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Paedagogica Historica, Vol. 42, Nos. 1&2, February 2006, pp. 263–290 ISSN 0030-9230 (print)/ISSN 1477-674X (online)/06/010263–28 © 2006 Stichting Paedagogica Historica DOI: 10.1080/00309230600552179 L’éducation nouvelle après l’Education nouvelle 1 Daniel Hameline Taylor and Francis Ltd CPDH_A_155200.sgm 10.1080/00309230600552179 Paedagogica Historica 0030-9230 (print)/1477-674X (online) Original Article 2006 Stichting Paedagogica Historica 42 1&2 000000February 2006 When it happens that a historian has been one of the actors – and a militant actor – of the period he or she is studying, should he or she decline to give an opinion for probable lack of objectivity? Or, on the contrary, should the historian seize the opportunity to bring together and allow a mutual confrontation between history through personal testimony and history through documentary evidence? The author has chosen the second option, not to talk about himself but to question his memories and, even more, those he has forgotten. When, in 1963, he carried out one of the first attempts at non-directive teaching in France, he did not make the connection between that pedagogical approach, stemming from Carl Rogers’s work, and the trend of New Education. Yet that link existed at that time, in the field of social psychology, which the author was familiar with. And, in his own personal experience of childhood and adolescence (1943–1950), he encountered New Education in the form of the child-centred pedagogy (pédagogie active) advocated by the youth movement in which he was an activist. But 10 years later (1959), having become a professor, he had somehow ‘forgotten’ this past. The re-reading of these two periods undertaken by the elderly author in 2004 brings out two hypotheses that comprise and go beyond the account of his personal history: the Christian convictions of the author can explain the continuity between these two periods, although it may not easily be perceived at first, and changes in these convic- tions reveal certain ‘whys’ behind the ‘forgetfulness’. Reflecting on this past of his, one observation stands out to the author: the extreme rarity of the experience of a relationship of equality between human beings (Merleau-Ponty). And for him one question remains unanswered: how do you touch someone’s life with- out interfering in it? (Ricœur) (How do you educate someone without doing them harm?). These chal- lenges seem to the author to be a common legacy of Christianity and of New Education. Both have always aimed at these ideals. And always missed. But Utopia and the impossible are linked, as everyone knows…. Le 21 septembre 1962 – il y aura bientôt de cela quarante-deux ans – 14 élèves entrèrent dans le local de la Classe terminale de l’Ecole normale Ozanam à Nantes. Ils trouvèrent, à un grain de poussière près, une salle demeurée fidèlement dans l’état où l’avaient laissée leurs prédécesseurs et les divers contingents d’hôtes de vacances qui l’avaient utilisée à des fins variées autant qu’inattendues. On pouvait en juger par la présence, à la place de la chaire du professeur, d’une trousse à outils, de débris d’osier, d’un casque de gaulois et 1 Cet article est la présentation textuelle de la conférence de clôture de l’ISCHE XXVI à Genève.

L'éducation nouvelle après l'Education nouvelle

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Paedagogica Historica,Vol. 42, Nos. 1&2, February 2006, pp. 263–290

ISSN 0030-9230 (print)/ISSN 1477-674X (online)/06/010263–28© 2006 Stichting Paedagogica HistoricaDOI: 10.1080/00309230600552179

L’éducation nouvelle après l’Education nouvelle1

Daniel HamelineTaylor and Francis LtdCPDH_A_155200.sgm10.1080/00309230600552179Paedagogica Historica0030-9230 (print)/1477-674X (online)Original Article2006Stichting Paedagogica Historica421&2000000February 2006

When it happens that a historian has been one of the actors – and a militant actor – of the period he orshe is studying, should he or she decline to give an opinion for probable lack of objectivity? Or, on thecontrary, should the historian seize the opportunity to bring together and allow a mutual confrontationbetween history through personal testimony and history through documentary evidence? The author haschosen the second option, not to talk about himself but to question his memories and, even more, those hehas forgotten. When, in 1963, he carried out one of the first attempts at non-directive teaching inFrance, he did not make the connection between that pedagogical approach, stemming from CarlRogers’s work, and the trend of New Education. Yet that link existed at that time, in the field of socialpsychology, which the author was familiar with. And, in his own personal experience of childhood andadolescence (1943–1950), he encountered New Education in the form of the child-centred pedagogy(pédagogie active) advocated by the youth movement in which he was an activist. But 10 years later(1959), having become a professor, he had somehow ‘forgotten’ this past. The re-reading of these twoperiods undertaken by the elderly author in 2004 brings out two hypotheses that comprise and go beyondthe account of his personal history: the Christian convictions of the author can explain the continuitybetween these two periods, although it may not easily be perceived at first, and changes in these convic-tions reveal certain ‘whys’ behind the ‘forgetfulness’. Reflecting on this past of his, one observation standsout to the author: the extreme rarity of the experience of a relationship of equality between human beings(Merleau-Ponty). And for him one question remains unanswered: how do you touch someone’s life with-out interfering in it? (Ricœur) (How do you educate someone without doing them harm?). These chal-lenges seem to the author to be a common legacy of Christianity and of New Education. Both havealways aimed at these ideals. And always missed. But Utopia and the impossible are linked, as everyoneknows….

Le 21 septembre 1962 – il y aura bientôt de cela quarante-deux ans – 14 élèves entrèrentdans le local de la Classe terminale de l’Ecole normale Ozanam à Nantes. Ils trouvèrent,à un grain de poussière près, une salle demeurée fidèlement dans l’état où l’avaient laisséeleurs prédécesseurs et les divers contingents d’hôtes de vacances qui l’avaient utilisée à desfins variées autant qu’inattendues. On pouvait en juger par la présence, à la place de lachaire du professeur, d’une trousse à outils, de débris d’osier, d’un casque de gaulois et

1 Cet article est la présentation textuelle de la conférence de clôture de l’ISCHE XXVI àGenève.

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d’un superbe oiseau empaillé. Le tableau noir s’ornait de quelques phrases d’adieu tradi-tionnelles dans le style potache. Il n’y avait que dix tables individuelles pour quatorzeélèves. Les dix premiers arrivés s’y étaient déposés avec empressement. Les quatre autres,après un instant d’hésitation, signalèrent au professeur qu’ils n’avaient pas de place. ‘Eneffet’, répondit l’homme, ‘mais moi non plus d’ailleurs’. Ce disant, il déplaça l’oiseau quitrônait face aux élèves et, faute de chaise, s’assit sur le bord de l’estrade. Quand il eûtcommencé à parler, les quatre frustrés trouvèrent la solution en s’asseyant à leur tour surla marche du tableau. C’est dans ce décor des plus dignes de Socrate que l’homo sapiensouvrit la bouche devant les nouveaux candidats à l’amitié de la sagesse. Il parla. Mais pourleur annoncer son silence.2

Mesdames et Messieurs, chers collègues, s’il vous venait l’envie de connaître lasuite de ce récit, je me permets de vous renvoyer à la lecture de La libertéd’apprendre. Justification d’un enseignement non-directif, publié en 1967 par lesEditions ouvrières à Paris. Les auteurs en sont Marie-Joëlle Dardelin et DanielHameline.

L’histoire par le témoignage?

Effectivement, ce professeur de philosophie, c’est moi. Mais j’arrête immédiatementce récit, car sans doute vous interrogez-vous déjà sur la pertinence de cette entrée enmatière, sur son rapport avec le sujet de cette conférence conclusive et, surtout,puisque nous sommes entre historiens de l’éducation, sur ce recours insolite àl’histoire par le témoignage dont ceux et celles qui me connaissent conviendront qu’iln’est pas dans mes habitudes.

Je vous avouerai d’abord que ce choix m’a été dicté par les circonstances. J’ai dûconsacrer la plus grande partie du temps que je réservais pour travailler sur desarchives, à remplir des obligations filiales: j’ai passé une grande partie de ces derniersmois à tenir compagnie à ma vieille mère de nonante-quatre ans. Et je ne me doutaispas que ce serait une occupation aussi prenante….

Pour aborder la question ambiguë du ‘après’, qui fait le noeud du titre de cetexposé: L’éducation nouvelle après l’Education nouvelle, mon intention premièren’était pas de me raconter. J’aurais préféré rechercher des données factuelles quipermettent de répondre à la question, ou de la renvoyer comme sans objet. Car,pour qu’il y ait un ‘après’, encore faut-il qu’il y ait eu un ‘avant’ et un‘pendant’, et qu’on soit un peu d’accord pour en délimiter les périodes. Or,comme notre collègue Oelkers l’a brillamment montré en ouvrant ce congrès,cette délimitation est à bon droit suspecte, et peut-être est-elle même peuinstructive.

2 Texte reproduit dans Hameline, D., et M.-J. Dardelin. La Liberté d’apprendre. Situation II.Rétrospection sur un enseignement non-directif. Paris, 1977: 98–99.

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Cinq chantiers demeurés en friche

J’avais pensé à l’une ou l’autre de cinq investigations possibles, et qui demeureront àl’état de programme éventuel pour nos recherches par la suite. Pour aller du plusdiscernable au plus évanescent, on aurait pu, par exemple, étudier:

– l’histoire de l’organisation dont l’intitulé comporte notre syntagme Educationnouvelle comme dénomination officielle, l’histoire de la New Education Fellowship,dont Steward date de 1966 le changement d’appellation en World Education Fellow-ship.3 On ne perdrait pas de vue évidemment que cette histoire d’une organisationne résume pas, tant s’en faut, l’histoire du ‘mouvement’, encore moins l’histoire del’idéologie ou celle de la mentalité, comme Boyd et Rawson l’avaient déjà juste-ment rappelé;4

– l’histoire comparative très contrastée des sections nationales ou locales de la NewEducation Fellowship dans les différentes parties du monde: alors que certaines ontdisparu ou n’ont plus d’existence que sur le papier, d’autres continuentaujourd’hui leurs activités sous leur intitulé d’origine. Resterait à déterminer ceque ces activités ont en commun avec celles qui ont été menées au long du XXe

siècle, et surtout, au préalable, à discerner ‘le champ et la carte’ d’une éducationcomparée toujours en quête de ses modèles d’analyse…;5

– l’histoire encore plus circonstanciée des établissements qui ont revendiqué l’appel-lation d’écoles nouvelles. Il serait instructif, par exemple, d’étudier, à partir de lacollection de leurs prospectus, le rapport que les unes et les autres entretiennent,au fur et à mesure du temps qui passe, avec leurs fondations. Pour ce qui est duRoyaume-Uni, par exemple, Steward distingue les radical schools des maintainedschools: l’acceptation d’entrer dans le cadre des public schools subventionnéessignerait le passage du prophétisme au réalisme et donc, d’une certaine manière,la fin de quelque chose;6

– l’emploi du syntagme ‘éducation nouvelle’ et ses avatars au fil du temps au sein decorpus documentaires homogènes. On tenterait d’établir une chronologie desfréquences de cet usage, mais aussi une étude de la rhétorique qui se développe à

3 Steward, W. C. Progressives and Radicals in English Education 1750–1970. London, 1972: 377.4 Boyd, W., et W. Rawson. The Story of the New Education. London, 1965.5 A. Nóvoa, Histoire et comparaison (essais sur l’éducation). Lisbonne, 1998: 51sqq.6 Steward, Progressives and Radicals in English Education 1750–1970.

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l’occasion: légitimation, réserve, plaidoyer, prise de distance, usage plus ou moinscritique, etc.;7

– la dissémination des thèmes communément attribués à l’éducation nouvelle, à traversla littérature pédagogique destinée au grand public, par exemple dans le contextedes Ecoles de parents qui fleurissent un peu partout dans nos pays après la Deux-ième Guerre mondiale. Une vulgate se constitue là, que diffusent de nombreuxéditeurs. Il s’agit souvent d’une littérature insipide et répétitive, mais susceptiblede révéler, parfois beaucoup mieux que la littérature savante, les lieux communspar lesquels se dit l’éducation ordinaire quand on la veut ‘moderne’. Resteraitévidemment, dans une proposition comme celle que je viens d’énoncer, à déter-miner qui est ‘on’….8

Je n’ai pu mener aucune de ces cinq recherches…. La piété filiale m’assignait à jouerd’interminables parties de scrabble et à regarder la coupe d’Europe de football avecma vieille mère, à recueillir pieusement ses commentaires, d’ailleurs particulièrementpertinents, sur les hors-jeux, les dribbles, les corners et les penaltys de ce sport qui n’apas de secret pour elle….

Histoire par le témoignage, histoire par le document

Mais ce ne sont pas seulement les circonstances qui m’empêchent de vous présenterfût-ce l’ébauche de ces savantes études. A la réflexion, ne puis-je pas prétendre, à

7 Il serait particulièrement instructif de porter attention à la littérature pédagogique des pays del’ex-‘Bloc de l’Est’ avant la chute du Mur de Berlin. Ainsi une histoire de l’éducation comme cellede l’Académie des sciences pédagogiques de Moscou (1955; trad. italienne Storia della pedagogicaprima e dopo Marx. 1960), si elle accorde d’importants développements aux oeuvres de Tolstoï, deKroupskaïa et de Makarenko, n’évoque à aucun moment l’existence ni le rôle de la Ligue, neconnaît pas Dewey, de même qu’à part Lounatcharski, ne désigne nommément aucun des péda-gogues du temps du ‘communisme de guerre’ (1918–1921): Lepechinski, Blonski, Chatski, Pistrak,etc., qui furent de bons connaisseurs de Dewey et de la pédagogie nouvelle occidentale, commel’ont montré C. et N. Thollon-Pommerol, dans “La pédagogie du ‘Communisme de Guerre’ etl’Ecole de Genève.” Dans Autour d’Adolphe Ferrière et de l’Education nouvelle, édité par D. Hameline.Genève, 1982: 77–104. La pédagogie par les ‘complexes’, que préconisent ces pédagogues, estévoquée rapidement (p. 319) avant que ne soit souligné son ‘caractère erroné’, et justifié, son aban-don. Par comparaison, Geschichte der Erziehung, publiée en 1966, accorde un développement im-portant à la ‘pédagogie bourgeoise sous l’influence de l’impérialisme’ dont les principauxreprésentants sont les habituelles figures de l’Education nouvelle ou de la Reformpädagogik:Demolins, Ligthart, Montessori, Ferrière, Claparède, Dewey, Kilpatrick, Key, Lietz, Wyneken, etprincipalement Kerschensteiner (pp. 423–68). Le volume des Quellen zur Geschichte der Erziehung(1968) propose des extraits de Kerschensteiner, Ellen Key, Lietz et Wyneken (pp. 337–46).

8 Utilisant un corpus de revues, de conférences, de débats publics, une étude longitudinalecomme celle menée par Depaepe M. et al. Order in Progress : Everyday Educational Practice in PrimarySchools Belgium, 1880–1970. Leuven, 2000, sur les écoles primaires belges de 1880 à 1970 permetde prendre la mesure du flux et du reflux des thèmes de l’éducation nouvelle dans le discourséducatif officiel et dans les propos des divers protagonistes ou adversaires de la rénovation.

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l’âge que j’ai, témoigner de ce qu’a été, pour moi, l’éducation nouvelle au cours dema carrière d’éducateur?

J’ai beaucoup à dire. Et, en même temps, j’ai l’impression d’avoir peu à dire. C’estune banalité de rappeler que le souvenir est déformant. Il redistribue les données enfonction de fils que l’on répute, après coup, conducteurs. Les données? Le souvenirles éveille. Il les recalibre. Au prix de l’oubli qui est sa soupape de sécurité: constancedu processus de l’oubli aussi bien dans le récit en cours d’action que dans les bribesqui en demeurent chez le vieillard et qu’il tente de retisser entre complaisance à soi etscepticisme à l’égard de soi.

D’où la nécessité de tempérer ou de redresser l’histoire par le témoignage grâce àl’histoire par le document. Je ne me souviens pas. Mais des manuscrits retrouvés, uneannotation dans les marges d’un livre, susceptible d’être datée, parleront pour moi,contrediront mes impressions, raviveront un souvenir éteint, susciteront une réminis-cence. A la condition de cet aller-retour, le récit de mes aventures pédagogiques peutaider à répondre à cette question de l’après.

L’oubli, et l’oubli de l’oubli

Car, pour simplifier, mon histoire se résumerait en deux épisodes. 1960: après signi-fierait que mes initiatives pédagogiques, comme celle dont j’ai évoqué encommençant les pittoresques premières minutes, s’inscrivent dans un contexte désor-mais autre. Et c’est ce que je crois à l’époque, avec toute la naïveté d’un inventeur quisemble ne plus savoir qu’il y a eu quelque chose (la même chose?) avant. Il ne le saitplus. Mais l’a-t-il su, l’a-t-il oublié? Retour en arrière: 1946. Je baigne, sans trop lesavoir, dans l’éducation nouvelle. Je milite pour la ‘pédagogie active’ qui en est, àl’époque, comme l’un des plus sûrs critères d’authenticité.9

Voilà dès lors la question: le professeur rogérien de 1962, qui a ‘oublié’ cettemilitance de jeunesse, en est-il encore habité à son insu? Il ne s’y réfère pas explicite-ment. Mais, implicitement, ne sont-ce pas les mêmes penchants, la même attitude,voire la même doctrine pédagogique – faudrait-il aller jusqu’à dire: la même‘mystique’ éducative – qui perdurent? Vraie question que je ne me posais pas il y aencore quatre semaines, car j’avais oublié que j’avais oublié. Et c’est bien cet oubli, etcet oubli de l’oubli, qui aujourd’hui donne du piment à ma propre interrogation surmon histoire, et en même temps sur l’histoire tout court dont je ne suis qu’un agent

9 Avec des nuances, bien sûr, et des mises au point récurrentes. Déjà A. Ferrière, dans “Ecoleactive et méthodes actives” (Schweizer Erziehungs-Rundschau, 9, (1928): 207–12), exhortait sescontemporains à ne pas confondre ‘école active’ et ‘méthodes actives’. De même Pour l’Ere nouvellepublie des mises en garde régulièrement (1948: “Méthodes d’éducation active et réformes del’enseignement. Les contrefaçons des Méthodes actives” par Lucien Boes; 1948 et 1949: deuxconférences de Marthe Chenon-Thivet: “Méthodes actives et éducation nouvelle”). Dans sacontribution à l’ouvrage dirigé par G. Mialaret, Education nouvelle et monde moderne (Paris, 1966/1969), reprenant les propos de ses conférences, cette même pédagogue écrit: ‘il semble bien que deplus en plus les postulats des méthodes actives s’identifient avec ceux de l’Education nouvelle’(p. 103).

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parmi d’autres, un agent qui, se faisant historien, tente de comprendre ce qui lui estarrivé et ce qu’il a contribué à faire arriver à d’autres.10

Ainsi en 1963, un agent d’éducation aurait été en mesure d’instaurer de l’innova-tion sans se référer à l’éducation nouvelle, pas davantage au mouvement del’Education nouvelle (avec majuscules), encore moins à l’organisation qui porte cenom, soit dans le monde (Ligue, New Education Fellowship) soit en France (Groupefrançais d’éducation nouvelle, GFEN)? Page tournée. On est bien dans l’après. Un‘après’ qui est un ‘autrement’.11

Les deux modalités de l’oubli

Mais cette altération – ce ‘passage à autre chose’ – peut s’effectuer sous deuxmodalités: la faille dans l’ordre des choses, la rupture délibérée dans l’ordre desprojets. La première est disjonction: les choses ont changé, puis, avec elles, dans leurmatérialité même, les façons de voir et de penser, et, indissociablement, les façons dedire. L’oubli, dans ce cas, est une lacune effective: le passé s’efface.

Seconde modalité: la rupture volontaire ou, tout au moins, volontariste. Ellerépudie les façons anciennes par une exclusion explicite, voire par le prononcé d’uninterdit. Oublier relève alors d’un acte décisionnaire, un acte d’oblitération – onefface le passé, avec plus ou moins de réussite selon son degré de résistance etd’enkystement dans les manières de faire, de dire et de penser.

Oublier l’éducation nouvelle: première modalité

Dans le cas d’une histoire singulière comme celle que j’évoque, l’oubli joue sur lesdeux modalités, mais en demi-teinte et comme par allusion. Ainsi je n’ai pas trouvédans La Liberté d’apprendre (1967) la moindre allusion à l’éducation nouvelle, surtoutpas sous la forme d’une revendication d’appartenance. Il est vrai que ce livre constituecomme une sorte de manifeste novateur dans le présent, une ‘justification pour unenseignement non-directif’, comme dit le sous-titre.

Dix ans après, Marie-Joëlle Dardelin et moi-même, nous publions, non plus une‘justification’, mais une ‘rétrospection’ qui ressemble beaucoup à une autocritique.Nous paraissons, entre temps, avoir mieux assuré notre instruction et, en particulier,mieux inscrit nos innovations dans leur contexte. Un contexte que nous qualifions de

10 Sur le militant qui se fait historien, j’ai eu l’occasion d’écrire deux ou trois choses en préfaçantla thèse magistrale d’António Nóvoa. Le Temps des professeurs. Lisbonne, 1987: XIX–XXV.

11 Je n’ai pris connaissance qu’après la rédaction de cette conférence, de la contribution d’AntoineSavoye à l’ouvrage collectif sur l’Education nouvelle paru à l’occasion du Congrès. En homme quisait poser les bonnes questions, il s’interroge – il m’interroge – sur la rupture et la continuité entreles entreprises ‘groupistes’ non-directives et l’éducation nouvelle. Savoye, A. “L’Education nouvelleen France. De son irrésistible ascension à son impossible pérennisation (1944–1970).” DansL’Education nouvelle, histoire, présence et devenir, par A. Ohayon, D. Ottavi et A. Savoye. Berne, 2004:235–69.

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‘culturel’ pour localiser d’emblée hors du seul domaine de l’éducation et de ses méthodes,les explications de ce penchant ambigu de notre société pour le ‘non-directif’.

Cette seconde partie du livre – ‘Le contexte culturel de la non-directivité’ – estd’ailleurs précédée, comme toutes les divisions de l’ouvrage, d’un double exergue.Je suis frappé aujourd’hui par la teneur de l’épigraphe que j’ai choisie pouranticiper ce développement. Chacun sait que la fonction de l’épigraphe estd’intriguer le lecteur pour lui faire mesurer les implicites d’un propos. Or cetteépigraphe anticipe l’objet de la présente conférence d’une façon singulière! C’estun fragment d’un poème de Pierre Delisle, un poète français peu connu mais quej’aime bien. Ecoutez:

O Parole seule au monde satisfaite de toi-même,ne te retourne pas.Tu n’as pas de mémoire.Tu ne t’es redevable de rien.Laisse la vieille carcasse se retourner.Elle a des dettes en arrière.Elle a trop vécuparmi ceux qui regardent grandir et mûrir les moissons….Laisse-la imaginer encore qu’il y a des causes et des effets.Laisse-la couper le pain et répéterQui a semé doit récolter.

‘Qui a semé doit récolter’: l’éducation nouvelle est-elle le semeur de cette récoltedont je ne me sens pas redevable à son égard? J’ai quand même trouvé, dans LaLiberté d’apprendre, situation II (1977), deux allusions à l’éducation nouvelle. Ellessont fugitives, comme s’il n’y avait vraiment pas lieu d’entrer en matière, commesi, pour paraphraser le poète que je viens de citer, il n’y avait pas de dettes enarrière.

Un ‘habitus mental naturalisé’?

La première allusion est une évocation du philosophe et pédagogue américain Dewey.Mais c’est une incise qu’il est instructif de vous signaler aujourd’hui dans cetteallusion: nous parlions d’une ‘pédagogie nouvelle’, en ajoutant que ‘nous y adhérions“spontanément”’ parce qu’elle nous “habitait” au titre même d’un habitus mental“naturalise”’.

Ce propos, que j’avoue bien pédant, dit à la fois peu et beaucoup. Il dit peu: cetteadhésion ‘spontanée’ ressemble à l’acceptation d’un ‘lieu commun’, une de cesbanalités de la pensée a-critique courante, celle qui vient ‘naturellement’ à l’espritde n’importe qui. C’est dire peu. C’est dire beaucoup: car, au passage, cette notiond’‘habitus mental naturalisé’ renvoie, avec un lexique proche de celui de Bourdieuet Passeron (La Reproduction. Paris, 1970), à un apprentissage social et à uneintégration personnelle qui ne peuvent pas ne pas avoir une histoire, et une histoireau sein de la culture. Et c’est cette histoire qui est oubliée, comme par la force deschoses.

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Oublier l’éducation nouvelle: seconde modalité

En revanche, une seconde allusion relève de l’autre modalité de l’oubli, celle quej’appelai tout à l’heure l’oubli actif, l’oblitération: page 177, nous déplorons avecvigueur ‘la généralisation et la banalisation des procédures non directives issues despratiques de groupe, leur jonction, sinon leur confusion, avec les pratiques del’éducation nouvelle’. Et s’ensuit une énumération de ces pratiques: ‘travail enéquipe, travail en groupe, individualisation de l’enseignement, appui de l’apprentis-sage sur les centres d’intérêts et l’initiative des apprenants, etc.’. Surtout ne pasconfondre: ce que nous faisons n’a rien à voir. Nous développons de nouveau cetteargumentation, pages 182–184, avec une référence explicite à l’éducation nouvelle,appuyée d’une citation de Ferrière et d’une autre de Claparède – au demeurant assezlégèrement traitées – et nous légitimons ainsi notre prise de distance: oubliez l’éduca-tion nouvelle.

Ainsi, quand j’écris ma contribution à notre ouvrage de 1977, l’attention à l’éduca-tion nouvelle est manifestement plus accentuée que dans l’ouvrage de 1967, mais, nidans l’un, ni dans l’autre, non seulement nous ne nous rattachons pas à ce courantpédagogique, mais nous ne nous situons vraiment par rapport à lui que sur unproblème particulier, celui des groupes et de leur fonctionnement. Je dirai plus loinque je disposais pourtant des éléments propres à nuancer ce jugement et à en atténuerl’ingratitude.12

Présence conjointe de l’éducation nouvelle

Mais il me faut au préalable relever un point d’histoire. Au cours de cette décennie1967–1977, ce courant témoigne pourtant en France, d’une présence organiqueencore très active. Témoin la littérature du moment dont je ne citerai que quelquestitres qui semblent signifier que nous ne sommes pas du tout dans l’‘après’: Educationnouvelle et monde moderne (1ère éd. 1966, 2e éd. mise à jour 1969), réflexions surl’Education nouvelle et ses ‘problèmes actuels’ présentées par des membres duGFEN sous la direction de Gaston Mialaret; 3e éd. (1968) de L’éducation nouvelle, deRoger Cousinet (1ère éd. 1950); Pour une éducation nouvelle. Actes du Colloque nationald’Amiens (1969); L’Ecole nouvelle témoigne, sous la direction de Louis Cros (1972); Lesmouvements de rénovation pédagogique par eux-mêmes (Paris, 1972), quatre ouvragescollectifs publiés par le Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN), la traductionde English Progressive Schools (1969) de Robert Skidelsky, sous le titre Le mouvementdes écoles nouvelles anglaises dans la collection ‘textes à l’appui/pédagogie’ de Maspero(Paris, 1972), etc.13

12 Hameline et Dardelin, La Liberté d’apprendre; Id. La Liberté … Situation II.13 Mais déjà un ouvrage collectif comme La pédagogie au XXe siècle, sous la direction de Avanzini

(Toulouse, 1975), tente une première prise de distance en même temps qu’une saisie duphénomène Education nouvelle sur une durée où ce syntagme de référence s’articule avec d’autres,s’efface ou se trouve réanimé pour désigner des réalités dont les auteurs du livre montrent combienelles sont flottantes.

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Reste à m’interroger. Face à cette actualité encore puissante de l’Educationnouvelle nommément désignée et revendiquée, je me suis situé plutôt commequelqu’un qui vient après. Pourquoi ne me suis-je pas réclamé de l’éducationnouvelle, pour ‘justifier’ mes innovations, alors que j’en avais été un praticien dansma jeunesse?

Les activités para-scolaires

Une première explication est possible, qui permet d’interpréter cet oubli comme uneoccasion manquée:14 un ‘rapprochement’ ne s’est pas fait entre deux univers. Maisrien d’étonnant à cela: ces univers, en définitive, n’ont pas grand chose à voir l’unavec l’autre. L’‘association d’idées’ n’a pas joué entre le choix d’une attitude deprofesseur, dans le cadre de la classe, et l’adoption plus ancienne d’une attitude quenous dirions aujourd’hui d’animateur, telle que je la décrirai dans la 2e partie et quise situe dans le cadre des activités de loisir et de ‘pleine vie’.

A aucun moment de ma délibération avec moi-même au cours de l’été 1962, il neme serait venu à l’idée d’aller consulter ma bibliothèque de jeunesse, qui, à longueurde pages, elles-mêmes étayées sur la psychologie ‘scientifique’ de l’enfant, me parlaitde ‘pédagogie active’, de confiance à faire aux jeunes, de participation à la vie et audéveloppement du groupe, etc. Le cloisonnement entre le ‘scolaire’ et le ‘non-scolaire’ semble, en l’occurrence, avoir empêché, dans une personnalité dont je vantedans mes livres le fonctionnement as a whole, la circulation de l’expérience, à tout lemoins sa circulation consciente.

La philosophie

Les études supérieures furent, je crois, pour beaucoup aussi dans cet effacement dema rencontre de jeunesse avec la pédagogie active de l’éducation nouvelle. Etd’abord, les études en elles-mêmes. Elles constituent l’accès du jeune militant àl’univers du savoir où ne peuvent que se relativiser les doctrines d’action quialimentaient ses engagements.

Ce furent des études de philosophie. Les programmes de la licence y sont particu-lièrement lacunaires, du fait du petit nombre d’auteurs au programme. Dans moncas, ce furent Aristote, Leibniz, Rousseau, Kant, Berkeley, Jankélévitch. Cela fait peude monde. Mais le contact avec des oeuvres magistrales crée un phénomène dedépossession de soi, car il n’est possible désormais de retrouver sa propre pensée quepar le détour de la puissante pensée des autres, des pensées forcément altérantes.Mais ces étrangetés construisent des fondations, instaurent des interlocutions dans ladurée. Les mots en -isme (Aristotélisme, Kantisme, Rousseauisme, etc.) témoignentde ces édifices qui sont en même temps des déambulatoires où circulent les penseursde tout calibre.

14 Comme on parle d’un ‘acte manqué’ peut-être…

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La psychologie sociale et la psychosociologie

Mais l’influence déterminante, je l’attribue spécifiquement, en 1977, dans La Libertéd’apprendre. Situation II (pp. 20–21) à l’initiation à la psychologie sociale effectuée enparallèle à ces mêmes études et dans leur prolongement. C’était au cours de l’annéeuniversitaire 1958–1959. Nous avions la chance, à l’Université catholique de l’Ouestà Angers, pour les travaux pratiques, de bénéficier de la compétence de Marie-LouiseFanchon, qui rentrait des Etats-Unis, où elle avait assumé les fonctions deresponsable de relations humaines chez Ford. Elle avait participé en 1956 au célèbrestage de Samois, au cours duquel eut lieu le premier ‘groupe de diagnostic’ (T-group)organisé sur le Vieux Continent. Je pus en lire un compte-rendu assez caustique, maisposant les bonnes questions, dans le Bulletin de psychologie, numéro spécial‘psychologie sociale III: groupes’, de février 1959, sous la plume de mon futur direc-teur de thèse, Paul Arbousse-Bastide.15

La citation que j’ai faite plus haut laisse entendre que j’ai pressenti dans ces expéri-ences de groupe comme une rupture explicite avec les connaissances et les pratiquesqu’on avait pu jusque-là en élaborer et j’en vis, dès ce moment, toutes les ‘applica-tions’, originales et inconnues jusque-là, que l’on pouvait en faire au ‘groupe-classe’.

Or c’est bien là que l’oubli-effacement vient ‘doubler’ en quelque sorte l’oubli-oblitération. J’avais lu, en 1959, l’ensemble de cette même livraison du Bulletin depsychologie consacré aux groupes que je viens de citer. Or Favez-Boutonier, dans unarticle intitulé ‘L’expérience d’Utrecht dans la perspective de l’utilisationpédagogique des petits groupes’,16 y rend compte longuement et minutieusement decette initiative qu’elle rapporte explicitement à la New Education Fellowship (1956).Elle crédite aussi cette dernière du premier séminaire fermé (1955) de préparation deresponsables d’un congrès: vie en commun du petit groupe pendant quelques jours àl’écart de toutes relations extérieures, séances de travail sans programme,interventions libres…. ‘Le travail se trouvait organisé dans des conditions inusitées’,ajoute-t-elle (p. 259). L’inusité, dont je me fais, en 1962, l’un des promoteurs enFrance, constitue donc bien, avec quelques années d’avance, une innovation interneà la NEF, donc une pratique que cette organisation n’estime pas contraire à sonesprit….

Est-il alors pertinent de considérer que la non-directivité est un concept étranger àl’éducation nouvelle? Répondre oui à cette interrogation fournirait un point de repèreparmi d’autres pour marquer le passage à l’‘après’: le changement de lexique, lui-même révélateur d’un changement de conception et d’action. Mais cette réponse, onle voit, peut être discutée. Elle pouvait l’être dès 1959.

Elle pouvait l’être aussi bien en1965. Décrivant la dérive ‘groupiste’ des dernierscongrès de la New Education Fellowship (Chichester, 1951; Askov, 1953; Utrecht,

15 Arbousse-Bastide, P. “L’expérience de Samois. Impressions et réflexions d’un participant à unT-group.” Bulletin de psychologie 6–9/XII (1959): 377–85.

16 Favez-Boutonier, J. “L’expérience d’Utrecht dans la perspective de l’utilisation pédagogiquedes petits groupes.” Bulletin de psychologie 6 à 9/XII (1959): 259–63.

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1956), Boyd et Rawson face à une innovation qui leur semble intéressante mais inso-lite, font dans le récit et le commentaire prudent. Rawson – car c’est lui le rédacteurdu chapitre – pour désigner ces manières jusque-là inusitées dans les congrès de laLigue, utilise l’adjectif ‘permissive’, mais il le met entre guillemets.17

Steward en revanche évoque ces tentatives de communication et de formation parles groupes en les désignant avec les mots de son époque, sans cette restriction queconstituent les guillemets: ‘the Utrecht conference of 1956 calling upon thetechniques of group dynamics, with lectures on educational topics followed bypermissive and wide-ranging small group seminars guided by well-briefed and non-directive chairmen’.18

Carl Rogers

Dans mon histoire personnelle, c’est un texte de Carl Rogers, de 1952, paru dansl’Education nationale en 1962, qui joua un rôle véritablement déclencheur.19

A cette date, je connais mal les antécédents de Rogers, le caractère de ses travauxde recherche et le contexte de sa pensée.20 Mais ça n’est pas utile sur le moment. J’ail’impression de trouver un texte attendu, une pensée à la fois surprenante et familière,l’audace du propos qui néanmoins va de soi. J’éprouve comme une immédiateaccointance. En voici l’un des considérants, pour illustrer la démonstrationrogerienne:

Lorsque j’essaie d’enseigner, comme il m’arrive parfois, je suis consterné par les résultats– lesquels sont à peine plus qu’insignifiants – parce que parfois l’enseignement sembleatteindre son but. Lorsque tel est le cas, je constate que les résultats sont préjudiciables. Ilsemble que la personne a moins de confiance en sa propre expérience et qu’un apprentis-sage valable en est retardé. J’ai fini par considérer que les résultats de l’enseignement sontou insignifiants ou nuisibles.

17 Boyd et Rawson, The Story of the New Education, 146.18 Steward, Progressives and Radicals, 373 (souligné par DH).19 Ce texte de Rogers (Rogers, C. Le Développement de la personne (trad. de l’américain). Paris,

1952/1966) m’a paru si important comme étape-tournant dans l’histoire de l’éducation au XXe siè-cle, que je l’ai repris dans mon recueil Maîtres et élèves. Paris, 1974. Et je l’ai fait travailler depuisassez régulièrement. Je relève, en passant, que ce recueil ne comporte aucun texte émanant du cou-rant de l’Education nouvelle et que l’expression elle-même n’y figure pas.

20 Contrairement à ce que nous affirmons dans La Liberté d’apprendre. Situation II, 21, M.-L.Fanchon n’omit pas de nous parler de Rogers. Mais, alors que son cours sur Lewin et les TPcorrespondants nous ‘emballèrent’ au point de provoquer l’envie de prolonger notre formation etde renforcer notre expérience, ce n’est pas à cette occasion que je saisis la portée de la pensée deRogers. De même, je retrouve mes notes prises au cours d’Histoire de la pédagogie et del’éducation, donné par René Cailleau (1958–1959). Elles comportent un assez long développementsur ‘Les Ecoles nouvelles et les méthodes actives’, sur la ‘nouvelle vague théorique’ que représententdes pensées comme celle de Montessori, Decroly, Makarenko, l’analyse des ‘Trente points’ deFerrière, etc. Mais ces connaissances ne s’intègrent pas non plus à mes initiatives quelques annéesplus tard.

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Je me suis bien sûr interrogé, à l’époque, sur cet effet d’entraînement qu’avait provo-qué la lecture de ce texte alors que j’enseignais déjà depuis deux ans la philosophie.21

J’étais en poste dans un établissement appartenant à l’enseignement catholique où seformaient les futurs instituteurs du diocèse de Nantes. Nous nous expliquons longue-ment, Marie-Joëlle Dardelin et moi-même, dans La liberté d’apprendre. Situation II(pp. 19–48) sur cette séduction opérée par Rogers. Et dans ma thèse de 1971 (pp.200–207), Contribution à l’analyse de l’intention d’instruire ou l’instauration didactique,22

je relevais six pierres d’attente à ce que j’appelais, un peu irrévérencieusement, la‘canonisation de Rogers’.

Avant le temps du déniaisement politique

Car à la date où je me lançais dans la ‘non-directivité’, je n’avais pas encore connaissancede la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury et de ses camarades dont je devaisdevenir l’un des soutiens dans l’Université. Les événements de 1968 n’avaient pasaccentué un certain déniaisement politique que cette découverte avait provoqué chezmoi. En 1962, l’accointance était, de toute évidence, chrétienne. A condition, biensûr, de lire le christianisme comme le faisaient des ‘progressistes’ dont nous étions, àl’heure de l‘aggiornamento rêvé par Jean XXIII, ce pape bien aventureux que son entou-rage immédiat ne parvenait pas à dissuader de convoquer un concile (1963)….

Lecture chrétienne de la non-directivité, lecture chrétienne de l’éducationnouvelle? Y aurait-il là le fil de la continuité? Je reprends ces six points de ma thèse.Dans ce travail un peu bâclé je revenais sur ce passé relativement proche dont lesallures de conversion et déconversion successives appelaient à la fois la vigilancecritique et la compréhension envers soi-même.

Sextuple lecture chrétienne de Rogers

Première ‘vérité’ rogerienne: ‘la personne tient elle-même les clés de son propredéveloppement’. On en trouvait déjà comme une préformulation dans le De magistrode Saint Thomas d’Aquin. C’est l’élève qui apprend. Et de son propre fond. S’il existeun ‘maître’, il est intérieur. Nul n’est dépourvu de la capacité à accomplir le don qu’ilporte en soi. Le rôle du formateur est de fournir les occasions de mettre en valeur cesressources, si faibles soient-elles. La parabole des talents (Matth, 25) est là pour lerappeler.

Deuxième ‘vérité’: ‘l’expérience prime l’exhortation; le contact humain est plusformateur que le discours’. Dans le catholicisme post-conciliaire, tel que nous en

21 Notre rencontre avec André de Peretti a joué un rôle déterminant pour nous confirmer danscette orientation. Son livre Pensée et vérité de Carl Rogers (Toulouse, 1974) demeure la meilleureprésentation en français de l’oeuvre du penseur américain. Cet ouvrage est en grande partie reprisedans Présence de Carl Rogers (Ramonville, 1997) qui offre en même temps des développements nou-veaux.

22 Publiée sous le titre Du Savoir et des hommes. Contribution à l’intention d’instruire. Paris, 1971.

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avions l’espérance à l’époque, l’ouverture, le dialogue, l’écoute devaient l’emportersur l’anathème, l’énoncé dogmatique des vérités, le rappel rigide des préceptes.Convaincre sans inculquer devenait le seul projet respectueux et, partant, le seulrespectable.

Troisième ‘vérité’: ‘une science clinique est possible, qui inclut l’implication duchercheur dans les datas de la recherche’. Cette conception rassurait ceux qui, touten souhaitant que l’approche de l’éducation soit scientifique, étaient perplexes àl’égard de la science behavioriste, structuraliste ou marxiste qui ‘chosifie’ les conduiteshumaines sous le regard ‘entomologiste’ d’observateurs-expérimentateurs, alors quela compréhension humaine de l’humain requiert la réciprocité des consciences.

Quatrième ‘vérité’: ‘les humains sont appelés à échanger leur rôle’. Cet égalitarismeidéal transcende les placements et les hiérarchies. Il fournit un appui à tous ceux quirêvent d’une modification des rapports d’autorité, qui conçoivent un christianismevraiment ‘christique’, capable, à ses risques et périls bien sûr, de faire échec au retourtoujours menaçant de la tradition autoritaire.

Cinquième ‘vérité’: ‘l’abolition du pouvoir n’en est pas pour autant abolition de laprésence’. La nécessaire congruence du thérapeute ou de l’éducateur avec lui-mêmepermet de résoudre le dilemme où se trouve enfermé le ‘témoin’. Ce dernier est‘totalement soi-même pour être totalement aux autres’, comme le dit Rogers: il peutmiliter pour ce qu’il croit vrai sans tenter d’endoctriner ses interlocuteurs, apporter lepoids de sa conviction sans forcer les consciences.

Sixième ‘vérité’ enfin: ‘dans un groupe humain, il se passe toujours quelque chose’et ce quelque chose peut, grâce à un leadership non-directif, traverser la phase deméfiance mutuelle et d’agressivité pour déboucher sur une coopération positive, uneconvivialité, voire une communion. L’idéal d’unité dans la diversité y trouve une sorted’annonciation.

*

Suffit-il alors que, quinze ans avant, ce soit cette même conjonction qui m’ait faitrencontrer l’éducation nouvelle, pour que, tissant son fil sous les apparences del’oubli où cette rencontre a sombré, une continuité s’impose et rende cet oubli à lafois tout relatif et bien significatif?

J’ai repris – non sans un peu d’émotion, j’avoue – les brochures que j’utilisais, entre1947 et 1950, alors que j’étais, au Pouliguen, ma petite ville d’origine, le principalanimateur d’un groupe d’enfants et d’adolescents appartenant au mouvementnational des Coeurs-Vaillants et Ames-Vaillantes.

Fondé en 1936 autour du journal catholique Coeurs Vaillants – lui-même créé dès1929 – ce mouvement prenait dans l’après-guerre une grande extension, soutenu pardes membres influents de la hiérarchie épiscopale qui y voyait l’amorce d’un grandmouvement chrétien de l’enfance.23 J’ai tenu à donner aujourd’hui ces dates – 1936,1929 – non sans arrière-pensée d’historien.

23 Voir V. Feroldi. “Coeurs Vaillants–Âmes Vaillantes.”. Dans le Dictionnaire historique de l’éducationchrétienne d’expression française, dir. G. Avanzini, R. Cailleau, A.-M. Audic, P. Pénisson. Paris, 2001.

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Mais, à l’époque, sortant d’une adolescence très éprouvée par la guerre, je percevaisce mouvement dans le nimbe dont nous entourions tout le dynamisme de la Libération,dans l’espérance d’une reconstruction générale du pays sur des bases neuves, d’unerénovation du Christianisme lui-même et de sa façon d’être au monde et, en particulierdans une France que l’ouvrage de Godin et Daniel, France pays de mission? (1944) avaitrévélée comme profondément ‘déchristianisée’. Je ressentais le Mouvement commeun événement à créer, et en aucune manière comme un héritage à assumer. J’étais untout jeune homme, et tout était enfin nouveau après cette longue parenthèse démo-ralisante de la défaite et de l’occupation où le temps s’était comme figé.

Une image faussée

Cette puissante image du ‘temps arrêté’ par l’Occupation – image qui m’habiteencore aujourd’hui – a sans doute fortement contribué à me faire perdre conscienceque, en réalité, ‘la vie a continué’, comme on dit. Entre l’armistice de 1940 et celuide 1945, les écoles ne sont pas fermées, les églises non plus. Les trains circulent. Lesagents du fisc perçoivent les impôts. Les sergents de ville font leurs rondes. Les jugesmettent en prison les délinquants. Les philosophes écrivent (ainsi Jean-Paul Sartre:L’Etre et le néant, 1942), les hommes de théâtre montent des spectacles (Jean Anouilh:Le Voyageur sans bagages, 1941), les cinéastes réalisent des films (Marcel Carné: LesVisiteurs du soir, 1942), les footballeurs marquent des buts (ainsi l’Olympique deMarseille, vainqueur de la Coupe de France 1943 aux dépens des Girondins deBordeaux)….

Certes, les Juifs sont frappés d’interdits dès la fin de 1940, et leur sort ira s’aggra-vant jusqu’à l’horreur de la ‘solution finale’. Mais la France n’en meurt pas, s’il fautdire cruellement les choses. La Résistance s’organise, mais les Français ne s’en mêlentpas trop. Oui, la vie continue.

Coeur Vaillant dès 1943

Et avec elle, le Mouvement Coeurs Vaillants. Ainsi, contrainte de quitter LePouliguen en 1943, ma famille se réfugie dans une commune du vignoble nantais,Vertou, où nous trouvons, mes frères et moi, un groupe Coeurs Vaillants trèsdynamique. C’est là que je rencontre le Mouvement pour la première fois.24

Pleine vie et encadrement

Le Mouvement Coeurs Vaillants était né dans les patronages, Je me souviens que lepremier vicaire de la paroisse s’obstinait à appeler notre groupe le ‘petit patro’. Nous

24 A la réflexion, je me demande si la colonie de vacances nazairienne à laquelle nous avons étéenvoyés, mes frères et moi, l’été 1941 et l’été 1942, ne fonctionnait pas selon les principes du Mou-vement. Les équipes, les devises, les slogans, les jeux à thème, l’appel à l’initiative des colons: toutcela ressemble à des pratiques CV. Mais je ne retrouve aucun document pour le vérifier.

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détestions cette désignation, non à cause de sa familiarité paternaliste, mais en raisondu contresens. Notre groupe se voulait l’inverse du patronage.

J’ai retrouvé les notes que j’ai prises à l’occasion d’une réunion de formation, le 7avril 1949. Elles sont très soigneusement retranscrites, mieux que les notes que jeprenais en classe à l’époque…. Il est vrai que je m’intéressais médiocrement à mesétudes dont les résultats étaient eux-mêmes moins que passables. Je consacraisl’essentiel de mes énergies, et tous mes loisirs, à ce groupe. Je me nourrissais intellec-tuellement de cette approche qu’il me permettait de la vie des gens, des enjeux del’après-guerre, des problèmes de l’éducation.

Ce dernier mot ne résonnait pas comme l’équivalent du mot ‘scolaire’. C’est àpeine s’il l’englobait. La vision de l’école que j’avais à ce moment-là, et querenforçait la lecture des brochures du mouvement, était plutôt négative: ennui,formalisme, autoritarisme arbitraire, distance entre le monde fermé des ensei-gnants et le monde de leurs élèves, médiocrité des premiers et filouterie desseconds. On m’aurait dit que je deviendrais prof que j’aurais ri. La ‘pleine vie’était ailleurs.

Justement, le thème de la réunion du 7 avril 1949 était ‘encadrement et pleinevie’.25 Un développement sur l’encadrement ne laisse aucun doute sur les choixproposés:

– l’encadrement qui nous intéresse ici est le patronage. Il existe d’autres encadrements:l’école, le scoutisme…;

– définition: l’encadrement est le fait de réunir, dans un endroit, un groupe d’enfantspour les séparer de l’influence mauvaise du milieu familial ou social et les mettre sousla garde de personnes éducatrices qui les préserveront et les formeront.

Après avoir concédé quelques avantages au ‘patro-encadrement’, mes notesdéroulent la liste des inconvénients:

(a) tendances à éviter: la garderie, le résultat obtenu sous nos yeux, l’illusion du nombre;(b) inconvénients inévitables: l’action de l’encadrement se limite à ceux qui veulent bienvenir, l’action de l’encadrement se limite à l’intérieur de l’oeuvre. Lorsque l’enfant sera‘dans la rue’, il prendra la couleur de son milieu, de son école, de sa famille. Changeantd’encadrement, il peut changer du tout au tout.

Il est facile d’imaginer, a contrario, ce qu’est la ‘pleine vie’. Le patronage avait pourfonction de ramener les enfants dans le cercle clérical. Notre objectif était d’aller les

25 En retrouvant cette notion de ‘pleine vie’, qui est plus une valeur qu’un concept, je songe à lanotion, développée par le pédagogue Jan Ligthart: Pädagogik des Vollen Lebens (1931). Hemlchen l’acommentée récemment (“L‘Education nouvelle et la ‘vie pleine’.” Dans Science, rhétorique,propagande, édité par M. Cifali et D. Hameline [IIe colloque international des Archives InstitutJean-Jacques Rousseau]. Genève, 1998 : 83–98). Certes, en français, l’inversion de l’adjectif: viepleine/pleine vie, entraîne une profonde modification du sens. Mais on peut dire que, dans leMouvement, les deux formules se rejoignent pour exprimer une postulation pédagogique où seretrouve une conception propre à l’éducation nouvelle: ‘ce n’est qu’en pleine vie que tu vivras ta vieà plein’. Le slogan ‘Pour une vie pleine’ figure littéralement comme titre de l’épreuve de ‘techniquepédagogique’ dans la brochure Mieux savoir et mieux valoir pour mieux servir. Paris, 1946: 97.

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rejoindre là où ils vivaient, là où ils sont eux-mêmes, là où ils mènent leurs activitésselon leurs propres ‘centres d’intérêt’. Cette dernière formule, je la trouve dans lesbrochures du mouvement.26

Agir avec, agir sur…

Le problème, c’est qu’il fallait, à ces centres d’intérêt, choisis par les enfants sur leurpropre territoire, articuler nos propre choix en fonction de notre but, qui ne lesintéressait pas forcément, même si nous le pensions ‘dans leur intérêt’…. Je lis la suitede mes notes, prises il y a cinquante-cinq ans:

Dans la pleine vie, ce sont les éducateurs qui vont [souligné] vers l’enfant. Ils ne l’attirentplus dans un encadrement factice, ils vont le chercher dans son milieu: travail, jeux, loisirs… et c’est là qu’ils provoqueront les réactions qui l’aiguilleront dans le sens chrétien.

Faut-il ici rappeler une remarque de Jürgen Oelkers, lors de la conférence d’ouverturede notre Congrès: ‘c’est la prétention d’éduquer qui a rendu despotique l’écoleprussienne’. Et il expliquait ce qu’il entendait par ‘éduquer’: prétendre fixer àquelqu’un des règles pour son avenir…. Nous avions bien, pour notre part, un projetd’éduquer. Je lis de nouveau dans mes notes:

Nécessité absolue de l’action en pleine vie si l’on veut faire sur les enfants un travaildurable. Le but du mouvement chrétien de l’enfance est d’atteindre les enfants partout ettous les enfants [souligné dans le texte].

26 La brochure de présentation du mouvement, dans sa version résumée non datée maispostérieure certainement à 1947, intitulée En quelques mots. Brève information sur le MouvementCoeurs Vaillants – Ames Vaillantes (résumé du manuel général) (ci-après Eqm), p. 53, note 1: Lemouvement CV–AV, fidèle à l’esprit général de cette pédagogie (active) a distingué plus particu-lièrement quatre grands centres d’intérêt permanents: la maison, le milieu social, l’activité humaine,la nature. C’est sur ces centres d’intérêt qu’il axe, d’année en année, ses ‘plans progressifs’ deformation chrétienne et d’éducation générale. La notion de ‘plan progressif’ annuel rappelle lespratiques de la ‘concentration’ préconisée par les Herbartiens. (cf. Hameline, D. “L’implantationd’une doctrine pédagogique et ses aléas: le faux triomphe et le déclin de l’herbartianisme en Suisseromande (1896–1926).” Dans Sciences de l’éducation 19e–20e siècles. Entre champs professionnels etchamps disciplinaires, édité par R. Hofstetter et B. Schneuwly. Berne, 2002: 189–222. Mais il n’estpas invraisemblable, aussi paradoxal que cela puisse paraître, d’y trouver tout autant un écho de lapédagogie du Communisme de guerre. P.-A. Rey-Herme, l’un des conseillers pédagogiques duMouvement au moment où je milite, a reçu du P. Fillère, fondateur, avant la guerre, de la Cité desJeunes, dont le Mouvement Coeurs Vaillants, tout en s’en séparant, s’est beaucoup inspiré, unexemplaire introuvable de la traduction française de Pistrak, M.-M. Principes fondamentaux de l’Ecoledu travail (1924). Pistrak y préconise la méthode des ‘complexes’: programmation sur la durée detravaux tournant autour de ‘centres d’intérêt’ qui doivent d’abord être en lien avec la vie réelle desélèves et le travail productif. A la différence des activités du scoutisme, axées principalement sur lanature, les grands jeux à thème du Mouvement CV–AV qui mettent en oeuvre les plans progressifs,demeurent des activités centrées d’abord sur la vie urbaine et le quotidien des milieux populaires.Rey-Herme a réédité l’ouvrage de Pistrak en 1973. Sur le P. Marcellin Fillère, voir Bourtot, B.“Marcellin Fillère (1900–1949).” Dans Dictionnaire historique de l’éducation chrétienne.

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Projet grandiose. Projet démesuré. Projet démoniaque? Mais à lire Ferrière, trenteans après – car je n’ai fréquenté Ferrière que sur le tard – est-ce que je ne letrouvais pas devant le même dilemme? Dans l’Autonomie des écoliers (1921), ilexplique comment faire évoluer un groupe d’enfants difficiles, ‘du chaos àl’ordre’, en leur confiant le self-government de leur groupe. ‘Du chaos à l’ordre’:s’il n’y a pas là un projet d’éduquer, je rends mon tablier de philosophe del’éducation! Mais, entre nous, existe-t-il un éducateur qui se présente sans projet,puisque c’est déjà un projet éducatif, et non des moindres, de faire que les enfants,par leurs propres voies, découvrent, poursuivent et même atteignent leur propreprojet….27

L’éducation active et la pleine vie

Alors, comment s’y prendre pour ce type d’action en pleine vie, où l’artiste travaillesans filet, où le respect dû à la personne des enfants, que les brochures du mouvementrappellent sans relâche,28 doit cohabiter avec ‘la présentation du Christianisme auxenfants de notre temps et à tous les enfants [souligné dans le texte]’, comme je le lisencore dans mes notes?

La brochure de présentation du mouvement expose ce que les auteurs appellent ‘leproblème de l’enfance et sa solution vraie’:

Dans le monde d’aujourd’hui, l’ensemble des enfants ne parviennent pas à leur pleinépanouissement, alors qu’ils sont appelés, dans la société de demain, à être des facteurs deprogrès, d’harmonie et de bonheur. (Eqm, p. 15)

L’éducation familiale est souvent une contre-éducation. A l’école, ‘les méthodesd’éducation passives ne forment pas l’enfant an sens de l’initiative, ni au sens desresponsabilités sociales’ (Eqm, p. 16). La formation religieuse est désuète, malgré, deçi de là, ‘des expériences d’ajustement aux conditions modernes et aux données actu-elles de la psychologie de l’enfant’. Le problème de l’enfance est lié à tous les autres,en particulier les problèmes soulevés par la guerre.

La solution vraie? Pas l’encadrement (école, catéchisme, patronage, groupementsde piété, etc.), car ‘le milieu, victorieux, submerge tout’ (Eqm, 19). L’actionnécessaire en pleine vie s’inscrira alors:

… dans deux courants: un courant apostolique: l’Action catholique; un courant éducatif:la pédagogie active (qui se donne volontiers le nom de mouvement…), caractérisé par les pointssuivants:

27 J’ai eu l’occasion de développer récemment ce point à propos de la créativité musicale. cf.Hameline, D. “Collectionner les paradoxes.” Dans A portes ouvertes, mélanges offerts à RolandVuataz. Genève, 2001: 63–74.

28 Par exemple, Eqm, 48–49.

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– participation de l’enfant au travail de son éducation;29

– respect des lois de développement physique, mental et moral de l’enfant;– adaptation de l’enseignement et de l’éducation, non seulement aux caractéristiques

personnelles et collectives des enfants mais aussi à l’ambiance géographique, historiqueet sociale dans laquelle il est appelé à grandir; [souligné par D. H.]

d’où l’importance accordée aux facteurs suivants: – initiative, responsabilité, liberté…;– enseignement à la fois individualisé et communautaire (alors qu’il était jusqu’ici

collectif et individualiste)…;– milieu, centres d’intérêt, valeurs concrètes, découverte…. (Eqm, 32–33)

Ne trouvons-nous pas là un exposé particulièrement simple et clair des orientationsde l’éducation nouvelle, nommée ici ‘le courant de l’éducation active’ (Eqm, 33)? J’airelevé de nombreux autres passages30 où sont évoquées les règles de cette ‘pédagogieactive’ dont le mouvement semble l’un des plus fidèles propagandistes. En revanche,la formule ‘éducation nouvelle’ n’apparaît qu’une seule fois, sans majuscules. Est-ceque déjà la prise de contrôle du Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN) parles Communistes, dès 1947, entraîne des réticences? Il faudrait travailler la questionsur d’autres documents que mon petit fonds personnel. Par contre L’Ecole nouvellefrançaise, de Cousinet et Chatelain, deux ‘cathos’ s’il en fut, figure parmi lesréférences de ces brochures (par ex. Eqm, 24). Mais rien d’étonnant à cela quand onsait que le jeune Louis Raillon, disciple fervent et collaborateur sagace de Cousinet,est le rédacteur en chef de Educateurs, la revue du SCRAPE: Service central de recher-che et d’action pour l’enfance, en principe distinct du mouvement Coeurs Vaillants,mais qui en est, en réalité, la branche intellectuelle.31

Il faudrait une autre conférence pour feuilleter avec vous cette revue et, par exem-ple, en confronter les contenus avec ceux de Pour l’Ere nouvelle de la même période,ou de l’Education nationale, quand Louis Cros, en mai 1946, transforme le Bulletin offi-ciel en un organe d’information libre et de débats. C’est l’époque de la CommissionLangevin, du lancement des ‘sixièmes nouvelles’ par Gustave Monod.32 Educateurs,

29 La formule exacte est: participation ‘progressive et graduellement plus consciente’ de l’enfantau travail de son éducation. Cet ajout est soigneusement pesé. Il cite textuellement l’Encyclique dePie XI Divini illius Magistri (Rome, 1929). Celle-ci comportait une sévère mise en garde contre lespontanéisme présent dans la pensée de l’éducation nouvelle. Cette sévérité était évidemment ex-ploitée par les adversaires de la pédagogie active. Les responsables du Mouvement tirent, autantqu’ils le peuvent, la pensée du Pape de leur côté, en acceptant qu’elle nuance, en retour, leur proprepensée (cf. La formation personnelle dans le Mouvement CV–AV. Paris, 1946: 121 note 1 – ci-après:FPM).

30 Ex. Fpm. ‘Qu’est-ce que la pédagogie active?’, 119–128; Mieux savoir et mieux valoir pour mieuxservir, Epreuve de ‘technique pédagogique’ (A) Méthode active, 62–63, cf. p. 98. Le Dirigeant encolonie de vacances. Pédagogie passive ou active?, 46–48, etc.

31 Louis Raillon évoque cet épisode de sa carrière de pédagogue dans un entretien avec J. Hassen-forder et rappelle le titre de son premier éditorial: “Pour un front commun des éducateurs” (RaillonL. et Hassenforder, J. Une revue en perspective: Education et développement. Paris, 1998: 17–18).

32 Voir Comité universitaire d’information pédagogique. Un pionnier en éducation. Gustave Monodet les classes nouvelles de la libération. Paris, 1981.

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accusé de sympathie marxiste par les conservateurs catholiques, prend position pourcette rénovation pédagogique qui est en même temps une tentative d’égalité socialedevant les études que l’équipe de rédaction de Educateurs juge des plus opportunes.

Les techniques de masse et la pédagogie active

Je me contenterai aujourd’hui d’évoquer un point qui reste aujourd’hui encore délicatà aborder. Il oblige en effet à remonter un peu le temps et à revenir aux années defondation: 1929–1936. Surtout, il ne peut éviter d’examiner ce qui se passe pendantles années de l’Occupation et du Pétainisme.

Dès sa fondation en 1936, attentif à ce qui se passe dans le monde où il tente deréimplanter un Christianisme de pleine vie, le Mouvement Coeurs Vaillants – AmesVaillantes a retenu les leçons du P. Marcellin Fillère et de sa ‘Cité des jeunes’. Fillèrea pris la mesure de la puissance de la propagande sur les masses: les régimesautoritaires (Italie, Allemagne, Espagne, Portugal) ne se font pas faute d’en utilisersystématiquement, voire rationnellement, les moyens. La ‘réussite’ du nazisme et dufascisme, en particulier, lui donne à penser.

En même temps Fillère est un des rares connaisseurs de l’Ecole du travailsoviétique des années qui ont suivi la Révolution d’octobre (cf. supra). En France, lesmouvements sociaux révèlent les capacités d’influence du Parti communiste et de sesorganisations satellites. La ‘main de Moscou’ semble, elle aussi, tirer les ficelles aveccynisme et efficacité. Le Parti, fort de son ‘centralisme démocratique’, apparaît auxresponsables Coeurs Vaillants, comme à de nombreux militants chrétiens de la fin desannées trente, à la fois comme l’adversaire quotidien, ‘intrinsèquement pervers’, et unmodèle auquel il le serait pas indifférent d’emprunter certaines méthodes.

Dans une civilisation, écrivent en substance les auteurs du manuel de 1947 (Eqm,p. 45), socialisée par les moyens de pression de masse, que faire? S’en méfier, biensûr, au nom du respect des personnes. Mais ne pas non plus en laisser l’usage auxautres qui ne se gênent pas pour les perfectionner au service de leur propagande.

La brochure de 1946, La formation personnelle dans le mouvement CV–AV (p. 95)considère qu’il est indispensable à la formation personnelle de connaître etd’employer les ‘techniques générales d’action collective’, celles qui sont ‘basées sur lapsychologie des foules’.33 L’ouvrage les énumère. Puis vient ce commentaire:

Bref, tout ce qui agit sur les sens de l’enfant, ses yeux et ses oreilles, ses muscles, tout cequi le fait regarder, parler, chanter, crier, agir, toutes les techniques de la méthode active[souligné par DH].

33 Le Mouvement mesure cependant les risques de la propagande dont font usage ‘tous les grandsMouvements révolutionnaires contemporains’: ‘il est bien certain que le Christianisme, parce qu’ilrespecte les Commandements de Dieu et la personne humaine, ne pourra pas employer tous lesmoyens de propagande, d’agitation et de “prise du pouvoir” utilisés par les susdits Mouvementsrévolutionnaires’. Néanmoins cette réserve est elle-même aussitôt compensée par le regret que cesoit seulement ‘après 1936’, c’est-à-dire après la victoire du Front populaire, que le Catholicismefrançais ait tenté de ‘baser scientifiquement son action sur les lois de la propagande populaire’.Mais, ajoute l’auteur, on ne ‘pouvait pratiquement plus rien faire pour empêcher l’épouvantablechaos dans lequel nous avons été ensevelis’ (Le sens de la masse, publié en 1944, ci-après Sm, 34).

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La hantise des Rouges et du laïcisme

Et voilà qu’une petite parenthèse, p. 96, précise que ce développement est extraitd’un ‘feuillet publié en zone nord pendant l’occupation’.34 Et ces ‘autres’ alors, quifont un emploi si habiles des moyens de pression de masse, qui sont-ils? Les nazis?Non. ‘Les meneurs révolutionnaires’: ce sont les ‘rouges’ qui sont ici désignés commel’ennemi, l’ennemi rusé, dont il faut s’approprier les moyens.

Est-ce inférer trop vite une vérité dérangeante que de rappeler que la propagandepétainiste ne tenait pas un autre langage? Certes, les ouvrages Coeurs Vaillants subi-rent la censure du gouvernement de Vichy, et les deux aumôniers généraux furentemprisonnés par les Allemands en 1942, ce qui vaudra au Mouvement ses lettres decréance après la Libération.

Je n’ai, dans mes archives personnelles, que ce petit indice, et quelques autres.Mais je sais, pour avoir eu en mains des documents d’époque, que les archives dumouvement contiennent, pour les années 1940–1942 – à côté d’une condamnationdu nazisme qui n’a jamais été ambiguë35 même si la censure en rendait l’expressionpublique plus réservée – trois indications qui, elles, le sont davantage, ambiguës: unesympathie pour la régénération nationale prônée par la propagande de l’Etatfrançais; une perplexité à l’égard de la démocratie, dont la IIIe République a donnéune image si désastreuse; une aspiration à une certaine remise en ordre. Lesdirigeants du Mouvement Coeurs Vaillants ne furent pas les seuls, parmi lespédagogues novateurs, à éprouver ce triple sentiment, dans l’incertitude despremières années de l’Occupation.36

34 De même que l’ouvrage Le sens de la masse a été rédigé pour l’essentiel par Jean Pihan pendantl’Occupation (1eéd. 1943). (Paris, 1946, nouvelle éd. augm., Coeurs Vaillants – Ames Vaillantes).

35 Je lis, par exemple, dans La formation personnelle dans le mouvement CV–AV, 1946, le passagesuivant, dont une note signale qu’il a été censuré totalement par Vichy en 1943: ‘les techniques d’in-formation (!) et de propagande … ne permettent plus à l’ensemble des humains que de penser “parmasses”, c’est-à-dire de ne plus penser du tout. Apocalypse monstrueuse: la Voix tant attenduedaigne s’exprimer aux foules; coup de gong; la foule tombe sur sa face et murmure: Amen’ (33–34).Dans le même ouvrage, un peu plus loin: ‘L’humanité se partage en deux catégories aussi dan-gereuses à l’heure actuelle l’une que l’autre: (a) les jouisseurs, les lâches, les amollis, incapablesd’aucun effort, qui nous ont menés à la défaite actuelle; (b) les “durs”, les néo-païens, qui se mo-quent du Christianisme comme d’une doctrine de faiblesse et qui nous proposent des solutions deforce’ (p. 66). Ces néo-païens sont bien évidemment les Nazis. Le texte ajoute: ‘il faut présenter leChristianisme comme une doctrine de générosité et de lutte qui seule satisfait (en le “sublimant”)l’instinct combatif et le besoin de domination qui sommeille en nous’. Le lecteur aura relevé la no-tion d‘instinct combatif qui, sans y faire référence, est le titre même d’un ouvrage de Pierre Bovet(1eéd. Paris, 1917; 2eéd. 1928) et nous replonge dans le courant de l’Education nouvelle.

36 Et comment ne pas rappeler, pour faire contrepoids et en restant ‘du même bord’, la dignité deRoger Cousinet, démis de ses fonctions à la Sorbonne sur les ordres du gouvernement de Vichy. Lamesure ne fut pas motivée. Mais le seul fait qu’il préconisait une pédagogie scolaire qui donnait lapriorité au travail de groupe sur la parole autorisée du maître pouvait le rendre suspect de sympathiepro-communiste (cf. Raillon, L. Roger Cousinet. Une pédagogie de la liberté. Paris, 1990 : 151).

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Une mystique, ‘au sens moderne du mot’

Or qu’est-ce qui assure ce pouvoir des ‘meneurs révolutionnaires’ sur les masses?C’est l’emploi, avec elles, d’une idée simple, qui ne soit pas une idée pure mais une‘idée-force’, une idée qui permettent l’adhésion à une ‘mystique’. Oui, ‘mystique’,c’est bien le terme: ‘Au sens moderne du mot’, précise le résumé du manuel de 1947(Eqm, 45).37 Disons les choses crûment: ‘mystique’, en dépit que ces plumes soientchrétiennes, ce n’est pas Saint Jean de la Croix, mais Joseph Staline, ou AdolpheHitler. Le manuel commente:

Les masses contemporaines: peuple, classe ouvrière, etc. sont animées, comme l’on dit,par de puissantes mystiques. La mystique, c’est l’âme commune d’une collectivité, la forcequi anime, soulève, fait agir ensemble les membres de cette collectivité. Cette mystiqueprend sa source dans un sentiment d’apparence sacrée et mystérieuse comme le sentimentde la Patrie, de la race, de la solidarité sociale. (Eqm, 45)

Et les chrétiens négligeraient qu’ils ont à leur disposition ‘la plus belle et la plus richedes mystiques’, capable de fournir à leur militance ‘une cause enthousiasmante’?Mais c’est qu’ils sont paralysés par le laïcisme de la société moderne qui – je cite –‘compartimente religion et vie’.38 J’entendais cette dénonciation du laïcisme, commetrès actuelle en 1947, et il est vrai que le débat autour de l’Ecole exacerbe dansl’après-guerre le conflit entre cléricaux et anti-cléricaux. Et j’étais témoin des excèsdes deux camps.

Mais, aujourd’hui, comment ne pas lire aussi dans ce reproche, qui date d’avantla Libération dans les ouvrages du Mouvement Coeurs Vaillants, un écho de cetteexécration de la laïcité par le pouvoir du Maréchal, qui faisait fermer en 1941, lesécoles normales, suspectes d’être des foyers de résistance à la Révolution nation-ale….

Un tableau est présenté par Michel Guison dans un numéro de 1946 d‘Educateurs.Il résume assez bien le parallèle qu’établissent les penseurs du mouvement, à l’inten-tion des militants, entre les grandes forces idéologiques en présence:

37 Un très long développement consacré à la notion de ‘mystique’ se retrouve dans Fpm, 49–58.J’y lis que, à la manière de la ‘mystique du prolétariat construisant la cité communiste’, de la ‘mys-tique de la race aryenne ou de la nation fasciste’, la mystique chrétienne ne peut pas ne pas com-porter un ‘élément de totalitarisme’ (p. 57). ‘Encore faut-il nuancer ce mot, ajoute une note, pourne pas tomber dans le théocratisme comme au temps de la Chrétienté au moyen âge….’ On retrouvece même terme de ‘mystique’ employé dans le même sens par la revue Educateurs 1946/2, p. 115,sous la signature Vigilax.

38 Cette ‘déviation lamentable’ du laïcisme est de nouveau sévèrement présentée dans Fpm, 55–56. ‘Nous sommes tellement intoxiqués par le laïcisme que la formation chrétienne des enfants elle-même est laïcisée (id. 13).

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Totalitarisme et éducation nouvelle: même combat?

Faut-il alors, avec Boyd et Rawson dans The Story of New Education (1965), allerjusqu’à souligner, ‘strange as it may seem’, les points communs entre le nazisme etl’éducation nouvelle?

Strange as it may seem, Nazi education had many features in common with the NewEducation. It was an ‘active’ education and so engaged the energies of the young in a waythat the traditional systems in the democratic countries failed to do. It was revitalized by‘projects’ more real than most of those devised by Dewey’s disciples. It stressed theemotional side of life although it minimized intellectual activities. It gave a training in acertain type of leadership and in loyalty to the group. Like Plato’s ideal Republic it madeevery aspect of social life contribute to the making of citizens. It exercised a power over thelives of the young such as no state had ever before achieved.

Dans la 7e édition revue et augmentée (1964) de sa classique History of WesternEducation (1ère édition, 1921), le même William Boyd consacre l’essentiel de sonchapitre XIII – ‘L’éducation au XXe siècle. 2e partie: le développement de l’horizonéducatif’ – à une analyse des régimes politiques en présence et à l’étude de leuremprise sur l’éducation. Tirant les leçons de l’accaparement du tout un peuple par lenazisme, il ajoute:

(Le nazisme nous montre) ce que l’homme est capable de faire quand il est convaincu dedétenir la méthode unique pour faire advenir la civilisation, la ‘formule exclusive’ pourmaîtriser la nature, pour promouvoir la science ou la philosophie, accessible seulement àun petit nombre et capable de soumettre tous les autres. Dans un tel cas, contrainte ouseulement troublée, l’éducation suit les directives de ceux qui dominent, telle une esclavequi ne peut se révolter contre sa condition.39

Le mouvement Coeurs Vaillants, devenu Mouvement chrétien de l’enfance, articulala pratique de la ‘pédagogie active’ à une action catholique militante. Ce devait êtrel’oeuvre d’une minorité active en quête d’une sorte de ‘christian pride’ dans un

39 Traduit de l’italien par DH, à partir de la 5eéd. italienne 1968, p. 525. Boyd, W. Storia dell’educazione occidentale. Roma, 1921/1964/1968.

Nazis Communistes Chrétiens

Qui sommes-nous? La race des Seigneurs Les prolétaires du monde

La famille du Fils de Dieu

Notre Chef? Le Führer Marx, Lénine Le ChristEnsemble, avec lui, que faisons-nous?

Nous rassemblons le sol allemand entre les mains de ceux en qui coule le plus pur sang aryen

Le Grand Soir Nous travaillons à rassembler nos frères dans l’unité

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monde ressenti comme ‘christianophobe’,40 une minorité porteuse d’un esprit de‘reconquête’ des individus et des masses.

Il n’était pas contradictoire, pour des chrétiens tournés davantage vers les premierstemps du Christianisme que vers les siècles du Christianisme établi, de s’éprouverminoritaires et, en même temps, porteurs d’un message adressé à tous, un messagetenu, non seulement pour une bonne nouvelle, mais pour la Bonne Nouvelle. Néan-moins, il y avait là l’amorce d’un clivage entre une élite, détentrice de la vérité, et lesmasses qu’il convient de ‘climatiser’41 progressivement pour les gagner à cette vérité.Les manuels CV–AV sont explicites sur ce point (cf. Eqm, Méthode pour la masse etméthode pour l’élite, 56–57; Fpm, ‘Masse, élite et climat’, 74; Sm, 37–38), en mêmetemps qu’ils mettent en garde les militants contre la tentation de se croire au-dessus desautres et qu’ils les incitent à ne pas former un groupe à part, manipulateur et noyauteur.

Effectivement, le souvenir que je garde de ces trois années de militance à la tête dece groupe n’est pas d’avoir participé aux manoeuvres d’une élite dominatrice et sûred’elle-même. Nous n’étions pas des politiques, même si nous agissions sur un terrainoù nous rencontrions la politique. Ma ferveur était sincèrement religieuse. Le Maîtreque je servais n’était pas un dictateur en quête de pouvoir. Je suis gêné aujourd’huipar ce titre de ‘Chef’ que lui donnaient les textes du Mouvement. Etais-je choqué àl’époque? Probablement pas. Car il était notre fierté. Cependant l’Evangile le présen-tait comme dulcis et humilis corde: sans violence et le coeur sans enflure. Et, en disciplede Saint Augustin, je le pressentais à la fois intimior intimo meo, plus intime à moi quemoi-même, et présent au même titre en tout étranger de rencontre, présent particu-lièrement dans ces enfants que je tentais de rejoindre dans la ‘pleine vie’ pour laquelleje lui prêtais des tendresses préférentielles loin de tous les encadrements dumonde….42

40 On pourra trouver un peu incongrue cette allusion à la gay pride de la fin du XXesiècle. Le rap-prochement est certes anachronique et discutable. Mais quand nous entonnions, en 1947–1950,dans les rues du Pouliguen, un chant intitulé Fierté chrétienne, c’était bien une minorité agissante quibravait son propre respect humain pour revendiquer au grand jour sa condition.

41 La métaphore de la ‘climatisation’ est officialisée par le Mouvement, dès 1939–1940, par op-position au ‘noyautage’ et à la ‘tâche d’huile’ (cf. FPM, 8. La climatisation, 85ss; Un groupe bien cli-matisé (Paris, 1943? Coeurs Vaillants et Ames Vaillantes de France, Coll. Témoignages n° 4).

42 Même si mes convictions militantes étaient réelles, il faut en nuancer l’ardeur pour trois rai-sons. D’abord, il ne nous a pas été facile d’abandonner la mentalité ‘patronage’: le regroupementdes garçons pour les après-midi de loisirs du jeudi demeurait un point fort, et les activités y étaient,en définitive, peu différentes de ce que proposait l’Amicale laïque concurrente. Ensuite, j’ai mis per-sonnellement du temps pour me lancer dans la formation spirituelle des chefs d’équipe dont j’avaisla charge. Enfin et surtout, une lecture décisive en cette période de ma vie fut Les Clés du Royaume,de Cronin. Le personnage de Chisholm, un missionnaire atypique, oecuménique et tolérant, liéd’une amitié profonde avec un médecin athée, généreux et aussi désintéressé que lui, était opposéà celui d’un carriériste ecclésiastique aussi répugnant que pieux. Je crois avoir saisi, à cette lecture,et dès ce moment, les limites d’une action de reconquête chrétienne trop assurée de son bon droit.La répugnance de Chisholm à faire de la propagande comme à assurer le triomphe de sa propre‘boutique’, me paraissait, en dépit de son apparent échec – voire à cause de lui – l’attitude chréti-enne la plus imitable.

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Est-ce par l’exercice de ce regard sur les choses et les hommes que se créait cet‘habitus mental naturalisé’ qui me faisait assimiler la ‘pédagogie active’ comme allantde soi dans le cadre de ce militantisme institutionnellement chrétien mais, plusencore, mystiquement ‘christique’?

Des convictions inentamées?

Ai-je ainsi retissé le fil conducteur de mes allégeances oublieuses d’elles-mêmes? Si jerefais l’inventaire de mes six vérités rogériennes de 1962, je les retrouve presque àl’identique dans mes convictions de ‘dirigeant’ – c’est le terme d’époque – nousdirions d’‘animateur’ car, depuis ce temps, nous avons appris les pratiques correctivesde l’euphémisme….

Première ‘vérité’: ‘la personne tient elle-même les clés de son propre développe-ment’. La parabole des talents (Matth, 25) était expressement citée dans les manuelsdu Mouvement (v.g. Fpm, 26). La psychologie ‘moderne’ était, certes, appelée à larescousse pour appuyer l’aphorisme. Mais notre conviction était évangélique d’abord:la pédagogie active est ‘profondément chrétienne, car Dieu a créé l’homme libre. Ilattend de lui qu’il le serve librement, et non par force’ (Fpm, 119).

Deuxième ‘vérité’: ‘l’expérience prime l’exhortation; le contact humain est plusformateur que le discours’. L’un des manuels43 cite ce propos de Marie Fargues:44

‘une prédication théorique ne fait pas 100 mètres avec les enfants dans la rue’…. Lerappel de la vanité des prêches et des exhortations est constant. Je partageais cetteconviction.

Troisième ‘vérité’: ‘une science clinique est possible, qui inclut l’implication duchercheur dans les datas de la recherche’. Les manuels du mouvement en appellentsouvent à la science moderne qu’est la psychologie de l’enfant. Ils encouragent àaugmenter les connaissances par des lectures. Je retrouve dans mon fond d’archivesJacquin Les grandes lignes de la psychologie de l’enfant (1ère éd. 1947), Boyer, Face àl’âme de l’enfant (Paris, 1943). Je pense les avoir effectivement lus à l’époque. Maisl’un comme l’autre tempère la scientificité, par l’appel au bon sens, bien sûr, mais,plus fondamentalement, par l’évocation de l’implication de l’éducateur (dirions-nous: du praticien-chercheur?). Boyer (pp. 22–23) cite à ce propos Eugène Dévaudet F.-W. Foerster: c’est d’abord l’observation de soi, et les changements dans sespropres conduites qui font le véritable éducateur-psychologue.

Quatrième ‘vérité’: ‘les humains sont appelés à échanger leur rôle’. Le mêmeégalitarisme idéal préside à mon militantisme de jeunesse, car il est d’abordévangélique: le ‘Tous frères’ du mouvement CV–AV induit cette ‘vérité’. Par ailleurs,la prise de risque de la mission en ‘pleine vie’ est en même temps vue comme unechance: rencontrer, loin des bases familières du cercle chrétien, des semblables avecqui la cause est tellement commune que l’on puisse intervertir les rôles.

43 Aiglon, P. Le Rôle du dirigeant en colonie de vacances. Lyon, 1944.44 Ancienne professeure à l’Ecole des Roches, introductrice de la pédagogie active dans

l’enseignement du catéchisme (Les Méthodes actives dans l’Enseignement religieux. Juvisy, 1934).

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Cinquième ‘vérité’: ‘l’abolition du pouvoir n’en est pas pour autant abolition de laprésence’. ‘Totalement soi-même pour être totalement aux autres’: je ne connais pas lepropos de Rogers en 1946–1950. Il ne fait pas partie des références savantes du Mouve-ment. Mais cet aphorisme résume assez bien ce que j’appellerai aujourd’hui la tentative pourfaire une ‘contradiction vive’ à partir de la contradiction mortifère où s’enferme le ‘témoi-gnage’ militant, entre l’incitation à la propagande et le rappel du respect des consciences.

Sixième ‘vérité’ enfin: ‘dans un groupe humain, il se passe toujours quelque chose’.C’était le pari de la pédagogie active du Mouvement de faire qu’il se passe toujoursquelque chose. Ce pari s’illustrait par la parabole du levain dans la pâte (Matth 13, 33).

1947–1962: ce n’est plus le même chrétien

Ces rapprochements esquissés, j’éprouve une perplexité à en tirer une conclusion desimilitude. Le professeur de 1962 est toujours un chrétien. Néanmoins, ce n’est plusle même chrétien que le militant de 1947. Que la mystique chrétienne puisse comporter‘un élément totalitaire’ (cf. supra) lui est insupportable: l’idéal de ‘rechristianisation’,par la jonction avisée et audacieuse des moyens de masse et des moyens de la pédagogieactive, ravive l’espoir de reconstituer ‘un monde 100% chrétien, chrétien à 100%’ selonun des slogans du Mouvement. C’est le retour en Chrétienté. Il est espéré idéalementcomme une expansion pacifique et bienfaisante. En réalité il n’est réalisable qu’auxdépens du pluralisme auquel ne peut que désormais s’obliger un pratiquant de l’Evang-ile, au nom même de l’Evangile lu avec une attention renouvelée.

Les six vérités chrétiennes retrouvées à la lecture de Rogers sont congruentes dansson propos et recevables par des contemporains, parce qu’elles ne sont plus chré-tiennes, au sens où leur apporter notre adhésion signifieraient notre allégeance à unedoctrine totalisante, porteuse d’une éducation qui vise à saisir l’existence dans sonintégralité. La sécularisation a progressé entre 1947 et 1962. Les ‘vérités chrétiennes’le sont toujours par leurs références évangéliques identifiables et par l’appel ‘chris-tique’ qu’elles peuvent réveiller in petto. Mais elles ne sont plus chrétiennes commesignificatives de la référence nécessaire à une institution de la religion – et de cettereligion-là – comme seule vraiment civilisatrice.

Faut-il alors reprendre les termes du poète cité tout à l’heure: ‘Laisse la vieillecarcasse couper le pain et répéter: qui a semé doit récolter’? Non. La gloire du Chris-tianisme est d’avoir ensemencé le monde moderne et, par ce don même, de s’êtreinterdit la récolte. Son inanition, voire son inanité, est le signe paradoxal de saréussite. Hors cette kénose,45 et en dépit de la sincérité des ferveurs militantes, le

45 J’ai déjà eu l’occasion (cf. Hocquard, A. Eduquer, à quoi bon? Paris, 1996: 247) de faire usagede ce terme qui, en grec, signifie quelque chose comme un dépouillement. Il est utilisé depuis lespremiers siècles de l’Eglise pour désigner ce qui est appelé le plus souvent en français la ‘vie cachée’du Christ dans l’Evangile: trente ans, dont aucun des textes canoniques ne sait rien ni ne dit rien,contre trois ans de ‘vie publique’. Ces trente années de silence et d’effacement offrent à la médita-tion un ‘mystère’ particulièrement stimulant pour l’esprit par la puissante portée symbolique decette sorte de présence d’absence.

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Christianisme éducateur, tout au moins dans la confession catholique romaine, a ététrop tenté par le projet d’une éducation intégrale, comme le sont ses adversairestotalitaires ou libertaires-émancipateurs.46 L’histoire continue. Et peut-être nesommes-nous encore que dans les commencements. Si le laïcisme est détestable, lalaïcité est seule créatrice d’un espace commun où les vérités chrétiennes, dégagées detout prosélytisme totalisant, font leur chemin dans la civilité. Et, comme on le voit,pas n’importe quel chemin, même si elles encourent, au passage, un certain risque dese perdre.47

A travers une histoire qui se fait parfois légende pour les besoins de la cause desenfants et dont les ombres sont aussi instructives que les clartés, nous sommes à lapoursuite – et peut-être faut-il donner à cette première personne du pluriel sonextension et sa compréhension majeures – nous sommes à la poursuite de deuxfinalités48 à la fois obligées49 et impossibles.

Quelles sont ces deux valeurs? Souffrez que je les recherche dans mes propres écritsdes années septante, puisqu’ils sont pensés dans la disjonction en train de s’opérer àl’insu même de qui les rédige, et qu’en même temps, ils témoignent d’une bienmodeste tentative pour rendre délibéré le cours des choses et en esquisserl’intelligence.

(1) Ouvrant la IIe partie de La Liberté d’apprendre. Situation II (1977), j’emprunteune épigramme à un cours de Maurice Merleau-Ponty, donné à la Sorbonne en1951.50 Il tient à ses étudiants ce propos simple: ‘vivre un rapport d’égalité avec autruiest ce qu’il y a de plus rare dans notre expérience’.

46 La formule ‘éducation intégrale’ a servi de référence, voire de slogan, tout au long du XIXe siè-cle, aussi bien dans le sillage de Proudhon ou de Fourier que dans celui d’Auguste Comte. C’estPaul Robin qui, en France, en a été à la fois le théoricien et le promoteur à la tête de l’orphelinat deCempuis. Les fondateurs de l’école républicaine (Buisson, Marion, Compayré, etc.) lui ont opposéla doctrine de l’‘enseignement libéral’. Cf. Hameline, D. “Education libérale contre éducationintégrale”. Dans L’Education nouvelle, histoire, présence et devenir, par A. Ohayon, D. Ottavi et A.Savoye. Berne, 2004: 47–65.

47 Ce n’est pas l’un des moindres débats pour les chrétiens, dans le pluralisme religieux et culturelde la société contemporaine, d’aspirer à ‘garder’ l’authenticité de l’Evangile auquel ils croient et quileur confère le droit d’exister comme tels, tout en sachant qu’ils n’ont pas à le ‘garder’ dans laclôture identitaire d’une ‘communauté’ sociale juxtaposée à d’autres.

48 Sur le choix du mot ‘finalités’ de préférence au mot ‘fins’, c.f. Hameline, D. Les objectifspedagogiques, 97.

49 Je dis ‘obligés’ et non pas ‘nécessaires’, pour inscrire cette finalité dans l’ordre du devoir quel’on se donne, et non en faire une soumission à l’ordre de la détermination des choses.

50 C’est en 1949 que Merleau-Ponty est nommé à la Sorbonne. La chaire disponible est celle de‘psychologie et pédagogie’. Situation paradoxale mais qui n’est pas rare, le philosophe est appelé,comme le sociologue Durkheim avant lui, à enseigner une spécialité qui n’est pas la sienne. Piaget,qui lui succède en 1962, ironisera sur ce singulier prédécesseur qui n’a jamais franchi le seuil d’unlaboratoire. Les cours de Merleau-Ponty à la Sorbonne ont été regroupés dans le Bulletin depsychologie en 1964 (Merleau-Ponty, M. “Méthode en psychologie de l’enfant.” Bulletin depsychologie XVIII, no. 3–6, 109–140).

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Paedagogica Historica 289

Il le tient dans un cours intitulé ‘Méthode en psychologie de l’enfant’. L’Educationnouvelle, avant, pendant ou après, c’est ainsi chercher méthodiquement ce quiencourt les plus grands risques de n’être pas trouvé.

(2) Concluant ma thèse de 1971, je m’inscris dans le prolongement d’une penséede Paul Ricoeur, dont j’ai lu Histoire et vérité, dès sa parution en 1955. Dans mes notesde dirigeant Coeurs Vaillants de 1949, je m’interrogeais sur les moyens d‘atteindre lesenfants. Ricoeur interroge ma propre interrogation et me demande comment peut-onsavoir atteindre les personnes?

Nous ne savons pas quand nous atteignons les personnes. Nous croyions avoir exercé cetamour immédiat dans les relations ‘courtes’ d’homme à homme, et notre charité n’étaitqu’exhibitionnisme; et nous croyions n’avoir atteint personne dans les relations ‘longues’du travail, de la politique, etc. et peut-être ici aussi nous faisions-nous illusion. Le critèredes relations humaines serait de savoir si nous atteignons les personnes, mais nous n’avonsni le droit, ni le pouvoir d’administrer ce critère. (1955 : 228–229).

Il me semble que l’éducation nouvelle peut être créditée de la poursuite des ces deuxfinalités: rendre moins rare le rapport d’égalité dans la relation entre les humains;atteindre les personnes sans leur porter atteinte.

Ces deux finalités, le Christianisme, qui en est le formulateur, les a constammentmanquées. Il les a néanmoins constamment poursuivies. Et c’est dans le prolonge-ment de cet échec qu’il y a du toujours nouveau. Toujours nouveau, non parce que çavient après, mais parce que c’est constamment manqué et qu’il faut toujours remettreça ‘à frais nouveaux’.

A cet égard, l’Education nouvelle, vue sub specie aeternitatis, si l’on peut dire, n’estnouvelle que pour cette raison-là: témoigner que l’obligé est impossible et quel’impossible est obligé, donc annoncer qu’il faut ‘remettre ça’, à l’identique ouautrement, et que ce n’est point, pour autant, escalader sans espérance le rocher avecSisyphe.51

L’éducation nouvelle, plus historiquement, à l’échelle d’une histoire socialelongue, c’est la société sécularisée qui s’oblige à reprendre ces deux finalités à soncompte en leur donnant leur tournure moderne. C’est bien une ‘reprise’: il y a desdépouilles à prendre au Christianisme. Cette reprise me semble l’une des manifesta-tions de la sortie de la religion dont parle si pertinemment le philosophe françaisMarcel Gauchet (1985).52

51 En rappelant la distinction de Manheim (1929) entre idéologie et utopie, Drouin-Hans, A.-M.Education et utopies. Paris, 2004: 26–27 replace le désir de nouveauté, au-delà d’un simple prurit dechangement, dans un rapport dialectique avec la prise en compte de la réalité existante. L’idéal deperfection est ailleurs, dans ce non-lieu de l’utopie? Raison de plus pour en chercher hic et nunc lamise en oeuvre désirable et impossible, impossible et désirable. Plus loin (p. 245) l’auteure cite unpropos de Cioran: ‘nous n’agissons que sous la fascination de l’impossible, autant dire qu’une so-ciété incapable d’enfanter une utopie et de s’y vouer est menacée de sclérose et de ruine’. Elle com-mente: ‘cette belle métaphore de l’impossible conduite programmée renoue avec le paradoxe d’uneéducation qui pour être réussie doit échouer dans ses projets initiaux pour laisser place à l’ébranle-ment du nouveau’.

52 Gauchet, M. Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris, 1985.

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L’Education nouvelle, cette fois historiquement discernable dans un mouvementet même dans une organisation, a été l’un des moments de cette sécularisation active.Mais, ce faisant, elle a consacré ces deux finalités comme ses valeurs. Et elle en a faitdon, cadeau empoisonné et merveilleux présent, à qui vient ‘après’. J’ai bien dit: ‘ellea consacré’. Faut-il dire: ‘elle a resacralisé’? Peut-être faut-il aller jusque-là, avechumour mais sans moquerie, même s’il y a en cette sorte de rebond quelque chosed’un admirabile commercium53 dont aucun de nous ici ne détient le fin mot, et moi,moins que tout autre, même si je dispose du privilège exorbitant de parler ledernier….

53 Je serais tenté de traduire par: un troc étonnant….