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COLLECTION CHRONIQUE LE VENT DES RIVES RACHEL BOUVET

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C’est ainsi que ma vie s’est déroulée, d’une vague à l’autre, d’un pays à

l’autre ; elle a dérivé selon les courants, les vents et les humeurs. J’ai

le sentiment d’avoir d’abord écrit la terre avec mes pas, en me laissant

guider par une boussole intérieure.

Quel usage peut-on faire du monde ? Naviguer de rive en rive, serrer

l’Autre dans ses bras et sur son cœur : être dans cette altérité grandis-

sant au hasard des voyages et des continents qui séduisent et qui

forment notre humanité. Initier la relation. Nourrir la rencontre.

Féconder la terre. De la Bretagne à l’Égypte, du Maroc à l’Espagne, de

l’Afrique du Nord au Québec, les identités se font et se défont.

Rachel Bouvet donne le ton, trace une route d’eau, de terre et de mots.

Elle emprunte au passage quelques figures de l’Orient et du monde arabe.

Elle indique sa manière de cheminer dans ce vaste monde. Quelques

questions essentielles surgissent : À quel territoire appartient-on

aujourd’hui ? Comment refuser cette géographie déchirée qui condamne

à l’exclusion et au racisme ? Quel héritage assumeront les enfants

issus de ces pérégrinations ?

Originaire de Bretagne, Rachel Bouvet a émigré au Québec après un séjour en Égypte. Depuis, sa fascination pour le désert, la mer et la forêt n’a cessé de grandir. Professeure au Département de littérature à l’UQÀM, elle a publié deux essais : Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique (PUQ, 2007 [1998]) et Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert (XYZ, 2006) ; elle a aussi codirigé plusieurs ouvrages collectifs : L’espace en toutes lettres (Nota Bene, 2003), Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs (L’Harmattan, 2006), La carte. Point de vue sur le monde (Mémoire d’encrier, 2008), Topographies romanesques (PUR/PUQ, 2011).

Isbn: 978-2-89712-193-8

ColleCtion Chronique

Le VeNT DeS RIVeS

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Le vent des rives

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Mise en page : Virginie TurcotteMaquette de couverture : Étienne BienvenuDépôt légal : 1er trimestre 2014© Éditions Mémoire d’encrier

Mémoire d’encrier 1260, rue Bélanger, bureau 201 Montréal, Québec, H2S 1H9 Tél. : (514) 989-1491 Téléc. : (514) 928-9217 [email protected] www.memoiredencrier.com

Nous reconnaissons l’aide financière du Gouvernement du Canada par l’entremise du Conseil des Arts du Canada et du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.Nous reconnaissons également l’aide financière du Gouvernement du Québec par le Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres, Gestion Sodec, ainsi que le Conseil de Recherches en Sciences Humaines (CRSH).

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaBouvet, Rachel, 1964- Le vent des rives (Collection Chronique) ISBN 978-2-89712-193-8 1. Bouvet, Rachel, 1964- - Voyages - Méditerranée, Région de la. 2. Méditerranée, Région de la - Descriptions et voyages. I. Titre. II. Collection : Collection Chronique.D973.B68 2014 909'.09822 C2014-940216-3

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Rachel Bouvet

Le vent des rives

Chronique

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À mes enfantsKarim et Yasmine

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Prologue

Il m’arrive fréquemment de ressentir l’appel de l’ailleurs, d’être submergée par l’envie impérieuse de quitter l’endroit où je vis. Alors je pars, laissant mes pas me guider vers une nouvelle destination. Tant que le voyage n’est pas terminé, tant que je ne suis pas rendue à la dernière halte, le sens véritable du parcours m’échappe. La signification s’éla-bore peu à peu, étape après étape, au fur et à mesure que j’explore ce qui me lie au monde. C’est ainsi que ma vie s’est déroulée, d’une vague à l’autre, d’un pays à l’autre ; elle a dérivé selon les courants, les vents et les humeurs. J’ai le sentiment d’avoir d’abord écrit la terre avec mes pas, en me laissant guider par une boussole intérieure. À la longue, j’ai fini par comprendre que mes pérégri-nations obéissaient au mouvement du ressac, m’ayant propulsée du nord au sud – de la Bretagne à l’Égypte –, puis de l’est à l’ouest – de l’Afrique du Nord au Québec. De nouvelles lignes, de nouvelles mailles, s’ajoutent au fil du temps, mais le besoin de réactiver les trajectoires fami-lières se fait parfois pressant.

Après de longues années passées à Montréal, le désir de parcourir à nouveau l’espace méditerranéen s’est imposé. La tête penchée sur les cartes, j’ai succombé au charme

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envoûtant des toponymes, qui se sont enchaîné les uns aux autres jusqu’à former une boucle, comme les anneaux d’un collier. Les cartes ont toujours exercé sur moi une grande fascination. Pour arrêter de souffrir du clivage entre l’Occident et le monde arabe, j’ai suivi une route d’eau, de terre et de mots, et à force d’épier les échos entre les rives méditerranéennes, de laisser les chants andalous résonner et s’amplifier de jour en jour, j’ai récupéré les éléments premiers de ma géographie intime.

J’ai balisé une piste sur laquelle mes enfants pourront cheminer en assumant pleinement leur identité franco-égypto-québécoise. Cette triple appartenance ne leur a pas semblé lourde à porter jusqu’à maintenant, mais l’entrée dans l’âge adulte apporte parfois son lot de déchirements. La nouvelle génération de Québécois d’origine arabe a la vie dure ; les jeunes venus du Maghreb ou du Moyen-Orient rencontrent des difficultés d’intégration dans les sociétés occidentales ; les êtres frontaliers ont du mal à se faire une place dans un monde où le fossé se creuse chaque jour de plus en plus entre les rives de la Méditerranée, une faille qui s’étend depuis le détroit de Gibraltar jusqu’au golfe du Saint-Laurent. Il est urgent de réfléchir autrement qu’en fonction de l’affrontement idéologique, le mode de relation qui prévaut pour l’instant, si l’on veut que le monde soit vivable pour tout un chacun.

La lecture étant elle-même un voyage, je ne peux présumer de la route que suivront mes lecteurs. Je souhaite simplement qu’elle les conduise au bout d’eux-mêmes, dans ce territoire où les horizons s’ouvrent, riches de découvertes, et où, face à la beauté du monde, les tensions s’apaisent.

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Traverser la mer médiTerranée

À l’origine de ce voyage se trouve le désir de traverser la mer Méditerranée. Les voyageurs d’avant n’avaient d’autre choix que de prendre le bateau pour aller de l’Europe vers l’Afrique ou le Proche-Orient – je les imagine arpentant les quais d’Alexandrie ou de Marseille avec un brin d’envie. Mes lectures méditerranéennes n’ont cessé de se multi-plier ces derniers temps. J’ai fini par incorporer la mare nostrum, « notre mer » comme l’appelaient les Anciens, par en faire une mer intérieure dans tous les sens du mot, et il me tarde de la parcourir pour de bon. Toutes les fois où je l’ai survolée, je n’ai pu me départir de la déception d’être autant éloignée du niveau de la mer. Les voyages en avion permettent certes de réaliser le vieux rêve de voler, qui fascine l’être humain depuis l’aube des temps, mais ils se déroulent sur le mode de la rupture. Ce moment étrange où l’on se sent arraché au sol, le corps immobilisé par la ceinture, donne la sensation de se libérer de la pesanteur ; pourtant cela n’a pas grand-chose en commun avec l’envol harmonieux du goéland ou de la mouette rieuse. Quand on plane au-dessus de la mer, l’immensité marine se rape-tisse aux dimensions d’une carte. L’ovale du hublot encadre le paysage et nous sépare irrémédiablement du dehors, que l’on ne peut humer, toucher, sentir. Le discours porté sur

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la Méditerranée a lui aussi tendance à réduire sa dimen-sion maritime et à occulter ses réelles dimensions géogra-phiques, ses brusques tempêtes, la flore et la faune vivant dans ses profondeurs.

J’ai approché la Méditerranée, j’ai eu la chance d’ap-précier ses couleurs, sa houle, sa vastitude. À côté de la mer, je me sens dans mon élément. Les caps, les bruyères et les vents de l’Atlantique m’accompagnent partout, où que j’aille, car j’ai passé les vingt premières années de ma vie en Bretagne. L’appel du lointain s’est manifesté pour la première fois au bord de l’océan, à cause de toutes les heures passées à rêvasser assise dans les rochers, la tête farcie d’histoires de pêches et de naufrages, de villes englouties, de terre-neuvas en quête de morues, de bateaux voguant au loin, tandis que le vent fouette les cheveux et le visage tout en glissant dans le cerveau des idées de départ. À moins que ce ne soit les brasses dans l’eau salée, qui m’empor-taient chaque fois un peu plus loin, la ligne d’horizon agissant comme un aimant auquel il devenait de jour en jour plus difficile de résister ? Cet appel du lointain ne m’a jamais quittée.

Sur la carte, les itinéraires des ferrys dessinent de petites ellipses, accrochées à des ports marocains et espagnols qui se déclinent ainsi, d’est en ouest, du sud vers le nord :

Nador-Almeria Melilla-Almeria Melilla-Malaga Ceuta-Gibraltar

Ceuta-Algésiras Tanger-Algésiras Tanger-Tarifa

Une litanie dans laquelle les noms se répondent de rive en rive, se renvoyant les échos d’une musique qui déjà m’ensorcelle. Pas besoin de chercher longtemps la clé pour

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enclencher mon parcours : le second anneau, « Melilla-Almeria », rappelle une traversée à la fois vécue et littéraire, celle de Hassan ibn Mohammed al-Zayyati, mieux connu au XVIe siècle sous le nom de Jean-Léon de Médicis ou encore de Léon l’Africain, dont Amin Maalouf a raconté les tribulations autour du bassin méditerranéen. L’appel-lerai-je Hassan, comme les Arabes, ou bien Léon, comme les Occidentaux ? Pour un être à la croisée des chemins, plutôt opter pour une désignation à la croisée des noms : Hassan/Léon, les deux facettes réunies par l’oblique.  Le trajet qu’il a effectué après avoir quitté Grenade, sa ville natale, pour s’exiler à Fès peut toujours se réaliser, en ferry plutôt qu’en simple fuste. La coïncidence est trop belle : je profiterai d’un colloque à Rabat pour remonter le cours de la vie du voyageur andalou comme on remonte un fleuve de l’embouchure vers la source, du Maroc vers l’Espagne.

Rabat, Fès, Melilla, Almeria, Grenade – où aller ensuite ? La litanie des ferrys résonne encore, les yeux partent à la dérive sur la carte, j’ai de nouveau l’impression d’être guidée par une force impérieuse. Un autre anneau m’at-tire, irrésistible, celui qui relie Tanger à Algésiras : l’avant-dernière boucle du collier, la seconde en partant de l’ouest. Dans l’Antiquité, des dessins de sirènes ornaient les cartes géographiques, celles de la Méditerranée entre autres ; leur disparition n’est peut-être qu’un leurre, on dirait que leurs chants tissent toujours des toiles invisibles au-dessus des rochers, à l’image de ces lignes de rhumb qui quadrillaient les cartes à partir des roses des vents. Comment expliquer sinon cette fascination pour certains points de la carte ? Tanger, c’est la ville internationale où ont résidé beaucoup d’artistes et d’écrivains, dont Paul Bowles ; c’est aussi le

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port situé au sud de l’isthme mythique où se mélangent les eaux méditerranéennes et atlantiques. Franchir le détroit de Gibraltar me fera traverser la mare nostrum une deuxième fois, boucler la boucle, relier deux rives qui me sont chères.

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géograPhie inTime

C’est au gré des désirs et des parcours qu’une géographie intime se dessine et se déploie, on ne sait pas très bien ni pourquoi ni comment. À force de concevoir la géographie à l’aune du principe d’objectivité, d’outils de mesure, de conventions et de cartes précises et détaillées, on a fini par sous-estimer sa portée, par oublier que ce terme signifie étymologiquement « l’écriture de la terre ». Les émotions et les pensées colorent la géographie tout aussi sûrement que la forme des vallées ou des abers, ces échancrures par où la mer se glisse à l’intérieur des terres du Finistère. Chacun porte en soi une géographie intime, comme un trésor enfoui au milieu des souvenirs, comme un fardeau dont on veut se délivrer coûte que coûte, ou comme un enfant que l’on berce au creux de soi, en marchant pendant des mois, jusqu’à ce qu’il soit prêt à respirer le grand air.

Mon univers mental s’est construit au confluent de l’Europe et du monde arabo-musulman avant de s’élargir pour atteindre les rives du Saint-Laurent. Très tôt, j’ai eu envie de franchir les frontières de mon espace familier, poussée par la curiosité, par l’appel du lointain, mais aussi par la révolte face à une société sclérosée, une révolte qui s’est muée en colère quand je me suis rendu compte que le

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monde occidental dont je suis issue n’acceptait pas la diffé-rence. Mes pas ne m’ont pas portée en premier lieu vers l’ouest, vers les rivages éloignés que je devinais par-delà les vagues de l’Atlantique et sur lesquels je m’installerais plusieurs années plus tard, mais vers le sud, vers l’Égypte dont les charmes et les mystères rayonnaient depuis des temps immémoriaux bien au-delà du Proche-Orient. Je ne me doutais pas de l’impact qu’aurait ce premier voyage effectué à dix-neuf ans, du fossé que j’allais décou-vrir et qui allait presque m’engloutir. Je ne connaissais pas encore le pouvoir de cette mer intérieure, enfermée entre les côtes africaines, asiatiques et européennes, capable de susciter de longues rêveries.

Le lendemain de mon arrivée au Caire, il y a plus de vingt ans maintenant, je me suis retrouvée dans un casino, un café-jardin des bords du Nil jouxtant l’Auberge de jeunesse, à siroter un jus de mangue tout en discutant à bâtons rompus avec les deux jeunes Égyptiens qui m’avaient aidée à déni-cher le bureau de poste. Une fois les formalités remplies, la carte postale envoyée à mes parents, nous avions traversé la rue tous les trois pour marcher sur la corniche, comme on nomme là-bas les quais aménagés le long du fleuve, et nos pas nous avaient tout naturellement menés jusqu’au casino. J’étais loin d’imaginer que la corniche deviendrait plus tard mon lieu de promenade préféré, que je vivrais dans cette île au milieu du Nil durant trois longues années, pour mon plus grand bonheur, et que le casino deviendrait mon repaire favori, dans lequel de longues heures s’écou-leraient, rythmées seulement par le lent balancement des felouques, les pensées voluptueusement étirées, les gorgées de jus de lime ou de café turc  –  sada (sans sucre), l’un

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des premiers mots que j’ai appris, en réponse au serveur qui continuerait à me le proposer mazbout (sucré) ou succar ziada (très sucré). Il devait penser que mon deuil s’éterni-sait – la tradition veut que lors des cérémonies funéraires on ne sucre pas le café, pour que le goût amer de la mort imprègne tout, y compris la bouche.

Dès le premier jour, je suis tombée sous le charme du fleuve, ou du fils du fleuve, je ne sais trop, celui qui était assis en face de moi et que son ami appelait Mido. Chaque plongée dans ses yeux noirs au regard rieur et intense me laissait un peu étourdie. Je venais tout juste d’arriver et déjà l’amour commençait à me tourner la tête. Il a suffi d’une deuxième rencontre inopinée dans les ruelles avoisinantes, suivie d’une longue balade dans le quartier de Manyal et d’un arrêt dans une échoppe où l’on savourait sur place du riz au lait de bufflesse, pour que l’on ne se quitte plus. J’ai découvert l’Égypte à travers un regard amoureux, subju-guée par la beauté des visages et des paysages, passionnée par la diversité culturelle née du brassage des civilisations pharaonique, copte, gréco-romaine, islamique, occidentale. Tout en étant bouleversée par la pauvreté que je côtoyais chaque jour et par les écarts entre les classes sociales qui se faisaient durement sentir, j’étais captivée par cet art de vivre si différent de celui que je connaissais, par l’humour qui régnait en maître, malgré les difficultés innombrables affectant les gens. J’ai très vite compris que je ne saurais vivre autrement que dans le rapport à l’altérité.

Ces deux mois passés de l’autre côté de la Méditerranée m’ont inoculé le goût de l’étrangeté, le goût de l’autre, que je n’ai cessé depuis de rechercher, dans la vie, dans les livres, au hasard des rencontres. Après avoir contemplé le ciel d’un bleu intense au-dessus du désert et admiré une voûte

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étoilée si brillante qu’elle resplendissait jusqu’au creux des tombes, s’étalant sur des plafonds aux couleurs enivrantes, j’ai eu beaucoup de mal à me réhabituer à mon ciel natal, encombré de nuages bloquant l’horizon, un ciel qui me semblait bien bas. Pas étonnant que certains autrefois aient eu peur que le ciel leur tombe sur la tête. J’ai eu peur moi aussi qu’il ne m’écrase, car j’étouffais dans cette société trop normée, où il fallait entrer dans les rangs, tous égaux, tous pareils. J’en avais appris davantage en quelques semaines qu’en douze ans sur les bancs de l’école et cela me révoltait. J’aurais voulu réformer le système d’éducation, apprendre aux enfants à lire la beauté du monde au lieu de répéter les sempiternelles rengaines. Je ne mesurais pas encore à quel point le voyage m’avait transformée.

Une année s’est écoulée, au cours de laquelle nous avons échangé des lettres enflammées écrites en anglais, notre langue commune à l’époque. Mido m’a finalement rejointe, après de longues et difficiles démarches pour obtenir un visa qui s’avérerait impossible à prolonger au-delà de trois mois. La seule solution pour pouvoir rester ensemble était de se marier, une décision que n’approu-vaient ni ma famille ni mes amis, à l’exception de ma grand-mère maternelle, trop heureuse de voir l’un de ses petits-enfants fonder un foyer de son vivant. Peut-être savait-elle déjà que le temps lui était compté et qu’elle raterait de peu l’occasion de fouler de ses pieds les lieux bibliques auxquels elle rêvait le dimanche sur les bancs de l’église ? La fuite en Égypte, qu’elle évoquerait avec plaisir lors de notre départ quelques mois plus tard, demeurait son épisode favori. Des histoires d’horreur circulaient en ce temps-là à propos des femmes abandonnées par leurs maris repartis au bled avec leurs enfants, annihilant tout

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espoir pour leurs mères françaises de les revoir. Dans quelle galère m’étais-je donc embarquée ? Avec un homme qui ne parlait même pas français, et qui ne serait pour cette raison jamais embauché dans la région ! Convoquée juste après mon mariage par un Inspecteur d’académie particulière-ment raciste – mon union n’était pas passée inaperçue aux yeux des autorités, car la loi française obligeait en ce temps-là les femmes à prendre le nom de leur époux –, on me fit savoir que je n’étais plus la bienvenue à l’Éducation natio-nale et que l’on ne me confierait plus de remplacements dans les écoles maternelles et primaires. Mon interlocuteur ironisait : il supposait que j’avais épousé un émir ; pourquoi choisir un Arabe sinon ? Il était évident que mon mari ne voulait pas que je travaille : n’était-ce pas la coutume chez eux ? C’était presque un service qu’il me rendait. Sur le moment, je n’ai pas eu la présence d’esprit nécessaire pour répliquer : les préjugés étaient trop gros, le coup de massue trop fort, il m’avait anéantie.

Il ne semblait pas y avoir d’autre issue que de repartir en Égypte. Nous avons donc emprunté de l’argent pour acheter des alliances – qui croirait à notre mariage là-bas si nous débarquions sans ces anneaux aux doigts ? – et des billets d’avion. L’amour m’avait emportée comme une puissante lame de fond et je me sentais prête à aller au bout du monde, loin de ces fonctionnaires bornés et cruels qui pouvaient briser quelqu’un sans ménagement, en claquant des doigts. J’avais vingt ans, je ne comprenais pas pourquoi l’intégration d’un couple franco-arabe posait autant de problèmes à la société française. La devise première du pays n’était-elle pas « Liberté » ? Nous étions libres de penser, de nous exprimer, d’agir, mais aimer en dehors des frontières, cela n’était pas bien vu. La perte de mon emploi, les regards

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réprobateurs des gens dans la rue, les réactions des uns et des autres nous le disaient assez. Quand je me suis aperçue que ma société d’origine n’acceptait pas le compagnon que j’avais rencontré sur les bords du Nil, la colère a pris le dessus. Je suis partie en claquant la porte avec violence.

Une fois installée au Caire, j’ai voulu faire table rase du passé, museler la souffrance, la déchirure qui me taraudait. Cette tentative avortée sur le sol français m’ayant conduit jusqu’au point de rupture, j’ai eu l’impression de glisser de l’autre côté, comme si le regard par-dessus le col m’avait soudain propulsée dans un autre territoire, sans aucun retour en arrière possible. Le désert environnant la ville, tantôt sablonneux au sud-ouest, du côté des pyramides, tantôt montagneux au sud-est, du côté du Moqattam, avait l’heur de calmer ma douleur. Les premiers temps surtout, j’avais l’esprit résolument tourné vers cet espace aride, cette « terre dénudée, comme le dit si bien Andrée Chedid, où chaque parole, chaque regard, chaque geste prend sa véri-table mesure, multiplie l’échange, tisse une peau neuve par-dessus les plaies ». Mettant de côté ma rancœur, je me suis plongée avec avidité dans l’apprentissage d’une autre langue, d’une autre culture, d’une autre littérature. Ma belle-mère m’avait adoptée comme sa propre fille et faisait preuve d’une patience infinie envers mes mala-dresses quand venait le temps de débarrasser le riz de ses scories ou d’éplucher et de hacher la mouloukhia, cette longue plante verte et gélatineuse dont tout le monde raffolait. J’ai appris l’arabe en buvant le thé avec elle sur le balcon du quatrième étage, à force de répéter des mots les yeux rivés sur la rue Radwan dans laquelle se déroulait toujours un spectacle inédit, à force d’écouter

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Dans la même collection :

Les années 80 dans ma vieille Ford, Dany LaferrièreMémoire de guerrier. La vie de Peteris Zalums, Michel PruneauMémoires de la décolonisation, Max H. DorsinvilleCartes postales d’Asie, Marie-Julie GagnonUne journée haïtienne, Thomas Spear, dir.Duvalier. La face cachée de Papa Doc, Jean FlorivalAimititau ! Parlons-nous !, Laure Morali, dir.L’aveugle aux mille destins, Joe Jack Tout bouge autour de moi, Dany LaferrièreUashtessiu / Lumière d’automne, Jean Désy et Rita MestokoshoRapjazz. Journal d’un paria, FrankétienneNous sommes tous des sauvages, José Acquelin et Joséphine BaconLes bruits du monde, Laure Morali et Rodney Saint-Éloi (dir.)Méditations africaines, Felwine SarrDans le ventre du Soudan, Guillaume LavalléeCollier de débris, Gary VictorJournal d’un écrivain en pyjama, Dany LaferrièreBonjour voisine, Marie Hélène Poitras (dir.)Journal d’un révolutionnaire, Gérald Bloncourt

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C’est ainsi que ma vie s’est déroulée, d’une vague à l’autre, d’un pays à

l’autre ; elle a dérivé selon les courants, les vents et les humeurs. J’ai

le sentiment d’avoir d’abord écrit la terre avec mes pas, en me laissant

guider par une boussole intérieure.

Quel usage peut-on faire du monde ? Naviguer de rive en rive, serrer

l’Autre dans ses bras et sur son cœur : être dans cette altérité grandis-

sant au hasard des voyages et des continents qui séduisent et qui

forment notre humanité. Initier la relation. Nourrir la rencontre.

Féconder la terre. De la Bretagne à l’Égypte, du Maroc à l’Espagne, de

l’Afrique du Nord au Québec, les identités se font et se défont.

Rachel Bouvet donne le ton, trace une route d’eau, de terre et de mots.

Elle emprunte au passage quelques figures de l’Orient et du monde arabe.

Elle indique sa manière de cheminer dans ce vaste monde. Quelques

questions essentielles surgissent : À quel territoire appartient-on

aujourd’hui ? Comment refuser cette géographie déchirée qui condamne

à l’exclusion et au racisme ? Quel héritage assumeront les enfants

issus de ces pérégrinations ?

Originaire de Bretagne, Rachel Bouvet a émigré au Québec après un séjour en Égypte. Depuis, sa fascination pour le désert, la mer et la forêt n’a cessé de grandir. Professeure au Département de littérature à l’UQÀM, elle a publié deux essais : Étranges récits, étranges lectures. Essai sur l’effet fantastique (PUQ, 2007 [1998]) et Pages de sable. Essai sur l’imaginaire du désert (XYZ, 2006) ; elle a aussi codirigé plusieurs ouvrages collectifs : L’espace en toutes lettres (Nota Bene, 2003), Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs (L’Harmattan, 2006), La carte. Point de vue sur le monde (Mémoire d’encrier, 2008), Topographies romanesques (PUR/PUQ, 2011).

ColleCtion Chronique

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