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LECTURES VALAISANNES M. Jean Graven a désiré mettre à profit « le temps bienheureux des vacan- ces, où les livres un peu négligés s'empressent autour de vous comme des amis, s'offrent à vous comme les meilleurs compagnons des jours de détente et de repos », pour donner suite à l'invitation de ces « messagers merveilleux qui nous ouvrent, avec la porte des heures insouciantes, celle de la richesse intérieure et du rêve ». Il a établi ainsi pour nos lecteurs le bilan du récent trésor de notre bibliothèque valaisanne. Nous en donnons ici la première par- tie. M. Graven présentera, dans un prochain cahier, les derniers romans de Zermatten : Christine, et de Corinna Bille : Théoda, les premières oeuvres de Chappaz : Grandes journées de printemps et Verdures de la nuit, et les Chants intérieurs, de Michelet. Charles-Albert Cingria : Le parcours du haut Rhône 1 Emb oîto n s tout n atur e ll ement l e pas à M. Cingr ia qui p r e n d l a route de la va ll ée du Rhône, à la suite de tant d'i ll ustres vo y ageur s — Rous- seau, Goethe, Chateaubr iand, Se nancour t, de Saussur e — dont M. Lucien Lathion se pl aît à r eche r che r , avec bonheur , l e passage et l a t r ace. J'étais tout pa r ticul r eme n t te n té de suiv r e C. A. Ci ngr ia, sachant de que ll e ma n r e pe r sonne ll e, aiguë, br ûl ante et u n peu tumul tueuse, i l voyait et t r a n sposait ce Val ais « immatériel et a r a b e », dont l a « po l itesse et l a p r écisio n est l e c r istal même ». I l e n avait étonnamme nt décr it — da n s u n for t beau l ivr e, Enveloppes, i ll ust r é de l ithogr aphies o r igi n a l es de Re n é Aub erjo n ois 2 l a « route active », où l'homme, su r so n mul et, chemi ne avec so n « ai r wisigoth d'Afrique, so n air Pè r es bl a n cs » et, au ry thme de l'animal, sembl e dispe n se r par ses br as, « de ses épaul es qui o n t l 'ai r de ce ll es d'un sai nt... u n e myrr he et un o r i n visi bl es ». Pl us haut to nn e dans l a f r aîcheur le « r ugisseme nt blanc de l'eau », et l es chèvr es b ê l a n tes fuient su r l eu r e nr ocheme n t. Aujour d'hui, accompagné du pei n t r e Paul Monnie r , e nfour chant l a b ic y c l ette dispe n sat r ice d' évasion, empo r ta n t bl oc- n otes, st yl o et c r a y o n s d'aquar ell e, C. A. Ci ngr ia n ous p r opose l a découverte du Haut-Val ais : « Cest à savoi r l e Val ais de l angue de jo, comme disait Dante, qui divi- sait l 'unive r s co nn u e n pa y s où pou r affi r mer l'o n dit oc, ou oil, ou si, ou e n co r e l'on dit jo », vous app r e n d r a savamment M. Ci ngr ia qui sait mi ll e autres choses que l e commun des mo r te l s ig n o r e : No n pas su r l e Val ais même, mais sur l e mo y e n âge et l es auteur s mystiques, su r l e chant g r égo r ie n , l a ca n ti l è n e a ll ema n de du XIII e sièc l e et l ' a r chiteetur e b a r o- que, su r Liutpr and de Cr émo n e et Cathe r i ne Emmerich, su r l a lyr ique espag n o l e, les jésuites i bé r iques et l es estampes musul manes. Et tout ce l a à p r opos du Val ais. Se souve n a n t qu'il fut éc l ai r eur , n ot r e guide conti nue donc, avec so n cama r ade d' équipe — disons mieux d'équipée — ses pé r ég r i n atio n s de 1 Editions de la Librairie de l'Université, Egloff, Fribourg 1944. 2 Chez André Gonin, éditeur d'art, Lausanne 1943.

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LECTURES VALAISANNES M. Jean Graven a désiré mettre à profit « le temps bienheureux des vacan­

ces, où les livres un peu négligés s'empressent autour de vous comme des amis, s'offrent à vous comme les meilleurs compagnons des jours de détente et de repos », pour donner suite à l'invitation de ces « messagers merveilleux qui nous ouvrent, avec la porte des heures insouciantes, celle de la richesse intérieure et du rêve ». Il a établi ainsi pour nos lecteurs le bilan du récent trésor de notre bibliothèque valaisanne. Nous en donnons ici la première par­tie. M. Graven présentera, dans un prochain cahier, les derniers romans de Zermatten : Christine, et de Corinna Bille : Théoda, les premières œuvres de Chappaz : Grandes journées de printemps et Verdures de la nuit, et les Chants intérieurs, de Michelet.

Charles-Albert Cingria : Le parcours du haut Rhône 1

Emboîtons tout naturellement le pas à M. Cingria qui prend la route de la vallée du Rhône, à la suite de tant d'illustres voyageurs — Rous­seau, Goethe, Chateaubriand, Senancourt, de Saussure — dont M. Lucien Lathion se plaît à rechercher, avec bonheur, le passage et la trace.

J'étais tout particulièrement tenté de suivre C. A. Cingria, sachant de quelle manière personnelle, aiguë, brûlante et un peu tumultueuse, il voyait et transposait ce Valais « immatériel et arabe », dont la « politesse et la précision est le cristal même ». Il en avait étonnamment décrit — dans un fort beau livre, Enveloppes, illustré de lithographies originales de René Auberjonois 2 — la « route active », où l'homme, sur son mulet, chemine avec son « air wisigoth d'Afrique, son air Pères blancs » et, au rythme de l'animal, semble dispenser par ses bras, « de ses épaules qui ont l'air de celles d'un saint... une myrrhe et un or invisibles ». Plus haut tonne dans la fraîcheur le « rugissement blanc de l'eau », et les chèvres bêlantes fuient sur leur enrochement.

Aujourd'hui, accompagné du peintre Paul Monnier, enfourchant la bicyclette dispensatrice d'évasion, emportant bloc-notes, stylo et crayons d'aquarelle, C. A. Cingria nous propose la découverte du Haut-Valais : « Cest à savoir le Valais de langue de jo, comme disait Dante, qui divi­sait l'univers connu en pays où pour affirmer l'on dit oc, ou oil, ou si, ou encore l'on dit jo », vous apprendra savamment M. Cingria qui sait mille autres choses que le commun des mortels ignore : Non pas sur le Valais même, mais sur le moyen âge et les auteurs mystiques, sur le chant grégorien, la cantilène allemande du XIIIe siècle et l 'architeeture baro­que, sur Liutprand de Crémone et Catherine Emmerich, sur la lyrique espagnole, les jésuites ibériques et les estampes musulmanes. Et tout cela à propos du Valais.

Se souvenant qu'il fut éclaireur, notre guide continue donc, avec son camarade d'équipe — disons mieux d'équipée — ses pérégrinations de

1 Editions de la Librairie de l'Université, Egloff, Fribourg 1944. 2 Chez André Gonin, éditeur d'art, Lausanne 1943.

« routier ». Cest dès lors un « carnet de route » qu'ils nous donnent, sui­vant la séduisante formule (toutes proportions gardées) des Carnets de voyage en Italie de Maurice Denis. A ceci près que le voyageur — ce­lui qui peint et celui qui écrit — se dédouble ici, et que ce n'est pas un grave membre de l'Institut, mais un jeune bohême, assez irrévérencieux, qui se moque de toute convention et adore la liberté. Je pense, ce disant, surtout à ce diable de Cingria qui tient la plume : il n'est que de voir comme il se réclame de Rimbaud, et comme il s'excuse gentiment de son indifférence sur la tombe de Rilke, à Rarogne. Paul Monnier, qui tient le crayon, nous livre des croquis vigoureux, très évocateurs dans leurs li­gnes rapides, nets, rehaussés d 'une touche de couleur d'un effet souvent infaillible, qui sont davantage dans la note des Carnets de voyage italiens.

Ce qui n'empêche d'ailleurs pas ce Parcours du haut Rhône d 'être un ouvrage d 'un seul jet, d'une belle unité. Car Charles-Albert Cingria est souvent peintre, avec sa plume, et Paul Monnier, qui tient le pinceau, collabore avec l'écrivain. Cest un peu l'amalgame qu'on a relevé dans Notre ami Ie Vin 1 — sorti des mêmes presses parfaites du maître Kun­dig — où Pierre Courthion et Paul Monnier, dans une vibration mêlée de la lumière et du chant, nous donnaient un si beau témoignage du Valais des vignobles heureux.

Cest ainsi que l'écrivain, à peine franchie la Raspille, frontière des langues, nous peint en artiste le paysage :

Immédiatement sur l'autre rive, se discernent des mamelons, des pics, des déchirures impressionnantes, mais cela assez petit, car c'est tout près. L'on dirait un fond graveleux et cahotique d'une de ces toiles comme serait un Man­tegna représentant des personnages jaunes et roses entre des rocs, tandis que s'ébroue un frémissant galop d'onagres. Quelques arbres, quelques ronces, des pins envahis de gui avec tant de force que l'essence du conifère a dû lâcher la partie. Ce ne sont plus que des tuteurs chargés à crouler de cette étrange ver­dure. Quant à ces pics et à ces rochers à la Mantegna, il faut avouer que c'est un spectacle impressionnant. L'on dirait de monstrueuses canines cariées mena­çant le ciel. A leurs bases, pourtant, se discernent de bons arbres qui semblent convier des anachorètes. Il y a comme des esplanades idéales pour s'y reposer. Cependant, point d'accès tant c'est sauvage. Si, pourtant, on voit quelque chose : on voit des chèvres qui réussissent à monter à puissants coups de jarrets. Elles sonnent et arrachent des touffes. Une femme qui les garde reste immobile sur le sentier. Il se peut qu'elle lise ou qu'elle tricote. Si elle lit — très souvent les bergères lisent — c'est probablement déjà dans l'autre langue.

Voyez aussi comment sont peints le salon de musique au plafond « hardiment lourd, bleu et argent, avec un énorme camée blanc et or au centre », dans cette demeure aristocratique, ce « petit Versailles » de Loè­che ; le sanctuaire de St-Joseph, au vaisseau « d 'un blanc poreux, spa­cieux, vibrant », avec son autel doré, « parfait comme un travail bir­man » ; ou encore, dans l'église de Viège, cette « sorte de génie ou porte-faix céleste », d 'un « vert étourdissant », qui « soutient la double galerie où hiérarchiquement s'afflanque » un peuple foisonnant de saints et d 'apôtres, avec « de l'or, du rouge, d 'étonnants bleus ». (On n'est en effet

1 Voir les Annales Valaisannes d'octobre 1944.

pas loin de l'extraordinaire « Kapellenweg » conduisant de Saas-Grund à Saas-Fee, jusqu'où C. A. Cingria aurait bien dû pousser pour sa dé­lectation).

Mais, d'autre part, c'est le peintre — il y a été et peut en parler sa­vamment aussi — qui fournit à l'écrivain ses traits et ses souvenirs sur l'Inde, et lui fait découvrir, dans nos villages (à Niedergesteln spéciale­ment), un rappel des pourrissoirs sacrés du Thibet, du char de Jager-nant, ou les impressions, la couleur et jusqu'à l'odeur des lamaseries.

Tout cependant, et il fallait s'y attendre dans ces notes de fortune, n'est pas de la même qualité, du même intérêt. Il faut avoir la franchise de le dire. Les légendes des brigands de Finges, du chasseur du Simplon ou du dragon de Naters sont assez décolorées et ne nous apprennent rien que nous ne sachions depuis longtemps. Bien des observations sont un peu courtes : à peine un coup d'œil distrait ou un coup de chapeau banal, en passant, à l'église de Rarogne, ou, de l'extérieur, au « palais Pitti » des Stockalper. D'autres sont bien minces. Sous le prétexte d'un carnet de route, c'est trop souvent les plus minuscules incidents de route aux­quels on s'arrête : Les trois décis pris à Gampel, la marque des bicyclet­tes et la réparation faite à Viège, les figues achetées à Glis, le chat ca­ressé ou le chauffage central visité à l'hospice, ou même (salva reveren­tia) la colique sur la route du Simplon, tout cela ne s'impose pas comme une évidente nécessité ni comme des faits notables pour le lecteur, puisqu'enfin c'est bien à lui qu'on destiné ces notes.

Mais, parbleu, c'est précisément, n'est-ce pas ? l'aimable paresse et la fantaisie des vacances, où l'on roule comme on veut, avec la griserie de faire et de dire ce qu'on veut, et même de faire un peu le fou. Tant pis s'il y a du déchet. Les haltes du chemin sont brèves, on n'a que le temps de crayonner : Et l'on est ravi de crayonner parfois, en marge, une bla­gue. Car surtout, je vous l'ai dit, C. A. Cingria est un enfant terrible. Il se moque du style appliqué et policé, autant que des ouvrages trop bien composés selon les recettes des manuels ; il a son originalité et va gail­lardement. Il ne lui déplaît pas de heurter, de dérouter un peu les bonnes gens, de refaire les Voyages en zigzag en plus sarcastique, en mêlant les négligences aux plus certaines beautés, les éclairs aux scories. Ses jon­gleries sont d'ailleurs souvent des trouvailles, et bien savoureuses. Ce n'est pas pour rien qu'il a donné pour sous-titre, à son itinéraire haut-va­laisan, ou la julienne et l'ail sauvage. C'est la forme particulière de son curieux talent, qui fuse par fulgurantes étincelles, mais ne recule pas de­vant les sentiers rocailleux. On l'aime parce que ses réussites ont la force singulière et le rayonnement étrange du beau paysage que nous avons cité 1.

I M. Cingria me permettra bien de lui chercher — tout amicalement — une petite querelle. D'autant plus qu'elle le dépasse et qu'elle est d'un intérêt général.

II se refuse à écrire « échalas » et il jure qu'il n'écrira jamais que « tuteurs de vigne ». Car il trouve échalas « bassement truculent », et estime qu'on a fait « trop de faux genre et de trépignements à vide avec la truculence