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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB / 2014-2015 1 LE SUICIDE, MIROIR D’UNE SOCIÉTÉ INTRODUCTION La sociologie n’est pas chose aisée à définir, elle est en effet diverse et mal délimitée. Il n’y a guère qu’une seule chose sur laquelle les sociologues sont d’accord, c’est la difficulté qu’il y aurait à définir leur discipline. La naissance de la sociologie s’inscrit au croisement de trois mutations importantes : les profonds bouleversements politiques et militaires du dix-neuvième siècle (en France par exemple, un empire, deux royautés, une république éphémère, un nouvel empire, une république qui s’installe enfin), la révolution industrielle qui voit émerger un mode de production qui bouleverse l’organisation du travail et les conditions de vie de millions d’individus, enfin une révolution plus silencieuse dans laquelle les progrès des sciences de la nature se caractérisent par l’essor de la chimie, de la biologie et de la physiologie 1 . Le terme sociologie fut inventé par Auguste COMTE (1798-1857), Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), considéré comme un précurseur, ne le connaissait pas Dès l’origine, un des efforts constants de ce nouveau savoir est de se faire reconnaître comme une science. Dans cet effort, Emile Durkheim (1858-1917) joua un tel rôle qu’on le considère comme l’un des principaux, sinon le principal, pères fondateurs de la discipline. Il cherche à la doter d’un domaine propre et d’une méthode, aussi rigoureuse que possible, calquée sur la démarche des sciences de la nature. Pour Émile Durkheim, la sociologie se définit comme la science des faits sociaux. Il raisonne à partir de l’exemple du suicide et le propos est d’emblée provocateur tant le suicide apparaît comme un acte intime et individuel. Cependant, ce qui apparaît novateur chez Durkheim, c’est sa volonté de fonder une discipline nouvelle, la sociologie, dont l’objet sera l’étude des faits sociaux et dans laquelle le suicide fera figure d’exemple fondateur. En clair, Durkheim veut nous faire comprendre en quoi le suicide est un fait social. Le suicide, en tant que fait social, peut donc apparaître comme le miroir d’une société. En quoi devient-il le miroir de cette société dans lequel se reflèteraient ses différents états ? C’est ce que nous devons essayer de comprendre à travers la lecture du travail de Durkheim (I) qui date de 1898, avant d’envisager la postérité du suicide à travers l’ouvrage publié en 1930 d’un disciple de Durkheim, Maurice Halbwachs (II), pour finir par les caractéristiques du suicide, aujourd’hui en France. Chemin faisant, l’exemple du suicide doit nous aider à appréhender l’objet de la sociologie ainsi que la méthode proposée par Durkheim pour analyser les faits sociaux. 1 - Durand (Jean-Pierre), Weil (Robert), Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1989.

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Jean-Serge ELOI SOCIOLOGIE UTLB / 2014-2015

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LE SUICIDE, MIROIR D’UNE SOCIÉTÉ

INTRODUCTION

La sociologie n’est pas chose aisée à définir, elle est en effet diverse et mal délimitée. Il n’y a guère qu’une seule chose sur laquelle les sociologues sont d’accord, c’est la difficulté qu’il y aurait à définir leur discipline. La naissance de la sociologie s’inscrit au croisement de trois mutations importantes : les profonds bouleversements politiques et militaires du dix-neuvième siècle (en France par exemple, un empire, deux royautés, une république éphémère, un nouvel empire, une république qui s’installe enfin), la révolution industrielle qui voit émerger un mode de production qui bouleverse l’organisation du travail et les conditions de vie de millions d’individus, enfin une révolution plus silencieuse dans laquelle les progrès des sciences de la nature se caractérisent par l’essor de la chimie, de la biologie et de la physiologie1. Le terme sociologie fut inventé par Auguste COMTE (1798-1857), Alexis de TOCQUEVILLE (1805-1859), considéré comme un précurseur, ne le connaissait pas

Dès l’origine, un des efforts constants de ce nouveau savoir est de se faire reconnaître comme une science. Dans cet effort, Emile Durkheim (1858-1917) joua un tel rôle qu’on le considère comme l’un des principaux, sinon le principal, pères fondateurs de la discipline. Il cherche à la doter d’un domaine propre et d’une méthode, aussi rigoureuse que possible, calquée sur la démarche des sciences de la nature. Pour Émile Durkheim, la sociologie se définit comme la science des faits sociaux. Il raisonne à partir de l’exemple du suicide et le propos est d’emblée provocateur tant le suicide apparaît comme un acte intime et individuel. Cependant, ce qui apparaît novateur chez Durkheim, c’est sa volonté de fonder une discipline nouvelle, la sociologie, dont l’objet sera l’étude des faits sociaux et dans laquelle le suicide fera figure d’exemple fondateur. En clair, Durkheim veut nous faire comprendre en quoi le suicide est un fait social. Le suicide, en tant que fait social, peut donc apparaître comme le miroir d’une société. En quoi devient-il le miroir de cette société dans lequel se reflèteraient ses différents états ?

C’est ce que nous devons essayer de comprendre à travers la lecture du travail de Durkheim (I) qui date de 1898, avant d’envisager la postérité du suicide à travers l’ouvrage publié en 1930 d’un disciple de Durkheim, Maurice Halbwachs (II), pour finir par les caractéristiques du suicide, aujourd’hui en France. Chemin faisant, l’exemple du suicide doit nous aider à appréhender l’objet de la sociologie ainsi que la méthode proposée par Durkheim pour analyser les faits sociaux. 1 - Durand (Jean-Pierre), Weil (Robert), Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 1989.

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I/ UNE ŒUVRE PIONNIÈRE : LE SUICIDE, D’APRÈS ÉMILE DURKHEIM (1898)

Durkheim n’était pas homme à parler du suicide sans l’avoir, au préalable, défini. Une fois la définition établie, il va s’attacher à mettre en évidence un certain nombre de régularités statistiques dont il recherchera les causes sociales.

A/ DÉFINITION DU SUICIDE Le sociologue se doit de définir son objet d’étude sans forcément reprendre

la définition du sens commun. Si ce dernier fait du suicide un acte violent qui

ENCADRÉ 1

Émile Durkheim, éléments de biographie

Émile Durkheim (1858-1917) est né à Épinal dans les Vosges, dans une famille de rabbins. Il rompra avec la tradition familiale en refusant de devenir rabbin à son tour, partira pour Paris préparer le concours d’entrée à l’École Normale supérieure, où il entrera en 1879. Agrégé de philosophie en 1982, il enseignera cette discipline, en lycée, à Sens, Saint-Quentin et Troyes.

En 1887, il intègre l’enseignement supérieur, à Bordeaux tout d’abord (1), où il occupe une chaire de science sociale et de pédagogie puis à la Sorbonne (à partir de 1901) où il enseigne la sociologie, dans le cadre d’une chaire de pédagogie, discipline nouvelle qu’il entend doter d’un domaine spécifique et d’une méthode aussi rigoureuse que possible et calquée sur le modèle des sciences de la nature.

Durkheim regroupera autour de lui, les esprits les plus brillants dans le cadre de l’Année sociologique, une revue chargée de rendre compte du dernier état de la recherche en sociologie par l’écriture d’articles et la recension d’ouvrages. D’une œuvre foisonnante surgissent quatre ouvrages principaux :

De la division du travail social (1893) Les règles de la méthode sociologique (1895) Le suicide (1898) Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912) Sa disparition survient en 1917. Déprimé et brisé par la mort en 1916, en

Bulgarie, de son fils André, élève de l’École Normale supérieure promis à un bel avenir de linguiste, Durkheim s’éteindra en 1917.

(1) À Bordeaux, il se montrera très actif pour faire signer aux universitaires

la pétition de soutien au capitaine Dreyfus.

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implique une action positive de celui qui passe à l’acte, il se peut qu’une attitude négative ou une simple abstention (par exemple refuser de se nourrir) conduise au même résultat.

1/ Définition du suicide selon Durkheim

Dans une première formulation, il définit le suicide comme « toute mort qui résulte médiatement ou immédiatement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même ».2

Cette définition lui apparaît incomplète dans la mesure où elle ne permet pas de distinguer entre la mort de l’halluciné et celle de celui qui se frappe consciemment. Si le suicide a un caractère intentionnel, il n’est pas facile de reconnaître ou d’observer l’intention. Il est cependant plus facile de savoir si la victime connaissait par avance les conséquences de son action.

Durkheim complète alors sa première définition du suicide : « on appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat ».3

2/ Comment le suicide peut-il intéresser le sociologue ?

Le suicide est l’acte le plus individuel, le plus intime qui soit. Il semble ne dépendre que de facteurs individuels et par conséquent n’avoir d’intérêt que pour la psychologie qui cherchera les raisons de l’acte dans le tempérament, le caractère ou l’histoire privée du suicidé.

Le suicide intéresse le sociologue, il devient un fait social lorsqu’on l’envisage, de manière statistique, comme l’ensemble des suicides intervenus dans une société donnée. En procédant de la sorte, on évite de ne considérer que des évènements particuliers isolés les uns des autres. On constate alors que le nombre de suicides reste à peu près invariable tant que, pour une même société, la période considérée n’est pas trop longue (TABLEAU 1).

Par exemple de 1841 à 1846, en France, le nombre absolu de suicides oscille autour de 3000 par an et le taux de suicide autour de 8,5 pour un million d’habitants. Tout au long de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, le nombre de suicides ainsi que le taux de suicides sont en augmentation, mais il faut prendre en considération l’ampleur du changement social pour la période donnée et songer, par exemple, aux bouleversements introduits par la révolution industrielle dans la vie quotidienne d’un grand nombre d’individus.

2 - Durkheim (Émile), 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 3. 3 - Durkheim (Émile), op cit, page 5.

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TABLEAU 1

Constance du suicide en France (nombre absolu et taux de suicide) données fournies par Durkheim

(1) Ces taux ne sont pas calculés par Durkheim qui s’était contenté de nombres absolus, non seulement pour la France mais aussi pour la Prusse, l’Angleterre, la Saxe, la Bavière et le Danemark. (D’après Émile Durkheim, 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985 et Christian Baudelot et Roger Establet, Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984)

Durkheim nous fait donc comprendre ce qu’est un fait social : il s’agit d’un ensemble d’actions humaines doté d’une certaine constance statistique quand la société ne change pas.

B/ LA MISE EN ÉVIDENCE DE RÉGULARITÉS STATISTIQUES Ces régularités statistiques permettent de mettre en évidence un certain

nombre de relations entre suicide et religion, suicide et âge, suicide et lieu de résidence, suicide et état-civil, enfin entre suicide et sexe.

1/ Suicide et religion

Au dix-neuvième siècle, le suicide est très peu développé dans des pays catholiques comme l’Espagne, le Portugal et l’Italie alors qu’il atteint son maximum dans les pays protestants (Prusse, Saxe, Danemark).

En Suisse, les cantons catholiques donnent quatre à cinq fois moins de suicides que les cantons protestants. Partout, sans aucune exception, les protestants se suicident plus que les catholiques. Durkheim ne dispose pas de renseignements sur l’influence des cultes en France.

Années Suicides (nombre absolu)

Taux de suicide (pour 100 000 hab)

Années Suicides (nombre absolu)

Taux de suicide (pour 100 000 hab)

1841 2814 8,2 1856 4189 11,6 1842 2866 8,3 1857 3967 10,9 1843 3020 8,7 1858 3903 10,7 1844 2973 8,5 1859 3899 11,1 1845 3082 8,8 1860 4050 11,9 1846 3102 8,8 1861 4454 11,9 1847 3647 10,3 1862 4770 12,7 1848 3301 9,3 1863 4613 12,2 1849 3583 10,1 1864 4521 12,0 1850 3596 10,1 1865 4946 13,0 1851 3598 10,1 1866 5119 13,4 1852 3676 10,2 1867 5011 13,1 1853 3415 9,4 1868 5547 14,5 1854 3700 10,2 1869 5114 13,3 1855 3810 10,5

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Les juifs, pour leur part, se suicident moins que les protestants, mais aussi que les catholiques, bien que dans une moindre proportion.

2 / Suicide et âge

Quels que soient le sexe, l’état-civil (célibataire, époux sans enfants, époux avec enfants, veufs) et le lieu de résidence, il augmente avec l’âge.

3/ Suicide et lieu de résidence

Quels que soient l’âge, l’état-civil et le sexe, il est plus élevé dans le département de la Seine qu’en province. Il s’agit donc d’un phénomène urbain.

4/ Suicide et état-civil

Quels que soient l’âge et le lieu de résidence, les célibataires se suicident plus que les époux sans enfants et les époux avec enfants. Il faut cependant remarquer que le mariage ne préserve pas les épouses sans enfant qui se suicident plus que les célibataires. De plus la disparition de l’un des deux époux aggrave les risques qu’a le survivant de se suicider.

5/ Suicide et sexe

Quels que soient l’âge, l’état-civil et le lieu de résidence, les hommes se suicident plus que les femmes (TABLEAU 2).

Durkheim va n’accorder que peu d’attention aux relations entre suicide et

âge, si ce n’est pour remarquer que le fait que le suicide augmente avec l’âge peut introduire un biais statistique dans d’autres relations, et aux relations entre suicide et sexe. Il évoque peu la relation entre suicide et lieu de résidence bien que, dans tous les pays européens, il faille opposer le suicide dans les zones urbaines et celui dans les régions rurales. C’est la relation entre suicide et état-civil qui va retenir son attention.4

4 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984.

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TABLEAU 2

Influence de la famille sur le suicide dans chaque sexe Hommes Femmes Taux des

suicides (par million)

Coefficient de préservation par rapport aux célibataires

Taux des suicides (par million)

Coefficient de préservation par rapport aux célibataires

Célibataires de 45 ans

975 Filles de 42 ans 150

Époux avec enfants 336 2,9 Épouses avec enfants

79 1,89

Époux sans enfants 644 1,5 Épouses sans

enfants 221 0,67

Célibataires de 60 ans

1504 Filles de 60 ans 196

Veufs avec enfants 937 1,6 Veuves avec enfants 186 1,06 Veufs sans enfants 1258 1,2 Veuves sans enfants 322 0,60 (Émile Durkheim, 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 207)

C/ LES CAUSES SOCIALES DU SUICIDE Le fil conducteur déroulé par Durkheim relève de l’intégration.

1/ Suicide et intégration

Suicide par défaut d’intégration (famille, religion, politique) : suicide égoïste.

Le mariage protège du suicide, mais son action préservatrice apparaît

restreinte. De plus, elle ne s’exerce qu’au profit d’un seul sexe, l’homme. En effet, à l’âge de quarante-deux ans, les épouses sans enfants se suicident plus que les célibataires de 42 ans. Leur coefficient de préservation est inférieur à 1, ce qui correspond en fait à une aggravation. Le mariage seul (privé de la maternité) conviendrait donc moins bien à la femme qu’à l’homme.

Le facteur essentiel de l’immunité de gens mariés est la famille (mariage avec enfants). En tant que père ou mère, les individus agissent comme des « fonctionnaires de l’association familiale ».5 Ils se trouvent en effet placés au cœur d’un réseau de relations et de fonctions qui fait de la famille un groupe

5 - Durkheim (Émile), 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 208.

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fortement intégré. D’une manière générale, « le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu ».6

Plus le groupe familial est affaibli, moins l’individu en dépend, plus il finit par ne relever que de lui-même (qu’à ne renvoyer à son ego) avec le désarroi qui peut en résulter d’où l’expression suicide égoïste. L’adjectif égoïste est adéquat bien que peu conforme à l’usage ordinaire.7 « Si donc on convient d’appeler égoïsme cet état où le moi individuel s’affirme avec excès en face du moi social et aux dépens de ce dernier, nous pourrons donner le nom d’égoïste au type particulier de suicide qui résulte d’une individuation démesurée ».8

Durkheim a également constaté que les différentes religions agissent de manière différenciée sur le suicide : les protestants se suicident plus que les catholiques et les juifs. Les juifs sont en général très minoritaires dans les différentes sociétés considérées. Le fait d’appartenir à une confession minoritaire contribue à renforcer sa cohésion, son intégration (intégration qui protège du suicide). Quand le protestantisme devient minoritaire, on constate une diminution de sa tendance au suicide. Si l’on compare protestantisme et catholicisme, ces deux religions prohibent le suicide avec la même force. Cependant le protestantisme laisse plus de place au libre examen (religion moins intégrée). Alors que le catholique reçoit sa foi toute faite, sans examen et qu’un système hiérarchique s’emploie à rendre la tradition invariable (société religieuse plus intégrée que la précédente), le protestant apparaît davantage comme l’auteur de sa croyance. Aucune interprétation de la bible ne lui est imposée. La plus forte propension au suicide dérive, selon Durkheim, de cet esprit de libre examen qui anime le protestantisme.

Le sens commun donne à penser que les grands bouleversements politiques sont à l’origine d’une augmentation des suicides. Les faits contredisent cette opinion. En France, toutes les révolutions du dix-neuvième siècle ont contribué à la baisse des suicides au moment où elles se sont déroulées : c’est le cas en 1830 de même qu’en 1848-1849. De simples crises électorales aboutissent au même résultat pour peu qu’elles aient une certaine intensité. Les grandes crises sociales avivent les sentiments collectifs, stimulent l’esprit de parti, le patriotisme, la foi politique. Elles font tendre les activités vers un même but ce qui détermine, pour un temps, une intégration plus forte de la société.

Suicide par excès d’intégration (suicide altruiste, sociétés

inférieures, suicide des militaires)

Pour être complet, le suicide peut provenir, non pas d’un défaut d’intégration, mais d’un excès d’intégration. Durkheim va qualifier ce type de

6 - Durkheim (Émile), op cit, Page 223. 7 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984, page 32. 8 - Durkheim (Émile), 1898, op cit, page 223.

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suicide d’altruiste par opposition au suicide égoïste qui découle du défaut d’intégration.

Les guerriers danois estimaient que mourir dans son lit était une honte et se suicidaient pour échapper à l’ignominie d’une mort de vieillesse ou de maladie, les Wisigoths se précipitaient du haut d’un rocher quand la lassitude de la vie les envahissait. Chez d’autres peuples, attendre la mort relève du déshonneur (Fidji, Nouvelles Hébrides). En Inde, les veuves étaient tenues de se tuer à la mort de leurs maris, en Gaule les serviteurs se tuent à la mort de leur prince.

Ce type de suicide, très fréquent chez les peuples primitifs selon Durkheim, relève non pas d’un défaut d’intégration mais d’un excès d’intégration (ou encore d’un défaut d’individuation). « Si l’homme se tue, ce n’est pas parce qu’il s’en arroge le droit, mais, ce qui est bien différent, parce qu’il en a le devoir ».9 L’individu tient tellement peu de place qu’il est totalement absorbé par le groupe. En opposition au suicide égoïste, Durkheim qualifiera ce type de suicide d’altruiste.

Il proposera de distinguer le suicide altruiste obligatoire du suicide altruiste facultatif (le Japonais qui s’ouvre le ventre pour la raison la plus insignifiante). Le suicide altruiste obligatoire permet d’échapper à une flétrissure, le suicide altruiste facultatif est une quête d’estime. Dans nos sociétés contemporaines, la personnalité individuelle a tendance à s’affranchir de la personnalité collective et ce type de suicide se fait plus rare. Durkheim manque d’assise statistique pour le mettre en évidence et il ne dispose que de témoignages de « seconde main ». Cependant, il est un milieu où le suicide altruiste persiste, selon Durkheim, c’est l’armée. L’assise statistique se fait plus solide.

Dans tous les pays d’Europe, au dix-neuvième siècle, l’aptitude des militaires au suicide est nettement plus forte que celle des civils du même âge.10 On a pu expliquer cette propension par le célibat, mais les célibataires civils du même âge se suicident moins que les militaires. Dans les années 1888-1891, pour 100 suicides de célibataires, il y avait 160 suicides de militaires (coefficient d’aggravation de 1,6 tout à fait indépendant du célibat). Si l’on compte à part les suicides de sous-officiers, ce coefficient est encore plus élevé. Pour le corps des officiers, le coefficient est de 2,15 (imputable ni au mariage ni à la vie de famille). Le coefficient d’aggravation semble tenir en un ensemble d’habitudes acquises qui sont propres à l’esprit militaire. La pratique quotidienne du métier exige une abnégation intellectuelle qui ne s’avère guère compatible avec l’individualisme. L’esprit militaire suppose que l’on s’abandonne à une force

9 - Durkheim (Émile), op cit, page 236. 10 - Exemple de la référence à l’égalité d’âge dans la mesure où le taux de suicide augmente avec l’âge. Durkheim évacue ainsi un biais statistique qui surgirait de la simple comparaison militaires/civils.

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supérieure, l’armée étant l’institution qui « rappelle le mieux la structure des sociétés inférieures ».11

2/ Suicide et régulation

Cependant, si la société attire les sentiments et l’activité des individus en les intégrant, elle est aussi un pouvoir qui les règle et cette action régulatrice a une influence sur le taux de suicide.

Suicide par défaut de régulation (crises économiques, suicide

anomique, peu importe que les bouleversements soient heureux ou malheureux, divorce)

Les crises économiques ont, contrairement aux crises politiques (cf supra),

une influence aggravante sur le suicide. C’est le cas de la crise financière qui éclate à Vienne en 1873 et culmine en 1874. Les crises s’accompagnent de faillites qui en sont un des baromètres. Le nombre de suicides croît en même temps que celui des faillites. Ce n’est cependant pas l’accroissement de la misère qui provoque l’augmentation des suicides. En effet, quand des crises heureuses accroissent brutalement la prospérité d’un pays, les suicides augmentent comme lors des désastres économiques.

Pour Durkheim, la détresse économique n’a pas d’influence aggravante, elle produit plutôt l’effet contraire : dans une Irlande rurale et misérable on se tue très peu, de même qu’en Calabre. En Espagne, on se tue dix fois moins qu’en France. « On peut même dire que la misère protège ».12 Si des crises financières et industrielles ou financières augmentent le nombre des suicides, ce n’est pas parce qu’elles appauvrissent puisque les crises de prospérité conduisent au même résultat, c’est parce qu’elles perturbent l’ordre collectif. Toute rupture d’équilibre, qu’il soit heureux ou malheureux, pousse à la mort volontaire.

Durkheim évoque ainsi l’existence d’un suicide anomique qui tiendrait au moindre pouvoir qui règlerait les sentiments et l’activité des individus. Quand l’activité régulatrice de la société s’affaiblit, le taux social des suicides augmente. C’est le cas lors des crises économiques et financières. C’est aussi le cas lors des transformations heureuses, celles que connut l’Allemagne au lendemain de sa victoire sur la France en 1870. Que les événements soient heureux ou malheureux, on aboutit au même résultat, l’ordre collectif est perturbé.

L’anomie économique n’est pas la seule qui puisse engendrer le suicide. Les suicides qui accompagnent la crise du veuvage renvoient à l’anomie

11 - Durkheim (Émile), op cit, page 254. 12 - Durkheim (Émile), op cit, page 269.

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domestique. Elle résulte de la disparition de l’un des deux époux qui aggrave les risques qu’a l’autre de se suicider. « Il se produit alors un bouleversement de la famille dont le survivant subit l’influence. Il n’est pas adapté à la situation nouvelle qui lui est faite et c’est pourquoi il se tue plus facilement ».13 Une autre variété du suicide anomique, plus chronique, va servir à Durkheim à mettre au jour la nature et les fonctions du mariage en mettant en parallèle le nombre de suicides et celui des divorces.

En s’appuyant sur les travaux de Bertillon, un criminologue de la fin du dix-neuvième siècle, Durkheim remarque que le nombre de suicides évolue comme celui des divorces. Les suicides de divorcés sont supérieurs en nombre à ceux que fournissent les autres catégories de la population. Les divorcés se tuent entre trois et quatre fois plus que les gens mariés, bien que plus jeunes et sensiblement plus que les veufs malgré l’aggravation résultant, pour ces derniers, de leur âge. Durkheim avait mis en évidence que la tendance des veufs pour le suicide était fonction de la tendance correspondante des gens mariés. Pour le dire autrement, si les gens mariés sont fortement protégés, les veufs le sont aussi, quoique dans une moindre mesure. Le sexe que le mariage préserve le mieux est aussi le mieux préservé à l’état de veuvage. Constate-t-on le même phénomène pour le divorce ?

Durkheim pense avoir établi une nouvelle régularité : le taux de suicide croît quand le divorce se répand. Si le phénomène s’expliquait par le seul suicide des divorcés, on est ramené à un cas de suicide égoïste (le divorcé est moins intégré à la vie de famille) ou à un cas de suicide anomique (les conditions d’existence du divorcé sont bouleversées). De plus, de manière plus sociologique, on constate que la diffusion du divorce dans la société agit sur le coefficient de préservation des gens mariés. Plus le divorce est répandu, moins les hommes mariés sont protégés, plus le divorce est répandu plus les femmes mariées sont protégées.

Un lecteur moderne, sensible aux idées féministes, en conclurait que, si le divorce améliore la situation de la femme et dégrade celle de l’homme, le mariage traditionnel privilégie le sexe masculin au détriment du sexe féminin. Telle n’est pas la lecture de Durkheim. La régulation conjugale révèle un « antagonisme des intérêts ». Les hommes ont besoin de contrainte, les femmes de liberté. Le mariage monogame se révèle une bonne chose pour l’homme parce qu’il borne l’horizon de ses désirs à une seule chose. La réglementation matrimoniale contient donc ce mal de l’infini. Elle est excessive pour la femme parce que ses désirs sexuels sont naturellement bornés ou alors sévèrement contenus par les mœurs et l’opinion. Les femmes mariées souffrant d’un excès de contrainte, le relâchement du lien matrimonial améliorera leur sort (ce sont les femmes qui en font le plus souvent la demande). En attribuant des besoins différents à chacun des deux sexes, Durkheim, qui n’est pourtant pas l’homme le 13 - Durkheim (Émile), op cit, page 290.

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plus rétrograde ou réactionnaire, montre qu’un esprit, aussi brillant soit-il, reste prisonnier des idées de son temps.

Suicide par excès de régulation (suicide des mariés trop jeunes,

l’horizon est muré, peu d’échappatoire, suicide fataliste auquel Durkheim n’accorde qu’une note de bas de page)

Au suicide anomique, par défaut de régulation, on pourrait opposer un

suicide par excès de réglementation. C’est, par exemple, le suicide des époux trop jeunes ou celui de la femme mariée sans enfant. Leur avenir apparaît impitoyablement muré. Pour montrer le caractère inéluctable et inflexible de la règle sur laquelle on ne peut rien, Durkheim se propose de désigner ce type de suicide comme un suicide fataliste. Comme il apparaît de peu d’importance à l’époque où il écrit, il ne l’évoque que lors d’une note de bas de page.

SCHÉMA 1 Les différents types de suicide selon les axes de l’intégration (AXE VERTICAL) et de la régulation (AXE HORIZONTAL). + _ + _

SUICIDE FATALISTE

SUICIDE ANOMIQUE

SUICIDE ALTRUISTE

SUICIDE ÉGOÏSTE

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II/ LA POSTÉRITÉ DU SUICIDE : LES CAUSES DU SUICIDE (1930),

D’APRÈS MAURICE HALBWACHS

Maurice Halbwachs était un disciple de Durkheim. Pourtant, dans son ouvrage, en désaccord sur de nombreux points avec le maître, il ne cherche pas à apparaître comme son rival. Il se contente donc de reprendre, nuancer, corriger Durkheim, en évitant un style polémique pour s’en démarquer.14 Il prolonge celui de Durkheim tout en suscitant des interprétations nouvelles qui relèvent de la psychologie collective.

A/ HALBWACHS ET LA CRITIQUE DES SOURCES Durkheim n’ a pas soumis à la question les sources qu’il utilisait. Il lui

arrivait même de comparer des taux issus de séries statistiques différentes.

1/ L’enregistrement des suicides

Maurice Halbwachs fait remarquer que les différents pays ne procèdent pas de la même manière pour enregistrer les suicides. L’enregistrement peut être la tâche de l’état-civil, celle des médecins au travers de déclarations, celle de fonctionnaires de police. Quand le suicide entraîne des sanctions pénales, l’administration judiciaire devient partie prenante.

La grande difficulté consiste souvent en l’impossibilité de s’assurer que médecins, policiers ou fonctionnaires de l’état-civil ont bien recherché, découvert, déclaré et enregistré tous les suicides. En France par exemple, pour l’année 1926, on constate que moins des trois quarts des décès (72,5 %) ont été constatés par un médecin et 17 % n’ont pas fait l’objet d’un constat. Pour 10,5 % d’entre eux, on ne peut savoir s’ils ont été constatés.

Les familles, pour des motifs religieux, tentent souvent de dissimuler un suicide sous un accident. La dissimulation est plus ou moins facile selon le mode de suicide retenu. Il est, en effet plus facile de maquiller un suicide par immersion en une noyade accidentelle qu’une pendaison. « La constance des suicides résulterait de la constance des forces qui portent à dissimuler les suicides ».15

Pour toutes ces raisons, le sociologue demeure dans l’incertitude et il ne lui sert à rien de penser qu’il en connaît le plus grand nombre. En effet, l’étude du suicide porte parfois sur des variations et des différences minimes. Et Halbwachs

14 - Paugam (Serge), « Le suicide revisité : en quoi Halbwachs s’oppose à Durkheim », préface de Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris PUF, 2002. 15 - Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 29.

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d’en conclure : « ce ne serait pas la première fois qu’on formulerait des lois apparentes parce qu’une erreur systématique, reproduite toujours dans les mêmes circonstances, fausserait régulièrement nos observations ».16

16 - Halbwachs (Maurice), op cit, page 30.

ENCADRÉ Maurice HALBWACHS, éléments de biographie.

Fils d’un professeur d’allemand, Maurice Halbwachs, d’origine alsacienne, est né en

1877 à Reims. Il fit ses études au lycée Henri IV, à Paris, où son père avait été nommé dès 1879. Il y eut Henri Bergson (1859-1941) comme professeur de philosophie, et, sous son influence, se passionna pour la psychologie. Normalien, agrégé de philosophie en 1901, docteur en droit en 1909 et en lettres en 1912, il connaîtra une carrière universitaire brillante après avoir débuté dans l’enseignement secondaire, au lycée Henri Poincaré à Nancy, jusqu’en 1915. Dans l’enseignement supérieur, il débutera à Caen (maître de conférence) puis deviendra professeur de sociologie, en 1919, à Strasbourg redevenue française. Professeur à la Sorbonne en 1935, il est élu au Collège de France en 1942.

Ses ouvrages principaux : La classe ouvrière et les niveaux de vie (1912) Les cadres sociaux de la mémoire (1925) Les causes du suicide (1930) L’évolution des besoins de la classe ouvrière (1933) Morphologie sociale (1938) La mémoire collective (1950) De 1925 à 1945, il assure le renouvellement de la sociologie française qui a du mal à

survivre à la disparition du « père fondateur ». Il apparaît moins dogmatique que Durkheim et soucieux de collaboration entre disciplines. À Strasbourg, il côtoya Marc Bloch, fondateur de l’École des Annales en histoire, et partisan d’une collaboration étroite entre histoire et sociologie. Il a contribué aussi à introduire en France des sociologues étrangers comme Weber, Pareto et Veblen ainsi que des économistes comme Schumpeter et Keynes.

On ne saurait retracer la vie de Maurice Halbwachs sans évoquer sa mort. Arrêté par la Gestapo (il était le père d’un résistant), déporté ainsi que son fils, le 20 août 1944 par le dernier train parti de Paris, quelques jours seulement avant la libération de la capitale, il ne revint pas du camp de concentration de Buchenwald où il trouva la mort en mars 1945. Dans L’écriture ou la vie (Paris, Gallimard, 1994), Jorge Semprun évoque, en termes émouvants, les derniers instants de Maurice Halbwachs à Buchenwald. Ce dernier était le gendre de Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme, assassiné sommairement au détour d’un chemin forestier, en même temps que son épouse, Hélène, par la Milice, à Lyon, en 1944. Maurice Halbwachs, très lié à son beau-père, avait fait le voyage à Lyon pour les obsèques et, très courageusement, avait cherché à porter plainte auprès de la justice française.

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2/ Les doutes d’Halbwachs ouvriront la voie, plus tard à une mise en

cause des statistiques du suicide

C’est la tentative de Jack.D Douglas, sociologue américain, en 1970. Selon lui, les statistiques officielles ne font que traduire des définitions ne correspondant pas forcément à celles de Durkheim. Reprenons la définition du suicide par Durkheim, elle est impeccable : « toute mort qui résulte médiatement ou immédiatement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même ».17 Cependant, « entre le théoriquement impeccable et l’empiriquement saisissable, l’écart peut être grand ».18De plus, les variations des taux de suicide peuvent ne dépendre que de modifications dans l’appareil d’enregistrement.

Douglas va plus loin. Les erreurs dans le décompte des suicides ne se répartissent pas de manière aléatoire, mais de manière systématique. Il fait l’hypothèse suivante : les tentatives de dissimulation du suicide augmentent avec le degré d’intégration du suicidé à son groupe. Cette dissimulation expliquerait par exemple les différences constatées entre protestants et catholiques, les catholiques ayant tendance à dissimuler davantage. Elle expliquerait aussi les différences entre citadins et ruraux, célibataires ou veufs et personnes mariées, ou encore entre les classes sociales. Les classes moyennes, plus conformistes, ont plus tendance à dissimuler que les classes supérieures ou populaires.

En France, aujourd’hui, la dissimulation est sans doute plus difficile. La déclaration revient en effet au médecin qui transmet les causes du décès à l’administration. Une fois la cause enregistrée le document est détruit.

B/ L’IMPORTANCE DU CLIVAGE RURAL/URBAIN CHEZ

HALBWACHS Halbwachs remarque que, très élevé en France au début du dix-neuvième

siècle, l’écart entre le taux de suicide urbain et le taux de suicide rural n’a cessé de diminuer de 1870 à 1920. Dans le même temps, la population rurale a diminué. De plus, l’écart entre taux de suicide urbain et taux de suicide rural augmente, quand on passe des régions où les villes sont nombreuses à celles où elles le sont peu. « Les grandes villes semblent exercer à cet égard une influence sur la région qui les entoure, et une influence d’autant plus forte qu’elles sont plus grandes ».19 Les régions proches des grandes villes subissent l’influence de ces dernières. D’une manière générale, on se tue davantage dans les grandes villes que dans les villes moyennes.

17 - Durkheim (Émile), 1898, Le suicide, Paris, PUF, 1985, page 3. 18 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984, page 51. 19 - Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 130.

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1/ L’uniformisation des taux de suicide, urbain et rural

En France, l’augmentation des suicides se ralentit, de 1872-1876 à 1911-

1913 dans les régions en voie de peuplement, là où le taux de suicide était le plus élevé, elle s’accélère dans les régions qui se dépeuplent, là où le taux de suicide était le plus bas. Ce constat se vérifie aussi en Angleterre. En France, si en 1866-1869, on se tue deux fois plus dans les villes de 2000 habitants qu’à la campagne, cet écart ne cesse pas de diminuer jusqu’à 1919-1920.

Alors qu’il insistait sur les causes sociales du suicide Durkheim n’a pas abordé le problème de l’influence de la vie urbaine sur la répartition des suicides. Il était trop préoccupé par la réfutation de la théorie de l’imitation de son rival, Gabriel Tarde (1843-1904) qui faisait de l’imitation le fondement du social alors que Durkheim ne fait de l’imitation que la conséquence du social.

Nul besoin, selon Halbwachs, en cela fidèle à Durkheim, de faire appel à l’imitation. Entre les grandes villes et les régions qui les séparent, les rapports (chemins de fer, postes et télégraphes, téléphones, succursales de grandes banques et des grands magasins) deviennent plus fréquents, les différences s’atténuent. Les petites localités n’ont pas imité, elles ont été assimilées.

Au total, à l’intérieur d’une même nation, ce qui semble émerger c’est la différence entre une civilisation urbaine qui nivelle les diversités régionales alors que le genre de vie auquel elle s’oppose les favorise et les entretient.

2/ Le clivage urbain/rural et la religion

Durkheim tentait d’expliquer que les protestants se suicident plus que les catholiques par la possibilité du libre examen que leur permet leur religion. Le catholique appartient à une communauté intégrée dont la consistance et la cohésion sont particulièrement fortes.

Les milieux catholiques se confondent souvent avec les milieux paysans alors que le protestantisme s’est implanté dans les villes. Il se peut que le protestant ne se suicide pas plus que le catholique en tant que protestant, mais en tant qu’urbain. La majorité des prêtres catholiques viennent de la campagne, l’église est au centre du village, elle n’est pas à sa place au milieu de grands immeubles. De son côté, le temple ressemble davantage à un lieu de réunion ou de conférences, il entre sans peine dans le paysage urbain.

Ce ne serait donc pas seulement la religion mais également le genre de vie, le type de civilisation qui peut expliquer les différences quant au nombre de suicidés entre protestants et catholiques. « Ce n’est donc pas la cohésion religieuse des groupes catholiques, c’est la cohésion traditionnelle de groupes dont les membres sont en majorité catholiques, mais qu’unissent bien d’autres

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traits communs, qui explique qu’on y rencontre moins de suicides que dans des sociétés moins conservatrices ».20

C/ FAMILLE ET SUICIDE Durkheim avait montré que plus que le mariage c’était la famille (mariage

plus enfant) qui protégeait les époux du suicide. En effet, le mariage seul n’exerce un effet protecteur que pour les hommes, les femmes mariées sans enfant se suicidant plus que les célibataires du même âge. Durkheim s’était employé à éliminer l’effet de l’âge qui augmente le taux de suicide en raisonnant au même âge. Halbwachs qualifie les propositions de Durkheim sur le suicide et la famille d’impressionnantes et son travail confirme celui de Durkheim, tout en le prolongeant.

1/ Halbwachs approfondit une intuition de Durkheim en ce qui

concerne le nombre d’enfants

Durkheim avait remarqué, en comparant dans les départements français effectif moyen des ménages et taux de suicide, que l’effet protecteur de la famille est d’autant plus important qu’elle est plus dense. Halbwachs souligne que pour conclure sur ce point il faudrait disposer de statistiques qui indiqueraient le taux de suicide dans les groupes de mariés distingués selon le nombre d’enfants.

À partir de statistiques hongroises portant sur les années 1923-1925, il peut affirmer que les femmes se tuent d’autant moins qu’elles ont plus d’enfants et que la présence d’enfants exerce une influence sur les hommes mariés disposés à se suicider.

2/ Le nombre moyen d’enfants ayant diminué, la vertu préservatrice

de la famille doit s’affaiblir

Si la vertu préservatrice de la famille tient au nombre d’enfants, le nombre moyen d’enfants qui vivent par ménage diminuant en France (il est passé de 3 à 2,2 entre 1830 et 1900), elle n’a pu que s’affaiblir durant la même période. Cependant alors que le nombre moyen d’enfants par ménage n’a diminué que de 27 %, la proportion des suicides a augmenté de 320 %. La baisse du nombre moyen d’enfants par ménage ne peut entrer que pour une faible part dans l’augmentation des suicides.

Il faut donc rechercher d’autres facteurs explicatifs et replacer la famille dans son environnement urbain ou rural et dans son milieu social qui ont évolué : « dès qu’on envisage, non plus la composition de la famille, mais son esprit, ses habitudes, on ne peut plus détacher le groupe domestique d’un milieu social plus

20 - Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 218.

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vaste où il est compris et dans l’évolution duquel il est entraîné ».21 On ne peut pas détacher un groupe domestique d’un milieu social plus vaste dans lequel il est englobé et dans l’évolution duquel il est entraîné. Si les enfants quittent leur famille plus tôt, avant d’en fonder une, il faut sans doute en chercher la raison dans un changement des conditions économiques plutôt que dans le groupe domestique lui-même.

D/ CAUSES SOCIALES ET MOTIFS INDIVIDUELS Durkheim a hésité à voir dans des motifs de suicide tels que les souffrances

physiques, les peines d’amour, la jalousie, les soucis d’argent, la honte, la crainte du déshonneur, le chagrin provoqué par un deuil, de véritables causes du suicide envisagé comme fait social. Ces motifs sont très hétérogènes et ne peuvent rendre compte d’un même effet. Ces motifs sont, de plus, trop individuels pour déterminer un fait se reproduisant avec une telle constance. Ne peut-on découvrir cependant, sous leur diversité, des obstacles à l’intégration des individus dans la société ?

1/ Il n’y a pas de différence entre motifs et causes

En effet, un homme coupable d’un acte contraire à l’honneur ne se sent-il

pas diminué et retranché de son groupe ? En ce qui concerne les suicides passionnels qui suivent une séparation ou un deuil, le désespoir vient de ce qu’un lien s’est brisé. Même si ce lien n’est pas, à proprement parler social, le vide perdure quelque temps et révèle brusquement l’individu à sa solitude.

Tous les motifs du suicide, si différents qu’ils nous paraissent ont la caractéristique commune d’être des faits, des sentiments, des pensées qui isolent l’homme de la société. Il n’y a donc pas de différences essentielles entre ce que Durkheim appelait les motifs et les causes. « Lorsqu’au dénuement affectif d’un célibataire vient se joindre le déclassement ou le déshonneur de l’homme ruiné, l’isolement moral du malade ou du désespéré, ce sont deux états de même nature qui se superposent, ce sont des forces du même genre qui combinent leur action. Il n’y a aucune raison , dans une explication du suicide, d’exclure les unes et de retenir les autres ».22 Les causes du suicide sont donc à rechercher dans les obstacles à l’intégration de l’individu dans la société.

2/ La typologie des suicides selon Durkheim est artificielle

L’approche d’Halbwachs rend artificielle la distinction établie entre les

quatre types de suicide. Le suicide altruiste et le suicide fataliste (ramené à une

21 - Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, page 180. 22 - Halbwachs (Maurice), 1930, op cit, page 11.

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modeste note de bas de page) ont une base statistique faible. La distinction suicide égoïste/suicide anomique est toute relative, ces deux types de suicide venant du fait que la société est insuffisamment présente aux individus.

En fait, pour Halbwachs, il n’existe qu’une seule forme de suicide, celui de l’homme peu ou mal intégré, qui a le sentiment de ne plus être à la hauteur de son rôle social et dont le déclassement constitue une épreuve humiliante. On parlerait aujourd’hui de disqualification.

Dans son ouvrage Maurice Halbwachs a examiné, en suivant Durkheim, les causes sociales du suicide sans écarter les motifs individuels. Il montre ainsi sa sensibilité à la démarche de psychologie collective.

III/ LE SUICIDE AUJOURD’HUI

Plus de cent ans après la parution du Suicide, s’avère-t-il possible de dresser un inventaire des régularités statistiques qui demeurent depuis Durkheim et de celles qui ont changé ? On s’appuiera essentiellement sur l’exemple de la France.

A/ LES PERMANENCES : L’IINTÉGRATION FAMILIALE Durkheim a mis en évidence l’effet protecteur du mariage et, dans une plus

grande mesure, de la famille. Le sexe et l’âge ne seraient-ils pas des facteurs d’intégration au même titre que la famille ?

1/ L’effet protecteur de la famille

En 2006, en France, les veufs ont les taux les plus élevés, suivis par les

divorcés et les célibataires. De plus, les hommes mariés se suicident deux fois moins souvent que les célibataires.

Parmi les femmes, les divorcées sont les plus touchées, quel que soit l’âge, sauf dans la tranche des 45-54 ans où le taux de suicide des veuves est plus important.

Autant pour les hommes que pour les femmes, les taux de décès par suicide des mariés restent les plus faibles.23

Les résultats confirment l’effet protecteur de la famille mis en évidence au dix-neuvième siècle. L’intégration est donc à l’œuvre. Pourquoi ne pas inclure dans ce type d’explication le sexe et l’âge ?

23 - Aouba (Albertine), Pequignot (Françoise), camelin (Laurence), Laurent (Françoise), Jougla (Eric), «La mortalité par suicide en France en 2006 », Études et résultats, DREES, Ministère du travail, des affaires sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, n° 702, septembre 2009.

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2/ Le sexe et l’âge en tant que facteurs d’intégration En 2006, les femmes, quel que soit leur état-civil (célibataires,

mariées, veuves, divorcées) se suicident moins que les hommes. Les trois quarts des suicides sont masculins (en 2006, en France, sur 10 423 suicides, 7593 hommes et 2830 femmes).

Le sexe

Si l’on raisonne à la manière de Durkheim, on peut considérer qu’un

individu est d’autant plus protégé qu’il noue des relations, nombreuses et profondes, avec son milieu familial. Cela revient à faire du sexe et de l’âge des réalités sociales, ce que Durkheim n’envisageait même pas.

Culturellement, en France, la femme est plus engagée dans les relations familiales que l’homme. C’est vrai de la femme mariée sur laquelle repose l’essentiel de la socialisation quotidienne des enfants. Il en va de même pour la veuve ou la femme divorcée, mais aussi pour la célibataire liée avec plus de force que l’homme à sa famille d’origine. En tant que fille, « elle n’est jamais déchargée d’obligations de familles ».24

Remarque à propos du suicide des femmes : le cas de la Chine. La Chine est aujourd’hui une exception, la seule au monde. Les femmes

chinoises sont en effet plus exposées au suicide que les hommes. Ce risque accru ne serait-il pas l’indice d’une soumission de la femme à la domination de l’homme et de sa famille ? Il faut assurer notamment une descendance mâle, il s’agit là d’une contrainte très forte, et « en cas de défaillance l’épouse risque gros » : perte de la dot, obligation d’accepter une polygamie de fait, répudiation. Le suicide des femmes apparaît alors comme une forme de protestation contre l’ordre masculin, un « suicide vindicatif ».25

Les sociologues ont remarqué l’existence d’un tel suicide, chez les femmes de la campagne chinoise quand elles s’opposent à un mariage forcé, à une belle-famille despotique, au contrôle des naissances si elles ont eu la malchance de mettre au monde une fille pour premier enfant ou encore quand elles cherchent à se venger d’un mari brutal. On pourrait peut-être y voir l’illustration d’un type de suicide que Durkheim se proposait d’appeler fataliste tant il concernait ceux dont l’horizon apparaissait totalement muré et auquel il ne consacrait qu’une note de bas de page.

24 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984. 25 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Suicide, l’envers de notre monde, Paris, Seuil, 2006.

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Et l’âge ?

Le taux de suicide augmente avec l’âge. Durkheim avait remarqué cette relation, mais il n’avait pas réellement cherché à l’expliciter. Il s’en servait pour raisonner à âge constant et laisser apparaître l’influence d’autres facteurs, notamment le mariage et la famille.

En 2006, le taux de suicide augmente toujours avec l’âge, mais de manière différente selon les sexes. Pour les hommes, on constate une progression des taux jusqu’à 45-54 ans puis une diminution jusqu’à 74 ans. Les taux augmentent ensuite fortement. À 85 ans et plus, le taux est de 100,1 pour 100 000 habitants contre 60,4 pour la tranche 75-84 ans.

L’âge n’est pas seulement une réalité biologique ou psychologique, il est aussi le support de statuts sociaux.

Les figures du jeune et du vieux changent d’une société à l’autre. Une opinion de sens commun associe la vieillesse à la déchéance sociale. Or, la déchéance sociale est loin d’accompagner systématiquement le vieillissement. Si pour certains, il est synonyme d’isolement social, pour d’autres, vieillir, c’est accroître ses revenus, son patrimoine, le pouvoir que l’on détient. Le taux de suicide croît avec l’âge dans n’importe quelle catégorie sociale.

Un sexagénaire qui se suicide sacrifie, en fait, une moins grande quantité d’existence qu’un adolescent. Un sexagénaire sacrifie une moindre quantité d’expériences affectives à vivre, d’enfants et de petits enfants à naître, d’anniversaires à souhaiter. En raisonnant de la sorte, Baudelot et Establet ne renvoient-ils pas à une logique utilitariste, celle de l’homo oeconomicus, fondée sur le calcul coût/avantage ? 26

Remarque à propos du suicide des jeunes « La croissance du taux de suicide avec l’âge n’est (…) plus d’actualité »

note aujourd’hui Louis Chauvel.27 En 1975 et en 1985, le taux de suicide augmentait avec l’âge. Tel n’est plus le cas en 1995. Le taux de suicide des 35-44 ans est supérieur à celui des 45-54 et des 55-64. On remarquera également que le taux de suicide des 15-55 ans est plus élevé en 1995 qu’en 1975.

Comment expliquer cette évolution ? Ne serait-elle pas le symptôme d’une difficulté croissante, pour les jeunes, à s’intégrer socialement ? En effet, les jeunes sont, plus souvent que d’autres catégories, frappés par le chômage et la précarité. Certains n’attribuent au chômage qu’une influence indirecte dans la mesure où il peut contribuer à désintégrer la structure familiale.

26 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Durkheim et le suicide, Paris, PUF, 1984. 27 - Chauvel (Louis), « L’uniformisation du taux de suicide masculin selon l’âge : effet de génération ou recomposition du cycle de vie ? » in Revue française de sociologie : le suicide un siècle après Durkheim, octobre-décembre 1997, XXXVIII-4.

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Le rendement des diplômes a diminué, il faut en effet de plus en plus d’années d’étude pour occuper un même type d’emploi. En 1968, les écarts de salaires entre les anciens et les nouveaux entrants dans l’emploi étaient moindres qu’aujourd’hui. La période de l’adolescence s’allonge, l’âge de l’autonomie est retardé, enfants et parents ont le sentiment que l’ascenseur social est en panne. GRAPHIQUE 1 : Taux de suicide par âge (pour 100 000)

Note : chaque point représente le taux moyen de suicide de la classe d’âge qui l’entoure. À l’abscisse 20, par exemple, correspond le taux des 15 à 24 ans. (Louis Chauvel, « L’uniformisation du taux de suicide masculin selon l’âge : effet de génération ou recomposition du cycle de vie ? » in Revue française de sociologie : le suicide un siècle après Durkheim, octobre-décembre 1997, XXXVIII-4)

Une étude récente du suicide en France fait apparaître, pour la période

2000-2006 une très légère hausse chez les 15-54 ans et une baisse chez les individus plus âgés ou plus jeunes (TABLEAU 3). Il n’existe donc pas une tendance de fond à l’anomie (affaiblissement des normes, mal de l’infini). Si le taux de suicide définit un rapport au présent comme acceptable ou tragique, la baisse du taux de suicide pour toutes les catégories d’âge, hormis les 45-54 ans,

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traduit une progression de l’acceptable, notamment pour les plus jeunes (15-24 ans) dont le taux de suicide baisse le plus fortement.28

TABLEAU 3

L’évolution récente du taux de suicide selon l’âge

Source

Aouba (Albertine), Pequignot (Françoise), camelin (Laurence), Laurent (Françoise), Jougla (Eric), «La mortalité par suicide en France en 2006 », Études et résultats, DREES, Ministère du travail, des affaires sociales, de la famille, de la solidarité et de la ville, n° 702, septembre 2009.

B/ LES CHANGEMENTS On se posera deux grandes questions. Le suicide est-il toujours urbain ? La

misère protège-t-elle ?

1/ Rural/Urbain

À l’époque de Durkheim, le suicide était un phénomène urbain. En effet, le taux de suicide apparaissait plus élevé dans le département de la Seine qu’en province, quels que soient le sexe, l’âge et la situation matrimoniale. Aujourd’hui, le suicide est plutôt un phénomène rural qui touche les couches sociales qui vivent à la campagne, agriculteurs exploitants et salariés agricoles.

Au dix-neuvième siècle, dans une société aux valeurs rurales, l’urbain renvoie l’image d’un déraciné. Il s’agit souvent d’un rural contraint à l’exode et la ville est vécue comme un lieu de perdition. En parodiant Gabriel Le Bras, on pourrait dire que le basque perd un peu de sa foi et de son identité sur le quai de

28 - Le Bras (Hervé), Todd (Emmanuel), Le mystère français, Paris, Seuil, 2013.

15-24 ans

25-34 ans

35-44 ans

45-54 ans

55-64 ans

65-74 ans

75-84 ans

HOMMES 2000 12,1 26 40,3 37,1 31,2 42,7 71,4 2006 10 22 34,5 40,1 30,1 36,7 60,4 Variation - 17,4 % - 15,7 % - 14,4 % + 8,0 % - 3,6 % - 14,1 % - 15,4 % FEMMES 2000 3,6 6,9 11,8 14,8 13,8 15,2 17,2 2006 3,2 6,4 11 15,1 13,6 13,9 13,4 Variation -11,7 % - 8,2 % - 6,7 % + 2,2 % - 0,9 % - 8,4 % - 22,4 %

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la gare d’Austerlitz tant il pouvait se définir par sa religion, sa langue et son territoire d’origine. L’urbain vit donc en marge d’une société rurale dans laquelle il a été socialisé, mais dont les valeurs entrent en contradiction avec celles de la vie en ville.

Aujourd’hui, de manière paradoxale, le déraciné c’est le rural. Depuis la seconde guerre mondiale les valeurs de la société sont devenues urbaines sous l’effet des modèles de consommation de masse. Le « paysan empaysanné »29 (entendre traditionnel dans ses goûts et ses pratiques sociales) pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu (1931-2002) a du mal à s’intégrer à la société. Il faut aussi remarquer que les agriculteurs exploitants peinent à trouver un conjoint ce qui vient redoubler la tendance au suicide dans la mesure où l’effet protecteur du mariage et de la famille ne joue pas.

On notera que Maurice Halbwachs avait remarqué en 1930 que les taux de suicide, urbain et rural, avaient tendance à se rapprocher30. Les années 1930 voient en effet la population urbaine et la population rurale s’équilibrer.

2/ La misère protège-t-elle toujours ?

C’est à propos du suicide anomique que Durkheim a pu écrire : « on peut même dire que la misère protège ». La détresse économique n’a pas sur le suicide, selon lui, l’influence aggravante qu’on lui attribue souvent, elle produit même l’effet contraire. En Irlande, au dix-neuvième siècle, le paysan est pauvre et pourtant, il ne se tue que très peu. La misère en Calabre ne provoque pratiquement pas de suicides, en Espagne, les suicidés sont dix fois moins nombreux qu’en France. Si les crises industrielles et financières entraînent une augmentation des suicides, ce n’est pas parce qu’elles appauvrissent, mais parce elles sont des perturbations de l’ordre collectif. La pauvreté est un frein et elle protège du suicide. Le pauvre est bien obligé de compter avec ses moyens et leur modestie l’empêche d’élargir le cercle des besoins. La richesse, au contraire, confère des moyens supplémentaires et toute limitation devient insupportable.

Aujourd’hui, lorsqu’on essaie d’établir une relation entre le taux de suicide masculin et le PIB (indicateur de richesse) d’un pays, on constate que plus un pays est riche, plus le niveau du suicide est élevé. C’est dans les pays pauvres que les taux de suicide sont les plus bas. Pourtant, dans les pays riches, c’est dans les régions pauvres que l’on se suicide le plus. Aux États-Unis, le suicide est le plus fort dans les périphéries les plus pauvres et les moins représentatives de l’american way of life. En Grande-Bretagne, le taux de suicide est le plus élevé à Birmingham et Manchester, villes frappées de plein fouet par la

29 - Bourdieu (Pierre), Le bal des célibataires, crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002. 30 - Halbwachs (Maurice), 1930, Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002.

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désindustrialisation et rendues célèbres par les films de Ken Loach. En France, ce sont les départements les plus riches qui ont les taux de suicide les plus faibles.31

On se trouve donc face à une contradiction : à partir des statistiques internationales, on conclurait à un effet positif de la richesse sur le suicide. Le développement, en détruisant les protections assurées par les communautés traditionnelles (paroisse, famille, village), produit des individus dont les aspirations s’élèvent sans limitation. Cependant, les données nationales sur les pays les plus riches conduisent à des conclusions opposées. Le suicide est le plus élevé dans les régions et les catégories sociales les plus délaissées.

Les relations entre richesse et suicide sont ambivalentes. Tout au long du dix-neuvième siècle, les taux de suicide augmentent.32 Ils cessent de croître à partir de 1910-1920 dans la plupart des pays européens et entament même une décrue (sous estimée du fait du vieillissement de la population). Au dix-neuvième siècle, la croissance et le développement s’accompagnent d’un bouleversement des modes de vie anciens. Songeons à l’exode rural et à l’urbanisation, provoqués par la révolution industrielle et qui déracinent nombre de ruraux. Au tournant du siècle cependant, les grandes concentrations de populations cessent d’être des lieux de perdition pour des individus déracinés pour devenir des centres nouveaux de vie sociale.

On peut mettre en relation pouvoir d’achat et taux de suicide. Thomas Piketty a reconstruit des séries d’indicateurs de pouvoir d’achat sur la base de données fiscales pour l’ensemble du vingtième siècle.33Dans la France du vingtième siècle, l’augmentation du pouvoir d’achat protège du suicide et son ralentissement le fait monter. Voilà de quoi remettre en question l’affirmation péremptoire de Durkheim sur l’effet protecteur de la misère. La richesse, au contraire, exercerait donc un effet bénéfique. Si la prospérité augmentait les risques de se tuer, les « trente glorieuses » auraient dû voir les suicides augmenter pour diminuer ensuite. On observe le contraire, le taux de suicide stagne pendant ces années de forte croissance. À la suite du ralentissement de la croissance à la fin des années 1970, le suicide reprend. Les protections et les sécurités dont jouissaient les salariés s’effritent, le chômage de masse s’installe, la mondialisation n’est pas forcément vécue comme une bonne nouvelle, on lui attribue la responsabilité des délocalisations, des fermetures d’entreprises et des vagues de licenciements. Le thème de l’exclusion fait son apparition en tant que nouvelle question sociale. On assiste à la naissance d’un nouveau monde dans lequel insécurité et sentiment d’insécurité dominent. Les inégalités qui avaient

31 - Baudelot (Christian), Establet (Roger), Suicide, l’envers de notre monde, Paris, Seuil, 2006. 32 - 25 pour 100 000 entre 1906 et 1908, record historique. Il ne sera approché que pour les années 1985, 1986, 1987 où les taux friseront les 23 pour 100 000. 33 - Piketty (Thomas), Les hauts revenus en France au XXe siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998, Paris, Grasset, 2001

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baissé tout au long du vingtième siècle de manière régulière ont vu leur diminution se ralentir. CONCLUSION

On comprend donc que le taux de suicide parvient à refléter l’état d’une société dont il constitue un miroir plus ou moins déformant, Il peut même devenir un indicateur du changement social : quand les taux de suicide, urbain et rural, s’inversent du dix-neuvième siècle au vingtième, ils sont symptomatiques d’une profonde transformation de la société tant dans ses valeurs que dans ses pratiques. Maurice Halbwachs en avait eu l’intuition en constatant l’uniformisation des taux de suicide urbain et rural. En fin de compte, l’étude du suicide nous en apprend plus sur la société que sur le suicide lui-même.

En étudiant le suicide, Durkheim nous fait donc comprendre ce qu’est un fait social : il s’agit d’un ensemble d’actions humaines qui est doté d’une certaine constance statistique quand la société ne change pas ou qui varie de manière « réglée et définie » quand plusieurs grandeurs sociales (âge, sexe, situation matrimoniale, lieu de résidence) varient simultanément. En abordant le suicide de manière statistique, Durkheim nous livre la première règle de méthode qu’il préconise : il faut « considérer les faits sociaux comme des choses »34, comme des choses inconnues à la connaissance desquelles on n’accède qu’à force de patience et d’empirisme dans la recherche. Il faut absolument écarter les prénotions, les jugements a priori sous prétexte que l’homme ne peut pas vivre en société sans se faire une idée des phénomènes sociaux.

La deuxième règle consiste à n’expliquer le social que par le social c’est-à-dire à rechercher les causes sociales d’un fait social35. Le suicide ne peut donc s’expliquer que si l’on met en relation le taux de suicide et les appartenances sociales. Il est donc conduit, en recherchant les causes sociales d’un fait social, à écarter le détour par les individus. Le choix du suicide, pour illustrer sa méthode, conduit à une démarche qui interdit le détour par le niveau individuel pour la bonne raison que les acteurs ne sont plus là pour témoigner et sans doute, faut-il voir dans ce choix une préoccupation méthodologique.

L’intransigeante rigueur de son raisonnement avait également le souci d’exclure les doctrines qu’il repoussait. La sociologie entrait avec lui dans une phase d’institutionnalisation et de quête de reconnaissance, il ne s’agissait pas de la confondre avec la psychologie qui existait déjà comme science ayant pour objet les comportements individuels. Pour Durkheim, la société a un principe d’unité (valeurs, mode de fonctionnement) et l’individu intériorise le social par le processus de socialisation dont il est le produit. Le sens que les acteurs donnent à leurs conduites n’est qu’une illusion.

34 - Durkheim (Émile), 1895, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1983. 35 - Durkheim (Émile), 1895, ibid.

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On parle de holisme à propos de la méthode de Durkheim pour désigner la primauté du tout sur les parties. On pourrait encore parler de déterminisme. Il ne faut pas, cependant, exagérer la portée impérative de cette règle dans la mesure où une lecture serrée du Suicide permet parfois de prendre Durkheim en flagrant délit d’individualisme.36 Quand on adopte la démarche de Durkheim, on parle de sociologie du fait social. On connaît des objets d’étude qui présentent les caractéristiques du fait social durkheimien : le choix du conjoint, l’échec scolaire, le comportement électoral, le choix des prénoms. La sociologie du fait social, explicative (recherche de lois) et déterministe, est-elle la seule possible ?

BIBLIOGRAPHIE

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36 - Cuin (Charles-Henry), « Un discours pour deux méthodes : des Règles au Suicide » in Durkheim : modernité d’un classique, Paris, Hermann, 2011.

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