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89 1 Ce texte a fait l’objet d’une conférence prononcée dans le cadre du congrès de la Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises (SJLLF), qui s’est tenu à l’Université Kindai (Osaka), le 26 octobre 2019, à l’invitation du professeur Hiroshi Matsumura que je remercie vivement, ainsi que la professeure Sakurako Inoue et M. Yamato Saito. Je reprends ici des analyses développées dans L’Héritage des Lumiè- res, ambivalence de la modernité, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2019, en particulier chapitres 8 et 9. 2 Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005 ; id., Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014. 3 La bibliographie est considérable. En ce qui concerne le XVIIIe siècle, voir Stéphane Van Damme, « Farewell Habermas ? Deux décennies d’études sur l’espace public », in Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt (dir.), L’Espace public au Moyen Âge, Paris, PUF, 2011, p. 43-71 et Massimo Rospocher, « Beyond the Public Sphere : A historiographical transition », in id. (éd.), Beyond the Public Sphere. Opinions, Publics, Spaces in Early Modern Europe, Bologna, il Mulino ; Berlin, Duncker & Humbolt, 2012, p. 9-30. Pour une critique plus générale, voir par exemple Arit Adut, Reign of Appearances. e Misery and Splendor of the Public Sphere, Cambridge, Cambridge University Press, 2018. Le spectre de la multitude : les écrivains des Lumières et leur public 1 Antoine Lilti Depuis deux siècles, les philosophes des Lumières restent associés à l’idée d’un optimisme inébranlable. On imagine volontiers qu’ils avaient la conviction d’œuvrer pour le progrès, l’assurance de pouvoir dissoudre, grâce à la puissance de la raison, les vestiges de la superstition et du fanatisme. Une vision plus historique et sociologique de cet optimisme a pris la forme de la théorie de « l’espace public », défendue par J. Habermas dans un livre célèbre, paru en 1962, mais qui a connu surtout une grande influence à partir des années 1990. Selon ce modèle, les réseaux de sociabilité (les académies, les salons, les loges maçonniques) ainsi que la diffusion des journaux auraient créé, au XVIIIe siècl e, une sphère de débats publics critiques et rationnels, favorables à l’expansion des Lumières. Habermas voyait dans le XVIIIe siècle un moment positif d’émergence d’une opinion publique émancipée des préjugés et des autorités traditionnelles, où les individus faisaient l’expérience d’une discussion critique portant sur tous les sujets. C’est là une vision trop idéaliste qu’il importe de réviser. Dans mes travaux précédents, qui portaient sur les salons, d’une part, et sur la culture de la célébrité d’autre part, j’ai montré que cet espace public était infiniment plus complexe. Les salons, par exemple, étaient des lieux de distinction sociale et de loisir aristocratique davantage que de dialogue intellectuel. Par ailleurs, la culture naissante de la célébrité montre l’importance de la curiosité et des émotions dans l’espace public médiatique du XVIIIe siècle 2 . Cette remise en cause du modèle habermasien s’inscrit dans un contexte plus large, nourri par de nombreux travaux 3 . Aujourd’hui, je

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1 Ce texte a fait l’objet d’une conférence prononcée dans le cadre du congrès de la Société Japonaise de Langue et Littérature Françaises (SJLLF), qui s’est tenu à l’Université Kindai (Osaka), le 26 octobre 2019, à l’invitation du professeur Hiroshi Matsumura que je remercie vivement, ainsi que la professeure Sakurako Inoue et M. Yamato Saito. Je reprends ici des analyses développées dans L’Héritage des Lumiè-res, ambivalence de la modernité, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2019, en particulier chapitres 8 et 9.2 Antoine Lilti, Le Monde des salons. Sociabilité et mondanité au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005 ; id., Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, 2014.3 La bibliographie est considérable. En ce qui concerne le XVIIIe siècle, voir Stéphane Van Damme, « Farewell Habermas ? Deux décennies d’études sur l’espace public », in Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt (dir.), L’Espace public au Moyen Âge, Paris, PUF, 2011, p. 43-71 et Massimo Rospocher, « Beyond the Public Sphere : A historiographical transition », in id. (éd.), Beyond the Public Sphere. Opinions, Publics, Spaces in Early Modern Europe, Bologna, il Mulino ; Berlin, Duncker & Humbolt, 2012, p. 9-30. Pour une critique plus générale, voir par exemple Arit Adut, Reign of Appearances. The Misery and Splendor of the Public Sphere, Cambridge, Cambridge University Press, 2018.

Le spectre de la multitude :les écrivains des Lumières et leur public1

Antoine Lilti

Depuis deux siècles, les philosophes des Lumières restent associés à l’idée d’un optimisme inébranlable. On imagine volontiers qu’ils avaient la conviction d’œuvrer pour le progrès, l’assurance de pouvoir dissoudre, grâce à la puissance de la raison, les vestiges de la superstition et du fanatisme. Une vision plus historique et sociologique de cet optimisme a pris la forme de la théorie de « l’espace public », défendue par J. Habermas dans un livre célèbre, paru en 1962, mais qui a connu surtout une grande influence à partir des années 1990. Selon ce modèle, les réseaux de sociabilité (les académies, les salons, les loges maçonniques) ainsi que la diffusion des journaux auraient créé, au XVIIIe siècle, une sphère de débats publics critiques et rationnels, favorables à l’expansion des Lumières. Habermas voyait dans le XVIIIe siècle un moment positif d’émergence d’une opinion publique émancipée des préjugés et des autorités traditionnelles, où les individus faisaient l’expérience d’une discussion critique portant sur tous les sujets.

C’est là une vision trop idéaliste qu’il importe de réviser. Dans mes travaux précédents, qui portaient sur les salons, d’une part, et sur la culture de la célébrité d’autre part, j’ai montré que cet espace public était infiniment plus complexe. Les salons, par exemple, étaient des lieux de distinction sociale et de loisir aristocratique davantage que de dialogue intellectuel. Par ailleurs, la culture naissante de la célébrité montre l’importance de la curiosité et des émotions dans l’espace public médiatique du XVIIIe siècle2. Cette remise en cause du modèle habermasien s’inscrit dans un contexte plus large, nourri par de nombreux travaux3. Aujourd’hui, je

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4 Roland Mortier, « Ésotérisme et Lumières, un dilemme de la pensée au xviiie siècle », dans Clarté et ombres du siècle des Lumières. Études sur le xviiie siècle littéraire, Genève, Droz, 1969, p. 60-103.5 Chrétien-Guillaume Lamoignon de Malesherbes, « Discours prononcé dans l’Académie fran-çaise », dans Œuvres inédites, Paris, Hénée-Buisson-Michaud, 1808 [1775], p. 151.6 Alexandre Deleyre, Tableau de l’Europe pour servir de suite à l’histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Maestricht, Jean Edme Dufour, 1774, p. 149.

voudrais surtout insister sur le rapport ambigu, inquiet, voire pessimiste que les écrivains des Lumières entretenaient avec leur public, avec l’idée même de l’efficacité, politique et morale, de leurs écrits. Quelle conscience avaient-ils de vivre dans un nouvel espace public ? Pour qui écrivaient-ils ? Telle est, au fond, la question qu’ils se posaient et qu’ils continuent à nous poser.

L’optimisme pédagogique

Avant d’en venir là, il faut commencer par rappeler une évidence. La grande nouveauté des Lumières, comme mouvement intellectuel, tient à une conception prosélyte et militante du savoir. Les Encyclopédistes étaient convaincus que la lutte contre les préjugés et les superstitions devait être menée publiquement, que la connaissance et l’esprit critique devaient être diffusés le plus largement possible. En ceci, les Lumières rompent avec la tradition ésotérique des libertins et des libres penseurs du XVIIe siècle. Ces derniers réservaient les audaces de la pensée à une petite élite d’esprits forts. Ils considéraient que les philosophes devaient avoir le courage de s’opposer aux « croyances de la multitude », mais sans chercher à convaincre le peuple. Le but n’était pas de détruire les superstitions communes, mais de s’en distinguer. Une telle conception existe encore au XVIIIe siècle, notamment dans certains courants maçonniques, mais pour l’essentiel, et malgré de notables divergences, les écrivains des Lumières partagent le souci de diffuser les connaissances, de s’adresser à un large public, de faire connaître la vérité. Leur objectif n’est pas seulement de convaincre le public mais de travailler à l’émancipation individuelle et collective grâce à la diffusion de l’esprit critique. C’est en cela que le projet des Lumières est universaliste : il s’adresse à tous. Il suppose, du moins en théorie, que chacun est apte à devenir intellectuellement autonome. C’est pourquoi le vecteur favori d’expression des philosophes est l’imprimé, là où les penseurs hétérodoxes de la période précédente privilégiaient la circulation manuscrite clandestine ou les petites sociétés secrètes4. Un des plaidoyers les plus vibrants en faveur des nouvelles possibilités que l’imprimé offre aux philosophes a été prononcé par Malesherbes, dans un célèbre discours à l’Académie française en 1775. Il associe les progrès de l’opinion, dans « un siècle éclairé », aux pouvoirs de l’imprimerie et à l’autorité des gens de lettres, « ceux qui ont le talent d’instruire les hommes et le don de les émouvoir », désormais capables de s’adresser au « public dispersé5 ». Au même moment Alexandre Deleyre écrit : « Les livres éclairent la multitude, humanisent les hommes puissants, charment le loisir des riches, instruisent toutes les classes de la société6 ».

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7 Condorcet, « Dissertation sur cette question : S’il est utile aux hommes d’être trompés », dans Œuvres complètes, éd. O’Connor-Arago, Paris, Firmin, t. V, 1847, p. 361-362.8 Bronislaw Baczko, Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Paris, Garnier, 1982 ; Dominique Julia, Les Trois Couleurs du tableau noir. La Révolution, Paris, Be-lin, 1981.9 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, éd. Alain Pons, Paris, Flammarion, 1988, p. 274-275.10 Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, éd. Charles Coutel et Catherine Kintzler, Paris, Garnier-Flammarion, 1994[1791].11 Ibid.

À côté de la publication imprimée, l’autre vecteur par lequel les Lumières doivent se diffuser est l’éducation. Condorcet est sans doute l’écrivain qui a le mieux articulé ces deux dimensions de l’optimisme des Lumières. D’une part, il livre un vibrant éloge de l’imprimerie qui « multiplie indéfiniment, et à peu de frais, les exemplaires d’un même ouvrage » et qui ainsi « a affranchi l’instruction des peuples, de toutes les chaînes politiques et religieuses ». Grâce à l’imprimerie, les savoirs et la connaissance s’échangent librement et échappent au contrôle dogmatique des autorités. D’autre part, Condorcet a, très tôt, défendu une instruction civique ouverte à tous. Dix ans avant la Révolution, il s’insurge contre la suggestion qu’il puisse être utile de tromper le peuple ou de le maintenir dans l’erreur  : « La stupidité du peuple est l’ouvrage des institutions sociales et des superstitions. Les hommes ne naissent ni stupides, ni fous, ils le deviennent ». Il est donc à la fois possible et nécessaire d’instruire le peuple à condition de lui « parler raison7 ».

Avec la Révolution, cet optimisme pédagogique semble trouver confirmation. Le temps s’accélère, les progrès de l’instruction générale deviennent possibles, le peuple va enfin accéder au discours des philosophes8. Condorcet rédige son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, dans laquelle il annonce l’émancipation de tous par l’éducation : « L’égalité d’instruction que l’on peut espérer d’atteindre mais qui doit suffire est celle qui exclut toute dépendance ou forcée ou volontaire9  ». Passionnément engagé dans l’action politique révolutionnaire, Condorcet participe activement aux débats sur l’instruction publique. Il a publié dès 1791 un ensemble de « Mémoires sur l’instruction publique » dans lesquels il plaidait pour une éducation destinée à tous, permettant à chacun, en dépit des inégalités d’aptitude et de talent, de connaître ses droits et ses devoirs, et surtout de s’affranchir des préjugés et des formes injustes de domination10. Élu à l’Assemblée législative, il rédige un projet de décret sur l’instruction publique. Dans l’Esquisse, c’est avec enthousiasme qu’il décrit la façon dont l’instruction doit libérer les hommes de la contrainte et de la domination qui naissent de l’ignorance.

« Nous ferons voir que par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d’un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l’économie domestique, pour l’administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés, pour connaître ses droits, les défendre et les exercer11 ».

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12 Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, dans Œuvres complètes, Genève, Cramer, 1768-1777, t. XXIII, article « Blé » p. 296.

Il faut, toutefois, se méfier de l’éloquence de Condorcet. Son optimisme systématique, dans ce texte écrit dans l’enthousiasme de la Révolution française, ne résume pas du tout la pensée des Lumières. Celle-ci était beaucoup plus complexe, nourrie de doutes et d’inquiétudes concernant la possibilité d’éclairer le public, de l’éduquer, de l’émanciper.

La menace du public

Cette inquiétude est d’abord sociale. L’universalisme théorique des Lumières s’accompagne d’un indéniable élitisme. Les philosophes veulent être considérés et estimés par les élites. La fréquentation assidue des salons parisiens par les Encyclopédistes s’explique ainsi. Mais cette stratégie mondaine ne relève pas seulement de la distinction sociale. Les philosophes sont convaincus que la bonne société est plus susceptible d’adopter les idées nouvelles et de les soutenir dans la lutte contre les superstitions. A cet égard, ils distinguent très souvent un public cultivé et éclairé, capable de juger par lui-même, et le public populaire dont il faut se méfier parce qu’il est plein de préjugés. Ainsi, dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1772, Voltaire invite à « distinguer toujours les honnêtes gens, qui pensent, de la populace, qui n’est pas faite pour penser12 ».

Cette condescendance à l’égard du public populaire n’est toutefois que la partie la plus superficielle de l’inquiétude exprimée par les philosophes. Ceux-ci sont convaincus que l’éducation viendra à bout des préjugés des classes populaires. Une menace plus grande est représentée par le développement de l’imprimé et la nature même de l’espace public. Dès lors que les écrivains ont eu recours à l’imprimé, ils sont entrés dans un nouvel espace de communication qu’ils étaient loin de maîtriser et qui s’est révélé bien différent du monde des salons ou de celui des manuscrits clandestins auxquels ils étaient habitués. Le xviiie siècle est marqué par une hausse rapide de l’alphabétisation, du moins dans les villes, une multiplication des livres, des libelles et des journaux, une véritable révolution des usages et des pratiques de la lecture.

Les philosophes portaient souvent un jugement pessimiste sur la formation de l’opinion publique. Si l’essor de l’imprimé leur permettait de diffuser leurs idées, il favorisait aussi l’imitation, l’enthousiasme, voire la crédulité. L’espace public qui prenait forme sous leurs yeux était bien différent de l’espace savant de la République des lettres régulé par le jugement des pairs. Comment s’assurer que les lecteurs lisent les bons livres, qu’ils ne soient pas la proie des charlatans et des démagogues ? Comment limiter la curiosité attisée par le temps court de l’actualité  ? Les Encyclopédistes redoutaient d’être ensevelis sous la masse infinie de volumes « qui tombent dans l’oubli avant que le dernier journal de l’année ait paru » et qui ne sont

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13 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson-David-Le Breton-Durand, 1751-1772 (17 volumes de texte avec 11 volumes de planches), t. V, 1755, article « Encyclopédie », p. 645.14 Germaine de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et des principes qui doivent fonder la Révolution en France, éd. Lucia Omacini, Paris-Genève, Droz, 1979, p. 117.15 Ibid., p. 113-114.16 Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, Paris, Presses Universitaires de France, 1989 [1901].17 John B. Thompson, The Media and Modernity. A Social Theory of the Media, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Niklas Luhmann, La Réalité des médias de masse, trad. de l’allemand par Flavien Le Bouter, Bienne-Paris, Diaphanes, 2012 ; Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017.

destinés qu’à « la satisfaction momentanée de la curiosité de quelques oisifs13 ».Confrontée, sous la Révolution, à la croissance exponentielle des journaux,

Germaine de Staël dénonça leur influence. Elle-même avait été victime de leurs attaques et de véritables campagnes de diffamation. Elle leur reprochait d’attiser les passions, de ruiner toute autorité et d’empêcher toute stabilité. Elle y voyait une des causes de la radicalisation de la Révolution et de l’échec du projet libéral hérité des Lumières. Loin d’être un outil d’information et d’éducation, ils abîmaient, pensait-elle, le débat public : « Les journaux, tels qu’ils sont en France, tels que les intérêts et les passions du moment les ont rendus, ont amené, amèneront toutes les calamités de la France14. » Aussi jugeait-elle qu’ils devaient être étroitement encadrés et surveillés. Si les livres devaient être largement autorisés, les journaux, à l’inverse, ne devaient pas êtres « soumis aux mêmes lois15 ». Loin d’être isolée, cette critique d’une trop grande liberté de la presse était largement répandue, y compris dans les milieux libéraux.

Cette méfiance des philosophes et de leurs héritiers immédiats à l’égard de la presse est un point rarement mentionné. Il est vrai qu’il cadre mal avec les conceptions traditionnelles de l’espace public et de la liberté d’expression que l’on associe aux Lumières. Pour comprendre cette inquiétude, il faut prendre en compte la transformation de l’espace public, sous l’effet des formes nouvelles de communication qui modifient profondément les formes de l’attention publique et les conditions de construction des réputations. Contre une vision du public défini par la capacité à raisonner en faisant abstraction des intérêts privés, il faut plutôt appréhender les « publics » du XVIIIe siècle à la façon dont le sociologue Gabriel Tarde les définira un siècle plus tard, comme l’ensemble de ceux qui s’intéressent aux mêmes choses au même moment, qui lisent les même journaux, qui s’influencent mutuellement par la conscience qu’ils ont d’être en prise avec la même actualité16. Cette synchronisation de la curiosité du public est au cœur de la culture médiatique, déjà au XVIIIe siècle. Elle explique son ambivalence car le public est à la fois une nouvelle instance de consécration et une menace potentielle. Aussi, les spécialistes de la littérature des Lumières ne peuvent que gagner à prendre en considération les travaux des sociologues des médias et des spécialistes de l’économie de l’attention17.

La révolution médiatique des Lumières est aussi un phénomène économique. Les philosophes observaient avec beaucoup d’inquiétude les transformations de la

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18 Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La littérature publique, Paris, CNRS Éditions, 2016.19 Lucien Nouis, De l’infini des bibliothèques au livre inédit. L’archive épurée au 18e siècle, Paris, Classiques Garnier, 2009. Voir aussi Elizabeth Eisenstein, Divine Art, Infernal Machine, The Recep-tion of Printing in the West from First Impressions to the Sense of an ending, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 98-152.20 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, 1994 [1783], « Triomphe de Voltaire. Janot », p. 264-269.

vie intellectuelle sous l’effet des nouveaux mécanismes publicitaires et marchands. Ils étaient conscients que les contraintes commerciales pouvaient se traduire par des formes insidieuses de censure, mises en œuvre par les éditeurs eux-mêmes. Elles transformaient l’écrivain en mercenaire, prêt à « prostituer » sa plume pour gagner sa vie, selon une métaphore qui deviendrait presque un lieu commun au xixe siècle, comme l’a montré récemment Éléonore Reverzy dans son livre Portrait de l’artiste en fille de joie18. L’espace public naissant ne constituait pas seulement une arène de discussions raisonnées, mais aussi un monde marchand, et les lecteurs étaient autant des consommateurs que des citoyens en puissance.

Ces nouvelles dynamiques commerciales suscitaient un mélange d’enthousiasme et d’inquiétude. Attentif aux transformations de la culture urbaine, Louis-Sébastien Mercier s’inquiétait de la prolifération des mauvais livres. Dans son grand roman utopique, L’An 2440, il imagine une bibliothèque royale réduite à quelques volumes par un autodafé, et devenue ainsi dépositaire d’un savoir véritablement utile19. De même, il décrivait avec précision la façon dont les mécanismes publicitaires de captation de l’attention détournent le public des vérités utiles. Ainsi, lorsque Voltaire fut fêté à la Comédie-Française, en 1778, Mercier n’y vit pas le triomphe du philosophe, mais bien plutôt une « farce », un spectacle indécent où l’écrivain était fêté comme un comédien. Le public s’intéressait bien moins à ses idées et à son œuvre qu’à sa personne : « Une curiosité épidémique s’empressait à contempler sa figure, comme si l’âme d’un écrivain n’était pas encore plus dans ses écrits que sur sa physionomie. » Loin de l’émancipation par l’esprit critique, cette curiosité mettait Voltaire sur le même plan, ajoute Mercier, que l’autre célébrité du moment, l’acteur comique Janot, qui triomphait à la même époque sur les boulevards avec une farce de très mauvais goût.

Il ne s’agit pas seulement de dénoncer la confusion des valeurs qui met sur le même plan un philosophe et un acteur que d’interroger les mécanismes de l’attention publique. Comment pourrait-on éclairer le peuple si sa curiosité est versatile, passant d’une vedette à une autre ? Quelle efficacité peut avoir la parole du philosophe ? « Il est donc prouvé qu’il n’est pas besoin de persécuter un vivant, ni même un mort. Quand il s’élèvera quelque Voltaire, il y aura toujours quelque Janot à lui opposer. Si la foule trop nombreuse environne tel homme monté sur un tréteau et commence à s’échauffer un peu plus qu’il ne faut, voulez-vous disperser cette foule sans violence ? Établissez à trente pas un autre tréteau ; le premier orateur verra son auditoire se disperser et jettera sa parole au vent20. »

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21 J.-J. Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, dans Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1959, p. 940.22 Bertrand Binoche, « Écraser l’infâme ! » Philosopher à l’âge des Lumières, Paris, La Fabrique, 2018, p. 38-43.

Mercier n’est pas seul à percevoir le danger. Jean-Jacques Rousseau, qui avait longtemps considéré le public comme un allié dans sa lutte contre l’élitisme des hommes de lettres et de la bonne société, finit par s’en méfier. Pour un philosophe, pour un écrivain, le peuple n’existe pas en dehors du public. Or celui-ci est trompé par quelques manipulateurs d’opinion. Et, ce qui est pire, il semble prendre plaisir à cette mascarade, riant de voir le philosophe sincère, qui veut son bien-être, ridiculisé par ses ennemis. Du moins, Rousseau finit par se convaincre de cette terrible trahison : « Le public est trompé, je le vois, je le sais ; mais il se plaît à l’être et n’aimerait pas à se voir désabuser21. » Comment pourrait-on éclairer le peuple si entre le philosophe et lui s’interposent tant d’intermédiaires, de manipulateurs d’opinion, et si le public lui-même préfère les mensonges divertissants aux vérités utiles ?

D’une façon ou d’une autre, il fallait imaginer des solutions pour garantir la légitimité d’un petit nombre de personnes éclairées destinées à intervenir dans l’espace public. Pour que le public puisse être éclairé, les philosophes devaient bénéficier d’un statut privilégié, au nom de leur savoir. Il fallait inventer des mécanismes qui les distinguent nettement des démagogues, qui leur assurent une autorité directe sur ce public qu’il s’agit d’émanciper. Le paradoxe, toutefois, est évident : si éclairer le peuple, c’est le conduire à penser par lui-même, à s’affranchir des autorités établies, comment peut-on assurer cette autonomie en commençant par mettre une élite intellectuelle à l’abri de la critique ? Ne risquait-on pas de créer un nouveau clergé et de nouveaux dogmes, au nom même des Lumières ? C’est une question à laquelle les écrivains des Lumières ne pouvaient pas éviter de se confronter, car elle mettait en jeu la nature même de la critique22.

Confrontés à ces contradictions, les philosophes ont cherché l’appui des autorités. Rien ne leur était plus étranger que l’idée d’une émancipation rapide, immédiate, sur le modèle des révolutions. Ils se méfiaient des bouleversements politiques qui ne pouvaient que favoriser les démagogues et ruiner le long processus d’éducation collective, sans lequel il était impensable d’éclairer le public. Le progrès des Lumières n’avait rien d’évident ni de nécessaire. Il était une œuvre délicate et toujours fragile, qui impliquait beaucoup de prudence et d’habileté.

Les écrivains des Lumières n’ont cessé de se poser cette question : quel est le rôle du savant, dès lors qu’il veut « éclairer » ses contemporains et doit, pour cela, imposer un discours dans l’espace public ? Or, il se pourrait que l’éducation et la liberté de la presse ne soient non seulement pas suffisantes, mais puissent même devenir des dangers. Car, le risque, dès lors que le peuple commence à s’éduquer, à lire des journaux et des livres, à critiquer les autorités traditionnelles, c’est qu’il devienne la proie des démagogues, ceux qui lui vendent des solutions faciles, des

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23 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain, éd. Alain Pons, Paris, Flamma-rion, 1988, p. 274-275.24 Encyclopédie, op. cit., t. X, 1765, article « Multitude », p. 860.

réponses simples à ces questions. Malgré son optimisme, Condorcet se méfiait de ce danger. Il insistait sur la menace que faisaient peser ceux qu’il appelait « les charlatans » philosophiques, ces auteurs se faisant passer pour des intellectuels, se réclamant des Lumières et des pouvoirs de la raison pour, en réalité, diffuser des connaissances et des théories fausses, ou pour calomnier les véritables philosophes. Il critiquait les « prestiges du charlatanisme », qui tend au public des « pièges à sa fortune, à sa santé, à la liberté de ses opinions et de sa conscience, sous prétexte de l’enrichir, de le guérir et de le sauver23 ».

Le risque, en effet, était que le progrès des Lumières soit trop rapide, alors qu’il devait être lent et modéré. C’est pourquoi les philosophes des Lumières n’était en rien des révolutionnaires. Bien au contraire, ils comptaient sur les autorités politiques pour les soutenir et pour réguler l’espace public. Ils ne se voyaient pas comme des adversaires de la monarchie, mais plutôt comme ses alliés, car ils pensaient que l’intérêt de l’État consistait à avoir des sujets éclairés et rationnels. Mais ils étaient souvent déçus par l’attitude des autorités qui n’hésitaient pas à brandir la censure contre eux. Si bien qu’ils étaient souvent pris en tenaille entre le public et le pouvoir.

Les doutes de Diderot

Diderot est un parfait exemple de ces ambiguïtés et de ces contradictions des philosophes. Bien sûr, en tant que directeur de l’Encyclopédie, à laquelle il a consacré de très nombreuses années de sa vie, Diderot semble incarner à la perfection l’optimisme des Lumières. Le but du Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers est en effet de faire partager très largement les acquis des connaissances. Mais l’Encyclopédie est en réalité destinée à un public relativement restreint, une élite sociale et économique capable de payer le prix élevé de la souscription. Et on y trouve des remarques très critiques à l’égard d’un public plus large. Par exemple, l’article « Multitude » rédigé par Diderot lui-même exprime une très grande méfiance à l’égard du plus grand nombre, dont la voix porte toujours spontanément du côté de l’erreur, « de la déraison et du préjugé ».

Méfiez-vous du jugement de la multitude ; dans les matières de raisonnement & de philosophie, sa voix alors est celle de la méchanceté, de la sottise, de l’inhumanité, de la déraison & du préjugé. Méfiez-vous-en encore dans les choses qui supposent ou beaucoup de connaissances, ou un goût exquis. La multitude est ignorante & hébétée. Méfiez-vous-en sur tout dans le premier moment ; elle juge mal, lorsqu’un certain nombre de personnes, d’après lesquelles elle réforme ses jugements, ne lui ont pas encore donné le ton24.

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25 Ibid.26 Ibid.27 Michel Delon, Diderot, cul par-dessus tête, Paris, Albin Michel, 2013, « Vincennes ».28 Encyclopédie, op. cit., t. XV, 1765, article « Socratique », p. 262.

Seule l’action des philosophes peut laisser espérer un progrès du savoir et un recul du fanatisme, « au bout d’un très long temps ». L’article développe ainsi une vision discrètement élitiste, sur le court terme, qui oppose à la multitude le « petit nombre d’hommes sensés25 ». Ceux-ci ne peuvent pas compter sur le jugement de leurs contemporains, mais plutôt espérer former le jugement de la postérité : « Le temps fait justice26 ».

Surtout, Diderot n’est pas seulement le directeur de l’Encyclopédie. Il est aussi l’auteur de nombreux textes plus personnels, et souvent beaucoup plus hétérodoxes et audacieux. Or, ces textes, il ne les a pas publiés de son vivant. Ses œuvres les plus célèbres, comme la Religieuse, Jacques le fataliste, le Rêve de d’Alembert, les Salons de peinture, n’ont été connus que de la petite dizaine d’abonnés à la Correspondance littéraire de son ami Grimm. Ils ne seront publiés qu’après sa mort. Diderot, c’est bien connu, a théorisé cette attitude en défendant l’idée de s’adresser à la postérité.

Ce choix ne doit rien au hasard. Il relève d’une double méfiance, à l’égard du public et à l’égard du pouvoir. Diderot se méfie beaucoup de la censure et de la police. Au début de sa carrière, en 1750, il a été arrêté et enfermé à la prison de Vincennes pour avoir rédigé la Lettre sur les aveugles. Il a très mal vécu cette expérience et a découvert qu’il n’avait pas l’âme d’un martyr. Il y a découvert la peur et l’humiliation, la réalité de la surveillance policière ainsi que l’angoisse de l’enfermement. Il a pris conscience de la distance qui sépare les rêves d’héroïsme et la réalité de ce que chacun peut supporter27. Il ne s’agit pas de reprocher à Diderot un manque de courage. Mais il faut mesurer le choc qu’a été pour lui cette expérience, au cours de laquelle il dut admettre qu’il n’était pas l’équivalent d’un Socrate, cette figure emblématique du philosophe prêt à mourir pour ses idées. Il écrira dans l’Encyclopédie : « Ah ! Socrate je te ressemble peu ; mais du moins tu me fais pleurer d’admiration et de joie28 ». Par la suite, il se montre extrêmement soucieux de ne pas provoquer les autorités. C’est un choix de prudence, comme il le reconnaît lui-même, qui correspond aussi à un choix de vie : celui d’un écrivain qui ne veut pas quitter sa femme, sa fille, ses amis, le confort d’une vie bourgeoise.

Un second aspect justifie sa prudence. Il est convaincu que le public n’est pas encore prêt à comprendre ses écrits. Il s’inquiète souvent de la futilité du public, de son goût du spectaculaire, de son manque d’intérêt. Il laisse parfois le découragement l’envahir. Il rêve d’un public idéal, d’une « église invisible », rationaliste et militante, et se réconforte en pensant à la postérité. « Quand je parle de la voix publique, il ne s’agit pas de cette cohue mêlée de gens de toute espèce, qui va tumultueusement au parterre siffler un chef-d’œuvre, élever la poussière au Salon,

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29 « Lettre de Diderot à Falconnet » de septembre 1766, dans Correspondance, Paris, Robert Laf-font, 1997, p. 679.30 Denis Diderot, Addition aux pensées philosophiques, dans Œuvres, éd. L. Versini, t. I, 1994, p. 48.31 Bertrand Binoche, Nommer l’histoire. Parcours philosophiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2018, p. 163-164.32 Denis Diderot, « Lettre apologétique de l’abbé Raynal à Mr Grimm ». Datée du 25 mars 1781, avec un postscriptum du 25 mai, la lettre a été conservée dans les manuscrits légués à la fille de Diderot, et découvert par Herbert Dieckmann dans le fonds Vandeul. Voir Correspondance de Diderot, éd. G. Roth, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955-1970, t. XV, p. 210-227.

et chercher sur le livret si elle doit admirer ou blâmer. Je parle de ce petit troupeau, de cette église invisible qui écoute, qui regarde, qui médite, qui parle bas, et dont la voix prédomine à la longue et forme l’opinion générale29 ».

Dans les dernières années de sa vie, Diderot semble de plus en plus pessimiste. Dans les additions tardives à ses Pensées philosophiques, il insère une citation de Juste Lipse qui affirme que la vérité « n’est pas faite pour plaire à la multitude30 ». Ce retour de l’héritage stoïcien est particulièrement sensible dans son dernier grand texte, l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, consacré à Sénèque. L’opinion publique a disparu de l’horizon, elle se réduit au jugement de la populace, «  l’ineptie populaire  » dont le sage doit savoir se préserver31. La figure du philosophe se resserre sur le face-à-face avec le souverain, sur son rôle de conseiller, sur ses incertitudes morales. Ce repli est indéniablement le signe d’une inquiétude, voire d’une désillusion à l’égard de l’opinion publique.

Diderot, pourtant n’a jamais complètement abandonné une vision plus optimiste du rôle du philosophe. Un texte de la fin de sa vie met en scène son trouble. Il s’agit d’une lettre écrite à son vieil ami Grimm dans laquelle il prend la défense de l’abbé Raynal, qui a été obligé de fuir la France après avoir publié sous son nom la troisième édition de l’Histoire philosophique des deux Indes. Diderot, qui a participé au livre et rédigé les passages les plus éloquents, prend mal les remarques ironiques de Grimm qui considère que Raynal est fou d’avoir provoqué la colère du pouvoir.

Il réactive alors une figure héroïque du philosophe se battant pour la vérité et pour éclairer le public, au risque de sa vie.

Comment sommes-nous sortis de la barbarie ? C’est qu’heureusement il s’est trouvé des hommes qui ont plus aimé la vérité qu’ils n’ont redouté la persécution. Certes ces hommes-là n’étaient pas des lâches. Les appellerons-nous des fous ? […]

Le projet d’offenser ou de plaire fut loin de leur pensée. Ils ne coururent point après la louange ; ils ne redoutèrent point la persécution ; ils voulaient être utiles ; ils voulaient dire la vérité ; ils voulaient la dire fortement32.

Toutefois, au moment même où il fait l’éloge de ces philosophes courageux, prenant des risques pour la vérité, Diderot affirme qu’il n’en fait pas partie puisque lui-même se dissimule lorsqu’il publie ses textes les plus audacieux, par exemple

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33 Georges Benrekassa, « Scène politique, scène philosophique, scène privée : à propos de la Lettre apologétique de l’abbé Raynal à Monsieur Grimm », in Interpréter Diderot aujourd’hui, actes du col-loque de Cerisy, Paris, Le Sycomore, 1984, p. 181.34 Denis Diderot, « Lettre apologétique de l’abbé Raynal », op. cit.

dans ce cas en publiant sous le nom de Raynal. Georges Benrekassa a remarqué que la rhétorique de Diderot, dans cette lettre à Grimm, est trop théâtrale, trop lyrique, comme si le philosophe cherchait d’abord à répondre à son propre désarroi. On sait d’ailleurs qu’il n’a jamais envoyé la lettre33.

Mon interprétation est que Diderot était pris au piège de ses propres doutes, des tensions inhérentes aux différentes postures d’auteurs avec lesquelles il jouait sans cesse, hésitant inlassablement entre deux figures de l’héroïsme des Lumières. La première est celle de l’auteur individuel, dressé contre l’injustice, désireux d’éclairer le public, prêt à se sacrifier pour la vérité. On peut y voir une figure moderne, celle de l’intellectuel, ou de l’Aufklärer, mais Diderot pour sa part y projette une grandeur antique, celle du philosophe persécuté. Elle le conduit à opposer le comportement héroïque du philosophe à la sagesse ordinaire, en reprenant une formule qu’il affectionne : « Le peuple dit : “Vivre d’abord, ensuite philosopher”. Mais celui qui a pris le manteau de Socrate, et qui aime la vérité et la vertu plus que la vie, dira, lui : “Philosopher d’abord, et vivre ensuite”. Si l’on peut34... » La seconde est celle de l’auteur anonyme, de l’entreprise collective, ou plus exactement du livre lui-même, qu’il s’agisse de l’Encyclopédie ou de l’Histoire philosophique des deux Indes, ces entreprises plurielles, où la diversité des auteurs s’efface derrière un projet commun, pédagogique et militant.

Cette hésitation révèle le rapport ambigu et complexe des philosophes des Lumières à la publication. Leur idéal serait d’écrire pour éclairer le public, avec la bienveillance et même le soutien du pouvoir politique. Mais le public manifeste souvent un manque d’intérêt pour les débats philosophiques tandis que le pouvoir continue à persécuter les écrivains. Confronté à ces difficultés, qui remettent en cause tout son projet, Diderot laisse entendre son ironie, ses doutes, les hésitations qui ont accompagné ses stratégies éditoriales successives. Il ne donne pas de solution parfaite, lui-même sans doute n’en possède pas, mais il met en scène les contradictions auxquelles il est confronté.

Une des contradictions les plus fortes réside dans la tension, présente chez de nombreux auteurs, entre une dramaturgie héroïque de la vérité, une vision idéalisée et théâtrale d’un combat pour la vérité, et la réalité plus prosaïque de leur réussite sociale et culturelle, de leur intégration au sein de la bonne société. Étonnamment, cette tension, si profondément inscrite dans un moment particulier de l’histoire, celui d’une monarchie absolue travaillée de l’intérieur par la tentation libérale et réformiste, ne les éloigne pas de nous, elle nous les rend proches par les incertitudes qu’elle suscite sur la nature même d’une écriture militante.

Au moment de conclure, j’espère n’avoir pas donné une image trop pessimiste

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ou négative des Lumières. Si j’ai insisté sur l’inquiétude des philosophes à l’égard du public, c’est parce que, trop souvent, on présente une vision idéalisée, édifiante, de cette période et de l’optimisme un peu naïf des Encyclopédistes. Or, il me semble que ce qui les rend intéressants, importants, pour nous aujourd’hui, ce n’est pas tant leur enthousiasme pour les pouvoirs de la raison que leur lucidité critique sur les conditions mêmes de l’autorité intellectuelle et du discours critique dans l’espace public.

Pour autant, l’inquiétude et le doute ne sont jamais définitifs, même chez Rousseau. Ils cohabitent toujours avec l’espoir de trouver des lecteurs qui sauront comprendre, d’où l’appel à la postérité. Surtout, ce doute ne prend jamais la forme d’un pessimisme sans issue, il est en général le moteur d’un rapport ironique au monde, une attitude très importante qui fait la spécificité du style des Lumières, un mélange d’engagement militant et de distance ironique que l’on perçoit parfaitement chez un auteur comme Diderot. L’ironie des Lumières ne soit pas être confondu avec le goût pour la satire, le bon mot et l’épigramme, tel qu’on le trouve si affûté chez Voltaire, notamment. Ce rire-ci tient plutôt aux formes sociales et culturelles de la bonne société, où ridiculiser l’adversaire est la meilleure façon de triompher. L’ironie des Lumières est autre chose, une façon de maintenir toujours un écart à l’égard de ses propres certitudes et des ses propres combats, le refus de s’enfermer dans le confort de la certitude, un goût ludique, aussi, pour la relance permanente du doute, y compris contre soi-même.

Or cet écart entre l’optimisme et l’ironie, il n’est jamais comblé, et c’est ce qui le rend précieux. Les Lumières, en effet, ne sont pas dialectiques, et c’est sans doute leur grande force. Les philosophes du XVIIIe siècle ne cherchent pas à dépasser les contradictions auxquelles ils sont confrontés en accédant à une totalité cohérente et rassurante. Ils assument leurs contradictions, les tensions qui traversent leur projet, ils en font l’objet même de leur réflexion, et ils leur donnent forme en privilégiant des genres littéraires ouverts, non conclusifs, comme le dialogue, le conte, la satire, genres que Diderot affectionnait. Ce qui est, au fond, une façon encore de faire confiance au lecteur, en le laissant juge d’un questionnement qui reste ouvert.

(EHESS)