (c’est ce qu’on appelle l’eau lustrale). Dans l’œuvre de Claudel, la thématique de la puretéest à associer à la culture chrétienne, avec notamment l’image de l’eau du baptême. On peut aussi penser à la thématique de l’utérus,à l’espace clôt que constitue le ventre de la mère et qui est l’espace où se forme le corps. Le théâtre serait alors, de façon parallèle,l’espace clôt où se forme l’identité, comme un reflet de l’utérus maternel. D’autre part on retrouve dans l’image de la vie intra-utérinela clôture temporelle qui existe aussi au théâtre : dans ces deux espaces le séjour est éphémère et sa durée est définie par avance.De plus l’eau est bien entendu aussi le liquide nourricier, et, au théâtre, peut donc représenter le sperme et la pluie qui fécondentet font naître. Enfin, le fil de l’eau représente aussi la linéarité de l’écriture : le sens de son parcours figure le parcours de l’écritureet celui de la lecture.

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également de créer un effet comique : pour Olivier Py, le Sergent Napolitain joué par leténor Damien Bigourdan campe un italien vantard et bavard, irrésistible avec un cheveusur la langue. La musique permet alors de souligner la drôlerie de la scène et contribueà l'argument qui veut que la vie soit musique. D'autre part, il est intéressant de noterl'idée d'Olivier Py qui place parmi les instruments de ses orchestres fous et désaccordésl'indispensable accordéon de Claudel, qui imite la mer et la respiration tout au long de lapièce (même quand aucune didascalie ne le requiert explicitement). Enfin, et pour terminerces réflexions sur les mises en scène du Soulier de Satin et de la place de la musique danscelles-ci, j'ajouterai une autre idée d'Olivier Py qui a été de poster parfois des musiciensdans la salle, à des endroits toujours différents, pour montrer que la musique si on ne l'avaitpas encore compris, ne connaît pas de frontières et que tous les acteurs du théâtre sontembarqués dans le même bateau. Le metteur en scène fait également jouer les trompettespour signaler la fin approchante des entractes : tout comme le fait la didascalie introductivede Claudel, cela permet de ne pas totalement arrêter le navire dans sa course. Tout lemonde est sorti prendre l'air sur le pont, mais personne ne quitte le vaisseau.

De la même façon que la perception visuelle du monde du Soulier de Satin est fixée pourl'essentiel dans la didascalie d'avant-propos à la pièce, c'est aussi dans ce cours passagequ'il est en premier lieu question de la musique. Et d'abord, il faut que la musique précèdele commencement de la pièce, et même l'entrée des spectateurs dans la salle du théâtre.

« Par les portes battantes on entend le tapage sourd d'un orchestre bien nourriqui fonctionne dans le foyer. Un autre petit orchestre nasillard dans la salles'amuse à imiter les bruits du public en les conduisant et en leur donnant peu àpeu une espèce de rythme et de figure. »

Déjà Claudel choisit des combinaisons surprenantes. Le tapage sourd sera repris en échopar le « paisible tumulte du grand port dans la lumière de midi » par Doña Musique53. Cetoxymore laisse au metteur en scène la liberté de l'accompagnement musical qu'il souhaitepour accueillir les spectateurs, tout en préconisant que déjà règne le désordre. Il faut quela musique ne soit pas trop forte mais si emmêlée qu'elle en soit un peu dérangeante. Déjàs'installe le climat adéquat à la perception de la pièce : il est difficile de converser avecson voisin de fauteuil quand un orchestre s'évertue à détourner l'attention. On peut mêmeimaginer que cette musique soit agaçante. Il faut maintenant que l'autre orchestre s'amuse,et s'amuse à reproduire des sons qui n'ont pas grand chose à voir avec la musique jouéehabituellement par l'ensemble instrumental qu'on désigne par le terme d'orchestre. Claudelfait descendre la musique de son piédestal et l'introduit entre les rangées de fauteuils enlui faisant claironner un brouhaha qui s'ajoute au sourd tapage des premiers musiciens. Onest loin du son des instruments qui s'accordent et se chauffent quelques minutes avant ledébut d'un concert ou d'un opéra. Par ce procédé le poète fait commencer la représentationavant le début de la pièce, avant que les personnages s'expriment : le son et la musique

sont premiers. Par leur jeu, les musiciens qui imitent les spectateurs 54 en donnent unereprésentation. Or ces musiciens acteurs sont dans la salle, territoire traditionnellementréservé aux spectateurs. Le boucan qui doit résulter de ces multiples effets sonores peuttrès bien, une fois de plus, être analysé comme une recherche de réalisme naturel. Lesbruits de la nature sont innombrables, ils ne s'accordent pas entre eux, leur alternanceest imprévisible, et il est vrai que le grand calme qu'on invoque en parlant d'un reposantweek-end à la campagne est en vérité un tumulte sans fin d'insectes, de torrents, d'oiseaux,

53 Première journée, scène 10.54 « imitent les bruits du public », cf. Annexe n° 2.

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de tonnerre, de vent... Tout le monde est pris dans le filet de Claudel sans même s'enrendre compte, puisque comme dans la nature, on s'habitue à ce murmure assourdissantau théâtre, bien avant que tout commence.

D'ailleurs, l'auteur cite même le public dans sa didascalie initiale, comme s'il ledirigeait comme tous les autres acteurs : l'Annoncier apparaît mais ne peut pas parlerintelligiblement, puisque « le public se livre à un énorme tumulte préparatoire ». Lesspectateurs sont des musiciens comme les autres. Ou des bruits du monde comme lesautres. Puis, au plus fort de la mise en place de l'atmosphère voulue par Claudel, lesinstruments prennent soudain vie :

« une clochette niaise, un trille strident du fifre, une réflexion narquoise dubasson, une espièglerie d'ocarina, un rot de saxophone. »

S'il est évidemment difficile de retransmettre ces caractères lors de la représentation (surtoutà cause du tumulte du public qui entend mais n'écoute pas), l'intention du poète est derenverser les rôles et d'annoncer que les choses ne sont pas toujours celles qu'on croit.Claudel dirige le public comme ses comédiens, et les instruments acteurs deviennent desspectateurs qui s'impatientent bruyamment avant le début de la pièce. Enfin, au comblede la préparation sonore, les instruments se taisent et le silence se fait alors que seule lagrosse caisse « fait patiemment poum poum poum ». Elle fait le lien, permet de conserverune continuité entre l'avant représentation et la représentation. L'environnement sonore dudébut de la première Journée est en place, l'Annoncier peut désormais toucher les étoilesavec sa canne et nous montrer de nouveaux horizons.

La première scène commence significativement après un « coup prolongé de siffletcomme pour la manœuvre d'un bateau. » La musique est présente tout au long de la pièceet assure la communication avec le public. Tout d'abord donc, elle signale que le navire apris son départ.

Par la suite, à la scène 2 de la deuxième journée, la musique est priée d'imiter « le bruitd'un tapis qu'on bat et qui fait une poussière énorme ». Voilà un son que Boris Vian aurait puinventer. Toujours est-il que ce son contribue à brosser non pas le tapis, mais le portrait del'Irrépressible, qui se démène déjà sur scène : il est comme le tapis qu'on bat, c'est-à-direque sa place n'est pas sur scène mais en coulisses, là où on se prépare. Il est n'est encorequ'à moitié maquillé, et pour Olivier Py, il n'est même pas habillé : c'est ce tapis encore pleinde poussière qu'on bat pour pouvoir s'en servir. Et bien entendu la quantité de poussièrebruitée par les instrumentistes est proportionnelle à l'encombrement et au désordre que faitdéferler avec lui l'Irrépressible, dans son furieux enthousiasme.

En revanche, et c'est aussi pour le contraste que cette musique de tapis poussiéreuxest intéressante, la didascalie qui présente la scène 3 de la deuxième journée précise pardeux fois que la seule musique cette fois doit être le silence. C'est le retour à la gravité duthéâtre maîtrisé par son auteur après l'éclaboussure impromptue de son imagination qu'estl'Irrépressible : le recueillement et le caractère tragique de la situation à laquelle on assiste àprésent réclame effectivement quelques secondes de vrai silence, pour pouvoir retourner àla dimension purement dramaturgique de la pièce. Plusieurs fois Claudel impose le silencecomme nécessité, inscrit dans les didascalies : c'est parfois une musique trop nécessaireau récit pour être laissée au hasard de l'interprétation des comédiens.

Les didascalies de la scène 9 de la troisième journée laissent une nouvelle fois uneplace considérable à la musique comme protagoniste de l'histoire. Il y a d'abord Doña Isabelet sa guitare, qui s'accompagne quand elle chante, en suivant les indications musicalesprécises et mélodiques de Claudel :

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« Doña Isabel, accompagnant chaque syllabe d'une note sur la guitare en formede gamme ascendante qui se termine par une altération » « Frappant sur le boisde la guitare avec le poing. »

La musique de Doña Isabel est au cours de cette scène constamment contrariée par celled'un orchestre placé derrière la scène, puis « dans le mur », que Claudel qualifie d'assezmauvais et qui « exécute une espèce d'allemande ou de pavane. » Les musiciens sont doncsuffisamment mauvais pour que le style de leur musique soit impossible à reconnaître. Lesecrétaire se plaignant de la mauvaise musique de l'orchestre se voit répondre par Rodrigue,Vice-Roi des Indes, que « S'il était meilleur [il] entendrai[t] ce qu'il joue et ce serait tellementennuyeux. »Ces paroles expriment une fois encore le goût de Claudel pour le désordre,et peut-être la volonté de montrer que ce qui est beau, c'est la nature, et que la nature nes'écrit pas dans une portée. On ne se lasse pas de la nature, elle est toujours présenteen arrière-plan. Si la musique était trop belle, elle serait exceptionnelle, et non constante,contrairement à la nature. La musique participe ici encore à l'environnement qui enveloppe lepetit monde du Soulier. Tout au long de la scène, l'orchestre persiste à accompagner le chantet la guitare de Doña Isabel dont l'élan ses brise à chaque fois que retentit la cacophoniepianissimo. Isabel et l'orchestre essaient à tâtons de commencer la même chanson, sansgrand succès. Rodrigue compare le chant d'Isabel à celui d'un oiseau tropical, et le petittapage de l'orchestre aux surprises de la nature

« Et j'aime aussi ce petit tapage dans le mur qui continue une fois qu'elle a fini.Ainsi quand on lance une pierre dans un fourré on entend les autres pierres quise mettent en branle et toutes sortes de choses ailées qui s'envolent. Parfoismême quelque animal bien loin qui se sauve en bondissant. »

La longue scène au cours de laquelle Rodrigue est humilié par le Roi devant la Cour à lascène 9 de la quatrième journée doit se produire « En mesure sur un petit air à la fois guilleretet funèbre » jusqu'à l'arrivée de Rodrigue. Cette double exigence permet à la fois d'exprimerl'amusement qu'ont Roi et la Cour à se moquer méchamment de Rodrigue, et de signifierla chute destitution définitive du héros. A l'arrivée de Rodrigue, l'orchestre est prié de

« se désintéresse[r] de tout ce qui va suivre et s'occupe pour se désennuyer àimiter les plongeons et ascensions de la mer et les sentiments des gens qui ontmal au cœur. »

Voilà que Claudel confie aux musiciens la lourde tâche d'exprimer les mouvements de lamer et le mal de mer. Mais on note que le poète ne précise pas si l'orchestre doit jouer ounon de la musique pour parvenir à cette fin. C'est aux musiciens qu'il demande de créer unambiance puisque leur métier leur assigne ce rôle et, partant, on les estime aptes à créer uneatmosphère par tous les moyens. Rien ne semble s'opposer à ce que les instrumentistesmiment la mer et les gens qui ont mal au cœur par exemple. Dans la suite des indicationsscéniques ayant trait à la musique et qui confirment ce nouvel emploi de l'orchestre, ontrouve la didascalie « Silence. - Sensation. » Là encore on est libre d'imaginer que cetteindication est destinée à tous les comédiens présents sur scène, voire aux spectateurs (lepublic s'identifie d'autant plus aux identités présentes sur scène que leur nombre est grandet forme comme un reflet de la salle). Plus tard, l'orchestre s'associe au « murmure deréprobation dans l'assistance (…) après avoir pris le temps de la réflexion ». L'orchestreest désormais compris comme une entité singulière, comme un être à part entière ayantune faculté de raisonner singulière. C'est la musique qui pense, et non pas les quelquesentités qui la composent. Enfin Claudel donne une voix et un caractère à l'orchestre devenuun corps :

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« L'orchestre ajoute péremptoirement : « C'est ça ! » et après une petite pause semet à imiter les efforts de quelqu'un qui vomit. »

Non seulement le poète donne à l'orchestre personnifié une intention de sévérité, commesi cette entité était devenu un personnage de l'histoire dont l'avis compte autant que celuides autres, mais encore il insiste sur le fait que l'orchestre est devenu « un ». Les musiciensn'imitent plus le sentiment des gens qui ont mal au cœur, mais le malaise d'une seulepersonne. C'est que la musique tient dans la vie une place essentielle et que sans elle toutperd son sens.

Enfin, dans la dernière scène du Soulier de Satin, Claudel consacre une longuedidascalie à la musique, rappelant ses indications de la didascalie initiale puisqu'elle esttrès détaillée. En revanche on est maintenant loin du sourd tapage du début, et desinstruments clairement désignés (saxophone, basson, fifre, ocarina). Comme Rodrigueenfin, la musique, dont on ne distingue pas nettement de quels instruments elle se compose,atteint l'harmonie, contre toute attente. Claudel décrit les sonorités qu'il imagine avecbeaucoup de poésie, ajoutant à l'impression aérienne de cette dernière scène où le hérosvoit enfin le ciel et les étoiles en même temps qu'il sent la mer sous lui.

« La musique se compose : 1° d'instruments à vent (flûtes diverses) extrêmementvertes et acides qui tiennent indéfiniment la même note jusqu'à la fin de la scène ;de temps en temps, l'un des instruments s'arrête, découvrant les lignes sous-jacentes qui continuent à filer ; 2° trois notes pincées en gamme montante surles instruments à corde ; 3° une note avec l'archet ; 4° roulement sec avec desbaguettes sur un petit tambour plat ; 5° deux petits gongs en métal ; 6° ventral etau milieu détonations sur un énorme tambour. Le tout pianissimo. »

Le poète donne à chaque élément de sa musique finale des indications de nature différentedestinées à laisser aux musiciens toute liberté quant à leur mise en mouvement et en sonsde cette explication : ce qui compte c'est de préserver l'esprit vert, acide, léger et résonnant.On imagine obtenir une sorte de respiration rythmée par les battements d'un cœur. Cettemusique finale contient en elle-même la signification du Soulier de Satin.

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II. Transgression des normes et distanciation

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II. Transgression des normes etdistanciation

Claudel ne se contente pas dans Le Soulier de Satin de créer toutes les conditionsnécessaires à l'existence d'un petit monde dans le théâtre. On a montré par quels moyens lepoète parvient à cette fin. Cependant la clôture de l'espace et du temps au théâtre n'est passpécifique au Soulier de Satin, et ne suffit donc pas à en faire une œuvre hors du commun.Je me suis efforcée d'expliquer comment tous les acteurs du théâtre sont emportés parle même mouvement et enveloppés dans une réalité vraie mais éphémère, qu'ils soientdans la salle ou sur la scène. C'est cet élan commun que Claudel encourage encore enjouant avec les frontières conventionnelles du théâtre. Le théâtre est l'un des lieux desreprésentations sociales et politiques, et l'ordre – souvent pensé comme immuable - dupolitique est normalement illustré par la différence entre la scène et la salle. Chacun est à saplace et reconnaît l'autre en fonction de son propre statut. De la même façon que j'instituel'autre en tant que sujet par le regard, que je le reconnais et que je lui reconnais sa qualitéde sujet, le regard du comédien institue le spectateur et celui du spectateur le comédien.Cette phase de reconnaissance de l'autre assigne à chacun un rôle en fonction de la qualitéqui lui est reconnue par une personne ou un groupe. C'est ainsi que le public reconnaît lescomédiens et les comédiens le public. Les statuts sont difficilement interchangeables. Onpeut en cumuler plusieurs comme par exemple un homme qui serait à la fois mari, fils, frère,

citoyen, militant et retraité. 55 Voilà ce que Claudel tente d'abolir avec le Soulier de Satin : le

statut qui nous est attribué n'est plus désormais immuable. Cette frontière traditionnellementreconnue entre la scène et la salle est largement remise en question tout au long de la pièce.Voyons à présent comment pour quelques instants le spectateur cesse d'être spectateur etfranchit la ligne qui le sépare de la scène.

Le Soulier de Satin brouille les frontièrestraditionnelles du théâtre

A l’image du canal de Panama que Rodrigue entreprend de creuser afin de relier deuxocéans, de créer un passage là où la nature n’en avait pas mis (c’est-à-dire un passage làoù tout le monde s’attend à trouver une barrière), Claudel jalonne son Soulier de Satin deportes et de fenêtres qui donnent accès au spectateur à des espaces et à des dimensions duthéâtre qu’il ignore ordinairement ou dont il pense devoir être exclu. Si le théâtre permet defaire coexister le monde réel et le monde fantasmé d’un auteur, Claudel donne la possibilitéavec le Soulier de Satin de relier ces deux mondes et rend l’échange possible entre lesdeux, de la même façon que l’océan Atlantique et l’océan Pacifique cessent, une fois lecanal de Panama ouvert, d’exister indépendamment l’un de l’autre à cet endroit du globe,

55 En réalité on confond souvent les statuts sociaux, issus de relations construites et donc « dé-constructibles », et lesrelations de filiations dont même la mort ne vient pas à bout.

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pour désormais partager et mélanger leurs eaux. Les deux océans entretiennent un rapport,ont une relation, tout comme le monde du Soulier de Satin et le monde réel, grâce aux pontsjetés par Claudel au fil de l’œuvre.

Durée de la pièceLes procédés inventés par Claudel pour déplacer cette frontière traditionnelle qui séparela scène et la salle sont multiples comme nous allons le voir, mais c'est d'abord la duréeexceptionnelle de la pièce qui place les acteurs du théâtre dans une situation qui leur estinconnue et qui par là-même brouille les repères habituels du théâtre. Lire le Soulier deSatin n'est pas une opération qu'on effectue aussi rapidement que la lecture d'une piècede longueur conventionnelle. La lecture des cinq cents pages de la pièce plonge le lecteurdans une attitude plus proche de la lecture d'un roman que de la lecture d'une pièce. Lesnombreuses et extrêmement précises indications qui décrivent les lieux où se jouent lespéripéties du Soulier contribuent à cette impression. Pour cette raison, le statut du lecteurest lui-même remis en question : on lit du théâtre mais on doit investir dans cette lecture untemps bien plus long que d'habitude, et on pénètre dans un univers très détaillé qui fait unpeu oublier le genre théâtral. Déjà la position du lecteur est ébranlée.

Au théâtre, en occident, les spectateurs des XXe et XXIe siècles n'ont absolumentaucune autre expérience de représentation aussi longue que l'est le Soulier de Satin.Comme l'explique Antoine Vitez à la télévision en 1989, Claudel veut de sa pièce qu'on

pût «y entrer ou en sortir librement 56 ». Il invente donc des histoires que l'on peut habiter

vraiment : on entre, on sort, on dort, on mange... On fait du théâtre sa maison. Cette réflexionrecoupe parfaitement la remarque précédente : lire les cinq cents pages du Soulier de Satinimplique forcément des pauses, du sommeil. Dans sa forme écrite et dans sa forme jouée, lapièce prend une dimension hors du commun si on se réfère au théâtre classique, du moinsdans le répertoire français. A l’échelle d’une vie, une journée entière est beaucoup plussignificative que le sont deux ou trois heures de spectacles, intercalées entre une journéede travail et un dîner, et qui peuvent être assimilée à du divertissement, à une forme derepos de l’esprit, une récréation bien méritée. Quant au Soulier de Satin, il implique qu’ons’y investisse au point de ne rien faire d’autre de la journée. La pièce de Claudel n’est pasun « accessoire » qui agrémente agréablement une journée ordinaire, mais un épisode àpart entière, une journée extraordinaire.

Cette caractéristique de durée de l’œuvre n’est pas sans rappeler le théâtre antique,

d’une part, et le théâtre traditionnel japonais (le Nô), d’autre part. 57

Quant à la structure de l'œuvre, on peut noter que le terme de « journée » donne àl'action un cadre beaucoup plus vaste que « acte », et une telle section permet de contenirdes éléments plus variés. On l'a d'ailleurs déjà évoqué, tout se déroule dans un cadrecosmique, à l'échelle de la planète : tout se tient sous la voûte céleste qui englobe l’universdu Soulier dans le mouvement de la Lune et du Soleil. Par ailleurs, contrairement au théâtreclassique, la liste des personnages du Soulier de Satin n'est pas donnée au tout début dela pièce dans son intégralité, mais il y a quatre listes différentes, une pour chaque journée.Cela conforte l'idée que chaque journée est une entité valable toute seule, écartée du restede la pièce et lui donne une réalité d'autant plus grande, et c'est notamment le cas de la

56 P. Claudel, cité par A. Vitez, le 27 mars 1989 sur FR3.57 Cf. III, p 93 sqq.

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quatrième Journée 58 . D'autre part, si on définit conventionnellement une scène commeétant un tableau qui prend fin quand la composition des personnages présents sur le plateauest modifiée (entrée ou sortie de l'un d'entre eux ou d'un nouveau personnage), le Soulierde Satin fait une nouvelle fois exception. En effet, il arrive que l'on observe au cours d'unescène l'entrée et/ou la sortie de personnages, sans pour autant que l'action soit interrompuepour passer à un nouveau tableau. Les scènes sont plutôt comprises dans le Soulier commedes unités d'action. De plus, alors que le théâtre classique fait se dérouler tout un actedans un même décor et un même endroit, ne changeant de tableau que d'acte en acte,le Soulier de Satin est autrement structuré : chaque journée représente une époque, uneétape de la vie des personnages, et peut être séparée de la suivante de dix ans (la troisièmejournée a lieu dix ans après la deuxième, et la quatrième encore une dizaine d'années aprèsla troisième.). Enfin les scènes trouvent leur unité non pas dans le nombre de personnesprésentes sur le plateau, mais dans leur localisation : ce qui justifie le début d'une nouvellescène, c'est le changement de lieu.

Première journéeOcéan Atlantique – Jardin en Espagne – Une autre partie du même jardin – Séville – Jardinen Espagne – palais de Belem, estuaire du Tage – Désert de Castille – Auberge de X... aubord de la mer – Autre partie du désert de Castille – Jardin de l'auberge de X... - Près del'auberge, « région de rochers fantastiques et de sable blanc » - Ravin qui entoure l'auberge– Auberge de X... - Même lieu

Deuxième journéeCadix – scène de l'Irrépressible, non située si ce n'est quelque part entre « scène duthéâtre » et « château de X... » - Une salle dans le château de X... - Une autre pièce dansle château de X... - Campagne romaine, sur la voie Apienne – Bord de mer – Palais del'Escurial – Bateau de Don Rodrigue – Forteresse de Mogador – Forêt Vierge en Sicile –Forteresse de Mogador – Clairière dans une forêt vierge en Amérique – scène de l'OmbreDouble, un mur – scène de la Lune, non localisée

Troisième journéeEglise de Saint-Nicolas de la Mala à Prague, en Bohême – En mer, 10° Lat. N. X 30° Long.O. - Au large de l'Orénoque – Remparts de Mogador – Panama – On sait que Don Ramire etDoña Isabel sont au Mexique auprès de Rodrigue, mais Claudel ne précise aucun lieu pourla scène 6 – Mogador, sur la plage – Rêve de Prouhèze – Palais du Vice-Roi à Panama –Mogador – Golfe du Mexique – Au large de Mogador – Pont du Vaisseau-Amiral

Quatrième journée« Toute cette journée se passe sur la mer en vue des îles Baléares »

En mer – Une cabine sur le bateau de Rodrigue – Une petit bateau sur le mer – palaisflottant du roi d'Espagne – En mer – Loge de l'Actrice, puis cabine de Don Rodrigue sur sonbateau – « Vieux bateau délabré et rapiécé – Bateau de Don Rodrigue – Palais flottant duroi d'Espagne – Pleine mer – Bateau qui se dirige vers la terre

58 « Sous le vent des îles Baléares » a été écrite en premier et conçue pour être jouée séparément des autres Journées duSoulier de Satin.

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Comme cela vient d'être montré, et à l'exception des deux dernières scènes de lapremière journée, l'action ne cesse de changer de lieu. En règle générale, comme l'observeMichel Autrand, il y a un effet de rupture entre les scènes du Soulier de Satin, qui sembleconfirmer que la règle d'or de la rhétorique claudélienne est la surprise. Ces rupturescontribuent d'ailleurs à l'effet de désordre voulu par l'auteur et dont il a été question plushaut. Le spectateur se voit refuser le loisir de s'installer si peu que ce soit dans un tempsou un lieu qui réussissent à prendre corps. Le cadre spatio-temporel ainsi fixé résulte d'un

surréalisme onirique auquel le spectateur ne peut être que très peu préparé. 59

DidascaliesLes didascalies du Soulier de Satin sont, selon la volonté de Claudel lui-même, destinéesnon pas à êtres suivies à la lettre, mais à être lues ou affichées au cours de la pièce, soitpar les comédiens eux-mêmes, soit par les techniciens. Cette idée de l'auteur contribue elleaussi à mettre en question la traditionnelle séparation matérialisée par le bord de la scèneet qui enferme les spectateurs et les comédiens dans deux espaces bien différents. Claudel

suggère par l'absence de décor 60 que les acteurs jouant les personnages de la pièce

entraînent avec eux la présence de leur monde et de leur histoire, instituant ainsi le décor

vivant auquel fait allusion J-L. Barrault 61 . Le fait que les indications scéniques ne soient

pas « transformées » en décors mais bien lues ou affichées sur scène alors que l'actionse déroule est alors comme une adresse directe au spectateur, comme si les personnagesdevaient être conscients d'être personnages et observés. C'est une façon de mettre en

œuvre la théorie de la distanciation de B. Brecht 62 qui soutient que le théâtre doit être vécu

par tous ses acteurs avec la conscience permanente de ce qu'il est : une représentation dumonde ou d'un monde, et non pas le monde ou un monde. Il est d'ailleurs entendu qu'une

grande partie des indications scéniques sont totalement irréalisables 63 et expliquent doncla volonté de Claudel de ne pas les voir appliquées mais affichées sur scène. De sorte quele spectateur redevient lecteur. Encore une fois cela permet de rappeler que le Soulier deSatin est avant tout une œuvre écrite qui, même si elle est un projet théâtral qui doit passerentre les mains d'un metteur en scène, est d'abord l'objet d'une interprétation singulière etqu'on ne partage pas nécessairement. On est renvoyé au moment de la lecture de l'œuvre.

Notons également que les statuts normalement bien définis et circonscrits au théâtretendent à se mélanger si les indications de Claudel sont respectées : en effet, les comédiensendossent souvent le statut des techniciens en aidant ces derniers à mettre en place lesdécors qui changent d'une scène à l'autre. La scène, dans le Soulier de Satin, est moins unespace de machineries secrètes et de rouages dissimulés pour mieux figurer le réalismedu décor et de l’intrigue, qu’elle l’est dans le théâtre traditionnel. Ce présupposé entraîne lesuivant : les spectateurs eux aussi sont invités à ne pas se cantonner à leur fauteuil dansune attitude passive et à s’investir dans l’intrigue autrement que par le regard. La lecture des

59 D'après M. Autrand, 1987.60 Cf. I, p 20 sqq.61 J-L. Barrault, 1959, p 275.62 Cf. II, p 75 sqq.63 Par exemple les nombreux pontons sensés figurer le mouvement de la houle, journée 4, scène 9.

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didascalies renvoie le spectateur à son statut beaucoup plus individuel et actif de lecteur.Claudel invite tous les acteurs du théâtre à transgresser les frontières pré-établies de celieu désormais très institutionnalisé.

Les didascalies du Soulier de Satin indiquent souvent l'heure ou le moment de lajournée auquel va se dérouler l'action, ce qui est assez peu commun au théâtre. Si cetteprécision est nécessaire, on l'apprend plutôt par les paroles des personnages.

PersonnagesAu fil de la pièce, Claudel fait apparaitre des personnages singuliers dont le rôle ne selimite pas à leur participation à l’intrigue proprement dite. Ces personnages ont un discoursdécalé dont le contenu participe au processus de transgression des frontières établiesconventionnellement au théâtre, entre les différents groupes d’acteurs.

L'Annoncier : Monsieur LoyalL’Annoncier est le premier personnage du Soulier de Satin qui prend la parole, en ouvrantla première scène de la pièce. Sa dénomination, déjà, évoque une personne qui n’est pastout à fait considérée comme un comédien. Ce titre évoque Monsieur Loyal, le crieur publicou encore le rôle de l’huissier. Il est sur le seuil, entre la scène et la salle, entre la scène etles coulisses, et appartient autant à chacun de ces espaces. Il s’adresse à l’assemblée –que l’on peut comprendre au sens large comme étant l’ensemble des personnes présentesdans le théâtre, à portée de sa voix – en les appelant « mes frères », terme qui ajouteencore à l’idée d’effacement des frontières entre les différents groupes et espaces qui secôtoient au théâtre. L’Annoncier considère de manière indifférenciée toutes les personnesqui perçoivent son discours. De plus, il se positionne au sein de cette grande fratrie etnon pas en dehors, ce qui renforce encore l’impression de globalité et d’homogénéitédes personnes présentes sur la base des critères conventionnels du théâtre, à savoirspectateurs / comédiens / techniciens, statuts définis notamment de façon spatiale.

Ensuite, l’Annoncier souligne à nouveau son détachement du groupe des comédiens etdes techniciens en décrivant le décor et en le désignant non pas comme un navire démâté,mais bien comme la représentation d’un navire démâté. Il institue ainsi la distance chère à

Brecht 64 , d’une part, et inaugure la démarche que Claudel attend du spectateur, d’autre

part. En effet, il invite le spectateur à prendre du recul et à être bien conscient que ce quiva se dérouler sur la scène n’est pas vrai, malgré tous les efforts de réalisme de l’auteur,du scénographe, des décorateurs et des comédiens. L’Annoncier insiste sur la réalité dudécor (sa nature) et sur sa qualité, mais enjoint par-là les spectateurs à ne pas s’y tromperet ce, dès le début de la pièce. Il place ainsi l’ensemble de l’œuvre entre parenthèses enadressant cet avertissement à tous les acteurs du théâtre, lui inclus. L’Annoncier met enrelief la nature du décor qui se veut réaliste et qui vise à créer l’illusion de la réalité :

« Toutes les grandes constellations de l’un et de l’autre hémisphères, la GrandeOurse, le Petite Ourse, Cassiopée, Orion, la Croix du Sud, sont suspendues enbon ordre comme d’énormes girandoles et comme de gigantesques panopliesautour du ciel. »

A travers cette citation on perçoit toute la complexité du théâtre qui veut faire croire touten reconnaissant l’illusion : l’Annoncier semble regarder le vrai ciel et dire que les vraies

64 Cf. II, p 75 sqq.

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étoiles ressemblent à des étoiles fausses. La confusion est encore illustrée par le fait quel’Annoncier distingue les constellations des deux hémisphères à la fois, et par le fait quetoutes ces étoiles sont « suspendues en bon ordre », ce qui laisse entendre qu’on lesa soigneusement agencées les unes par rapport aux autres et de façon artificielle. Cetteidée entre contradiction avec le fait que l’Annoncier suggère un instant auparavant qu’il setrouve sous la vraie voûte céleste et non pas au milieu d’un décor de théâtre. Il rétablitl’équilibre en disant de ces constellations qu’il pourrait « les toucher avec [sa] canne »,évidence qui ne laisse plus de doute quant à la nature du ciel qui l’entoure. Il a montréque tout au théâtre pouvait être sublimé par l’imagination et que rien ne devait être acquiscomme étant seulement ce que l’apparence en montre. Mais l’Annoncier rappelle aussi quemalgré le pouvoir d’illusion des décors et de l’imagination de chacun, il faut garder à l’espritqu’en même temps que l’on croit à ce que le décor veut nous montrer, on est au théâtre, àcontempler du carton pâte peint et enluminé.

Après avoir ainsi souligné l’inconsistance des frontières conventionnellement tracéesentre le public et les comédiens, l’Annoncier entame une description du décor qui s’étendsous ses yeux et sous les yeux du public. Son discours s’apparente alors à la descriptiond’une œuvre picturale :

« … un peintre qui voudrait représenter l’œuvre des pirates (…) auraitprécisément l’idée de ce mât, avec ces vagues et ce agrès, tombé tout au traversdu pont, de ces canons culbutés, de ces écoutilles ouvertes, de ces grandestaches de sang et de ces cadavres partout, spécialement de ce groupe dereligieuses écroulées l’une sur l’autre. »

De nouveau, l’Annoncier nous fait percevoir les deux aspects du théâtre. D’une part on al’impression qu’il dit « regardez à quel point tout cela est artificiel », en utilisant les mots« peintre » et « représenter », et d’autre part il montre la justesse de la composition : les choixqui ont été faits pour planter le décor sont les mêmes que ceux qu’aurait fait un peintre, c'est-à-dire un professionnel de la représentation. Cependant, le peintre est expert en matièrede représentation mais son œuvre ne trompe pas : du regard on englobe la scène peintesur la toile mais aussi le cadre de celle-ci et le mur derrière, vrai, lui. De plus le tableau,aussi réussit soit-il, ne peut se situer que dans deux dimensions et par là-même on connaîtqu’il n’est qu’une représentation. Ainsi, l’Annoncier montre que le décor est tellement justequ’on y croit, tout en sachant que ce n’est qu’une représentation. Il insiste sur ces deuxaspects à la fois, et montre dans le même temps qu’on peut les percevoir ensemble, enfaire l’expérience simultanément. On peut être à la fois crédule et objectif. C’est le principe

même de la distanciation de Brecht 65 , et c’est aussi une nouvelle façon d’exprimer la

transgression des frontières au théâtre. Ce n’est pas que ces frontières soient perméablespar nature ou dans le théâtre en général, bien au contraire, cette dualité existe toujours.Mais la particularité du Soulier de Satin est d’encourager les spectateurs à faire l’expériencede cette dualité et de cette transgression, tandis que cela reste implicite dans le théâtre engénéral.

En apostrophant les spectateurs, « comme vous voyez », l’Annoncier les prend à partie,il s’adresse directement à eux. Cette expression fait par ailleurs penser à une visite aumusée, menée par un guide. Elle suppose une attitude volontaire et active des spectateursqui voient la même chose (« extrêmement grand et maigre ») que l’Annoncier : depuis lascène et depuis la salle, on assiste au même spectacle, ce qui tend à faire oublier une fois

65 Cf. II, p 75 sqq.

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encore la frontière ordinairement définie entre ces deux espaces. Chacun est le spectacledes autres.

« Le voici qui parle comme suit (…) Mais c’est lui qui va parler. » Une nouvelle fois,l’Annoncier montre combien la frontière entre la réalité et la vérité peut être perméable. Lapremière partie de la citation nous permet de savoir déjà ce que va dire le Père Jésuiteet renforce l’aspect distancié, le côté lecture de l’œuvre que Claudel provoque chez lespectateur. On a bien conscience d’assister à une représentation et à un projet théâtral etnon pas d’être témoin d’une scène de la « vraie vie ». Ce procédé permet aussi de projeter lespectateur au niveau de l’auteur / narrateur omniscient qui connaît par avance les péripétiesà venir. On retrouve là le renvoi au statut de lecteur que retrouve le spectateur dans leSoulier de Satin. Avec la seconde partie de la citation (« Mais c’est lui… »), Claudel nousapprête à repasser dans le récit de manière immédiate, sans l’intercession de l’Annoncier.Il nous ramène au cœur du décor dont on sait qu’il est décor tout en adhérant au principedu théâtre : accepter le temps de la représentation des repères qui sont réels bien quedifférents de la vérité.

Puis l’Annoncier porte de nouveau toute son attention sur le public et lui dispensedes conseils, voire des consignes : « Ecoutez bien, ne toussez pas et essayez decomprendre un peu. » Ici les spectateurs sont identifiés en tant que tels (on se rappellela remarque de Roland Barthes sur la passivité des spectateurs enfoncés dans l’ombre66 ), susceptibles de se laisser porter distraitement par l’histoire à laquelle ils s’apprêtentà assister. L’Annoncier rappelle des consignes apparemment évidentes et essentielles :« écoutez (…) essayez de comprendre ». Cependant en les rappelant il souligne lavolonté de Claudel d’impliquer les spectateurs de façon extraordinaire dans son théâtre.Il leur demande une attention renforcée et les prévient qu’ils vont assister à quelquechose d’exceptionnel. Paradoxalement, il les avertit également que l’histoire sera tellementexceptionnelle que les spectateurs ne pourront pas tout comprendre malgré leurs efforts etque ce qui résistera à leur entendement sera d’autant plus beau.

Pour clore son discours, l’Annoncier qui vient de demander aux spectateurs d’essayer« de comprendre un peu » les avertit que le plus beau sera ce qui ne pourra être compris :

« C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui estle plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pasamusant qui est le plus drôle. »

L'incompréhension semble ici être une évidence contre laquelle rien ne sert de lutter.Elle n'est pas un obstacle au plaisir ou à la beauté. En effet, l'incompréhension est unecaractéristique essentielle de la vie qui ne peut pas être analysée comme une suited'enchaînements logiques ou de rapports de cause à effets. On peut dire que la vie en elle-même n'a pas d'autre sens que celui que nous lui donnons subjectivement, et que parfoiselle résiste à toute interprétation, donnant lieu à ce qu'on appelle des « ironies du sort ».C'est le premier élément qu'on peut retirer de ces mots de l'Annoncier : le Soulier de Satinsera pour les spectateurs d'un grand réalisme. D'autre part on pourra interpréter l'évocationde cette incompréhension comme l'illustration de ces frontières extrêmement perméablesque Claudel veut appliquer à son théâtre : l'Annoncier prévient les spectateurs qu'ils vontglisser imperceptiblement de la compréhension à l'incompréhension, sans s'en apercevoir,

66 “C'est vous qui êtes dans l'ombre : ligoté sur votre fauteuil ou au poulailler par votre pauvreté, de toutes manières empoissédans la technique, les lumières, le talent, la peinture, les fausses soies et les rébus psychologiques, perdu dans votre nuit, vousapercevez loin devant vous un monde céleste et prestigieux, dont vous êtes constitutivement exclu, et que vous ne pouvez que lécherdu regard.” R.Barthes,2002,p70

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et c'est ce glissement qui sera la plus grande réussite du poète. En alternant des phasesde compréhension et des phases énigmatiques, Claudel reproduit sur les spectateursl'impression du déroulement de la vie. Parfois il ne faut pas chercher à comprendre etlaisser les choses se faire, ne pas savoir où elles vont nous mener. Claudel prévoit que lesspectateurs auront cette impression en prenant part au Soulier de Satin : il faut que tout aitl'air vrai, en marche, précipité, improvisé, comme si les comédiens eux-mêmes ne savaientpas où cela mènera.

On a donc pu voir, tout au long du discours de l'Annoncier qui introduit la pièce, diversencouragements à franchir la ligne imaginaire qui sépare ordinairement la scène de la salleet des coulisses, et des incitations à se laisser submerger par le Soulier de Satin, tout engardant à l'esprit l'idée que ce n'est pas la réalité. Il faut le vivre comme une aventure eten même temps connaître qu'on est assis dans un fauteuil, ou debout sur une scène sousune voûte étoilée faite de guirlandes électriques.Le message est clair, dès le début de lapièce : nul n'est tenu de s'enfermer dans son statut de spectateur, de comédien ou detechnicien. Il ne faut pas cantonner le théâtre à une parenthèse de la vie quotidienne, ouà un divertissement, mais bien comprendre, assimiler le fait qu'au théâtre tous les acteurssont en représentation, tout le monde joue un rôle et que par conséquent la frontière scène /salle / coulisses n'a plus de sens. Chacun est acteur et chacun est apte à faire tomber lesbarrières conventionnelles du théâtre. L'Annoncier invite l'assemblée a réellement prendrepart à ce qui va arriver.

L'Irrépressible : le lapsus du poète

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Le personnage de l'Irrépressible apparaît à la scène 2 de la deuxième Journée duSoulier de Satin. Il dirige les machinistes qui mettent le nouveau décor en place, commes'il était chef machiniste, et est en même temps présenté par Claudel dans la didascaliecomme un « clown de cirque ». Déjà son statut est ambigu aux yeux des spectateurs. Etpuis il utilise les accessoires de la scène précédente (« l'aune du tailleur » et « l'étofferouge ») illustrant ainsi la continuité des deux scènes et la capacité de ce personnage àse glisser de l'une dans l'autre, de Cadix à la Catalogne, de la coulisse à la scène, sans lamoindre difficulté, sans rencontrer la moindre barrière, se jouant des normes qui clôturentces différents espaces. Ainsi, l'idée de frontière entre les lieux et les unités d'action de lapièce est nettement remise en question. La pièce de Claudel ne se veut pas cloisonnée enscènes indépendantes les unes des autres et l'Irrépressible incarne la continuité du récit enmême temps que la transgression des normes du théâtre classique.

Cet incongru personnage, gesticulant et à moitié nu, invective les techniciens commele ferait sans doute un régisseur en coulisses : « le public s'impatiente ». Cependant il estsur scène, ce qui fait de lui à la fois un technicien du théâtre et un comédien. Il est à la foisun rôle inventé par Claudel et lui-même, conscient d'être sur une scène, en représentation,

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et une vraie personne comme le sont les machinistes à qui on ne demande pas de se mettredans la peau d'un personnage. De plus il exprime une forme de relation entre le public et lescomédiens et techniciens, les premiers pouvant à tout moment réclamer la représentationcomme un dû.

L'irrépressible n'a pas laissé le temps à l'auteur de lui mettre un costume : c'est uncomédien qui ne veut pas se plier à la plume du poète.

«...pas la patience de moisir dans cette loge où l'auteur me tient calfeutré »Autrement dit, il veut faire croire qu'il n'était pas prévu au programme. Son discours tendà montrer que les personnages du Soulier sont tellement réalistes qu'ils ont une volontépropre, différenciée de celle de l'auteur et que ce dernier ne contrôle pas tout à fait. Ici encoreil faut reconnaître un jeu de frontières mené par Claudel. Si l'Irrépressible présente tous lessignes du personnage incontrôlable, envahissant et inattendu, prenant tout à coup toute laplace (comme la poussière du tapis battu de la musique décrite dans la didascalie), on saitbien que c'est l'auteur qui a prévu et cerné de sa plume les moindre extravagances et élanscommis par ce curieux bonhomme. La particularité de l'Irrépressible réside essentiellementdans cette contradiction. Il est programmé pour tant d'exubérance et de réalisme. Il se veutle symbole de l'improvisation, de l'imprévisibilité et du débordement mais le fait est que sondiscours est avant tout écrit et donc forcément récité. L'Irrépressible est en réalité à la mercide la moindre virgule.

L'Irrépressible évoque tous les personnages imaginés par Claudel et auxquels il n'a pasencore donné vie. L'Irrépressible incarné est un passe muraille qui appartient aussi bien aumonde physique des hommes qu'au monde impalpable des idées. Il est à la fois comédienet technicien, metteur en scène et esprit de l'auteur. On peut l'analyser comme une sortede lapsus de l'esprit, c'est à dire quelque chose qu'on exprime sans le prévoir ni / ou levouloir, qui sort malgré soi du refoulement de l'esprit. Ce contre quoi on ne peut pas lutter,ce qu'on ne peut pas réprimer : il est l'inconscient de l'auteur, qui passe dans le réel grâceau langage. Une fois de plus, une frontière est franchie, une frontière imperceptible commele sont celles du théâtre. L'Irrépressible met en évidence la possibilité de passer d'un côtéà l'autre ainsi que le caractère irréel des frontières qu'on croit les plus infranchissables.

Sur la scène, il évoque les coulisses, la loge, l'habilleuse, les costumes, les figurants...et rappelle donc aux spectateurs qu'ils assistent à une représentation. Une fois de plus

Claudel brandit l'étendard de la distanciation brechtienne 67 comme le meilleur moyen pourtous de prendre part à la pièce et de s'y impliquer entièrement. Ce passage de la piècerappelle le ton de l'Annoncier qui, plus tôt, mettait en garde tous les acteurs du théâtre contrece qui allait se dérouler sur la scène. Une fois de plus, à travers l'Irrépressible, Claudel nousenjoint de ne pas nous y tromper. Et pourtant, une fois établie à nouveau cette distance,l'Irrépressible sollicite l'investissement total des spectateurs dans la pièce, en leur suggérantle décor par sa seule parole. Déjà il faut que les spectateurs se représentent la forêt parla fenêtre, le clair de Lune, les murs épais du château. Le fait que ce décor ne soit pasmatériellement mis en place sur la scène mais imaginé par chacun replonge les spectateursau cœur de ce monde inventé dont l'Irrépressible soulignait l'instant d'avant qu'il fallait s'endétacher. Le passage d'un côté à l'autre de cette « frontière » devient de plus en plus familieret facile au fur et à mesure de la pièce. C'est comme si Claudel voulait faire l'éducation duspectateur.

67 Cf. II, p 75 sqq.

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Si la seule parole de l'Annoncier permet de planter le décor, son discours permet ausside voir ce qui n'est pas représenté sur la scène (par exemple Don Rodrigue, souffrant desa blessure et qui se trouve dans une autre pièce).

« … je crois bien qu'il va crever... » Cette fois, l'Irrépressible se met à la placedu spectateur ou du lecteur, dans l'expectative, qui imagine le cours que pourrait suivrela suite de l'histoire : il passe de l'esprit du poète qui sait tout, à celui du lecteur quidécouvre l'aventure page après page, soumis au suspense du récit. Comme l'Annoncier,ce personnage peut aussi bien appartenir aux différents espaces du théâtre, et en plus êtreaussi inconsistant qu'une pensée peut l'être, c'est à dire ne pas se définir dans l'espace :l'Irrépressible ne connaît pas de frontières.

« Je me trompe, il guérira ou la pièce serait finie. » Le terme « pièce » se réfère bienau théâtre et à la conscience que chacun a d'assister à une représentation, alors que « il vacrever » et « il guérira » font référence au personnage de Rodrigue, qui se trouve commedans une autre dimension. L'Irrépressible met les deux expressions sur le même plan, dansla même phrase, illustrant une nouvelle fois la transgression des frontières que Claudelencourage.

« Je vous présente la maman de Don Rodrigue. (…) Restez où vous êtes !Attendez que j'aille vous chercher. Sacrebleu ! Qui vous a dit de venir ? Sortez !Sortez ! »

Toujours pour brouiller les pistes, l'Irrépressible présente un personnage et s'emporte contrela comédienne qui l'incarne : cette fois ci les deux sont mélangés et indiscernables l'unde l'autre, il n'y a plus de frontière. De plus, il feint d'inventer le nom de Doña Honoriasur le vif : « Honoria vous va-t-il ? » en s'adressant aux spectateurs ou peut-être à lacomédienne, comme s'il était l'auteur en train d'écrire et de se demander si ce nom seraassez crédible pour ceux qui le liront. On a l'impression, pour un instant, d'avoir voyagédans le passé, et de se retrouver au moment de l'écriture de l'œuvre, observant le poètequi travaille. Mais le nom de Doña Honoria est présent dans les didascalies précédant cetteréplique de l'Irrépressible, ce qui entretien l'ambiguïté installée par son arrivée. En effetcette feinte donne une impression d'immédiateté de la création de l'histoire alors que lepersonnage de Doña Honoria est écrit depuis des années et que le lecteur le connaît depuisla présentation des personnages, au début de la Journée. Le personnage de l'Irrépressibleet son jeu empêchent le spectateur de s'installer durablement dans une disposition d'espritplutôt que dans une autre. Il remet sans cesse en question tous les statuts, les frontièreset les préalables qu'on s'attend à trouver au théâtre : pas de repos pour les esprits authéâtre ; quiconque a voulu y entrer doit s'y investir pleinement et ne pas se cantonner àce qu'il s'attendait à y trouver. Il faut se laisser submerger par le raz-de-marée irrépressibledu théâtre, provoqué par la mutation et / ou l'effacement des espaces tels qu'ils sontconventionnellement / traditionnellement définis au théâtre.

« Enfin ! quoi ! Vous la verrez bien vous-mêmes, tout à l'heure. (Il jette la craie aumilieu du public.) »

S'adressant au public et jetant la craie dans le public, l'Irrépressible instaure un lien physiqueet d'égal à égal entre la scène et la salle. La craie qui a servi de craie sur scène, et à présentdans la salle, et elle est toujours une craie. Elle est à la fois un accessoire et en mêmetemps rien de plus que cet objet trivial, qui peut servir à n'importe qui au même usage qu'ena fait l'Irrépressible, sur la scène. La craie, dont la fonction est de tracer des traits, effacela ligne qui sépare ces deux espaces. De plus, en abandonnant son dessin et en confiantla représentation visuelle d'Honoria à l'appréciation des spectateurs, l'Irrépressible insiste

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encore sur la relation entre la scène et la salle, l'échange réel qui a lieu entre ces deuxespaces et qui ne nécessite pas sa médiation.

L'Irrépressible reprend alors le rôle du metteur en scène et du scénographe endispensant diverses indications scéniques. Puis il fait venir Doña Prouhèze sur le plateau,en commentant son nom :

« ... je vous demande la permission de vous amener Doña Prouhèze. Quel nom !Comme ça lui donne un petit air vraisemblable ! »

Tout d'abord il parle de Prouhèze comme d'un objet qu'on amène, qu'on déplace et qu'onrange à sa guise, comme de quelque chose d'inerte. Cela traduit à la fois l'attitude deProuhèze abattue de savoir Rodrigue souffrant, et le fait qu'elle n'est qu'un personnage quel'auteur anime selon son envie, comme une marionnette. « Quel nom ! » souligne la raretéde « Prouhèze », voire son unicité. C'est un nom qui a été inventé pour ce personnage etdans lequel on peut déjà deviner le relief du caractère et le tempérament de l'héroïne dontle parcours ne sera à partir de cette deuxième journée, qu'un enchaînement de prouesses,démontrant sa force de caractère et sa droiture, une suite de sacrifices. «... un petit airvraisemblable ! » rappelle une fois de plus la distance qu'il faut tenir entre les personnagesqui évoluent sur la scène et les personnes qui incarnent les rôles. Donner un nom à unepersonne c'est lui reconnaître une identité propre, la reconnaître comme sujet, cela la faitexister.

L'Irrépressible fait ensuite allusion à la perception du temps au théâtre :« ...car vous savez qu'au théâtre nous manipulons le temps comme unaccordéon, à notre plaisir, les heures durent et les jours sont escamotés. Rien deplus facile que de faire marcher le temps à la fois dans toutes les directions. »

Les transgressions ne sont pas seulement spatiales dans le Soulier de Satin. D'une minute àl'autre peuvent s'écouler dix heures ou dix ans de l'histoire à laquelle on assiste. Les ellipsessont nombreuses, et parfois comme nous l'avons vu, on revient même dans le passé poursuivre un récit qui se déroule dans le même temps que celui qui a été représenté dans letableau précédent à un autre endroit du globe.

Quand il amène Prouhèze sur scène, l'Irrépressible s'adresse à elle, et donc se placesur le même plan qu'elle, mais il fait référence à la foule des spectateurs tout en précisantque Prouhèze, elle en revanche, ne peut pas la percevoir :

« ...que cette foule à votre insu qui nous entoure vous entende ! Parlez et ditesnous ce qui charge votre cœur coupable ! »

L'Irrépressible illustre encore la perméabilité des frontières du théâtre en disant « quinous entoure » puisque lui seul perçoit la foule. C'est que lui se définit autant comme unpersonnage que comme une personne qui joue un personnage, tandis qu'il ne s'adresse pasà la comédienne qui joue Prouhèze, mais à Prouhèze seule, qui si elle n'est que Prouhèzene peut pas percevoir le public. Prouhèze ne semble pas à ce moment là faire l'expériencede la distanciation : il n'y a sur scène que Prouhèze, alors qu'il y a à la fois l'Irrépressible et

Michel Fau 68 (par exemple). En revanche, si le public voit la comédienne et Prouhèze, il nevoit pas ce que voit Prouhèze : « ces carreaux rougeoyants que vous surveillez à travers lacour ». Ce passage met en évidence la coexistence des deux mondes que permet le théâtre.L’Irrépressible est le lien qui permet en l’occurrence de passer de l’un à l’autre : avec lui latransgression est non seulement possible mais effective. La suite du rôle de l’Irrépressiblecorrespond aussi à cette analyse : il prend pour un instant la position de l’auteur omniscient

68 Comédien qui incarne l'Irrépressible dans la mise en scène d'O. Py, en 2003 et 2009.

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II. Transgression des normes et distanciation

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qui peut relater ce qui se passe au-delà de l’espace dans lequel se déroule l’action à laquelleon assiste. De la même façon il prédit l’avenir :

« et tout à l’heure il débouchera dans cette clairière chenue d’arbres mortsrevêtus d’une mousse immémoriale. Tout y est étrangement blanc sur le fondnoir des sapins jusqu’à ce papillon qui s’est ouvert un moment dans un rayon dejour livide ; il n’y a personne. »

Dans le rôle du narrateur, l’Irrépressible passe du futur de l’indicatif au présent de l’indicatif,ce qui reflète ce qu’il exprimait plus tôt : en tant que créateur de théâtre, il manipule le tempsà plaisir. Puis, en allant chercher Honoria, il se remet dans la peau du metteur en scène endonnant des indications susceptibles d’orienter le jeu de ses comédiennes : « … sente sonamour souffrant repris et enveloppé par votre amour maternel Et votre cœur de mère quis’explique avec son cœur d’amante. ».

« Tout est en ordre, venez. » L’Irrépressible termine son laïus en contredisant ladidascalie initiale de Claudel qui prêche le désordre et l’inachevé. On peut interpréter cettedernière réplique comme une illustration des normes illusoires du théâtre : ce qui à l’instantT est une chose peut représenter son contraire l’instant d’après et n’en sera pas moins vraipour autant. Tout, au théâtre, est en instance permanente de mutation, c’est pourquoi on nedoit pas se fier aux normes qui y sont fixées et même s’évertuer à les transgresser.

La Lune et l'Ombre Double

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L’Ombre Double et la Lune, qui apparaissent respectivement aux scènes 13 et 14 dela deuxième journée du Soulier de Satin ont en commun la spécificité de n’être pas despersonnages humains. Ces personnages ne sont pas sexués, n’ont pas de forme humaine,sont désincarnés. Ils expriment donc l’absence de frontières, de contours par excellence.

L'Ombre Double est en elle-même une illustration de la transgression des normes ence qu'elle est à la fois un homme et une femme, et aucun d'eux. Elle est une entité à partentière, créée en un instant et éternelle malgré la séparation des corps qui l'ont projetée,« car ce qui a existé une fois fait partie pour toujours des archives indestructibles. » L'OmbreDouble n'a pas une existence purement spatiale ni un contour immuable. Elle peut s'étirer,foncer ou s'éclaircir jusqu'à disparaître, elle peut se mélanger à d'autres ombres sans qu'onpuisse distinguer leurs contours respectifs.

La Lune est l'autre personnage surnaturel du Soulier de Satin et elle exprime lacoexistence des contradictions et la continuité des sensations, qui ne connaissent pasde frontières, de finitude, alors que l'Ombre Double se caractérise par l'indistinction deséléments qui la composent. Cette dernière est par son absence de netteté et ses contours

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II. Transgression des normes et distanciation

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aléatoires l'illustration de la confusion des vérités qui, tellement entremêlées n'existent plusindépendamment les unes des autres mais en forment une nouvelle qui se suffit à elle-même. Par exemple, l’Ombre Double est « Rodrigue et Prouhèze ». C'est-à-dire non pas« Rodrigue + Prouhèze » mais plutôt « Rodrigue-et-Prouhèze », soit une entité qui n'estni Rodrigue, ni Prouhèze, ni juste la somme des deux, mais la rencontre des deux (avecl'idée de la valeur ajoutée qu'implique la rencontre et qui fait l'essence et l'unicité de l'OmbreDouble). La Lune, elle, met en relief l'existence simultanée de plusieurs phénomènes qu'onpeut distinguer les uns des autres et qui sont vrais en même temps :

« libre et captive, réelle et sans poids ».Ces affirmations sont contradictoires et pourtant vraies en même temps, comme le sont lesdeux faces de la Lune. On ne voit jamais les deux en même temps, et même, on n'en voittoujours qu'une, mais la face cachée est pourtant tout aussi réelle et présente que la facequ'on observe depuis la Terre. Tel est le théâtre : ce qu'on voit sur la scène est à la foisvrai et irréel, tout comme les statuts des personnes qui évoluent dans l'enceinte du théâtre.Le personnage de la Lune rappelle que le théâtre permet de faire coexister deux mondes,bien distincts, tous les deux palpables et valables, mais avec des systèmes de repères quipeuvent être absolument contradictoires (par exemple la perception du temps). De même, ilest vrai que Rodrigue et Prouhèze se cherchent et se rejettent d'un bout du monde à l'autre,mais il est également vrai que cet homme et cette femme qu'on voit sur la scène ne sontpas Rodrigue et Prouhèze.

Cette « multi-morphologie » est encore suggérée par la réplique : « C'est moi Minuit,le Lac de Lait, les Eaux ». La Lune est une heure, un instant, minuit : l'heure absolue, sonapogée, son zénith. A cette heure elle éclaire tout de sa lumière blanche, lactée, et le lac,bleu le jour quand il reflète le ciel, devient blanc quand la Lune s'y mire, à minuit. De fait, laLune est dans le Lac, elle est le Lac puisque qu'il lui renvoie son image comme un miroir.Elle est donc les Eaux en même temps, ce qui signifie aussi qu'elle est la mère et plusgénéralement la vie. La Lune est une heure, une lumière, une matière, et la vie, et tout celaen même temps sans qu'aucune de ces existences soit infirmée par sa simultanéité avecles autres.

L'Ange GardienPar deux fois au cours de la pièce, Doña Prouhèze se trouve au seuil de « l’autre monde »,elle est sur le point de perdre connaissance d’une manière ou d’une autre (sommeil oudélire) et soustrait ses sens à la perception du monde des vivants. A ces deux occasions,qui représentent le passage d’un monde à l’autre, apparaît un personnage qui complète letableau des figures transgressives du Soulier de Satin. Ce personnage, qui ne peut êtreassimilé par ses caractéristiques ni à l’Annoncier, ni à l’Irrépressible, ni encore à l’OmbreDouble ou à la Lune, est l’Ange Gardien. Il apparaît une première fois à la scène 12 de lapremière Journée, alors que Prouhèze franchit le ravin profond qui entoure l’auberge de X. Ace moment, Doña Prouhèze passe du lieu où elle doit être au lieu où elle n’est pas autoriséeà aller, elle s’évade au péril de sa vie et chancelle sous l’effort considérable qu’elle doitdéployer pour escalader la pente. Elle est sur le point de perdre connaissance, de passerdans le monde de l’impalpable et du rêve, de l’inconscient. Pendant cette scène où l’onvoit Prouhèze lutter pour ne pas s’évanouir, l’Ange Gardien est là près d’elle mais elle nele perçoit pas, sauf un instant, comme une intuition. Plus tard, endormie, à la scène 8 dela troisième Journée, et donc inconsciente, Prouhèze est déjà en quelque sorte de l’autrecôté du miroir : son esprit est à ce moment capable d’entrer en communication avec « l’au-delà », l’impalpable, puisque pendant le sommeil c’est l’inconscient qui s’exprime. Pendant

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cette longue scène qui annonce la mort de Prouhèze et son passage absolu dans l’autremonde, elle voit, entend et ressent la présence de l’Ange Gardien qui est à la fois extérieurà elle et une partie d’elle-même.

« Regardez-la… » C’est avec ces mots de l’Ange Gardien que commence la scène 12de la première Journée. Personnage symbolisant l’au-delà, l’Ange Gardien se tient prêt àaccueillir Prouhèze à bout de forces dans l’autre monde. Il est sur le seuil qui sépare les

deux mondes et par conséquent peut communiquer des deux côtés. Il s’adresse doncau public et le prend à témoin, considérant Prouhèze essoufflée et écorchée qui s’enfuitde l’auberge. En revanche, Prouhèze, elle, ne voit ni n’entend pas l’Ange Gardien : elleest encore du côté des vivants / conscients. Les spectateurs, eux, partagent avec l’AngeGardien cette faculté de voir les deux mondes à la fois. En donnant aux spectateurs uneaptitude que la plupart des personnages n’ont pas, Claudel force encore

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II. Transgression des normes et distanciation

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une fois les frontières immatérielles qui clôturent les différents espaces du théâtreconventionnel. L’Ange Gardien, posté sur la frontière peut non seulement avoirconnaissance de ce qui se déroule de chaque côté, mais aussi se donner à voir des deuxcôtés. Il s’instaure entre lui et Prouhèze un faux dialogue puisque seul l’Ange Gardiens’exprime en réaction à ce que dit Prouhèze et que celle-ci ne parle que pour elle-même.« Je suis seule ! » répond pourtant à « Si seulement il n’y avait personne pour nous voir ! ».C’est comme si Prouhèze avait intériorisé cette deuxième voix, qui serait en fait une partied’elle-même. Sur scène on voit deux personnes, mais l’auteur laisse penser que l’AngeGardien peut être à la fois Prouhèze et une autre entité, bien distincte. Claudel brouilleles limites de l’être avec le personnage de l’Ange Gardien. Le désespoir de Prouhèze lapousse aux confins du monde des vivants et quand elle s’exclame « Rodrigue va mourir ! »et que l’Ange lui répond « Il vit », elle réplique « Il vit ! Quelqu’un me dit qu’il vit encore ! ».Confusément, et alors qu’elle avait constaté plus tôt qu’elle était seule, Prouhèze perçoit laprésence de l’Ange Gardien, un court instant, et cette fois elle ne le perçoit pas comme unevoix intérieure, mais bien comme quelqu’un, une entité qui n’est pas elle et donc qui disposed’une volonté indépendante. A cet instant, tant sa détresse est grande et ses forces réduites,Prouhèze frôle le seuil de « l’autre monde », que garde l’Ange. Puis, comme réaniméepar l’assurance de la santé de Rodrigue, elle s’éloigne à nouveau de l’Ange Gardien et ledialogue intérieur reprend.

L’Ange Gardien réapparaît à la scène 8 de la troisième Journée, lorsque Prouhèze,« dormant », est pour la seconde fois dans une dimension parallèle, incapable de percevoir

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le « monde éveillé ». Dans son sommeil fiévreux, voire délirant, elle perçoit l’Ange Gardienpar tous ses sens. On le voit distinctement comme étant une personne à part entière,différente de Prouhèze. Cependant, c'est sur leur communauté qu'insiste l'Ange Gardien,dès le début de leur conversation : « il y avait une continuité entre nous. Tu me touchais. »Partout où était Prouhèze depuis le début de la pièce, l'Ange était avec elle, imperceptiblemais présent. Dès lors le spectateur prend conscience qu'il existe une dimension parallèleau monde que l'auteur déroule sous ses yeux, et qu'il perçoit cette dimension dans la mesureoù l'auteur le veut bien. L'Ange Gardien joue sur la fragilité et l'inconsistance des frontièresen faisant douter Prouhèze qui ne sait plus si elle est encore vivante ou déjà morte :

« Et qui sait si tu n'es pas morte déjà ? D'où te viendraient autrement cetteindifférence au lieu, cette impuissance au poids ? Si près de la frontière, quisait de quel côté il est en mon pouvoir de te faire à mon gré par jeu passer etrepasser ? »

L'Ange Gardien souligne le fait que rien ne permet d'affirmer définitivement qu'on se trouved'un côté ou de l'autre d'une frontière puisqu'on les traverse sans même s'en rendre compte.C'est ce que l'auteur veut montrer au théâtre. Rien ne permet d'affirmer définitivementqu'on est un spectateur, ou un comédien, et seulement un spectateur ou un comédien.Aller au théâtre, c'est d'emblée se placer d'un côté de frontières qu'on croit réelles etinfranchissables, mais Claudel nous montre que plus on est sûr de son statut, de sa place,moins cette certitude est valable. Au théâtre, on est sans cesse sollicités par l'intrigue, parles personnages, par les comédiens, par le décor, par le bruit dans la salle, et on ne cesseen réalité de passer ces frontières sans jamais se fixer d'un côté.

« Ensemble et séparés. Loin de toi et avec toi. » : il est évident que l'Ange Gardienévoque la mort et son cortège de croyances, mais on peut aussi lire cette réplique commeune métaphore du théâtre, dictée par l'auteur : Prouhèze et tous les autres personnagessont à la fois loin de tous les acteurs du théâtre dans la mesure où ils sont avant tout unesuite de caractères dessinés à l'encre sur du papier et n'ont pas d'existence réelle, et avecles spectateurs, sous leurs yeux, à quelques mètres de toutes les personnes présentesdans le théâtre. Au fil de sa conversation avec l'Ange Gardien, Prouhèze fait elle-mêmel'expérience d'une forme de distanciation et souligne en même temps l'incertitude danslaquelle on devrait toujours être : les choses ne sont peut-être jamais ce qu'elles semblentêtre.

« Moi-même, cette dépouille que je vois là-bas abandonnée sur le sable, c'est ça ?(…) Le corps, suis-je dehors ou dedans ce corps ? Je le vis et en même temps jele vois. »

Prouhèze découvre qu'elle peut être deux choses à la fois sans qu'aucune ne soit pourautant moins vraie ni moins réelle. C'est une fois de plus ce que le spectateur doitcomprendre en assistant au Soulier de Satin. Il n'y a pas de frontière au théâtre qui soitassez perméable pour retenir les personnes dans une case bien définie et hermétique. Aucontraire, pour vivre le théâtre il faut connaître ces frontières et les mettre à l'épreuve. Onpeut les franchir, parfois même sans s'en rendre bien compte, et on peut aussi les enjamberet garder « un pied de chaque côté » : c'est la distanciation de Brecht qu'illustre Claudel,avec quelques années d'avance. Il y a au théâtre une continuité irréductible entre tous lesespaces qu'on se construit mentalement : « Ce qui te rend si belle ne peut mourir. Ce quifait qu'il t'aime ne peut mourir. » Quel que soit la position qu'on occupe au théâtre, passerl'une de ces frontières ne remet pas en cause l'identité profonde de chacun. C'est d'ailleursle seul bagage qu'on puisse transporter avec soi d'un côté à l'autre de ces frontières. Ce quiest essentiel persiste et le reste est laissé en arrière. Jouer le jeu, au théâtre, c'est aussi se

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« dépouiller » pour ne garder de soi que l'essentiel, ce avec quoi on va percevoir l'intrigue,les personnages, le décor, les émotions. Plus ce dépouillement est réussi, plus les acteursdu théâtre font l'expérience intime du monde créé par l'auteur.

Expériences et témoignagesAu-delà de ce qui est écrit et qui ne peut donc pas ne pas être représentésur scène, le Soulier de Satin recèle, dans l'expérience qui en est faite parles différents acteurs du théâtre, d'autres illustrations de l'élan qu'a voulu yinscrire Claudel et qui doit pousser le lecteur, le spectateur, le comédien... etc,à s'affranchir des limites que se pose le théâtre classique. Les transgressionssuggérées par l'auteur ne se cantonnent pas aux didascalies et aux répliquesdes personnages. Des témoignages prouvent que le Soulier de Satin provoquede réelles « transfigurations », de chaque côté des frontières qu'on croit devoirtrouver au théâtre. La durée de l'œuvre et toutes ses spécificités sont autant demécanismes qui permettent ces expériences extra-ordinaires.

Ludmila Mikaël, Prouhèze de A. Vitez en 1987Ludmila Mikaël se rappelle le matin de la première, quand le rideau est tombé sur les îlesBaléares, à la fin de la quatrième Journée. :

« Ce matin-là, qui fut un peu celui de notre résurrection, je ne savais plus où

j'étais. Qui était l'acteur ? Qui le spectateur ? Nous ne faisions plus qu'un. » 69

Ce premier extrait des confidences de la comédienne Ludmila Mikaël exprime tout àfait la transgression des normes provoquée par Claudel au travers du Soulier de Satin.Plus de dix heures de représentation modifient totalement la perception de l'autre authéâtre. Contrairement à une représentation ordinaire qui durerait jusqu'à trois heures, lescomédiens ne sont pas les seuls à accomplir une performance : tous les acteurs du théâtres'investissent dans le Soulier. Quand le rideau tombe, tous se sont depuis des heuresimmergés dans un monde inventé par l'auteur et en ont assimilé les repères. Il faut alors uncertain temps de réadaptation au monde réel, hors du théâtre. De plus, sur une telle durée,l'échange est beaucoup plus intense entre la scène et la salle : des deux côtés la fatigue estpalpable, alors qu'au cours d'une pièce d'une durée conventionnelle, seuls les comédienspeuvent sembler peiner. Avec Claudel, tous les acteurs du théâtre partagent une journée,emportés par un élan commun qui fait dire à Ludmila Mikaël qu'à la fin la différence entrela scène et la salle n'avait plus de sens. Cependant, si cette réflexion décrit une sensationéprouvée après la représentation, on pourra objecter qu'elle n'est donc pas directement uneffet de la pièce. Mais Ludmila Mikaël parle également de son vécu de la pièce alors qu'elleétait en train d'être représentée, et ce témoignage renforce encore l'idée selon laquelleClaudel parvient à dépasser les normes du théâtre classique :

« J'avais une passion pour la quatrième journée. Au petit matin, je montaissecrètement tout en haut des gradins pour voir ma fille Sept-Epées parler àRodrigue de cette femme que j'avais été et qui était morte dans l'explosion de lacitadelle. J'étais heureuse et fière de voir ma fille, heureuse de cette filiation entreValérie Dréville et moi. »69 L. Mikaël, citée par E. Recoing, 1991, p62

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Très clairement on comprend à travers ce témoignage la complexité des mécanismes mis enœuvre dans le Soulier de Satin : malgré que Prouhèze n'apparaisse pas dans la quatrièmejournée, c'est tout de même bien Prouhèze qui se rend dans les gradins puisque c'est « [sa]fille Sept-Epées» qu'observe Ludmila Mikaël. On voit bien que les frontières habituelles duthéâtre sont brouillées, puisque Ludmila Mikaël se sent encore Prouhèze, mais elle distingueles gradins du monde dont vient Prouhèze. Il y a à la fois la continuité entre la scène etProuhèze, et la superposition du statut de la comédienne, du personnage de Prouhèze etde la spectatrice. Enfin les liens de filiation qui existent entre Prouhèze et Sept-Epées sontentremêlés par Ludmila Mikaël qui dans son discours ne semble pas dissocier ces liens,réels, et ceux qu'elle et sa partenaire comédienne doivent représenter. On a l'impression queSept-Epées est la fille de Ludmila Mikaël qui à ce moment ne semble pas se distinguer deProuhèze. Cette courte remarque de la comédienne illustre à quel point le recul par rapportà l'intrigue est difficile à prendre, en grande partie à cause de la durée pendant laquelleles comédiens doivent se glisser dans la peau des personnages de Claudel. Pourtant ladistanciation est bien effective puisqu'elle dit « cette femme que j'avais été et qui étaitmorte » : à ce moment on sent que la comédienne s'est dépouillée de son habit de Prouhèzeet considère ce personnage et son histoire avec du recul. La confusion et la distanciationsont vraies en même temps. Cette réflexion montre également que le passage de l'acteur auspectateur peut être instantané. Les deux situations peuvent même se superposer au pointque les frontières qu'on se fixe habituellement au théâtre n'aient plus de sens. La réflexion deLudmila Mikaël tend à appuyer le fait que nous sommes perpétuellement en représentation,même en dehors du théâtre, et même en tant que spectateur, au théâtre. On veut donnerune certaine image de soi, parfois différente en fonction de la personne qui nous regarde,et dans tous les cas, quand on n'est pas seul, on adopte des attitudes construites pourrenvoyer à l'autre cette image particulière. On ne se départ jamais totalement de ces artificeset l'on est en même temps soi, et l'autre pour l'autre, c'est à dire en même temps acteuret spectateur. Il semble que c'est la confusion de ce double rôle d'acteur et de spectateurque parle Ludmila Mikaël ici.

Eloi Recoing, assistant d'Antoine Vitez en 1987Eloi Recoing, dans le journal de bord du Soulier de Satin, commente la mise en scèned'Antoine Vitez et décrit l'esprit dans lequel la pièce a été montée :

« D'une manière générale la circulation des objets doit être prise en charge parl'ensemble des acteurs. Chacun est l'ouvrier d'un rêve. Qu'il soit en scène ounon, il est en jeu, solidaire de la totalité du déroulement théâtral en tous points del'espace et du temps. Cette conception est, pourrait-on dire, une approche laïquede la communion des saints. L'acmé de la représentation est à ce prix. »

L'assistant de Claudel qui décrit ici le déroulement de la représentation évoque la nondifférenciation que font les acteurs entre la scène et les coulisses, et que l'on peut élargirà l'ensemble des personnes présentes dans le théâtre pour la représentation. C'est cetteadhésion de tous, sans faille, qui donne sa puissance au théâtre en général. Quant auSoulier de Satin, il ajoute à la profondeur de ce sentiment grâce à sa durée exceptionnelleet aux trucages inventés par Claudel et que nous avons vus, et qui agrippent même lesplus récalcitrants des spectateurs, les poussant à réagir et à interagir avec le reste desacteurs du théâtre. La frontière qui clôt l'espace inventé par Claudel, et qui représente déjàle monde, se situe au delà de la scène et du seuil des coulisses. Quand Eloi Recoing parlede « communion des saints », il évoque un espace non fractionné, non cloisonné, et quipermet ainsi à chacun de se sentir chez soi en même temps que toutes les autres personnes

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présentes se sentent aussi chez elles. Le Soulier de Satin donne à tous l'opportunité des'approprier le théâtre tout entier, et pas seulement un fauteuil dans la salle, ou seulementla scène. Cette solidarité qui naît entre tous les acteurs du théâtre permet de vivre vraimentl'histoire du Soulier de Satin en oubliant de quel côté du bord de la scène on se trouve.Dans ce sens, on se rapproche beaucoup de la conception classique (voire antique) desreprésentations théâtrales au cours desquelles le public était parfois littéralement ému au

larmes tant son implication dans la pièce était forte. 70

Alain Badiou et Michel Cournot, spectateurs, 1987Enfin c'est le point de vue de spectateurs qu'on peut utiliser pour rendre compte destransgressions mises en œuvre par Claudel et dont l'ensemble des acteurs du théâtre faitl'expérience en assistant au Soulier de Satin.

« La foule rassemblée voyait sur scène sa propre étendue latente, et comprenaitque pour la mener au jour il faille les plus extrêmes conditions de travail, depensée, et de convergence des esprits. (…) Et il est vrai qu'alors c'est pour nousque se disait, aux lisières du soleil levant : « Délivrance aux âmes captives. » Carun tel prodige de l'art nous avait, pensées et corps unanimes, délivrés de toutepesanteur. »71 « Les spectateurs, sur les marches, étaient arrachés au-delà d'euxmêmes, par une chose qui n'a qu'un nom, un nom tout petit : grandeur. »72

Le pari du poète est visiblement réussi dans la mesure où les spectateurs prennentpart entièrement à la pièce et s'y impliquent profondément, ce qui provoque l'impressiond'apesanteur qu'évoque A. Badiou. Aspirés par l'histoire de Rodrigue et Prouhèze, lesspectateurs s'extraient métaphoriquement de leur enveloppe corporelle qui est en grandepartie ce qui renvoie aux autres l'image qu'ils veulent donner d'eux. Ils oublient cettedimension physique et « communient » par l'esprit libéré des frontières ordinaires. Ladurée de la pièce, les didascalies et les personnages singuliers et extraordinaires inventéspar Claudel poussent tous les acteurs du théâtre à sortir de leur bulle individuelle et àexplorer l'espace créé par cette communion, c'est à dire le théâtre tout entier, sans ligne dedémarcation qui sépare la scène, la salle et les coulisses. La force de Claudel réside nonseulement dans la puissance de son texte, dans la pureté de son récit ou dans le savantdésordre réaliste créé sur le plateau par ses soins, mais bien dans la délivrance des âmescaptives qui, grâce au Soulier de Satin, découvrent que rien de bien nécessaire ne les retientdans une case donnée du grand échiquier qu'est le théâtre, ou la société.

La distanciation brechtienne dans le Soulier de SatinLa pièce de Claudel repose sur le principe de la distanciation, énoncée quelques annéesplus tard par Brecht, et qui est désormais une grande théorie du théâtre moderne.La distanciation permet de comprendre comment les transgressions que nous avonsobservées précédemment sont conceptualisables et réalisables. Pour que tous les acteurs

70 Cf. III, p 86 sqq.71 A. Badiou, cité par E. Recoing, 1991, p 95.72 M. Cournot, cité par E. Recoing, 1991, p 94.

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du théâtre soient aptes, dans le Soulier de Satin, à s'affranchir des normes habituellementcomprises comme des lois, il faut qu'ils apprennent à pratiquer et ressentir ce que BertoltBrecht a appelé la distanciation (Verfremdungsseffekt). On trouve plusieurs traductions dece terme, et notamment « l'estrangement », proposé par Antoine Vitez et qui selon lui est« un détour par l'étranger qui nous permet de « reconnaitre » une réalité, la nôtre, à laquellenous étions, par l'effet de l'aliénation, devenus étrangers, aveugles. ». Ernst Bloch, quant àlui, parle d' « effet V », antidote à l'aliénation. Nous allons à présent voir en quoi consiste lathéorie de la distanciation de Brecht pour ensuite comprendre de quelle façon Paul Claudell'a en quelque sorte précédé avec le Soulier de Satin et ce qu'il a ajouté à cette théorie danssa pièce pour en accentuer les effets.

Théorie de la distanciationLa distanciation est une théorie élaborée par Bertolt Brecht et qui vise à introduire unedistance, un recul critique par rapport à l'illusion théâtrale. On perçoit les prémices de cettethéorie chez Viktor Chklovski73 qui préconisait que l'art doit être un moyen pour le publicde remettre en cause sa vision du monde et les présupposés qui la fondent. Chklovskiimagine une série de mécanismes destinés à dévoiler les artifices de la fiction pour détruiresystématiquement l'illusion qui en résulte.

Le divertissement, essence du théâtreC'est Bertolt Brecht qui développe la théorie de la distanciation au travers notamment de sonPetit Organon pour le théâtre. Dans cet ouvrage, paru en 1948, Brecht décortique le théâtreet démontre à quel point sa fonction est essentielle dans la marche de la société. Le théâtreaurait d'après Brecht comme fonction première et essentielle le divertissement. Or l'auteursouligne que le théâtre a diverti à chaque époque de l'histoire d'une manière différente,liée à la société à laquelle il s'adressait, c'est à dire « non seulement des reproductionsd'une autre vie en commun, mais aussi des reproductions d'une autre sorte. » Et surtout« le plaisir pris à des reproductions de nature aussi différente n'a presque jamais été liéau degré de ressemblance entre la reproduction et ce qui était reproduit. » Bertolt Brechtdéplore que le théâtre contemporain tire sa jouissance d'une procédure totalement nouvelle :l'identification, à laquelle par ailleurs les œuvres auxquelles on l'applique ne se prêtent paspuisqu'elles n'ont pas été conçues dans cet esprit. Aujourd'hui les acteurs du théâtre nesavent plus retirer du plaisir de ce qui mérite d'en provoquer. Et ils cherchent et trouventle divertissement ailleurs, dans la beauté du langage par exemple, laissant trop de côté la« fable », l'idée force de l'œuvre, l'enchainement des évènements rendu croyable. Ce qui,selon Brecht, manque à notre société, est de savoir l'attitude à adopter au théâtre pour enretirer le plaisir et le divertissement au sens où l'entendaient les grecs du théâtre antique.Pour l'auteur, c'est l'attitude critique qui doit redonner tout son sens au théâtre moderne.

Le théâtre miroir de la société et la nécessité d'agirBrecht montre l'importance de cette posture critique en brossant un tableau fort peu glorieuxdes salles de théâtre telles qu'il les perçoit et auquel Roland Barthes fera écho par la suitedans ses Ecrits sur le théâtre.

73 Viktor Chklovski, critique et historien littéraire russe, 1893 – 1984

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II. Transgression des normes et distanciation

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« … silhouettes inertes (…) effort intense (…) intense épuisement (…) necommuniquent guère entre elles (…) une assemblée de dormeurs (…) ils ont lesyeux ouverts, mais ils ne regardent pas (…) comme envoûtés (…) pareils à desgens dont on fait quelque chose (…) état d'absence dans lequel ils paraissentlivrés à des sensations confuses mais intenses... »74 « Tout ce qui importeaux spectateurs dans ces salles, c'est de pouvoir échanger un monde plein decontradictions contre un monde harmonieux, un monde pas spécialement connucontre un monde rêvable. »75

Le théâtre que décrit Brecht et qu'il déplore observer chez ses contemporains « ne montrepas la structure de la société (reproduite sur la scène) comme influençable par la société(dans la salle) » dans la mesure ou la salle est complètement ensorcelée par la scène etvisiblement inapte à engager quelque mouvement ou pensée que ce soit sans que ceux-ci aient d'abord été impulsés sur la scène. Le théâtre est par excellence le lieu où estreproduite et imaginée la société. Or le théâtre qu'observe Brecht le désole car aucunsigne de changement ne semble pouvoir émerger tant la salle est hypnotisée et tant lasociété se satisfait de l'état des choses. Bertolt Brecht souligne pourtant dans son PetitOrganon l'injustice du monde moderne et particulièrement le soin que prennent ceux quidétiennent la science et les moyens de production à en tenir écartés l'autre moitié de lasociété qui ne peut que stagner dans son ignorance. C'est ce schéma qu'il voit reproduitau théâtre quand la masse des spectateurs s'identifie immédiatement au petit nombre decomédiens : les spectateurs acceptent sans réfléchir la version du monde qui leur estproposée et n'esquissent pas le moindre mouvement qui pourrait créer des remous. Maison l'a compris, la société telle que la perçoit Brecht est fondamentalement injuste et nourritl'ambition politique de l'auteur qui croit clairement à la révolution. Ainsi, il est tout à faitnaturel que Brecht veuille œuvrer à cette révolution, et avec son arme de prédilection :le théâtre. Toute l'idée de Brecht est de suggérer au théâtre qu'un autre fonctionnementest possible, grâce à la distance critique qui permet de ne pas se tromper aux illusions dumonde. La théorie de la distanciation tend donc à encourager chez le spectateur commechez le comédien ce recul, de façon à ce que le théâtre devienne un lieu d'enseignementet de diffusion qui aura vocation à mettre le feu aux poudres révolutionnaires.

Techniques de la distanciationPour parvenir à ce théâtre non aliénant, Brecht veut trouver le moyen d'empêcher leprocessus d'identification d'avoir lieu, et cette non-identification est le commencement dela critique. Il faut pouvoir voir dans la reproduction de la société, qui a lieu sur la scène,toutes ses contradictions, ce qu'elle n'est pas, ce qu'elle a été et ce qu'elle aurait pu être. Ilfaut que l'objet représenté soit reconnaissable mais en même temps qu'il paraisse étranger.Brecht rappelle que c'est précisément ce que faisaient les théâtres grecs et antiquesen utilisant des masques humains et animaux et que c'est aussi ce que fait le théâtreasiatique aujourd'hui encore avec des effets musicaux et pantomimiques qui empêchaientet empêchent l'identification. Aujourd'hui, c'est ce qui est familier qu'il faut soustraire à cequi est reproduit sur scène, car ce qui est familier, ce qui est resté longtemps inchangé,paraît inchangeable et empêche une fois de plus le spectateur de prendre conscience qued'autres formes de ce qui est reproduit sous ses yeux sont possibles. Brecht dit :

74 B. Brecht, 1970, p 30.75 B. Brecht, 1970, p 32.

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« et qui se méfie de ce qui est familier ? Pour que toutes ces choses donnéespuissent lui apparaître comme autant de choses douteuses, il faudrait développerce regard étranger avec lequel Galilée observa un lustre qui s'était mis àosciller. »76

Le théâtre doit amener son public à s'étonner grâce à une technique de distanciation dufamilier, de façon à ce que rien ne soit plus posé comme immuable et que tout puisse êtreremis en question. Le comédien devient alors « le montreur » et le personnage « le montré »,de sorte qu'on a par exemple Philippe Girard qui montre Rodrigue. Et le public distingue etperçoit les deux personnes. Il ne doit pas dans son jeu tenter de faire croire qu'il n'y a pas eudes dizaines et des dizaines d'heures de répétitions, il doit laisser transparaître son métierd'acteur en tant que tel. On doit aussi percevoir dans le jeu du comédien qu'à tout momentde la pièce, il connaît déjà l'issue de l'histoire qu'il raconte. Le jeu du comédien doit montrerqu'il en sait plus long que son personnage. A l'aide de ces indications qu'il donne à ses

comédiens, Bertolt Brecht fonde au milieu du XXème siècle une théorie qui rappelle le rôlepolitique du théâtre, qui s'était perdu au cours des siècles. Dans cet espace de la collectivitéoù la Cité est reproduite pour se donner à voir à elle-même, le fondateur du BerlinerEnsemble veut empêcher la société occidentale moderne de courir à sa perte. Inspirée desthéories marxistes, sa théorie de la distanciation, par laquelle l'acteur se dédouble, devientle témoin de son personnage et le témoin de l'action, se veut un signal d'alarme destiné àéveiller les consciences et un projet politique dont l'esprit critique serait l'étendard.

Les prémices de la distanciation dans le Soulier de SatinBien que Claudel ait écrit le Soulier de Satin des années avant que Brecht conceptualise ladistanciation, nous allons voir que l'œuvre témoigne à plusieurs reprises de ce qui pourraitêtre un avant-goût, ou une prémonition de ce concept. On retrouve dans le Soulier deSatin de Paul Claudel la volonté de provoquer cette distanciation chez tous les acteurs duthéâtre, tout au long de la pièce. Plusieurs fois on y décèle les jalons posés par l'auteurpour guider les spectateurs et les comédiens sur la voie de la distanciation telle qu'elle seraconceptualisée plus tard par Bertolt Brecht. Il s'agit, par ces procédés, de ne pas se laisseraliéner et de prendre conscience de son propre sens critique et de son individualité. La miseen scène ne pouvant complètement être contrôlée par l'auteur de la pièce, on peut voir dansle texte de Claudel à de nombreuses occasions la volonté de rappeler aux comédiens etaux spectateurs qu'ils doivent rester éveillés et actifs.

Les personnagesLe personnage de l'Irrépressible en particulier illustre très nettement ce que Brecht appellera« le montreur ». L'Irrépressible parle en effet en son nom en tant que personnage puisqu'ilreconnaît faire partie des figures imaginées par l'auteur et n'exister même que dans sonesprit. Cependant il prend soin de mentionner les coulisses, la loge, l'habilleuse, c'est-à-diretous ces détails qui font de lui un comédien. De plus il parle du théâtre lui-même et ne peutdonc tout à fait s'apparenter à un personnage puisque le personnage, par nature n'existepas dans le théâtre mais dans le monde imaginé par l'auteur. Le personnage ne voit pasle théâtre, mais c'est le comédien qui montre le personnage qui voit le théâtre : c'est déjàun commencement de distanciation que de mettre cette dialectique en relief. L'Irrépressible

76 B. Brecht, 1970, p 42.

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II. Transgression des normes et distanciation

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est à la fois un personnage imprévisible dont le caractère est trop indomptable pour seplier à la plume de l'auteur, et un comédien impatient qui s'adresse au public de personneà personne. Bien entendu le concept de Brecht n'appartient qu'à lui, mais il est clair queClaudel a trouvé, en créant l'Irrépressible, deux facettes d'un même visage qui provoquentun dédoublement là où habituellement il y avait identité parfaite entre les deux visages. Cedédoublement permet notamment les transgressions dont il était question plus tôt. Dans lamême scène, on retrouve ce dédoublement quand l'Irrépressible joue les metteurs en scèneet se fâche à la fois après Doña Honoria et après la comédienne qui joue ce rôle : Claudelannonce l'entrée de Doña Honoria dans la didascalie :

« (Entre Doña Honoria. L'Irrépressible, rugissant.) Restez où vous êtes ! Attendezque j'aille vous chercher. Sacrebleu ! Qui vous a dit de venir ? Sortez ! Sortez !(Sort Doña Honoria) »

Ici Claudel parvient à créer de nouveau un dédoublement puisque le public voit entrer unpersonnage sur la scène, et que l'Irrépressible s'adresse à elle immédiatement en tant quecomédienne. Si tout cela est joué, il n'en reste pas moins que l'auteur met en évidence lasimultanéité des deux « dimensions » des personnes que les spectateurs voient évoluersur scène.

C'est la même intuition de distanciation qu'on perçoit chez Claudel quand l'Irrépressibleenjoint à Prouhèze de parler : « que cette foule à votre insu qui nous entoure vous entende ! »La foule entoure Prouhèze à son insu, mais la comédienne, elle, comme l'Irrépressible, esttout à fait consciente de la présence de cette assemblée suspendue à ses lèvres. Encoreune fois il est délicat de conclure à la volonté de Claudel d'illustrer le concept de distanciationpuisque celui-ci est postérieur à l'écriture du Soulier de Satin, mais il y a sans aucun doutedans ce passage du début de la deuxième Journée comme un pressentiment de la partde l'auteur.

La temporalité et le découpage de l'œuvreIl a déjà été question ici du choix de Claudel de ne pas utiliser le terme « acte » pour intitulerchacune des grandes parties du Soulier de Satin, et si ce choix se justifie par les raisonsque nous avons vues, il peut a posteriori être rapproché de la consigne de Brecht :

«… il faut que les divers évènements soient noués de telle manière queles nœuds attirent l'attention. Les évènements ne doivent pas se suivreimperceptiblement (…) Les parties de la fable sont donc à opposersoigneusement les unes aux autres, en leur donnant une structure propre, d'unepetite pièce dans la pièce. » 77

Si on relit Brecht après avoir lu le Soulier de Satin, on ne peut s'empêcher de penser auxJournées, qu'on peut imaginer indépendantes les unes des autres à cause de leur duréeexceptionnelle et qui peuvent réellement former « une petite pièce dans la pièce », puisquec'est ainsi qu'a notamment été conçue la quatrième Journée. Cette même Journée, intitulée« Sous le vent des îles Baléares » répond une fois de plus au cahier des charges fixé parBrecht qui propose de donner des titres à chacune des petites pièces dans la pièce quiimiteraient selon les cas « le ton d'un titre de chronique, de ballade, de journal ou de peinturede mœurs. » Même si Claudel n'avait pas lu le Petit Organon pour le Théâtre, la façon dontil a structuré le Soulier de Satin témoigne d'une réflexion qui aurait peut-être pu le meneraux mêmes conclusions que Brecht.

77 B. Brecht, 1970, p 62.

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Les décors et la musiqueIl y a aussi une intuition brechtienne dans la façon dont Claudel s'attache à décrire le décoret la musique du Soulier de Satin. Brecht prévoit en effet que les musiciens, tout commele décorateur, ne doivent pas essayer de susciter chez le public « des états d'âme [lui]permettant plus facilement de s'abandonner sans réserve aux processus représentés surla scène ».

Le décorateur « trouve beaucoup de liberté s'il n'est plus obligé de produire, par saconstruction des lieux scéniques, l'illusion d'un emplacement ou d'une contrée. »78 Cettecitation fait nettement écho à la didascalie initiale du Soulier de Satin :

« Dans le fond la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. Lesmachinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeuxmêmes du public pendant que l'action suit son cours. (...) Un bout de corde quipend, une toile de fond mal tirée et laissant apparaître un mur blanc devant lequelpasse et repasse le personnel sera du meilleur effet.»

On se rappelle aussi que Claudel souhaite que les indications de scène soient affichées oulues le moment venu, de sorte qu'aucune des ficelles du décor ou de la mise en scène nesoit dissimulée aux yeux des spectateurs. Le poète obtient ainsi un effet de distanciationpuisqu'il met sur le même plan le petit monde du Soulier de Satin et le « vrai » monde quiabrite ce petit monde là. Les spectateurs voient en permanence les deux simultanément defaçon à ne jamais se laisser complètement absorber par le petit monde du Soulier.

Quant à la musique, on a déjà vu au travers de diverses didascalies79 qu'elle est souventcacophonique dans la pièce de Claudel : « le tapage sourd d'un orchestre bien nourri (…)un autre petit orchestre nasillard dans la salle s'amuse à imiter les bruits du public » Lamusique que propose Claudel pour le début de la pièce est à l'image de celle qu'on entendratout au long de la pièce. Les instruments sont désaccordés, ne jouent pas ensemble, jouentfaux... Ce choix se retrouve dans le cahier des charges établi par Brecht en 1948 :

« La musique, de son côté, doit résister énergiquement à la mise au pas qu'onlui impose d'ordinaire et qui l'abaisse au rôle de servante incapable de réflexion.Qu'elle n'« accompagne » pas, si ce n'est en commentant. »

Il est évidemment erroné de dire que la distanciation est à l'œuvre dans le Soulier de Satinpuisque le concept n'existait pas quand Claudel a écrit la pièce. Cependant nous avonsmontré que par certains aspects Claudel touche du doigt ce que théorisera Brecht plus tard.En effet, ces détails qui, dans le Soulier de Satin, relèvent de la distanciation sans pouvoirtoutefois être désignés par ce terme sans commettre d'anachronisme, ont pour l'auteur dela pièce le même objectif que celui visé par Brecht quand il décrit les techniques de ladistanciation au théâtre. Nous relevons ces éléments à posteriori et ils nous apparaissentcomme des procédés de distanciation grâce à l'intertextualité. Ce ne sont pas des hasardsde l'écriture et ces passages où Brecht affleure sous la plume de Claudel participent auprojet esthétique et politique de ce dernier.

78 B. Brecht, 1970, p 68.79 Cf. I, p 44 sqq.

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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III. Le projet esthétique et politique deClaudel

L'analyse que constituent les deux précédents volets de ce travail vise à dévoiler lesmécanismes du Soulier de Satin qui en font une œuvre dramatique exceptionnelle. Fairel'expérience de la lecture et / ou de la représentation du Soulier de Satin impliquel'expérience de la clôture de l'espace du théâtre, ainsi que de la transgression des normeset de la distanciation. L'entrelacement de ces techniques et concepts tisse un espace et uneatmosphère propices à une expérience hors du commun.

En plongeant les spectateurs et les acteurs pendant une journée entière au cœur d'unmonde d'autant plus vaste et complexe qu'il s'apparente au vrai monde, Claudel réalise laprouesse de mettre à distance ce vrai monde, celui qui par sa réalité est contraignant pourchacun des acteurs du théâtre. Ce monde passe à l'arrière plan, supplanté par le monde duSoulier de Satin auquel tous les éléments présentés et analysés dans la première partie dece travail confèrent une plénitude et une entièreté qui renforcent l'illusion de sa réalité. Cemonde qui est représenté non seulement sur la scène mais dans tout le théâtre acquiert uneréalité captivante. La double clôture de l'espace et du temps opérée par Claudel embarquetout le petit monde du théâtre comme sur un navire, en pleine mer. Rien ne semble existerque ce monde là, bien que toutes les personnes qui y prennent part soient pleinementconscientes de l'existence du monde réel. La force de Claudel est de faire coexister ces deuxmondes, ces deux dimensions, de les rendre toutes les deux aussi vraies en même temps.La tension entre ces deux mondes existe toujours au théâtre, comme une convention :quand on entre au théâtre, on s'est préparé à découvrir un univers inventé par l'auteur.Mais avec le Soulier de Satin il ne s'agit pas seulement de découvrir cet univers : on y estenglobé et le voyage proposé sur la scène est aussi celui des spectateurs et de tous lesautres acteurs du théâtre. Dès lors, l'implication de chaque individu est poussée au-delà del'habitude qu'on peut avoir du théâtre. Dans ces conditions, quand on fait une expériencenouvelle et plus intense de la représentation d'un monde, c'est le concept de représentationlui-même qui vacille et qu'il faut redéfinir.

La transgression des normes du théâtre et la distanciation que Claudel met en œuvredans le Soulier de Satin conduisent également à questionner le concept de représentationtel qu'il est couramment conçu. Dans sa pièce, Claudel construit des ponts là où les acteursdu théâtre se voient habituellement séparés par des frontières conventionnelles invisibles,de sorte que la scène, la salle et les coulisses sont, à cause de la nature de la pièce(durée, personnages, indications scéniques, musique...) mis en communication pour debon. La représentation qui a lieu sur la scène selon les critères du théâtre classique nese limite plus à la scène, et, à l'inverse, ce qui est donné à voir sur la scène n'est pasnécessairement de l'ordre de la représentation. Avec les prémices de la distanciation eten imaginant des moyens de réinventer les frontières et les normes au théâtre, Claudelrend possible une nouvelle expérience de la représentation : « la scène de ce drame estle monde » signifie qu'aucune partie du monde n'est pas la scène. Autrement dit Claudelsuggère que le monde entier est une représentation et en représentation. Les spectateurs,alors même qu'ils sont dans leur fauteuil, seraient eux aussi en représentation. La clôture de

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l'espace 80 accompagnée des techniques et esthétiques de la transgression 81 permet decréer cette ambivalence de tous les acteurs du théâtre et de souligner que chacun de nous,à tous les moments de la vie, est en représentation. Dans la vie de tous les jours, hors duthéâtre, chacun tâche de donner une image de soi aux autres, et chacun perçoit les autresdans une sorte de rôle. Certains des éléments que nous percevons ne peuvent être remisen question. Les liens de filiation sont immuables et non interchangeables : même la mortne peut pas nous faire cesser d'être un père, un frère, un fils... En revanche les attitudes,le caractère, les attributs sociaux des uns et des autres sont construits et par conséquenton peut éventuellement s'en affranchir. C'est le regard de l'autre qui fonde notre identitéen ce qui concerne ces éléments aléatoires qui nous constituent en tant que puissant,lâche, vertueux, digne de confiance ou faible, par exemple. De la même façon, le regard duspectateur institue le comédien en tant que tel et le comédien qui regarde l'assemblée dupublic l'institue en tant que telle également. En jouant avec la limite entre la scène et la salle,Claudel questionne l'identité des spectateurs et celle des comédiens. Il nous rappelle quenous sommes à la fois tous des spectateurs de ce monde qu'est la scène, mais aussi quenous sommes tous des comédiens, les uns par rapport aux autres, et que ce jeu d'acteursqui régit la vie de tous les jours connait lui aussi des frontières conventionnelles que l'onpeut déplacer comme Claudel le fait avec les frontières du théâtre.

Quant à la distanciation, elle participe aussi à remettre en question les procédésclassiques de la représentation en repoussant l'identification comme étant le moyen dedonner la représentation la plus juste qui soit. Avant Brecht, Claudel avait pressenti l'intérêtde mettre en relief la double présence sur scène du comédien et de son personnage :le personnage ne doit pas effacer la personne qui le joue, mais au contraire, on doit voirque le personnage est joué par un comédien. Les deux personnes doivent apparaître enmême temps aux yeux des spectateurs. De cette façon c'est moins l'émotion singulièred'un personnage qui est mise en lumière qu'un sentiment général, plus noble et universel.Dans le théâtre antique, c'est notamment à cela que servaient les masques portés par lescomédiens : ils empêchaient l'identification des spectateurs à un visage et permettaient demontrer des dieux et des valeurs universelles qui étaient alors si fortes qu'elles pouvaientprovoquer dans le public, ou pour le public tout entier, de violentes émotions. C'est doncaussi un retour aux techniques de représentation de l'antiquité que propose Claudel avecle Soulier de Satin.

Comme on peut le voir, c'est le concept de représentation qui est au cœur du Soulierde Satin, et qui est déplacé par Claudel selon les modalités que l'on vient de rappeler etqui sont essentiellement esthétiques. Il s'agit donc à présent de cerner ce que signifie leconcept de représentation de manière générale pour ensuite le comparer à ce que Claudelen fait dans sa pièce. Et surtout, nous verrons ce que signifie la représentation dans laconception de Claudel.

Le théâtre et la représentationLe théâtre est, et a toujours été, un lieu de parole et de pensée. C'est un « lieu où l'onapprend, où l'on essaie de comprendre, on l'on est touché - où l'on rencontre l'autre, où l'on

80 Cf. I, p 17 sqq.81 Cf. II, p 50 sqq.

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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est l'autre. » 82 Le théâtre est le lieu où se construisent les identités, puisque c'est le lieu duregard. C'est le regard qui reconnaît l'autre et l'institue en tant que sujet. C'est le regard quiinstaure l'espace et l'altérité. Au théâtre le regard du spectateur sur la scène donne à ce quiy est représenté toute sa légitimité et sa puissance. On ne peut représenter sur une scèneque des sentiments, des émotions, des situations et des lieux que l'esprit peut concevoir etqui sont donc toujours, de près ou de loin une représentation de notre société.

Le théâtre, miroir de la CitéEn effet, l'auteur et le metteur en scène qui voudraient donner à voir un mondeabsolument étranger aux spectateurs ne pourraient espérer les toucher. Et quoi qu'on veuillereprésenter, on ne peut le représenter qu'avec des moyens humains. Si grande que puisseêtre la volonté de présenter au public un spectacle inédit, ce projet ne peut être réaliséautrement qu'avec des signes que l'assemblée du public pourra reconnaître. Ces signesfamiliers ou en tous cas connus sont nécessaires et inévitables pour que l'échange soitpossible. Le créateur, au théâtre ne peut jamais rien inventer de totalement nouveau : ilfaut que sa création produise un effet et par conséquent que le public puisse en adopterau moins quelques détails. Par exemple, même si la pièce n'implique pas de discours, derépliques, le spectateur trouve dans le jeu des comédiens, dans le décor ou la musique dessignes familiers qui lui permettent de lire et d'interpréter l'œuvre, de s'y identifier. De toutesfaçons, la représentation passe sinon par le discours, du moins par le corps, qui est en lui-même déjà un langage qu'on peut difficilement réinventer. Les expressions de la joie, de lacolère, de la tristesse ou d'autres émotions sont déjà connues et intégrées par le spectateur.Le langage d'une société passe par le corps, la musique, les couleurs et les formes : onne peut jamais totalement s'extraire de ces schémas et grilles de repères. C'est ainsi quenous retrouvons systématiquement sur scène des éléments plus ou moins forts qui nousrenvoient notre propre image, et celle de la société, ou une image de notre société.

La représentation, mise à distance et interprétationLe théâtre donne à voir non seulement des signes qui sont autant de reflets de la société,mais aussi du sens, puisque l'interprète selon l'inspiration de l'auteur et du metteur enscène. C'est là toute la force et l'importance de la représentation qui a un rôle de mise àdistance critique de la Cité. On peut assimiler la représentation de la société au théâtre à lareconnaissance de l'autre, qui est un autre soi. On pose un regard extérieur sur un systèmedont on fait partie intégrante. Le théâtre est un lieu essentiel de cette mise à distance quipermet une médiation de l'identité. Au théâtre, « le réel de notre existence s'inscrit dans les

formes symboliques de la représentation » 83 , c'est à dire que la représentation qui a lieu surla scène nous donne à voir ce qui a de plus irréductible et de plus réel dans notre identité.

Au théâtre, on voit sans détour le fond de soi et le fond de la société. Cette médiationesthétique a souvent été également pensée comme un miroir politique. Le théâtre et lareprésentation donnent de la signification à la Cité et à ses pratiques. En les représentantsur scène, l'auteur et le metteur en scène en renvoient au public (assemblée de citoyens)une image à laquelle ils ajoutent une signification. Le théâtre est en effet le lieu de

82 Extrait d'une interview d'Ariane Mnouchkine, metteur en scène et animatrice de la troupe du Théâtre du Soleil depuis 1964.83 B. Lamizet, 1992, p 238.

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l'interprétation, phénomène forcément indissociable de la représentation. L'auteur puis lemetteur en scène interprètent la société en amont et décident d'exprimer leur interprétationpar la représentation de la société imaginée comme un canevas de signes. Le choix de cessignes, qui expriment l'interprétation des créateurs de la pièce, implique également le travaild'interprétation des spectateurs qui assistent à la représentation. A travers cette double grillede lecture apparaît, pour chaque personne assistant ou participant à la représentation, unevision du monde telle qu'il est possible de le comprendre. C'est cette matière que fournit lethéâtre et à partir de laquelle la critique est possible.

La tragédie antique et la signification de la représentationC'est en s'intéressant à ce qu'était le théâtre à son origine qu'on peut comprendre ce qu'estfondamentalement le concept de représentation. Roland Barthes évoque l'effet produit parla représentation sur les spectateurs et qui témoigne de la signification de la représentation.En effet, le public de l’antiquité était plongé dans des intrigues dans lesquelles il ressentaità l'état pur les sentiments évoqués sur scène. Le théâtre antique était capable, dans sesreprésentations, d'offrir au public assemblé une version idéale ou absolue, pure et quiprovoquait invariablement un « admirable tumulte collectif », « des pleurs généraux », et

« l'orage physique de tout un peuple » 84 . Pour Barthes, il s'agit d'une« véritable transmutation physique, obtenue à l'aide d'arguments généraux, c'està dire sans aucune complaisance pour les analogies individuelles que chaquespectateur peut trouver dans le motif tragique. (…) les larmes collectives dupeuple ne sont rien de moins que sa plus haute culture, son pouvoir d'assumer

dans l'abîme de son propre corps, les déchirements de l'idée ou de l'histoire. » 85

C'est entièrement que la représentation doit être vécue. Bien entendu pour qu'il y aitreprésentation, il faut quelqu'un à qui représenter quelque chose, mais bien plus encoreil est essentiel, pour saisir le plus fidèlement possible ce qu'implique la représentation,que l'assemblée des spectateurs se plonge dans cette expérience de façon profonde etcollective. Ce que regrette Barthes à propos du théâtre d'aujourd'hui, c'est le manqued'investissement et d’implication, la passivité du public qui assiste à une représentation.Comment vivre le théâtre comme il se doit en adoptant une attitude de passive attention ?Il faut, pour que la représentation ait lieu, que chacun des spectateurs prenne conscienceque ce qui est joué sous ses yeux est une interprétation symbolique de la réalité de laCité, qui par conséquent le concerne. La pratique du théâtre aujourd'hui n'est plus tantune pratique citoyenne comme dans la Grèce antique, qu'un divertissement facile, et c'estce que déplore Roland Barthes qui, peut-être, dans le même mouvement, esquisse unecritique de l'individualisation de la société moderne. Ce qui manque au théâtre d'aujourd'hui,certainement, c'est la conscience que doivent avoir les spectateurs d'assister à unereprésentation d'eux-mêmes et de la société qu'ils constituent. La représentation n'a desens que si le public se sens vraiment concerné et touché. Quand on assiste aujourd'huià des réactions émotives dans une salle de spectacle, celles-ci sont une juxtaposition decentaines d'émotions individuelles dues à l'introspection de chaque personne par rapportà la situation représentée sur scène, et non plus un déchirement « à l'unisson » de tousles spectateurs témoins de la mise en œuvre d'une « véritable « essence concrète » de

84 R. Barthes, 2002, p 36 sqq.85 R. Barthes, 2002, p 36.

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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la Douleur » 86 , par exemple. Voilà ce qu'implique, ou devrait impliquer, le phénomène dela représentation au théâtre, puisque c'est ainsi qu'il a été conçu. Le discours critique deBarthes permet de comprendre ce à quoi se résume désormais la représentation et qui selonlui est entièrement insatisfaisant. Le théâtre a vocation à animer l’espace public et à mettreen œuvre la part citoyenne et collective des identités. La désaffection de cette conception duthéâtre est sans doute une grille de lecture pertinente pour déchiffrer les pratiques politiquesde notre société.

Pour étayer sa théorie selon laquelle le concept de représentation s’est dégradé et aperdu beaucoup de son sens, Roland Barthes souligne l’engagement du public antique authéâtre, dont témoignent ses réactions. Mais surtout, il attribue le défaut actuel d’implicationdes spectateurs à l’absence de l’élément essentiel du théâtre antique : le chœur. C’est ensupprimant ce chœur que le théâtre a perdu sa puissance constitutive, voire sa raison d’être.Barthes rappelle que le théâtre grec a d’abord été fondé sur une « grande idée civique »,étant avant tout un théâtre social. En effet,

« à travers les mythes divins, ce qui était chaque fois en cause, c’était le devenirde la Cité, son pouvoir de faire elle-même son destin par de grandes initiatives

politiques » 87 .C’est à chaque fois le risque de la destruction de la Cité qui était en cause et

« la tragédie grecque a été pour l’essentiel le théâtre d’une histoire politique quise fait elle-même, et dont les hommes sont totalement maîtres (…) Ce soucide pure délibération humaine, on peut dire que c’est la fonction essentielle duchœur antique (…) le pouvoir humain par excellence, le langage, est détenu parle peuple-chœur. (…) c’est lui, et lui seul, qui est toute parole humaine, il estle Commentaire par excellence, c’est son verbe qui fait de l’évènement autrechose qu’un geste brut… (…) Or ce chœur, c’est, de la tragédie grecque, cequi a sombré totalement. (…) Ici, plus d’autre humanité que celle de l’acteur, lespectateur est muet, il n’est plus que l’œil passif auquel on offre le dévoilementd’un secret passionnel. Le public antique, dont le chœur n’était qu’une sorte deprolongement spatial, plongeait lui-même dans l’acte tragique, il l’imprégnaitde son commentaire, et recevait chacun de ses à-coups au creux même de sonintellection (…) à l’opposé, notre théâtre de Boulevard n’est plus collectivité, maiscollection de voyeurs. Il est à peine nécessaire de faire remarquer qu’à ce prix le

théâtre perd toute dimension civique. » 88

Dans le théâtre grec antique, le chœur est un groupe de chanteurs et danseurs (jusqu’àquarante personnes) qui présente et / ou commente l’action dans le but d’assurer le pleinecompréhension et participation du public tout au long de la représentation. Cet élémentessentiel de la tragédie grecque permet de mettre en œuvre une expérience collectivesincère et puissante qui relève du politique dans la mesure où l’intrigue représentée surscène montre la Cité, et où les spectateurs, par l’intermédiaire du chœur, réagissentdirectement à ce qui se déroule sous leurs yeux, y prenant part avec une implication prochede celle des comédiens. Ce qui manque désormais au théâtre, c’est cette médiation entre

86 R. Barthes, 2002, p 40.87 R. Barthes, 2002, p 42-43.88 R. Barthes, 2002, p 42 à 45.

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la scène et les spectateurs, qui permet à ces derniers de se rendre compte qu’ils ont euxaussi un rôle à jouer dans la représentation. On oublie trop souvent aujourd’hui l’importancedu public sans qui le travail des comédiens n’aurait pas de sens.

Il y a dans le Soulier de Satin une esquisse de ce chœur que regrette Barthes :l’Annoncier et l’Irrépressible en particulier illustrent bien la volonté de Claudel de jeter desponts entre le public et les comédiens, de commenter et d’expliquer l’intrigue. Par exemplel'Annoncier explique pourquoi et comment le Père Jésuite s'est retrouvé attaché au mâtd'une épave, au milieu de l'océan Atlantique :

« Et ici bas un peintre qui voudrait représenter l'œuvre des pirates – des Anglaisprobablement – sur ce pauvre bâtiment espagnol, aurait précisément l'idée dece mât, avec ses vergues et ses agrès, tombé en travers du pont, de ces canonsculbutés, de ces écoutilles ouvertes, de es grandes tâches de sang et de cescadavres partout, spécialement de ce groupe de religieuses écroulées l'une surl'autre. »

Si les conseils de scénographie de Claudel sont suivis par le metteur en scène, l'Annoncierdécrit aux spectateurs ce qu'ils ne voient pas, et qui n'est pas seulement un tableau,une image figée à un instant T, mais le récit d'une bataille. Cette description permet decomprendre la situation du Père Jésuite et ses propos. En cela l'Annoncier peut être compriscomme une version moderne du chœur antique. L'Irrépressible remplit exactement le mêmerôle de choreute quand, dans la scène 2 de la deuxième Journée, il situe l'action et expliquele contexte :

« Nous ne sommes plus à Cadix, nous sommes dans la Sierra Quelquechose,au milieu d'une de ces belles forêts qui ont fait la célébrité de la Catalogne. Unpic, c'est là qu'est le château de Don Rodrigue ; Don Rodrigue est ici, fort malen point, sa blessure le chatouille, je crois bien qu'il va crever... Je me trompe, ilguérira ou la pièce serait finie. Je vous présente la maman de Don Rodrigue. »

Comme avec l'Annoncier, on fait ici par le discours tout le voyage géographique qui conduitde la scène 1 à la scène 2, et de la précédente situation de Rodrigue et de Prouhèze àla présente. L'Irrépressible informe les spectateurs de l'état du personnage principal, defaçon à ce qu'ils puissent comprendre immédiatement l'émoi de Prouhèze et de la mère deRodrigue, et les répliques qui vont être échangées dans la scène 3. De plus, en utilisantle mot « pièce », l'Irrépressible se place du côté du public, comme s'il parlait pour lui. Unenouvelle fois, ce sont bien les attributions du chœur antique que l'on retrouve à ce momentdu Soulier de Satin. On pourrait donc penser que Claudel a voulu remettre au goût du jourla représentation telle qu'elle prenait tout son sens dans l'Antiquité : il a vraiment mis enœuvre les moyens d'accéder à cette dimension du théâtre.

Quant à la musique et aux répliques chantées par le chœur grec, elles ont bien étéperçues par les metteurs en scène successifs du Soulier de Satin qui ont à chaque foismis en musique certains passages plus narratifs du texte, en plus des passages clairementindiqués par Claudel comme devant être chantés ou psalmodiés. Par exemple chez OlivierPy, dans la première scène de la troisième Journée, les Saints chantent leurs répliques,ainsi que, entre autres, le sergent Napolitain, à la scène 8 de la première Journée.

Il y a donc dans cette pièce une volonté évidente de ramener au théâtre cetteparticipation du public à la représentation qui donnait tout son sens au théâtre antique.A cela on peut ajouter que les répliques chantées participent au procès de distanciationen rendant l’identification plus difficile, et par là permettent d’accéder à la distance critiquedont Brecht fera son cheval de bataille quelques années plus tard. Pour autant, peut-on

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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parler d’expérience politique à propos de la représentation dans le Soulier de Satin ? Si lareprésentation du Soulier de Satin conceptualisée par Claudel emprunte au théâtre grecsa force d'entraînement et d'implication du public, on ne retrouve dans le Soulier que trèspeu d'éléments susceptibles d'être relevés et interprétés comme étant des commentairesou des critiques de la Cité. La représentation, dans le Soulier de Satin, est à comprendrecomme un concept entièrement repensé plus que comme une tentative de copie du conceptgrec antique.

Comment la représentation est-elle réinventée parClaudel ?

En réalité, Claudel réinvente le concept de représentation, à l'aide des procédés que nousavons dévoilés tout au long de ce travail. Si il pense au théâtre antique et au chœur89 , il s'inspire aussi du théâtre japonais qu'il connaît bien pour avoir séjourné plusieursannées dans ce pays, en qualité d'ambassadeur. Ces deux cultures du théâtre et de lareprésentation ont en commun avec le Soulier de Satin sa caractéristique principale, ce quien fait une pièce hors du commun dans le répertoire français contemporain : sa durée. C'estpar sa durée que le Soulier de Satin est singulier, et c'est aussi par sa durée que le conceptde représentation tel qu’il est construit par Claudel.

La durée dans la représentationC'est sans aucun doute la durée du Soulier de Satin qui, dans le répertoire du théâtrefrançais, en fait avant tout une œuvre qui ne ressemble à aucune autre. Et c'est d'abord cettedurée, cette journée et ces Journées, qui donnent un cadre cohérent à la conception de lareprésentation qu'invente Claudel. Cette temporalité prend certainement sa source dans lesconnaissances et l'expérience de Claudel lui-même, et celles-ci permettent de décrypter cequ’il veut renouveler du concept de représentation. On peut établir deux sources manifestesd’inspiration pour le poète qui en est familier de par sa formation (rhétorique et philosophie)et sa carrière (diplomate et ambassadeur de 1890 à 1936) qui le fait beaucoup voyager :la tragédie grecque antique et le Nô japonais sont clairement inscrits en filigrane du Soulierde Satin.

Grèce antiqueOn sait grâce à Barthes, notamment, que Claudel connaissait bien les tenants etaboutissants de la tragédie antique, qu'il aurait qualifiée de « long cri devant une tombemal fermée »90, exprimant ainsi l'essence pure de la Douleur ressentie à l'unisson par lesspectateurs grecs, et qui est tellement éloignée des petits soupirs individuels provoquéspar le théâtre petit-bourgeois que récuse Barthes, et dont l’objet (trivial) est, selon lui et paropposition avec le théâtre antique, un lit.

89 Claudel est familier du théâtre antique et il a notamment publié une traduction de L’Orestie, d’Eschyle, en 1916.90 P. Claudel, cité par R. Barthes, 2002, p 37.

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En Grèce, le théâtre a d'abord été pratiqué sous forme de concours qui avaient lieu àdate fixe d'année en année et qui rassemblaient le peuple de la Cité jusqu’à pendant troisjours. La Cité était décrétée sacrée et inviolable pour la durée des concours : cette trêvesacrée était « l'ekécheiria ». Cette sacralisation du temps du théâtre souligne son caractèreindissociable du politique et l'importance du rôle accordé à la représentation : il ne fallaitpas que quoi que ce soit puisse troubler le spectacle dont l'effet devait être bénéfique pourtoute la Cité. On observe donc un très fort attachement de la Cité antique au théâtre et auxattentes que les citoyens avaient. Le théâtre était alors une forme de la participation à la viepolitique de la Cité, et cette participation était bien plus significative par sa durée que le brefinstant du vote, par exemple. Pendant trois grandes journées, les citoyens se consacraientà la représentation, et, en quelque sorte, travaillaient ensemble à la bonne santé de la Cité,au théâtre. Le rôle du théâtre et de la représentation était ancré dans la vie quotidienneet individuelle au point que les spectateurs mangeaient, buvaient, parlaient, bref, vivaientdans le théâtre, en même temps que la représentation avait lieu. La vie courante et la viepolitique de chacun était alors intimement liée, dans l'enceinte du théâtre. La sacralisationdu temps long de la représentation antique et son ancrage dans la vie des individus enmême temps que dans la vie de la collectivité montrent que la représentation, dans sa formeoriginelle, était intimement liée, voire indissociable d'un projet politique. On peut donc sedemander, après avoir vu ce que Claudel a emprunté au théâtre de la Grèce antique et cequ'il a réanimé de cette puissance de représentation (la durée du spectacle qui impliqueles spectateurs, le chœur, la distanciation...), si lui aussi voulait soutenir un idéal politiqueavec le Soulier de Satin.

Or on ne trouve dans le Soulier ni ailleurs dans l'œuvre de Claudel de positionnementpolitique, et encore moins d'opinions révolutionnaires comme celles que défend Brecht enconceptualisant la distanciation. Il n'en demeure pas moins que le déroulement du théâtregrec, sa durée et ses mécanismes l'ont certainement inspiré, dans la mesure où on trouvetout au long du Soulier de Satin, comme nous l'avons déjà vu, de nombreux échos à lapratique antique du théâtre. Mais alors qu'est ce qui pousse Claudel à réaliser une telleœuvre, démesurée au regard du théâtre de son temps ? Quel sens cette aventure doit-elleprendre ?

Le Nô et le Kabuki, au JaponAutre modèle d'un théâtre inscrit dans une durée longue et dont Claudel a pu fairel'expérience et s'inspirer, le théâtre japonais relève d'une pratique de la représentation donton trouve de nombreux échos dans le Soulier de Satin. On peut donc s'interroger sur lesens de la représentation dans ce théâtre de l’Extrême-Orient dont la culture et la traditionont traversé les siècles, pour le comparer à l'œuvre de Claudel et éclairer celle-ci.

Brève introduction au théâtre japonaisLe Nô et le Kabuki sont deux formes du théâtre traditionnel japonais. Le premier s'adresseprincipalement à l'élite militaire de la population (les Shogun et les Samouraï) tandis quele second a une vocation plus populaire et d'avant-garde. On trouve deux grands types depièces dans le répertoire japonais :

les « pièces d'apparitions » où l'on assiste à la représentation de dieux et de démonsou de spectres apparaissant en rêve à l'un des personnages,

et les « pièces du « monde réel » », elles-mêmes subdivisées en six catégories, dont,entre autres, celles mettant en scène l'apparition de spectres et / ou de dieux.

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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Ce premier aspect du théâtre japonais tel qu'a pu le connaître Claudel n'est passans rappeler les personnages de la Lune, de l'Ombre Double et de l'Ange Gardien, voiredes Saints Nicolas, Boniface, Denys d'Athènes, Adlibitum et Jacques. Le théâtre japonaistraditionnel se déroule sur une scène dépourvue de décors, ce qui de nouveau se retrouvedans le Soulier de Satin. Mais c'est avant tout la durée et la structure de ce théâtre qui nousintéresse ici.

La durée du NôNous nous intéresserons au Nô en particulier puisque c'est la forme du théâtre japonais quecite le plus souvent Claudel.

Les pièces de Nô sont « fondées sur une réflexion concernant la psychologie duspectateur et son degré de réceptivité à chaque moment d'une représentation qui dure unjour entier, voire plusieurs jours à la suite. »91 Il s’agit bien de capter le plus intensémentpossible l’attention des spectateurs. Concernant le cadre temporel de la représentation,on retrouve le même ordre de grandeur qu'au théâtre grec de l'antiquité, et que dans leSoulier de Satin. La journée de Nô est structurée de manière à obtenir du spectateur sonadhésion maximum à la représentation, qui variera dans sa forme en fonction du moment dela journée et donc de la capacité du spectateur à s'investir dans le spectacle. C'est dans ladurée, encore une fois, qu'il est possible d'adopter des postures différentes qui permettentde provoquer le plus d'occasions possible d'entraîner le spectateur dans la représentation.

La journée de Nô est donc structurée et cadencée de façon à se calquer sur l'intensitéde la concentration du spectateur. Une journée de Nô se constitue traditionnellement decinq pièces, entre lesquelles sont intercalées quatre saynètes comiques, les Kyôgen. RenéSieffert explique par exemple qu'il convient en premier lieu de jouer une pièce qui captel'attention du public, sans pour autant l'obliger à trop réfléchir, car il est encore distrait par despréoccupations extérieures. On peut analyser l'entrée de l'Annoncier de cette façon, dansle Soulier de Satin : par son discours, ce personnage explique le contexte de l'action auxspectateurs et les rend peu à peu familiers à l'espace dans lequel l'intrigue va se dérouler,sans pour autant être déjà au cœur de l'action. L'Annoncier est encore au seuil de la pièce,comme on l'a déjà vu, il permet de passer en douceur d'un monde à l'autre, de faire latransition sans heurts.

Au théâtre japonais, « à partir de la deuxième pièce, le public [est] prêt à recevoir unmessage émotif d'une nature plus complexe (…) des spectres obsédés par une passionaveugle. » La durée du Nô permet de faire se succéder bien distinctement des phasesde tension et des phases de relâchement. On peut penser que le Soulier de Satin suit lemême schéma structurel, en faisant intervenir des scènes tragiques après avoir fait monterla tension petit à petit, puis en repassant par un épisode burlesque avant de replongerau cœur de l’intrigue. C'est ainsi qu'apparaît l'Ange Gardien (comparable à l'apparition duspectre, peut-être) et que Prouhèze confie son soulier à la Vierge Marie un peu avantla fin de la première Journée. De même, le Soulier de Satin est émaillé de scènes aucaractère purement comique et farfelu (danse de la noire Jobarbara, arrivée du SergentNapolitain, personnage du Chinois, numéro de l'Irrépressible, dialogue du professeur DonLéopold Auguste et de Don Fernand, pêcheurs de la bouteille fantastique, l'Actrice jouant lareine d'Angleterre pour séduire Rodrigue...) qui évoquent les quatre pièces de Kyôgen quis'intercalent entre les pièces de Nô dans la journée du théâtre traditionnel japonais.

91 R. Sieffert, 1979, p 14.

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Dans le Nô, c'est donc l'esthétique de la représentation qui est travaillée pour captiverau mieux le spectateur et le faire adhérer à la représentation. Et il est incontestable queClaudel a aussi puisé dans ce théâtre japonais pour construire le Soulier de Satin. La duréede la pièce prend son sens en ce qu'elle est modulée pour s'adapter à l'attention du public :dans le Nô comme dans le Soulier de Satin, un soin particulier est apporté à la structure de lapièce qui, étalée sur une journée, permet de faire percevoir aux spectateurs une large paletted'émotions grâce à l'évolution de la concentration de ceux-ci. Sur un temps plus court, onne peut que donner à voir moins de choses et il est impossible d'accorder aux spectateursle temps nécessaire pour passer d'un état d'esprit à l'autre. Le temps long est en fait letemps nécessaire à l'épreuve esthétique de la pièce. Il permet de vraiment faire percevoirtoutes les émotions qui sont suggérées par la pièce et qui ne peuvent pas s'enchaîner niêtre ressenties profondément si on ne laisse pas le temps à chacune de s'installer, de serépandre, et de se retirer pour laisser place à une autre émotion. Il semble que le Nô travailleessentiellement à une sorte de transfiguration du spectateur. D'ailleurs, R. Sieffert précisequ'en fin de journée est prévue une pièce de danse animée et spectaculaire, avec de lamusique sur un rythme rapide, qui permet « au spectateur, physiquement et moralementfourbu, de retrouver ses esprits et de retourner sans dommage au monde extérieur. »92

Bien entendu telle n'est pas la dernière scène du Soulier, mais on peut néanmoins penserque le tableau de l'homme enchaîné sur une épave, en mer, fait écho à la première scènede la pièce (d'autant plus chez Py qui fait jouer le Père Jésuite et Rodrigue par le mêmeacteur), et permet de « boucler la boucle », et de revenir symboliquement au début del'œuvre en préparant donc l'esprit des spectateurs à la fin du Soulier de Satin : Claudelredépose les spectateurs sur le quai d’où ils avaient embarqué, dix heures plus tôt. Commele théâtre japonais qui prépare ses spectateurs à une représentation qui pourra être arduepar moments, et qui les fait atterrir en douceur à la fin de la journée après les avoir« secoués » au cours des différentes pièces, le Père Jésuite enchaîné à son mât au milieude l'océan Atlantique et Rodrigue ligoté au sien au large des îles Baléares sont comme uneponctuation au Soulier de Satin : ouvrez les guillemets, fermez les guillemets. De plus, laformule qui clôt la pièce de Claudel, « Délivrance aux âmes captives ! », sonne comme unefin de messe : « Allez dans la paix du Christ ». L'auteur avertit par cette expression quela pièce est terminée, et qu'il rend aux spectateurs leur liberté, empruntée le temps de lareprésentation par la force de l'esthétique.

Claudel déplace le lieu de la frontière au théâtre et renouvelle leconcept de représentation.

Il y a indubitablement du théâtre antique et du théâtre japonais dans le Soulier de Satin.Aux deux, Claudel a repris la durée exceptionnelle qui donne la clé d'une représentationvraiment impactante et qui a du sens pour elle-même et non pas seulement pour ce qu'elledonne à voir. C'est à dire que la représentation telle que l'a imaginée Claudel se nourritde la ferveur et de la catharsis grecque et de l'esthétique japonaise, ces éléments étanteux-même permis par la durée de la représentation. Mais au-delà de ces caractéristiquesdu Soulier de Satin que nous venons de voir et dont on a compris l'origine, il y a danscette pièce l'empreinte de Claudel lui-même, qui déplace le concept de représentation aprèsl'avoir modelé selon ces modèles antique et japonais.

En effet, c'est le lieu même de la frontière de la représentation qui est mis en cause dansle Soulier de Satin : voilà ce qui résulte de la clôture de l'espace, de la transgression des

92 R. Sieffert, 1979, p 25.

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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normes et de la distanciation mises en place par le poète dans la pièce et que nous avonsétudiés précédemment. Comme cela a été exposé dans les deux précédents volets decette étude, Claudel s'est appliqué à rendre moins inébranlables les frontières et les normesconventionnelles du théâtre classique. Dans le Soulier de Satin, il tente de faire bouger lelieu de la frontière entre public et comédiens, entre ces deux espaces de confrontation desidentités, entre le champ réel de l'espace public et l'espace de la filiation, et le champ dela représentation de ces deux espaces. C'est bien le concept de représentation et ce qu'ilimplique que Claudel veut déplacer avec le Soulier.

L'auteur propose d'envisager autrement la représentation, et non plus de borner cephénomène à un espace prédéfini comme la scène d'un théâtre. Il explique en quelquesorte que la transgression des normes qu'on croit nécessaires au théâtre est possiblesans pour autant anéantir le théâtre dans son essence. Claudel fait communiquer desespaces qui étaient devenus hermétiques les uns aux autres, comme l'exprime Barthes endénigrant le théâtre petit-bourgeois93. En renouant avec la durée et certaines techniquesdu théâtre antique et du Nô, Claudel rend possible l'expérience de cette transgression etde ce déplacement du concept de représentation. Au théâtre, la représentation ne doit pas,selon le poète, s'en tenir à la scène car cela impliquerait que l'œuvre représentée n'irradiepas et n'imprègne pas le public. Il n'y a donc pas d'intérêt à une telle représentation siil n’y pas d’échange entre les espaces. La représentation doit être un travail collectif etsingulier à la fois. Il ne s'agit pas seulement d'une expérience individuelle, ni seulementd'une expérience de groupe. Il faut comprendre le groupe que forment les spectateurs, maisaussi les spectateurs, les comédiens et les techniciens, bref, le groupe que forment tous lesacteurs du théâtre, comme une agglomération de singularités qui forment un tout unique.Mais on ne peut pas directement concevoir ce groupe comme une entité homogène qui authéâtre ne fait plus qu'un. Ces singularités, essentielles à capter pour Claudel, sont autantd'identités qui assistent et participent à la représentation et sont prêtes à se laisser toucher.C'est la leçon tirée du théâtre antique, l'acceptation de la catharsis.

Avec Claudel, dans le Soulier de Satin, la représentation ne peut être contenue surune scène. Le poète s’évertue tout au long de la pièce à mettre en évidence le faitque ce phénomène est à l'œuvre dans tout le théâtre, dont la clôture qu'il a opéréeprend alors son sens. Les spectateurs sont alors en même temps témoins et partiesprenantes de la représentation. Dès lors, le spectateur est à la fois dans dans le champréel de l'espace public, et dans l'espace de la représentation. En quelque sorte, le Soulierde Satin donne à voir les deux côtés du miroir. Ce sont donc les identités qui sontquestionnées par Claudel, dans la façon dont elles sont construites. En déplaçant le conceptde représentation de façon à ce que chacun découvre ce double regard (intérieur et distanciégrâce au double positionnement de chacun des acteurs du théâtre, à la fois spectateurset acteurs, représentés et en représentation), Claudel suggère un mouvement et uneprise de conscience qui ne peuvent être qu'individuels. Dès lors, la dimension singulièrede l'expérience ainsi mise en œuvre exclut une analyse entièrement politique de cettereprésentation. Ce que Claudel inspire à chacun, c'est un idéal de soi, une expérience quine peut être qu'individuelle parce qu'elle est esthétique.

93 R. Barthes, 2002, p 70.

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Signification de la médiation esthétique de l'identité :dans le Soulier de Satin

Le projet politiqueCe que propose Claudel est bien en quelque sorte une sublimation politique de l'identitépuisque toute identité a une part collective et donc politique, et qu’on ne peut influer surl’aspect singulier de l’identité sans que cela se répercute sur son aspect collectif puisqueces deux aspects ne sont pas coupés l’un de l’autre. En inspirant à chacun des acteursdu théâtre une nouvelle façon de construire son identité, l'auteur induit dans le mêmemouvement une vision rénovée du politique qui fonctionnerait sur la base de ces identitéssublimées par la représentation telle qu'on en fait l'expérience dans le Soulier de Satin.Mais Claudel n'a jamais formulé d'opinion nettement orientée en faveur d'une rénovationou d'une révolution du politique. Si l'identité est un élément incontournable du jeu politique,ce n'est pas cet aspect que vise le Soulier de Satin. Et si la pièce répondait à un projetpolitique proprement dit, on pourrait imaginer qu'au travers des mécanismes mis en placeet que nous avons étudiés, Claudel montre qu'il est toujours possible de mettre en cause lesnormes et les statuts qu'on croit immuables. En effet, on pourrait croire qu'en représentantdans le théâtre une Cité dont les espaces sont décloisonnés puisque les normes et lesfrontières y sont transgressées, Claudel veut insinuer que ce qui est représentable, à savoirces transgressions et cette communication entre les espaces, est transposable dans laCité réelle. Un tel projet correspondrait à un idéal révolutionnaire dont le cœur serait derepenser les relations sociales qu'on croit immuables et qui ne le sont pas. On aurait alors unSoulier de Satin résolument tourné vers la sociologie, qui est encore une science nouvelledans les années 192094, puisque l'œuvre proposerait de mettre en lumière des relationssociales et de montrer leur caractère construit, non naturel, et donc susceptible d'êtremodifié. Cependant, si c'est une réflexion que l'on peut tirer du Soulier de Satin, jamaisClaudel n'a exprimé de telles convictions, et il est peu probable qu'il y ait de telles intentionsdans le Soulier de Satin.

Le poète, à travers sa pièce, ne questionne pas de façon critique la société. Ce qui estcritiqué dans l'œuvre et en particulier au travers de la transgression des frontières du théâtre,c'est la croyance selon laquelle les normes sont immuables. Croire à l'immuabilité desstatuts sociaux, en particulier, et donc à l'impossibilité de transgresser ces statuts, est uneillusion qui fait écho au concept de violence symbolique, qui sera énoncé par Pierre Bourdieuet Jean-Claude Passeron95 en 1970. Ne sont immuables en réalité que les relations defiliation : on ne peut cesser d'être le fils de, ou la sœur de Untel. Claudel, en faisant passerle public du côté des acteurs, et en jouant sans cesse avec les normes du théâtre quireflètent celles de la société / Cité, puisque le théâtre représente la Cité, prouve que cestransgressions sont représentables, et donc éventuellement transposables dans la réalité.C’est l’idée de la possibilité de la transgression qu’encourage Claudel.

94 Le terme « sociologie » a été inventé par Auguste Comte en 1847, et les premiers travaux d'Emile Durkheim, considéré comme

le père fondateur de la sociologie en tant que discipline scientifique, datent de la fin du 19ème siècle.95 La violence symbolique est le processus qui fait paraître comme légitimes des rapports de domination qui sont en réalité

arbitraires, socialement construits. (P. Bourdieu et J-C. Passeron, 1970, La reproduction. Eléments pour une théorie du systèmed’enseignement, Paris, éd. de Minuit.)

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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Le Soulier de Satin suggère une autre façon de penser la Cité, mais le projet du poèten'est pas d'utiliser la représentation pour faire prendre conscience aux spectateurs-citoyensqu'il peuvent faire évoluer la Cité et les statuts sociaux. En réalité, l'idée de Claudel est de seservir au mieux de la distanciation théâtrale pour faire adhérer le public à sa conception dela sublimation du politique96 sans que cette adhésion s'accompagne au dehors du théâtred'une mise en pratique. Et pour cause, cette mise en pratique semble clairement impossiblepuisque ce double regard est permis par la représentation, c'est à dire qu'il ne peut être misen œuvre qu'au théâtre. Ainsi il y a bien dans le Soulier de Satin une idée, un idéal politique,mais qui n'est pas destiné à être mis en œuvre, et qui ne peut pas l'être. Dans quel but alors,Claudel s'évertue-t-il dans le Soulier de Satin à faire bouillonner les identités ?

Le projet esthétiqueLe grand projet de Claudel et de son Soulier de Satin est esthétique97 : il parvient par desmoyens esthétiques98 à faire adhérer les spectateurs à sa conception de la sublimation del'identité. Pour Claudel l'idéal pour la Cité serait que ses acteurs soient capables d'échangeret de partager leurs rôles, comme le font les acteurs et les spectateurs dans le Soulier deSatin, en transgressant les normes du théâtre. Et cette transgression même, qui donne auxspectateurs l'expérience de la sublimation de ces relations affranchies est un des moyensesthétiques inventés par Claudel pour que le public fasse l'expérience de cet idéal. Maiscontrairement à Brecht qui tenait au théâtre et en dehors du théâtre un discours politique etidéologique, cette révolution des relations et des identités imaginée par Claudel n'est pasdestinée à sortir du théâtre. L'expérience esthétique de la sublimation du politique (c'està dire de la part collective de chaque individu) n'est possible qu'au théâtre, grâce à lareprésentation et à ses modalités, que le poète a modulées à son goût.

De plus, pour que l'expérience porte essentiellement sur le politique, il faudrait quesa dimension collective soit la plus importante. Or, une expérience esthétique ne peutpas être autre qu'individuelle, singulière, puisqu'il s'agit de perception. On peut partagerune émotion de façon générale ; par exemple il est possible qu'une assemblée d'individuséprouve en même temps de la joie ou de la peur. Mais ces émotions sont provoquéespar ce qui se perçoit, par les sens, et sont donc forcément avant tout une expériencesingulière. En effet chacun perçoit le monde et ses signes en fonction de son propreparcours, de l'enchaînement des événements dans sa vie. Et comme chaque vie correspondà un enchaînement unique d'évènements et d'expériences, la façon dont chaque individu,dans cette assemblée, ressent le sentiment de la joie, est elle aussi unique.

C'est avant tout un projet esthétique et donc un travail sur l'aspect singulier de chaqueidentité que Claudel propose dans le Soulier de Satin. Le poète imagine une nouvelle visionde la construction de l'identité. On découvre, grâce à la façon dont Claudel a conceptualiséla représentation du Soulier de Satin, l'idée selon laquelle on pourrait construire son identitépar un double regard, à la fois intérieur, et distancié. C'est en effet ce que suggère lapièce : on est sans cesse transporté d'un côté à l'autre de ces frontières qu'on pensaitinfranchissables pour ne jamais avoir été en position de les franchir au cours de nos

96 Le politique étant ici compris comme l'espace de la collectivité où les identités seraient construites, d'après Claudel, par cedouble regard intérieur et distancié, évoqué plus haut.97 Le mot esthétique », vient du grec αισθητική, « qui a la faculté de percevoir ou de comprendre, et de« aisthêsis », formé surαίσθησιν signifiant « le sens ».98 Cf I et II.

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précédentes expériences de représentations théâtrales. Mais en plus de ce pont queClaudel pose entre la scène et la salle, il nous donne la possibilité d'être à la fois dansles deux espaces, d'être à la fois spectateur et acteur, de se voir sur scène (sens premierde la représentation) et d'être sur scène, puisque la frontière a été abolie, ou estompée.Enfin, la clôture de l'espace et la durée de la représentation permettent de circonscrire cetteexpérience dans le temps et dans l'espace, et d'accorder au monde inventé par Claudel etqui est le lieu de cette expérimentation, une dynamique propre, coupée du monde extérieur.Dans cette bulle et grâce aux inventions de Claudel, les individus font donc l'expérience deporter sur eux-mêmes un double regard.

Le regard qui s'instaure grâce à la représentation du Soulier de Satin est à la foisintérieur – c'est le regard que nous posons habituellement sur nous-mêmes – et distancié,grâce aux techniques esthétiques dont il a été question dans cette étude : au théâtre, jesuis l’autre, et l’autre est celui qui, par son regard, m’institue en tant que sujet. Ce doubleregard permet d'obtenir une vision totale, complète de soi et donc de son identité : c'esten réalité la sublimation de l'identité, qui n'a plus d'aspérités, qui est pleine et parfaite, queveut suggérer Claudel. Avec le Soulier de Satin, on pressent donc cette sublimation donton ne peut pas transposer l'expérience dans la réalité. C'est toute la réussite de Claudelque de nous faire toucher du doigt cette idée d'une identité sublimée, grâce à la médiationesthétique du théâtre.

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III. Le projet esthétique et politique de Claudel

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Conclusion

Quand les deux font la paire, on peut faire le tour du monde, avec de bons souliers. Dansl'univers de Claudel, c'est boiteuse que Prouhèze nous entraîne aux quatre coins de laplanète. L'idéal, c'est la paire. Cette paire de souliers à laquelle Prouhèze renonce enconfiant l'un d'eux à la Sainte Vierge en gage de bonne volonté, c'est la paire que formentRodrigue et Prouhèze et qui ne sera jamais exaucée, et c'est la paire de regards que Claudelnous fait découvrir et qui circonscrivent notre identité.

Prouhèze entrave sa marche vers Rodrigue, auquel elle ne devrait pas prétendrepuisqu’elle est mariée à Don Pélage, en s'élançant vers lui boiteuse plutôt que valide.Elle sait que les difficultés seront grandes et même probablement insurmontables quil'empêcheront de le rejoindre et de former avec lui un couple sublime. Claudel nous faitscomprendre que Rodrigue et Prouhèze sont trop fait l'un pour l'autre pour pouvoir être l'un àl'autre comme ils le souhaitent. C'est ce qu'exprime cette paire de souliers de satin qui n'ensera plus jamais une, à partir de la scène 5 de la première journée :

« J'ai fini ce que je pouvais faire, et vous, gardez mon pauvre petit soulier,Gardez-le contre votre cœur, ô grande Maman effrayante ! » La paire de souliersest choisie par Claudel comme un symbole de la perfection : elle n'a de sens quequand ses deux éléments constitutifs sont réunis. C'est là le cœur du Soulier deSatin.

Doña Prouhèze et Don Rodrigue, ce couple sublime, dont chacun complète parfaitementl'autre, restent donc à l'image de ces souliers : conçus l’un pour l’autre irrémédiablementprivés d'une part constitutive d'eux-mêmes. L'identité de Rodrigue est imparfaite sans

Prouhèze, et Prouhèze ne saurait connaître la plénitude sans Rodrigue 99 . A leur tour,les personnages de Claudel lui servent à exprimer la signification du Soulier de Satin :on apprend avec eux à concevoir et à toucher du doigt la sublimation de l'identité. Lasublimation, c'est la paire reconstituée. Comme le soulier gauche sans le soulier droit,comme Prouhèze sans Rodrigue, nous devrions être constamment en quête d'une autrepartie de nous-mêmes, à la recherche de la plénitude de notre identité, d'une connaissancede soi poussée à la perfection. C'est bien évidemment plus un horizon vers lequel il fauttendre qu'un objectif qu'on peut atteindre, mais avec le Soulier de Satin, Claudel va au-delàdu simple constat du caractère non-fini de nos identités.

Il y a, parcourant l'histoire de Rodrigue et Prouhèze comme un fil rouge, le symbolede cette quête de la totalité : c'est le soulier unique et qui n'a plus de sens, c'est Prouhèzesans Rodrigue et Rodrigue sans Prouhèze. Ce symbole sert de fondation à une expérienceexceptionnelle de la représentation. C'est bien plus loin que Claudel veut nous emmener ;c'est notre identité qu'il veut questionner. Grâce aux techniques du théâtre et aux inventionsautour desquelles il fait tourner le monde du Soulier de Satin, le poète transporte lespectateur au-delà des frontières qu'un spectateur ne peut habituellement qu'imaginerapprocher au théâtre.

99 Leur union pourrait représenter la sublimation de l'être, ce qui par ailleurs, tendrait à signifier que l'amour est une forme desublimation de l'être.

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Conclusion

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Claudel brouille les frontières du théâtre à tel point que le spectateur n'est plusseulement spectateur. Les espaces se confondent et les acteurs du théâtre font l'expériencede la représentation au sens où devaient l'entendre les grecs de l'antiquité, peut-être. Tousles moyens mis en œuvre par Claudel tendent au même but : créer pour chaque individul'illusion de porter sur lui-même un double regard. Il y a d'abord le sien, intérieur, celui quipermet de savoir qu'on existe. Et puis l'autre, celui que Claudel suggère et qu'on effleuregrâce au Soulier de Satin : c'est le regard extérieur, celui qu'on est habitué à recevoir del'autre. Claudel rappelle l'idée essentielle du théâtre : la représentation. Ce qui se jouesur la scène, c'est nous. Autrement dit, l'autre, sur la scène, c'est moi. Dès lors, quand lareprésentation a lieu, l'autre est moi et je suis l'autre, de sorte qu'au travers de toutes lesficelles esthétiques savamment tirées par Claudel, il apparaît que si je suis l'autre, le regardde l'autre sur moi, celui qui m'institue en tant que sujet, c'est mon regard. Ce que permetle Soulier de Satin, c'est de mettre en œuvre cette tension, ce double regard qui permetde circonscrire soi-même sa propre identité, sans passer par le regard de l'autre. De sortequ'on a une parfaite connaissance de soi, de son identité : on a l'illusion de la sublimationde l'identité. On a l'illusion d'avoir retrouvé ce soulier manquant, qui fait la paire et nousempêche de boiter.

Le secret du Soulier de Satin serait donc l'idée de cette identité, construite par un doubleregard, intérieur et distancié à la fois, et dans laquelle l'autre n'a plus sa place. L'individuse suffirait à lui-même pour fonder son identité et sublimer l'idée du sujet. Ce double regardn'est évidemment possible qu'au théâtre, et même là, il faut avoir conscience de l'illusionpermise par le phénomène de la représentation. En effet, comme dans l'histoire de Rodrigueet Prouhèze, cette identité parfaite, sublimée, n'est jamais atteinte, de la même façon quela paire de souliers reste incomplète, et que l'identité ne peut jamais se construire par notredouble regard dans la réalité. C'est par la médiation esthétique de l'identité, que permet lethéâtre, qu'on accède à cette expérience / illusion de la sublimation.

Il est essentiel de souligner que, si Claudel a eu dans le Soulier de Satin des intuitionsde ce que Brecht appellera plus tard la distanciation, ce procédé n'est pour le premier pasdu tout au service des mêmes objectifs que pour le second. En effet, au théâtre, il s'agit pourBrecht de faire prendre conscience aux spectateurs de la réalité politique et discutable de lasociété. Nombreuses sont les occasions, par ailleurs, où il affirme ses opinions politiques etsa résolution révolutionnaire, nettement influencée par la lecture de Karl Marx, notamment.Le Verfremdungseffekt de Brecht doit permettre au spectateur d'adopter un esprit critiqueau théâtre devant le monde qui est représenté sous ses yeux, pour ensuite appliquer aumonde réel les impressions et les réflexions qu'il a eues pendant la représentation. Ladistanciation, procédé esthétique, permet chez Brecht la distanciation et la posture critiquevis-à-vis du politique. Avec Brecht, la révolution sur scène est vouée à être reproduite en« grandeur nature ». En revanche, l'expérience que propose Claudel n'a pas vocation àsortir du théâtre. Et pour cause, Claudel n'a jamais exprimé d'opinion politique quelle qu'ellepuisse être. On voit donc avec le Soulier de Satin que la distanciation esthétique n'impliquepas nécessairement une distanciation politique. Claudel propose avant tout une expérienceesthétique, et donc fondamentalement individuelle. Il ne veut toucher que la part singulièrede l'identité du spectateur.

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Annexes

Annexe : Résumé du Soulier de Satin(extrait du livret distribué lors de la représentation du 07/03/2009 au théâtre de l'Odéon)

Première Journée

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Annexes

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Après le discours de l'Annoncier, apparaît un homme attaché sur une épave dans lamer : c'est un Père Jésuite qui prie Dieu pour son frère Rodrigue et l'amour extraordinaireque ce dernier a rencontré (sc. 1).

Don Pélage, sur le départ, informe son ami, le vieux Don Balthazar, qu'il lui confie safemme Doña Prouhèze durant son absence (sc. 2).

Adieux brûlants à Prouhèze, sa cousine, du Maure Don Camille qui part au Marocdéfendre Mogador (sc. 3).

Une certaine Dona Isabel indique à son amant Don Luis le moyen de l'enlever (sc. 4).Prouhèze révèle à Balthazar qu'elle a écrit à Rodrigue, son amant, de venir la rejoindre.

Se défiant d'elle-même, elle se place sous la protection de la Vierge en lui faisant le donsymbolique de son soulier de satin (sc. 5).

Le roi d'Espagne décide de nommer Rodrigue Vice-Roi des Indes (sc. 6).Rodrigue entretient de son amour son serviteur chinois. Ils se portent au secours d'une

procession attaquée (sc. 7).Démêlés de Jobarbara, la servante noire de Prouhèze, avec le Sergent napolitain.

Habile et rusé comme un merveilleux valet de comédie, ce dernier a libéré Musique, la jeunecousine de Prouhèze. C'est pour la marier que Pélage était parti (sc. 8).

Don Fernand, frère d'Isabel, remercie Rodrigue de les avoir sauvés de l'agression deLuis. Rodrigue a tué ce dernier mais il est lui-même blessé (sc. 9).

Se retrouvant dans l'auberge au bord de la mer, Prouhèze et Musique se parlent deleur amour (sc. 10).

A Jobarbara, le Chinois apprend la blessure de Rodrigue ainsi que l'assaut qui seprépare contre l'auberge en vue de reprendre Musique. Il demande que Prouhèze profitedu tumulte pour partir rejoindre son amant (sc. 11).

Prouhèze s'est échappée. Elle court vers Rodrigue, tout en dialoguant avec son AngeGardien (sc. 12).

Balthazar explique à l'Alférès comment il compte défendre l'auberge. Son plan a dequoi déconcerter (sc. 13).

Tandis que Musique au loin s'enfuit avec le Sergent, Balthazar force le Chinois terrifiéà chanter. Sous le feu des assaillants, Balthazar meurt d'une mort qu'il n'a rien fait pouréviter (sc. 14).

Deuxième JournéeDans la boutique d'un drapier de Cadix, des cavaliers s'enflamment à l'idée de leur

prochain départ pour le Nouveau Monde sous les ordres de Rodrigue (sc. 1).Numéro humoristique de l'Irrépressible. Il introduit Doña Honorina qui soigne son fils

Rodrigue blessé, et chez qui, par ailleurs, s'est réfugiée Prouhèze (sc. 2).Pélage vient réclamer Prouhèze à Honorina (sc. 3).Pélage persuade Prouhèze que, pour le bien même de celui qu'elle aime, elle doit le fuir

à jamais. Il lui offre la mission d'aller à Mogador défendre la forteresse contre les Maures.Camille sera sous ses ordres (sc. 4).

Dans la campagne romaine, le Vice-Roi de Naples et ses familiers devisent sur l'Eglisecatholique et sa mission, sur l'art baroque et sur Rubens (sc. 5).

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Monologue de Saint Jacques qui regarde du haut du ciel le navire emportant Prouhèzevers Mogador, poursuivi par celui de Rodrigue (sc. 6).

Sur le conseil de Pélage, pour mettre les amants à l'épreuve, le Roi décide d'envoyerRodrigue à Mogador avec une lettre qui laisse à Prouhèze le libre choix de rester ou nonen Afrique (sc. 7).

A la poursuite de Prouhèze, Rodrigue rencontre l'épave du bateau de son frère leJésuite, dont la prière avait pour nous ouvert la pièce (sc. 8).

Sur les remparts de Mogador, Prouhèze et Camille se défient et regardent le bateaude Rodrigue approcher (sc. 9).

Scène d'amour heureux, dans un cadre naturel. Musique, après avoir fait naufrage, amiraculeusement rencontré l'amant qu'elle espérait, le Vice-Roi de Naples (sc. 10).

Violent affrontement entre Rodrigue et Camille qui apprend à son rival que Prouhèzea décidé de rester à Mogador (sc. 11).

Quelque part dans une forêt vierge d'Amérique, des bandeirantes évoquent leursespoirs et leurs craintes (sc. 12).

Monologue de l'Ombre Double, personnage formé par la silhouette des amants uninstant enlacés et que la Lune a projeté sur le mur (sc. 13).

Monologue apaisant de la Lune qui donne le sens de cette séparation des amants (sc.14).

Troisième JournéeUne dizaine d'années plus tard, à Prague, dans l'Eglise de Saint Nicolas, Musique,

enceinte du futur Jean d'Autriche, prie pour l'Europe et la paix. Les monologues de quatresaints orchestrent sa ferveur (sc. 1).

Un grotesque professeur de Salamanque, Don Léopold Auguste, envoyé par le Roi enAmérique pour y régenter la langue espagnole, demande à Don Fernand (cf. I, 9) une lettreexpédiée par Prouhèze, la fameuse « lettre à Rodrigue », qui amènerait ce dernier à quitterson poste actuel de Vice-Roi et le ferait venir à Mogador (sc. 2).

Rodrigue gracie Almagro, un des lieutenants révoltés, et lui donne pour finir l'Amériquedu sud à conquérir (sc. 3).

Brefs échanges entre trois sentinelles sur les murs de Mogador : Prouhèze a épouséCamille (sc. 4).

La dépouille mortelle de Léopold Auguste n'est plus qu'un pantin sur lequel tape lalogeuse : elle récupère ainsi la « lettre à Rodrigue » (sc. 5).

Isabel (cf. I, 4 et 9), devenue la maîtresse de Rodrigue, entend installer dans sa placede Vice-Roi son propre mari, Don Ramire. Elle va utiliser à cet effet la « lettre à Rodrigue »qui est maintenant en sa possession (sc. 6).

Camille rapporte à Prouhèze endormie le grain perdu de son chapelet (sc. 7).Prouhèze dort et rêve. Son Ange Gardien l'éclaire sur sa mission auprès de Rodrigue

et la lui fait accepter : elle mourra pour que son amant soit sauvé (sc. 8).Chant d'Isabel à la cour de Rodrigue à Panama. Rodrigue reçoit enfin la fameuse lettre

(sc. 9).

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Annexes

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Camille persuade Prouhèze de renoncer à Rodrigue, seul moyen pour que lui puissetrouver Dieu (sc. 10).

Malgré les supplications de Ramire, Rodrigue fait ses adieux au Nouveau Monde (sc.11).

Deux mois plus tard, près de Mogador, Rodrigue comment avec le Capitaine du navirela situation difficile de Camille. Ils voient tout à coup s'approcher un bateau avec une femmeet un enfant (sc. 12).

Seule scène de la pièce où se rencontrent les amants. Solennellement, entouré de seshommes, Rodrigue et Prouhèze, seule femme au milieu de tous, renoncent l'un à l'autre.Elle repart mourir à Mogador aux côtés de Camille, laissant à son amant l'enfant qu'elle aeu du Maure (sc. 13).

Quatrième JournéeQuatre pêcheurs au large des Baléares commentent le nouvel état de Rodrigue : retour

d'Extrême Orient, délaissé de tous, il n'a plus qu'une jambe et vit sur un bateau en fabriquantdes images de Saints ; il donne les idées, et la réalisation est de son ami, le Japonais (sc. 1).

Après une conversation sur l'art, Rodrigue et le Japonais se moquent de Don MendezLéal, ambassadeur du nouveau Roi d'Espagne qui paraît s'intéresser à Rodrigue (sc .2).

En barque sur la mer, Sept-Epées, l'ardente fille de Rodrigue, apprend à son amie laBouchère qu'elle est amoureuse de Jean d'Autriche (sc. 3). [Sept-Epées est en fait la fillede Camille que Prouhèze a confiée à son amant à la fin de la Troisième Journée.]

Le Roi, dans son palais flottant, a connaissance du désastre de l'Armada. Par dérision,il demande à l'Actrice de décider Rodrigue à accepter le gouvernement de l'Angleterre, ense faisant passer pour la Reine (sc. 4).

A la tête de deux équipes rivales, deux professeurs caricaturaux, Bidince et Hinnulus,arrivent en bateau pour récupérer un objet de prix au fond de l'eau. Ils s'affrontent dans uneridicule partie de tug-of-war (sc. 5).

L'Actrice séduit Rodrigue. Elle lui vante l'Angleterre. Le résultat de ses manœuvresreste cependant en suspens (sc. 6).

Diego Rodriguez, conquistador ruiné, double minable de Rodrigue, apprend, en vue deMajorque, que sa bien-aimée, Doña Austrégésile, lui est restée fidèle et s'est occupée deses biens pendant son absence (sc. 7).

Sept-Epées essaie en vain d'entraîner son père dans la lutte contre les Maures. Elle varejoindre Jean d'Autriche qui part vers Lépantes (sc. 8).

Devant la cour d'Espagne, Rodrigue fait l'étalage maladroit de ses ambitions et de sesrêves. Il est ridiculisé par le Roi (sc. 9).

Sept-Epées et la Bouchère nagent dans la mer, sous la lune, vers le bateau de Jeand'Autriche. La Bouchère se noie (sc. 10).

La même nuit, Rodrigue enchaîné est vendu comme esclave à deux vieilles religieuses.Il souffre toujours en pensant à Prouhèze mais la mer, les étoiles et le départ de sa fille avecJean d'Autriche lui apportent l'apaisement et la libération (sc. 11).

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Annexe : Didascalie initiale du Soulier de Satin… Comme après tout il n'y a pas impossibilité complète que la pièce soit jouée un jourou l'autre, d'ici dix ou vingt ans, totalement ou en partie, autant commencer par cesquelques directions scéniques. Il est essentiel que les tableaux se suivent sans la moindreinterruption. Dans le fond la toile la plus négligemment barbouillée, ou aucune, suffit. Lesmachinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes dupublic pendant que l'action suit son cours. Au besoin rien n'empêchera les artistes dedonner un coup de main. Les acteurs de chaque scène apparaîtront avant que ceux de lascène précédente aient fini de parler et se livreront aussitôt entre eux à leur petit travailpréparatoire. Les indications de scène, quand on y pensera et que cela ne gênera pas lemouvement, seront ou bien affichées ou lues par le régisseur ou les acteurs eux-mêmesqui tireront de leur poche ou se passeront de l'un à l'autre les papiers nécessaires. S'ilsse trompent, ça ne fait rien. Un bout de corde qui pend, une toile de fond mal tirée etlaissant apparaître un mur blanc devant lequel passe et repasse le personnel sera dumeilleur effet. Il faut que tout ait l'air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisédans l'enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dansle désordre il faut éviter la monotonie.

L'ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l'imagination.Je suppose que ma pièce soit jouée par exemple un jour de Mardi-Gras à quatre

heures de l'après-midi. Je rêve une grande salle chauffée par un spectacle précédent, quele public envahit et que remplissent les conversations. Par les portes battantes on entend letapage sourd d'un orchestre bien nourri qui fonctionne dans le foyer. Un autre petit orchestrenasillard dans la salle s'amuse à imiter les bruits du public en les conduisant et en leurdonnant peu à peu une espèce de rythme et de figure.

Apparaît sur le proscenium devant le rideau baissé L'ANNONCIER. C'est un solidegaillard barbu et qui a emprunté aux plus attendus Velasequez ce feutre à plumes, cettecanne sous son bras et ce ceinturon qu'il arrive péniblement à boutonner. Il essaye deparler, mais chaque fois qu'il ouvre la bouche et pendant que le public se livre à un énormetumulte préparatoire, il est interrompu par un coup de cymbale, une clochette niaise, untrille strident du fifre, une réflexion narquoise du basson, une espièglerie d'ocarina, un rotde saxophone. Peu à peu tout se tasse, le silence se fait. On n'entend plus que la grossecaisse qui fait patiemment poum poum poum, pareille au doigt résigné de Madame Bartetbattant la table en cadence pendant qu'elle subit les reproches de Monsieur le Comte. Au-dessous roulement pianissimo de tambour avec des forte de temps en temps, jusqu'à ceque le public ait fait à peu près silence.

L'A NNONCIER , un papier à la main, tapant fortement le sol avec sa canne, annonce :LE SOULIER DE SATINOULE PIRE N'EST PAS TOUJOURS SÛRACTION ESPAGNOLE EN QUATRE JOURNÉES

Annexe : Notice biographique de Paul Claudel

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Annexes

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Paul Claudel : poète et dramaturge français, né à Villeneuve-sur-Fère en 1868 etdécédé à Paris en 1955. Issu de la bourgeoisie provinciale, il reçu d’abord la triple influencescientiste, naturaliste et matérialiste qui caractérise les années de la fin du siècle. La lecturede Rimbaud, ce « mystique à l’état sauvage », marqua dans sa pensée une rupture sentiecomme une introduction au surnaturel. C’est à Notre-Dame de Paris, le 25 décembre 1886,qu’il dit avoir reçu la révélation de la foi catholique. Commencée dès sa quatorzième année,stimulée par la fréquentation du cénacle de Mallarmé, son activité littéraire s’engageaalors avec deux drames : Tête d’Or (1889) et La Ville (1890). Reçu premier au concoursdes Affaires étrangères, il entra dans la carrière diplomatique et partit pour les Etats-Unis(1893) où il composa L’Echange (1894). De 1895 à 1909, l’activité du diplomate, en posteen Extrême-Orient, contribua à enrichir celle du poète qui témoigna, durant ces quatorzeannées, d’une extraordinaire fécondité (Connaissance de l’Est, reportage poétique sur laChine, 1895-1909 ; Art poétique, 1904 ; Partage de midi, 1906 ; Cinq grandes Odes, 1908)tandis qu’il élaborait une rhétorique personnelle dont la forme typique est le verset « cevers qui n’avait ni rime ni mètre », accordé au souffle humain. Revenu en Europe, il futsuccessivement consul de France à Prague, Francfort, Hambourg, puis il quitta l’Allemagneen 1914. Ministre plénipotentiaire à Rio de Janeiro, puis à Copenhague, il faut nomméambassadeur de France à Tokyo (1921), à Washington (1927) puis à Bruxelles, son dernierposte (1933-1936). Durant cette période, il acheva l’Otage (1909), L’Annonce faite à Marie(1912), Le Pain dur (1914), Le Père humilié (1916), Le Soulier de Satin (1924, publiéen 1929). Après avoir échoué à l’Académie française (1935), il y fut triomphalement éluen 1946. Retiré dans sa propriété à Brangues, en Dauphiné, il consacra les dernièresannées de sa vie à l’exploration fervente et au commentaire à la fois lyrique et familier destextes bibliques (Présence et prophétie, 1942 ; L’Apocalypse, 1952). Issue du symbolisme,marquée d’abord par Wagner et par Nietzsche, puis par l’apologétique catholique et les

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mystiques espagnols, enfin par la Bible, la pensée de Claudel a reçu aussi l’imprégnationdes philosophies d’Extrême-Orient et celle des tragiques grecs (traduction de L’Orestied’Eschyle, 1916). Ces multiples influences l’ont confirmé dans une conception de la poésiequi en fait l’égale de l’action. Plongeant « au fond du défini pour y trouver l’inépuisable », lepoète recrée le monde par une « co-naissance », en soulignant l’unité foncière du mondedes choses et de celui de l’esprit. Alliant la spiritualité chrétienne à un sens cosmiquepaïen, la parole du poète est désormais comme un sacrement. Cette vocation à l’universels’exprime dans une œuvre aux amples dimensions où les douleurs de la créature humaine,magnifiées par un verbe somptueux et baroque, ne sont que des prétextes à la glorificationde l’amour de Dieu (Partage de midi) et à la célébration de deux puissances fondamentalesdepuis le Moyen-Age et ennemies de toute révolte individuelle : l’Eglise et l’Empire.

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Bibliographie et ressources audiovisuelles

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Bibliographie et ressourcesaudiovisuelles

AUTRAND, Michel, 1987, « Le Soulier de Satin » : étude dramaturgique, Paris, éd. H.Champion, 151 pages, coll. Unichamp.

BARRAULT, Jean-Louis, 1959, Nouvelles réflexions sur le théâtre, Paris, éd.Flammarion, 283 pages, coll. Bibliothèque d’Esthétique.

BARTHES, Roland, 2002, Ecrits sur le théâtre, Paris, éd. du Seuil, 358 pages, coll.Points.

BRECHT, Bertolt, 1970, Petit Organon pour le théâtre : 1948 [Kleines Organon für dasTheater] Additifs au Petit Organon pour le théâtre, 1954 Paris, éd. de l’Arche, 120pages.

LAMIZET, Bernard, 1992, Les lieux de la communication, Liège, éd. Mardaga, 347pages, coll. Philosophie et langage.

RECOING, Eloi, 1991, « Le Soulier de Satin », Paul Claudel, Antoine Vitez : journal debord, Paris, éd. Le Monde éditions, 138 pages.

SIEFFERT, René, 1979, Nô et Kyôgen : automne, hiver, Paris, éd. Publicationsorientalistes de France, 584 pages, coll. Les œuvres capitales de la littératurejaponaise.

www.arte.tv/fr : vidéo de la représentation du Soulier de Satin, enregistrée dans sonintégralité le 21 mars 2009.

France Actualités, le 26 novembre 1943, répétitions à la Comédie Française, 40s. www.ina.fr :

Midi 2, le 9 juillet 1987, extrait du « Soulier de Satin » mis en scène par A. Vitez àAvignon, 01min 02s. www.ina.fr :

Quarante degrés à l'ombre de la trois, le 20 juillet 1987, « Le Soulier de Satin » de PaulClaudel au Palais des papes, 02min 27s. www.ina.fr :

J'aime à la folie, le 17 août 1987, Antoine Vitez met en scène « Le Soulier de Satin » deClaudel au festival d'Avignon, 11min 30s. www.ina.fr :

Pages 3 spectacles, le 26 janvier 1980, Jean-Louis Barrault présente « Le Soulier deSatin », 03min 48s. www.ina.fr :

JT Nuit, le 15 décembre 1958, extrait de la pièce « Le Soulier de Satin » de Claudel,04min 06s. www.ina.fr :

Le 27 mars 1989, présentation par Antoine Vitez de la pièce « Le Soulier de Satin »,03min 38s. www.ina.fr :