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société en classes entraîne une « propriété privée de l’histoire » sous forme de sa mythifi- cation. «L’histoire universelle est née dans les villes », car « l’histoire de la ville est l’histoire de la liberté », alors que « la liquidation de la ville » 5 / est la négation de cette liberté. L’évé- nement libre disparaît alors avec l’histoire dans le spectacle, au profit des leurres, simu- lacres et autres rumeurs : « Dans le spectacle, une société de classes a voulu, très systémati- quement, éliminer l’histoire 6 /». Ce que con- somme la rhétorique postmoderne : « avec la destruction de l’histoire, c’est l’événement contemporain qui s’éloigne dans une distance fabuleuse, parmi des récits invérifiables, des statistiques incontrôlables, des explications invraisemblables et des raisonnements inte- nables », sa dissolution dans le « spectacle inté- gré », où réalité et fiction se confondent 7 /. « Si l’histoire doit nous revenir après cette éclipse 8 / », après avoir été vaincue par le spec- tacle et l’ontologie, le postmoderne et le néopla- tonisme, le structuralisme et le spiritualisme, le spectacle contre l’histoire et l’ontologie contre le spectacle, la boucle sera bouclée: «Un État dans la gestion duquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques ne peut être conduit stratégiquement 9 /.» Dans ce monde unifié, « on ne peut s’exiler ». Amer plaisir qu’on tire du voyage… « La chair est triste, hélas, et j’ai lu tous les livres»… Mélancolie classique : « Nous tournons en rond dans la nuit et le feu nous dévore » (In Girum Imus Nocte 10 /), « environnés d’une sombre mé- lancolie » dans un « temps hors de ses gonds », qui ne jointe plus, écrasé entre déjà plus et pas encore, dans des villes sans peuples et des cités sans citoyens (ou des citoyens sans cités). Dès Potlatch, souligne une manière de vivre qui ne tend à s’exercer que dans le provisoire. Paradigme de la modernité Des interventions qui sont moins l’archive d’une nouvelle avant-garde que celle de son désœuvrement, « les traces d’un âge devenu d’or avec le temps qui a passé » (Vincent Kauf- man). Écrits mélancoliques, d’une mélancolie classique, y compris dans le style. Le spectacle: ce à quoi Debord s’est efforcé de se soustraire. La Renaissance fut « une rupture joyeuse avec l’Éternité ». Le XVIII e siècle fut celui de « la fin de l’époque de la résignation » : « Le mo- dernisme, essentiellement, veut changer le monde », et non plus seulement notre manière de le percevoir et de le représenter (ou inter- préter – Marx). La victoire de la bourgeoisie fut celle du temps historique, qui est aussi celui de la production économique transfor- mant en permanence de fond en comble la société (la révolutionnant) : c’est le temps irré- versible de l’économie bourgeoise mondiale- ment unifié, où l’histoire devient effectivement universelle car le « temps irréversible unifié est celui du marché mondial, et corollaire- ment du spectacle mondial *1 / ». De cette épo- que, on peut dire que «tant de choses ont été changées, dans la surprenante vitesse des catastrophes […] que presque tous les repères et mesures ont été soudainement emportés avec le terrain même où était édifiée l’an- cienne société 2 cf. Valéry. « Tout ce qui était absolu devient histo- rique 3 / » (cf. Marx, tout ce qui était stable et so- lide…). L’histoire certes a toujours existé, mais pas toujours sous sa forme historique, conscience de l’historicité, de faire date ou épo- que (Kracauer). Temporalisation de l’homme, et humanisation du temps : « Le mouvement inconscient du temps se manifeste et devient vrai dans la conscience historique 4 / » (de Bos- suet à Lukacs, en passant par Kant et Hegel). L’appropriation sociale du temps dans une Daniel Bensaïd Notes Debord-Baudrillard Comme Carnaval I et II « La culture saisie par la marchandise » et « Les métamorphoses des formes », textes inédits à notre connaissance, ces notes étaient classées dans un dossier intitulé « Fétichisme et spectacle », sujet sur lequel Daniel Bensaïd a travaillé jusqu’à la fin de sa vie… bien que convaincu qu’il ne pourrait le mener à bien en raison de son état de santé. Nous publions par ailleurs les notes Marcuse-Pérec retrouvées dans le même dossier. Paradigme de la modernité Le spectacle contre l’art Le spectacle urbain contre la ville Le spectacle, contre l’histoire Le spectacle, stade suprême du fétichisme Le spectacle comme aliénation absolue Éclipse de l’histoire, mutisme de la raison stratégique Avant-gardes sans révolutions Debord au-delà de Marx ? Spectres de Debord Le simulacre stade suprême du spectacle 1 * Les citations de Guy Debord sont extraites du recueil de ses Œuvres, publiées chez Quarto Gallimard, avril 2006. La majorité des citations de ces notes a pu être vérifiée. Les italiques relèvent des auteurs. 1/ Œuvres, p. 830. 2/ Ibid., p. 1658. 3/ Ibid., p. 792. 4/ Ibid. p. 820. 5/ Ibid. p. 840-841. 6/ Ibid., p. 1592. 7/ Citations non précisées. 8/ Œuvres, p. 1636. 9/ Ibid., p. 1804. 10/ Film réalisé par Guy Debord, 1978.

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société en classes entraîne une « propriété privée de l’histoire» sous forme de sa mythifi-cation.

« L’histoire universelle est née dans lesvilles », car « l’histoire de la ville est l’histoirede la liberté », alors que « la liquidation de laville » 5/ est la négation de cette liberté. L’évé-nement libre disparaît alors avec l’histoiredans le spectacle, au profit des leurres, simu-lacres et autres rumeurs : «Dans le spectacle,une société de classes a voulu, très systémati-quement, éliminer l’histoire 6/ ». Ce que con -somme la rhétorique postmoderne : « avec ladestruction de l’histoire, c’est l’événementcontemporain qui s’éloigne dans une distancefabuleuse, parmi des récits invérifiables, desstatistiques incontrôlables, des explicationsinvraisemblables et des raisonnements inte-nables», sa dissolution dans le «spectacle inté -gré », où réalité et fiction se confondent 7/.

« Si l’histoire doit nous revenir après cetteéclipse 8/ », après avoir été vaincue par le spec-tacle et l’ontologie, le postmoderne et le néopla-tonisme, le structuralisme et le spiritualisme,le spectacle contre l’histoire et l’ontologie contrele spectacle, la boucle sera bouclée : «Un Étatdans la gestion duquel s’installe durablementun grand déficit de connaissances historiquesne peut être conduit stratégiquement 9/.»

Dans ce monde unifié, «on ne peut s’exiler».Amer plaisir qu’on tire du voyage… «La chairest triste, hélas, et j’ai lu tous les livres »…Mélan colie classique: «Nous tournons en ronddans la nuit et le feu nous dévore» (In GirumImus Nocte 10/), «environnés d’une sombre mé-lancolie » dans un « temps hors de ses gonds»,qui ne jointe plus, écrasé entre déjà plus etpas encore, dans des villes sans peuples et descités sans citoyens (ou des citoyens sans cités).Dès Potlatch, souligne une manière de vivrequi ne tend à s’exercer que dans le provisoire.

Paradigme de la modernitéDes interventions qui sont moins l’archived’une nouvelle avant-garde que celle de sondésœuvrement, « les traces d’un âge devenud’or avec le temps qui a passé» (Vincent Kauf-man). Écrits mélancoliques, d’une mélancolieclassique, y compris dans le style. Le spectacle:ce à quoi Debord s’est efforcé de se soustraire.

La Renaissance fut « une rupture joyeuseavec l’Éternité ». Le XVIIIe siècle fut celui de« la fin de l’époque de la résignation» : «Le mo-dernisme, essentiellement, veut changer lemonde», et non plus seulement notre manièrede le percevoir et de le représenter (ou inter-préter – Marx). La victoire de la bourgeoisiefut celle du temps historique, qui est aussi celui de la production économique transfor-mant en permanence de fond en comble la société (la révolutionnant) : c’est le temps irré -versible de l’économie bourgeoise mondiale-ment unifié, où l’histoire devient effectivementuniverselle car le « temps irréversible unifiéest celui du marché mondial, et corollaire-ment du spectacle mondial *1/ ». De cette épo -que, on peut dire que « tant de choses ont étéchangées, dans la surprenante vitesse descatas trophes […] que presque tous les repèreset mesures ont été soudainement emportésavec le terrain même où était édifiée l’an-cienne société 2/ » cf. Valéry.

« Tout ce qui était absolu devient histo-rique3/ » (cf. Marx, tout ce qui était stable et so-lide…). L’histoire certes a toujours existé,mais pas toujours sous sa forme historique,conscience de l’historicité, de faire date ou épo - que (Kracauer). Temporalisation de l’homme,et humanisation du temps : « Le mouvement inconscient du temps se manifeste et devientvrai dans la conscience historique 4/ » (de Bos-suet à Lukacs, en passant par Kant et Hegel).L’appropriation sociale du temps dans une

Daniel Bensaïd

Notes Debord-Baudrillard

Comme Carnaval I et II «La culture saisiepar la marchandise» et «Les métamorphosesdes formes», textes inédits à notreconnaissance, ces notes étaient classéesdans un dossier intitulé «Fétichismeet spectacle », sujet sur lequel Daniel Bensaïda travaillé jusqu’à la fin de sa vie… bien que convaincu qu’il ne pourrait lemener à bien en raison de son état de santé.Nous publions par ailleurs les notesMarcuse-Pérec retrouvées dans le mêmedossier.

Paradigme de la modernitéLe spectacle contre l’artLe spectacle urbain contre la villeLe spectacle, contre l’histoireLe spectacle, stade suprême du fétichismeLe spectacle comme aliénation absolueÉclipse de l’histoire, mutisme de la raisonstratégiqueAvant-gardes sans révolutionsDebord au-delà de Marx?Spectres de DebordLe simulacre stade suprême du spectacle

1

* Les citations de Guy Debord sont extraites du recueil de ses Œuvres,publiées chez Quarto Gallimard, avril 2006. La majorité des citationsde ces notes a pu être vérifiée. Les italiques relèvent des auteurs.1/ Œuvres, p. 830.2/ Ibid., p. 1658.3/ Ibid., p. 792.4/ Ibid. p. 820.5/ Ibid. p. 840-841.6/ Ibid., p. 1592.7/ Citations non précisées.8/ Œuvres, p. 1636.9/ Ibid., p. 1804.10/ Film réalisé par Guy Debord, 1978.

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principe admis par tous était que justement ilne pouvait plus y avoir de poésie ni d’art ; etque l’on devait trouver mieux » 19/. L’Art est devenu un fétiche spectaculaire, qui fuit « lelangage commun de l’inaction sociale » dèsqu’il se constitue, en se dégageant du religieux(perte d’aura) un art indépendant au sens mo-derne et «une production individuelle d’œuvresséparées» (et appropriables de façon privativepar le marché de l’art) : «Son affirmation indé-pendante est le commencement de sa dissolu-tion 20/ ». Époque des musées et de la muséi -fication. : « L’Art à son époque de dissolution[…] est forcément d’avant-garde, et il n’est pas.Son avant-garde est sa disparition 21/. » Voir lesort de Dada, du surréalisme, du lettrisme…et du situationnisme. Les avant-gardes elles-mêmes sont condamnées à dégénérer en spec-tacle, à l’instar du surréalisme devenu un«supplément à la poésie et à l’art liquidés parle dadaïsme ». Comment dès lors estimer la valeur de l’Art alors que, dans un monde réel-lement inversé, le vrai est devenu un momentdu faux. La critique d’art comme « spectateurspécialisé ». Debord définit la culture comme«un complexe de l’esthétique, des sentimentset des mœurs : la réaction d’une époque sur lavie quotidienne 22/». L’action révolutionnairedans la culture ne doit pas alors avoir pourbut de traduire ou d’expliquer la vie, mais de« l’élargir » (interpréter ou transformer). Avecl’exploitation supprime les passions, gratifica-tions, compensations qui en sont le produit.Mythe de la page blanche ou de la table rase :définir de «nouveaux désirs » en fonction despossibilités effectives d’aujourd’hui. Créationde valeurs et nouveaux seigneurs.

Il définit aussi « la culture comme l’ensem-ble des instruments par lesquels une société se pense et se montre à elle-même 23/ » : « La culture est la sphère générale de la connais-

modèle dans lequel sont simultanément pré-sents des temps indépendants fédérés 15/». Dis-cordance des temps.

Dans la société du spectacle au contrairel’individu devra se renier en permanence, carcette société postule « une fidélité toujourschangeante», «une suite d’adhésions constam-ment décevantes à des produits fallacieux» 16/.Intermittence destructrice qui contredit l’élogede la discontinuité défendue dans Potlatch.

Le spectacle (la culture et la démocratieculturelle – cf. Brossat) contre l’art ?« Notre temps voit mourir l’esthétique 17/. »«L’Art Moderne pressent et réclame un au-delàde l’Esthétique», une «agonie esthétique faitede répétitions formelles». Il est devenu impos -sible à l’art de maintenir sa prétention à uneactivité supérieure, ou même à une fonction decompensation à laquelle on puisse s’adonnerhonorablement. Le reflux révolutionnaire desannées vingt, trente – puis cinquante ! – est lereflux «des mouvements qui ont essayé d’affir-mer des nouveautés libératrices dans la cul-ture et dans la vie quotidienne» (surréalisme,psychanalyse). Déperdition des formes moder -nes de l’art et de l’écriture et « rupture sans retour avec la division du travail artistique».L’esthétique consistait à arracher au pensa-ble des fragments d’éternité (Proust) alors quel’ambition situationniste participe directementà « une abondance passionnelle de la vie » àtravers « le changement de moments périssa-bles délibérément aménagés» 18/.

Vise à une «vision unifiée de l’art et de la po-litique » (à une praxis unifiée ! contre la séparation généralisée). Tout est politique?Mais c’est différent de la subordination propa -gandiste (réalisme socialiste) de l’art à la poli -tique car il n’y a plus ni d’art moderne ni de po-litique révolutionnaire constitués : « le seul

Sentiment de transit, de l’éphémère, du péris-sable : d’une « conception non continue de lavie », comme suite d’instants (surréalisme) oude perpétuels présents (postmodernisme).Mais amour alors proclamé d’une époque«aussi dure qu’elle doive être » «pour ce qu’onpeut en faire 11/ ». Mais les années passent, «etnous n’avons rien changé 12/ ». La situationperçue comme moment dans la «dissolution»du temps. On «met l’accent sur le présent […]dans la mesure où le marxisme a pu formulerle projet d’une société où ‹ le présent dominele passé › », mais un « présent qui connaît soninévitable disparition» et «con court à son rem-placement», et non pas un présent immobile,« extrait de la réalité mouvante », qui piaffesur place en se rêvant éternel 13/.

Le millénarisme, ce fut la lutte révolution-naire de classe «parlant pour la dernière foisla langue de la religion », et déjà « une ten-dance révolutionnaire moderne, à laquellemanque encore la conscience de n’être qu’his-torique» 14/. D’où la rupture joyeuse avec l’éter-nité : «Comme la jeunesse est belle qui s’en vasi vite…» (Chanson de Laurent de Médi cis). «Leprojet révolutionnaire d’une société sansclasses, d’une vie historique généralisée, estle projet d’un dépérissement de la mesure so-ciale du temps, au profit d’un modèle de temps[…] irréversible des individus et des grou pes,

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11/ Œuvres, p. 335.12/ Ibid., p. 48113/ Ibid., p. 507.14/ Ibid., p. 827.15/ Ibid., p. 836.16/ Ibid., p. 1611.17/ Ibid., p. 105.18/ Ibid., p. 360.19/ Ibid., p. 1666.20/ Ibid., p. 845.21/ Ibid., p. 847.22/ Ibid., p. 310.23/ Ibid., p. 511.

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gonisme entre la tentative d’affirmer un nou-vel usage de la vie et une « fuite réactionnairehors du réel ». Cela vient de la surestimationde l’inconscient et de l’esthétique idéaliste (sus -pecté par Trotski), qui oppose aux logiquesgréco-latines (le discours des maîtres) les pré-curseurs d’un irrationnel «qui a servi quelquetemps contre les valeurs logiques dominantes»mais qui « sert à présent l’irrationalité domi-nante » (du Matin des magiciens au mysti-cisme New Age) : « L’occultisme, la magie, laplatitude humoristique, la passion d’un inso-lite toujours pareil à lui-même, sont les déchets dont le surréalisme nous a encombrésdans sa longue vieillesse » 27/. Il a «voulu réa-liser l’art sans le supprimer 28/».

L’urbanisme contre la villeLe Corbusier avait proposé de « supprimer larue» (cf. La Zona 29/) par un programme où lavie serait définitivement partagée en îlots fer-més et sociétés surveillées, signifiant ainsi « lafin des chances d’insurrection et de rencon-tre ». Emprunt à Thomas De Quincey de la dérive (le flâneur baudelairien/benjaminien,devenu simple voyeur dans le spectacle). Errance dans des « labyrinthes de ruelles »avec l’espoir de découverte de terres incon-nues «dont je doutais qu’elles eussent été indi -quées sur les cartes modernes de Londres »(Thomas De Quincey).

«Ainsi les grandes villes de l’industrie onttransformé complètement nos paysages jusquedans la carte du Tendre» (perceptions, affects,émotions, cf. Jameson/Harvey) 30/. D’où la psy-cho-géographie. Le désert est monothéiste, laville et le quartier inclinent plutôt à l’athéisme.Division patiente des villes en « zones de cli-mats psychiques tranchés», en «quartiers étatsd’âme»: la recherche psycho-géographique estrecherche des lois exactes et des effets précis

préhensible à celui qui le fait, et reconstituécomme unité par un organe spécialisé (totalitémutilée et confisquée). Le mode de consomma-tion apparaît alors comme mise en spectaclede la vision, de l’étrangeté et de la non-partici-pation entre tous: «Le monde devient illisiblecomme unité.» Seuls les spécialistes détiennentquelques «fragments de rationalité» qu’ils sontincapables de transmettre. Rationalité parcel-laire/irrationalité globale. Les modifications dela nature dont l’espèce humaine est capable(chirurgie esthétique, manipulations généti -ques) exigeraient au contraire un contrôle dela société sur elle-même. Or, « le mécanismede constitution de la culture se ramène à uneréification des activités humaines qui assurela transmission du vivant sur le modèle detransmission des marchandises et s’efforce degarantir la domination du passé sur le futur».

Influence d’Henri Lefebvre et de sa Critiquede la vie quotidienne (1961). Henri Lefebvredéfinit la vie quotidienne comme «ce qui restequand on a extrait du vécu toutes les activitésspécialisées». La vie quotidienne non critiquéesignifie la perpétuation de formes dégra déesde la culture et de la politique. La vie quoti-dienne comme consommation du temps vécucommandée par la société du temps libre, pro-duit d’une histoire sur laquelle l’homme de lavie quotidienne n’a pas de contrôle : «tendancetotalitaire à l’organisation de la vie par le capi -talisme moderne» [biopolitique?] qui permetde mettre à nu la question politique posée parla misère de la vie quotidienne comme « vieprivée », mais privée de quoi ? De la vie, toutsimplement.

Dès 1956, le rationaliste Debord reprocheaux surréalistes «une insuffisante défiance àl’égard du hasard» et son usage «toujours réac -tionnaire ». Dès l’origine dans le surréalisme,apparenté en cela au romantisme, il y a anta-

sance, et des représentations du vécu, dansune société historique divisée en classes», un«pouvoir de généralisation existant à part» 24/. Détachée de la société du mythe, elle s’est auto -nomisée (relativement) et a nourri « des illu-sions idéologiques sur cette autonomie» (nar-cissisme culturel des agents culturels spécialiséscomme envers du fétichisme). «Le manque derationalité de la culture séparée est l’élémentqui la condamne à disparaître, car en elle lavictoire du rationnel est déjà présente commeexigence 25/». Pari sur la raison (Debord arrière-garde des Lumières), un classique encore, unstyliste, le goût des mémo rialistes, de la mélan-colie classique. Ennemi du journalisme (« Jeméprise la presse et j’ai raison») comme espritd’une époque sans esprit, «un anti-journaliste»,un «homme qui ne cède pas», qui dénonce « ladomesticité intellectuelle de cette saison», lasatisfaction du journaliste «d’être dans la confi-dence» et les petits secrets, de tenir la raisondes raisons sans même remar quer que la partprincipale de la réalité lui reste cachée en vertude la connaissance parcellaire et non critique.Ce sont en somme «des spectateurs de premièreclasse » qui « ont la sottise de croire qu’ils peu-vent comprendre quelque chose, non en se ser-vant de ce qu’on leur cache, mais en croyant cequ’on leur révèle» 26/. Fausse critique journalis-tique et diffusion de la rumeur comme «rançonsauvage de l’information spectaculaire».

Dominer la production, c’est monopoliseraussi la compréhension du travail en tantqu’activité productive: parcellisé, rendu incom-

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24/ Ibid., p. 843.25/ Ibid., p. 844.26/ Ibid., p. 1629.27/ Ibid., p. 373.28/ Ibid., p. 744.29/ Référence au film hispano-mexicain de Rodrigo Plá, La Zona, sortien mars 2008, dont l’action se situe dans un village privé.30/ Œuvres, p. 334.

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pitale insurrectionnelle, évacuée méthodique-ment de Pos [Plan d’occupation des sols] enPos (cf. Sandrini/stratégies urbaines).

Avant 1968 encore, « les maisons n’étaientpas désertes dans le centre», et « la marchan-dise moderne n’était pas encore venue mon-trer tout ce que l’on peut faire d’une rue, et per-sonne n’était encore obligé par les urbanistesd’aller dormir au loin ». Mais en 1990 (Pan[Programme Architecture Nouvelle]), « Parisn’existe plus», elle est entièrement tombée auxmains de nos ennemis. D’où les émeutes mo-dernes (cf. «Politique de Marx» et Éloge de lapolitique profane 34/), comme celles d’août 1965à Los Angeles (et de novembre 2005 enFrance). Guy Debord entend «donner raisonaux insurgés de Los Angeles» et « leur donnerleurs raisons». Il est en effet irrationnel de qué-mander, devant l’illégalité (inégalité) patentequi devient non-sens. Ce n’est pas le statut desNoirs (des immigrés, des sans-papiers) qui esten cause, mais celui de l’Amérique.

Ce ne sont pas des émeutes de race, maisdes émeutes de classe (de la race à la classe etretour, 1965-2005). Car il s’agit d’une révoltecontre la marchandise. La «publi cité de l’abon -dance» invite et incite en effet à vouloir tout,et tout de suite. D’où le pillage comme réalisa-tion sommaire du principe à chacun selon sesbesoins… Rédemption par le feu; de la consom-mation à la consumation : «La société d’abon-dance trouve sa réponse naturelle dans le pil-lage, car elle n’est pas abondance humaine,mais abondance de marchandises»… « La jeu-nesse sans avenir marchand de Watts a choisiune autre qualité du présent 35/. » Et elle estpassée de la honte à la fierté d’être de Watts(ou du 9-3).

Faut-il garder ou chasser les immigrés ? Assimiler ou respecter la diversité cultu-relle 36/ ? Faux choix inepte. Nous ne pouvons

verticalités hiérarchiques (cf. Kristin Ross) : lacolonne Vendôme. Mais victoire de l’urbanis -me versaillais : Pyramide, Arche de la défense,Très Grande Bibliothèque.

Marx (avant Hulot, bien avant) a bien rêvéd’un dépassement de la séparation ville/cam-pagne, mais ce qui se passe n’est pas ce dépas -sement, mais un effondrement simultané, uneusure réciproque. Or, l’histoire universelle estnée de la ville comme terrain de lutte. Sa disparition c’est l’effacement de la liberté histo-rique en voie de liquidation. L’urbanisme dé-truit la ville pour construire des pseudo-cam-pagnes au nom d’un «territoire aménagé», desvilles nouvelles «où il n’arrivera rien», des villessans événement pour une histoire sans événe-ment (Marx), des banlieues qui sont des non-lieux : « les forces de l’absence historique com-mencent à composer leur propre paysageexclusif 32/ ».

La «destruction de Paris » (cf. Robert Fitch,L’assassinat de NY, ou Mike Davis, Au-delàde Blade Runner : Los Angeles et l’imaginationdu désastre, Allia, 2006). Comme illustrationexemplaire de la maladie mortelle qui emportela grande ville. Cités à la dérive 33/ : «Il faudraitbientôt la quitter, cette ville qui pour nous futsi libre, mais qui va tomber entièrement auxmains de nos ennemis ». Des centres-villes retranchés, hostiles, cibles de raids et de rez-zous du samedi soir (cf. la révolte des ban-lieues de novembre 2005, Watts). Paris fut ravagé avant d’autres parce que ses révolu-tions avaient inquiété plus que toute autre –La Commune, Paris libéré, 1968 – et échoué!Punition par destruction complète promise(ou évacuation polpotienne) ou rêvée parBrunswick dans le fameux manifeste qui futà l’origine de la terreur de septembre 1792 :«Paris sera anéanti.» Et reprise: Paris brûlera-t-il ? Les pétroleuses. Mais «Paris libéré», ca-

du milieu géographique sur le comportementaffectif des individus. «Aménagement de l’am-biance » ou encore la psycho-géographiquecomme «part du jeu dans l’urbanisme actuel»,appréhension ludique du milieu urbain. Elle seplace du point de vue du passage et repère lesambiances inhabitables (banlieues, déserts,zones de désolation).

Projet subversif d’un urbanisme unitaire etde « chambres de rue », d’inclusion du tempsde transport dans le temps de travail, et pas-sage de la circulation comme supplément detravail à la circulation comme plaisir. Critiqued’une architecture en fonction de l’existenceactuelle «massive et parasitaire » et de la voi-ture individuelle 31/. L’urbanisme n’existe pas,si ce n’est comme idéologie, comme «techni quede séparation » : villages vacances, grands ensembles, architecture nouvelle destinée auxpauvres ; «Autodestruction du milieu urbain».Du droit au logement au droit à la ville (cf.Henri Lefebvre) : « éclatement des villes surles campagnes recouvertes de masses infor -mes de résidus urbains», supermarchés, par-kings, terrains nus, désolation. La ville « tendà se consommer elle-même».

Le contre-exemple, c’est la Commune, « laplus grande fête du XIXe siècle » au niveau dela vie quotidienne, « la seule réalisation d’unurbanisme révolutionnaire s’attaquant sur leterrain aux signes pétrifiés de l’organisationdominante » et « ne croyant pas qu’un monu-ment puisse être innocent». Renversement des

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31/ Ibid., p. 502.32/ Ibid., p. 841.33/ Cités à la dérive, roman de Stratis Tsirkas.34/ Daniel Bensaïd, «Politique de Marx», in Karl Marx & FriedrichEngels, Inventer l’inconnu, Textes et correspondance autour de laCommune, La Fabrique, Paris 2008 ; Éloge de la politique profane,Albin Michel, janvier 2008.35/ Œuvres., p. 707.36/ ibid., «Notes sur la ‹question des immigrés › », 1985, p. 1588.

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de satisfaction planifiée, donc dans un sys-tème d’institutions positives.

Certains regretteront le temps où la vio-lence avait un sens, la bonne vieille violenceguerrière, patriotique, passionnelle, ration-nelle au fond, sanctionnée par un objectif ouune cause ; la violence idéologique, ou encorecelle, individuelle, du révolté qui relevait encore de l’esthétisme individuel et pouvaitêtre considérée comme «un des beaux-arts» 39/.

Place donc à une violence qui n’est plus pro-prement ludique, sacrée, rituelle, idéologique,mais structurellement liée à l’abondance, et,par conséquent toujours irréversible, immi-nente, fascinante pour tous : « De temps entemps, au sein de notre univers clos de vio-lence et de quiétude consommée, cette violencenouvelle vient réassumer aux yeux de tous unepartie de la fonction symbolique perdue, trèsbrièvement, avant de se résorber elle-mêmeen objet de consommation 40/». Novembre 2005,après Watts 1965, Amsterdam juin 1966, Mont-réal octobre 1969, Los Angeles… Lien entreviolence et non-violence modernes. Les uns res-saisissent la violence latente de la société pourla pousser au paro xysme, les autres en pous-sent la passivité secrète jusqu’à la démissionet la désertion. Thème de la ligne de fuite, dunéonomadisme, de l’exil de la ville en ruinesvers de nouveaux déserts.

Le spectacle de l’émeute comme autodes-truction, violence territorialisée. Chacun chezsoi. Raids et descentes (symétriques, de la po-lice dans les quartiers, des quartiers dans lacité interdite) : «À l’acceptation béate de ce quiexiste peut aussi se joindre comme une mêmechose la révolte purement spectaculaire 41/ »,du fait que l’insatisfaction elle-même est deve -nue marchande et solvable (ou insolvable).

Réponse ou fuite dans la mélancolie roman-tique, ou dans la tendance romantico-révolu-

deux mamelles. Architectes, urbanistes, desi -gners, travailleurs sociaux, sont tous les thau-maturges de la relation sociale et de l’environ-nement. La pub, le dispositif informel demobilisation de l’assentiment et de l’intégra-tion participationniste (par le sondage et leréférendum permanents).

Le règne du ludique est différent de celuidu fonctionnel et de l’utile. Fonction du tempslibre, il restitue au temps sa valeur d’usage.Mais quand on a le temps, on n’est déjà pluslibre. Paradoxe de la société de consommationoù, de chaque minute disponible, le désir estdéjà absent, et où n’existent que l’argent et lepouvoir d’achat. Time is money.

L’apparent découplement entre temps de tra-vail et temps de loisir (libre) est donc un mythe.Le temps libre est une «impossibilité logique».« Il ne peut y avoir que du temps contraint ».Plus de flâneries ni de flâneurs, ni à l’atelier, nidans la rue, car «le temps de la consommationest aussi celui de la production». Le modèledirec teur du temps libre serait celui de l’en-fance, alors que le loisir inégalement réparti devient signe de distinction culturelle. En fait,la tolé rance générale n’est que l’expressiond’une compatibilité fonctionnelle généralisée etla «violence spectaculaire» est complémentaireà la pacification de la vie quotidienne.

Pas facile de s’adapter à l’abondance disaitencore Galbraith? D’où le refus erostratiquede la société de consommation et d’abondance,le feu et les bûchers des vanités marchandes.Iconoclastes modernes sans foi. Si cette «vio-lence est sauvage, sans objet, informelle, c’estque les contraintes qu’elle conteste sont ellesaussi informulées, inconscientes, illisibles ».On assiste alors à l’émergence d’une destruc-tivité pour laquelle il ne saurait y avoir destructures d’accueil bureaucratiques, puis -qu’elles rentreraient alors dans un processus

assimiler personne car «Paris, ville détruite, aperdu son rôle historique qui était de faire desFrançais». Qu’est-ce qu’un «centralisme sanscapi tale»? Et ce n’est pas en votant qu’on s’as-simile. Le critère de la lan gue, du «parler fran -çais»? Mais « les Français le parlent-ils?». «Lerisque d’apartheid? Il est bien réel. Il est plusqu’un risque, il est une fatalité déjà là (avecsa logique des ghettos, des affrontements ra-ciaux, et un jour de bains de sang) 37/. » Car lecapitalisme à son stade spectaculaire rebâtittout en toc et produit des incen diaires, son dé-cor est devenu partout inflam mable. Les unsfeignent de croire que ce n’est qu’une questionde bonne volonté antiraciste, et les autres qu’ils’agit de faire reconnaître les droits modérésd’une juste xénophobie ; mais tous, droite etgauche, concourent à faire considérer cettequestion comme «la plus brûlante» parmi tous« les effrayants problèmes qu’une société nesurmontera pas», l’écologie par exemple : «Lapollution et le prolétariat sont aujourd’hui lesdeux côtés concrets de la critique de l’économiepolitique 38/. »

En 1967, pas mal !La ville est le théâtre de cette grande simu-

lation. «Le discours de la ville, c’est la concur-rence même. » La vitrine comme lieu d’unerela tion sociale spécifique. La « féerie calcu-lée» des vitrines qui est une frustration, cettevalse hési tation du shopping, c’est la «dansecanaque de l’exaltation des biens avantl’échange». Soit le contraire de la flânerie ben-jaminienne. Le rituel de la désublimation répressive dont shopping et fucking sont les

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37/ Ibid., p. 1590.38/ Ibid., p. 1101.39/ La majorité des références de ces dernières citations n’a pas été retrouvé.40/ Jean Baudrillard, La Société de consommation, Folio essais, 2007,p. 286.41/ Œuvres, p. 785.

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participatif, télévision). Mais l’interactif com-municationnel comme solitude partagée (In-ternet) résout-il le problème ? « Le spectacleest le capital à un tel degré d’accumulationqu’il devient image 48/. » La religiosité mar-chande et l’iconomanie comme stade suprêmedu fétichisme. Fausse conscience du temps, lespectacle est aussi une anti-histoire, ayantpour fonction de « faire oublier l’histoire dansla culture », de la dissoudre dans l’instantéphémère, comme l’événement dans l’annoncepublicitaire et le fait divers (« pseudo-événe-ments préfabriqués » – le sport) pour compen-ser la perte d’expérience de l’événement effec-tif. Ce gel du temps historique a, un temps,trouvé son idéologie dans le structuralisme(Guy Debord/Henri Lefebvre).

Mais s’il est évident qu’aucune idée ne peutmener au-delà du spectacle existant, mais seu-lement «au-delà des idées existantes sur le spec-tacle», le cercle vicieux de la domination se re-ferme, et la «théorie critique du spec tacle n’estvraie qu’en s’unifiant au courant pratique de lanégation dans la société», c’est-à-dire à « la re-prise de la lutte révolutionnaire» éclipsée de-puis les années trente 49/. De la critique de l’artà la politique. Dans la préface de 1979 à l’édi-tion italienne: «Pendant ce temps, le spectaclen’a fait que rejoindre […] son concept 50/ », nonplus ce qui est bon apparaît, mais ce qui appa-raît est bon: apologétique du réel, du fait accom-pli, rhétoriques de la résignation.

En 1967, Debord distinguait pourtant encorele spectaculaire diffus du spectaculaire con -centré. Le concentré met en avant l’idéologie incarnée par une personnalité dictatoriale outotalitaire (Sarkozy), le diffus procédant plutôtpar récupération. Mais en 1988 (dans les Com-mentaires), apparaît une troisième forme syn-thétique, le spectacle intégré qui tend à s’impo-ser mondialement (Berlusconi et son image,

ciété moderne enchaînée qui n’exprime fina-lement que son désir de dormir. La séparationest l’alpha et l’oméga du spectacle, l’institu-tionnalisation de la division du travail parti-cipant de l’ordre mythique dont s’enveloppele pouvoir. Désécularisation/resacralisation.Cf. Ben Laden comme télescopage du mythearchaïque et du spectacle moderne 43/.

Ainsi, la libération du travail et l’augmenta-tion du loisir ne sont nullement une libérationdans le travail, ni du monde façonné par le tra-vail («ne travaillez jamais !»). Mais quel sensdonner alors à la célébration de la fête et du jeu(les «occupations» comme manifestations fes-tives échappées à l’aliénation du travail) si cen’est la face cachée aliénée du travail aliéné?Dès Potlatch, «le vrai problème révolutionnaireest celui des loisirs 44/». Gorz, la vie est ailleurs?« Le but le plus général doit être d’élargir lapart non médiocre de la vie, d’en diminuer autant qu’il est possible les moments nuls 45/. »Simple problème de vases communicants,comme si le non-travail des uns n’impliquaitpas le surtravail des autres, à moins de recou-rir au mythe de l’auto mation. Debord en revientd’ailleurs, constatant que le capitalisme lui-même ayant vidé l’activité productive (métiers)de signification «s’est efforcé de placer le sensde la vie dans les loisirs 46/ ». Puis, explicite-ment : « je ne crois pas qu’il soit possible de regarder encore les loisirs comme une négationdu quotidien 47/ ». Car, « l’humanisme prend encharge les loisirs de l’humanité», et doit désor-mais «dominer ces sphères en tant qu’écono-mie politique». Fêtes ou pseudo-fêtes vulgari-sées en parodies du dialogue et du don. Cf. laculture selon Jack Lang. Cf. la critique dusport et ses contradictions.

Ce qui relie les spectateurs, c’est un rapportunilatéral et subalterne au centre qui main-tient leur isolement (foule solitaire, théâtre

tionnaire au sens que lui donne Henri Lefeb-vre, « dans la mesure de notre échec » (Thèsessur la révolution culturelle, 1958). Vaincus ?Comme à l’automne du Moyen âge, «la vie s’em-plit d’une sombre mélancolie ». Mais roman -tique ou classique? Blanqui et Péguy.

Le spectacle contre l’histoire«Notre temps […] préfère l’image à la chose, la copie à l’original, la représentation à la réalité,l’apparence à l’être 42/. » Les conditions mo-dernes de production aboutissent à «une im-mense accumulation de spectacles », commerésultat d’une réalité considérée partiellement.Le spectacle, « inversion concrète de la vie» et,en tant que domaine séparé, « lieu du regardabusé et de la fausse conscience », « langageoffi ciel de la séparation généralisée», «un rap-port social entre des personnes médiatisé pardes images », l’irréalisme de la société réelle,«l’affirmation de toute vie humaine […] commesimple apparence». Mais, en analysant le spec-tacle, «on parle dans une certaine mesure lelangage même du spec taculaire ». Il est « le so-leil qui ne se couche jamais sur l’empire de lapassivité humaine », et aussi l’héritier de lafaiblesse du projet philosophique occidentaldominé par la logique du voir : « la philosophie,en tant que pouvoir de la pensée séparée, etpensée du pouvoir séparé, n’a jamais pu parelle-même dépasser la théologie ».

Le spectacle, c’est « la scission achevée à l’in-térieur de l’homme», le mauvais rêve de la so-

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42/ Feuerbach, préface à la deuxième édition de l’Essence du chris-tianisme.43/ Œuvres, p. 766 à 772.44/ Ibid., p. 146.45/ Ibid., p. 324.46/ Ibid., p. 514.47/ Ibid., p. 579.48/ Ibid., p. 775.49/ Ibid., p. 852.50/ Ibid., p. 1465.

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miraculés du vieux fétichisme religieux, le féti -chisme de la marchandise parvient à des mo-ments d’excitation fervente 58/. » Plus d’épo péeni de héros, le spectacle prosaïque de la post-modernité désenchantée.

Le spectacle comme domination absolueUne organisation révolutionnaire doit com-prendre «qu’elle ne peut plus combattre l’alié-nation sous des formes aliénées». Et pourtant!cf. Thèse de Nicolas Lateur. Les excès d’unmonde qui nous est devenu étrange sont desexcès étrangers à notre monde. «Il faut admet -tre qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pourGuy Debord et ses prétentions démesurées 59/.»Le spectacle est devenu idéologie abso lumentdominante.

«Le spectacle est l’idéologie par excellence»,le «despotisme du fragment [fétichisme au sensfreudien] qui s’impose comme pseudo-savoird’un tout figé, vision totalitaire […] accompliedans le spectacle immobilisé de la non-his-toire » 60/. Totalité concrète contre fragment to-talitaire qui a la prétention en tant que partied’être tout. L’idéologie comme volonté abs-traite de l’universel et son illusion légitiméepar l’abstraction universelle et la «dictaturede l’illusion». Non plus une lutte volontaristedu «parcellaire, », mais son triomphe dans unmonde « réellement renversé » [image/rétine],où la vente authentifie toute valeur, et où levrai n’est plus «qu’un moment du faux». Hegelremis sur ses pieds.

Une organisation révolutionnaire «criti queradicalement toute idéologie en tant que pou-voir séparé des idées et idées du pouvoir séparé ». Négation de l’actuel spectacle socialdu point de vue de la totalité conçue commeJugement dernier éternellement différé (Wal-ter Benjamin). L’organisation révolutionnairedoit donc « viser explicitement, dans sa vic-

forme marchande comme quantification géné-ralisée «exclut le qualitatif». L’économie trans-forme ainsi le monde en monde de l’économie :« Le spectacle est le moment où la marchan-dise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale 56/. » N’avait pourtant encore rien vu.Avec la deuxième révolution industrielle, laconsommation aliénée devient pour les massesun devoir supplémentaire (cf. Les Choses deGeorges Pérec). «Baisse tendancielle de la va-leur d’usage» : illusion de l’usage et du quali-tatif comme de l’authentique par rapport aufictif ou à l’artefact, dialectique du désir et dubesoin. Le consommateur est « con sommateurd’illusions », et le spectacle « une manifesta-tion générale» de la marchandise en tant qu’il-lusion effectivement réelle, dont le spectacleest le complément moderne.

Révolte donc de l’usage contre l’essence, dudésir contre la consommation (ou productionpublicitaire du désir). Désir à la reconnais-sance/satis faction duquel la consommation capitaliste oppose la réduction du désir au pro-fit de besoins artificiels « qui restent besoinssans avoir jamais été désirs ».

Facticité du besoin contre authenticité dudésir ? (voir Walras). « Sans doute le pseudo-besoin imposé dans la consommation modernene peut être opposé à aucun besoin ou désirauthentique qui ne soit lui-même façonné parla société et son histoire. Mais la marchandiseabondante est là comme la rupture absolued’un développement organique des besoins sociaux 57/. »

«Le spectacle ne chante pas les hommes etleurs armes [héroïsme classique], mais lesmarchandises et leurs passions […], le deve-nir-monde de la marchandise, qui est aussibien le devenir-marchandise du monde», par«une ruse de la raison marchande » : «Commedans les transports des convulsionnaires ou

Lady Dy au Cap Vert 51/, Manhattan), sous l’effet des «particules médiatiques accélérées»– règne du secret généralisé, du faux sans répli -que, installé dans «un présent perpétuel » 52/(postmoderne). Ce faux sans répli que anéantitle rôle critique de l’opinion publi que et du senscommun (cf. thèse Thierry de Briault 53/), auprofit d’un présent «la mode même s’est immo-bilisée». Fermeture absolue. «Partout où règnele spectacle, les seules for ces organisées sontcelles qui veulent le spectacle 54/». Au point qu’ilen devienne archaïque de crier au scandale oude parler de scandale: le scandale banalisé enhappening et neutralisé en fait divers. Paysagedévasté par la guerre que la société mène contreelle-même.

Le spectacle, stade suprêmedu fétichismePrésenté comme le théoricien radical de ladomi nation des hommes par la logique mar-chande, Debord répond que c’est là un méritequ’il n’a jamais disputé à Marx (1840). Marx àProudhon: «Dans une société fondée sur la mi-sère, les productions les plus misérables ont laprérogative fatale de servir à l’usage du plusgrand nombre 55/ ».

Le monde présent/absent (spectral !) que lespectacle fait voir « est le monde de la mar-chandise dominant tout ce qui est vécu». La

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51/ [Daniel Bensaïd fait allusion ici à sa présence au Cap Vert justeaprès le décès de Lady Di et à l’envahissement des lieux par l’événementdont on aurait pu penser qu’il resterait à distance.]52/ Œuvres, p. 1599.53/ [Thèse sur le « sens commun» dirigée par Daniel Bensaïd. Voirl’échange entre Daniel Bensaïd et Thierry Briault à ce propos.]54/ Œuvres, p. 1605.55/ Cité in Œuvres, p. 207.56/ Œuvres, p. 778.57/ Ibid., p. 789.58/ Ibid., p. 788-789.59/ Ibid., p. 1789.60/ Ibid., p. 857.

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on est toujours dans l’incertitude sur la situa-tion réciproque des deux partis. On doit s’ac-coutumer à agir toujours d’après des vrai -semblances générales, et c’est une illusiond’atten dre un moment où l’on serait délivré detoute ignorance 72/ ». «Contrairement aux rêve - ries des spectateurs de l’histoire […], ce n’estpas la plus sublime des théories qui pourrait jamais garantir l’événement; tout au con traire,c’est l’événement réalisé qui est le garant dela théorie [ou le révélateur selon Badiou de sapart de vérité]. De sorte qu’il faut prendre desrisques, et payer au comptant pour voir lasuite 73/. » Et «savoir employer à fond le kaïrosde la force au juste moment 74/ ».

« Dans toute critique stratégique, l’essen-tiel est de se mettre exactement au point devue des acteurs ; il est vrai que c’est souventtrès difficile 75/. » Le difficile en effet, c’est de«connaître toutes les circonstances où se trou-vent les acteurs » : « ce qu’ils ignoraient alors,ce n’était pas seulement le résultat encore àvenir de leurs propres opérations se heurtantaux opérations qu’on leur opposerait », et «aufond ils ne savaient pas la valeur exacte qu’ilfallait accorder à leurs propres forces, jusqu’àce que celles-ci aient pu la faire connaître, jus-tement, dans le moment de leur emploi, dontl’issue d’ailleurs quelquefois la change autantqu’elle l’éprouve 76/ ». Au vu de la Révolutionfrançaise, Clausewitz put ainsi établir « la dis-tinction selon laquelle la tactique était l’em-ploi des forces dans le combat, pour y obtenirla victoire, tandis que la stratégie était l’em-ploi des victoires afin d’atteindre les buts dela guerre 77/ ». « L’unité n’est jamais le coup,mais la partie 78/. »

Mais le spectacle anéantit et dissout la pers-pective historique dans laquelle seule peuts’inscrire une connaissance de type straté-gique : «un État, dans la gestion duquel s’ins-

«on vit et on meurt au point de confluence d’untrès grand nombre de mystères » 66/. Et toutcela est lié à une défaite politique : il faut « re-connaître dans toute son étendue, sans avoirgardé aucune illusion consolante, la défaitede l’ensemble du projet révolutionnaire dansle premier tiers de ce siècle 67/». La perte de lo-gique annihile la capacité à distinguer l’im-portant du mineur. Les contestataires aucontraire « se sont donné diverses obligationsde dominer la logique, et jusqu’à la stratégie,qui est très exactement le champ complet dudéploiement de la logique dialectique desconflits 68/ ». Une logique stratégique donc, etnon formelle, qui fasse la part de l’aléatoireet de l’événement.

Du terrain de jeux, comme exception, tem-poraire et limitée, spatiale et temporelle, authéâtre des opérations. La politisation du jeu(des surréalistes aux situationnistes en pas-sant par le Grand jeu de Daumal) conduit à laquestion stratégique. La dimension ration-nelle de Marx réside dans sa « compréhensionrationnelle des forces qui s’exercent réellementdans la société », dans une connaissance detype stratégique donc. Il va au-delà de la pen-sée scientifique en ceci qu’il s’agit d’une « com-préhension de lutte, et nullement de la loi 69/ ».Le travail de « la théorie de l’action histo-rique» (et non de la philosophie de l’histoire)consiste à faire avancer dans son moment quiest venu « la théorie stratégique ». De même,pour Jomini, la guerre «n’est point une sciencepositive et dogmatique, mais un art soumis àquelques principes généraux, et plus que celaencore, un drame passionné 70/ ».

Dans le Jeu de la guerre, la principale déter -mination stratégique réside dans le « rapportentre les effectifs de l’armée et le territoire »,pour arriver «au centre de l’occasion» 71/ (kaï-ros) au «moment favorable». Car «à la guerre

toire, sa propre fin en tant qu’organisation séparée 61/ ». Marx par deux fois. Debord…Lutter contre l’aliénation et le despotisme duparcellaire, la totalité abstraite mutilée parla cohérence, car le refus du système fait encoresystème. La pensée expérimentale positiviste«atomise les problèmes», « l’activité situation-niste au con traire est unitaire» (cf. urba nismeunitaire), « rupture avec la division du travailartistique». La catégorie de totalité comme ju-gement dernier 62/ : «L’organisation révolution-naire ne peut être que la critique unitaire dela société, c’est-à-dire une critique qui ne pac-tise avec aucune forme de pouvoir séparé 63/.»La critique de la culture, « c’est cette critiquethéorique unifiée qui va seule à la rencontre dela pratique sociale unifiée 64/. » Praxis unifiée,tout est politique, fusion privé/ public ?

Effondrement de l’histoire, éclipse de la stratégie L’économie est devenue folle 65/ (cf. Marx surla folie économique) et on ne demande plus àla science de comprendre le monde mais de lejustifier : sous le « spectaculaire intégré », et«dans un monde où tant d’intérêts agissantssont si bien cachés, » (théorie du complot ?),

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61/ Ibid., p. 731.62/ Ibid., p. 731.63/ Ibid., p. 818.64/ Ibid., p. 855.65/ Ibid., p. 1616.66/ Ibid., p. 1625.67/ Ibid., p. 647.68/ Ibid., p. 1611.69/ Ibid., p. 795.70/ Jomini cité in Œuvres, p. 1769.71/ Œuvres, p. 1376.72/ Clausewitz cité in Œuvres, p. 1388.73/ Œuvres, p. 1783.74/ Ibid., p. 1790.75/ Clausewitz cité in Œuvres, p. 1463.76/ Œuvres, p. 1657.77/ Ibid., p. 1644.78/ Ibid., p. 1790.

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dération de nécessités contradictoires ». Artde la décision risquée. Spatialement, il n’y a ja-mais assez de forces, et temporellement lesmouvements ne sont jamais aussi rapidesqu’on le voudrait. C’est pourquoi « la défensiveest toujours plus forte, tactiquement et straté-giquement, mais seule l’offensive, ou du moinsla contre-offensive, obtient un succès positif »« le calcul le plus poussé dépend lui-même lar-gement des modifications qu’introduira l’im-prévisible succession des ripostes de l’adver-saire […]. L’interaction permanente de latactique et de la stratégie peut entraîner dessurprises et des renversements, parfois jus -qu’au dernier instant. Les principes sont sûrs,et leur application est toujours incertaine» 89/.

Avant-gardes sans révolutionsLe dadaïsme se voulut rejet de toutes les valeurs de la société bourgeoise dont la guerreavait montré la faillite. D’où le projet de des -truction de l’art et de l’écriture, qui a porté «uncoup mortel à la conception traditionnelle dela culture », mais la définition simplementnéga tive de Dada aboutit nécessairement à sadissolution rapide. Le surréalisme surgit à sontour comme « application poétique de la psy -chologie freudienne», mais le mouvement deralliement au matérialisme dialectique estrompu dès les années trente. Dès lors et a for-tiori après la guerre, il mise trop sur la richesseinfinie de la révélation inconsciente, ce qui entraîne dans les formes dérivées, diluées et récupérées du surréalisme, une forte empreintespiritualiste.En fait, ils croient encore à l’Art et à la Litté-rature. Ces avant-gardes culturelles défaitessont comme «une armée de réserve du travailintellectuel ».

Nouveau roman ou nouveaux philosophes,déjà des nouveautés d’arrière-garde. Robbe-

n’était qu’un «archaïsme transplanté» qui sem-blait condamné à s’effacer devant l’État mo-derne. Et, contre toute attente, elle est deve nue«avec la victoire totale du secret, la démis siongénérale des citoyens, la perte complète de lalogique, et les progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles» une «puissance moderneet offensive» 83/. La démission de l’État génèrel’apparition de «nouveaux personnels de dépen -dance et de protection». «Dans le spectaculaireintégré, les lois dorment 84/ » (1988). État d’ex-ception et privatisation. On parle alors d’au-tant plus d’État de droit et de citoyenneté quel’État moderne a cessé, ou cesse, d’en être unpour s’installer dans l’exception permanente(Romanzo criminale, La Zona…). On a même«déjà commencé à mettre en place quelquesmoyens d’une sorte de guerre civile préven-tive 85/ », ou de contre-révolution préventive.«C’est ainsi que les procédés d’urgence devien-nent procédures de toujours 86/ ». Patriot Act,état d’urgence, exception pénale, repentance…Cette démocratie parfaite «fabrique elle-mêmeson inconcevable ennemi, le terrorisme». Elleveut en effet être jugée sur ses ennemis plutôtque sur ses résul tats. «L’histoire du terrorismeest écrite par l’État ; elle est donc éducative.»La modernisation de la répression fait desrepen tis «des accusateurs professionnels asser -mentés» de sorte que des milliers de prisonniersexpient interminablement «une guerre civilequi n’a pas eu lieu». L’incrimination n’est cepen-dant pas totalement absurde dans la mesureoù «tous les délits et les crimes sont effective-ment sociaux». Et le premier d’entre eux c’est ef-fectivement de vouloir changer quelque choseà cette société 87/ (1988).

Le Jeu de la guerre 88/ : « Le jeu de la guerre,comme la guerre elle-même, a toutes les for -mes de la pensée et de l’action stratégiques,tend à imposer à tout instant la prise en consi-

talle durablement un grand déficit de connais-sances historiques, ne peut plus être conduitstratégiquement 79/ ». C’est alors le temps del’utopie. Du moins de l’utopie comme «expéri-mentation de solutions aux problèmes actuelssans qu’on se préoccupe de savoir si les condi-tions de leur réalisation sont immédiatementdonnées 80/ ». Ou comme sens non pratique dupossible pour Lefebvre. Mais dans La Sociétédu spectacle, les courants utopiques sont dé-finis tels «dans la mesure où ils refusent l’his-toire du socialisme». L’utopie comme uchronieet anti-histoire? Ce faisant, ils devien nent euxaussi anti-stratégiques, ou indices temporelsdes retraites/éclipses de la raison stratégique.

L’après-guerre apparaît ainsi comme la période de l’échec généralisé des tentatives dechangement, qui prolonge la réaction totalequi a culminé dans les années trente. «Aprèsl’incomplète libération de 1944 », phase deréaction intellectuelle et artistique sous laguerre froide 81/. Recul de la politique révolu-tionnaire et faillite aveuglante de « l’esthé -ti que ouvrière », vie du surréalisme et dulettris me moribonds. Les méthodes de renou-vellement ont vieilli très vite. Mais « il vautmieux changer d’amis que d’idées 82/» (formulepéguyste). S’insoumettre aux capitulations,car « la première déficience morale reste l’in-dulgence sous toutes ses formes».

L’État est voué à la décomposition. La Mafia

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79/ Ibid., p. 1605.80/ Ibid., p. 517.81/ Ibid., p. 194.82/ Ibid., p. 201.83/ Ibid., p. 1632.84/ Ibid., p. 1634.85/ Ibid., p. 1637.86/ Ibid., p. 1641.87/ Ibid., p. 1607-1608.88/ Alice Becker-Ho et Guy Debord, Le Jeu de la Guerre, Gallimard,avril 2006.89/ Ibid., p. 148.

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veauté récupérée et dissoute dans la mode.Obsession paranoïde de l’épuration, que Debordjustifie : nous ne sommes pas un pouvoir, nousn’interdisons à personne de s’exprimer, maiscomme communauté élective, nous « refusonsd’y être mêlés contre nos convictions et nosgoûts», au risque de dégénérer en sectes (esthé -tiques, politiques, philosophiques, psychana-lytiques). Ou d’être condamnés à la solitude.Testament de Lénine, et de Debord lui-même.Mais comment décider de la victoire ou de ladéfaite si pour une avant-garde la victoire estforcément son autodestruction ou son autodis-solution (Internationale situationniste, Vivela Révolution, le Mir chilien, la Gauche prolé-tarienne, la Ligue de Marx ou la Ire Inter -nationale) : « À moitié du chemin de la vraievie, nous étions environnés d’une sombre mé-lancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurset tristes dans le café de la jeunesse perdue 92/.»Temps out of joint, disjonction du nécessaire etdu possible. Qu’est-ce que vaincre?

Reste l’orgueil dandy d’avoir « réussi à nejamais paraître sur la scène du renoncement»:« Nous traversons maintenant ce paysage dévasté […] qu’une société livre contre elle-même et contre ses propres possibilités 93/. »« Elle est devenue ingouvernable, cette ‹ terregâtée › où les nouvelles souffrances se dégui-sent sous le nom des anciens plaisirs » (hédo-nisme dérisoire, menus plaisirs et petites gor-gées de bière, divertissement sans noblesse) :Voilà « une civilisation qui brûle, chavire ets’enfonce tout entière 94/ ». Mais panache : Debord ne pouvait pas perdre puisqu’il ne pou -vait prétendre vaincre. Il se voulut au-delà desvictoires et des défaites.

L’Internationale situationniste (IS) s’étaitdéfinie comme une « tentative d’organisationde révolutionnaires professionnels dans la cul-ture». Les situationnistes comme les vrais suc-

en raison de l’inflation orga nisée de faussesnouveautés d’avant-gardes passées hâtive-ment, réemballées, et partout saluées commel’originalité de notre temps. Les activités sépa-rées de l’avant-garde sont toujours récupérées,quant à l’avant-garde généralisée, elle va versle dépassement de l’avant-garde elle-même enaccomplissant un présent qui domine le passé.Ainsi, l’art à l’épo que de sa dissolution «est for-cément d’avant-garde et il n’est pas. Son avant-garde est sa disparition». Le carré blanc, lesHurlements de Sade, le lettrisme (différent del’Oulipo qui fait de la littérature ludique).Échec du dadaïsme et du surréalisme pours’être «enfer més dans le champ artistique» etcondamnés ainsi à un champ séparé dont ilsavaient eux-mêmes proclamé la caducité.

La sociologie ou la police d’une époque peu-vent s’évertuer à classifier, évaluer, juger uneavant-garde, mais si celle-ci est réelle, elle«porte en elle-même les critères [immanents]du jugement » selon lequel l’évaluer. La socio-logie de l’avant-garde est donc « une entre-prise absurde et contradictoire dans son objetmême» :

«Une théorie de l’avant-garde ne peut êtrefaite qu’à partir de l’avant-garde de la théorie(et non, évidemment, en maniant des vieillesidées) 91/ » (1963). Debord reproche à LucienGoldmann d’avoir parlé «d’avant-garde de l’ab-sence» qui exprimerait dans l’art et l’écritureun certain refus de la réification. Mais ce qu’ilappelle l’absence n’est rien d’autre que « l’ab-sence de l’avant-garde», car « les avant-gardesn’ont qu’un temps, et ce qui peut leur arriver deplus heureux, c’est au plein sens du terme,d’avoir fait leur temps.» Au double sens, donc.Avons-nous fait ou pas encore notre temps?

La critique aboutit à un fantasme de pureté,à la récurrence des purges dans les avant-gardes sans cesse menacées de voir leur nou-

Grillet n’est pas d’avant-garde mais seulementactuel, c’est-à-dire, pour Debord, plus ou moinsdécomposé. A fortiori Houellebecq ou Dantec.Littérature d’arrière-garde, pour Céline, mêmesi l’arrière-garde a ses mérites, à conditionqu’elle défende à reculons le gros de la troupeau lieu de se traîner simplement à sa suite.Les situationnistes ont donc l’ambition de«transformer le temps», et non «d’écrire pourlui comme le propose la vulgarité satisfaite».Mégalo élitiste?

L’Internationale situationniste se proclamedonc «avant-garde de la vérité 90/». Le termeimplique l’affirmation d’une nouveauté commela frontière entre le moment du pur pronosticarbitraire sur l’avenir et le moment de la re-connaissance de cette nouveauté. L’avant-garde est donc «le début de la réalisation d’unenouveauté, mais elle n’en est que le début ».Elle est donc appelée/condamnée à disparaîtreavec la pleine manifestation de la nouveautéet presque aussitôt son vieillissement :

«Elle n’a pas son champ dans l’avenir maisdans le présent », dans la mesure même où«elle décrit et commence un présent possible».L’avant-garde de notre temps ne peut doncêtre que « ce qui se présente comme projet dedépas sement de la totalité sociale », ou ce quidécrit avec cohérence l’existant, au nom d’une«nouvelle cohérence».

Toujours la logique, la cohérence, et la tota -lité. La première réalisation d’une avant-garde,c’est donc l’avant-garde elle-même, de mêmeque le résultat le plus important de la Com-mune, c’est sa propre existence. Au sens tradi-tionnel, au contraire, l’avant-garde est entréedans une crise finale et va vers sa disparition

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90/ Ibid., p. 627.91/ Ibid., p. 641.92/ Ibid., p. 1775.93/ Ibid., p. 1787.94/ Ibid., p. 1788.

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situation est définie comme « une somme depossibilités » ouverte à la stratégie : « Notreidée centrale est celle de la construction desitua tions, c’est-à-dire la construction con crèted’ambiances momentanées de la vie, et leurtransformation en une qualité passionnellesupérieure 100/.» Ou encore d’un «Moment de lavie concrètement et délibérément construitpar l’organisation collective d’une ambianceunitaire et d’un jeu d’événement 101/». Du hap-pening à la rave party. Il est temps d’en venirà « construire des situations complètes reje-tant les moyens fragmentaires et usés de l’ex-pression artistique», de devenir des agitateurssans jamais devenir juges ou avocats «aux tri-bunaux comiques du goût contemporain». Pasdes critiques d’art donc.

«La construction de situations commence au-delà de l’écroulement moderne de la notion despectacle 102/ » (1959). Il s’agit de « faire ledésor dre sans l’aimer». La situation est con -çue alors comme une sorte d’anti-spectacle,avant même la conceptualisation ultérieuredu spectaculaire, comme «un moment uniquede la vie de quelques personnes» (l’instant pré -cieux surréaliste?) qui surnagent après un nau -frage et dérivent dérisoirement. Posture dudandy déses péré : «L’IS s’est imposée dans unmoment de l’histoire universelle comme penséede l’effon drement d’un monde. » Pessimisme,Franc fort, Anders, Cioran… Temps crépuscu-laires. Mais la théorie de l’IS est «passée dansles masses ». La véritable scission de l’IS,1972 ; en réalité 1968 lui a porté un coup mor-tel. Conduisant logiquement à la scission puisà l’autodissolution, conséquences de l’épura-tion permanente contre la récupération omni -présente (du moment mégalo de 68 au momentparano de 1972). La scission véritable est pour -tant «entre, d’une part, toute la réalité révolu -tionnaire de l’époque et, d’autre part, toutes les

d’avant-garde et de la critique révolutionnairede la société». Le projet situationniste initialpartait du constat d’épuisement de l’Art lié àcelui d’une défaite historique. Il se présentaitalors comme le projet d’une «science des situa-tions» qui emprunterait à la psycho, à l’urba-nisme, à la statistique, à la morale pour aboutirà quelque chose de nouveau, « une créationconsciente des situations» 96/ (1952): «La beauténouvelle sera de situation, c’est-à-dire provi-soire et vécue. » Plus de sublime, la beauté encela postmoderne avant l’heure. Performanceéphémère récupérée de l’art contemporain quise spectacularise sans pervertir ni transgres-ser (désublimation et tolérance répres sive, biencomprises par Marcuse). Mais la grande civili-sation à venir «construira des situa tions et desaventures», car «une science de la vie est pos-sible», mettant en œuvre «une éthi que de la dé-rive» et une pratique du détour nement consis-tant à changer le sens de fragments et àtruquer ce que les imbéciles s’acharnent à nom-mer des citations. Le détournement est un pla-giat nécessaire, le contraire de la citation, c’est-à-dire de l’autorité théorique falsifiée du seulfait d’avoir été pétrifiée en citation. «Le détour -nement est le langage fluide de l’anti-idéolo-gie 97/ », mais aussi un moyen de ne pas s’expli-quer avec les auteurs détournés. Quant à ladérive, il s’agit d’une « technique de passagehâtif à travers des ambiances variées 98/ » oud’un «procédé de dépay sement», d’un «mode decomportement expérimental lié aux conditionsde la société urbaine».

Dans Potlatch encore : «La construction desituations sera la réalisation continue d’ungrand jeu délibérément choisi 99/» : «Construi-sez vous-même une petite situation sans ave-nir. » Jeanne d’Arc portant la bannière de l’In-ternationale lettriste. Récupéré et détournépar l’Oulipo en divertissement littéraire. La

cesseurs des avant-gardes des années vingt,comme «le seul mouvement qui puisse, en englo -bant la survie de l’art dans l’art de vivre, répon -dre au projet de l’artiste authentique 95/». L’ISprétendit être une « avant-garde de la pré-sence » contre « l’avant-garde de l’absence »(Lucien Goldman). Mais attiré par la critiquede Socialisme ou Barbarie du parti d’avant-garde condamné à repro duire la séparation etpar conséquent à générer la bureaucratie, elletombe dans la contradiction schizophréniqueentre l’élitisme purificateur et sa propre néga -tion/auto dissolution (même dilemme entre Lefort et Castoriadis).

Comme tentative de compromis l’IS refused’identifier le concept d’avant-garde à la con -ception léniniste du parti représentant et diri -geant. Elle se veut « conspiration d’égaux »,mais se réduit vite à une conspiration d’égos,« la forme la plus pure d’un corps anti-hiérar-chique d’antispécialistes». [Anselm] Jappe estvictime de ce mythe lorsqu’il répète que mêmeaprès 68 l’IS aurait refusé de diriger les mil-liers de militants qui s’en réclamaient. Commel’AIT [Association internationale des travail-leurs] en 1874, dissolution de l’IS en 1972,mais la tentative de présenter cette auto disso -lution comme un dépassement de l’avant-gardeséparée ne convainc guère.

Debord au-delà de Marx?En 1954, Potlatch définit le situationnismecomme un mouvement nouveau qui est «d’em-blée réunification de la création culturelle

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95/ «Le questionnaire», L’Internationale situationniste n° 12, août 1964.96/ Œuvres, p. 63.97/ Ibid., p. 854.98/ Ibid., p. 251.99/ Ibid., p. 147 (Potlatch n° 7, 1954).100/ Ibid., p. 322.101/ Ibid., p. 358.102/ Ibid., p. 465.

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rité à « la théorie de la pratique ». Cf. Marx,1848-1871. Dans l’AIT, la défaite et la répres-sion après la Commune font passer au pre-mier plan « une dimension autoritaire par laquelle l’auto-émancipation consciente de laclasse est abandonnée 109/ ». Mais alors queBakounine dénonce les tentations d’un socia-lisme étatique, Marx dénonce l’autoritarismeantiautoritaire d’une élite conspirative. Ainsise sont opposés deux idéologues de la révolu-tion ouvrière, portant chacun une critique par -tiellement vraie, mais manquant l’unité de lapensée de l’histoire et s’instituant en «autori-tés idéologiques» : «L’anarchisme est la néga -tion encore idéologique de l’État et des classes,c’est-à-dire des conditions sociales mêmes del’idéologie séparée. C’est l’idéologie de la pureliberté qui égalise tout et écarte toute idée dumal historique 110/ ». Mais Debord revendiqueencore la dictature du prolétariat, non commerégime, mais bien comme concept stratégique:« La dictature du prolétariat est une lutteacharnée, sanglante et non sanglante, violenteet pacifique, militaire et économique, pédago-gique et administrative, contre les forces etles traditions du vieux monde 111/. »

Debord a commencé par dénoncer la bureau -cratisation planétaire de l’art et de la culture,et la bureaucratie culturelle comme lumpenbourgeoisie, « version sous-développée de lavieille bourgeoisie européenne», ou proto-bour -geoisie. La classe dominante algérienne commebureaucratie en formation. Marx avait entrevule danger dans la critique de l’État, mais aussidans le bonapartisme comme «ébauche de labureaucratie étatique moderne, fusion ducapi tal et de l’État 112/». En URSS, «la bureau-cratie est restée la seule propriétaire du capi -talisme d’État». Idem en Chine. Caste ou classe,le malentendu. La preuve par la facilité du recyclage : une contre-révolution selon de

ou de l’Algérie, malgré des outrances influen-cées par la fréquentation de Socialisme ouBarbarie, Pouvoir ouvrier, Korsch, Lukacs, etd’un certain gauchisme théorique des hétéro-doxies méconnues (Landauer). Il perçoit ledéter minisme scientifique dans la pensée deMarx comme «la brèche par laquelle pénétra leprocessus d’idéologisation du mar xiste » : laconscience qui arrive toujours trop tard devraêtre enseignée. Cette mutilation de la dyna-mique réelle, acceptée comme définitive, aconstitué le marxisme comme idéologie. (VoirMarx l’intempestif.) En négligeant l’origina-lité du rôle historique de la bourgeoisie, on néglige (ou masque) l’originalité con crète duprojet prolétarien lui-même en se contentantd’imaginer la révolution comme une répliquedu projet bourgeois prolongé et mené à sonterme. Un jacobinisme prolétarien?

L’idéologie social-démocrate a bien constituéainsi un socialisme de la chaire, une prati queréformiste au nom de l’illusion révolutionnaire.Debord critique du parti des révolutionnairesprofessionnels extérieurs à la classe, et pour-tant… (cf. Lars Lih). Ainsi, « la représentationouvrière s’est opposée radicalement à laclasse». «Monopole de la représentation» d’unparti «propriétaire du prolétariat ». Glisse dela critique du stalinisme comme phénomènesociohistorique à celle de la forme parti. Maisreconnaît la mutation par laquelle la bureau-cratie est « restée seule propriétaire du mono-pole d’État ». Dès lors, l’« illusion léniniste n’aplus d’autre base actuelle que dans les diver -ses tendances trotskistes 108/ ».

L’avènement du spectacle signifie que le capi -talisme ne peut plus développer les forces pro-ductives que quantitativement et non plusqualitativement (?). Tant que la révolution est«encore très loin», la tâche est la «pratique dela théorie », mais quand elle commence, prio-

illusions à son propos 103/». Lucidité? Mais bra -vade: «Nous nous sommes définitivement enga -gés dans le parti du Diable, c’est-à-dire de cemal historique qui mène à leur destruction lesidées existantes 104/ », et «nous avions mis lamain sur le secret de divi ser ce qui était uni […].Nous avons porté de l’huile là où était le feu»en « ruinant toute satisfaction établie » 105/.

Référence et hommage permanent à Marx,via le détournement. Mais volonté de le dépas -ser pour faire face au stade du spectacle, au-delà du fétichisme. Constat de l’ampleur his-torique de la défaite des années trente etcinquante, mais interprétation à la lumièrede la thématique normative du retard (commechez Mandel), des « retards survenus dans laliquidation de l’économie marchande 106/ »,autre ment dit du « retard de la révolution», leprolétariat étant encore subjectivement «éloi-gné de sa conscience pratique de classe 107/ ».La révolution de sa phase empirique à saphase consciente (Mandel) par les chemins détournés de l’histoire, décalage de l’objectifet du subjectif qui ne jointent pas. Prégnancede l’historicisme et du formalisme dialectique.Les conditions objectives n’attendent que lefacteur (en retard) subjectif qui ne vient pas,infidèle au rendez-vous. C’est la crise de l’hu-manité réduite à sa crise de direction révolu-tionnaire (voir Trotski, classes, masses, direc-tions à propos de la guerre d’Espagne).

Pourtant Guy Debord exprime une certainelucidité à propos de la Hongrie, de la Chine

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103/ Ibid., p. 1133.104/ Ibid., p. 1379.105/ Ibid., p. 1373 et 1779.106/ Ibid., p. 477.107/ Ibid., p. 816.108/ Ibid., p. 813.109/ Ibid., p. 801.110/ Ibid., p. 802.111/ Ibid., p. 479.112/ Ibid., p. 799.

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du droit, il s’agit d’une réponse philosophiquespéculative à une énigme stratégique. Debordpostule un sujet «par nature hors du specta-cle», oubliant ce qu’il a lui-même établi quantau fonctionnement inconscient de l’économiemarchande généralisée qui «pousse à combat-tre l’aliénation sous des formes aliénées». Si-non, on comprend mal comment le prolétariatpeut se faire berner si longtemps 116/.

Spectres de DebordJean-Paul Curnier part de l’aveu aristocrati queselon lequel il faut «admettre qu’il n’y avait pasde succès ou d’échec pour Guy Debord et sesprétentions démesurées 117/ ». Il est pourtant canonisé et muséifié comme un original misan-thrope; l’histoire du situationnisme s’est refer-mée sur lui, et le situationnisme lui-même «estl’histoire d’une fin ». Debord est mort, le Cheaussi, et alors ? (Gérard Guégan). Debord nelaisse rien. Ni héritage ni héritiers. Des épi-gones, Oulipo, Baudrillard peut-être. Son nomseul a eu lieu, «l’engagement de la théorie danssa propre négation a été conduit à son terme».Un nihilisme appliqué. Un feu de joie ou de tris-tesse ; « la tentation de fonder en morale une révolution de la morale», en mora liste écarteléentre débauche et morale, hanté peut-être parla nostalgie de l’authenticité.

Surya (ibid.) : « Le prêtre en Debord s’estlaissé saisir par la nostalgie d’un monde où lastabilité du langage eût témoigné de l’accorddans lequel étaient toutes choses avant que letemps de la séparation les corrompît 118/». Quel -que chose qu’il avait du voyou « finit en lui enprêtre», ce que Bataille entrevoyait déjà desrisques d’une «négativité sans emploi ».

Anselm Jappe, prétendant à l’héritage, re-prend, paraphrase la dégradation de l’avoiren paraître, la fragmentation de la totalité, laséparation comme alpha et oméga du specta-

mande à Khayati de «bien faire sentir notre mé-pris suspendu sur eux, pour leur ôter tous lesdoutes sur le mépris universellement méritépar leur milieu». En Mai 68, comme couche so-ciale en crise, ils n’ont été rien d’autre que l’ar-rière-garde du mouvement et non son avant-garde tactique. Les cadres, quant à eux, sontaujourd’hui la métamorphose de la petite bour-geoisie urbaine des producteurs indé pendantsdevenus salariés. Le cadre est écartelé, commele petit-bourgeois de Proudhon… Petit bour-geois ou lumpen intellectuel salarié (Les Chosesde Georges Pérec). Il est «le consommateur parexcellence», le héros prosaïque des Choses, maisaussi « l’homme du malaise», qui se sent tou-jours déplacé, « l’homme du manque», jamaissûr de lui mais le dissimulant. Débat sur la nou-velle petite bourgeoisie de fonction. Mais alorsque le petit-bourgeois se voulait austère, le cadre est consumériste, hédoniste, il marche àla vitesse de la rotation du capital et fait tour-ner sa cage. Le premier était lié aux valeurs tra-ditionnelles, le second est avide des «pseudo-nouveautés hebdomadaires du spectacle». Lespectacle concentré ne concerne plus que desspectateurs uniformisés.

Malheureusement « l’immense majorité destravailleurs qui ont perdu tout pouvoir surl’emploi de leur vie, dès qu’ils le savent, se redé -finissent comme prolétariat». La classe se défi -nit alors unilatéralement par sa conscience etnon par sa condition. D’où les éclipses de laconscience deviennent des éclipses de la lutteelle-même. Mais a aussi pour corollaire l’exten -sion de la classe à toute la lutte contre l’alié-nation. L’aliénation devient ainsi, contraire-ment à la résistance à l’exploitation, le vraicritère d’opposition : «Là où était le ça écono-mique doit venir le je ». Quête d’un sujet anta -gonique au spectacle. Le prolétariat ! Commechez Marx dans la critique de la philosophie

Maistre. Mais la substantialisation de la poli -tique élimine les médiations entre politiqueet social, aplatit l’un sur l’autre. Mais «pour-quoi, alors, la vérité officielle de la bureaucra-tie est de ne pas être », de se nier, de se dissi-muler derrière l’État du peuple tout entier?(cf. article sur Bahro Critique communisten° 30, 1980 113/). Et la révolution des œillets.Nous som mes le peuple? Et qui sont les autresqui ne le sont pas? L’innommable.

« La société bureaucratique totalitaire vitdans un présent perpétuel », malgré la plani-fication quinquennale, la bureaucratie commeproto classe parasitaire sur le dos du proléta-riat est sans avenir. Non historique. D’où sonéternel présent. Hommage à Rizzi, le premierà avoir défini la bureaucratie comme classedirigeante. Conséquence pratique : «L’erreursur l’organisation est l’erreur politique cen-trale 114/ », l’erreur fondatrice dans la théoriemême de la révolution, car «l’ignorance sur l’or-ganisation est l’ignorance centrale de lapraxis », et quand elle est voulue, elle n’ex-prime que « l’intention peureuse de se tenir endehors de la lutte historique». En 1988, pourla première fois dans l’Europe contemporaine« aucun parti ou fragment de parti n’essaieplus de seulement prétendre qu’il tenterait dechanger quelque chose d’important 115/ ».

Plus d’acteurs pour cela. Il n’y avait déjà pasd’étudiant intéressant en tant qu’étudiant. Sonprésent et son avenir planifiés sont égalementméprisables. Ainsi en 1967, Guy Debord recom-

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113/ Daniel Bensaïd, «Trois incohérences théoriques et leurs consé-quences politiques ». Sur ce site.114/ Œuvres, p. 1126.115/ Ibid., p. 1605.116/ [Nous n’avons pu vérifier toutes les citations de cette partie.]117/ Jean-Paul Curnier, «A reprendre depuis le début», Lignes n° 31,mai 1997, p. 91. Numéro majoritairement consacré à Guy Debord.118/ Michel Surya, ibid., p. 200.

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Debord). Contrairement au besoin, le désir estun plaisir qui se dégrade en besoin sous l’effetde l’habitude 120/. Néomarginalisme et valeurdésir. Permet ainsi à l’économie de mani puler« des gens sans désirs ». Le projet révolu tion -naire serait au contraire « conscience du désiret désir de la conscience ». Tend ainsi à repro-duire la séparation désir/besoin, VU/VÉ, cons -cient/inconscient, au profit d’une authenticitécachée, du désir, de la vie, etc. Référence cons -tante à un sujet sain et résistant à sa proprefalsification spectaculaire. Même tentation aggravée de l’authentique caché derrière le simulacre chez Baudrillard. Dichotomie abs -traite entre vie et non-vie. Contre le « specta-cle falsifié » de la vraie vie sociale, quelquechose à dévoiler pour « instaurer la vérité dansle monde 121/ ».

L’histoire est donc devenue soluble dans «leprésent perpétuel » de la consommation ins-tantanée et de l’obsolescence programmée.Dans le temps historique, les événementsuniques échappent à la malédiction de la répé -tition de l’accumulation du capital (et à sonidéologie progressiste) Car « le spectacle doitnier l’histoire 122/ » au profit d’un éternel pré-sent où s’achève l’histoire (Furet, Fukuyama).D’où « une perte totale de toute intelligencehistorique au profit d’une nouvelle religiositémythique » (des mythologies de Barthes au Storytelling de Salmon), règne cyclique d’unequotidienneté anecdotique, sans événementsni scandales. Pour Agamben (Moyens sansfins, Rivages poche, 2002), le devenir imagedu capital comme dernière métamorphose dela marchandise où la valeur d’échange éclipsela valeur d’usage. Substitution du public et del’opinion au peuple et à la volonté générale.La politique ne peut dès lors être lutte pour lepouvoir d’État, mais lutte entre l’État et lenon-État (cf. Holloway).

quoi il convient d’abandonner le mirage del’œuvre qui se survit et se conserve commemarchandise, de réaliser la culture (comme laphilosophie) en la dépassant. Les colonnes deBuren, de gigantesques codes-barres qui dé-tournent les colon nes des sites archéologiquesgrecs.

L’aliénation comme inversion du sujet et deson attribut. Mais il y a confusion chez Lukacs(et Debord) entre réification et objectivation.L’aliénation de l’essence humaine partagéemais asymétrique (cf. Ma Mondialisation).Risque repéré par Debord de combattre l’alié-nation sous des formes aliénées. Problème del’homme unidimensionnel. Pour Simmel/Lukacs/Lefebvre, la quotidienneté est encoreà la fois le lieu de la banalité et de l’émancipa -tion. Puiser dans l’aliénation même les germesde l’émancipation et non s’évader dans desinstants précieux. Le traitement critique duquotidien le rend irréductible à la banalitébour geoise et à sa scandaleuse pauvreté auregard des potentialités techniques qui pro-mettent un homme total recomposé, un art devivre et une sagesse nouvelle. Mais dans sapréface à la seconde édition (1958), Lefebvreconstate une détérioration et un retard accruenvers la technique. Pour Debord en revan -che, il y a une différence radicale entre le quo-tidien spectaculaire (cyclique et quantitatif)rythmé par les impératifs du capi tal et de sesrotations, et l’histoire pleine d’événementsqualitatifs (de situations).

La question est posée de savoir si lesmoyens modernes pourront servir à la satis-faction de désirs humains. Sommeille en effetle désir d’une vie différente. Abandon du mar -xisme et de sa théorie plus ou moins explicitedes besoins au profit du désir et de l’imagi-naire, « de la richesse infinie de la vie incons-ciente » chère aux surréalistes (mais pas à

cle. «Nous ne voulons pas travailler au spec-tacle de la fin d’un monde, mais à la fin dumonde du spectacle 119/. » La généralisation del’information génère des leurres. Le conceptde spectacle reste cependant lié au stade duWalfare et de la consommation de masse. L’hu-manité y contemple ses propres forces sépa -rées. C’est donc une forme particulière ou unstade du fétichisme qui subordonne la vie so-ciale à la loi impersonnelle de la valeur, et seprolonge chez Baudrillard dans la théorie dusimulacre annulant toute distinction du vraiet du faux. Mais cette critique suppose encoreune authenticité cachée ou perdue. Réifica-tion. Établir des rapports de choses entre lespersonnes et des rapports sociaux entre leschoses, mais pour Guy Debord comme pour Lu-kacs, la réification ne parvient pas (encore) àbriser un sujet rebelle irréductible. On ne saittrop pourquoi. Chez Lukacs tentation ontolo-gique, pas chez Debord mais traces nostal-giques d’une essence humaine aliénée.

L’Art comme refuge de cette authenticitéperdue? Ou opposer la création de situationséphémères à la contemplation de l’œuvre éter-nelle (Proust et le temps sauvé?). Le point dedépart des situationnistes est bien le dépas-sement de l’Art (la critique artiste de l’art)avant sa critique sociale, à partir notammentde la poésie moderne (de Baudelaire/Mal-larmé à Dada/Isou). Construction de situa-tions et de nouveaux [tests?] affectifs, car l’artest aussi victime des nouveaux rapports deproduction qui contredisent le développementnécessaire de forces productives dans lasphère de la culture. L’art dégénère alors enreligion dont il est déjà l’héritier. C’est pour-

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119/ Cité par Anselm Jappe, Guy Debord, Denoël, 2001, p. 111.120/ Cité par Anselm Jappe, op. cit., p. 201.121/ Œuvres, p. 858.122/ Anselm Jappe, op. cit., p. 62.

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mination III : Portrait de l’intellectuel en ani-mal domestique (Farrago 2000) ; De la domina -tionIV, Portrait de l’intermittent du spectacleen supplétif de la domination (Lignes 2007).

«Mieux vaut le savoir, c’est au nom de la dé-mocratie qu’on liquidera la démocratie» et « lecapital est désormais sans dehors » : « nul negénéralise l’accusation qu’il porte contre cer-tains excès du capital au capital lui-même.C’est-à-dire, nul n’accuse le capi tal en tantque tel […] il n’est pas jusqu’à ceux qui ont leplus à souffrir de lui à n’être maintenantconvaincus que rien ne saurait lui être raison-nablement opposé. Le capitalisme est l’hori -zon indépassable de notre temps» 126/. Voir detous les temps ? La politique aurait en effet« disparu et la domination est à peu près to-tale ». C’est le triomphe de la police sur la po-litique et « il fallait que la politique dispa-raisse pour que la domination l’emporte ». Laconfusion entre presse et justice l’atteste. «Cequ’il convient qu’on nomme aujourd’hui la domination est d’une sorte toute nouvelle quidéfinit le fait que nul ne s’y oppose plus». Lecapitalisme est un totalitarisme réussi. Maisà la fin, « c’est de la menace d’une possibilitérévolutionnaire que renaîtra la politique. À lafin, c’est même de la possibilité que la révolu-tion puisse continuer de menacer le capita-lisme que celui-ci devrait continuer de préten-dre, faussement, qu’il est une politi que. » 127/.La preuve par Sarkozy. Mais, si nul ne s’op-pose plus, d’où peut encore naître la menacequi ferait renaître la politique? Profession defoi ou sentiment de la contradiction.

« De là que l’art parachève la dominationdans sa totalité accomplie – sans dehors » :« l’art sait ne plus pouvoir s’accomplir hors ducapital, lequel n’a plus d’autres faux dehorsque celui que lui offre l’art […]. Cette doubleet réciproque complétude ne souffre plus d’ex-

À la différence du CPE [Contrat première em-bauche], les banlieues de 2005 sont pour Aspeexemplaire d’une sortie de l’oasis (!!!) pourmettre le feu au désert. Contre l’impuissancedes constructions de programme, appel àconcevoir la politique comme éthique. Le mo-raliste comme consolateur de l’impolitique.Pour Vercauteren, la «micropolitique des grou -pes » est un apprentissage à la gestion de l’oa-sis dans le désert : des agencements, des dis-positifs, des savoirs nomades « pour uneécologie des pratiques collectives». Chacun saniche ou son abri.

Pour les Invisibles, sous quelque angle qu’onle prenne, le présent est sans issue. Ce n’estpas la moindre de ses vertus. Il s’agit donc des’organiser «par-delà et contre le travail », de« déserter collectivement le régime de la mo-bilisation », de « manifester l’existence d’unevitalité et d’une discipline dans la démo -bilisation même » 124/. Car « le désert ne peutplus croître, il est partout », mais « il peut encore s’approfondir ». « Nous nous situonsd’ores et déjà dans le mouvement d’effondre-ment d’une civilisation 125/ », car les milieuxculturels et militants sont des «mouroirs oùviennent traditionnellement s’échouer tousles désirs de révolution». La catastrophe n’estpas ce qui vient, mais ce qui est déjà là. Donc,« ne pas attendre » pour « entrer dans la logi -que insurrectionnelle » (???).

S’il en partage les pressentiments crépus-culaires, Michel Surya ne partage pas les naï-vetés et les légèretés de cette littérature apo-calyptique. Pourtant, lui aussi voit se refermerle cercle de fer de la domination absolue, à laquelle il a déjà consacré quatre livrets : Dela domination I : le capital, la transparence etles affaires (Farrago, 1999) ; De la domina -tionII: De l’argent, la ruine de la politique (réé -dition Payot-Rivages, poche, 2009) ; De la do-

Anselm Jappe suspecte chez Debord unenostalgie de la politique comme catégorie féti -chiste (ou au contraire totalisante) 123/. Pour Debord, il s’agissait encore de supprimer lapoli tique. Pour Jappe, « elle est déjà détruite »et la démocratie est sa forme achevée (Ran-cière, Badiou, Brossat). La spectacularisationc’est la victoire totale de la valeur et sa réduc-tion à l’économie. « La démocratie spectacu-laire est le totalitarisme le plus achevé», c’estla démocratie des « vendeurs libres et égauxde marchandises ».

Dans cette logique, toute une littératurepost-situationniste, une nébuleuse : BernardAspe, L’Instant d’après, projectiles pour unepolitique à l’état naissant (La Fabrique, 2007),le Comité invisible : L’Insurrection qui vient(La Fabrique, 2007), David Vercauteren, Micro -politique des groupes (HB, Forcalquier, 2007).Le tout en 2007 pour le quarantenaire… peut-être pas un hasard (voir Yves Citton, «Projec-tiles pour une gauche post-radicale », RiLin° 2, novembre 2002).

Bernard Aspe : contre l’illusion d’une oasisqui rendrait supportable l’avancée du désert :« L’oasis, surtout lorsqu’elle se veut intrinsè-quement politique, est un abri contre la poli-tique elle-même. » La question centrale estcelle des formes de communication entre oasis.Proposition (éculée) de remplacer la figure dumilitant par celle du joueur (et pourquoi pasla lutte des classes par la théorie des jeux) : lemilitant « mobilise et manifeste », le joueur« accepte que sa vie soit tout entière suspen-due à l’aléatoire ». Mais les joueurs prudentsont des martingales et des cartes biseautées.

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123/ Anselm Jappe, L’avant-garde inacceptable, éditions Lignes/LéoScheer, 2004124/ Comité invisible, L’Insurrection qui vient, La Fabrique, 2007, p. 37.125/ Ibid., p. 83.126/ Michel Surya, De la domination I, p. 27, 40, 158.127/ Michel Surya, De la domination II, p. 91, 122.

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simple combinatoire structurale de signes quiocculte la fonction de l’idéologie, et le privilègemoral accordé aux contenus par rapport à laforme ne fait que masquer « le privilège déci-sif de la forme », à commencer par celle del’abstraction monétaire.

Dans La Société de consommation, le lieude la consommation, c’est la vie quotidienne :« La consommation est une institution declasse comme l’école 133/», où les objets simu-lent l’existence de classe, le statut. Commeprocès de signification et de communication,la consommation est un système, et l’échangeest « l’équivalent d’un langage», procès de clas-sification et de différenciation sociale, où lesobjets/signes s’ordonnent – « procès de diffé-renciation statutaire ». Il n’y a pas de massedes consommateurs, « car le champ de la con -sommation est au contraire un champ socialstructuré » 134/. Production et consommationconstituent «un seul et même grand processuslogique de reproduction élargie des forces pro-ductives et de leur contrôle 135/ ». La consom-mation ne se définit plus comme pratiquefonctionnelle des objets ou indice de prestigeindividuel, «mais comme système de communi -cation et d’échange, […] comme langage 136/».Et la culture de consommation elle-mêmecomme système de signes : Beethoven, c’estformidable !

La machine fut l’emblème de la société indus - trielle, le gadget celui de la société post in dus -trielle. Disparition relative de la fonctionobjec tive dans une espèce d’inutilité fonc tion -nelle. Tout peut devenir gadget. Et la cul tured’ambiance, somme des relations, présence dugroupe à lui-même.

Réduit à ses besoins, l’homme est une bête.Le discours sur les besoins repose sur une anthropologie naïve de la propension naturelleau bonheur. Il n’y a pas de limite naturelle aux

nous pouvons affronter l’irréalité du mondecomme spectacle, nous sommes sans défensedevant l’extrême réalité de ce monde, devantcette perfection visuelle. En fait, nous sommesau-delà de toute désaliénation. C’est la formenouvelle de la terreur, en regard de laquelle,les affres de l’aliénation étaient bien peu dechose » (Baudrillard, Le Crime parfait, Gali-lée, 1995). Le monde est ivre désormais d’une« illu sion radicale ». L’accélération techniquerend impossible la dialectique du réel et del’illusion orientée vers le futur. Le « temps nesera jamais plus celui de la prophétie » con -clut Pierre Taminiaux 129/. Et il rend hommageà Debord d’avoir eu le mérite de «prouver, parl’absurde, cette impuissance presque néces-saire », cette asphyxie du symbolique (et dupossible) par le réel, inversée par Baudrillarden asphyxie du réel par son simulacre.

Dès Pour une critique de l’économie poli-tique du signe 130/, Jean Baudrillard souligneque la consommation n’a rien à voir avec lajouissance. À travers les objets, chacun cher -che sa place dans un ordre tout en cherchantà bousculer cet ordre selon sa trajectoire per-sonnelle. Il ne suffit plus de posséder, il fautsouligner deux à trois fois ce qu’on possède.L’ancien devant la fuite de la mode devient cri -tère d’authenticité et de légitimité sociale (lespuces, les poutres, les choses). La VU est réduiteà l’alibi de la VÉ. L’échange qui n’est plus tran -sitif « se réifie en tant que signe» : «L’objet de-venu signe ne prend plus son sens dans la re-lation concrète entre deux personnes», maisdans sa « relation différentielle à d’autressignes » 131/. C’est le temps de la sémiologie etdes métalangages. Dès lors, une théorie desbesoins n’a pas de sens : « il ne peut y avoirqu’une théorie du concept idéologique de besoin » 132/. Et de désir ? Le mirage du réfé -rent (besoin, signifié, réel) devient l’alibi d’une

ceptions, sinon résiduelles». «À la vérité, il n’ya plus rien, l’art y compris, qui n’ait le capi talpour moyen de l’accomplissement auquel il setient» ; « la domination a tout prévu, y compriscomment imaginer s’en affranchir. Parce quemême prétendre s’en affranchir fait partie dela domination au titre de toutes les imagina-tions qu’elle permet ». C’est « parce que toutrenversement est désor mais impossible quela domination laisse à l’art en général, à ceuxdu spectacle en particulier, les seules formesde la citation, de la reprise ou du pastiche ».Parodie, pastiche, répétition en farce, mais pas-tiche sans humour. Toute révolte est subal-terne, toute résistance renforce ce à quoi ellerésiste. Mais ce qui est dit des intermittentsvaut pour les salariés, les handicapés ! Il n’yaurait donc «plus rien pour faire pièce à la do-mination », « plus rien à pouvoir aujourd’huis’opposer, pour sincère qu’en soit pourtant ledésir. Parce qu’il n’y a plus personne pour pou-voir opposer à la domination rien que celle-cine puisse contenir ». Et, «pour l’instant», cettesituation est « insurmon table » 128/.

Pour l’instant ? Ou à jamais ?

Le simulacre, stade suprêmedu spectacle ?Cercle vicieux : «Le spectacle laissait encoreplace à une conscience critique et à une démys -tification […], alors qu’aujourd’hui, nous serionsau-delà de toute désaliénation ». « Alors que

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128/ Michel Surya, De la domination IV, p. 27, 28, 29, 38, 42.129/ Pierre Taminiaux, Lignes n° 31, mai 1997, p. 134.130/ Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique dusigne, Tel Gallimard, 1976.131/ Ibid., p. 63. 132/ Ibid., p. 83. 133/ Jean Baudrillard, La Société de consommation, Folio essais,2007, p. 76. 134/ Ibid., p. 79 et 82. 135/ Ibid., p. 115.136/ Ibid., p. 134.

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le temps économiquement improductif devientproductif de valeur, de distinction, de prestige.La pensée magique régit la consommation, « lacroyance en la toute-puissance des signes ».Ainsi, le kitsch n’annonce jamais rien, il semultiplie en extension. À l’esthétique de labeauté et de l’originalité, il oppose une «esthé -tique de la simulation», et répète la mode sansl’avoir vécue. Partout un néo-réel se subs titueau réel, et c’est « sur toute l’étendue de la viequotidienne » qu’a lieu « un immense proces-sus de simulation» à l’image des modèles «surlesquels travaillent les sciences opération nelleset cybernétiques ». Le « jeu social de la rela-tion humaine en société bureaucratique estdifférent de l’hypocrisie féroce des valets deSwift. C’est un gigantesque ‹modèle de simu -lation › de la réciprocité absente. Ce n’est plusde la dissimulation, c’est de la simu lation fonc-tionnelle » 142/.

[Rogozinsky, lecteur de Debord, ontologisecette vision du monde – ce que Debord ne fai-sait pas : si le spectacle a bien une base histo-rique et sociale, nous décou vririons mainte-nant «qu’il s’enracine plus profondément dansnotre chair, dans cette ‹ folie de la vision › quiest l’une des conditions de notre ouverture aumonde 143/» !]

Du spectacle consommé à la simulation,donc. En 2004: «Nous ne sommes plus dans lasociété du spectacle, dont parlaient les situa -tionnistes ». Nous assis tons à « l’abolitionmême du spectaculaire » 144/. « Nous som mesdes stimulants, nous sommes des simu lacres.»Le simulacre de Baudrillard et le pastiche deJameson. La simulation remet en cause la dis-tinction du vrai et du faux. Elle s’oppose à lareprésentation qui présuppose l’équivalencedu signe et du réel. Le scandale même est simulé à des fins régulatrices. «La simulationest […] au-delà du vrai et du faux 145/.» Le nu-

une fonction posi tive 138/ ». La différence, c’estque, dans le système actuel, « la dilapidationspectaculaire n’a plus la signification symbo-lique et collective déterminante 139/ ». Le fasteet le festif deviennent alors gaspillage. Le gad-get essaie de dépasser la crise de finalité del’utilité sur le mode ludique.

L’entassement de marchandises en quoiconsiste, selon Marx, la richesse des moder -nes, n’est que la forme rudimentaire de l’abon-dance irrationnelle (les souks!). La pensée my-thique vise à conjurer les changements del’histoire, « la consommation généralisée d’ima -ges […] à conjurer l’histoire dans les signesdu changement». Le corps tel que l’institue lamythologie moderne est « un objet partielhypo stasié » (la partie pour le tout). De même,dans la communication de masse, le fait diversdevient « la catégorie cardinale de notre pen-sée magique, de notre mythologie 140/», à la dif-férence de l’événement où se révèle et mani-feste une totalité concrète de déterminations.Nous entrons donc «dans le monde du pseudo-événement, de la pseudo-histoire », dans «unimmense processus de simulation ». La publi-cité ne trompe pas, elle est «au-delà du vrai etdu faux », une sorte de parole prophé tiquedont les exposés persuasifs ne seraient nivrais ni faux, mais infal sifiables. Il ne fautdonc pas interpréter comme sécularisation« ce qui n’est qu’une métamorphose du sa-cré » 141/.

Derrière ces phénomènes, il y a la dispari-tion généralisée de la valeur d’usage et de lafonction symbolique au profit du ludique quirégente nos rapports aux objets désormais.Tout l’Art, jusqu’au Pop art, se fondait sur unevision en profondeur. L’art supposé du non-sacré se réduit à un art de la manipulationpure. Il devient impossible de perdre sontemps, on ne peut et ne doit que le gagner. Car

besoins de l’homme en tant qu’être social, c’estpourquoi la société de consommation est trèsexactement le contraire, la négation, de la société d’abondance. Privilège et pénurie sontstructurellement liés. Homo economicus : ils semarièrent et eurent beaucoup de besoins…Car le besoin est déjà finalisé par les biens dis-ponibles. Lamentation hypocrite sur le condi-tionnement des besoins par la publicité, surles besoins aliénés et artificiels. Tout cela re-pose sur les postulats métaphysiques idéa-listes selon lesquels les besoins seraient stabi-lisables dans une satisfaction non plusmaximale mais harmonieuse (Mandel et le jo-ker de l’abondance). Ce sont propos de «mora-liste aliéné 137/ » : «Le système des besoins estproduit d’un système de production. » Les be-soins ne sont donc pas produits un à un maiscomme éléments d’un système et non commerapport d’un individu à un objet. Or les alié-nistes de la consommation (Galbraith, Man-del, les décroissants) s’obstinent à montrer quele rapport de l’homme à l’objet et à lui-mêmeest truqué parce qu’ils présupposent un sujetlibre, conscient et souverain.

La croissance ne nous éloigne, ni ne nousrapproche de l’abondance. Rien à voir. Plus onproduit, plus l’horizon de l’abondance s’éloigneau profit du « règne organisé de la rareté » :« La notion d’utilité, d’origine rationaliste etéconomiste, est donc à revoir selon une logi -que sociale beaucoup plus générale où le gas-pillage, loin d’être un résidu irrationnel, prend

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137/ Ibid., p. 101.138/ Ibid., p. 49.139/ Ibid., p. 54.140/ Ibid., p. 30-31.141/ Ibid., p. 194, 197, 213.142/ Ibid., p. 195 et 259.143/ Rogozinsky, «De quelle Atlantide engloutie», Lignes n° 23-24, no-vembre 2007, p. 143.144/ Jean Baudrillard, Simulacre et simulation, Gali lée, 2004, p. 52.145/ Ibid., p. 38.

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plus un arrêt de travail, mais « son pôle alter-natif dans la scansion de l’année sociale ». Mépris social: «Les gens ont envie de tout pren -dre, de tout piller, de tout bouffer, de tout ma-nipuler 155/.» Les gens… Pas d’alternative donc,ni de résolution logique à la « logi que absolu-ment mœbienne circulaire » de l’accumula-tion/reproduction du capital. En termes plussimples, plus d’échappatoire au cercle vicieuxde la reproduction sociale, du biopouvoir, etde l’habitus. Nous sommes comme des enfantssommés d’être des objets conformes et obéis-sants, qui opposent toutes les prati ques dedésobéissance, de révolte, de revendication desujet, mais se heurtent à l’impact supérieurdes pratiques objectives ou objectales. Sujetsmasses qui ne voient plus qu’ils vont dans lesens du système auquel ils prétendent résis-ter. Les intermittents comme auxiliaires invo-lontaires. Nouvelle servitude. Volontaire ouinvolontaire ?

Désormais, « l’irruption offensive est impos-sible 156/». «À nous de redevenir les noma desde ce désert », des villes désolées dans un sys-tème qui a « liquidé par absorption toute néga -tivité possible » 157/. La grève même ne signi fieplus rien. À preuve la récupération libé rale li-bertaire de 68 par ceux-là même qui hurlaientencore hier à la manipulation et à la récupé-ration, sans même savoir qu’ils seraient lesgrands manipulateurs et les grands récupéra-teurs. À « l’ère des événements sans consé-quences (et des théories sans conséquences) »,à cette ère futile, il n’y a plus d’espoir pour lesens, car le sens est mortel et « les apparences,elles, sont immortelles » 158/.

Le nihilisme même devient impossible 159/.Ce nihilisme passif de la transparence n’estmême plus esthétique ou politique, mais seu-lement neutre et indifférent.

« Tout ce qui reste, c’est la fascination des

devenu notre véritable utopie » 149/. Cf. je suisune légende. Il n’y donc plus de «réserve d’ima-ginaire » et il «n’est plus possible de partir duréel et de fabriquer de l’irréel, de l’imaginaireà partir des données du réel» 150/. Le simulacreapparaît ainsi comme le stade suprême de laréification : « Les objets ne sont [même] plusdes marchandises, ils ne sont même plus exac-tement des signes […], ce sont des tests, ce sonteux qui nous interrogent 151/. »

Confirme donc la faillite de la raison straté-gique ; « l’enjeu historique » est « chassé de notre vie par cette sorte de neutralisationgigan tesque, qui a nom coexistence pacifiqueà l’échelle mondiale, et monotonie pacifiée àl’échelle quotidienne […]. L’histoire est notreréférentiel perdu, c’est-à-dire notre mythe» 152/.Elle s’est «retirée»: ère du vide, mode rétro, an-niversaires et inflations commémoratives, ru-minations mémorielles, «seule la nostalgie ac-cumule sans fin». L’Histoire fétichisée était unmythe fort, le dernier peut-être avec l’Incons-cient, celui de l’âge du roman. Disparition del’histoire, avènement de l’archive (Hegel, Nietz-sche). Victoire de l’histoire monumentale et do-cumentaire sur l’histoire critique (voir Hamel).La «maîtrise maximale de la probabilité» parla simulation, le verrouillage et le contrôlegrandissant à proportion des potentia lités libé-ratrices, ce fut déjà « l’aporie des révo lutionsmodernes» : «On ne voit plus du tout quel pro-jet, quel pouvoir, quelle stratégie, quel sujet ilpourrait y avoir derrière cette clôture, cette sa-turation gigantesque d’un système par ses pro-pres forces désormais neutralisées» 153/.

Nous semblons pris dans la « courbure ‹ vi-cieuse › d’un espace politique désormais ai-manté, circularisé, réversibilisé de la droite àla gauche […]. Tout se métamorphose en sonterme inverse pour se survivre dans sa formeexpurgée 154/». Le réel de la grève n’est même

cléaire et sa dissuasion sont une apothéose dela simulation.

Le simulacre, c’est la «substitution au réel dessignes du réel 146/». Il faut cependant distinguerles simulacres naturels fondés sur l’image,comme l’imitation ou la contrefaçon (utopie),des simulacres productifs fondés sur l’énergieet la force (science-fiction), et des « simu lacresde simulation» (informatique, cyber nétique, visée de contrôle), mais «y a-t-il encore un ima-ginaire qui réponde à cet ordre? 147/». Il s’agitdésormais de « cacher que le réel n’est plusréel ». «L’illusion n’est plus possible parce quele réel n’est plus possible 148/». Il n’y a de réel etd’imaginaire qu’à une certaine distance, maxi-male dans l’utopie, réduite dans la science-fic-tion. Totalement résorbée en revanche à l’èredes modèles et des simulations qui «ne consti-tuent plus un imaginaire par rapport au réel»,parce qu’ils sont eux-mêmes «une anticipationdu réel» et ne laissent plus guère de place à l’an-ticipation fictionnelle.

La crise de la perspective historique (tempo-relle, corollaire de la perspective spatiale) estindis sociablement une crise de l’imaginaire. Jadis, « la réalité pouvait dépas ser la fiction :c’était le signe le plus sûr d’une surenchèrepossible de l’imaginaire. Mais le réel ne sau-rait dépasser le modèle dont il n’est que l’alibi[…]. Et c’est paradoxalement le réel qui est

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146/ Ibid., p. 11.147/ Ibid., p. 177.148/ Ibid., p. 36.149/ Ibid., p. 179.150/ Ibid., p. 181.151/ Ibid., p. 113-114.152/ Ibid., p. 113.153/ Ibid., p. 67-68.154/ Ibid., p. 34-35.155/ Ibid., p. 106.156/ Ibid., p. 214.157/ Ibid., p. 219-220.158/ Ibid., p. 234.159/ Ibid., p. 230.

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contradiction, la travailler de l’intérieur. Pourrendre le nécessaire possible. Le problèmen’est d’ailleurs pas qu’il n’y ait plus de dehors,mais que rien ne puisse sérieusement le met-tre en péril. La fin de l’histoire, vous y croyez?Vous aussi. Si rien ne vient le mettre en péril,il se mettra en péril lui-même, pour le pireplus probablement que pour le meilleur.

C’est pourquoi tenir sur l’impossible n’estpas la moindre des sagesses.

Archives personnelles. 2008-2009

exprimé – augmenterait. » Ceux qui, malgrétout, refusent de consentir, «plutôt que chan-ger l’ordre de leur désir, faute de changer l’or-dre du monde, ils peuvent – et doivent –, s’ilsne cèdent pas sur leur désir, s’obstiner à se tenir à cet impossible. D’abord. Ensuite, quivivra verra. Telle est la nouvelle époque» 161/.Plus de dehors, plus d’extériorité. Illusion spa-tiale d’intellectuel.

Les autres savent qu’ils sont toujours dedans,dans le bain, dans le pétrin, ou dans la merde,et qu’il faut bien faire avec. Camper dans la

formes désertiques». Le désert grandit… Il ya certes, objecte Dollé, un nihilisme actif qui,« pensant à coups de marteaux », déconstruitles croyan ces, «mais il y a l’autre nihilisme, le nihilisme passif, qui égalise toute chose, touteexistence dans la même insignifiance » 160/.« Aujour d’hui, les choses sont claires. Il n’existerien d’exté rieur à ce monde ; et rien ne peuts’opposer à lui, venant de l’intérieur. Il est im-possible que quoi que ce soit le mette sérieu-sement en péril, quand bien même le degréd’insatisfaction – plus ou moins violemment

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160/ Ibid., Lignes 23-24, mai 2007, p. 147.161/ Ibid., 158-159.

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