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Le Vieux Paris, contes historiques, par Mme Eugénie Foa Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Le Vieux Paris, Contes Historiques

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Le Vieux Paris, contes historiques, par Mme Eugénie Foa

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  • Le Vieux Paris, conteshistoriques, par Mme

    Eugnie Foa

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Foa, Eugnie (1796-1853?). Le Vieux Paris, contes historiques, par Mme Eugnie Foa.

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  • LE

    VIEUX PARIS

  • Imprimerie de DUCESSOIS, quai des Grands-Augustins, 55.(Prs le Pont-Neuf.)

  • LE

    VIEUX PARISCONTES HISTORIQUES

    PAR

    Mme EUGNIE FOA

    PARIS

    LOUIS JANET, LIBRAIRE-DITEUR.RUE SAINT-JACQUES

    ,59,

    Au fond de la cour.

  • LE

    VIEUX PARISCONTES HISTORIQUES.

    LE CLOS DE LIAS.508

    IJehannette la Paquote.

    Sur la voie romaine, l'endroit o est aujourd'huisitu le joli village d'Issy, on voyait en 508 un petitmanoir en chaume, dpendant d'un vaste champ devignes et d'oliviers, appartenant Jehan de Mehun ; gauche du paysage, un bras de la Seine servait derendez-vous toutes les blanchisseuses de l'ancienneLutce, appele nouvellementParis, et que, l'anned'avant seulement, le roi Clovis avait choisie pour

    1

  • - 2 -capitale de ses tats ; droite finissait le Clos de Lias,-ou jardin du palais des Thermes.

    Une jeune personne filait, assise sur un banc ados-s aux murs de la chaumire ; son costume tait celuides jeunes filles franaises des premiers temps.

    Une cotte-hardie de laine brune, vtement qui des-cendait du cou aux talons, serr d'une ceinture et fer-m au poignet, cachait modestement ses paules;deux longues tresses de beaux cheveux noirs s'chap-paient de dessous un morceau d'toffe blanche quicouvraitle sommet de sa tte, et, encadrant ses joues,venait se croiser sous son menton, au moyen d'unearrte en bois souple et effil. Des sandales, lacespar des cordons de laine rouge, laissaient nu sesjambes fines et blanches et son joli pied d'enfant.

    Une crainte vague et ingnue se lisait sur le char-mant visage de cette jeune fille ; loin de s'occuper deson ouvrage, ses doigts filaient au hasard le lin de saquenouille; son esprit paraissait tre ailleurs. Tanttses yeux suivaient la ligne de l'horizon sur lequel lesoleil descendait, un soleil d'hiver, ple et brumeux ;tantt les portant sur la voie romaine, du ct de Pa-ris, elle semblait attendre quelqu'un qui ne venaitpas. Quelquefois aussi elle prtait l'oreille aux chantsjoyeux des blanchisseuses qui, ayant achev leur be-

  • - 3 -

    sogne,

    entassaient gament leur linge mouill dansde grandes corbeilles, qu'elles chargeaient ensuitesur leur tte.

    Une d'entre elles, dont l'ge avanc la forait se ployer sous la charge, traversa le champ o taitsitu le manoir de Jehan de Mehun ; en apercevantla jeune fille, elle marcha de ce ct.

    Bonjour, Jehannette,.lui dit-elle en approchant.

    Bonjour, Marion la Pichone, rpondit Jehan-nette ; voulez-vous entrer vous reposer et vous chauf-fer au fourneau qui brle encore?

    M'est avis, jeune fille, que s'il brle encore,mieux vaudraittre dedans se chauffer, que dehors;filant et guettant, reprit la vieille Marion en suivant,dans l'intrieur de sa cabane, Jehannette qui s'taitleve pour l'y conduire.

    J'attends mon pre, dit la jeune fille ; je suis in-quite de son absence.

    Pourquoi, Jehannette? ton pre n'est-il pashomme libre? ce champ, ce manoir, tout cela ne luiappartient-il pas? demanda la blanchisseuse, appro-chant ses mains geles de la bouche du fourneau.

    N'a-t-il pas des esclaves pour labourer ses vignes ettailler ses oliviers?

    Qu'importe, Marion ? je suis inquite ; mon

  • - 4 -pre est sorti depuis ce matin pour me chercher unecolombe, et il n'est pas encore rentr. J'ai envoy sa rencontre les deux esclaves que nous avons, etpersonne n'est revenu.

    Une colombe! eh! bonne Vierge, que veux-tufaire d'une colombe, Jehannette?

    Oh ! c'est un secret, la Pichone.

    Un secret, Jehannette ! un secret pour moi,Marion la Pichone, blanchisseuse de la reine Clo-tilde! J'ai gard bien d'autres secrets que celui-l,Jehannette.

    Eh bien, asseyez-vous et coutez, dit Jehan-nette

    ,

    approchant un banc sur lequel elle s'assit ct de la blanchisseuse. Vous savez bien le puitsSaint-Germain, dont l'eau fait tant de miracles, quela semaine dernire encorela femme Saint-Romain,imagier, a t soudainement gurie d'un grand malde tte...

    Oui, en faisant chauffer l'eau de ce puits, et ens'y baignant trois fois les pieds jusqu' la cheville ;n'est-ce pas Jehannette?

    Elle n'aurait pas fait chauffer l'eau, Marion,elle n'y aurait mme tremp que le petit bout dupetit doigt du pied gauche, qu'elle aurait t gurietout de mme... C'est une eau merveilleuse que l'eau

  • - 5 -de ce puits... Mais pourquoi secouez-vous la tte,Marion? est-ce que, par hasard, vous ne croiriez pasaux miracles?

    A ceux de jadis, oui, Jehannette; mais ceuxd'aujourd'hui... Hlas! bonne sainte Vierge, noussommes devenus trop mchants; Dien n'en fait plus.

    Il ne faut pas dire a, Marion ; il n'en fait pluslui-mme, c'est vrai, mais ses reliques, mais seschsses, mais ses lieux consacrs en font...

    Voyons ton miracle, Jehannette.

    L'anne dernire, mon pre, bien qu'il neft ni serf ni esclave, n'en avait pas moins quittses foyers, moi et ses champs, pour assister labataille livre dix lieues au midi de Poitiers, danslaquelle bataille notre roi Clovis tua, de sa propremain, Alaric, roi des Visigoths. Seule en notre lo-gis

    ,

    je m'ennuyais beaucoup ; l'ennui est une mala-die

    ,

    dit-on, et je me disposais aller consulter unjuif fameux qui gurit toutes les maladies, lorsquema nourrice Agns, vous savez, celle qu'on appellela Charronne, parce que son mari est charron, meconseilla de me rendre seule, midi, au puits Saint-Germain, avec un gobelet d'tain, et de boire decette eau entre deux ave. Le conseil tait sage etbon, je n'eus garde de ne pas le suivre, et le len-

  • - 6 -demain, le dixime jour aprs Pques fleuries, lesoleil tait au-dessus de notre tte, lorsque je me misen route.Voil qu'en passant prsdu clos de Lias, lafantaisie me prit de le traverser ; il faisait trs-chaud, et l'ombre des sicomores me parut prfra-ble la poussire des rues. J'avais peine fait quel-ques pas dans la grande alle qui conduit au palais,lorsque je vis venir moi un jeune leude, le fils ducomte de Poissy, dont notre fief dpend. Il portaitune colombe, et tait suivi d'un esclave tenant unpervier ; l'pervier faisait de vains efforts pour sejeter sur la colombe ; la colombe effraye, se ser-rait tremblante, et essayait de se cacher sous lesplis de la tunique du leude. Celui-ci riait et agaaitle farouche pervier, ce qui redoublait l'effroi de latimide colombe. Malgr moi, et sans songer l'in-convenance de mon indiscrtion, je m'arrtai, in-quite sur le sort de la jolie colombe; j'aurais donn,je crois, le plus beau de mes oliviers pour l'arra-cher au pril qui la menaait. Le comte m'aperut :Jeune fille, me cria-t-il, cela t'amuserait de voir d-chirer cette colombe par cet pervier? tiens, re-garde. Et aussitt, comme honteuse et rouge decette apostrophe, j'tais reste sans rponse, il lchasa colombe, fit signe l'esclave, qui lcha l'per-

  • - 7 -vier ; l'pervier poursuivit sa proie, mais avant qu'ilait pu l'atteindre, je poussai un cri d'horreur etm'enfuis pouvante.

    Poursuivie par ce terriblespectacle, l'oreille rem-plie des cris discordants de cet oiseau vorace

    ,

    etdes accents plaintifs de son innocente victime, jetraversai les jardins dupalais des Thermes; je sortispar la porte qui ouvre sur la Seine, et ne repris ha-leine que dans la rue, par laquelle on va du Petit-Pont la place Saint-Michel, et qu'on appelle, jecrois, la rue de la Calandre ; de l je gagnai la placeSaint-Germain, et j'arrivai au puits encore toutemue. Une foule de monde l'entourait ; impossibled'approcher de la mardelle du puits; j'allai m'as-seoir l'cart, sous un des chnes antiques qui om-bragent ces lieux consacrs. Bientt, soit la chaleur,soit la fatigue, le Sommeil me prit, je m'endormis,et revis en songe cet pervier poursuivant toujoursla colombe.

    Quand je me rveillai, la foule s'tait loignedupuits, et, l'exception d'un vieux ermite qui pui-sait de l'eau, la place tait dserte. Je m'approchaide lui ; il avait une de ces figures saintes et belles,douces et tristes qui appellent la confiance; je lui ra-contai mon rve, et commej'avais perdu mon gobelet

  • - 8 -en route, je le priai de me prter le sien pour puiserde l'eau. Il le fit avec bont, puis il me dit : Toutrve est un prsage heureux ou malheureux, jeunefille ; voici comment j'explique le tien : Si tu peuxavoir la colombe, tu seras heureuse; si, par un ha-sard que je ne puis dfinir, tu te trouvais possderl'pervier ; garre toi !... Disant ces mots, et commej'avais bu, il reprit son vase et disparut : depuis, jene l'ai plus revu... Mais, depuis ce temps, Marion ,je n'ai qu'une ide, celle d'avoir cette colombe... Jene dors ni jour ni huit, tant cette fantaisie metient au coeur; j'ai perdu le boire et le manger,si bien que mon pre a fini par s'apercevoir dema pleur; il m'a questionne, et je lui ai toutavou... Depuis ce matin il est sorti pour s'in-former; de ce qu'tait devenue la colombe, et mel'apporter si elle est encore en vie... Jugez demon inquitude ; voici la nuit, et il n'est pasrentr.

    Dans; ce moment, un homme grand et mai-gre, vtu d'un vtement peu prs semblable celui de la jeune fille , l'exception toutefois qu'iltait plus court et plus troit, mais qui s'appelaitaussi cotte-hardie, se prcipita dans le manoir,en refermant soigneusement la porte derrire lui.

  • JEHANNETTE LAPAQUOTE.

    Si tupeux avoir la Colombe, tu seras heureuse,....

  • - 9 -

    J'espre qu'ils auront perdu ma trace, dit-il,puis, tirant de dessous le petit manteau que leshommes libres de ce temps-l portaient attach surl'paule droite, un objet envelopp dans un linge,qui s'agitait et faisaitentendre un croassement, sourd,il ajouta : Je n'ai pu avoir la colombe, mais voicil'pervier, Jehannette.

    Malheur! murmura sourdement Jehannetteen faisant le signe de la croix.

    En fermant la porte, Jehan de Mehun ayant in-tercept les dernires lueurs du jour qui jetait encoreune clart douteuse sur tous les objets, Jehannette fittaire son effroi, et s'empressa d'arranger, dans unvase plein d'huile, un lambeau d'toffe de cotonqu'elle roula au pralable entre ses doigts, et qu'ellealluma. En allant et venant pour accomplir cet em-ploi domestique, elle jeta par hasard les yeux surson pre, et fut alarme de sa pleur.

    Ah ! l'pervier, l'pervier, doit nous portesmalheur! ne peut-elle s'empcher de rpter.

    Que dis-tu? reprit vivement son pre; ne l'as-

  • - 10 -tu pas dsir ? et maintenant que j'ai risqu ma viepour te le procurer, ne vas-tu pas en faire un funesteprsage? ;

    La vieille Marion, croyant avoir entendu quelquebruit dans la rue, fit signe Jehan de se taire ; maisle bruit ayant cess, elle dit :

    Jehande Mehun, vous connaissez sans doute fortbien l'art militaire et les lois de la guerre, vous gou-vernez admirablement votre manoir et vos terres ;mais, m'est avis que les usages de la ville vous sonttout fait inconnus... Vous avez drob cet pervier.

    Jehannette interrompitla vieille blanchisseuse parun cri ; Jehan se rapprocha d'elle, et rpliqua :

    Eh bien ! quand cela serait ?

    Misricorde! et vous le prenez sur ce ton-l,Jehan de Mehun? s'cria Marion en portant ses deuxmains sa tte avec tous les signes de la plus grandefrayeur.

    Que voulez-vous qu'on fasse un homme librepour avoir drob un mchant oiseau? dit le prede Jehannette.

    Vous m'effrayez, Marion, parlez, parlez vite !dit Jehannette, la voix pleine d'angoisse.

    D'abord, mon ge, on ne parle pas vite, Jehan-nette, reprit la blanchisseuse; et puis, avant que je

  • - 11 -parle, il faut que je sache comment votre pre a d-rob l'oiseau, o , et qui.

    Mon Dieu,

    c'est bien simple,

    dit Jehan,s'asseyant sur un escabeau contre le fourneau : cematin, ma fille m'a dit que sa tristesse se dissiperaitsi je pouvais lui rapporter une colombe. Je suis sortidans l'intention de lui trouver ce qu'elle dsirait ;mais j'ai parcouru inutilement toute l'le de la Cit,le palais municipal 1, la place du Commerce ; l'oise-leur qui se tient ordinairementsur la premire mar-che de l'autel ddi Jupiter 2 n'ytait pas.Je m'enrevenais tout penaud, lorsqu'en passant devant lepalais des Thermes, du ct des jardins, j'enten-dis les cris de diffrentes espces d'oiseaux.

    Q'est-ce, demandai-je au chaussetier dont la bar-

    raque est adosse aux murs des jardins mme ?

    C'est, me rpondit-il, le jeune comte de Poissy, quihabite ce ct du clos de Lias, et qui a un got pas-sionn pour les oiseaux.

    Peut-on les voir, ces oi-seaux

    ,

    lui demandai-je ?

    Oui, en escaladant lemur, et, si vous tes pris, en payantune amende aufisc.

    1 Sur cet emplacement est bti le Palais-de-Justice.2 Lorsque le christianisme eut fait des progrs, un temple

    chrtien,

    ddi saint Etienne, fut lev cette place.

  • - 12 -

    Et vous l'avez escalad, mon pre ? dit Jehan-nette ple d'motion.

    Comme tu le dis, Jehannette : peine le chaus-setier fut-il rentr dans sa boutique, que j'avisaiun coin du mur dlabr, tombant en ruines ; je fusbientt de l'autre ct, et je me mis chercher lavnerie ; je croyais ce lieu dsert, je me trompais :le sjour du roi aux Thermes a donn ce vieux pa-lais de Constance de Chlore un aspect anim que jene lui avais pas encore vu. Les deux princessesAlboflde et Landechilde s'y promenaient en compa-gnie de leurs filles et servantes.

    D'autres jeunesseigneurs jouaient au palet un peu plus loin ; bref jefus oblig d'attendre que l'heure du souper du roiet rassembl sa maison autour de lui. Alors lesilence s'tant tabli partout, je songeai accomplirmon projet. Mais, soit l'obscurit, soit la peur d'tresurpris, soit enfin que tout ce qui est larcin laisseaprs lui un trouble inconcevable, je trouvai l'exp-dition plus difficile que je ne l'avais prsum ; il mefallut briser les mailles de fer d'une cage ; j'en ai lesmains corches, tiens ; ensuite je saisis par le coula premire bte venue, et me disposais l'emporterlorsqu'une nouvelle difficult s'leva : l'animal cria,se dbattit, je serrai plus fort, l'arrachai de son b-

  • - 13 -ton, et n'eus que le temps de l'envelopper dans monmanteau, et de fuir avec lui par le mme cheminque j'avais trac en venant. J'entendis, je crois, dumonde ma poursuite.

    Et tu es sr, mon pre, de n'avoir pas tsuivi? demanda Jehannette coutant tremblante lebruit de la pluie qui commenait tomber et fouet-tait l'auvent avanant sur la porte.

    Je l'espre, dit seulement Jehan.

    Bonne Vierge, si tu l'avais t, mon pre, etque les gens du fisc tombassent ici l'improviste,je serais d'avis de faire disparatre les traces decette maudite bte... Oh ! je ne respire pas de peur.

    La petite a raison, reprit la blanchisseuse enhochant la tte, bien qu' vrai dire, si l'on vous asuivi, les preuves auxquelles on vous appliquerapour vous faire avouer la vrit , vaudront la peinequ'on vous fera subir si vous avouez.

    Les preuves! rptrentJehan et sa fille avecterreur.

    Je ne suis pas ne d'aujourd'hui, mes voisins,dit la blanchisseuse avec cet accent incisif de toutesles vieilles femmes qui veulent prouver leur sciencepar le nombre de leurs annes. Et, si je savaiscrire, j'crirais l'histoire. J'en ai assez vu et retenu

  • - 14 -pour a. J'aurai soixante-dix ans Pques fleuries,mes voisins ; mon pre tait Romain, soldat de Phara-mond ; il a vu, lui, Clodion-le-Chevelu succder son pre, mais moi, j'avais dix ans lorsque Mro-ve, en 448, tuteur des enfants de Clodion

    ,

    les d-possda et rgna leur place. Je me rappelle en-core l'avnement au trne, en 456, de Childric lepre de notre roi Clovis; il tait brave et aimable.C'est moi qui lavais le linge de son ministre Guyo-mar ; je fus tmoin de la fuite de ce prince sdui-sant. Il n'y avait qu'un an qu'il rgnait. Quelquesseigneurs mcontents, comme il y en a encore, etcomme il y en aura toujours, conspirrent contrelui. Oblig de fuir, il partagea une pice d'or, endonna la moiti Guyomar, et garda l'autre...

    Bonne Marion, interrompit Jehan avec impa-tience qu'a de commun...

    Je n'en sais rien, repartitMarion ; mais quandje parle, j'ai l'habitude de parier le plus que je peux,et de dire le plus que je peux; aussi les physiciens,les crivains qui voudront crire l'histoire, pour-ront-ils me consulter, moi, la vieille Marion, dite laPichone. Ne m'interrompez donc plus, je vousprie, et coutez-moi. O en tais-je?... Ah! j'ysuis. Donc, Childric parti, Guyomar devait se char-

  • - 15 -ger de calmer les esprits, de regagner les coeurs ; etquand il serait sr que Childric pourrait revenirsans danger, de lui envoyer l'autre moiti de lapice d'or; il mit huit ans cela, et ce qui tait ditayant t fait , Childric revint, augmenta ses tatsde Paris et d'Orlans ; et ayant pous Bazine, laveuve du roi de Thuringe, il rgna tranquille jus-qu'en 482, qu'il mourut, et que Clovis alors g dedix-sept ans lui succda...

    Mais les preuves ! les preuves,

    interrompitJehannette dfaillante ; maintenant que nous som-mes au roi actuel, par piti, dites-nous les preuves.

    Les preuves sont au moins autant redouterque le chtiment... Messire Jehan de Mehun, ellessont au nombre de trois : l'preuve de l'eau, ou, pournous servird'une expression plusvraie, le Jugement deDieu par l'eau froide ; elle consiste jeter l'accusdansune grande et profonde cuve pleine d'eau, aprs luiavoir, au pralable, li la main gauche au pied droitetla main droiteau pied gauche ; ce qui, comme vouspouvez vous en faire une ide, le force se tenirdans une singulire position. Si l'accus enfonce, cequi arrive presque toujours, il est reconnu innocent ;si, au contraire, il surnage, ce qui est rare, c'estune preuve que l'eau tant trop pure pour y rece-

  • voir un coupable, le rejette de son sein... La seconde,l'preuve du feu, ou le jugement de Dieu par lefeu, est plus terrible ; que la merci de notre Seigneurvous dispense de celle-l, messire Jehan de Mehun !cette preuve se fait de plusieurs manires : la pre-mire consiste porter neuf pas et quelquefois douze, une barre de fer rougie au feu, pesant en-viron trois livres; la seconde en mettant la maindans un gantelet de fer sortant de la fournaise, oubien encore, en plongeant la main dans un vase d'eaubouillante pour y prendre un anneau bnit qu'on ytient suspendu plus ou moins profondment ; aprson enveloppe la main du patient dans un linge surlequel le juge et la partie adverse apposent leursceau ; au bout de trois jours on lve l'appareil, ets'il ne parat aucune marque de brlure, l'accusest renvoy absous.

    Mon Dieu!... mon Dieu!... murmura Jehan-nette dfaillante et les yeux tendrement fixs surson pre, qui semblait couter davantage le bruitdu dehors caus par le vent et la pluie, que les pa-roles de la vieille blanchisseuse.

    Continuant faire preuve d'rudition, Marion re-prit :

    Il y a aussi le jugement de Dieu par la croix,

  • LE CLOS DE LIAS.

  • - 17 -mais ce n'est que dans le cas o deux parties se-raient en discussion ou en procs pour un objetdont la proprit serait douteuse. Dans ce cas, cha-que partie envoie un homme, un esclave, un serf,dans la chapelle du palais ; ces deux hommes ten-dent leurs bras en croix, et le matre dont l'esclaves'est lass le premier, perd son procs.

    Bast! dit Jehan de Mehun affectant une in-souciance que le froncement de ses sourcils d-mentait; bien que mon fief dpende du comte dePoissy, et que je sois oblig de lui payer une rede-vance, je suis un homme libre!... et on doit y re-garder deux fois avant d'affliger unFranc pour unpervier.

    Un pervier... rpta la vieille... si c'tait unchien, au moins, je ne dis pas!

    Pourquoi un chien plutt qu'un pervier? de-manda Jehannette esprant tromper sa douleur force de questions.

    La Pichone rpondit :

    Parce qu'un chien, onen est quitte pour lui baiser le dessous de la queuedevant tout le monde ; mais un pervier, il faut selaisser manger par lui six onces de chair, l'endroitde son corps indiqu par le matre de l'pervier.

    Mon pre, je ne t'avais pas demand un per-2

  • - 18 -vier ! s'cria Jehannette se jetant perdue au cou du'leude.

    Du reste, il y a la compensation, ajouta Ma-rion : avec six onces d'or au matre de l'oiseau, etdeux au fisc, vous serez quitte de tout, mme despreuves, qui sont celles de l'eau , du feu et des-serments.

    Huit onces d'or ! o les trouver, Jsus fils de-Dieu ! dit le pauvre possesseur du manoir.

    Puis il se fit un grand silence r et Marion se dis-posait se retirer, lorsqu'un petit coup discrtementfrapp la porte du manoir en fit tressaillir les ha-bitants.

    III

    Entrez, dit Jehan de Mehun, qui fut le pre-mier reprendre ses esprits ; tirez la ficelle.

    Car dans ces temps-l on n'tait pas mieux fermchez soi ; un morceau de bois qu'on faisait jouer aumoyen d'un bout de ficelle, servait de serrure toutes les portes. La personne du dehors qui s'a-dressaient les instructions ayant obi, la porte cda,et le chaussetier, dont l'choppe tait adosse auclos de Lias, parut.

  • - 19 -

    Cache-toi , Jehan de Mehun, les gens du fiscte cherchent, dit-il; puis ayant jet un regard ladrobe sur Jehannette, qui le remercia des yeuxseulement de son avertissement, il disparut presqueaussi mystrieusement qu'il tait entr.

    Pas de temps perdre; vite, Jehan, cachez-vous

    ,

    dit Marion parcourant la chambre des yeuxpour y chercher une cachette.

    Pas ici, pas ici, dit vivement Jehannette : auclos, pre, vite, sous la paille qui garantit les oliviersde la gele, vite, vite.

    Et Jehan, ayant trouv le conseil bon , s'lanapar la croise que Marion s'empressa d'ouvrir et derefermer sur lui.

    Elle n'tait pas retourneprs de Jehannette, quecelle-ci prononait tremblante le nom du comte dePoissy, la vue d'une multitude de personnes quiremplissaient la chambre et la tte desquelles onremarquaitun seigneur d'une haute et belle stature.

    Comme tous les Germains, son vtement court etserr dessinait les formes de son corps; mais cequi marquait sa richesse et la haute origine de ceseigneur, c'tait un petit manteau carr attach surson paule droite, et ses cheveux qu'il portait aussilongs par derrire que par devant; les gens du peu-

  • - 20 -ple et les esclaves, comme on le sait, taient obligs*de les couper.

    Son monde se composait de quelques cuyers etvarlets portant des torches, et de plusieurs hommesarms, les uns de haches deux tranchants qu'onlanaitde prs; d'autres portaient l'augon ou javelot crochet,quelques-uns,portaientune massueappelecateil; mais la plupart n'avaient pour arme qu'uneespce d' haste en fer, court, troit, mais assez acrpour qu'on pt s'en servir de prs ou de loin, sui-vant que l'occasion le demandait, et qu'on nommaitframe.

    Deux cuyers se tenaient prs du comte de Poissy:l'un portait son bouclier, plus long que large, etpeint de diffrentes couleurs ; l'autre avait la mainune pe dont la poigne de fer formulait une croix.

    Aprs avoir fait ranger les gens en cercle devantla porte pour empcher la fuite du coupable, le jeunecomte s'avana, l'air haut et fier, vers Jehannette ;mais peine eut-il jet les yeux sur cette jeune etcharmante fille, dont la pleur n'altrait en rien lanave beaut, que ses traits se radoucirent singuli-rement.

    Mon pervier m'a t vol, jeune enfant, dit-il; et dans ce moment, comme si l'pervier enten-

  • - 21 -dant la voix de son matre et voulu de lui-mmedceler le voleur, il fit entendre un lger croasse-ment.

    Il est ici, rpliqua le seigneur; et il n'avait pasachev qu'un de ses varlets s'tant baiss, avait ra-mass le paquet o gisait le pauvre oiseau, et le pr-sentait son matre.

    A cette vue, la figure du comte s'alluma.

    Levoici le pauvreoiseau, touffant sous l'enveloppedonton l'a accabl ; qu'on le rapporte chez moi, ajouta-t-ilparlant au varlet qui lui prsentait l'oiseau, qu'on leremette dans la cage ; mais qu'avant on examinebiens'il n'est pas bless.

    Son ordre tant excut, il se retourna vers latremblante Jehannette.

    Tu fais l un joli mtier, ma mie, lui dit-il : volerdes perviers !

    Elle ! s'cria la vieille Marion avec imptuosit,elle ! Jehannette voler un pervier ! vous voyez bien,seigneur comte, que c'est impossible !

    Si ce n'est elle, c'est donc toi ! rpliqua lecomte remarquant pour la premire fois la prsencede la vieille blanchisseuse.

    Moi ! d'autres maintenant, dit Marioneffraye;par Jupiter, o sa seigneurie veut-elle que mes

  • - 22 -vieilles jambes trouvent assez de vigueur pour grim-per sur des murs, et mes mains dcharnes assez deforces pour rompre des mailles de fer?..

    Ah ! on a grimp sur le mur ; ah ! on a rompudes mailles de fer !... hol, esclaves, saisissez cettefemme, et entranez-la en prison; elle connat tropbien les circonstances du vol pour ne l'avoir pascommis.

    Sur votre honneur, messire, s'cria Jehannettesurmontant sa timidit pour s'lancer entre la Pi-chone et les gens du comte de Poissy, ne touchez pas cette femme, elle est innocente du vol.

    Alors, jeune fille, je rpterai mes paroles detout l'heure : si ce n'est elle, c'est donc toi.

    Eh non ! par le nom de Jsus notre doux Sei-gneur, non, messire, ce n'est ni elle ni moi ! ne puts'empcher de crier la blanchisseuse savante dans leCode pnal de ce temps-l.

    Il y a alors un troisime personnage cach parici ; qu'on le cherche, dit le comte.

    Mon Dieu ! cria Jehannette prs de se trouvermal ; et, pliant les genoux devant le comte, elleajouta : Messire, le vol a t trouv chez moi ; jesuis prte subir toutes les consquences de cettefaute.

  • - 23 -

    Enfin, tu avoues? reprit le comte, tandis queMarion stupfaite regardait, la bouche bante etprte affirmer le contraire, la pauvre jeune filleagenouille en pleurant devant le leude; eh bien!que ce soit elle qu'on conduise en prison.

    Obissant l'ordre de leur chef, les soldats entou-rrent Jehannette, et allaient porter leurs mains surelle pour la contraindre les suivre , lorsque, pourainsi dire ranime par la crainte du contact de ceshommes, elle se releva d'elle-mme ; et, se reculantavec terreur et dignit la fois, elle leur dit :

    Ne me touchez pas , mes seigneurs, me voilprte vous suivre.

    Arrtez , arrtez ! cria ce moment une voixd'homme qui partait du dehors; et la fentre ouverteavec violence laissa voir Jehan de Mehun s'lanantdans la chambre.

    Voil le coupable, dit-il ; qu'on laisse cette en-fant en paix.

    A la vue de son pre se livrant lui-mme sesbourreaux, Jehannette tomba vanouie dans les brasde Marion; quand elle revint elle, tout le mondes'tait retir, l'exception de la blanchisseuse, quilui jetait de l'eau froide au visage pour la rappelerla vie.

  • - 24 -

    Marion, Marion, toi qui sais tout, dis-moi cequ'il faut faire pour sauver mon pre ! s'cria Jehan-nette fondant en larmes la vue de l'escabeau de sonpre, vide et inoccup.

    Demain nous y aviserons, rpondit la blanchis-seuse en prenant son paquet de linge pour se retirer :la nuit porte conseil.

    IVLe Jugement.

    Le lendemain, le jour tait lev depuis longtemps,lorsque Marion la Pichone ouvrit la porte du manoirde Jehan de Mehun. Jehannette n'avaitpas chang deplace ; assise sur un escabeau, la tte appuye surle fourneau, on voyait bien qu'elle avait d passer lanuit l. Sans doute fatigue de pleurer, elle s'taitassoupie.

    Marion s'assit auprs d'elle, et attendit son rveil.Cela ne tarda pas : un sanglot rveilla bientt la

    pauvre fille, qui , en ouvrant les yeux, aperut lablanchisseuse.

    Oh ! Marion ! mon pre ! fit Jehannette en re-commenant pleurer.

  • - 25 -

    Je viens de l'le Lutcienne1,

    dit Marion. Jesuis entre au palais de la Cit ; tout s'apprtait poury juger ton pre.

    Comment, on va le juger! ditJehannette se re-dressant roide.

    Et en rgle, ma pauvre enfant.

    Oh ! plus d'espoir ! plus d'espoir ! Marion, n'est-ce pas?

    Marion reprit, sans rpondrela question deJehan-nette :

    Le comte de Poissy y met des formes ; ilaurait pu,

    car enfin, ton pre a presque t saisien flagrant dlit,

    il aurait pu , dis-je, faire raserton manoir, arracher tes vignes et tes oliviers; carle pouvoir des leudes est immense. Mais non, il pr-fre un jugement en rgle ; il sait bien ce qu'il fait,Oh ! les leudes ! les leudes !

    Marion ! tu me fais mourir !

    Le comte de Poissy a command un gravion,un centenier, sept adjoints, et le reste des douzejuges, nombre voulu par la loi,

    en notables.

    Et tu penses, Marion...

    Que tu es ruine, Jehannette, ruine sans res-sources.

    1 L'le de la Cit.

  • - 26 -

    Que cela, Marion, que cela; oh! je passeraibien vite condamnation, pourvu qu'on laisse la viesauve mon pre.

    Que cela, Jehannette! Oh! enfant, enfant, onvoit bien que tu ne sais pas ce que c'est que la mi-sre !

    J'entrerai en condition, Marion, je me feraiservante. Oh! pour sauver mon pre, je me feraisesclave s'il le fallait.

    Esclave ou servante, c'est bien la mme chose,Jehannette.

    Dans le pays de ton pre, Marion, Rome, o,pour le service de leur personnelles Romains ne seservent que d'esclaves; mais en France, c'est diff-rent ; les esclaves ne sont employs qu' l'agricultureou aux travaux mcaniques.

    Sais-tu que pour ob-tenir l'avantage d'tre valet, varlet, servante ou filled'honneur, il faut tre de naissance illustre, ou toutau moins enfant de leude ou d'homme libre? Dansma famille, except mon pre qui a voulu tre soldatvolontaire, presque tous les membres ont t domes-tiques : mon aieul tait charg, chez le roi Childric,qui habitait Tournai, de la surveillance des chevaux,des curies et des tables ; on l'appelait le comte del'table; j'avais un oncle grand bouteiller, et mon

  • - 27 -cousin Guillemin de Montfort, de qui je suis la fian-ce

    ,

    est marchal ; il panse les chevaux et les ferredans la perfection.

    Mais permettez-moi, mes jeunes lecteurs et lec-trices

    ,

    d'interrompre un petit moment mon rcit,pourvous expliquer une des coutumes introduitesparles Francs dans la Gaule, qui y mit la domesticit enhonneur. Ayant peu de mmoire, je suis oblige devous parler des choses au moment qu'elles me vien-nent ; autrement je les oublierais, et mon ouvrageserait incomplet.

    Les Romains, pour le service de leur personne,avaient des esclaves. Les Francs, orgueilleux commele sont tous les barbares, trouvrent cet usage indi-gne d'eux. Ils continurent, suivant leur antique cou-tume, se faire servir par des hommes d'une nais-sance illustre, par les fils de leurs parents, de leursleudes ou fidles. Ils renvoyrent l'agriculture etaux travaux mcaniques les esclaves romains, et lesserviles emplois de ces derniers furent remplis pardes fils de princes ou de nobles, jeunes gens que Gr-goire de Tours qualifie de pueri, etc.

    De cette coutume barbare est rsulte l'espced'illustration accorde en France des places de do-mestiques.

  • - 28 -Celui qui, chez les Francs, tait charg de la sur-veillance des chevaux, des curies et des tables, de-vint le premier dignitaire de la monarchie franaise,sous le titre de cornes stabili, comte de l'table, donton a fait conntable.

    Le titre de marchal dsignait ordinairement, etdsigne encore aujourd'hui, un homme qui panse etferre les chevaux. Le nom de ce mtier est devenuun titre minent dans le militaire.

    Le snchal tait celui qui veillait la sret de lamaison, qui percevait les redevances du matre et leservait table ; depuis, on en a fait un grand officierde justice.

    Il en a t de mme pour le grand pannetier, qui,dans l'origine, n'tait qu'un boulanger;pour le grandbouteiller, qui n'tait qu'un sommelier; et pour legrand veneur et le grand louvetier, qui n'taient quedes domestiques chasseurs.

    II n'y a pas encore longtemps que les noblesavaient conserv l'usage d'envoyer leurs enfants,comme jadis varlets, valets, servantes ou filles, dansles maisons des hommes puissants', seulement avecla dnomination plus polie de gentilshommes, fillesou dames d'honneur.

    Cela dit, je retourne mon histoire.

  • - 29 -Le silence rgnait depuis un moment entre cesdeux femmes, lorsque Jehannette s'cria soudaine-ment :

    Marion, te sens-tu le courage de m'accompa-gner au palais de la Cit? Oh ! viens, viens, je veuxaller les prier pour mon pre.

    Marion se leva sans rpondre ; et , offrant son bras la fille de Jehan de Mehun, qui tremblait commela feuille et avait peine se soutenir sur les jambes,elles sortirent toutes deux du manoir, en se dirigeantvers l'le Lutcienne.

    Il avait beaucoupplu la veille, et une boue infecte,des tas d'immondices normesencombraient les rues,qui n'taient point encore paves cette poque.Toutefois, rien n'tait capable d'attidir l'amour filialde l'une et le courage romain de l'autre ; aprs uneheure de marche, Jehannetteet sa compagne se trou-vrent devant une tour de bois, ayant une enceintepalissade, l'extrmit occidentale de l'le Lut-cienne.

    Voici le palais de la Cit, dit Marion, montrant la jeune fille la tour de bois ; et ici ct, ajou-ta-t-elle en indiquant une espce de parc ferm dehaies impntrables et de remparts en terre,

    c'estune place de refuge; aucune loi, aucun pouvoir ne

  • - 30 -

    peut en arracher le coupable qui s'y rfugie... Une

    fois...

    Que de monde devant le chteau ! interrompitJehannette, incapable d'couter autre chose que cequi avait rapport son pre... Oh! viens, Marion

    ,

    viens ; tu me raconteras ton histoire plus tard ; viens.Comme si la vue de ce lieu o la libert de son

    pre tait menace lui avait rendu toutes ses forces,la frle jeune fille, oubliant qu'elle avait pri lavieille blanchisseuse de la protger, quitta son bras,et s'lana seule dans l'enceinte de la tour; fendantla foule, franchissant sans les voir tous les obsta-cles qui s'opposaient sa course, Jehannette arrivaenfin, puise, haletante, dans une grande pice, odouze personnes montes sur une estrade en bois,et dans le nombre desquelles se faisait remarquerpar sa bonne mine et son air martial le comte dePoissy,jugeaientun homme enchan, que des soldatsavaient forc s'agenouiller devant eux.

    Jehan de Mehun, disait la voix svre d'uncentenier, tu es atteint et convaincu d'avoir vol aucomte de Poissy, de qui ton fief relve, un pervier,et pour cette faute, condamn payer au fisc trentecus d'or, ton seigneur dix cus d'or ; cette con-dition celui-ci veut bien le remettre la peine que tu

  • - 31 -mrites d'avoir six onces de chair mange par l'-pervier l'endroit le plus sensible de ton corps.

    Trente cus et dix cus font quarante cus d'or,dit Jehan de Mehun d'une voix dsole ; en ven-dant le toit de mon pre, mes champs et mes escla-ves, peine si l'on ferait le quart de la somme.

    Eh bien ! ony ajoutera lavente de tapersonne,et le compte y sera, rpliqua le sire de Poissy.

    Moi, serf ! s'cria l'homme libre indign.

    Oh ! grce, grce ! dit une voix qui partit sup-pliantedu milieu de la foule ; et soudain Jehannettevint tomber genoux ct de son pre.

    Grce,messeigneurs ! n'aurez-vous point piti d'une fillequi vous demande la vie de son pre? voyez, il estvieux, il est couvert de cicatrices, qu'il a reues encombattant pour son roi. Je n'ai que lui, ma mreest morte; oh! ne m'arrachez pas mon pre, nem'arrachez pas mon pre !

    L'affaire est juge, dit l'assemble des douzehommes en se sparant ; qu'on loigne cette enfantet qu'on ramne cet homme en prison jusqu' cequ'il ait pay les quarante cus d'or, ou qu'il se soitsoumis au servage.

    En entendant cette horrible sentence, Jehannettes'vanouit. Bientt, de cette foule de peuple, de sei-

  • - 32 -gneurs et de soldats qui remplissaient cette vastesalle, il ne restait que la pauvre jeune fille et Ma-rion, qui lui prodiguait des secours.

    Reviens toi , Jehannette, lui disait-elle ; re-prends tes forces, tout n'est pas perdu : au-dessusdu pouvoir des leudes et du pouvoir fiscal, il y a lepouvoir des rois. Allons nous jeter aux pieds de ma-dame Clotilde, allons.Elle est mre, elle aura pitid'une fille qui prie pour son pre.

    V

    Promenade aux palais des Thermes.

    En arrivant quelque distance d palais desThermes, Marion pria Jehannette de s'asseoir unmoment sur une pierre le long de la Seine, et del'attendre l'espace de temps qu'il lui fallait pouraller chez elle et revenir. Dans la douleur o Je-hannette tait plonge, elle ne fit aucune observation,et s'assit. Marion en revenant la trouva dans le mmeabattement o elle l'avait laisse. La blanchisseuseportait deux corbeilles de linge sch et pli.

    Des larmes ne sont permises que lorsque tout

  • - 33 -espoir est du, dit-elle la jeune fille avec cettenergie qu'elle tenait de son origine romaine.

    Oh! voir mon pre garrott d'indignes liens,lui si noble, si bon, et n'avoir pu les briser ! ditJehannette avec angoisse.

    Rien n'est dsespr, et madame Clotilde peutbeaucoup, reprit Marion. Allons, Jehannette, ducourage ; prends une de ces deux corbeilles, et suis-moi ; pardonne-moi de te faire passer aux yeux duconcierge pour une nice ; il le faut : ruse et pa-tience

    ,

    font plus que force et que courage.

    Oh ! sois mille fois bnie, Marion ! dit Jehan-nette hissant la corbeille sur sa tte et marchant lasuite de la blanchisseuse jusqu'aux portes du palais.

    Le palais des Thermes, bti par Constance deChlore, qui sjourna quatorze ans dans les Gaules,occupait un espace immense, hors de l'enceintede Paris, renferm alors dans la Cit : il s'tendaitdepuis la rivire jusqu'au sommet de la montagneSainte-Genevive, et se composait de plusieurs cons-tructions fortifies et entoures de jardins, qui, ren-fermes par un mur d'enceinte, ne formaient qu'unseul et immense btiment. A la voix de Marion quiappela en heurtant, l'entre du palais leur fut per-mise sur-le-champ.

    3

  • -34-

    Bonjour, Marion la Pichone,

    dit le concierge la blanchisseuse ; tu viens rapporter le linge madame la reine. Je t'avertis que si tu veux le luirendre elle-mme

    ,

    il te faudra l'attendre long-temps : elle vient, avec mesdames ses belles-soeurs

    ,Alboflde et Landechilde, d'entrer dans les salles debain.

    a n'y fait rien, je ne suis pas presse, messireHarangier, et je vais, si vous le permettez, mon-trer cette enfant qui m'accompagne les merveillesde ce palais nul autre pareil.

    Promenez, entrez partout, la Pichone ; cen'est pas d'aujourd'hui que tu connais les murs dupalais?

    Et l'histoire de ces murs aussi , messire Ha-rangier.

    Sans compter l'histoire des personnes qui lesont habits, n'est-il pas vrai, la Pichone ?

    Comme tu dis, messire Harangier. Et si tuveux....

    Merci, j'en sais autant que toi l-dessus...Laisse ton paquet ici, la Pichone, et si tu veuxfaire part de ton rudition, que ce soit des jeunesfilles comme celle qui t'accompagne ; moi , je suistrop vieux pour cela.

  • - 35 -Disant cela, le vieux concierge tourna le dos aux

    deux visiteuses, et celles-ci prirent incontinent lechemin du palais.

    Si Jehannette n'avaitpas t si triste , certes, ellen'et pas pass insensible devant toutes les mer-veilles que renfermait ce lieu, devant ces salles dejeux dores et splendides, devant ces galeries ornesde statues, o l'oeil se perdait dans l'immensit, de-vant ces majestueux appartements supports de co-lonnes entourant les lits de pourpre sur lesquels,au sortir des tuves et de l'eau qui coulait dans lesbassins de marbre, les patriciens d'Italie et la jeu-nesse gauloise venaient chercher une nouvelle jouis-sance. Dans ce temps o Paris, comme je vous l'aidit, tait tout entier renferm dans la cit, lesThermes se trouvaient tre un lieu de plaisance,une rsidence royale, comme de nosjours Versailleset Saint-Cloud. Permettez-moi de vous dire enpassant, mes jeunes lecteurs, qu'aujourd'hui de cetteseule antiquit romaine qui nous reste et qui setrouvait comprise entre les rues de la Harpe, duFoin, Saint-Jacques et des Mathurins, il ne resteplus qu'une grande vote dont on admire l'ton-nante hardiesse. Son architecture, simple et noble,n'a d'autre ornement qu'une poupe de navire et des

  • - 36 -espces de figures sculptes la naissance des ar-ceaux. On remarque, sous le plancher, une tuvepour faire chauffer l'eau, que des conduits en pier-res, encore existants, allaient chercher aux sourcesd'Arcueil. Cette grande chambre reoit le jour partrois grandes arcades ouvertes du ct de la rue dela Harpe ; quelques degrs d'escaliers aboutissent des souterrains qui n'ont pas encore t dblays.Le charmant htel de Cluny, que notre savant etaimable antiquaire M. Dusommerard a su faire re-natre de ses cendres, et que je vous engage de-mander la permission de visiter, a des caves etdes votes aussi anciennes que celles des Thermes.Ce majestueux fragment de palais

    ,

    cette vote au-dacieuse dont je vous ai parl tout l'heure, taitrest jusqu'en 1819 enseveli sous terre; un jardins'tait lev sur son sommet; les arbres y domi-naient les chemines; on cultivait des lgumes soixante pieds du ruisseau, et l'ancien propritairede ces lieux, membre du parlement , prenait le fraissous des ormes, tandis qu'au-dessous de lui untonnelier martelait en chantant et serrant ses fu-tailles, l'endroit o les empereurs romains et lesrois de notre premire race tenaient leur cour pl-nire, ou donnaient leurs splendides repas.

  • - 37 -Mais voil assez d'archologie, et pour vous et

    pour moi, mes jeunes lecteurs; je me hte de re-prendre mon rcit, et de retourner mon rle, quiestplutt de vous amuser que de vous instruire, sanstoutefois renoncer celui de faire tous les deux,si cela m'est possible.

    Donc, Marion, tout en guidant Jehannette dansles dtours d'un palais qu'elle paraissait connatreaussi bien que celui qui l'avait bti, voyant qu'elleperdait sa peine lui en dmontrer les beauts , es-saya d'attirer son attention ailleurs.

    Veux-tu voir le roi Clovis, dit Marion en s'ap-prochant d'une ouverture qui donnait sur les jar-dins. Tiens, ajouta-t-elle, voyant Jehannette ac-courir curieuse, tiens, l, gauche, celui dont lesbeaux cheveux blonds tombent en larges boucles surles paules, dont la tunique est couleur de pourpre,et la ceinture qui la serre en or ; vois comme sonmanteau, retenu par une courroie autour de soncou lui donne bonne grce et lui va bien ; n'est-cepas Jehannette? car il a quarante-trois ans, il estn en 465. La premire fois que je l'ai vu, il taitplus jeune, et par consquent plus beau ; et puisc'tait au milieu d'une crmonie si touchante !

    Quoi!.., est-ce donc le jour de son baptme?

  • - 38 -demanda Jehannette, les yeux fixs sur Clovis, quise promenait dans son prau entour de ses leudes.

    J'tais alle Reims exprs pour cela; monmari vivait encore ; il m'y avait conduite en croupesur son cheval. Dieu, que c'tait beau, Jehannette;je vivrais cent ans, que je n'oublieraisjamaisce spec-tacle. Ce fut madame Clotilde, ses douces insi-nuations, ses pieuses paroles, que nous dmes unpareil miracle. Clovis hsita longtemps; il craignaitde dplaire ses leudes. Mais une fois, dans uncombat qu'il livrait aux Allemands, Tolbiac, sevoyant prs de succomber, il invoqua hautement leDieu de madame Clotilde et des chrtiens,et aussitt,mon mari me l'a assur car il l'a vu , Jehannette,la victoire tourna subitement du ct de Clovis.L'abb Remi, qui sera canonis un jour, je l'espre,fit voir clairement par l au roi que le Dieu qui ga-gnait des batailles et qu'adorait madame Clotilde,tait le seul Dieu puissant, le seul qu'il fallait con-natre. Voil donc notre roi Clovis converti la foicatholique ; mais il ne veut pas tre le seul sauv

    ,

    et le voil qui harangue ses soldats, et leur fait undiscours si loquent, que tous veulent le suivre auxfonts baptismaux. Quelle belle crmonie ! Elle eutlieu le 25 dcembre 496, dans l'glise de Reims,

  • - 39 -Imagine-toi, Jehannette, un roi avec son diadmeau front; un diadme d'or enrichi de pierreries, ettrois mille guerriers, vtus de cuirasses en peaux debtes, dans le nombre desquels on remarquait lesdeux jeunes princesses soeurs de Clovis, mesdamesAlboflde et Landechilde, le front baiss

    ,

    abjurantun culte impie. Partout o le cortge devait passer,les rues taient tapisses d'toffes peintes ou d'unblanc clatant ; dans l'intrieur de l'glise on br-lait des parfums, qui rpandaient dans l'airune odeurcleste ; la cire qui brlait tait aussi embaume,elle ajoutait la bonne odeur qu'on respiraitdans celieu saint, et il y avait tant de cierges allums, quecela blouissait les yeux. Depuis sa conversion, cequi prouve bien que Dieu lui en sut gr, tout lui arussi ce premier fils de l'glise, comme l'appellel'abb Rmi. L'anne d'ensuite, il soumit les citsde l'Armorique, vainquit Gondebaut , roi de Bour-gogne, et lui accorda la paix; et l'anne dernire,aprs avoir jet les fondementsde l'glise Saint-Pierreet Saint-Paul 1, ce qui lui porta honneur, il battitet tua de sa propre main, dans une bataille livre dix lieues de Poitiers, Alaric, roi des Visigoths ;

    1 Aujourd'hui Sainte-Gnevive.

  • - 40 -

    ce qui a runi l'Aquitaine au royaume des Francs,tu ne m'coutes pas, Jehannette ; tu es distraite.

    Pardonnez-moi, la Pichone, je ne suis pasdistraite, mais triste , et puis une chose m'tonne,comment savez-vous tout cela?

    Ah ! c'est que je suis de race romaine, Jehan-nette

    ,

    et que dans mon pays les femmes lvent lesguerriers et leur apprennent l'histoire, et que, pourl'apprendre, il faut la savoir.

    Tenez, Marion, regardez votre droite, etdites-moi quelles sont ces grandes dames qui se di-rigent vers le prau o est le roi ?

    C'est la reine, Jehannette, c'est madameClotilde.

    Bonne Vierge ! qu'elle est belle , Marion ! ditJehannette la regardant merveille. Comme sa cottede mailles, exactement adapte son corps , sert faire voir la beaut et la richesse de sa taille-, sonvoile qui lui tombe sur les bras et les genoux

    ,

    luidonne un air doux et modeste ; n'est-il pas vrai ,Marion? Et que la pice d'toffe qui compose sa tu-nique et la serre au milieu du corps a d lui cotercher, ainsi que son manteau retenu par une lauresur sa poitrine! puis, quel beau collier enrichi depierreries elle porte son cou ! comme cela reluit,

  • - 41 -

    et quelle belle chevelure elle a ! voyez, voyez donc ,Marion , les nattes en tombent jusqu' terre ! Oh ! savue me remet le courage au coeur ! la voyant si gra-cieuse et si belle

    ,

    j'ai l'espoir qu'elle m'coutera,qu'elle aurapiti de moi ; et si sa voix est aussi douceque son visage, monseigneur, le roi ne pourrarien luirefuser... Il l'aime beaucoup, n'est-ce pas, la Pichone?

    Beaucoup. Il a eu de la peine l'obtenir pourfemme, Jehannette, sais-tu ; elle est fille de Chilp-ric, roi des Bourguignons, que son frre Gondebaudfit assassiner, ainsi que ses trois enfants ; madameClotilde fut la seule pargne ; sans doute il voulaitl'pouser, mais madame Clotilde ne voulut pas dumeurtrierde son pre et de ses frres, et elle prfraClovis, qui l'pousa en 493, aprs beaucoup de dif-ficults de la part de son oncle.

    Quel tumulte, Marion, interrompit Jehannette,dont l'attention fut excite ailleurs par un bruit de

    cors , d'aboiements de chiens et de pitinements dechevaux.

    C'est le roi qui va partir pour la chasse : lesrois, mon enfant , il faut que a combatte toujours,soit les hommes, soit les animaux.

    Il salue madame la reine, et celle-ci s'avancede notre ct, Marion ; elle monte le perron du pa-

  • - 42 -lais !... Ah ! sainte Vierge, le leude qui l'accompa-gne

    ,

    c'est celui de l'pervier, celui qui tient la vie demon pre dans ses mains, le sire de Poissy; je suisperdue, Marion, je n'oserai jamais parler devantlui... Etpourtant,mon Dieu, il n'a pas l'air mchant ! le voir l, sa belle tte blonde incline devant ma-dame Clotilde.

    Du courage, Jehannette, madame la reine vavenir dans cette pice ; tenons-nous dans ce coin

    ,

    elle ne peut manquer de nous apercevoir, etalors...A la grce de Dieu, du courage, Jehannette, je te dis.

    VI

    La Pit filiale.

    Oui, messire Amaury de Poissy, disait madameClotilde en entrant dans la salle o Marion et Jehan-nette se tenaient coi , et sans oser bouger ; oui, Anas-tase, empereur d'Orient, vient de dfrer monseigneur et matre, Clovis, roi des Francs, le titrede consul : maintenant, que peut-il dsirer de plus,sinon rendre grce Dieu tous les jours de la paixdont il fait jouir son peuple? Mais que veut Ma-

  • - 43 -rion? ajoutala reine, s'asseyant sur un lit de pourpre,et tournant avec bont son visage gracieux vers lavieille blanchisseuse; et quelle est cette jolie fille quil'accompagn ?

    Madame la reine, dit Marion poussant devantelle Jehannette, dont la frayeur rendait les jambestremblantes, madame la reine...; et voyant queJehannette ne parlait pas, elle ajouta, s'adressant la jeune fille : Mais parle donc, enfant, parle donc,madame la reine est bonne.

    Dieu me soit en aide ! c'est la jolie fille Jehande Mehun, s'cria Amaury.

    Jehannette tomba sur ses deux genoux, entendant ses deux mains vers lui. Elle voulut parler,ses lvres se desserrrent; mais la pauvre enfant netrouva aucun son dans son gosier que la peur para-lysait.

    Et qu'est-ce que la jolie fille Jehan de Mehun,demanda la reine au leude.

    Les champs et le manoir en chaume de Jehande Mehun, bien qu'il soit homme libre, relvent demon fief; mais le mcrant, l'excommuni qu'il est,hier m'a vol le plus beau de mes perviers.

    C'est mal ! dit la voix douce de la reine.

    Oh ! madame, s'cria Jehannette retrouvantsa

  • - 44 -voix dans la dsapprobation que la reine jetait surson pre, madame, sivous saviez que c'est pour moiqu'il a mal fait, que c'est pour rendre sa fille in-digne la gat et la sant qu'un rve lui avait ravi !...Oh ! madame la reine, prenez piti de moi.

    J'y suis toute dispose ; mais, fit observer ma-dameClotilde, m'est avis, jeune fille, que la chose neme regarde pas.

    Amaury regardait avecattentionJehannetteanan-tie aux pieds de la reine.

    Si madame la reine veut le permettre, dit-il,je demanderai cette fille ce qu'elle comprend parce rve qui lui avait ravi la gat, la sant, et quelrapport tout cela peut avoir avec mon pervier vol,presque tu.

    Vous savez qu'aprs le bain, nous n'avons pasd'autre amusement que les rcits, messire Amaury ;faites parler cette enfant.

    Entends-tu, explique-toi, dit le comte de Poissy Jehannette.

    Sans changer de position, elle prit la parole etraconta succinctement, mais avec douceur et na-vet, l'histoire que vous savez ; la reine l'coutaitavec bont, mais il y avait plus que de l'intrt,dans la manire dont le comte aspirait, pour ainsi

  • - 45 -dire, chaque mot sorti de la bouche pure de cettecharmante fille ; quand elle eut fini, et comme si lamusique harmonieuse de cet organe enchanteur, encessant de se faire entendre, et rappel le comte lui-mme, ou que ce ft seulement ce momentl qu'il se ressouvnt qu'il n'tait que juge, ladouceur molle que respiraient ses traits s'vanouit,et sa figure s'arma de svrit.

    L'histoire peut tre vraie, dit-il , mais le crimen'en a pas moins t commis, et tout crime il fautune punition.

    C'est juste, messire, ditJehannette, baissant sesbeaux yeux noirs devant le regard irrit du jeuneleude. Mais je suis la seule coupable, que je sois laseule la subir... Oh! messire, ne me refusez pas !ajouta-t-elle en se tranant sur ses genoux jusqu'auxpieds du comte, et enhardie par le silence de celui-ci ; ayez piti d'un enfant qui prie pour son pre !Pillez nos biens, dvastez nos champs, vendez nosesclaves, prenez-moi pour servante, mais mon preest n homme libre, laissez-le libre.

    Par l'amende laquelle ton pre est condamn,repartit le leude sans que sa figure traht le secretde son me, tes biens, tes champs, tes esclaves m'ap-partiennent, et ton pre est encore redevable envers

  • - 46 -

    moi ; bnis donc ma clmence qui, au lieu de luifaire subir le supplice de l'pervier, veut bien, enplace de sa libert, lui accorder la vie sauve... Tonpre est devenu mon serf, toi seule est libre, jeunefille.

    Serf ! mon pre est serf ! s'ria Jehannette enfrappant son front de dsespoir... Oh! encore unmot, encore une prire, messire.

    Parle ! dit le comte, presque avec bont.Jehannette rpliqua, la voix entrecoupe par ses

    larmes : Vous tes jeune, vous ne pouvezpas trebien cruel, vous devez avoir une mre, une soeur, uneparente que vous aimiez. Eh bien ! au nom de cettemre, de cette soeur, de cette parente, laissez mavoix arriver jusqu' votre coeur ; renvoyez mon pre,et prenez-moi sa.place; j'ai le coeur haut, maisn'importe, je serai votre esclave, votre servante; jevous servirai avec fidlit, soumission et respect, jevous servirai genoux, oh!... grce... grce... pourmon pre, messire... et acceptez-moi sa place !

    La prire de cette enfant est d'une bonne fille,dit la reine ! n'en aurez-vous pas piti, messireAmaury?

    Comme vous, j'applaudis aux motifs qui la fontagir, rpliqua le comte, mais avant d'accepter son

  • - 47 -sacrifice, je dois la prvenir sur la condition quil'attend.

    Quelle qu'elle soit, je me soumets tout, criaJehannette, ranime par l'esprance.

    J'aurai sur toi droit de vie ou de mort, dit lecomte.

    Je le sais, dit Jehannette avec force.

    Je peux te revendre si tu me dplais..

    Je le sais, dit Jehannette, dont la voix flchit.

    Pour la faute la plus lgre, j'ai le droit de tefaire donner cent cinquante coups de fouet.

    Tout le corps de la jeune fille tressaillit sous cettemenace humiliante, mais elle n'en rpondit pasmoins :

    Je le sais. Et pour une faute plus ou moins grave, te faire

    couper les oreilles... le nez... un pied... une main,te faire crever les yeux, si tel est monbon plaisir.

    Je le sais, murmura faiblement Jehannette.

    Et si je me marie... tu serviras ma femme, ette soumettras sans mumure tous ses caprices.

    Sauvez, sauvez le pre devotre esclave Jehan-nette, dit la pauvre fille, baissant son front sur lespieds du comte de Poissy.

    Il la releva vivement.

  • - 48 -

    Jehannette, lui dit-il, tu es une bonne et bravefille, tu es libre, toi et ton pre, je te remets tesbiens, tes champs, tes esclaves ; et ton pre, je re-mets sa faute... Maintenant dis-moi, toi, qui tout l'heure voulais tre mon esclave, veux-tu tre mafemme ?

    Moi !... moi !... dit Jehannette, dont les jouesples se couvraient d'une subite rougeur, et quiessaya de cacher sa rougeur sur l'paule de Marionstupfaite.

    Bien... bien... messire Amaury, dit madameClotilde, ceci est d'un brave et loyal chevalier...Qu'en pensez-vous, mes soeurs? ajouta-t-elle en setournant vers les princesses Alboflde et Lande-childe, qui avaient assist cette scne comme une pice de thtre trs-intressante.

    Je pense que le sire de Poissy ne peut pastrouver une plus jolie femme, dit madame Albo-flde.

    Et une meilleure,rpliquamadameLandechilde.

    Oui, dit madame Clotilde, car toute bonne filleest bonne pouse.

    Eh bien ! Jehannette, consens-tu me donnerton coeur, ritra le sire de Poissy, en prenant lamain de la jeune fille.

  • - 49 -

    Je vous avais donn la personne, messire, dtla fille de Jehan de Mehun les yeux baisss, mais lecoeur appartient mon pre.

    Eh bien! allons le lui demander, rpondit le.sire de Poissy, en entranant Jehannette avec lui.

    Jehan de Mehun, mes jeunes lecteurs, ne demandapas mieux que d'accorder la main de sa fille aucomte Amaury de Poissy, et moi qui, par mtier etpar plaisir, m'amuse lire dans les coeurs, je vousdirai en confidence que celui de Jehannette tait s-duit depuis longtemps par la bonne mine du sire dePoissy, et par ses beaux exploits la guerre, dontson pre s'amusait lui faire les rcits.

  • GIZLE LA SAGE.801

    ILes deux Promeneurs.

    En 801,

    poque o nous reporte cette histoire,tout Paris tait renferm dans ce qu'on appelleaujourd'hui la Cit ; une vaste fort liait Saint-Ger-main Chelles, et couvrait l'espace occup de nosjours par Neuilly, Chaillot, les Champs-Elyses

    ,la Madeleine, le boulevard des Capucines et la li-gne des boulevards jusqu'au canal de la Villette,puis les Tuileries, le Louvre, et enfin tout le ctgauche de la Seine ; le ct droit tait presque tout enprairies et en marais,except toutefois quede ce mmect se trouvaient aussi le grand Pr-aux-Clercs,les jardins du palais des Thermes, le faubourg dit

  • - 52 -

    Locotitius, la montagne du mme nom (o est btieaujourd'hui l'glise Sainte-Genevive), le camp desRomains, puis des vignes et le champ des spultures.

    Or, sur la lisire de la fort traverse par la voieromaine qui conduisait de Clichy Paris, une espcede petit manoir se faisait remarquer ; bti dans unfond, environn d'eaux et de bois, cach pour ainsidire tous les yeux par sa construction basse etpresque rampante, il fallait arriver sur les bordsdu canal qui l'entourait pour en apercevoir les mu-railles noires et en partie couvertes de lierre. Rien,au premier abord, ne faisait deviner les moyensd'arriver ce manoir : aucune porte extrieure n'enindiquait l'entre, jamais aucune lumire n'appa-raissait ni aux troites croises qui en dcoraientl'extrieur, ni ne se faisait remarquer sur l'espla-nade construite au-dessus de ce btiment.

    Ce manoir tait-il habit? ne l'tait-il pas? c'estce que se demandaient deux hommes cheminantcte cte, un matin du mois de mai de cette an-ne 801.

    La tunique courte, ouverte par devant, et arrtepar une ceinture d'toffe au milieu du corps d'un deces promeneurs, ainsi que ses chausses qui descen-daient jusqu'aux pieds, et sa chaussure retenue par

  • - 53 -

    une longue courroie dont les deux bouts montaienten s'entrelaant et se croisant autour de la jambe,indiquaient soit un valet de chasse, soit un labou-reur, enfin un homme de la campagne.

    Quant son compagnon, il portait le costumedes Francs au temps de Charlemagne ; sa chaussuredore en dehors tait soutenue par de longues cour-roies

    ,

    l'toffe qui couvrait ses jambes tait entourede petites bandelettes qui se croisaient ; ces bande-lettes

    ,

    bien que de la couleur de l'toffe qu'elles en-touraient, taient d'un travail plus recherch. Lecorps du jeune Franc tait recouvert d'une camisoleou veste ; son ceinturon ou baudrier tait attacheune pe place dans son fourreau et fixe par descourroies d'une toffe trs-blanche et trs-luisante ;un manteau bleu, doubl de blanc, et de forme car-re

    ,

    lui servait de surtout. Ce manteau descendaitdevant et derrire, depuis les paules jusqu'auxpieds ; sur les cts il couvrait peine les genoux.Il portait la main droite un gros bton de pom-mier, dont la pomme d'or tait cisele richement. Iltait jeune et d'une taille haute et svelte.

    Une chose singulire et qui n'chappait la saga-cit de l'un ni de l'autre de ces deux hommes, c'estque tout ens'accablant de questions sur les habitants

  • - 54 -de ce manoir mystrieux, chacun semblait inquiet etjetait des regards furtifs sur les murailles noires etsombres, en cherchant faire prendre le change son compagnon, et l'loigner de cet endroit.

    Je ne sais pourquoi, ce lieu est triste et pour-rait bien ne pas tre sr, disait le jeune seigneur aupaysan.

    En ce cas, pourquoi vous y engager plus avant ?tournez droite et suivez la voie romaine jusqu'Paris, rpondait le paysan.

    Oui, mais ce n'est pas mon chemin, rpliquaitle seigneur.

    Et vous allez ?... sauf votre respect au moins,messire.... disait le paysan.

    Et toi, o vas-tu?... demanda brusquementle seigneur.

    Puis, comme le paysan tourdi par cette apos-trophe inattendue, restait sans rponse, il ajouta :

    coute, l'ami, fais-moi le plaisir de dguerpird'ici, j'y ai affaire.

    Dam... dam..., fit seulement le paysan, segrattant l'oreille, et regardant le soleil traversune des fentes du feuillage d'un des hauts arbresqui rpandaient un ombrage dlicieux sur la terre,mais sans bouger d'une ligne.

  • - 55 -Dans ce moment, un petit batelet se dtachait

    d'une des crevasses des murs du manoir.

    L'ami, dit vivement le seigneur qui ce mou-vement qu'il guettait n'avait pas chapp, je t'aidonn un conseil tout l'heure, maintenant c'est unordre; va-t'en.

    Monseigneur Gauthier de Mehun, rpliqua son tour le valet de chasse , sans pour cela se dis-penser du respect que tout serf devait un hommelibre; moi aussi, j'ai affaire ici.

    Dans ce manoir? manant.

    Dans ce manoir, messire.Le batelet avanait toujours, et on commenait

    distinguer le jeune page l'charpe bleu de ciel quile guidait.

    Qu'y viens-tu faire? quel est l'audacieux quit'y envoie, l'imprudent qui t'a enseign cette route?et comment me connais-tu, moi qui ne te connaispas? rpliqua vivement Gauthier.

    Le paysan, ou valet de chasse, rpondit sans s'-mouvoir, et l'oeil fix sur le batelet qui s'tait arrtau milieu du canal, comme indcis, sous la main quile guidait , s'il avancerait ou retournerait sur sespas.

    Il y a deux ans,

    la veille d'un long voyage

  • - 56 -

    que je devais entreprendre, et dont je ne reviens-qu'aujourd'hui,

    j'tais sur ce batelet avec unejeune fille.... le batelet chavira, et cette pauvre en-fant allait se noyer, lorsque, attir par mes cris, vousaccourtes.Votrecourageuse tmrit la sauva d'unemort invitable... Je vous conduisis dans la cabanede mon frre, qui est bcheron dans cette fort...L elle reprit ses sens... puis, voulant profiter de lareconnaissance qu'elle vous tmoignait pour la con-natre, vous lui apprtes votre nom, votre rang, etvous lui demandtes qui elle tait... je vous ledis...

    Tu mens ! interrompit Gauthier en matre ;mais je me doutais de la fraude, et le lendemain, unde mes gens ayant dcouvert la retraite de Gizle,je me prsentai chez Isemberg...

    Plus bas, messire, plus bas, dit le valet effray,et agitant les mains en l'air, comme s'il et vouluen fermer la bouche du jeune seigneur.

    Gauthier sourit finement.

    Tu vois que je saistout, dit-il.

    Tout? reprit le valet, de plus en plus effray.

    Except cependant le motifqui fait ce seigneurse cacher comme un criminel.

    Le visagedu valet repritun peu decalme. Un cri-

  • - 57 -minel ! mon bon, mon noble matre... un criminel !...

    Je n'ai pas dit qu'il le ft, mon ami, fit obser-ver Gauthier.

    Et vous avez raison, mon jeune seigneur, ditle valet avec sentiment ; et si on le disait jamais de-vant vous, tirez votre pe, messire, et jurez le con-traire... Mon matre est innocent, innocent commele pauvre Grard, son fidle et dvou serviteur.

    Dans ce moment le page l'charpe bleue, ayantsans doute fini, force d'observer

    ,par recon-

    natre les deux interlocuteurs, fit avancer le batelet,aborda sans crainte, les reut son bord, et repritavec eux le chemin du manoir, o, s'enfonant sousune arche en saillie, dont , de l'autre ct du canal,on ne pouvait deviner la destination

    ,

    le batelet allachouer juste au milieu d'une cour formant un carrplein d'eau, au milieu de ce vaste btiment.

    II

    Le Gynce.

    Du temps des Romains, les gynces, ou gynoe-ceum, taient trs-communs dans la Gaule ; les Francs

  • - 58 -les y trouvrent tablis ; chaque roi, chaque hommepuissant en avait un dans l'intrieur soit de son pa-lais, soit de sa maison, o les femmes esclaves filaientet tissaient le lin et la laine ; car il n'y avait pasd'autresmanufactures ni ateliers pour confectionnerles vtements des habitants ; la plupart des objetsde luxe, et mme de ncessit, venaient de l'tranger.

    Ordinairement les matresses de maison prsi-daient ces gynces, et ne ddaignaient point lsouvrages l'aiguille ni au fuseau ; ainsi Gizle, lajeune et unique enfant du comte Isemberg, tait-elle au milieu de ses esclaves, lorsqu'on lui annonal visite de Gauthier de Mehun.

    Elle donna ordre de le faire entrer, car la recon-naissance qu'elle lui devait avait banni l'tiquette,et Gauthier parut bientt au milieu d'un essaim defemmes vieilles ou jeunes, mais qui toutes l'accueil-lirent avec plaisir.

    Quelle nouvelle, messire? demanda Gizle,quand les premiers saluts furent changs de part etd'autre.

    Un nouveau personnage a paru la cour, mes-dames, dit Gauthier, s'adressant plus particulire-ment Gizle. Il arrive du royaume de Pgu, desplages enchantes du golfe de Bengale, dans la par-

  • - 59 -tie verdoyante de l'Inde situe au del du Gange ;on l'appelle Abulabaz.

    Abulabaz ! voil un singuliernom, fit observerGizle.

    Le personnage qui le porte est bien plus singu-lier encore, repartit Gauthier. Imaginez-vous un trede treize pieds de haut, d'une force telle, qu'il porteaisment quatre milliers, et qu'il vit au moins deuxcents ans.

    Mais ce n'est donc pas un homme? interrompitGizle.

    C'est un monstre ! rpondit Gauthier, un mons-tre d'une race nomme lphant.

    Un lphant! un lphant! s'cria Gizle; maisc'est la premire fois qu'il vient un lphant enFrance; n'est-il pas vrai, messire Gauthier? MonDieu ! comment a peut-il tre fait un lphant?

    C'est l'animal le plus gros de ce monde, ditGauthier, et qui surpasse tous les animaux ter-restres en grandeur. Sa couleur est gris cendr, ounoirtre; il y en a de blancs, mais c'est fort rare. Parrapport son gros volume, ses yeux sont trs-petits,brillants et spirituels, et remarquables surtout parl'expressionpathtiquedu sentiment; il a l'oue trs-bonne ; ses oreilles sont trs-grandes, aplaties contre

  • - 60 -la tte, comme celles de l'homme, mais pendantes ;il les relve et les remue avec une grande facilit,s'en essuie les yeux, et s'en sert se prserver del'incommodit de la poussire et des mouches ; satrompe, compose de membranes, de nerfs et demuscles, sert l'lphant de nez et de main ; l'ex-trmit en est termine par un rebord qui s'allongepar le dessus en forme de doigt, avec lequel l'l-phant fait tout ce que nous faisons avec nos doigts :il ramasse terre les plus petites pices de monnaie,il cueille les herbes et les fleurs, en les choisissantune une , il dnoue les cordes, ouvre et ferme lesportes en tournant les clefs et poussant les verroux;il apprend mme tracer des caractres rguliersavec un instrument aussi petit qu'une plume. Soncorps, trs-pais est sans aucune souplesse, son couest court et presque inflexible, sa tte petite et dif-forme, les oreilles excessives, le nez encore plus ex-cessif; les jambes massives, droites et roides, le piedsi court et si petit qu'il parat tre nul; sa peau estdure, paisse et calleuse, et toutes ses difformits pa-raissent d'autant plus sensibles, que toutes sont mo-deles en grand , et que jamais encore, Paris, onn'avait vu d'animal aussi monstrueux, et , si je puism'exprimer ainsi, aussi ridiculement fait. Son cou

  • - 61 -

    est si court qu'il ne peut rien prendre avec la bou-che : il faut donc qu'il se serve de son nez, autre-ment dit sa trompe, pour prendre ses aliments etsa boisson, et les porter ensuite jusqu' sa bouche.

    Et cet animal est-il mchant, carnassier? de-manda Gizle.

    Non, rponditGauthier, ni l'un ni l'autre ; maissi fier et si susceptible, qu'on ne l'offense pas impu-nment. L'lphant est orgueilleux et ambitieux ; ilse souvient du bien qu'on lui a fait ; mais on ne sau-rait se moquer de lui, ni l'injurier qu'il ne l'entende ;dans ce cas, il se venge en arrosant d'eau, avec satrompe, celui qui l'a injuri, ou il le jette par terre,le visage contre la poussire. Les Indiens, ce quem'a dit le Siamois qui a amen. Abulabaz Charle-magne, se servent de ces animaux dans la guerre ;d'abord, ils vont plus vite que les chevaux, et ontde plus l'avantage de porter des charges immenses,et quelques-uns des tours avec six hommes dedanset un septime sur le cou, qui les conduit.

    Il doit tre bien difficile de les apprivoiser, fitobserver Gizle qui coutait ce que Gauthier lui di-sait de cet animal inconnu dans nos parages, commeon coute un conte merveilleux.

    D'abord, on essaie de les faire tomber dans un

  • - 62 -pige, dit Gauthier ; puis, ce sont les lphants djapprivoiss qui se chargent du reste. On met l'l-phant sauvage entre deux lphants privs ; puis ,des hommes tenant des lances, leur parient en leurprsentant manger : Prends cela et mange, lui di-sent-ils, dans leur langue; ce sont de petites bot-tes de foin , des morceaux de sucre noir, et du rizcuit dans de l'eau avec force grains de poivre ; si l'-lphant sauvage ne veut pas faire ce qu'on lui com-mande, les hommes ordonnent aux lphants privsde le battre, ce que ceux-ci font aussitt ; le premierle frappe sur le front et sur la tte avec sa trompe,et si le sauvage fait mine de se dfendre

    ,

    le secondpriv le frappe de son ct, de sorte que l'lphantsauvage ne sachant plus o il en est, se soumet etobit. On m'a dit aussi, mais j'ai peine le croire,que lorsqu'ona prisunlphant sauvage et qu'on luia li les pieds, le chasseur l'aborde, le salue, lui faitdes excuses de ce qu'il l'a li, lui proteste que cen'est pas pour lui faire injure... Il lui expose que laplupart du temps, dans son tat de sauvage, il man-que souvent de nourriture, tandis que dsormais, ilsera parfaitement bien trait, et qu'il lui en fait lapromesse; le chasseur n'a pas plutt achev, quel'lphantle suit comme ferait l'agneaule plus doux.

  • - 63 -

    L'lphant a donc l'intelligence des langues?demanda Gizle.

    Non, dit Gauthier, mais il possde un tact siparticulier, que, sans comprendre les paroles, il nese mprend jamais sur les sentiments de mpris oud'estime, d'amiti ou de haine, qui agitent les hom-mes qui lui parlent.

    En libert, ces animaux vivent dans une espcede socit durable ; chaque bande, ou troupe, restespare, n'a aucun commerce avec d'autres troupes,et mme parat les viter trs-soigneusement. Lors-qu'une de ces troupes se met en marche, pourvoyager ou changer de domicile, les plus forts l-phants, ceux qui ont les dfenses les plus grosseset les plus longues, se mettent la tte, et s'ils ren-contrent une rivire un peu profonde, ils la passent la nage, sondent le terrain, et lorsqu'ils se sont as-surs que les autres peuvent passer sans danger, ilsleur font signe de les suivre.

    MonDieu ! mon Dieu ! que de belles choses vousme racontez l, messire Gauthier,et que je donneraisgros pour voir un petit brin seulement ce monstrueuxanimal ; c'est vraiment un beau cadeau que le califeAaron Rachid, le monarque de l'Orient, a envoy Charlemagne; mais ils se connaissent donc, ces deux

  • - 64 -rois, puisqu'ils s'envoient des prsents, et cependantj'ignorais que Charlemagne et jamais t en Orient,ni qu'Al-Rachid ft jamais venu Paris.

    Bien que ces deux monarques ne se soient ja-mais vus, Gizle, ils ont conu l'un pour l'autre,sur leur rputation, une inclination naturelle

    ,

    biensuprieure aux liaisons intresses de la politique.Ils cherchent se complaire, se prvenir dans lesmoindres choses, jusque dans les prsents qu'ils sefont, et qui sont toujours par le choix, ou par le mo-ment, ou par la circonstance, une marque d'estimeflatteuse

    ,un tmoignage d'amiti touchante. Aaron

    a su que Charlemagne dsirait un lphant, et il s'estempress de lui envoyer le seul qu'il ait eu pour lemoment... et il a accompagn ce cadeau de chosestout aussi rares encore.

    Oh ! si vous les avez vues, dcrivez-nous-les,messire, dit Gizle avec cette nave curiosit de songe.

    D'abord, madame, une tente de lin le plus fin,et d'une grande varit de couleurs, pouvant conte-nir autant d'appartements que le plus va te palais

    ,

    puis, leve un tel point, qu'un trait lanc par lebras le plus vigoureuxn'en pourrait atteindre le som-met ; puis une horloge d'eau , nulle autre pareille;

  • - 65 -je doute que jamais l'art puisse aller plus loin.Imaginez-vous douze portes reprsentant les douzeheures : quand l'heure sonne,une des portes s'ouvre,et il en sort un nombre rgl de petites boules, qui,tombant dans des temps pareillement rgls sur unbassin d'airain, marquent l'heure par le bruit qu'ellesfont en tombant ; ainsi l'oeil peut la fois juger del'heure par le nombre des portes ouvertes, et l'oreillepar le nombre des boules tombantes ; et pour com-plter une si merveilleuse et si ingnieuse invention, la douzime heure, douze petits cavaliers sortentchacun parune porte, et les referment toutes en fai-sant le tour du cadran. On appelle ces horloges desclepsydres.

    Mon Dieu ! que a doit tre beau, et que nedonnerais-je pas pour voir de prs une chose si ex-traordinaire, dit Gizle ravie.

    C'est--dire pour aller la cour de Charlema-gne...; allons, avouez le, madame.

    Non, messire, rpondit Gizle, dont le joli vi-sage se couvrit de tristesse. Non, la retraite a pourmoi des charmes, que je doute fort trouver dans unmonde brillant... et si mon pre... Mais parlons d'au-tre chose, messire... Quelle simplicit de costumedepuis huit jours que nous n'avons eu le plaisir de

    5

  • - 66 -vous voir. Ah ! messire Gauthier, o donc est ce beaumanteau frison et cette belle fourrure du Levant quej'avais recousue de ma main, vous le rappelez-vous?Ah! messire, ajouta-t-elle avec une menace de sonjoli doigt lev en l'air... vous tes un flon et dloyalchevalier ; vous aviez jur de ne quitter ce manteaude votre vie?

    Que voulez-vous, madame, rponditGauthier,l'air moiti honteux, moiti sournois, mon sermentet mon manteau ont t la dupe d'une farce jouepar Charlemagne aux jeunes seigneurs de sa cour.

    Contez-la-nous, messire, et nous verrons si vousmritez l'absolution.

    Gauthierallaitobir, lorsque la portiredugynce,se soulevant, donnapassage un hommejeuneencore,dans la force de l'ge, et dans les bras duquel Gizles'lana en lui donnant le doux titre de pre.

    III

    La Chasse la pluie et la neige.Isemberg s'tant assis prs de sa fille, et ayant

    invit Gauthier dire ce qu'il se disposait conter,celui-ci commena son rcit.

  • - 67 -

    Vous savez , messire, combien Charlemagnedteste le luxe, et combien il voudrait teindre cegot chez l noblesse de son royaume, mais il abeau faire des lois somptuaires, il a beau faire uncapitulaire dans lequel il dfend de vendre et d'a-cheter un savon double plus de vingt sous, et unsimple plus de dix

    ,ces lois seront toujours impuis-

    santes devant notre vanit. Comment reconnatrait-on les grands d'avec les manants, si tous portaient lemme costume.

    Par la noblesse des sentiments, messire Gau-thier

    ,

    reprit Isemberg.

    Mais, comme la roture n'exclut pas cette no-blesse-l, seigneur, mon avis est de conserver tou-jours l'lgante richesse qui nous distingue... or...je reviens... except dans les occasions d'clat, Char-lemagne est toujours habill la franaise, et sonhabillement ordinaire diffre peu de celui du peuple.Un pourpoint de peau de loutre, pos sur une tu-nique de laine bleue, et son sayon, aussi de lainebleue, composent le vtement du plus grand monar-que du monde. Quant nous, grce la conqutede l'Italie, qui nous envoie, par sesVnitiens, ses ri-ches pelleteries du Levant, le got du luxe s'estlev au plus haut degr... L'autre jour, ainsi pare,

  • - 68 -

    nons entourions sa personne, lorsque soudain, aprsavoir jet un regard sur son habit, il s'cria : Par-tons pour la chasse, messieurs, et malgr le vent, lapluie et la neige qui faisaient rage, il s'lana sur soncheval ; force nous fut d'en faire autant, et nousvoil lancs au galop sur ses traces. Grce la peaude loutre attache ngligemment sur son paule, etqu'il tenait son gr du ct d'o venaient le vent et lapluie, il souffrit peu du temps ; mais nous, il fallaitnous voir; nos magnifiques pelleteries, et nos fra-giles soieries dchires par ls ronces et gtes parla neige, nous mettaient dans l'tat le plus piteux dumonde. Transis de froid, mouills jusqu'aux os,nous n'aspirions qu' voir finir la chasse et aller r-parer le dsordre de nos habillements ; mais ce mo-ment venu

    ,

    Charlemagne ne nous en laissa pas lesmatres. Schons-nous, dit-il, et s'approchant d'ungrand feu, il nous fora l'imiter; souriant souscape, il ne paraissait pas s'apercevoir que le feu, enschant nos habits, faisait retirer et grimacer lesbandes de peaux dont ils taient orns, et achevaitde les mettre hors d'tat de servir. Il s'amusait denotre embarras, et en nous congdiant, il nous dit : Demain, nous prendrons notre revanche et avec les" mmes habits. Hlas ! seigneur, vous ne pouvez

  • GIZLE LA SAGE.

    ...

    Il pera lecoeur de l'animal qui mourut sur la place.

  • - 69 -

    vous faire l'ide du spectacle risible que nous of-frmes en reparaissant le lendemain la cour, cou-verts d'habits dforms, grimaants et tombant enlambeaux.Aprs nous avoir laisss exposs un instantauxrailleriesde chacun, et nous avoirraills lui-mmede la faon la plus amre

    ,

    il nous dit ces paroles quine sortiront jamais de ma mmoire. Fous que vous tes , connaissez la diffrence de votre luxe et de ma simplicit; mon habit me couvre et me d- fend ; si la fatigue vient l'user, ou le mauvais temps le gter, vous voyez ce qu'il m'en cote, tandis que le moindre accident vous cote des tr- sors.

    Eh bien! j'aime Charlemagne, moi, dit Gi-zle tourdiment. Les moeurs simples sont presquetoujours la preuve d'une grande me... On m'a ditaussi, c'est Girard, le valet de chasse de mon frrequi me l'a racont, qu'un jour Charlemagne ayantessuy une fort grosse pluie pendant le voyage qu'ilfaisait Metz, fit scher au feu son capuce. Commeil restait tte nue, Charles, l'ande ses fils, lui re-montra poliment qu'il pourrait en prendre un autre.Charlemagne souriant lui rpondit : J'ignorais qu'ilfallt deux bonnets pour une seule tte... Oui, je lerpte, j'aime Charlemagne.

  • - 70 -

    Oh ! moi, ce n'est pas pour cela que je l'aime,noble demoiselle, dit Gauthier avec sentiment ; jel'aime, parce que c'est un grand roi et un hommeremarquable, un habile conqurant et un grand l-gislateur. Savez-vous que son empire comprend toutela France, lapins grande partie de la Catalogne, laNavarre et l'Arragon ; la Flandre, la Hollande et laFrise ; les provinces de la Westphalie et de la Saxejusqu' l'Elbe; la Franconie, la Souabe, la Thu-ringe et la Suisse ; l'Autriche et la Hongrie, la Dace,la Bohme, l'Istrie, la Liburnie, la Dalmatie et dif-frents cantons de l'Esclavonie ; enfin toute l'Italiejusqu' la Calabre infrieure. Je l'aime, moi aussi,reprit Gauthier, parce que son conomie n'a d'galeque sa grandeur ; parce qu'en mme temps qu'il or-donnaitqu'onvendt les oeufs de sa basse-cour et lesherbes inutiles de son jardin, il faisait distribuer ses peuples toutes les richesses des Lombards, et lesimmenses trsors de ces Huns, qui avaient dpouilll'univers. Un pre de famille pourrait apprendre dansses lois gouverner sa maison; on y voit la sourcepure et sacre d'o il tire ses richesses. Il suffit tout, aux affaires, l'tude et aux plaisirs. Vous,seigneur, qui avez, ce qu'on m'a dit, vcu lacour, vous devez avoir connu quelques-uns de ces

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    savants distingus que Charlemagne a fait venir d'I-talie pour fonder son Universit de Paris.

    Cette universit n'est pas fonde, mais renou-vele, messire Gauthier; n'y a-t-il pas eu, sous la pre-mire race des rois, des coles tenues dans leurpalais, o la jeune noblesse se formait et acquraitles connaissances ncessaires aux places qu'elle taitdestine remplir un jour. N'avions-nous pas aussiles coles tenues dans les clotres?... Du reste, mes-sire Gauthier, et pour rpondre votre question,j'ai fort connu, dans le temps o j'allais la cour,ginard et Alcuin...

    Un soupir d'Isemberg acheva cette phrase, etGizle se penchant vers son pre et lui prenant lesmains, lui dit :

    Pourquoi ces regrets, mon bon pre, et ne direz-vous donc jamais votre enfant la cause de cette tris-tesse et de cette retraite austre dans laquelle nousvivons?

    Pour toute rponse, le comte Isemberg posa samain sur les lvres de sa fille, et se levant, il invitaGauthier venir faire avec lui une course chevaldans la fort voisine, ce que ce dernier accepta.

    Comme les deux seigneurs venaient de sortir dugynce, le page de Gizle entra, et lui remitun billet

  • - 72 -qu'une flche lance en de du canal avait fait tom

    -

    ber ses pieds, comme il se promenait sur l'autrebord.

    Gizle l'ouvrit vivement, il tait conu en cestermes :

    Le pre de Gauthier de Mehun demande un entretien particulier la fille du comte Isem- berg.

    Tout de suite, dit Gizle son page, et ordon-nant ses femmes de sortir du gynce, elle y at-tendit seule et le coeur oppress, sans savoir pour-quoi

    ,

    la visite inattendue et singulire du comte deMehun.

    IV

    La singulire Prire.

    Le coeur battait bien fort Gizle quand elle en-tendit les pas du comte de Mehun qui approchait ; peine osa-t-elle lever les yeux sur lui, lorsqu'elleentra dans l'endroit o elle avait donn l'ordre del'introduire.

    C'tait un vieillard d'une taille haute et droite,une grande barbe blanche donnait ses traits aus-

  • - 73 -tres un aspect plus svre encore. Sa longue tuniquetait orne de broderies dans le bas et au bout desmanches ; son manteau attach sur l'paule gauchelaissait son bras droit libre et dcouvert, ce qui taitun ancien usage du temps de Clotaire II ; un largecollier d'or lui descendait sur la poitrine.

    Arrt debout sur le seuil du gynce, l'oeil ducomte, qui s'tait lev avec audace sur la jeune fille,s'humanisa soudain; rien, en effet, n'tait plusdoux, plus simple, et plus navement timide quela personne qui se tenait mollement courbe devantlui.

    A peine ge de dix-sept ans, mais n'en paraissantpas quinze, tant il y avait encore d'enfantillage etde mignardise sur ses traits purs et dlicats, Gizletait vtue d'une cotte-hardie ou robe de laineblanche si serre, qu'elle laissait voir toute la finessede sa taille, et si haut monte qu'elle lui couvrait en-tirement les paules ; ses beaux cheveuxblonds par-tags sur le sommet de sa tte, qu'une bandelette deruban bleu ceignait gracieusement, retombaient enboucles nombreuses et naturelles sur un cou peut-tre un peu long; mais d'une grce parfaite; uneaumonire ou escarcelle pendait la cordelire delaine bleue qui entourait son corps.

  • - 74 -Une espce d'embarras fit rgnerun moment le si-

    lence entre ces deux personnes, mais Gizle retrou-vant enfin cette chaste courtoisie de matresse dulogis, laquelle la mort de sa mre l'avait force se soumettre de bonne heure, fit deux pas vers lecomte, et lui prsentant une haute chaise de bois,sige d'honneur ou du chef de la famille, elle luidemanda, la voix un peu mue, ce qui lui procuraitle motif d'une si noble visite.

    L'honneur de ma famille et de ma parole, r-pondit le comte en s'asseyant ; et comme ce dbutavait fait tressaillir la fille d'Isemberg, il reprit enessayant d'adoucir le son pre de sa voix.

    Ma dmarche te sera dsagrable, jeune fille,elle est pnible moi-mme. Je n'ai qu'un fils...Gauthier... c'est l'hritier de mon nom, de ma for-tune, mais plus particulirement de mon nom vieuxde quatre sicles et que jamais une tache ne souilla....Il t'aime... il me l'a dit, ajouta-t-il vivement, voyantla rougeur de la surprise couvrir les joues de Gizle.Il veut t'pouser, il me l'a encore dit... mais ce ma-riage ne peut avoir lieu... remets-toi, et coute-moi...Gauthier est promis en mariage sa cousine, la fillede ma soeur; les dispensesdupape sont djprtes...Mais, quand mme il ne l'pouserait pas, et que le

  • - 75 -mari de ma soeur me rendrait ma parole, il ne pour-rait encore tre ton mari.

    Noble comte de Mehun, dit Gizle, chez quil'indignation fit taire la timidit naturelle, avant defaire un affront la fille du noble comte Isemberg,savez-vous si son pre voulait de votre fils pourgendre?

    Alors, pourquoi est-il seul reu ici ; pourquoi,depuis deux ans, se drobe-t-il tous les plaisirsqu'offre la cour de Charlemagne; pourquoi, enfin,hier a-t-il refus d'accomplir la parole que j'avaisjure en son nom.

    Je l'ignore, seigneur, rpondit Gizle avec unenoble simplicit, et si je ne considrais quevous tesici mon hte, je ne rpondrais aucune de vos ques-tions, aussi insultantes pour moi que pour mon no-ble pre : le hasard a fait que je dois la vie votrefils, et les portes du manoir de mon pre, fermes tout le monde , ont d s'ouvrir pour le librateur deson enfant ; voil, messire, et quant la dernirequestion, votre fils peut y rpondre mieux quemoi.

    La fiert de votre rponse me plat, jeune fille,dit le comte, ne pouvant se soustraire ce droitpuissant qu'impose toujours une femme jeune et

  • - 76 -chastement belle... Je comprends, en vous voyant,l'entranement de mon fils... Ah ! pourquoi faut-ilque votre pre...

    Eh bien, quoi?.. mon pre ?.. achevez, seigneur,de grce... dit Gizle plissant cette rticence.

    Il ne m'appartient pas, jeune fille, de vous r-vler ce que votre pre vous a probablement cach...Lui avez-vous jamais demand pourquoi cette re-traite; ce manoir construit d'une manire si singu-lire; ces mystrieuses issues; et jusqu' la r-serve impose vos gens pour y introduire untranger?..

    Et comme Gizle restait anantie sous les r-flexions que faisaient natre en elle toutes ces chosesauxquelles la pauvre enfant, bien qu'elle y et r-flchi maintes fois, ne s'tait jamais arrte ; lecomte reprit, la voix basse et suppliante :

    Pardonnez-moi, noble enfant, d'veiller dansvotre me candide des penses qui, sans moi, n'yseraient jamais venues ; pardonnez-moi de troublervotre innocente tranquillit, et d'imprimer votrefront dcent un pli de tristesse ou de chagrin... maisje suis pre... mon fils est tout pour moi, c'est magloire, c'est mon honneur, c'est ma famille entire...Oh ! je ne m'abuse pas; votre noble indignation

  • - 77 -

    mme me l'assure, vousvous joindrez moi, vous merendrez mon fils, vous rendrez un soutien mescheveux blancs, vous rendrez le plus beau fleuron ma couronne de comte... coutez-moi, fille d'Isem-berg... dans ce moment, Gauthier, au mpris de mesordres, de mes prires, de mes larmes, demandevotre main celui qui vous donna le jour ; Gauthiertant majeur peut se passer de mon consentement ; ilfaut que vous le refusiez ; il faut que vous lui dfen-diez de revenir chez vous... Il me dsobirait, moi, et je ne veux pas risquer mon autorit depre... Jurez-le-moi, Gizle, jurez-le-moi. Vous nerecevrez plus mon fils?..

    Gizle se leva , ple et digne, il lui fallut un mo-ment pour trouver un accent qui ne traht pas sasouffrance intrieure, puis ayant russi, elle dit sim-plement :

    Je vous le promets, seigneur.Aprs cette rponse dont le comte comprit trop

    bien la peine qu'elle devait faire dire, et l'assu-rance qu'on la tiendrait , il se disposait se retirer ,mais en