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577 CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde CyCle « Ces industries qui gouvernent le monde » L’économie politique de l’armement Claude Serfati Docteur en Sciences économiques Directeur du Centre d’Études sur la Mondialisation, les Conflits, les Territoires et les Vulnérabilités à Saint-Quentin-en Yvelines « Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’ac- quisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera. » Dwight Eisenhower, extrait du discours de fin de mandat, 17 janvier 1961. Quoique je sache que le titre annoncé de la conférence était « l’industrie de l’armement », j’ai choisi, en guise de clin d’œil, de l’appeler « L’économie politique de l’armement », parce qu’au travers de mon activité professionnelle, je revendique d’être un économiste po- litique - ça n’existe pas comme une discipline scientifique à l’université - en particulier dans la tradition de l’économie fondatrice, comme l’apôtre du marché, la main invisible, Adam Smith, a fait de l’économie politique, car il était convaincu que les relations de pouvoirs, avec l’État, mais aussi entre les individus, les institutions ou les groupes sociaux, sont une composante de l’économie. Voilà pourquoi je revendique l’économie politique, et encore plus dans l’industrie de l’armement, mais ce qu’on observe dans l’industrie pharmaceutique

L’économie politique de l’armement - grep-mp.com · qualifiée d’heureuse par Alain Minc, il y a une montée du militarisme au sein même de la mondialisation des marchés

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CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

CyCle« Ces industries qui gouvernent le monde »

L’économiepolitique

de l’armementClaude Serfati

Docteur en Sciences économiquesDirecteur du Centre d’Études sur la Mondialisation, les Conflits, les Territoires et les

Vulnérabilités à Saint-Quentin-en Yvelines

« Dans les conseils du gouvernement, nous devons prendre garde à l’ac-quisition d’une influence illégitime, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’un développement désastreux d’un pouvoir usurpé existe et persistera. »

Dwight Eisenhower, extrait du discours de fin de mandat, 17 janvier 1961.

Quoique je sache que le titre annoncé de la conférence était « l’industrie de l’armement », j’ai choisi, en guise de clin d’œil, de l’appeler « L’économie politique de l’armement », parce qu’au travers de mon activité professionnelle, je revendique d’être un économiste po-litique - ça n’existe pas comme une discipline scientifique à l’université - en particulier dans la tradition de l’économie fondatrice, comme l’apôtre du marché, la main invisible, Adam Smith, a fait de l’économie politique, car il était convaincu que les relations de pouvoirs, avec l’État, mais aussi entre les individus, les institutions ou les groupes sociaux, sont une composante de l’économie. Voilà pourquoi je revendique l’économie politique, et encore plus dans l’industrie de l’armement, mais ce qu’on observe dans l’industrie pharmaceutique

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devrait convaincre tout le monde que l’économie déconnectée des rapports de pouvoirs n’a pas de sens, à mon avis. C’est une charge assez critique contre une forme d’économie domi-nante dans nos universités françaises.

Je vais développer deux idées directrices, deux thèmes, pendant ma conférence : le premier sera d’explorer avec vous les relations complexes entre l’industrie de l’armement au sens large, (et pas seulement les dépenses militaires proprement dites : je reviendrai sur la dis-tinction, pas toujours claire à faire) et l’économie nationale et les activités économiques. En premier, j’aborderai ce que j’ai le plus travaillé - technologie militaire et civile, et ses inter-relations - et ensuite, les dépenses militaires et la croissance économique, ce qui sera pour moi, l’occasion d’explorer une piste que j’ai ouverte, mais peu développée, (et que la guerre en Irak, avec en particulier, les travaux de Stiglitz et de Linda Bilmes, a remis à l’ordre du jour) : l’impact des dépenses militaires sur la croissance économique.

Puis, le second volet, thème sous jacent à ma conférence, sera d’explorer ce que j’avais publié dans un ouvrage paru quelques mois avant septembre 2001, « La mondialisation ar-mée » : contrairement à ce qui se disait, (et se dit toujours) en filigrane sur la mondialisation, qualifiée d’heureuse par Alain Minc, il y a une montée du militarisme au sein même de la mondialisation des marchés et du capital. Et plus précisément, il sera question des relations entre la finance et l’armement : puisqu’une de mes hypothèses est que la mondialisation est dominée par la finance globale, le capital financier, j’ai cherché à explorer, dans la seconde moitié des années 2000, l’impact ou la pénétration des marchés financiers au sein même des groupes de l’armement.

Dépenses militaires, production d’armes et croissanceSur le premier thème « dépenses militaires, production d’armes et croissance », j’explorerai d’un côté les relations technologies militaires-technologies civiles, puis la question de la croissance économique de l’autre. Je vous ai rappelé en exergue une citation d’Eisenhower, en 1961, dans son discours d’adieu au peuple américain, mais au sortir de la guerre, en 1946, il avait dit autre chose : il soulignait que « la guerre n’a pas été gagnée seulement grâce à nos forces armées, mais également grâce aux scientifiques et aux hommes d’affaires qui ont mis au point technique et armement. Et cette intégration des besoins des armées, de la science et du business, doit être poursuivie en temps de paix ». Comme l’ont constaté la plupart des économistes américains qui ont travaillé sur l’armement, Eisenhower a été le fondateur du complexe militaro-industriel, qu’il a décrié dans sa citation de 1961, et dont il a été un des animateurs de la mise en place.

Ce n’est pas la place ici de refaire l’histoire de l’économie de l’armement, et en particulier des technologies militaires, dans le développement sur longue période du capitalisme, mais c’est plutôt le lieu d’insister très lourdement sur le changement qualitatif qui s’opère, après la seconde guerre mondiale, dans les relations entre les dépenses militaires, les industries d’armement d’un côté, et l’économie en général, de l’autre. Le poids des dépenses militaires dans le produit intérieur brut est lisible suivant de nombreux indicateurs, mais c’est sans doute encore plus lisible pour ce qui constitue un des cœurs de la dynamique du capitalisme, c’est-à-dire, l’innovation technologique. On voit là des relations tout à fait singulières se nouer entre le système de technologies militaires et le système d’innovations civiles. En fait, le Manhattan Project, projet de mise au point de la bombe atomique à Los Alamos en 1943, avec un budget de plusieurs dizaines de milliards de dollars, a marqué l’entrée du militaire dans l’économie, mais aussi le type d’organisation de la science et ses relations à la techno-logie, qui ont prévalu depuis la seconde guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Les frontières

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entre la science et la technologie deviennent de plus en plus poreuses, au point de devenir indiscernables, malheureusement, avec une augmentation considérable dans les crédits de recherche et de développement militaire. Entre 1945 et le début des années 1960 plus de 60 % des crédits de Recherches et Développement financés par le gouvernement fédéral et qui sont censées irriguer et créer l’innovation, furent dépensés par le DOD, le Département de Défense Américaine. C’est le lancement de grands projets militaires et stratégiques (bien sûr, la France a été en pointe à partir des années gaullistes dans ce domaine, et c’est aussi le cas aux États-Unis). C’est aussi, par une sorte de diffusion, le mode des grands projets scientifiques qui va s’imposer, y compris dans les domaines civils. Ce mode d’organisation des grands projets, dans lequel il y a une division taylorienne du travail, va s’organiser au sein même de grands laboratoires. Tout ces programmes militaires, qui servent de terrain d’essais, ont irrigué beaucoup de secteurs, y compris civils, comme la pharmacie ou autres.

Il y a donc un processus de diffusion d’un mode d’organisation de la science et de sa relation avec la technologie, voire avec le « marché », qui se met en place. C’est la naissance de la méga science, traduction française de la big science dont j’ai donné quelques caractéris-tiques, et bien sûr, l’enracinement de ces systèmes militaro-industriels. Dans les grands pays vainqueurs - les États-Unis, la Grande Bretagne et la France - une filière de l’armement (au sens de l’économie industrielle) s’est mise en place, elle est qualifiée de complexe militaro-industriel aux États-Unis. En m’appuyant sur l’économie industrielle, j’ai proposé de le caractériser comme un « méso système » d’armement en France, avec de grandes consé-quences sur l’innovation technologique. La méga science est cette science qui va s’orga-niser de façon hiérarchique et avec une gestion verticale, très centralisée, ce qui veut dire, en pratique, un rôle accru de l’État. Et encore une fois, à des fins militaires ou à des fins civiles, l’État va devenir très important dans le lancement de ces grands programmes, c’est une interaction importante entre la science et le développement, ou si vous préférez, entre la science et la technologie. De fait, on ne peut plus parler d’une science pure en laboratoire et désintéressée. On accepte que, par différents canaux financiers - poids des grands groupes industriels et des donneurs d’ordre - cette recherche est pénétrée de plus en plus, y com-pris dans sa définition, ses centres d’intérêt, par le marché, par le capitalisme. Par exemple les trajectoires scientifiques de la physique sont absolument éclairantes : le coût élevé des équipements scientifiques rend illusoire l’idée d’inventeur qui pourrait être indépendant des pressions de certains milieux de la société. Et puis, ça a explosé dans les années 2000, avec les modes de financement publics/privés : ils vont être majoritairement publics dans l’arme-ment. Mais cette configuration est aussi héritée de l’après seconde guerre mondiale.

La thèse des retombées des technologies militaires vers le civilSur toile de fond de ces nouveaux rapports, il a existé dans les années d’euphorie (les 30 glorieuses) un certain débat aux États-Unis et en Grande-Bretagne - totalement ignoré en France - sur les relations entre technologies civiles et technologies militaires. Même si ces idées s’estompent sous le poids des réalités d’une part, et des problèmes environnementaux d’autre part, il s’agissait de la thèse des retombées des technologies militaires vers le civil, pour des raisons à peu près résumées ainsi : ces retombées auraient bénéficié à l’industrie, aux produits civils, voire au consommateur, à partir d’innovations technologiques de re-cherches et développement, conçues et préparées pour des fins militaires. Les explications étaient d’abord que, par définition, l’industrie de l’armement, la technologie militaire, après la seconde guerre mondiale, ont produit, comme disent les économistes, des innovations de rupture, dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest : il fallait que l’épée soit toujours plus forte que le bouclier auquel elle devait faire face, donc il y avait une sorte d’incitation à

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l’innovation technologique qui poussait à l’excellence technologique, et était donc, a priori, en avance sur les domaines civils, susceptibles eux de recevoir les retombées de cette re-cherche. Ensuite, les financements gigantesques sont nécessaires si on accepte que la place de la science et la technologie ont changé dans le dispositif du capitalisme d’après guerre. Le financement est devenu une question cruciale, et par acceptation sociale, le financement militaire n’a pas fait l’objet de contestations dans les pays dont j’ai parlé tout à l’heure.

L’argument avancé est également que le financement militaire a permis de créer ou de main-tenir une masse critique de chercheurs (l’inquiétude a été terrible lorsque J. Chirac a annoncé qu’on allait cesser les essais à Mururoa). Cette notion de masse critique est connue dans certains secteurs : par définition, le ministère de la Défense n’est pas exigeant en matière de rentabilité puisque ce n’est pas son objectif immédiat, et donc les groupes de l’armement peuvent amortir. Par définition, les coûts les plus élevés, ceux qui ne sont pas recouvrables, les coûts de Recherches et Développement, sont financés par les « clients » militaires qui peuvent se tourner de façon agressive et offensive vers le secteur commercial civil en ayant des prix de mise au point et de vente des produits des plus intéressants. Et puis, pour ceux qui s’intéressent à l’économie de l’innovation, à l’économie de la recherche ou de la connais-sance, la question de l’incertitude n’est pas secondaire du tout. Pour faire la distinction classique attribuée à Knight, entre l’incertitude et le risque : le risque est probabilisable et on peut le mesurer. Mais les travaux de recherches sont entachés d’incertitude, donc d’un risque qui n’est pas probabilisable. Pour Schumpeter, c’est quelque chose d’extraordinaire : la des-truction créatrice, par le véritable entrepreneur capitaliste, celui qui mérite et pour lequel le capitalisme mérite d’exister. Mais quand on est un peu plus réaliste que ça, l’incertitude, l’hésitation, tout ça n’existe pas dans le militaire ; on demande presque aux chercheurs pour l’armement de lever les incertitudes, d’aller toujours plus loin dans la rupture technologique.

Le résultat de ce contexte, c’est des industries qui ont été stimulées, et on a vu sortir des rapports, parfois fantaisistes, (surtout aux États-Unis et par la NASA en particulier à la fin des années 60), qui ont montré comment, dans l’aéronautique (et en particulier pour l’aérospatiale avec la NASA), dans le nucléaire, dans l’électronique, même au niveau des composants électroniques, bien sûr dans la logistique grâce à la recherche opérationnelle, d’innombrables secteurs ont été irrigués par la recherche et développement militaire. Je cite cela presque exclusivement : quand on pense à l’immensité des secteurs, ce n’est pas déter-minant.

La domination technologique des pays engagés ?Le second point, qui est peut-être moins clair dans ma présentation, c’est que cela a permis la domination technologique des pays engagés. Les États-Unis sont au premier rang de cette réussite, et par certains côtés la France gaulliste et son dynamisme technologique sont éga-lement bien classée. On pourra y revenir pendant la discussion, parce que je pense que, jus-tement, tout ce qui se dit aujourd’hui sur l’effondrement de la compétitivité de l’économie française, pour être bref, tient précisément à cette spécialisation outrancière sur des secteurs de marchés publics, ou en tous cas à vocation militaire. Mais domination technologique, ça veut dire que les pays et/ou les groupes industriels de ces pays ont pu acquérir une avance technologique qui a permis aux économies nationales de prospérer.

A partir des années 70-début 80, les discours catastrophistes prennent désormais le pas ; c’est aussi l’époque de Reagan. Ces discours catastrophistes sont nombreux : parmi eux, à l’Uni-versité d’UCLA en Californie se répand le bruit que même l’avion de combat va être conçu et produit par les Japonais puisqu’on est en train de leur acheter le radar, les composites, les composants électroniques, qu’il n’y a plus de producteur de certaines mémoires stratégiques

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aux États-Unis au début des années 80. Les discours ont complètement changé, et l’avion de combat est pour moi le symbole du produit militaire singulier (une économiste anglaise, M. Kaldor avait appelé cela « l’arsenal baroque », le summum de l’exotisme).

Le discours a changé par rapport aux retombées. On l’observe à partir du déclin de la com-pétitivité technologique américaine d’un autre secteur, celui de la machine-outil, que les Américains avaient financé massivement via l’US Air Force, l’armée de l’air américaine, mais pour des machines qui servaient de façon très dédiée à l’US Air Force. Mais à côté, on trouvait les producteurs italiens de machines-outils parce qu’ils avaient de vieilles relations avec l’industrie textile, principalement ; et les Japonais, une fois de plus, avec leur idée de mettre des composants électroniques en cartes, transformaient la machine en robot ; même les Allemands qui depuis 1850 fabriquent dans des PME des machines-outils, tout cela est en train de laminer le terrain, de faire disparaître les constructeurs de machines-outils amé-ricains. Vous voyez, toute une série de secteurs où les industries civiles ou les firmes se mettent à dominer.

On s’aperçoit aussi que, dans ces transferts de technologies militaires, les groupes dédiés à l’armement ont une culture entrepreneuriale qui, finalement, les dissuade d’innover, soit par conservatisme, soit par difficultés, et que finalement, cette dimension entrepreneuriale n’a pas été prise en compte dans les discours apologétiques précédents : on a cru qu’on servirait les technologies au civil sur un plateau, avec juste quelques adaptations, et on découvre dans les années 80 l’économie d’innovation, qui devient une discipline qui se développe avec toute une série de connaissances à acquérir. Si on ajoute une dimension managériale, aujourd’hui évidente, avec des gens qui n’ont pas été formés pour se battre bec et ongles sur le marché civil, mais plutôt habitués à vivre sur des rentes de situation, on s’aperçoit que finalement ces groupes deviennent des obstacles, des freins à la diffusion de l’innovation, même quand ils en ont le potentiel.

Et enfin, la confusion a été entretenue entre le transfert de technologies du militaire au civil et le financement de ces technologies. Il est sûr que le financement massif des technologies militaires a fini par avoir, tout de même, des retombées mais en terme de coût d’opportunité, combien ça nous aurait coûté en moins de faire autre chose que ce à quoi on a consacré cet argent ? Et on s’aperçoit qu’effectivement, s’il s’agit de financer un programme spatial pour avoir le « téflon », (puisqu’on nous a dit que l’invention du téflon par DuPont de Nemours avait été financée par la NASA pour aller dans l’espace), à l’arrivée c’est un détour très coûteux : on aurait sans doute trouvé d’autres voies moins onéreuses. J’ai travaillé et publié des articles sur cette phrase parue en 2006 ou 2007 et qui m’a taraudé : « Sans les militaires, Internet n’aurait pas existé ». Dans l’histoire d’Internet, on voit qu’effectivement, le DARPA (le département d’innovations technologiques au sein du ministère de la défense) a financé à partir de 1969 quelque chose qui voulait être la résolution de difficultés logistiques : com-ment faire communiquer les différentes armées entre-elles ? Elle a donc a poussé quelques recherches sur ce qui devait devenir Internet. On parle de 1969, mais l’histoire d’Internet montre qu’à partir de 1987, le Département de la défense a perdu la main, et qu’Internet est devenu un objet civil. On s’aperçoit aussi qu’entre 1969 et 1992, le Département de la défense s’est constamment arc-bouté pour empêcher la diffusion civile d’Internet (l’enjeu est pour lui de taille d’un point de vue sécuritaire) et que, inversement, un certain nombre d’innovations sur Internet (on pense au protocole IP entre autres inventions radicales), sont des découvertes qui n’ont rien à voir avec le département de la défense, mais ont été faites à l’Institut Polytechnique de Zurich. De l’étude du cas d’Internet, j ai conclu qu’on ne pouvait pas nier que les militaires avaient mis de l’argent, mais que ce raccourci caricatural, qui consiste à dire qu’Internet n’aurait pas existé sans les militaires, ignore, d’une part, toutes

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les initiatives civiles qui ont jalonné les innovations décisives et radicales dans Internet, il ignore aussi les obstacles que le Département de la défense a mis dans cette diffusion parce qu’il s’est toujours opposé désespérément à l’extension d’Internet vers le civil, même quand il finançait l’Université civile. Donc, le discours a changé, on est passé aux technologies duales (inventions des années 90), technologies qui à la base pouvaient déboucher sur des fins soit militaires, soit civiles, puis aujourd’hui on admet que les technologies civiles ont pris le pas sur les technologies militaires.

La guerre et la stimulation de l’économieJe voudrais clore ces parties et aborder la deuxième question, celle des dépenses militaires et de la guerre. C’est un lieu commun que de dire que la guerre a toujours stimulé l’économie et les dépenses militaires aussi. C’est une croyance solidement établie, théorisée même par Keynes (ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux, quoiqu’on lui redécouvre beaucoup de qualités) avec une phrase qui est un peu triste, où les pyramides des Égyptiens, les tremblements de terre et même les guerres peuvent servir à augmenter la richesse. Cette phrase figure dans son ouvrage majeur « La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie ». Il va la répéter en 1940 dans trois articles du New Listener dans lesquels il va dire « La guerre va confirmer la justesse de mes théories ; le chômage va disparaître ». Il a raison sur ce der-nier point. N’oubliez pas qu’en 1940 il y avait encore plus de 8 millions de chômeurs aux États-Unis : il y en avait à peine un million en 1941. Donc, les thèses de Keynes semblent confirmées : cette idée que finalement, quand on met de l’argent dans la machine écono-mique, ça finit par faire des dépenses, et des dépenses ça finit par créer des revenus pour des individus ou des agents ; et ces individus dépensent et à leur tour créent une demande de produits, que ce soit industriel pour les entreprises ou de consommation finale pour les ménages, et le cycle peut ainsi continuer. Cette thèse s’est imposée. On a parlé de keynésia-nisme militaire ; c’est tout simplement ce que ça veut dire. En fait, les keynésiens d’après guerre ont été un peu plus partagés, souvent suivant les courants politiques. Il y avait ceux qui pensaient que c’était bon, que le maître avait raison. D’autres commençaient à émettre des doutes ; un certain nombre d’économistes dits « post-keynésiens », d’après la seconde guerre mondiale, ont été moins loin que Keynes et ont pensé qu’il fallait faire une différence entre dépenses civiles et dépenses militaires, au sein des dépenses publiques. D’autres cou-rants comme le keynésio-marxisme, très impliqués politiquement, contre la guerre du Viet-nam et se déclarant eux-mêmes comme marxistes anti-impérialistes américains, justifiaient, pour le dénoncer bien entendu, le poids positif du capitalisme pour les dépenses militaires, par une formule « l’absorption du poids du surplus », qui malgré de réelles différences, évoquait également la thèse développée par les économistes du parti communiste français sous le nom de capitalisme monopoliste d’État, le fait que le capitalisme avait une tendance permanente à la suraccumulation, c’est-à-dire qu’il avait tendance à trop investir d’abord, et à trop produire ensuite par rapport à la réalité du marché de consommation solvable (il ne s’agit pas de dire que les gens sont saturés de biens dans le monde, mais que ceux qui peu-vent payer sont en nombre limité). Mais les deux théories disent que les dépenses militaires sont finalement un moyen à bon prix d’investir pour le capitalisme, dans des secteurs où, de toutes façons, il n’y aura pas de demande, donc pas de risques de surproductions ou d’ac-cumulation puisqu’il n’y a qu’un seul demandeur qui s’appelle l’État, et que par définition, et surtout dans ce cadre théorique, l’État est très lié aux grands groupes de l’armement et il fera tout pour augmenter le budget militaire s’il sent qu’il y a une crise de suraccumula-tion qui se prépare. Encore une fois, il sera un « absorbeur » des dépenses militaires sous forme de produits militaires (engins de guerre, etc.). On a eu, récemment, la prolongation un

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peu surprenante de cette croyance, avec P. Krugman, un des économistes le plus véhéments contre l’administration Bush, mais qui a dit que la guerre en Irak a eu quelques effets posi-tifs, parmi lesquels la fin de la récession de 2000 que les États-Unis avaient connue. Tobin, figure de proue de la pensée keynésienne et président d’honneur d’une association contre la course aux armements aux États-Unis, a dit que le budget Bush et la guerre en Irak auraient des effets positifs aussi bien sur la croissance économique que sur l’emploi. Voyez que ces thèses ont gardé de leur validité.

Face à ces thèses, défendue, y compris dans le cadre de ma recherche menée à l’université - une thèse inverse, absolument minoritaire sauf, à partir des années 1990 chez les éco-nomistes ‘hétérodoxes’de l’environnement. En fait, au-delà des dépenses publiques, si on part de l’idée qu’un circuit de production de richesses se fait à partir d’une utilisation pro-ductive des ressources financières, mais également se fait sous forme matérielle, soit avec des biens de consommations, soit avec des biens d’équipement, qui sont les deux grandes composantes que l’économie a toujours considérées, alors les dépenses militaires et leur application (l’industrie de l’armement) ne rentrent pas dans ce cycle de reproduction des richesses : n’étant ni biens de consommation ni biens de production, elles sont en dehors du cercle d’accumulation du capital. Je parle ici de bien de production au sens étroit, c’est-à-dire, un bien d’équipement qui va permettre de produire d’autres biens. Par exemple, dans les sociétés primitives, vous avez d’abord à fabriquer un arc - un bien de production - qui permettra de chasser et d’avoir un bien de consommation final si vous tirez bien votre flèche. Cette idée, bien de production/bien de consommation, même si je la présente de façon ca-ricaturale, a en réalité un fondement presque unanime dans l’économie, hormis les plus ob-sédés du néo-classique. Et si on prend plus spécifiquement les dépenses militaires, l’aspect financier, l’aspect ressources du bien produit, il faut considérer que les dépenses publiques ne sont pas égales entre-elles, que le multiplicateur d’investissement de Keynes n’est pas fondé. C’est fort de dire ça, parce que Keynes a dominé la pensée économique pendant plus de 50 ans, et qu’il faut avoir quelques « billes » pour le dire ; mais c’est accepté par de plus en plus d’économistes, par différents courants qui disent que les dépenses publiques ne sont pas égales entre-elles, qu’il y a des dépenses qui préparent l’avenir, comme la formation, les dépenses de connaissances, d’infrastructures, de télécommunications ou autres, et puis les dépenses qu’on peut appeler de « gaspillage ». Je le dis parce que je travaille pas mal sur les questions de la finance et de la production, et consacrer aujourd’hui 17 % du budget de l’État français au remboursement de la dette publique - un poste qui rattrape et dépassera progressivement le poste pour l’Éducation de l’Enseignement Supérieur - c’est évidemment rappeler que, quand on nous dit que les dépenses publiques augmentent trop vite, on oublie qu’elles augmentent principalement sous le poids de la dette publique. Et je considère que la dette publique, non seulement ne représente pas une dépense productive, mais représente au contraire dans le contexte de domination du capital financier une dépense qui alimente seulement les revenus rentiers. Et par ailleurs, l’économie de l’environnement, y compris sur le plan universitaire, scientifique et des Nations Unies, commence à reconnaître qu’il y a ce qu’elle appelle un « capital naturel » et que le fait d’extraire des ressources naturelles, contrairement à la pensée économique depuis des dizaines d’années, ce n’est pas forcément productif, parce qu’il y a une impossibilité soit de reconstituer ces réserves naturelles (ré-serves épuisables) soit une possibilité déreconstitution très lente comme c’est le cas pour les forêts). Donc, cette idée que toute dépense, que tout bien produit n’est pas forcément une source d’enrichissement collectif est très richement développée par l’économie de l’envi-ronnement hétérodoxe.

De toute façon, ce débat qui semblait parfois un peu abstrait, a été en partie tranché par la guerre en Irak, car Linda Bilmes et Stiglitz ont ébranlé les idées dominantes des économistes

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sur la guerre et les dépenses militaires. Stiglitz est un keynésien relativement modéré qui avait écrit il y a trente ans que les dépenses militaires pouvaient stimuler la croissance, et qui, pour des raisons très complexes, a pris le contre-pied de sa propre position : à partir de 2001, il a mené un combat très fort pour dire que les dépenses militaires étaient des dépenses de gâchis. Au vu de sa notoriété, il est devenu l’homme à abattre. Je passe très vite en revue des chiffres absolument extravagants : d’abord ceux de l’administration Bush qui parlait de 100 à 200 milliards ; puis il y a eu le livre très célèbre de Stiglitz et Bilmes qui s’appelle « La guerre à 3 000 milliards de dollars » ; et un économiste, en accord avec Stiglitz, a évalué, à l’échelle mondiale cette fois-ci, le coût de la guerre en Irak à 6 500 milliards pour les États-Unis, plus 5 600 milliards pour le reste de l’économie mondiale. D’ailleurs, Stiglitz a écrit un article pour dire qu’il avait sous évalué les 3 000 milliards. Mais ce qui m’intéresse ici pour suivre le fil théorique de ce que j’ai dit tout à l’heure, c’est que tous ces arguments ont volé en éclat dès lors que des gens sérieux comme Stiglitz et Linda Bilmes se sont mis à la tâche. Indépendamment des aspects moraux et politiques, Stiglitz dévoile les coûts directs et indirects, ce que les économistes appellent les coûts d’opportunité, générés par la guerre en Irak. Même si les coûts d’opportunité sont très difficiles à mesurer, ils s’en servent ici pour une bonne cause, à savoir le coût de l’usage d’une ressource financière à d’autres usages que ceux à quoi vous les utilisez réellement, et vous tentez d’établir une comparaison de ce que ça vous rapporte dans un cas et puis dans l’autre, et vous faites la différence et vous appelez ça un coût d’opportunité. Puis, il y a les coûts budgétaires que les économistes avaient toujours pris en compte puisqu’ils parlaient de dépenses publiques. Mais si on re-garde les dépenses médicales quand, aujourd’hui, c’est un soldat sur dix qui revient d’Irak et qui va avoir toute sa vie une pension d’invalidité pour des raisons psychologiques ou proprement physiques, ça, c’est évidemment resté totalement ignoré par les économistes qui s’intéressaient à l’impact macro-économique des dépenses militaires, sans s’apercevoir que les dépenses médicales étaient tout de même des dépenses collatérales qui coûtent plus de 15 milliards de dollars par an aux États-Unis. Je vais vite, mais si vous avez compris mon message sur la dette publique, Stiglitz explique que contrairement à la guerre du Vietnam (qui avait été financé à 25 % par la dette et à 75 % par les impôts), cette guerre, compte tenu de la politique économique de Bush, a été essentiellement financée par l’endettement. Et puis, sur ces dépenses de guerres, derrière ces bons arguments budgétaires, déjà importants, vous avez aussi les coûts macro-économiques, toujours ignorés par les économistes qui se cantonnent essentiellement sur l’augmentation du prix du pétrole. Alors, vous voyez ce que représente à l’échelle macro-économique un coût d’opportunité : par exemple, si on prend le seul budget de 2007 affectés à la guerre en Irak, c’est 138 milliards de dollars pour cette année-là qu’on aurait pu affecter à la santé, sachant que des gens mieux soignés sont plus productifs, et ça bien des économistes le reconnaissent aujourd’hui, au moins sur le papier. Et puis, il y a les effets néfastes sur la planète de la guerre en Irak.

La mondialisation arméeDeuxième thème, cette idée de mondialisation armée. Pour faire un mauvais jeu de mots dans un article anglais, pour prendre le contre-pied de la mondialisation heureuse, je l’avais appe-lée PDF (Peace Democracy Free Market qui signifie à peu près économie de marché) : la paix allant de pair avec l’économie de marché était la rengaine des années 90, et cela allait apporter le bonheur à l’ensemble de l’humanité, parce qu’au niveau économique il y aurait une conver-gence des taux de croissance des pays de la planète, la deuxième idée étant que la démocratie et la paix vont de pair (idée ancienne si on se réfère à Kant !). Les néoconservateurs et Bush ont illustré cette idée : la démocratie est au bout du fusil, mais le marché aussi. Et puis enfin,

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troisième idée, « les dividendes de la paix » allaient être obtenus, avec la mondialisation (qui a pris son envol, irréversible à partir de 90), et avec conjointement l’écrasement ou la dispari-tion de l’« empire du Mal », (c’est comme ça que Reagan appelait l’URSS).

Mais c’est une toute autre réalité qui s’est imposée. Selon moi, d’une part, la mondialisation est bien un processus réel, qui crée au niveau global (et y compris à l’intérieur des pays) des phénomènes de différenciation extrêmes ; et d’autre part, la finance globale a dominé la mondialisation (la mondialisation est un mot creux qui ne veut pas dire grand-chose…). Si on veut vraiment la qualifier, c’est une mondialisation dominée par le capital financier, et, pour ce qui nous intéresse plus précisément, qui va à l’encontre des « dividendes de la paix » et du couple historique « économie de marché/paix ». Et c’est un nouvel agenda militaire qui s’est imposé, à savoir que le terme de « défense » a progressivement cédé le pas, à partir de la fin des années 90, et avant 2001, au terme de « sécurité » et à une mondialisation armée.

Alors, qu’est-ce qu’implique cette mondialisation armée ? Une augmentation des dépenses militaires, bien sûr. Ensuite, au nom de la sécurité, la revendication par nos éminences grises, en Europe, de l’impérialisme libéral, c’est la consolidation et l’essor des guerres pour les ressources, les transformations majeures de l’industrie de l’armement, et pour finir, la sécurité qui est un agenda stratégique de la mondialisation telle que je la comprends, telle que nos gouvernements la comprennent, mais aussi un domaine prometteur pour la recherche technologique militaire. Ce tournant commence déjà avant 2001 dans l’évolution des dépenses militaires, avec une prédominance de ce que j’appellerais l’OTAN ou l’alliance transatlantique, Europe/États-Unis. Les exportations d’armes restent relativement modestes par rapport aux chiffres incomparables des 1 600 milliards de dépenses militaires (données SIPRI). Ca ne veut pas dire qu’elles ne soient pas importantes pour les pays acheteurs ou pour les pays vendeurs, puisqu’il y a une extrême concentration, à la fois des vendeurs et des acheteurs, avec un rappel sur la place éminente de la France dans les ventes d’armes. C’est donc une mondialisation armée, largement militarisée, ne serait-ce que sous l’angle des dé-penses militaires, des exportations d’armes. Mais c’est aussi la transformation de l’agenda stratégique des gouvernements, des États-Unis d’abord, et ce avant 2001, mais ensuite de l’Union Européenne dans son agenda de politique européenne et de sécurité communes de 2005, c’est peu après celui de Bush de 2002, puis le Livre Blanc français de 2008 et le do-cument stratégique britannique qui disent tous la même chose : « Aujourd’hui, on n’a plus affaire aux bonnes vieilles guerres étatiques où les acteurs hostiles étaient bien identifiés et les territoires bien circonscrits, mais on a affaire à des acteurs non étatiques et des réseaux transnationaux violents ». Ce sont les « nouvelles guerres » dont a parlé Mary Kaldor : les instruments de guerre ne sont plus les bons vieux instruments militaires traditionnels mais sont remplacés par les menaces cyber terroristes, et, c’est encore plus important pour moi, les menaces ne sont plus simplement militaires mais viennent des populations civiles qui pourraient submerger l’ordre établi, soit par des migrations massives soit par des comporte-ments insurrectionnels.

Cet effacement progressif des frontières entre sécurité externe et interne, soit entre dé-fense et police, est un constat annoncé dès avant 2001. Cette année-là a été la révélation dans tous les agendas des grands pays développés. Mais ça avait commencé avant, et à l’époque, pour moi, c’était à mettre en liaison avec le fait que les gouvernements avaient conscience que la mondialisation n’était pas si heureuse qu’annoncé par les économistes ou les politiques qui les servaient. On mettait en place une mondialisation différenciée qui allait créer des zones d’explosions sociales, de pénuries de ressources. Dans tous les documents stratégiques un peu sérieux des États-Unis dans les années 90, des guerres pour l’eau sont annoncées… C’est l’idée théorisée par Robert Cooper (conseiller diplomatique

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de Tony Blair, puis conseiller de J. Solana, Haut représentant pour la politique européenne de sécurité commune), au début des années 2000 en Europe, que la sécurité était de plus en plus à cheval entre sécurité civile et sécurité militaire, entre sécurité militaire, sécurité économique et sécurité sociale. Robert Cooper nous dit ceci : « En réalité la mondialisation crée trois mondes : le monde des post-modernes comme l’Union Européenne, les monde des modernes comme les États-Unis qui sont encore attachés à la dimension territoriale, et le monde des barbares contre lesquels nous devons utiliser des méthodes barbares. Et contre eux nous devons adopter un impérialisme défensif, un impérialisme libéral car nous n’avons pas l’intension de coloniser les territoires, mais c’est bien d’impérialisme qu’il faut se revendiquer ». A l’époque il pense à l’Europe de l’Est avec la Serbie, mais aussi au peuple afghan, et ce terme d’impérialisme qui revient année après année, (cent ans après le premier ouvrage sur l’impérialisme d’Hobson, et qui a servi aux marxistes et à d’autres), a tout de même une certaine saveur. Ce qu’on a appelé, à tort, des guerres pour les ressources, est directement lié, pour moi, à la mondialisation. La Banque Mondiale a été obligée de s’occuper de ces guerres : plus de 40 % des pays les moins avancés étaient dans ces guerres, et la Banque Mondiale est censée s’intéresser à ces pays. Alors, le discours PDF sur la mondialisation heureuse véhiculée à la Banque Mondiale devait s’accompagner d’un dis-cours où on prenait conscience des réalités de ces guerres, qui déchiraient en particulier le continent africain.

Une cellule a été constituée autour d’un économiste anglais, Paul Collier, pour expliquer que ces guerres étaient un frein à la mondialisation, qu’elles étaient un produit du retard de la mondialisation. Alors, « retard sur la mondialisation » parce que ces pays n’avaient pas « la bonne gouvernance », pas de démocratie, parce que ces pays n’avaient pas « les bonnes politiques économiques » (en général, ils avaient des politiques très nationales de dépenses publiques, de protections, etc.). Enfin, c’est parce que ces pays étaient en retard de la mon-dialisation qu’il y avait ces guerres. Et dans certains de mes travaux, j’ai essayé de montrer, en m’appuyant sur des gens qui travaillaient directement sur ces guerres, que ces guerres devaient être considérées plutôt, comme une composante de la mondialisation. Il n’y aurait pas d’exploitation du pétrole s’il n’y avait pas les grands groupes multinationaux, il n’y aurait pas d’exploitation du cacao s’il n’y avait pas les grands groupes agro-alimentaires pour organiser la production ou pour la demander ; une bonne partie de ces ressources va du côté de la demande, c’est-à-dire vers les marchés des pays occidentaux : c’est un canal qui unit ces guerres pour les ressources aux pays développés. Par ailleurs, le recyclage de capitaux réalisés à partir de ces guerres pour les ressources allie des acteurs nationaux, des fractions d’États, des seigneurs de la guerre dans des États qui sont en décompositions, les allient avec des réseaux transnationaux, qui ne sont pas seulement des diasporas ou des mafias, mais qui peuvent être parfaitement bien intégrés dans un appareil d’État occidental. Enfin, un autre réseau, même s’il est contredit par Kadhafi aujourd’hui, c’est que, partout, les gouvernements ont toujours été reconnus par la communauté internationale, c’est une dimension géopolitique pas négligeable, qu’elle qu’ait été l’analyse de la Banque Mon-diale. Et quoi qu’on ait dit de ces guerres qui soit disant concernaient des « États faillis » (terminologie du Département d’État des États-Unis) dans un coin de la planète exclu de la mondialisation, il se trouve que ces gouvernements de pays « faillis » demeurent membres de cette communauté internationale.

Les transformations de l’industrie de l’armementJe voudrais analyser, pour susciter des questions ou des réflexions, les transformations de l’industrie de l’armement que cette période de mondialisation armée ou de montée du mi-

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litarisme a sécrétées. Je voudrais vous rappeler que l’industrie de l’armement présente des caractéristiques absolument singulières et exceptionnelles. Vous avez une position, à la fois de monopole, dans le sens où vous avez un seul producteur par grand système d’armes dans les grands pays producteurs - Grande-Bretagne, États-Unis et France -, mais vous avez en face un seul acheteur, (exceptée la question des exportations mais qui ne change rien à cette analyse) : donc une structure de marché avec un seul offreur et un seul de-mandeur. C’est un défi économique terrible si on prétend faire de la pure économie, pour analyser l’économie de l’armement. Cela aboutit à des augmentations considérables de coûts avec une forte intégration systémique. La conception d’un produit va s’étaler sur des dizaines d’années, ce qui va nécessiter des configurations organisationnelles extrêmement singulières : même un avion de combat ne se construit pas comme un airbus et dans une même industrie on a des typologies très singulières. Si on veut employer des termes d’éco-nomie industrielle, il existe des barrières à l’entrée pour empêcher l’arrivée d’éventuels concurrents qui pourraient être plus rentables mais moins ancrés dans le système militaro-industriel que les groupes de l’armement : il y a d’énormes barrières réglementaires, de lobbyings ou même d’apprentissage du point de vue de l’innovation ; c’est ce que j’avais appelé un « pouvoir relationnel avec l’État ». Ca donne une forte concentration à l’échelle mondiale : les cent premiers groupes mondiaux présentent un chiffre d’affaires de 400 mil-liards de dollars, soit 70 % du chiffre d’affaires de l’armement. C’est une concentration qui porte sur les États développés, en particulier sur les États-Unis. De plus, moins il y a de compétition et plus les dépassements de coûts sont importants. Or, il n’y a pratiquement pas de compétition dans l’armement, c’est sa singularité, et on aboutit à des dépassements vertigineux qui feraient frémir d’autres secteurs civils : par exemple pour le F35, grand avion de combat de l’avenir, les dépassements de coût de prix unitaires s’étalent de 30 % à 190 % ! Si vous regardez le dernier rapport de la Cour des Comptes de 2010, disponible en ligne, vous verrez que le système français se caractérise par les mêmes augmentations des prix. Ces augmentations sont tirées de rapports officiels : il est probable que ces coûts-là soient sous-estimés. Le Tigre de l’aviation française, censé faire des miracles, a doublé son prix unitaire ; on avait prévu d’en acheter 215, et comme on ne peut pas ponctionner toujours le contribuable français, vous voyez que la défense de la France peut passer sans problème en quelques années, de ce qui est indispensable - 215 hélicoptères Tigre pour être présents sur tous les champs de bataille français - à un malingre 80, ce qui fait qu’on se demande comment la géostratégie de la France peut s’accommoder d’une telle chute du nombre d’exemplaire produit.

L’alliance de la finance et de l’armementIl y a aussi une transformation radicale avec la réorganisation de la chaîne des valeurs. La façon dont la finance s’est imposée dans le processus de mondialisation du capital, dans les années 90-2000, a également pénétré l’armement. Évidemment, pour moi, l’alliance de la fi-nance et de l’armement est un élément d’appréciation considérable dans les changements de nature économique mais aussi politique. D’abord, au niveau des actionnaires eux-mêmes : ce sont principalement les fonds de pensions, (les compagnies d’assurances en France), qui sont actionnaires majoritaires à 80 % du capital des groupes de l’armement américain (on n’a pas tout à fait ça en France, mais un groupe comme Thalès est largement contrôlé par les « institutionnels »). Contrairement à ce qu’on a dit, la Bourse s’est longtemps intéressée à l’armement, elle a pris une nouvelle ampleur à partir de 2000, et la montée de la sécurité a aiguisé les appétits de la finance qui, loin de voir dans l’insécurité, (qu’elle est censée craindre), de voir dans l’incertitude du lendemain, des raisons de repli, a trouvé au contraire

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dans l’incertitude et l’insécurité l’occasion de spéculer. Le paradoxe, c’est qu’aux États-Unis il n’y a pratiquement plus de centres de recherches académiques qui s’intéressent à l’indus-trie de l’armement.

L’auteur de cette statistique très originale, est mon collègue Luc Mampaey, un chercheur sé-nior confirmé (au GRIP) qui a fait sa thèse sur ces questions. Lorsqu’on remonte à 1996, à la période de la nouvelle économie, l’indice spécifique DFI, (qui ne concerne que les groupes de l’armement parce que souvent on mélange « Défense » et « Aéronautique » même s’ils ont des activités civiles), cet indice boursier évolue comme les autres, (le Dow Jones que vous connaissez et un autre moins connu qui représente les cinq mille premières entreprises industrielles). Entre 1998 et 2000, il y a une période d’euphorie où l’armement semble un peu moins à la mode, et à partir de 2000, l’évolution des valeurs boursières de l’armement est à la hausse : on voit combien les marchés financiers sont intéressés et attirés. Il en est de même en Europe où à partir de 2000 les valeurs boursières de l’armement progressent plus que la moyenne des indices européens des firmes civiles. Bref, c’est un phénomène flagrant : alors qu’on vit dans la doxa de l’économie qui nous enseigne que les marchés financiers ont peur car ils vivent dans l’incertitude et que donc, normalement, le marché de l’armement ne devrait pas les intéresser, et bien, c’est le contraire qui se passe.

Je vous rappelle qu’Adam Smith avait dit que, derrière la main invisible, il y avait un gou-vernement qui était fait pour défendre les plus pauvres contre les riches. L’image d’un Adam Smith croyant aux vertus du marché pur est absolument infondée : il savait très bien à quoi servait le gouvernement. On a vu cette réalité s’imposer avec la création de blocs socio-éco-nomiques (des complexes militaro-industriels du pétrole) qui ont excité les marchés finan-ciers. L’armement et le pétrole constituent une attraction pour les financiers, et y compris dans la période d’incertitude créée par la mondialisation ou la guerre en Irak. Les marchés ont trouvé dans cette insécurité un nouveau lieu où placer leurs revenus, que ce soit les res-sources naturelles ou que ce soit l’instabilité.

Il faut faire ici un petit détour sur la façon dont fonctionnent les marchés financiers : là-des-sus il faut suivre Keynes : les marchés financiers n’ont aucune connaissance de la réalité. Et

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ça a été merveilleusement vérifié dans ces vingt dernières années : plutôt que de regarder l’avenir pour anticiper sur l’évolution du cours boursier de telle entreprise, (ce que les mar-chés financiers ne savent pas faire), ils regardent à côté, (c’est ce que Keynes appelle une « convention »), c’est-à-dire qu’ils tentent de regarder (et en général d’imiter) ce que font leurs voisins. Et ce comportement, qualifié aujourd’hui de mimétique (d’auto-référentiel, quand on veut faire bien), crée ces bulles spéculatives, puisque si tout le monde commence à regarder son voisin, il se forme un raisonnement circulaire qui, s’il est à la hausse, crée de l’optimisme et donc des bulles spéculatives et s’il est à la baisse, crée des effondre-ments spectaculaires. Cette analyse du fonctionnement des marchés financiers, (Keynes l’a expliquée il y a soixante-dix ans), a été reprise en France par d’autres économistes. Et si les marchés financiers, dans la théorie, n’aiment pas la guerre, préfèrent la paix, préfèrent un ordre bien établi, ce qui me paraît caractéristique de cette mondialisation qui perdure dans ces conditions d’instabilités foncières, c’est que non seulement les budgets militaires augmentent, mais que les marchés financiers qu’on aurait pu croire les plus éloignés de la guerre et des conflits, ont commencé à internaliser, à intérioriser cette situation d’insécurité comme ils ont intériorisé que la nouvelle économie durerait toute la vie dans les années 90, qu’à chaque fois qu’il y aurait un clic sur une souris ça ferait entrer de l’argent dans les en-treprises, et c’est comme ça que la bulle de la nouvelle économie s’est formée. En somme, ils ont internalisé une « convention guerre permanente ».

Dans la hâte, à partir des années 2000, non seulement les liens entre la finance et l’armement se sont resserrés par la pénétration capitalistique des institutionnels, capables d’influencer les parlementaires, mais les marchés financiers eux-mêmes ont commencé à faire de la guerre, de la défense et des conflits, un actif de placement, sans crainte des risques.

Le dernier point, c’est que cet agenda de sécurité qui est monté en puissance, non seulement sous l’angle stratégique mais aussi sous l’angle d’économie de l’armement, occupe des bud-gets de plus en plus importants. Aux États-Unis, par exemple, la bio-défense (qui intègre une dimension civile), pèse 60 milliards de dollars, et on estime que le Département de Sécurité Intérieur National, (qui s’est constitué après 2001) et le Département de la Défense Militaire, représentent à eux deux 25 % de ces 60 milliards. Aujourd’hui, il y a toute une littérature, y compris de scientifiques très inquiets, qui commencent à observer que derrière le mot sécu-rité, le militaire est en train de reprendre le pas, au nom de la sécurité, sur un certain nombre de recherches et développements dans les biotechnologies.

ConclusionEn conclusion, je voulais vous signaler que la Commission de l’Union Européenne, qui avait exclu de prononcer le mot « défense » et de s’occuper des questions de défense, y est pourtant montée en puissance, dès les années 90 en parlant de « technologies duales », puis au nom de la « sécurité » qui est désormais de la compétence communautaire, rajoutant une couche de plus à la militarisation de l’Europe : non seulement certains États sont particu-lièrement militarisés en Europe, mais la dimension « sécurité », donne une opportunité de plus pour lancer, outre des opérations militaires, des budgets de recherche et développement officiellement financés par la Commission, et qui sont destinés à ce qu’on appelle la « sécu-rité » dans laquelle tous les grands groupes de l’armement sont présents. Ce qui signifie clai-rement, du point de vue de l’Union Européenne, qu’un certain nombre d’enjeux deviennent militarisés : les questions d’immigration avec tous les développements que vous connaissez, mais aussi un certain nombre de secteurs industriels comme l’Espace, qui s’était construit de façon civile, en Europe (c’était même une condition lors de sa création, que ça se développe de façon civile), et qui deviennent, via la sécurité, de plus en plus militarisés.

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DébatUn participant - Est-ce que l’Europe est prête aujourd’hui pour financer l’armement ?

Claude Serfati - J’ai dit en conclusion, qu’au travers du Traité de Lisbonne ou d’autres documents de politique européenne et de sécurité commune adoptés en 2003 à Bruxelles, il y a une montée en puissance de l’Europe de la sécurité, avec néanmoins toujours ce tabou géopolitique de la défense que la plupart des gouvernements ne veulent pas voir porter par la Commission. Donc le compromis s’opère sur la sécurité, notion floue qui permet la persis-tance du militarisme en Europe. Ca tombe bien puisqu’on nous explique qu’on ne fait pas la guerre en Lybie au nom de raisons militaires mais au nom de raisons sécuritaires. Cet agenda européen convient aux États Européens, ceux qui veulent continuer à être des grandes puis-sances militaires (France, Grande-Bretagne) et les autres. Donc il y a une sorte de partage des rôles où les États continuent à afficher la souveraineté de défense mais où, en même temps, il y a des caractères cumulatifs de « sécuritisation ». Concrètement, concernant le Septième Programme-cadre européen (2007-2013), sur un budget de 70 milliards d’Euros, qui est un budget civil de Recherche et Développement, il y a, pour la première fois, un volet « sécuritaire » de 1,4 milliard d’Euros et tous les grands groupes de l’armement y sont pré-sents. Alors pour l’instant, c’est « pour voir », ça reste une amorce, mais on connaît bien les lenteurs communautaires… Pour montrer cette montée en puissance communautaire (autour de la Commission) on peut comparer ce 1,4 milliard d’euros à celui de l’Agence Européenne de la Défense, qui est censée regrouper tous les États européens pour la défense, et qui n’a qu’un budget de recherches technologiques de 15 millions d’Euros ! D’un côté, 1,4 milliard pour le sécuritaire, et de l’autre, 15 millions d’Euros. On voit bien la montée en puissance européenne sur des questions qui ne sont pas directement militaires, mais sécuritaires.

Un participant - Je voudrais aborder la question du détournement du civil vers le militaire. Par exemple, s’agissant des centrales nucléaires, beaucoup sont conçues avec des produits radioactifs uniquement parce qu’on en a ensuite besoin pour le militaire. Et pour les centrales nucléaires, ce n’est pas la sécurité qui est forcément mise en avant, dans la fabrication de ces centrales en France, notamment, c’est le point de vue militaire. Et dans ce détournement, pour moi qui suis mathématicien, j’ai pu constater autour de moi que ceux qui faisaient car-rière le plus rapidement étaient ceux qui travaillaient dans des domaines jugés fondamentaux parce que c’était susceptible d’applications militaires. Enfin, c’est ce que j’ai compris.

Claude Serfati - Sur cette question, j’ai peu travaillé sur le nucléaire, et l’armement m’oc-cupe beaucoup. Mais pour moi c’est le faux exemple de retombées militaires vers le civil ! Comme vous le dites, ce sont des industries contiguës, et un des grands problèmes est la prolifération : on veut vendre des centrales civiles, mais, si je les ai bien compris, les scien-tifiques sérieux disent qu’on peut relativement aisément produire du nucléaire militaire à partir du nucléaire civil.

Pour le second point, concernant les scientifiques, vous avez certainement raison, et la cryptographie est une discipline scientifique qui a été soignée. Jean-Marc Levy-Leblond l’a montré de façon très convaincante dans son domaine de compétences, la physique. Il a mon-tré comment la physique des hautes particules avait été ultra-privilégiée parce que c’était autour des accélérateurs de particules, alors que tout un pan de la physique « environne-

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mentale » avait été négligé. Cela dit, si c’est vrai pour la physique, pour le reste, en France, le financement militaire des laboratoires de sciences en université est relativement faible, c’est très important de le signaler. Je le vois dans mon université : le système de recherches français à vocation militaire utilise peu les universités, c’est une grande différence avec les États-Unis où là, le Pentagone finance sans compter, y compris la recherche « de base » - et je voulais le souligner.

Un participant - Vous avez bien décliné quels étaient les pays producteurs d’armement qui fixaient le tableau. Et on sait bien que les pays producteurs les plus puissants sont aussi membres du Conseil de sécurité de l’ONU. Ce qui, quelque part, amène la question de savoir s’il n’y a pas un méga conflit d’intérêts à l’échelle planétaire, à savoir que ceux qui sont censés réguler les conflits sur la planète sont les mêmes que ceux qui tirent un maximum de profits des conflits persistants. Voila une question géopolitique majeure que vous n’avez pas évoquée, me semble-t-il. Mais on pourrait peut-être y revenir par le biais de données chiffrées. Ces pays sont, pour la quasi-totalité d’entre eux, des pays en paix sur leur terri-toire, et les conflits sont des conflits d’exportation. Ce sont des guerres à l’extérieur avec des armes vendues par eux, c’est-à-dire que les belligérants sont armés par nous. Alors, est-ce que vous avez des données chiffrées à l’échelon mondial et même français, sur la part de la production de l’armement français, par exemple, destinée à l’équipement de nos propres armées, et destinée à l’exportation ? Et dans cette part destinée à l’exportation, est-ce qu’on a des données qui seraient intéressantes sur la part du budget camouflé sous le label hypocrite « d’aide au développement », où en fait on équipe des États pour leur système de sécurité - avec sans doute des rétro-commissions. C’est-à-dire qu’il y a une part importante du budget de l’État pour l’armement qui sert à armer des pays avec lesquels, de temps en temps, on se fâche, comme la Lybie à qui on a vendu une centrale nucléaire il y a trois ans et des Rafales par centaines (si elle les avait voulus). Il y a ce double jeu, cette duplicité constante de l’in-dustrie de l’armement, avec des masses financières considérables, et qui sont dans l’intérêt des marchés financiers qui les gouvernent. Est-ce que vous avez des données chiffrées sur la part de l’exportation dans ces budgets globaux et sur la part de ce qui nous revient ; et sur la part détournée sous le faux label « d’aide au développement » ? Quand on vend des hélicoptères d’attaques aux Turcs pour réprimer les Kurdes, ça peut passer pour une aide au développement. C’est comme ça que le groupe « rouge-vert » allemand a fait casser un marché au Parlement Européen, il y a quatre ou cinq ans, parce qu’ils s’étaient aperçus qu’on vendait aux Turcs des armes d’attaques alors qu’ils étaient en pleine répression des Kurdes.

Claude Serfati - Très brièvement. Le premier point est, pour moi, un point central : il n’y a plus de « bonnes vieilles guerres » interétatiques et encore moins entre les pays membres du Conseil de Sécurité. Mais plus précisément, aujourd’hui, il s’agit de ce qu’on appelle les « guerres pour les ressources » des « guerres pour la démocratie », et les guerres sont faites ailleurs qu’entre pays développés. Je l’ai dit trop rapidement, mais bien évidemment, les États des pays développés sont complètement intégrés dans ces guerres, ou réciproquement, ces guerres les ont complètement intégrés. Si on prend l’Afrique, il suffit de voir le travail absolument courageux que fait l’association « Survie » là-dessus. Il est évident que les in-térêts financiers français, et pas seulement militaires, sont directement présents. C’est une dimension très importante de la mondialisation. Et si les États les plus puissants ne secrètent pas ces conflits, ils y participent, entre autres par des livraisons d’armes. Les ventes d’armes sont importantes et servent à pérenniser les guerres, mais ce serait trop conspiratif que de réduire les guerres qui existent dans le monde à cette dimension des marchands d’armes. Dans la région des grands lacs, on s’est aussi exterminé avec des machettes. De mon point

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de vue le constat est plus grave. Je crains que ces guerres soient dues à la décomposition économique, sociale et politique produite par les processus de mondialisation dominés par le capital financier et sur lesquels, bien sûr, les marchands d’armes viennent se greffer.

Sur les données chiffrées, parlons pour la France, où sur 15 milliards de chiffre d’affaires de l’industrie de l’armement, 20 à 25 % représentent des exportations. Ces variables vous donnent une idée du poids des exportations dans l’industrie française : elles servent de justi-ficatif ! Elles peuvent servir d’instrument politique, mais elles servent surtout de justificatif économique : la quête éperdue pour arriver à vendre un Rafale n’est évidemment pas au service du contribuable français. On ne connaît pas la valeur des contrats d’armement, mais toutes les études un peu partielles, y compris de la Cour des comptes ou de tel rapport par-lementaire, nous disent que ces ventes se font, pour une large partie, à perte (et sans parler des rétro-commissions !). C’est à perte parce que c’est souvent assorti de compensations, des « offsets ». A Abou Dhabi, le Giat s’était engagé à construire des golfs dans le désert. Vous imaginez qu’il ne possède absolument pas l’ingénierie pour construire des golfs ! C’est une opération complètement à perte ! On a donc des compensations qui dépassent le contrat d’ar-mement. Les compensations sont un deuxième élément par rapport au prix de vente unitaire qui est souvent moins élevé à l’étranger que pour le client français. Et le troisième élément, ce sont les commissions et les rétro-commissions. Un vieux journaliste du Monde (que l’on disait très lié au ministère de la Défense) avait dit, à propos des frégates de Taïwan, que, officiellement, le ministère sait qu’il y a 10 % de commission agréées dans les accords inter-nationaux. Vous savez que l’OCDE est très équivoque là-dessus : elle interdit en principe les commissions pour les intermédiaires, mais en même temps elle les tolère par une douce obs-curité qui permet aux États de faire leurs petites affaires. Et puis derrière les commissions, il y a les rétro-commissions. Ainsi, comme certains exemples le montrent, ces commissions et rétro-commissions peuvent atteindre 30 % du contrat ! La mort tragique de salariés de la DCN à la suite du contrat passé avec le Pakistan a permis de commencer à lever le secret qui entoure ces questions en France. Cet argent ne va évidemment pas dans la poche de l’État français, même s’il va dans la poche de certains de ses membres. Ces trois dimensions font qu’on peut penser que les armes ne sont pas rentables à l’exportation.

Un participant - Il y a environ quarante-cinq ans, en France, les avions civils étaient fa-briqués par Sud-Aviation, industrie d’État, et les avions militaires étaient fabriqués par une entreprise privée, Marcel Dassault. J’ai connu les deux et je peux vous dire que les pro-grammes étaient toujours en surcoût, d’un côté comme de l’autre. Quand ça allait du côté de Sud-Aviation, ça permettait de payer les ingénieurs ou les ouvriers, mais quand c’était du côté des avions Marcel Dassault, ça permettait un transfert des capitaux d’État sur des capitaux privés et aussi à la famille Dassault. Ca c’est clair, net et précis. Je pense que cette situation perdure parce que, pendant la guerre d’Irak, il a été dit qu’un certain nombre de personnes autour de la famille Bush étaient intéressées financièrement dans une grande machine à fabriquer des armes, et que ce lobbying des fabricants d’armes a eu un effet non négligeable sur la décision de la guerre en Irak. Donc, finalement, cette collusion entre le politique et l’industrie de l’armement est-elle si importante que ça, au point de permettre à des guerres d’être déclarées et de transférer des capitaux de citoyens lambda vers des familles privées ?

Claude Serfati - Je commence par cette dernière question, parce que je me suis exprimé, y compris au sein d’ATTAC, sur le fait qu’on ne pouvait pas dire que la guerre en Irak était simplement un produit structurel de l’impérialisme américain, mais qu’il y avait une oppor-tunité exceptionnelle qui était créée pour le clan Bush - idéologiquement avec les néoconser-

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CyCle : Ces industries qui gouvernent le monde

vateurs ou économiquement dans le pétrole et l’armement -, et qu’il y a des configurations institutionnelles qui existent. Je vais vous raconter ce que j’ai lu dans « L’usine nouvelle », un très bon journal d’économie, qui dit « la SAGEM se félicite de la réussite remarquable des missiles à longue portée ASM qui touchent leurs cibles (là c’est en Libye) car ça va servir de vitrine pour l’exportation, etc. ». C’est pareil que tout à l’heure sur les marchands de guerre, on peut dire que le Président Sarkozy a fait la guerre pour les marchands d’armes : ce serait très réducteur, bien sûr, mais on ne peut pas exclure cette dimension ! J’essaie de montrer que, dans le militarisme, il y a une articulation de processus et que, profondément, le capitalisme porte en lui la guerre comme « la nuée porte l’orage » pour reprendre la célèbre phrase de Jean Jaurès, mais on ne peut pas non plus se réfugier derrière cette phrase pour justifier chaque occasion belliciste. On est obligé aussi de chercher à analyser comment et pourquoi ces guerres ont évolué. Et dans le cas présent, il est certain que les marchands d’armes français se réjouissent de cette guerre, mais je ne pense pas qu’ils en soient la cause. Ceci dit, ils en tirent profit autant qu’ils le peuvent.

Sur le premier point, qui est Sud-Aviation, (d’avant la SNIAS), versus Dassault, on est là dans le modèle français, c’est-à-dire que ça tient au capitalisme français, qui est-ce qu’on pourrait appeler un capitalisme d’État. En France, il n’y a pratiquement pas d’entrepreneurs ; le capi-talisme s’est constitué au XIXe siècle sous Napoléon III, en 1914 avec l’intervention massive de l’État dans l’économie (via la guerre), puis avec De Gaulle, y compris dans les nationalisa-tions de 1981 et les privatisations de 1986. Il s’est toujours constitué à l’ombre de l’État, d’où les pratiques incestueuses périodiquement constatées. Et donc vous avez là le mélange de deux genres qui malheureusement se cumulent et font un cocktail explosif. A Sud-Aviation, le fait que les salariés soient mieux payés, ça tenait sans doute à l’État, comme à EDF où les salariés sont mieux payés, etc. (je ne parle que du bon côté des choses !). Mais là, c’est parce qu’on est dans une entreprise d’État, protégée socialement, avec un statut, et parfois une des contreparties de ce statut, c’est le surpaiement par l’État d’un certain nombre de factures. Ce trait se retrouve à plus forte raison, de par sa nature singulière et le lobbying représenté, dans l’armement, qui est une industrie d’État : Dassault n’a jamais été au niveau de M. Gallois - qui a été président d’EADS -, dans son comportement ni dans son éthique. L’armement rajoute une couche dans la collusion d’État. C’est pour ça que vous avez cette apparente similitude entre l’industrie civile et l’industrie militaire : toutes les deux renvoient à un même modèle français de capitalisme où l’État est omniprésent. Mais je crois qu’il faut quand même singu-lariser l’industrie de l’armement dans l’outrecuidance de son comportement.

Un participant - Pour conclure, je vais vous poser une question que n’aiment pas les éco-nomistes : demain que va-t-il se passer à propos de cette collusion entre l’industrie de l’ar-mement et les gouvernements ? Est-ce qu’il y a une possibilité d’un mode de gouvernement qui se sorte de cette collusion ?

Claude Serfati - En fait, il y a deux questions : « qu’est-ce qui va se passer ? » et « comment faire pour changer ? ». J’ai écrit « La mondialisation armée » avant septembre 2001 et je pense que, pour des raisons de décomposition du système économique mondial autant que pour des raisons proprement militaires ou politiques, le pronostic sur ce terrain est inquié-tant. Les guerres pour les ressources sont une dimension absolument essentielle. Si vous me demandez un pronostic, je maintiens celui que je fais depuis plusieurs années, qui est que tant que ce système n’est pas préoccupé par des considérations de long terme, écologiques, mais par des considérations de court terme, de rendement financier, qu’il n’est pas préoc-cupé par la paix mais par ses rendements, je crains qu’on continue sur cette voie.

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Claude serfati : l’éConomie politique de l’armement

L’autre question permet une réponse plus positive face à ce tableau un peu noir.

Ce qui se passe (malheureusement) au Japon est peut-être, avec la prise de conscience envi-ronnementale, l’occasion de creuser ce sillon que les économistes ont eu réticence à creuser. Les économistes portent une responsabilité. Ce sont eux les experts, ce sont eux qui « sa-vent », et qui affirment par exemple, que si on augmente les salaires il y aura une inflation, ce qui n’a strictement rien de scientifique. Les économistes ne sont ni les philosophes, ni les sociologues, ni les politiques : ils sont experts et compétents. (C’est ironique ce que je dis, vous le comprenez). Mais les économistes ont toujours refusé de s’engager sur la ques-tion militaire ou la question écologique. Très peu d’économistes en parlent. Si la réaction citoyenne peut faire émerger, dans la communauté scientifique, des interrogations que les économistes ont pudiquement ignorées, c’est une chose importante. A mon avis, ça viendra plus du côté de l’environnement que du côté militaire, parce que le poids du lobbying mili-taire est très important, alors que pour l’environnement, tout le monde peut comprendre les enjeux immédiats, même ceux qui travaillent dans le nucléaire.

Le 29 mars 2011

Claude Serfati, après une carrière de professeur d’économie dans le secondaire, est de-venu Docteur en Sciences économiques en 1992 et Maître de conférences depuis 1993. Il travaille beaucoup sur les notions de mondialisation, gouvernance, déve-loppement durable.Aujourd’hui directeur du Centre d’Études sur la Mondialisation, les Conflits, les Territoires et les Vulnérabilités à Saint-Quentin-en Yvelines, ses thèmes de re-cherches sont : « Configuration institutionnelle et trajectoire du capitalisme ; re-lations entre la finance et la production ; stratégies et comportements des sociétés transnationales ; interactions entre les États et la mondialisation ; les enjeux de la sécurité et la gouvernance mondiale ; les conflits pour les ressources ». Un second sujet de recherche est « l’économie industrielle et les innovations : les industries de l’armement, relations technologies militaires, technologies civiles, politiques tech-nologiques ».Claude Serfati est membre du Conseil Scientifique d’ATTAC.

Parmi ses nombreuses publications sur ce thème, quelques titres en français :

l En 1992 « Le méso-système de l’armement et son impact sur le système productif de la France »

l En 2005 « Défense et politique technologique »

l En 2008 « Finance et défense : de nouvelles interrelations »

l En 2008 « Le rôle de l’innovation de défense dans le système national d’innovation de la France »

l En 2001 « La mondialisation armée »

l En 2004 « Les groupes de l’armement et les groupes financiers »

l En 2009 « Économie et guerre : des interactions complexes »