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Legend - Tome 2 - Prodigy - ekladata.comekladata.com/.../Legend_T2_-_Prodigy_-_Marie_Lu.pdf · MARIE LU PRODIGY LEGEND – TOME 2 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier

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MARIELU

PRODIGYLEGEND–TOME2

Traduitdel’anglais(États-Unis)

parOlivierDebernard

CeromanestdédiéàPrimoGallanosa,malumière.

LASVEGAS,NEVADA

RÉPUBLIQUEAMÉRICAINE

POPULATION:7427431

JUNE

4janvier,19.32HeurePacifique.Trente-cinqjoursaprèslamortdeMetias.

DAYSERÉVEILLEBRUSQUEMENTÀCÔTÉDEMOI.SONFRONTESTCOUVERTdesueuretdeslarmesroulentsursesjoues.Ilrespireavecpeine.

Je me penche sur lui et écarte une mèche humide de son visage. Ma blessure à l’épaule estcicatrisée,maisellem’élanceencoreàchaquemouvement.Days’assiedetse frotte lesyeuxd’unemain lasse. Il regarde autour de lui et examine lewagonqui tangue comme s’il cherchait quelquechose.Ilobservelapiledecaissesdansuncoinsombre,latoiledejutequitapisselesol,puislepetitsacdenourritureposéentrenous.Illuifautuneminutepoursesouveniroùilest,pourserappelerque nous avons embarqué clandestinement dans un train de marchandises à destination de Vegas.Quelquessecondess’écoulentetilsedétendunpeu.Ilselaisseallercontrelaparoi.

Jeluitapotelamainavecdouceur.—Tuvasbien?C’estdevenumaritournelle.Ilhausselesépaules.—Ouais,marmonne-t-il.J’aifaituncauchemar.VoilàneufjoursquenousnoussommesévadésdeBatallaHalletdeLosAngeles.Depuis,Dayfait

des cauchemars dès qu’il ferme les yeux. Peu après nous être enfuis, nous avons dormi quelquesheuresdansuncimetièredevieuxwagons.Days’estréveilléenpoussantdeshurlements.Nousavonseudelachancequ’unepatrouilledel’arméeoudelapoliceurbainenepassepasdanslesenvironsàcemoment-là.Parlasuite,j’aiprisl’habitudedeluicaresserlescheveux,d’embrassersespaupières,sesjouesetsonfrontdèsqu’ils’endort.Ilseréveilleencoreenhaletant,sesyeuxpleinsdelarmescherchantavecfrénésiecequ’ilaperdumais,aumoins,illefaitsansbruit.

Parfois,quandDayrestesilencieuxcommeaujourd’hui,jemedemandes’ilnesombrepasdanslafolie.Cettepenséem’effraie.Jenepeuxpasmepermettredeleperdre.J’essaiedemeconvaincrequec’estuniquementpourdesraisonspratiques:noschancesdesurvieseraientprochesdezérosinousétionsséparés,etnoscompétencessontcomplémentaires.Etpuis…jen’aipersonned’autreàprotéger.J’aidroitàmonlotdelarmes,moiaussi,maisj’attendstoujoursqueDaysesoitendormipoursangloter.Cettenuit,j’aipleurépourOllie.JemesensunpeuidiotedepleurermonchienalorsquelaRépubliqueatuénosfamilles,maisc’estplusfortquemoi.Metiasl’avaitrapportéàlamaisonalorsquecen’étaitqu’unepetitebouledepoilsblancsavecd’énormespattes,desoreillestombantesetdesyeuxbrunssichaleureux…L’être leplusdouxet leplusmaladroitque j’ai jamaisvu.Ollieétaitmonami,etjel’aiabandonné.

—Dequoias-turêvé?demandé-jeàDay.—Riendeparticulier.Ilbougeetgrimacelorsquesajambeblesséefrotteparterre.Ladouleurcontractesoncorpsetje

devine que, sous son tee-shirt, ses bras deviennent aussi durs que l’acier.C’est dans la rue qu’il agagnésamusculaturefineetpuissante.Illaisseéchapperunsoufflehachéetdessouvenirsremontentàmamémoire:Dayquimeplaquecontreunmurdansuneallée,lavoracitédenotrepremierbaiser.Jemesensrougiretjefaisuneffortpourdétournermonregarddeseslèvres.

Ilhochelatêteendirectiondesportesduwagon.—Oùsommes-nousmaintenant?Nousnedevrionsplusêtreloin,non?Jemelève,heureusedecettediversion.Jem’appuiecontrelaparoibranlanteetjejetteuncoup

d’œil par la petite fenêtre. Le paysage n’a guère changé : d’interminables rangées d’immeublesd’habitationsetd’usines,decheminéesetdevénérablesautoroutesaériennes.Lepanoramaestplongédanslapénombrepourpreetsinistred’unepluiedemi-journée.Nousn’avonspasfinidetraverserles secteurs pauvres. Ils sont presque identiques à ceux de Los Angeles. Au loin, un gigantesquebarragecouvrelamoitiédemonchampdevision.J’attendsqu’unJumboTronapparaisseetjeplisselesyeuxpourlireleslettresminusculesenbasdel’écran.

—BoulderCity,Nevada,dis-je.Noussommestoutprès.Letrains’arrêterasansdouteunmomentdanscetteville,mais,ensuite,ilneluifaudrapasplusdetrente-cinqminutespourgagnerVegas.

Dayacquiesce.Ilsepenche,ouvrenotresacdeprovisionsetcherchequelquechoseàmanger.—Bien.Plustôtnousarriverons,plustôtnoustrouveronslesPatriotes.Ilestdistant.Parfois,ilmeracontecescauchemars:iléchoueàl’Examen,ilperdTessdansles

rues,ilestpoursuiviparunepatrouillesanitaire…Lescauchemarsdel’hommeleplusrecherchédelaRépublique.Àd’autresmoments,commeaujourd’hui,ilneveutpasenparleretjecomprendsqu’ilarêvédesafamille.Delamortdesamère,oudecelledeJohn.C’estpeut-êtrepréférablequ’il legardepourlui.Jedoisaffrontermespropresdémonsnocturnesetjenesuispascertained’êtreassezfortepoursupporterlessiensenplusdesmiens.

—TuesvraimentdécidéàtrouverlesPatriotes,hein?luidemandé-jetandisqu’iltireunbeignetrassisdusac.

DayabeaucoupinsistépourquenousallionsàVegasetcen’estpaslapremièrefoisquejeluiposecettequestionàproposdubutdenotrevoyage.Jechoisismesmotsavecsoinlorsquej’abordelesujet.Jeneveuxsurtoutpasqu’ilcroiequejesuisindifférenteausortdeTess,ouquej’aipeurderencontrerlecélèbregrouped’opposantsàlaRépublique.

—Tesslesarejointsdesonpleingré.Est-cequenousnelamettonspasendangerenessayantdelaretrouver?

Daynerépondpastoutdesuite.Ilarracheunboutdubeignetetmeproposelereste.—Tuenveuxunpeu?T’aspasmangédepuisunbonmoment.Jelèvelamainpourrefuserpoliment.—Non,merci.Jen’aimepaslesbeignets.Je regrette ces paroles à l’instant où je les prononce. Day baisse les yeux et range le second

morceaudanslesacavantdemangerlesienensilence.Commentpuis-jeêtreidioteàcepoint?Jen’aimepaslesbeignets.JedevinelespenséesdeDay.

Pauvre petite fille riche avec ses belles manières. Elle peut se payer le luxe de ne pas aimercertainsaliments.

Jemerabroueensilenceetjemeprometsdefairepreuvedeplusdetactlaprochainefois.Daymâcheunmorceauavantdesedécideràrépondre.—JenevaispaslaisserTessderrièremoisansm’êtreassuréqu’ellevabien.Évidemment. Day n’abandonne pas les personnes qui lui sont chères. Et surtout pas la petite

orpheline avec laquelle il a grandi dans les rues. Je comprends également l’intérêt potentiel d’une

rencontre avec les Patriotes. Après tout, ce sont eux qui nous ont aidés à nous échapper deLos Angeles. Leur organisation est importante et bien structurée. Ils savent peut-être ce que laRépublique a fait d’Eden, le petit frère deDay. Et puis il y a la plaie purulente deDay. Lematintragique de son arrestation, le commandant Jameson lui a tiré dans la jambe gauche et, depuis, lablessurepassed’unextrêmeàl’autre.Ellecicatrise,elles’infecte,ellecicatrise…Pourlemoment,cen’estqu’unemassedetissusdéchirésetsanglants.Ilesturgentdelasoigner.

Nousavonscependantunproblème.—LesPatriotesnenousaiderontpassanscontrepartie,dis-je.Quepouvons-nousleuroffrir?Pour souligner mes propos, je plonge les mains dans mes poches et j’en tire quelques

malheureusespièces.Quatremilleunités.Toutcequej’avaissurmoiquandnousavonsprislafuite.Je n’arrive pas à croire combien je regrette le confort et le luxe demon ancienne vie. Il y a desmillionssurmoncompteenbanque,desmillionsdontjeneprofiteraijamais.

Dayengloutitlerestedubeignetetréfléchitàmesparolesleslèvresserrées.—Ouais, jesais,dit-ilenpassantunemaindans l’enchevêtrementdesescheveuxblonds.Mais

queveux-tufaired’autre?Àquinousadresser?Je secoue la têted’unair abattu.Daya raison. Jen’aiguèreenviede revoir lesPatriotes,mais

nousn’avonspasvraimentlechoix.QuandilsnousontaidésànousenfuirdeBatallaHall,Dayétaitinconscient et j’étais blessée à l’épaule. J’ai demandé à les suivre jusqu’àVegas. J’espérais qu’ilscontinueraientàs’occuperdenous.

Ilsontrefusé.—TunousaspayéspoursauverDaydupelotond’exécution.Parcontre,tunenousaspaspayés

pour qu’on transporte vos petits culs blessés jusqu’à Vegas, m’avait dit Kaede. Les soldats de laRépubliquevontnouschercherpartout,nomdeDieu!Nousnesommespasl’ArméeduSalut.Jen’aipasl’intentionderisquermapeaupourvosbeauxyeuxs’iln’yapasdepognonàlaclé.

Je croyais que les Patriotes nous considéraient commedes personnes importantes,maisKaedes’estchargéedemeremettrelesidéesenplace.Ilsnousavaientaidésparcequejeleuravaisdonnédeuxcentmillecrédits,l’argentquej’avaisreçuenrécompensedel’arrestationdeDay.Etilm’avaitfalluinsisterpourlaconvaincreainsiquesescamarades.

Permettre àDayde revoirTess.Guérir sa jambe.Obtenir des informations sur le sort d’Eden.Toutcelavademanderdel’argent.Siseulementj’avaiseuletempsd’enprendreunpeuplusavantdepartir.

—Iln’yapaspireendroitqueVegaspournous,dis-jeen frottantmonépauleencoresensibleavec prudence. Il n’est même pas sûr que les Patriotes acceptent de nous parler. Je veux justem’assurerquenousnelaissonsrienauhasard.

—June,jesaisquetuasdumalàtefaireàl’idéequelesPatriotessontdenotrecôté.Tuasétéentraînéeàleshaïr.Maisilssontnéanmoinsdesalliéspotentiels.IlssontplusdignesdeconfiancequelaRépublique,tunecroispas?

Jemedemandes’ilchercheàsemontrerinsultant.Dayn’apascompriscequejevoulaisdire:lesPatriotesrefuserontsansdoutedenousaideretnousallonsnousretrouverdansunevillemilitaire.Daycroitquemeshésitations sont le fruitdemaméfianceenvers les rebelles. Il croitque, toutaufonddemoi, jesuis toujoursJuneIparis, lecélèbreprodigedelaRépublique…Ilcroitquejesuistoujoursloyaleàcepays…

Est-cequec’estvrai?Jesuisdésormaisunecriminelleetjeneretrouveraijamaisplusleconfortdemonanciennevie.

Cette pensée me laisse un malaise et un sentiment de vide au creux de l’estomac, comme si je

regrettaisletempsoùj’étaisl’enfantchériedelaRépublique.C’estpeut-êtrelecas.Sijenesuisplusl’enfantchériedelaRépublique,quisuis-je?—D’accord,dis-jeencomprenantque jen’arriveraipasà le fairechangerd’avis.Nousallons

essayerdelestrouver.Dayhochelatête.—Merci,souffle-t-il.L’esquisse d’un sourire éclaire son beau visage. Je ressens une bouffée de chaleur irrésistible,

maisilnemeprendpasdanssesbras.Ilneserapprochepaspourquenosépaulessetouchent.Ilnem’effleurepaslamain.Ilnemecaressepaslescheveux.Ilnemesoufflepasdesparolesrassurantesàl’oreille.Ilneposepassatêtecontrelamienne.Jenem’étaispasrenducompteàquelpointj’étaisdevenuedépendantedecespetitsgestes.Mais,àcetinstant,noussommescommedesétrangers.

Soncauchemarmeconcernait-il?L’annonce.Elleretentitalorsquenousatteignonsl’avenueprincipaledeVegas.S’il y a un endroit que nous devrions éviter par-dessus tout, c’est bien l’avenue principale de

Vegas.LesJumboTron–sixparblocsdebâtiments–bordentlaruelaplusfréquentéedelavilleetdiffusentunflotintarissabledenouvelles.Desdisquesdelumièreaveuglantebalaientlesfaçadesavecunzèlefrénétique.Lesimmeublessontdeuxfoisplusgrandsqu’àLosAngelesetlecentre-villeestdominépardesgratte-cielgéantsainsiquehuitzonesdetransitgigantesques.Celles-ciressemblentàdespyramides,avecunebasecarréeetdespanséquilatéraux.Des lumièresbrillentà leur sommet.L’air du désert est douloureusement sec et il empeste la fumée. Ici, il n’y a pas d’ouragan pourapporterunpeud’humidité,pasdelacsnidebordsdemer.Dessoldatsmontentetdescendentlarueenformationsrectangulaires, typiquesdesunitésmilitairesde laville. Ilsportentdesuniformesdemarinrayésdenoir.Ilsreviennentdufrontousepréparentàyaller.Plusloin,au-delàdesgratte-cielde l’avenue principale, on aperçoit des rangées de chasseurs à réaction qui se positionnent surl’immenseterraind’aviation.Au-dessusd’eux,desdirigeablesglissentdansleciel.

C’estunevilledegarnison,unmondedesoldats.Le soleil vient de se coucher lorsqueDayetmoi commençons à remonter l’avenueprincipale.

Day s’appuie lourdement surmon épaule tandis que nous nous efforçons de nous fondre dans lafoule. Il a le souffle court et sonvisageestdéformépar ladouleur. Je faisdemonmieuxpour lesoutenirsansattirerl’attention,maissonpoidsm’obligeàmarcherenzigzagcommesij’étaisivre.

—Commentçasepasse?mesouffle-t-ilàl’oreille.Seslèvressontchaudescontremapeau.Jenesaispassiladouleurleplongedansunsemi-délire

ous’ilestémoustilléparmesvêtements,maisjel’airarementvuaussientreprenantquecesoir–cequi neme déplaît pas, loin de là. Cela change de l’atmosphère pesante qui régnait dans lewagonpendantnotrevoyage.Dayprendsoinderester têtebaissée.Lesyeuxcachéssousses longscils, ildétourneleregarddèsquenouscroisonsdessoldatssurletrottoir.Ils’agite,malàl’aisedanssonuniforme.Unecasquettenoiredissimulesescheveuxblondsetunebonnepartiedesonvisage.

—Pastropmal,réponds-je.Rappelle-toiquetuesivre.Etheureux.Tuescenséavoirenviedelapersonnequit’accompagne.Essaiedesourireunpeuplus.

Daygrimaceungrandsourirequin’ariendenaturel,maisquiesttoujoursaussicharmant.—Allez,chérie!jecroyaisquejenem’entiraispastropmaljusque-là.J’ailebraspasséautour

desépaulesdelaplusjoliefilleduquartier,commentpourrais-jenepasavoirenvied’elle?Jen’en

aipasl’air?Jesuisl’excitationincarnée,levicefaithomme.Ilmeregardeenbattantdescils.Ilestsiridiculequejenepeuxpasm’empêcherd’éclaterderire.Quelquespassants tournent la

têtedansnotredirection.—C’estbeaucoupmieux,dis-jedansunsouffle.Je frissonne lorsqu’il niche son visage dans le creux de mon cou. Reste dans le personnage.

Concentre-toi!Lescolifichetsdorésaccrochésàmatailleetàmeschevillestintentàchacundemespas.

—Commentvatajambe?Days’écarteunpeudemoi.—Elleallaitplutôtbienjusqu’àcequetuabordeslesujet,murmure-t-il.Ilgrimaceentrébuchantsurunedallebriséedutrottoir.Jeleserreunpeuplusfortcontremoi.—Jeréussiraiàatteindrenotreprochaineétape,ajoute-t-il.—Souviens-toi:situasbesoindefaireunepause,portedeuxdoigtsàtonfront.—Ouais,ouais.Jeteleferaisavoirsiçanevapas.Deuxsoldatsnouscroisent.Ilssontaccompagnéspardeuxfillessouriantes.Ellessontmaquillées

avecdel’ombreàpaupièresàpaillettesetleursvisagessontpeintsdemotifsélégants.Ellesportentdescostumesdedanseusesréduitsàleurplussimpleexpressionainsiquedesplumesrouges.Undessoldatsm’aperçoit.Iléclatederireetsesyeuxvitreuxs’écarquillent.

—Tutravaillesdansquelclub,mapoulette?demande-t-ild’unevoixpâteuse.J’mesouvienspast’avoircroiséedanslesparages.

Iltendunemainlubriqueversmonventrenu,maisiln’apasletempsdem’effleurer.LebrasdeDayjaillitetlerepoussesansménagement.

—Latouchepas!Ilsouritetadresseunclind’œilaumilitaire.Ilcontinueàsecomporteravecdésinvolture,mais

sonregardet le tondesavoixamènent l’hommeàreculer.Lesoldatnousobserveenclignantdesyeux,puisilmarmonnequelquechoseets’éloigned’unpasmalassuréavecsescompagnons.

J’essaiedegloussercommelefontlesfilles,puisjerejettelatêteenarrière.J’embrasseDaysurlajouecommes’ilétaitlemeilleurclientdumonde.

— La prochaine fois, laisse tomber, sifflé-je avec colère. La dernière chose dont nous avonsbesoin,c’estunebagarreenpleinerue.

—Quoi?(Dayhausselesépaulesetseremetàmarchertantbienquemal.)Labagarreauraitétédecourtedurée.Tun’aspasvu?Iltenaitàpeinedebout.

Jesecouelatêteendécidantdegardermaréflexionironiquepourmoi.Unautregroupenouscroiseentitubant.Lessoldatssontivresetbruyants.J’identifieseptcadetset

deuxlieutenants.Ilsportentunbrassarddoréavecl’insigneduDakota.Celasignifiequ’ilsviennentd’arriverduNordetqu’ilsn’ontpasencorereçulenouveaubrassarddeleurbataillondecombat.Ilssont sansdoute stationnésdans la casernequi se trouveau-dessusduBellagio, car ils enlacent desfillesquitravaillentdansceclub.Ellessontétincelantesavecleurcollierrasdecouetle«B»tatouésurleurbras.

Jevérifiemondéguisementunefoisdeplus.Jel’aivolédansunelogeduSunPalace.Habilléeainsi,jeressembleàn’importequelleprostituéedelaville.Jeportedeschaînettesetdepetitsbijouxenor à la taille et aux chevilles, des plumes et des rubansdorés sont disséminésdansmes tressescolorées en rouge avec une bombe de peinture.Autour demes yeux,monmaquillage sombre estcouvertdepaillettes.Untatouagereprésentantunphénixfurieuxestpeintsurlehautdemajoueetma

paupière.Desbandesdesoierougelaissentmesbrasetmonventreexposés.Mespiedssontchaussésdebottesàlacetsnoirs.

Maismoncostumecomporteunélémentquen’ontpaslesautresfilles:unechaînettecomposéedetreizepetitsmiroirsscintillants.Elleestenpartiedissimuléeparlesbijouxaccrochésàmachevilleet,deloin,elleressembleàunebreloquesansgrandintérêt.Maisparfois,àlalueurd’unréverbère,elle se transformeenchapeletde lumières éclatantes.Treize.Lenombre secretdesPatriotes.C’estnotresignal.Ilsdoiventsurveillerlarueprincipaledelavillesansinterruptionetilsfinirontbienparleremarquer.Àcemoment-là,ilsreconnaîtrontlesdeuxpersonnesqu’ilsontaidéesàLosAngeles.

Les JumboTron qui bordent l’avenue laissent échapper un bref grésillement. Le sermentd’allégeancenationaldevraitcommencerd’uninstantàl’autre.ContrairementàLosAngeles,Vegasleretransmetcinqfoisparjour.Lespublicitésoulesjournauxd’informations’interrompentnetpourlaisser la place à une immense image de l’Elector Primo tandis que les haut-parleurs diffusent lemessage:«JejurefidélitéaudrapeaudelagrandeRépubliqued’Amérique,ànotreElectorPrimo,ànosglorieuxÉtats,aurassemblementcontrelesColoniesetànotrevictoireimminente!»

Iln’yapassilongtemps,jerécitaiscesparolesmatinetaprès-midiavecferveur.J’étaispersuadéequ’ilfallaitempêcherlesColoniesdelacôteEstdes’emparerdenotreprécieuxlittoraloccidental.C’étaitavantquej’apprennelerôlequelaRépubliqueajouédanslamortdemafamille.Jenesaisplustropquoipenseraujourd’hui.Faut-illaisserlesColoniesgagnerlaguerre?

Les JumboTron diffusent un filmd’actualité.Un résumédes événements de la semaine.Day etmoiregardonslestitresdéfilersurlesécrans.

LA RÉPUBLIQUE TRIOMPHE ET ARRACHE D’IMPORTANTS TERRITOIRES AUX COLONIES LORS DE LA BATAILLE

D’AMARILLO,DANSL’ESTDUTEXAS.

ALERTEAUXINONDATIONSANNULÉEASACRAMENTO,CALIFORNIE.

L’ELECTORPRIMORENDVISITEAUXTROUPESSURLEFRONTNORD.LEMORALDESSOLDATSEXPLOSE.

La plupart des nouvelles n’offrent aucun intérêt. Le bla-bla habituel à propos du front, de la

météo,desloisenvigueuretdesavertissementsdequarantaineàVegas.Daymetapotel’épauleetmemontreunécran.LOSANGELES:QUARANTAINEÉTENDUEAUXSECTEURSD’ÉMERAUDEETD’OPALE.

— Les secteurs des Gemmes ? souffle Day. (Je garde les yeux rivés sur l’écran bien que le

messageaitdisparu.)Cenesontpasdesquartiersoùviventdesgenspleinsauxas?Je ne sais quoi répondre parce que je n’ai pas encore assimilé la nouvelle. Les secteurs

d’Émeraude et d’Opale… Il s’agit peut-être d’une erreur. Est-il possible que l’épidémie deLosAngelesaitprisunetelleampleurqu’onlamentionneauxinformationsdeLasVegas?Jen’aijamais,jamaisvulaquarantaineappliquéeauxsecteursaisésdelaville.ÉmeraudeetOpalebordentmonancienquartier…Est-cequecelui-civaêtreisoléàsontour?Etnosvaccinations?Nedevaient-ellespasnousprotégerdecegenredecatastrophe?JepensealorsàunpassagedujournaldeMetias:

«Unjour,unviruséchapperaàtoutcontrôle.Iln’yauranivaccin,niremèdepourl’arrêter.»Jemerappellecequemonfrèreadécouvert:lesusinessouterraines,lesmaladiesendémiques…

lesépidémiesrégulières.Jesuisparcourueparunfrisson.Jemerépètequ’ilenfaudrabiendavantage

pourqueLosAngelesmettelegenouàterre.L’épidémiefinirapardisparaître,commetoujours.Denouvellesinformationsapparaissentàl’écran.L’uned’ellesestdiffuséerégulièrementdepuis

quelquesjours.EllefaitétatdelamortdeDay.Onvoitunpelotonexécutersonfrèredansunecourde Batalla Hall. Les balles destinées à Day frappent John, qui s’effondre face contre terre. Daydétournelesyeux.

Unenouvelleinformationdéfile:DISPARUE:

SSN:2001963034

____________________

JUNEIPARIS

AGENT,PATROUILLESURBAINESDELOSANGELES

ÂGE/SEXE:15/féminin

TAILLE:1,63m

CHEVEUX:châtains

YEUX:marron

VUEPOURLADERNIEREFOISAPROXIMITÉDEBATALLAHALL,LOSANGELES,CALIFORNIE.

350000UNITÉSDERÉCOMPENSE

SIVOUSLAVOYEZ,CONTACTEZAUSSITÔTL’OFFICIERDEQUARTIER.

Voilàceque laRépubliqueveut fairecroireà lapopulation :que j’aidisparu,qu’onespèreme

retrouversaineetsauve.Onneditsurtoutpasqu’onveutmamort,quej’aiaidélepirecrimineldupaysàéchapperaupelotond’exécution,quej’aifourniauPatriotesdequoiorganiseruneoffensivecontreunQGdel’arméeetquej’aireniélaRépublique.

Ilnefautpasquecesinformationss’ébruitent,alorsonmetraquedanslaplusgrandediscrétion.Le signalement de personne disparue est accompagné d’une photo tirée de ma carte d’identitémilitaire.Jesuisdefaceettêtenue.Jenesourispas.Jeporteunsoupçondegloss,mescheveuxnoirssont ramenés en arrière et attachés en une haute queue-de-cheval. L’insigne doré de laRépubliquebrillesurmonuniformenoir.Jesuisheureusequeletatouagedephénixcachelapartiesupérieuredemonvisage.

Dayetmoiatteignonslemilieudel’avenuelorsqueleshaut-parleursgrésillentdenouveaupourdiffuserleserment.Nousnousarrêtons.Daytrébucheetmanquedetomber.Jel’attrapeinextremis.LespassantsregardentlesJumboTron,àl’exceptiondequelquessoldatspostésauxintersectionspours’assurerque tout lemondeécoute.Lesécransclignotentavantdedevenirnoirs.Puisapparaîtuneimagehautedéfinitiondel’ElectorPrimo.

«Jejurefidélité…J’éprouveunvaguebien-être à répéter cesparoles avec tout lemonde, dans la rue.Puis jeme

souviensdecequiachangédansmavie.Jemesouviensdusoiroùl’ElectorPrimoetsonfilssontvenusmeféliciterpourl’arrestationdeDay,cecriminelnotoire.Jemesouviensdel’Elector.SurlesJumboTron, les portraits affichent les mêmes yeux verts, les mâchoires puissantes et les bouclesnoires…Maisilscachentlafroideurdesonexpressionetleteintmaladifdesapeau.Surl’écran,onnevoitqu’unefigurepaternelleavecdebonnesjouesroses.Ilneressembleguèreàl’hommequej’airencontré.

…audrapeaudelagrandeRépubliqued’Amérique…»Lalitaniecessebrusquementetlesilences’installedanslesrues.Desmurmuresconfusmontent

delafoule.Jefroncelessourcils.C’estcurieux.C’estlapremièrefoisquej’assisteàuneinterruptiondu serment d’allégeance. Et les JumboTron sont branchés de manière qu’une panne n’affecte pasl’ensembleduréseau.

Daylèvelatêteverslesécransfigéstandisquej’observelessoldatsquibordentlesrues.—Incidentexceptionnel?dit-il.Ilrespiremaletjesuisinquiète.Tiensbon!Ceneserapluslong.Nousnepouvonspasnousarrêterici.Jesecouelatête.—Non.Regardelessoldats.(Jelèvediscrètementlementondansleurdirection.)Ilsontchangé

de position. Ils ne portent plus leurs fusils à l’épaule. Ils les tiennent à la main. Ils sont prêts àinterveniraucasoùlafouleréagiraitmal.

Daysecouelatêteàsontour.Lentement.Ilestd’unepâleurinquiétante.—Ilsepassequelquechose.Le portrait de l’Elector disparaît des écrans pour être remplacé par une série d’images. Elles

montrentunhommequiluiressembledemanièreétonnante,maisquin’aqu’unevingtained’années.Ilalesmêmesyeuxvertsetlesmêmescheveuxnoirsbouclés.Toutàcoup,jemerappellel’excitationque j’ai ressentie en le rencontrant pour la première fois, au bal improvisé en l’honneur del’arrestationdeDay.C’estAndenStavropoulos,lefilsdel’ElectorPrimo.

Dayaraison.Ilsepassequelquechose.L’ElectordelaRépubliqueestmort.Unenouvellevoix,plusenjouée,résonnedansleshaut-parleurs.« Avant de poursuivre le serment d’allégeance, nous devons informer les soldats et les civils

qu’ils doivent remplacer leportrait de l’ElectorPrimoà leursdomiciles.Vouspourrezobtenir unnouveau portrait au poste de police de votre quartier. Des inspections commenceront dans deuxsemainesafindevérifierquecesinstructionsontétérespectées.»

Puis la voix annonce le résultat d’une prétendue élection nationale. Il n’y a pas la moindreréférenceàlamortdel’Electorouàl’investituredesonfils.

LaRépubliquesecontentedepasserd’unElectorà l’autre,sansheurt,commesiAndenétait leprolongementnatureldesonpère.J’ailatêtequitourne.J’essaiedemesouvenirdecequej’aiapprisàl’écoleàproposdel’électiond’unnouvelElector.L’Electorenplacechoisitunsuccesseurquiestsoumisàunvotedeconfirmationnational.Iln’estpasétonnantqu’Andenprennelasuite.L’ElectorPrimo était au pouvoir depuis des dizaines d’années. Il avait été élu bien avantma naissance et sadisparitionamétamorphosénotreuniversenl’espacedequelquessecondes.

Toutlemondesaitcequ’ilconvientdésormaisdefaire:dansunmêmemouvement,nousnousinclinons tous vers les portraits affichés sur les écrans géants en récitant le reste du sermentd’allégeance.

«…ànotreElectorPrimo,ànosglorieuxÉtats,aurassemblementcontrelesColoniesetànotrevictoireimminente!»

NousrépétonsencoreetencorelesmotsaffichéssurlesJumboTron.Personnen’oses’arrêter.Jejetteuncoupd’œilauxsoldatsquibordentlesrues.Ilsontlesmainscrispéessurleursarmes.

Au bout d’un moment qui m’a semblé durer des heures, le serment laisse enfin place auxinformationshabituelles.Toutlemondeseremetenmarchecommesiriennes’étaitpassé.

PuisDaytrébuche.Jelesenstrembleretmoncœurseserre.—Resteavecmoi,luimurmuré-je.Àmagrandesurprise,jemerendscomptequej’aifaillidire:«Resteavecmoi,Metias.»J’essaie

deretenirDay,maisilglisseentremesbras.—Désolé,murmure-t-il.Son visage est couvert de sueur et ses paupières sont contractées par la douleur. Il porte deux

doigtsàsonfront.«Stop!»Iln’enpeutplus.Jeregardeautourdenous,affolée.Ilyatropdesoldatsetnousavonsencoreunlongcheminà

faire.—Non!Tudoistenirlecoup!dis-jeavecfermeté.Resteavecmoi.Tuvasyarriver.Maismesparolessontinutilescettefois-ci.Jen’aipasletempsdeleredresser.Ilbasculemains

enavantets’effondresurletrottoir.

DAY

L’ELECTORPRIMOESTMORT.Lesréactionssontdécevantes,non?Onauraitpupenserquesadisparitiondonnerait lieuàune

majestueusemarchefunèbre,qu’onverraitdesscènesdepanique,qu’undeuilnationalseraitdécrété,que des pelotons de soldats défileraient en tirant des salves d’honneur vers le ciel. Un énormebanquet,desdrapeauxenberne,desbannièresblanchessurlesfaçadesdechaquebâtiment…Quelquechosedecegenre.Maisjenesuispasassezvieuxpouravoirdéjàassistéàlasuccessiond’unElector.Endehorsdelapropagandecélébrantledauphindésignéetd’uneélectiontruquéepourleprincipe,jenesaispastropàquoim’attendre.

Jesupposeque laRépubliquevaagircommesi riennes’étaitpasséet intronisersans tarder lenouvel Elector. Je me souviens avoir lu quelque chose au sujet des élections à l’école primaire.«QuandvientletempsdechoisirunnouvelElectorPrimo,lepaysdoitrappelerauxgensdegarderuneattitudeoptimiste.Iln’yapasd’autresolutionquedecontinuer.Ledeuilapportelafaiblesseetlechaos.»Benvoyons!Legouvernementestterrifiéàl’idéedemontrerseshésitationsaupeuple.

Maisjen’aiguèreletempsd’approfondirmesréflexions.Nous terminons la récitation du serment d’allégeance quand une vague de douleur inondema

jambe.Incapablederésister,jemeplieendeuxetjem’effondresurmongenouvalide.Deuxsoldatstournentlatêteversmoi.Jem’esclaffeaussifortquepossibleetjem’essuielesyeuxenfaisantcroirequejepleurederire.Junejouelejeu,maisjevoisbienqu’elleestinquiète.

—Viens,souffle-t-ellesuruntonpresquehystérique.Elleglissel’undesesmincesbrasautourdematailleetjesaisislamainqu’ellemetend.Autour

denous,desgensmeregardent.—Tudoistelever,poursuitJune.Allez!Jemobilisetoutemonénergiepourcontinueràsourire.Concentre-toisurJune.J’essaiedemeredresser,maisjetombedenouveau.NomdeDieu!ladouleuresttropforte.Des

éclatsdelumièreblanchemepoignardentlesyeux.Respire!medis-je.Tunevasquandmêmepastomberdanslesvapesaubeaumilieud’uneavenue

deLasVegas?—Qu’est-cequisepasse,soldat?Unjeunecaporalauxyeuxnoisettesetientdevantmoi,lesbrascroisés.Jedevinequ’ilestpressé,

maispasassezpournousignoreretpoursuivresonchemin.Ilmeregardeenhaussantunsourcil.—Tuvasbien?Tuespâlecommeunlinge,mongars.Cours!ai-jeenviedecrieràJune.Tire-toid’ici!Tantquec’estencorepossible!Maiselleprendlaparoleavantquej’aieletempsd’ouvrirlabouche.—Excusez-le,monsieur.Jen’aijamaisvuunclientboireautantqueluiauBellagio.(Ellesecoue

la têteavec regretet fait signeausoldatde reculer.)Vous feriezmieuxdegardervosdistances. Jecroisqu’ilvavomir.

Unefoisdeplus,jesuisémerveilléparlafacilitéaveclaquelleelleendosseunepersonnalitéautre

quelasienne.C’estgrâceàcedonqu’ellem’abernédanslesruesdeLake.Lecaporal laregarded’unaircurieuxavantdesetournerversmoi.Sesyeuxseposentsurma

jambeblessée,bienquelaplaiesoitcachéeparletissuépaisdupantalon.Ill’examineavecattention.—Jenesuispassûrquecettefillesachedequoielleparle.Ondiraitquetuasbesoind’unepetite

visiteàl’hôpital.Illèvelamainpourarrêteruneambulancequipasseparlà.Jesecouelatête.—Inutile,moncaporal,articulé-jeavecunpetitrireforcé.Cettepoulettemeracontetellementde

blaguesquej’enaieulesoufflecoupé.Ilfautjustequejemeposeunmoment.Etpuisj’iraidormir.Nous…

Maislemilitairenem’écoutepas.Jelemaudisensilence.Sinousallonsàl’hôpital,onprendranosempreintesdigitales etondécouvriranosvéritables identités : cellesdesdeux fugitifs lesplusrecherchésde laRépublique. Jen’osepas regarder June,mais jedevinequ’elle réfléchitàunplanpournoustirerdeceguêpier.

Puisunetêteapparaîtau-dessusdel’épauleducaporal.Le visage d’une jeune fille que June et moi reconnaissons sur-le-champ. C’est pourtant la

première foisque je lavoisdans l’uniforme impeccablede laRépublique.Elleporteunepairedelunettesd’aviateurautourducou.Ellecontournelecaporalets’arrêtedevantmoiavantd’esquisserunsourireindulgent.

—Hé!jepensaisbienquec’étaittoi!Çafaitunmomentquejet’observe.Tutitubescommeunivrognedepuisquet’asmislepieddanscetterue!

Lecaporallaregardemereleveretm’assenerunegrandeclaquedansledos.Jegrimace,maisjeparviensàesquisserunsourire,commesijeretrouvaisuneamiedelonguedate.

—Contentdeterevoir,dis-jeauprixd’uneffortsurhumain.—Tuleconnais?demandelecaporalavecungested’impatience.Lajeunefillesetourneversluietluiadresselesourirelepluscharmeurquej’aiejamaisvuavant

derejeterlatêteenarrière.—Sijeleconnais,moncaporal?Onétaitdanslamêmeunitépendantnotrepremièreannée.(Elle

m’adresseunclind’œil.)Ondiraitqu’ilestencorealléfairelemarioleenboîtedenuit.Lecaporallaisseéchapperunpetitbruitméprisantetlèvelesyeuxauciel.— Des mômes de l’armée de l’air, hein ? Bon, veille à ce qu’il ne provoque pas de nouvel

incidentenpleinerue.J’aibienenviedefaireunrapportàvotrecommandant.Puisilsembleserappelerqu’ilestpresséetils’éloigneàgrandspas.Jepousseunlongsoupir.Noussommespassésàdeuxdoigtsdelacatastrophe.Après le départ du caporal, la jeune fillem’adresse un sourire engageant.Malgré sa veste, je

m’aperçoisqu’elleaunbrasdansleplâtre.—Macaserneest toutprès,dit-elle. (Jesensdanssavoixunepointeamèrequi indiquequ’elle

n’estpastrèscontentedenousvoir.)Quedirais-tud’yfaireunsautpourtereposer?Tupeuxveniravectapoulesiçatechante.

EllefaitunsignedetêteendirectiondeJune.Kaede. Elle n’a pas changé depuis le jour où nous nous sommes rencontrés. Je croyais alors

qu’elleétaitunesimplebarmaidavecuntatouagereprésentantunefeuilledevigne.J’ignoraisqu’ellefaisaitpartiedesPatriotes.

—Passedevant,ontesuit,dis-je.Kaede aide June à me soutenir tandis que nous nous dirigeons vers un quartier voisin. Elle

s’arrêtedevantlesportesrichementdécoréesduVenezia,ungratte-cielréservéauxmilitaires.Nousentrons,passonsdevantungardemortd’ennuiettraversonslehallprincipal.Leplafondestsihautqu’ilmefaittournerlatête.J’entraperçoisdesdrapeauxdelaRépubliqueetdesportraitsdel’Electorentrelespiliersdepierrequilongentlesmurs.Dessoldatssontdéjàentraindedécrocherlesancienspourlesremplacerparlesnouveaux.Kaedenousguideenracontantn’importequoiafindedonnerl’impression que nous bavardons comme de vieilles connaissances. Ses cheveux noirs sont pluscourtsqu’avant,coupésaucarréetlaissantlanuqueexposée.Unmaquillagedecombatbleusombrecouvre sespaupières. Je remarquealorsquenous sommesàpeuprèsde lamême taille. Ilyadessoldats partout. J’ai peur que l’un d’euxme reconnaisse d’après les affiches et donne l’alarme.Àmoinsqu’ilsidentifientJunemalgrésondéguisement.Oubienqu’ilss’aperçoiventqueKaeden’estpasunvraisoldat.Ilsvonttousnoussauterdessusetnousn’auronspaslamoindrechancedenousentirer.

Pourtant,personneneprendlapeinedenousinterrogeretmonboitementaideàmefondredanslamasse,cardenombreuxsoldatsontunbrasouunejambedansleplâtre.Kaedenousconduitauxascenseurs.C’estlapremièrefoisquej’enemprunteun,lapremièrefoisquej’entredansunbâtimentoùilyadel’électricitéenpermanence.Nousmontonsauhuitièmeétage.Ilyamoinsdemondeici.Noustraversonsmêmeunelongueportiondecouloirsanscroiserpersonne.

Kaedeabandonneenfinsonmasquejoyeux.—Vous ressemblez à deux rats d’égout, lâche-t-elle en tapotant à une porte. Ta jambe est pas

encoreguérie,hein?Vousêtesvraimenttêtussivousavezfaittoutcecheminpournousretrouver.(Elle laisseéchapperunpetit ricanementen regardant June.)Cesputainsdemiroirs accrochésà tacheville,ilsontfaillim’aveuglerpourdebon.

Juneetmoinousregardons.Jesaiscequ’ellepense.Comment un groupe de criminels peut-il vivre dans un des plus grands immeublesmilitaires de

Vegas?J’entendsuncliquetisdel’autrecôtédubattant.Kaedeouvrelaporteetentreenécartantlesbras.—Bienvenusdansnotrehumbledemeure,déclare-t-elle avecemphase.Pourquelques joursdu

moins.Plutôtchouette,hein?Jemedemandequijevaisdécouvriràl’intérieur.Quelquesados,peut-être.Oubienungroupede

petitsarnaqueurs?J’entre dans une pièce où deux personnes semblent nous attendre. Je regarde autour de moi,

surpris.C’estlapremièrefoisquejemetslespiedsdansunecasernedelaRépublique.Celle-cidoitêtre réservée aux gradés, ce n’est pas possible autrement. Je ne vois aucune longue rangée de litssuperposés.Ondiraitunappartementdeluxedestinéàunoudeuxofficiers.Ilyadesampoulesauxluminaires duplafond et aux lampes.Desdalles demarbre argenté et crèmecouvrent le sol et lesmurssontblanccasséoupourpres.Lescanapésetlestablestrônentsurd’épaistapisrouges.UnpetitécranencastrédansuneparoidiffuselesmêmesnouvellesquelesJumboTrondelarue.

Jelaisseéchapperunsifflementadmiratif.—Trèschouette,même.J’esquisse un sourire, qui s’évanouit dès que je tourne la tête vers June. Sous le tatouage du

phénix,sestraitssonttendus.Elles’efforcedeconserverunaircalme,maisellen’estpasàl’aise.Etellen’estpas impressionnéenonplus.Pourquoi leserait-elle,d’ailleurs?Jesupposequ’ellevivaitdans un appartement aussi confortable que celui-là. Ses yeux explorent la pièce avec méthode etremarquentdeschosesquin’attireraientsansdoutejamaismonattention.Préciseetprudente,commelesbonspetits soldatsde laRépublique.Ellegarde lamainprèsde la tailleoùelledissimuledeux

couteaux.J’aperçoisalorsunejeunefillequisetientderrièrelecanapécentral.Nosregardssecroisentet

elleplisselesyeuxcommesiellevoulaits’assurerquejesuisbienlà.Sabouches’ouvresouslecoupdelasurpriseetseslèvresrosesetdélicatesdessinentun«Oh!»desurprise.Sescheveuxnesontplusassezlongspourqu’ellepuissefairedestresses.Coupésaucarré,ilsformentunepetitecascadeemmêléequidescendàmi-hauteurdelanuque.

Uneseconde!Moncœurs’arrêtependantuninstant.Jenel’avaispasreconnueàcausedesanouvellecoupe.Tess!—C’esttoi!s’exclame-t-elle.Jen’aipasletempsderépondre.Elleseprécipiteversmoietmesauteaucou.Jetitubeenarrière,

essayantdenepasperdrel’équilibre.—C’estvraimenttoi!dit-elle.Jen’arrivepasàycroire.Jen’arrivepasàcroirequetusoislà!

Envie!Je suis incapable d’aligner deux pensées cohérentes. Pendant une fraction de seconde, j’oublie

mêmemablessureàlajambe.JepasselesbrasautourdelatailledeTess,j’enfouismatêteaucreuxdesonépauleetjefermelesyeux.Mesangoissesetmespeinesdisparaissentcommeparmagie.Lesoulagementm’envahitetme laissesans force. J’inspireungrandcoupet jesavoure lachaleurdesoncorps,ledouxparfumdesescheveux.Depuismesdouzeans,ilnes’étaitpasécouléunjoursansquejelavoie.Aprèsunesemainedeséparation,jemerendsenfincomptequ’ellen’estpluslagaminededixansquej’airencontréedansuneruelle.Elleestdifférente,plusâgée.Jesensquelquechosemecomprimerlapoitrine.

—Jesuiscontentdetevoir,cousine,murmuré-je.Tuasl’airenforme.Tessmeserredetoutessesforcesetjem’aperçoisqu’elleretientsonsouffle.Ellefaitdesefforts

désespéréspournepaséclaterenlarmes.Kaedefinitparintervenir.—Çasuffit,dit-elle.Onn’estpasdansunputaindefilmàl’eauderose.Tessetmoinousséparonsetnousregardonsenriantd’unairgauche.Elles’essuielesyeuxd’un

revers demain. Elle adresse un sourire gêné à June, puis elle se tourne et rejoint précipitammentl’autrepersonnequisetrouvedanslapièce.Unhomme.

Kaede ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais l’inconnu l’arrête en levant une maingantée.Elleobéitet j’ensuisétonné.Kaedeestdugenreautoritaireet j’avaispenséqu’elleétait lachefdugroupederebelles.J’aidumalà l’imaginerobéissantàdesordres,maiselleesquisseunemouedésapprobatriceetselaissetombersuruncanapé.L’hommeselèvepours’adresserànous.Ilestgrandetsolidementbâti.Ildoitavoirunequarantained’années.Sapeauestlégèrementfoncéeetsescheveuxboucléssontramenésenunecourtequeue-de-chevalcrépue.Unepairedefineslunettesàmonturenoireestposéesursonnez.

—Jesupposequevousêteslegarçondontnousavonstantentenduparler,dit-il.Heureuxdevousrencontrer,Day.

J’aimeraisavoirlaforcedefairequelquechoseaulieuderesterdebout,pliéparladouleur.—Pareil.Mercidenousaccueillir.—Excusez-nousdenepasvousavoirconduitsjusqu’àVegas,dit-ilenajustantseslunettes.Vous

nousavezpeut-êtrejugésdurement,maisjen’aimepasrisquerlaviedemesrebellessansdebonnesraisons. (Il tourne les yeux vers June.) Et je suppose que nous avons là le jeune prodige de laRépublique.

Juneinclinelatêteavecunegrâcequitrahitsesoriginessociales.— Votre costume de prostituée est tellement convaincant… Faisons un petit test pour vérifier

votreidentité,vousvoulezbien?Fermezlesyeux,s’ilvousplaît.Junehésite,puisobéit.L’hommelèvelebrasdevantlui.—Maintenant,lancezundevoscouteauxettouchezlacibleaccrochéeaumur.Jeclignedesyeux.Lacible?Quellecible?Jen’avaismêmepasremarquéledisquecomposéde

troisanneauxsuspenduprèsdelaporteparlaquellenoussommesentrés.MaisJunen’hésitepasuneseuleseconde.Elletireunpoignarddesataille,setourneetlelancesansouvrirlesyeux.

Lalames’enfonceprofondémentàquelquescentimètresducœurdelacible.L’inconnuapplauditetmêmeKaedelaisseéchapperungrognementd’approbationavantdelever

lesyeuxauplafond.—Oh!pitié!l’entends-jemurmurer.Juneseretourneversnousetattendlaréactiondel’homme.Jesuissiétonnéquejenetrouverien

àdire.Aucoursdemavie, jen’ai jamaisvuquelqu’unmanipulerune lameavecautantd’habileté.Junem’amontré à denombreuses reprises qu’elle était unepersonne extraordinaire,mais c’est lapremièrefoisquejelavoisseservird’unearme.Encontemplantlalameplantéedanslacible,jesensun frisson d’angoisse et d’excitation remonter le long de ma colonne vertébrale. Des souvenirsenfermésdansunrecoindemamémoiremereviennentàl’esprit.Dessouvenirsquinedoiventpass’échappersijeveuxresterconcentré,sijeveuxcontinueràavancer.

—Ravidevousrencontrer,mademoiselleIparis,déclarel’hommeenpassantlesmainsderrièresondos.Maintenant,dites-moi:qu’est-cequivousamèneici?

Junem’adresseunsignedetêteetjeprendslaparole.—Nousavonsbesoindevotreaide.S’ilvousplaît. Je suisvenupourTess,mais jeveuxaussi

trouvermonfrère,Eden.JenesaispascequelaRépubliqueafaitdelui,nioùellelegarde.Nousavons pensé qu’en dehors des militaires vous étiez les seuls en mesure de trouver ce genred’informations.Etpuisilyamablessure.Jecroisqu’ilfaudraitl’opérer.

J’inspire entremes dents serrées alors qu’une nouvelle vague de douleurm’envahit. L’hommejetteuncoupd’œilàmajambeethausselessourcilsd’unairsoucieux.

—Vousn’yallezpasavecledosdelacuillère,dit-il.Vousdevriezvousasseoir.Vousvacillez.(Ilattendquejemedirigeversuncanapé,puisseraclelagorgeenconstatantquejen’aipasl’intentiondebouger.)Bien,vousvousêtesprésentés,jevaisdoncfairedemême.JesuisRazoretjesuislechefdesPatriotes. Je dirige cette organisationdepuis de nombreuses années. J’ai commencébien avantquevousfassiezparlerdevousdanslesecteurdeLake.Nousavonsbesoindevotreaide,Day,maisilmesemblequevousaveztoujoursrefusélesinvitationsànousrejoindre.Lesnombreusesinvitationsànousrejoindre.

Il se tourne vers une vitre teintée qui donne sur les zones de transit qui bordent l’avenueprincipale.Lavueestexceptionnelle.Desdirigeablesétincelantdelumièretraversentlecielnocturne.Plusieurssontarrimésausommetdespyramides,immobiles,commedespiècesdepuzzleattendantde formerune image.De tempsen temps,uneescadredechasseursnoirs ressemblantàdesaiglesdécolle ou atterrit. Il n’y a jamais unmoment de calme.Mesyeuxpassent d’unbâtiment à l’autre,mais s’attardent sur les zones de transit. En raison de leur forme, elles seraient les plus faciles àescalader.J’observelessortesdemarchesetlesrainuresquizèbrentleursflancs.

JeremarquealorsqueRazorattenduneréponse.—Jen’étaispastrèsemballéparlapolitiquesanglantedevotreorganisation.

—Ilsembleraitquecenesoitpluslecas.Sesparolessontsévères,maisletonestcompatissant.Ilplaquesespaumesetsesdoigtslesuns

contrelesautres.—Parcequevousavezbesoindenous,n’est-cepas?ajoute-t-il.Jenepeuxlenier.—Désolé, dis-je.Nousn’avonspas le choix.Mais, croyez-moi, je comprendrais très bienque

vousrefusiez.ÉvitezjustedenouslivreràlaRépublique.Jemeforceàsourire.Monsarcasmelefaitglousser.J’observelabossesurl’arêtedesonnezetjemedemandesielle

nerésultepasd’unefracture.—Audépart, j’ai songé àvous laisser errer dansVegas jusqu’à cequevous soyez arrêtés. (Il

parleavecuneintonationaristocratique,d’unevoixcultivéeetcharismatique.)Jevaisêtrefrancavecvous.Vos talents nenous intéressent pas autant quepar le passé,Day.Nous avons recruté d’autrescourriers au cours des années. Sans vouloir vous offenser, augmenter leurs effectifs n’est pas unepriorité.(IlhochelatêteendirectiondeJune.)VotreamiesaitdéjàquelesPatriotesnesontpasuneorganisationcaritative.Vousnousdemandezbeaucoup.Queproposez-vousenretour?Vousnedevezpasavoirbeaucoupd’argentsurvous.

Junemelanceunregardnoir.Ellem’aprévenupendantnotrevoyageentrain,maisjenevaispasabandonnermaintenant.SilesPatriotesrefusentdenousaider,nousseronscomplètementisolés.

—Nous n’avons pas beaucoup d’argent, avoué-je. Je ne vais pas parler au nomde Junemais,pourmapart,jesuisprêtàtoutenéchangedevotreaide.Vousn’avezqu’àdemander.

Razorcroiselesbrasetsedirigeverslebar,unsomptueuxcomptoirengranitencastrédansunmuretregorgeantdebouteillesdetoutestaillesetdetoutesformes.Ilsesertàboiresanssepresser.Nousattendons.Quandilafini,ilprendleverred’unemainetrevientversnous.

—Ilyaquelquechosequevouspouvezfaire,dit-ilenfin.Parchance,vousarrivezàunmomenttrèsintéressant.(Ilboitunegorgéeets’assiedsuruncanapé.)Quandvousétiezdanslarue,vousavezsansdouteapprisquel’ElectorPrimoestmortaujourd’hui–unévénementquin’aguèresurprislesélites de laRépublique.Quoi qu’il en soit, son fils,Anden, est désormais le nouvel Elector.C’estencoreunenfant,oupeus’enfaut,et lessénateursdesonpèrene leportentpasdu toutdans leurscœurs. (Il se penche en avant, l’air grave, et poursuit en prononçant chaque mot avec soin.) LaRépublique a rarement été aussi vulnérablequ’aujourd’hui.C’est lemoment idéal pourdéclencherune révolution. Vos talents physiques ne nous sont pas indispensables, mais vous possédez deuxchoses que nos courriers n’ont pas. D’abord, vous êtes célèbre. On vous considère comme lechampiondupeuple.(IlpointesonverreversJune.)Etpuisilyavotreravissanteamie.

Jemeraidisenentendantcesparoles,maislesyeuxdeRazorrestentaffables.J’attendslasuitedelapropositionavecunecertaineimpatience.

— Je serais heureux de vous accepter dans notre organisation et dem’occuper de vous.Nouspouvonsvousfournirunexcellentdocteuretfinanceruneopérationchirurgicaleafindeguérirvotrejambe.J’ignorecequiestarrivéàvotrefrère,maisjepeuxvousaideràletrouver.JepeuxégalementvousfairepasserdanslesColoniessic’estcequevousdésirez.Enéchange,nousvousdemandonsdeparticiper à un nouveau projet. Inutile deme poser des questions à ce sujet. Il vous faudra prêterallégeanceauxPatriotesavantquejevousexpliquedequoiilretourne.Voilàmesconditions.Qu’est-cequevousenpensez?

LeregarddeJunem’abandonnepourseposersurRazor.Ellehausselégèrementlementon.—D’accord,dit-elle.JejurefidélitéauxPatriotes.

Elleprononcecesmotsavecdifficulté,commesiellecomprenaitqu’elletournedéfinitivementledosàlaRépublique.Jedéglutistantbienquemal.Jenem’attendaispasàcequ’elleacceptesivite.Jepensaisqu’ilmefaudraitinsisterunpeu.Aprèstout,ellevatravaillerpouruneorganisationqu’ellehaïssaitencorequelquessemainesplustôt.Jesensmoncœurseserrer.SiJuneestprêteàfaireuntelsacrifice,c’estqu’elleacomprisquenousn’avonspaslechoix.Elleapriscettedécisionpourmoi.

—Moiaussi,dis-jeenhaussantlavoix.Razor sourit. Ilquitte lecanapéet lèvesonverrecommes’ilportaitun toastennotrehonneur.

Puisilleposesurlatablebasseetvientnousserrerlamainavecénergie.—Danscecas,c’estofficiel.VousalleznousaideràassassinerlenouvelElectorPrimo.

JUNE

JENEFAISPASCONFIANCEÀRAZOR.Je ne lui fais pas confianceparceque je ne comprendspas comment il peut se cacher dansun

endroit aussi luxueux. Un appartement pour officier, à Vegas, de surcroît. Ces tapis en fourruresynthétiquevalentaumoins trentemilleunitéschacun. Ilyaunedizained’ampoulesdans lapièce,toutesallumées.Sonuniformeestneufetimpeccable.Ilamêmeunpistoletpersonnaliséàlaceinture.L’armeestenacier inoxydable,sansdoute très légère.Elleaété travailléeà lamain.Monfrèreenpossédait de semblables. Elles valent dix-huit mille unités au basmot. En outre, celle de Razor asûrement été piratée pour que laRépublique ne puisse pas le localiser et identifier ses empreintesdigitales. Où les Patriotes ont-ils trouvé l’argent et la technique nécessaires pour de tellesmodifications?

J’aideuxthéories.Lapremière :Razordoit êtreunofficierde rang supérieurdans l’arméede laRépublique.Un

traître.Voilàquiexpliqueraitpourquoiilutilisecetappartementsansêtrearrêté.La seconde : les Patriotes sont financés par un mécène qui ne regarde pas à la dépense. Les

Colonies?Possible.Malgrémes soupçons etmes hypothèses, nous ne trouverons pasmieux que l’offre deRazor.

Nousn’avonspasassezd’argentpouravoiraccèsaumarchénoiret,sansaide,nousnesommespasenmesuredelocaliserEdenoudenousenfuirdanslesColonies.Jenesuismêmepascertainequenous soyons enmesure de refuser la proposition deRazor. Il n’a proféré aucunemenacemais, sinousdéclinonssonoffre,jenepensepasqu’ilnouslaisserapartiraveclesourire.

Ducoinde l’œil, jevoisDayquiattendmaréponse. Jen’hésitepas longtemps.Ses lèvressontblêmesetsonvisageesttorduparladouleur–quelquessymptômesparmitantd’autresquitrahissentsonétatdefaiblesse.JecomprendsquenotresurviedépenddeRazor.

—AssassinerlenouvelElector?demandé-je.Considérezquec’estchosefaite.Cesparolesnemeressemblentpasetellessemblentvenirdetrèsloin.Pendantuninstant,jepense

àmarencontreavecfeul’ElectorPrimoetsonfilsaucoursdubalcélébrantl’arrestationdeDay.Àl’idéedetuerAnden,monestomacsecontracte.Ilestdésormaisl’ElectordelaRépublique.Aprèscequiestarrivéàmafamille,jedevraisêtreheureusedepouvoirmevenger,maiscen’estpaslecas.Jenesaisplusquoipenser.

SiRazorremarquemeshésitations,ilnelemontrepas.Ilhochelatêted’unairsatisfait.—Jevaisimmédiatementappelerunmédecin,maisilnepourrasansdoutepasveniravantminuit

– c’est à cette heure que les équipes se relaient.Nous ne pouvons pas fairemieux compte tenu devotre arrivée impromptue. En attendant, débarrassez-vous de vos déguisements et enfilez quelquechosedeplusseyant.

Iljetteuncoupd’œilàKaede.Lajeunefilleestenfoncéedansuncanapé,lesépaulesvoûtéesetlevisagerenfrogné.Ellemordilleunemèchedesescheveux.

—Kaede,ditRazor.Montre-leur lasalledebainsetdonne-leurunepaired’uniformespropres.Ensuite,nousdînerons,unpeutard,certes.Nouspourronsparlerdenotreprojet.(Ilécartelesbras.)

BienvenusparmilesPatriotes,mesjeunesamis.Noussommesheureuxdevousaccueillir.Par cesmots, nous sommes officiellement intégrés à l’organisation.Ce n’est peut-être pas une

mauvaisechose.Pourtant,j’ailongtempscritiquécettepossibilitéquandDayl’évoquait.Kaedenousfaitsignedelasuivredansuncouloiretellenousconduitàunevastesalledebains.Lescarreauxsontenmarbreet leséviersenporcelaine.Ilyaunmiroir,des toilettes,unebaignoireetunecabinededoucheauxparoisenverredépoli.Jenepeuxpasm’empêcherd’êtreémerveillée.Cedegrédeluxeestbiensupérieuràceluidel’appartementquej’occupaisdanslesecteurdeRuby.

— N’y passez pas la nuit, grogne Kaede. Allez-y chacun votre tour. Ou prenez vos aises etdouchez-vousensemble,çairaplusvite.Jevouslaisseunedemi-heure.

Ellem’adresseunsourirequesesyeuxsontloinderefléter,puisellelèvelepouceendirectiondeDay, qui s’appuie surmon épaule. Elle se tourne et sort sansme laisser le temps de dire quelquechose.Jecroisqu’ellenem’atoujourspaspardonnédeluiavoircassélebras.

Dayseplieendeuxàl’instantoùlaportesereferme.—Est-cequetupeuxm’aideràm’asseoir?souffle-t-il.Jebaissel’abattantdestoilettesetjel’installedessusavecdouceur.Ilétendsajambevalide,puis

serrelesdentsenessayantdefairedemêmeaveccellequiestblessée.Ungémissements’échappedeseslèvres.

—Jedoisreconnaîtrequej’aiconnudesjoursmeilleurs,murmure-t-il.—Aumoins,Tessvabien.Cetteremarquedissipeunepartiedeladouleurquihantesesyeux.—Oui,dit-ilenpoussantunprofondsoupir.Aumoins,Tessvabien.J’éprouve alors un sentiment de culpabilité inattendu. Je songe au visage de la jeune fille, si

ravissant,sigénéreux.C’estàcausedemoiqu’elleaétéséparéedeDay.Est-cequejesuisgénéreuse,moiaussi?Jenesauraisledire.J’aideDayàôtersavesteetsacasquette.Seslongscheveuxblondscascadentsurmesbras.—Laisse-moijeteruncoupd’œilàtablessure.Jem’agenouilleetjetireuncouteauglisséàmaceinture.Jedécoupelepantalonjusqu’aumilieu

delacuisse.Lesmusclesdesajambesontfinsetcontractés.Mamaintrembleeneffleurantsapeau.J’écarte le tissuavecprécaution.Nous retenons tous lesdeuxnotresouffle tandisque lesbandagesapparaissent.Ilssontimprégnésd’unegrossetacherougesombre.Ilestclairquelaplaiesuinteetqueleschairssontenflées.

—Cemédecinn’apasintérêtàtarder,dis-je.Tuessûrquetupeuxtedouchertoutseul?Daydétournelesyeuxenrougissant.—Évidemment,lâche-t-il.Jehausseunsourcil.—Tunetiensmêmepasdebout.—D’accord.(Ilhésiteetrougitunpeuplus.)Jesupposequ’unpeud’aidenemeferaitpasdemal.Jedéglutisavecpeine.—OK.Jevaisplutôtfairecoulerunbain.Allons-y!Quandilfautyaller,ilfautyaller.Jetourneunrobinetpourremplirlabaignoired’eauchaude.Puisjereprendsmoncouteauetje

découpelesbandesgorgéesdesang.Nousrestonsassissansprononcerunmot,sansnousregarder.Lablessureest toujoursaussi inquiétante.Leschairssontdéchiréesetboursoufléessurunesurfacegrandecommelepoing.Daydétournelatête.

—Tun’espasobligéedefaireça,marmonne-t-il.Ilfaitroulersesépaulespouressayerdesedétendre.

—Benvoyons ! dis-je avecun sourire ironique. Je vais sortir et attendrede l’autre côté de laporte.Jeviendrait’aiderquandtuaurasglisséetquetuteserasassommé.

—Non,répliqueDay.Jeneparlepasdeça.JeparlaisdetonengagementdanslesPatriotes.Monsourires’évanouit.—Nousn’avonspasvraimentlechoix,si?Razornousveuttouslesdeux,ouilnenousaidera

pas.Lamain deDay effleuremon bras pendant une fraction de seconde et je cesse de délacer ses

bottes.—Quepenses-tudeleurpland’assassinerlenouvelElector?demande-t-il.Jebaisselatêteetjemeconcentresurleslacets.Jelesdéfaisetj’entreprendsdedéchausserDay

avecdesgestesprudents.Jen’aipasencoreréfléchiàlaquestion,alorsjedétournelaconversation.—Ettoi?Qu’est-cequetuenpenses?C’estuneopérationquivaàl’encontredetesprincipesde

non-violence.Çanedoitpasêtrefacile.Jetressailleenlevoyanthausserlesépaules.— Il y a un temps et un endroit pour chaque chose, dit-il. (Sa voix est froide et plus dure que

d’habitude.)Jen’aijamaisvul’intérêtdetuerdessoldatsdelaRépublique.Jelesdéteste,d’accord,maisilsnesontpaslasourceduproblème.Ilssecontententd’obéiràleurssupérieurs.Àl’Elector,non?Jenesaispastrop.Peut-êtrequelemeurtreduchefdecemauditsystème,cen’estpascherpayésiçadoitpermettredefairelarévolution.Qu’est-cequetuendis?

Je ne peux pas m’empêcher d’éprouver un élan d’admiration envers son attitude. Sonraisonnement est d’une logique sans faille. Pourtant, jeme demande s’il aurait dit lamême chosequelquessemainesplustôt,avantlestragédiesquil’ontprivédesafamille.Jen’osepasluiparlerdubal et dema rencontre avecAnden. Il n’est pas facile de se décider à tuer une personne que vousconnaissez–etadmirez.

—Commejetel’aidit:nousn’avonspaslechoix.LeslèvresdeDaysecontractent.Ilsentquejeneluidispascequejepensevraiment.—ÇanedoitpasêtrefacilepourtoideteretournercontretonElector,lâche-t-il.Sesbraspendentlelongdesoncorps,sansforce.Jegardelatêtebaisséeetjecontinueàledéchausser.Lorsquec’estchosefaite, ilsedébarrassedesavesteetentreprenddedéboutonnersongilet.Je

me souviensdenotrepremière rencontredans les ruesdeLake. Jeme souviensqu’il enlevait songilet chaque soir pour queTess s’en serve commeoreiller. Je ne l’ai jamais vu aller plus loin enmatièrededéshabillage. Ildéboutonnemaintenant lecoldesachemise,dévoilantainsi sagorgeetunepartie de sapoitrine. J’aperçois le pendentif accroché à son cou, la vieille piècedevingt-cinqcentsauxfacespresquelisses.Danslapénombretranquilleduwagon,ilm’aditquesonpèrel’avaitrapportéedufront. Il s’immobiliseendéfaisant ledernierbouton,puis il ferme lesyeux.Ses traitstrahissent sa douleur et ce spectacle me déchire le cœur. Le criminel le plus recherché de laRépubliquen’estqu’unadolescentvulnérablequiexposesesfaiblessesdevantmoi.

Je me redresse et je lève les bras pour ôter sa chemise. Mes mains touchent ses épaules. Jem’efforcedecalmermarespirationetdegarderl’espritclairetfonctionnel.Quandapparaissentsesbras et son torse, je sens ma rigueur intellectuelle vaciller. Day est mince et musclé. Sa peau estétrangementdouceàl’exceptiondequelquescicatrices.Ilenaquatre,discrètes,surlapoitrineetleventre.Uneautredessineunefinediagonaleentrelaclaviculegaucheetlahanchedroite.Jeremarqueégalementuneplaiecicatriséesursonbras.Ilmeregardesansciller.Iln’estpasfaciledeledécrireauxgensquinel’ontjamaisvu.C’estunêtreexotique,unique,envoûtant.Ilesttoutprèsdemoi.Si

près que je distingue le petit défaut de sonœil, cette ligne qui zèbre son iris gauche. Je sens sonsoufflechaudetcourt.Mesjouess’empourprent,maisjenedétournepaslatête.

—Noussommes tous lesdeuxdanscettehistoire,d’accord?murmure-t-il.Toietmoi?Tuessûrequec’estcequetuveux?

Ilparleavecunsoupçondeculpabilitédanslavoix.—Oui,dis-je.J’aiprismadécision.Daym’attirecontreluietnosnezsetouchent.—Jet’aime,dit-il.Moncœurchavireenentendantsavoixchargéededésir,maislapartiepratiquedemoncerveau

sonnesoudainl’alarme.C’estunedéclarationdesplusimprobables!lance-t-ellesurtonmoqueur.Ilyaunmois,ilneteconnaissaitmêmepas!

—Non,jenecroispas,dis-jeenbafouillant.Pasencore.Ilfroncelessourcilscommesijel’avaisblessé.—Jesuissérieux,affirme-t-ileneffleurantmeslèvres.Son ton douloureux sapema résistance.Mais quandmême…Ce ne sont que les paroles d’un

adolescentquis’emballe.J’essaiedeformulercetteobjectiondevivevoix,maismalanguesefige.Commentpeut-ilêtresisûrdesessentimentsalorsquejesuisincapabledecomprendrecesnouvellesémotionsquis’agitentenmoi?Est-cequejesuislàparamouroupourexpiermesfautesenverslui?

Dayn’attendpasmaréponse.Unemaincontournemapoitrineet seplaquedansmondospourm’attirerverslui.Jem’assiedssursajambevalidepournepasbasculerenavant.Jelaisseéchapperun hoquet. Il écrase ses lèvres contre lesmiennes etma bouche s’entrouvre.Une autremain vientcaressermonvisageetmoncou.Sesdoigtssontàlafoisbrutauxetdélicats.Ilm’embrasseaucoindelabouche,surlajoue,lelongdelamâchoire…Mapoitrineestplaquéecontrelasienneetunedemescuisses est appuyée contre sa hanche. Je ferme les yeux. Mes pensées sont vagues et distantes,étouffées par un voile brillant de chaleur. Dans ma tête, une liste de détails pratiques lutte avecl’énergiedudésespoirpouraccéderàmaraison.

—Kaedeestpartiedepuishuitminutes,soufflé-jeentredeuxbaisers.Nousdevonslesrejoindredansvingt-deux.

Dayenroulemescheveuxautourdesesdoigtsetmerelèvelatêteavecdouceurpourexposermagorge.

—Qu’ilsattendent,murmure-t-il.Chaquebaiserestplusavide,plusimpatient,plusaffaméqueleprécédent.Saboucheglisseavec

lenteur surmon cou avant de revenir se poser sur lamienne.Mes derniers vestiges de résistances’évanouissent. Une émotion animale, primale me submerge. Ses lèvres essaient de mepersuader : « je t’aime ». Elles me vident de mon énergie et je suis prête à m’effondrer sur lecarrelage. Ilm’est arrivéd’embrasserquelquesgarçons au coursdemavie,mais avecDay… j’ail’impressionquec’estlapremièrefois.Lerestedumonden’estplusqu’undétailsansimportance.

Soudain,ils’écartedemoienpoussantunfaiblegémissement.Sespaupièressecontractentetilinspireparà-coups.Moncœurmartèlemapoitrine.Lachaleurdumoments’évanouitetjereprendsmesesprits.Jemerappelleavecamertumeoùnoussommesetcequenousdevonsfaire.J’aioubliéquel’eaucoulaitetlabaignoireestpresquepleine.Jetendslamainetjetournelerobinet.Soudain,jesenslefroiddescarreauxsousmesgenoux.J’ail’impressiond’êtreunepeloted’aiguilles.

—Tuesprêt?demandé-jeenmeredressant.Dayacquiescesansunmot.Lamagieadisparu.Sesyeuxontperduleuréclat.Jeverseunpeudegellavantdanslebainetjeplongelamaindansl’eaupourlefairemousser.

J’attrapeune serviette accrochée contreunmur et je l’enroule autourdeshanchesdeDay.Leplusgênant reste à faire. Il se tortille et parvient à faire glisser sonpantalon. Je l’aide en tirant sur lesjambes.Laserviettecouvrecequ’ilyaàcouvrir,maisjedétournequandmêmelesyeux.

JesoutiensDay–seulementvêtud’unboutdetissuetdesonpendentif–,quiseredressesursajambevalide.Ilentredanslabaignoireetjel’aideàs’asseoirdansl’eau.Jeprendssoindegarderlajambeblesséesurélevée,ausec.Dayserrelesdentspournepascrierdedouleur.Quandilestenfininstallé,sesjouessonttrempéesdelarmes.

Ilfautquinzeminutespourluilaverlecorpsetlescheveux.Unefoiscelaterminé,ilselèveens’appuyantsurmoietjefermelesyeuxquandilattrapeuneserviettesèchepourlanouerautourdesesreins.Àl’idéederegarderetdelevoirnu,untorrentdelaveparcourtmesveines.Àquoipeutbien ressembler le corps d’un garçon ? Je me rends compte avec agacement que mes joues sontécarlates.L’excitationretombetandisquenouspassonsquelquesminutesàl’extrairedelabaignoire.Dayvas’asseoirsurl’abattantdestoilettesetjemedirigeverslaporte.Jeremarquealorsqu’elleestentrouverte et que quelqu’un a posé deux uniformes à l’entrée. Des uniformes des bataillonsd’infanterie avec le badge de l’État du Nevada. J’éprouve une impression curieuse à l’idée deredevenirunsoldatdelaRépublique.JemepenchepourlesattraperavantdemetournerversDay.

—Merci,dit-ilavecunfaiblesourire.Çafaitdubiendesesentirpropre.Ladouleursembleréveillerlespiressouvenirsdesdernièressemainesetuneséried’émotionsse

succèdentsursonvisage.Sonsouriren’estplusquel’ombredecequ’ilétait.OndiraitquelaplusgrandepartiedesajoiedevivreadisparulanuitoùilaperduJohn.Ilneluienrestequequelquesfragments,justeassezpoursauverEdenetTess.Aufonddemoncœur,j’espèrequ’ilyenaaussiunpeupourmoi.

—Tourne-toiethabille-toi,luidis-je.Quandtuaurasterminé,sorsetattends-moidehors.Jeneseraipaslongue.

Nousretournonsdanslesalonavecseptminutesderetard.RazoretKaedenousattendent.Tessest

assiseà l’extrémitéd’uncanapé, les jambespliéescontreelle, lementonsur lesgenoux.Ellenousregarde presque avecméfiance. Je sens une odeur de poulet et de pommes de terre.Mes yeux setournentaussitôtvers la tablede lacuisineet j’aperçoisquatreassiettesbienrempliesquisemblentn’attendrequenous.J’essaiederesterimpassible,maisungrondementmontedemonestomac.

— Parfait ! s’exclame Razor en nous souriant. (Ses yeux s’attardent sur moi.) Vous êtes plusprésentables.(IlsetourneversDayetsecouelatête.)Nousavonscommandéàmanger,maiscommevousallezêtreopérédanslesprochainesheures,ilvavousfalloirresteràjeun.Jesuisdésolé.Vousdevezmourirdefaim.June,jevousenprie,servez-vous.

LesyeuxdeDaysontrivéssurlanourriture.—Génial!marmonne-t-il.Pendant que j’accompagne les autres à la cuisine, il s’allonge sur un canapé et cherche une

positionaussiconfortablequepossible.J’ai l’intentiond’attraperuneassietteetd’allerm’asseoiràcôtédelui,maisTessmeprenddevitesse.Elles’installeaubordd’uncoussin,ledoscontreleventredeDay.Razor,Kaedeetmoimangeonsensilence.JejetteparfoisunregardendirectiondeTessetdeDay.Ilsbavardentetrientavecl’aisancededeuxpersonnesquiseconnaissentdepuisdesannées.Jemeconcentresurlanourriture.Meslèvressontencorebrûlantesaprèsl’épisodedelasalledebains.

Jecomptecinqminutesdansmatête.Razorboitunegorgéeetselaisseallercontreledossierde

sachaise.Jel’observe.CommentlechefdesPatriotes–uneorganisationquej’ailongtempsassociéeàdesactionsviolentesetsauvages–peut-ilêtresipoli?

—MademoiselleIparis,dit-il.Quesavez-vousausujetdunouvelElector?Jesecouelatête.—Pasgrand-chose,jelecrains.Àcôtédemoi,Kaedelaisseéchapperungrognementsanscesserdemanger.—Maisvousl’avezrencontré,poursuitRazorenrévélantcequejevoulaiscacheràDay.Aubal

donnéenl’honneurdel’arrestationdeDay,n’est-cepas?Ilvousabaisélamain,jecrois?Days’esttu.Jevoudraisdisparaîtredansuntroudesouris.Razornesemblepasremarquermagêne.— Anden Stavropoulos est un jeune homme très intéressant, dit-il. L’ancien Elector l’adorait.

Depuisqu’ilestaupouvoir,lessénateurssontmalàl’aise.Lesgenssontencolèreetilssefichentdesavoir si Anden est différent de son père. Quoi qu’il dise pour les apaiser, ils vont le considérercommeunnantiquiignoretoutdeleurssouffrances.Ilssontfurieuxparcequ’ilnes’estpasopposéàlatraqueetàl’exécutiondeDay,qu’iln’apasprotestécontrelapolitiquedesonpère,qu’ilaoffertune prime à ceux qui aideraient à vous retrouver… La liste de leurs griefs est longue. L’ancienElectorcontrôlaitl’arméed’unemaindefer.Aujourd’hui,lepeuplenevoitàlatêtedelaRépubliquequ’unenfantroiquiaeulachancedegravirleséchelonsdelahiérarchieavantdedevenirunclonedesonpère.Cesontcesfaiblessesqu’ilnousfautexploiter.Cequinousamèneauplanquej’aientête.

—VoussembleztrèsbienconnaîtrelenouvelElector,dis-je.Etvousêtestrèsbieninformédecequi s’est passé au bal célébrant l’arrestation de Day. (Je ne peux plus retenir mes soupçons.) Jesupposequevousétiezparmilesinvités.VousdevezêtreunofficierdelaRépublique,maispasd’unrangassezélevépourobteniruneaudienceavecl’Elector.(J’examinelestapisluxueuxetlecomptoirengranit.)Noussommesdansvosquartiers,n’est-cepas?

Razorparaîtunpeudécontenancéparmaréflexionsurlarelativemodestiedesonrang–c’étaitunesimpleconstatation,sansarrière-penséenégative–,maisilseressaisitenéclatantderire.

—Ilestdifficiledegarderunsecretenvotreprésence.Vousêtesunejeunefilletrèsspéciale.JesuisofficiellementlecommandantAndrewDeSotoetj’aitroispatrouillesurbainesdelacapitalesousmesordres.CesontlesPatriotesquim’ontdonnémonsurnom.Jemetssurpiedlaplupartdeleursactionsdepuisplusdedixans.

TessetDayécoutentsansunbruit.Unmomentpasse.—Vousêtesunofficierde laRépublique,ditDayd’unevoixhésitante. (Il a lesyeux rivés sur

Razor.)Uncommandantdelacapitale.Hmm.Etpourquoidoncaidez-vouslesPatriotes?Razorhochelatêteetposelescoudessurlatableavantdeplaquersesmainsl’unecontrel’autre.—Jecroisquejeferaismieuxdecommencerparvousdonnerquelquesdétailssurnotremanière

de travailler. Les Patriotes existent depuis une trentaine d’années. Au départ, il n’y avait que desgroupes rebelles indépendants. Au cours des quinze dernières années, ils se sont associés afin des’organiseretdemieuxdéfendreleurcause.

—D’aprèscequej’aientendu,intervientKaede,l’arrivéedeRazoratoutchangé.Avant,leschefsn’étaientjamaislesmêmesetl’organisationmanquaitdepognon.GrâceauxrelationsdeRazoraveclesColonies,onatrouvédenouveauxfinancementsetonn’ajamaiseuautantd’argentpourmonterdesopérations.

Jemesouviensqu’aucoursdesdeuxdernièresannéesMetiasavaitétédébordédetravailàcausedelasuractivitédesPatriotesdeLosAngeles.

RazorhochelatêtepourapprouverlesparolesdeKaede.—NousnousbattonspourréunirlesColoniesetlaRépublique,pourrendresonanciennegloire

aux États-Unis. (Une lueur déterminée brille dans ses yeux.) Et nous sommes prêts à tous lessacrificespourparvenirànotrebut.

LesanciensÉtats-Unisd’Amérique, pensé-je tandisqueRazorpoursuit sondiscours enflammé.Daym’enaparlélorsquenousavonsfuiLosAngeles.Jedoisreconnaîtrequejesuisrestéeunpeusceptique.Jusqu’àaujourd’hui.

—Commentfonctionnel’organisation?demandé-je.—Nousgardonsunœil sur lespersonnesquiontdes talents susceptiblesdenous intéresseret

nous essayons de les recruter, répond Razor. En général, nous n’avons pas trop de mal à lesconvaincre,mêmesicertainsdemandentplusdetempsqued’autres.(Ils’interromptettendsonverreversDay.)OnmeconsidèrecommeundesleadersdesPatriotes.Nousnesommesqu’unepoignée.Nous travaillons de l’intérieur et nous organisons lesmissions des rebelles. Kaede est pilote. (Lajeunefemmenousadresseunpetitsignedemainsanscesserdemanger.)Ellenousarejointsquandelle a été renvoyée de l’académie de pilotage des Colonies. La personne qui va opérer Day estmédecinetlajeuneTesssuituneformationafindeledevenir.Nousdisposonségalementdesoldats,de courriers, d’éclaireurs, de pirates informatiques, de prostituées, et cætera. Je considère Junecommeunsoldatbienquesestalentsneselimitentpasaucombat.Dayferaitlemeilleurcourrierquej’ai jamais vu. (Razor sourit et vide son verre.) Techniquement, il faudrait créer une nouvellecatégoriepourvousdeux:lescélébrités.C’estgrâceàvotrenotoriétéquevousalleznousêtreleplusutiles.C’estpourcetteraisonquejenevousaipasrenvoyésdanslarue.

—C’esttrèsaimabledevotrepart,ditDay.Parlez-nousdevotreplan.Razorpointeledoigtversmoi.—Ilyaquelquesminutes,jevousaidemandécequevoussaviezàproposdunouvelElector.J’ai

entendu quelques rumeurs au cours de la journée. On dit que vous avez beaucoup impressionnéAndenpendantlebal.Ilparaîtqu’ilademandévotretransfertdansunepatrouilledelacapitalepeuaprèsvotrerencontre.Onaffirmemêmequ’ilvoulaitqu’onvouschoisissecommecandidateaupostedeprochainprincepsduSénat.

—Leprochainprinceps?(Jesecouela têteparréflexe,stupéfaiteparcette idée.)Cen’estsansdoutequ’unerumeur.Dixannéesdeformationnesuffiraientpasàmeprépareràuntelposte.

Razoréclatederire.—Qu’est-cequec’estqu’unprinceps?demandeDayd’unevoixagacée.Certainsd’entrenousne

sontpasaussiéruditsquevousdansledomainedelahiérarchiedelaRépublique.—LechefduSénat,répondRazorsuruntondésinvolteetsansmêmesetournerverslui.C’est

l’ombredel’Elector.Ilestsonmeilleuralliépolitique,etparfoisdavantage.Iln’estpasrarequeleurrelationdevienneplusintimeauboutdesdixansdeformationobligatoires.Lamèred’Andenfutladernièreàoccuperceposte.

Je jette un coup d’œil à Day. Ses mâchoires sont contractées et il n’a pas l’air très heureuxd’apprendrequelenouvelElectormeconsidèrecomme«sonmeilleuralliépolitique»potentiel.Jemeraclelagorge.

—Lesrumeursexagèrenttout,affirmé-je.(Lesujetmemetpourtantaussimalàl’aisequeDay.)Et,mêmesiellesétaientvraies, jeneseraisqu’undescandidatsformésàceposte.Et jepeuxvousgarantirque les autres seraientbienplusqualifiésquemoi. Il s’agit souventde sénateurs avecunesolide expérience. Ce que je voudrais savoir, c’est comment vous pensez tirer profit de cetteinformationpourassassinerl’Elector.Vouscroyezquejevais…

Kaedem’interromptenéclatantderire.—Turougis,Iparis.Tuesgênéd’apprendrequ’Andent’aàlabonne?—Non!m’exclamé-je,unpeutropvite.Je sensmes joues s’empourprer,mais c’est parce que la réflexion deKaedeme rend furieuse.

Enfin,jecrois.—Nesoispasaussiarrogante,poursuitlapilote.Andenestplutôtmignon.Ilestpuissantetilaun

belavenirdevantlui.Iln’yapasdemalàsesentirflattée.JesuissûrqueDaycomprendtrèsbien.Razornemelaissepasletempsdefroncerlessourcilsd’unairdésapprobateur.—Kaede,s’ilteplaît.Lajeunefillefaitlamoueetsereplongedanssonassiette.Jejetteuncoupd’œilendirectiondu

canapé.Dayregardeleplafond.Auboutdequelquessecondesdesilence,Razorreprendlaparole.—Anden n’a aucune preuve attestant que vous avez agi contre les intérêts de laRépublique à

dessein.Ilpeut trèsbienpenserqueDayvousapriseenotage lorsqu’ils’estévadé.Oubienqu’onvous a obligée à l’aider. La situation est assez floue pour laisser la place au doute et permettre àAndendevousconsidérercommeunepersonnedisparueplutôtqu’untraître.Cequejevoulaisvousdire, c’est que le nouvel Elector s’intéresse à vous. Cela signifie que vous êtes en mesure del’influencer.

—Vousvoulezquejeretourneàmonancienneviecommesiriennes’étaitpassé?Mesparolessemblentrésonnerdanslapièce.Ducoindel’œil,jevoisTesss’agitersurlecanapé,

malàl’aise.Seslèvrestremblentpourretenirsesmots.Razorhochelatête.—Toutàfait.Audébut,j’avaisl’intentiond’employermesespionsauseindespatrouillesdela

Républiqueafind’accéderàAnden,maisnousavonsdésormaisunemeilleuresolution.Vous.Vousallezraconteràl’Electorquelesrebellesvontessayerdeletuer.Leplanquevousluidécrirezneseraqu’unleurredestinéàfairediversion.Nousenprofiteronspourfrapper.Notreobjectifneselimitepas à tuer Anden, mais à dresser le pays contre lui afin que son régime s’effondre même sil’assassinat échoue. Je sais que vous êtes capables d’accomplir un tel exploit, tous les deux.Nousavons reçu des informations attestant que l’Elector se rendra sur la ligne de front d’ici à deuxsemaines.Ilveutquelescolonelsluifassentunrapportsurlesderniersévénementsetsurlasituationactuelle. Le dirigeable RS Dynasty doit s’envoler demain en début d’après-midi. Toutes mespatrouilles seront à bord. Day, Kaede et Tess m’accompagneront pour le voyage. Nous allonspréparerlevéritableassassinatetvousnousamènerezAndensurunplateau.

Razorcroiselesbrasetguettenosréactions.Auboutd’unmoment,Dayprendlaparole.—Votre plan est extrêmement dangereux pour June, dit-il en se redressant. Comment pouvez-

vousêtresûrquelesmilitaireslalaisserontrencontrerl’Electorunefoisqu’ilsaurontmislamainsur elle ? Comment pouvez-vous être sûr qu’ils ne vont pas la torturer pour obtenir desinformations?

—Faites-moi confiance, dit Razor. Je sais comment régler ce problème. Et je n’ai pas oubliévotre frère…Si June réussit à approcher l’Elector, il n’estpas impossiblequ’elledécouvreoùestEden.

UnéclairpassedanslesyeuxdeDayalorsqueTessluiserrel’épaule.—Encequivousconcerne,Day,jen’aijamaisvulesgensserallieràquelqu’uncommeilsl’ont

faitavecvous.Savez-vousque,du jourau lendemain,se teindreunemècheenrougeestdevenulemustdesmusts?(IlritenpointantledoigtverslatêtedeDay.)Voilàcequej’appellelevraipouvoir.

Encemoment,votreinfluenceestprobablementégale,voiresupérieure,àcelledel’Elector.Sinoustrouvonslemoyend’utiliservotrepopularitépoursouleverlapopulation,leCongrèsseraincapabled’empêcherunerévolutionaprèslamortd’Anden.

—Etcommentvousl’envisagez,cetterévolution?demandeDay.Razorsepencheenavant,levisagedéterminéetpleind’espoir.—Savez-vouspourquoij’airejointlesPatriotes?Pourlesmêmesraisonsquivousontconduits

à lutter contre la République. Les rebelles savent ce que vous avez enduré. Nous connaissons lessacrificesquevousavezaccomplispourvotre familleet les souffrancesque laRépubliquevousainfligées.

Razor hoche la tête dansmadirection et jeme recroqueville. Inutile deme rappeler ce qui estarrivéàMetias.

— Je connais également les épreuves que vous avez dû traverser, continueRazor. Toute votrefamilleéliminéepar lanationquevouschérissiez. J’aicessédecompter lesPatriotesquinousontrejointsàlasuitedetellestragédies.

DaysereplongedanslacontemplationduplafondquandRazorévoquelesortdesafamille.Sesyeuxsontsecs,maisTessluiprendlamainetilrefermelesdoigtssurceuxdelajeunefille.

—Lesautresnationsnesontpasparfaitesmais,contrairementàlaRépublique,lalibertén’yestpasunvainmotetonyvitàsaguise.Toutcequenousdevonsfaire,c’estbriserlemurpourlaisserlesoleilentrer.Notrepaysestprêtàbasculer.Ilsuffitd’unpetitcoupdepouce.(Ilselèveàmoitiéetposeledoigtsursapoitrine.)Nouspouvonsêtrecepetitcoupdepouce.LarévolutionprécipiteralachutedelaRépubliqueet,avecl’aidedesColonies,nousprendronslepouvoiretbâtironsunegrandenationsursesruines.NousredeviendronslesÉtats-Unis.Lepeupleseralibre.Day,votrepetitfrèregrandiradansunmondemeilleur.Nepensez-vouspasquecelavaillelapeinederisquersavie?Quecelavaillelapeinedesacrifiersavie?

JedevinequelesparolesdeRazoronttouchéunecordesensiblechezDay.Ellesontallumédanssesyeuxunelueurd’uneintensitéinhabituelle.

—Quelquechosequivaillelapeinedesacrifiersavie?répète-t-il.Je devrais partager son enthousiasme. Ce n’est pas le cas. L’idée que la République puisse

s’effondrer me donne la nausée. Je ne sais pas si c’est à cause de l’endoctrinement, des annéespendant lesquelles onm’a seriné les grands principes de notre nation. Lemalaise ne passe pas. Ils’accompagned’unflotdehonteetdehaineenversmoi-même.

Monuniversadisparu.

DAY

LADOCTORESSEARRIVEPEUAPRÈSMINUITDANSL’APPARTEMENTENproieàunediscrèteagitation.Elleme prépare à l’opération. Razor tire la table du salon dans une petite chambre où des boîtes sontempiléesdanslescoins.Nourriture,clous,trombones,gourdes…Necherchezpasplusloin,ilsonttoutcequ’ilfaut.Avecl’aidedeKaede,lapraticienneglisseunebâcheenplastiquesouslatable.Onm’allongeetonm’immobiliseavecdesceintures.Lemédecinsortses instrumentsmétalliques.Majambeestnueetlaplaiesaigne.Juneresteprèsdemoipendantlespréparatifs.Ellesurveillelatoubibcommesicelapouvaitempêcheruncoupdebistourimalheureux.J’attendsavecimpatience.ChaqueinstantmerapprochedumomentoùjetrouveraiEden.L’émotionmesubmergequandjepenseauxparolesdeRazor.Peut-êtrequej’auraisdûrejoindrelesPatriotesdepuislongtemps.

Tess s’affaire avec efficacité. Elle assiste le médecin. Elle lui enfile ses gants après lui avoirdésinfectélesmains,elleluitendlesinstruments,ellel’observeavecattentionquandellen’arienàfaire.EllefaittoutpouréviterJune.Enexaminantsonvisage,jedevinequ’elleesttrèsnerveuse,maisellen’enparlepas.Nousavonsbavardéagréablementpendantledîner,quandelles’estassiseàcôtédemoi,maisquelquechoseachangéentrenousetjenesaispasquoi.Sijenelaconnaissaispassibien,jefiniraisparcroirequ’elleaunfaiblepourmoi.Quelleidéeidiote!Jelachasseaussitôtdemespensées.Tess?LapetiteorphelinedusecteurdeNima?Mapetitesœur,pourainsidire?

Oui,saufqu’ellen’estplusunepetiteorpheline.Jemerendscomptequ’ellen’estplusuneenfant.Ses rondeurs poupines disparaissent, ses pommettes sont hautes et ses yeux ne sont pas aussiécarquillésqueparlepassé.Jemedemandepourquoijenemesuispasaperçudeceschangementsplustôt.Ilafalluquelquessemainesdeséparationpourquejelesremarque.Ilsembleraitquejesoisunpeulongàladétente.

—Respire,ditJuneàcôtédemoi.Elleinspireungrandcoupcommepourmemontrercommentfaire.JecessedemeposerdesquestionsàproposdeTessetjedécouvrequejeretiensmarespiration

depuisdelonguessecondes.—Tusaiscombiendetempsçavadurer?demandé-jeàJune.Ellemetapote lamainavecdouceurenentendantmontoninquiet.Jemesensunpeucoupable.

Sansmoi,elleseraitenroutepourlesColonies.—Quelquesheures.Elle s’interrompt lorsque Razor entraîne le médecin à l’écart. Une liasse de billets change de

propriétaireetilsseserrentlamain.Tessaidelapraticienneàenfilersonmasqueavantdemefaireunsignedupouce.«Toutirabien».Puisellemetourneledos.

—Pourquoitunem’aspasditquetuavaisrencontrélenouvelElector?murmuré-je.Tuenastoujoursparlécommesituneleconnaissaispas.

—Jene leconnaispas, répliqueJune. (Elle réfléchit,commesiellesoupesaitchacundesmotsqu’ellevaprononcer.)Jenepensaispasquec’étaitimportant.Jeneleconnaispasetjen’éprouveriendeparticulierenverslui.

Jesongeànotrebaiserdans lasalledebains.Puis j’imagine leportraitdunouvelElectoravec

June,plusâgée,futureprincepsduSénat,àsoncôté.Elletientlebrasdel’hommeleplusrichedelaRépublique.Etmoi,quesuis-je?Unpetitescrocminableavecdeuxunitésenpoche,quipensequ’ilvapouvoirresteravecunefillepareilleparcequ’ilsontpasséquelquessemainesensemble?J’avaisdéjàoubliéque la familledeJune faisaitpartiede l’élite.Elle rencontraitdespersonnescomme lenouvelElectordansdessoiréesmondainesetàdesbanquetspendantquejefouillaislespoubellesdeLakeàlarecherchedequelquechoseàmanger.C’estlapremièrefoisquejel’imagineencompagnied’hommesdelahautesociété.Commentest-cepossible?Jepenseàmadéclarationd’amouretjemesens tout idiot. Qu’est-ce que je croyais ? Que j’allais la séduire comme une fille des quartierspauvres?

D’ailleurs,elles’estbiengardéededévoilersessentimentspourtoi.Pourquoiest-cequejemecasselatête?Pourquoiest-cequej’aisimal?J’aiassezdeproblèmes

commeça.Paslapeined’enchercherd’autres.LemédecinapprocheetJunemeserrelamain.Jen’aipasenviedelalâcher.Ellevientd’unautre

monde,c’estvrai,maiselleatoutabandonnépourm’aider.Tropsouvent,j’aitendanceàcroirequ’iln’yariendeplusnormal.Jemedemandecommentjepeuxêtreassezingratpourdouterd’elle.Elleestprêteàrisquersaviepourmoi.Elleauraitpumelaissertomber,maisellenel’apasfait.«J’aiprismadécision»,a-t-elledit.

—Merci,luidis-je.Jenepeuxpasfairemieux.Junem’observe,puisdéposeunrapidebaisersurmeslèvres.—Ceseraterminéavantquetut’enaperçoives.Tuescaladerasbientôtlesfaçadesdesimmeubles

aussivitequeparlepassé.Elles’attardeuninstantavantdeselever.ElleadresseunhochementdetêteàTessetaumédecin,

puiselles’enva.Je ferme lesyeuxet j’inspire tantbienquemalquand la toubibapproche. JenevoisplusTess.

Bon,detoutemanière,çanepeutpasêtrepisqueprendreuneballedanslajambe,hein?Lemédecinposeuntissuhumidesurmonvisage.Jem’enfoncedansunlongtunnelobscur.Quelquechoseclignote.Lessouvenirsd’unendroitlointain.JesuisassisàlatabledenotrepetitsalonàcôtédeJohn.Lapièceestéclairéepartroisbougies

auxflammesvacillantes.J’aineufans,monfrèrequatorze.Latableestplusbranlantequejamais.Unpied est rongé par la pourriture et, chaque mois, nous clouons de nouveaux bouts de carton endessouspourconserverlemeubleunpeupluslongtemps.Johnlit legroslivreposédevantlui, lessourcilsfroncésparlaconcentration.Ilpasseàlalignesuivante,hésitesurlesensdedeuxmots,puiscontinue.

—Tuas l’air très fatigué, tu sais,dis-je.Tu feraispeut-êtrebiend’aller te coucher.Mamanvapiquerunecrisesielletevoitdeboutàcetteheure.

—Nousallonsfinirlapage,murmureJohn,quim’entendàpeine.Àmoinsque,toi,tuveuillesallertecoucher.

Àcesmots,jemeredresse.—Jenesuispasfatigué!affirmé-je.NousnouspenchonssurlelivreetJohnlitlalignesuivanteàhautevoix.— « À Denver, déchiffre-t-il, après l’édifi… cation de la muraille nord, l’Elector Primo a…

officiellement…officiellement…—…décrété,luisoufflé-je.—…décrété…qu’ilétaituncrime…Johnfaitunepause,secouelatêteetsoupire.—…contre,dis-je.Johnregardelapageenfronçantlessourcils.—Tuessûr?Cen’estpaspossible.Bon,onvaessayer.«…uncrimecontrel’Étatd’entrer…»

(Ils’arrête,s’appuiecontreledossierdelachaiseetsefrottelesyeux.)Tuasraison,Danny.Jeferaispeut-êtremieuxd’allermecoucher,souffle-t-il.

—Qu’est-cequisepasse?—J’ail’impressionqueleslettress’étalentsurlapage.(Ilsoupiredenouveauentapotantlelivre

duboutdudoigt.)Çamefaittournerlatête.—Allons.Onterminelaphrase.(Jemontrel’endroitoùils’estarrêtéetjeregardelemotquilui

poseunproblème.)Lacapitale.«…uncrimecontrel’Étatd’entrerdanslacapitalesansposséderuneautorisationofficielledel’armée.»

Johnesquisseunsourireenm’entendantliresansunehésitation.—Tun’aurasaucunproblèmeà l’Examen,dit-il.Ni toiniEden.Moi, je l’aipasséde justesse,

mais jesuissûrque,vousdeux,vousaurezdroitaux félicitations.Tuasune têtebienremplie,mongarçon.

Soncomplimentmefaithausserlesépaules.—Jenesuispastrèsemballéàl’idéed’alleraulycée.—Tudevrais.Aumoins,tuauraslapossibilitéd’yaller.Et,situensorsavecdesnotescorrectes,

peut-êtrequelaRépubliquet’enverraàl’universitéetpeut-êtrequetuserasacceptédansl’armée.Çanet’emballepas,ça?

Soudain,ontambourineàlaported’entrée.Jemelèved’unbond.Johnsemetdevantmoi.—Quiestlà?lance-t-il.On continue à frapper, de plus en plus fort. Je pose les mains sur mes oreilles pour ne plus

entendre. Maman entre dans le salon en tenant Eden à moitié endormi dans ses bras. Elle nousdemandecequisepasse.Johnfaitunpasenavant,commes’ilavaitdécidéd’accueillirlesvisiteursnocturnes.Iln’enapasletemps.Laportes’ouvreàtoutevoléeetdespoliciersarmésdelasécuritéurbainefontirruption.Unejeunefilles’arrêtedevantnous.Elleaunelonguequeue-de-chevalnoireetunéclairdorébrilledanssesyeuxsombres.Elles’appelleJune.

—Vousêtesenétatd’arrestation,déclare-t-elle.Pourl’assassinatdenotreglorieuxElector!EllelèvesonpistoletetabatJohn,puismaman.Jehurledetoutesmesforcesetmescordesvocales

serompent.Toutdevientnoir.Une vague de douleurme traverse de part en part. J’ai dix ans. Je suis dans le laboratoire du

Central Hospital de Los Angeles, prisonnier avec tant d’autres. Nous sommes attachés sur deschariots.Lesampoulesfluorescentesnousaveuglent.Desdocteursavecdesmasquesdechirurgienssepenchent sur moi. Je les observe en plissant les yeux. Pourquoi me gardent-ils réveillé ? J’ail’impression de regarder le soleil en face. Je me sens… lent. Mon esprit se traîne dans unocéanbrumeux.

Lesmédecinséchangentdesparolesincompréhensibles.Jedistinguelesscalpelsdansleursmains.Quelque chose de froid et métallique se pose sur mon genou. L’instant d’après, je m’arque sur lechariotenessayantdehurler.Aucunsonnesortdemabouche.Jeveuxleurdemanderdeneplusmetorturer,maisquelquechosemepercelanuqueetmespenséesexplosentdansuntorrentdedouleur.

Monchampdevisionestenvahiparunelumièreblancheinsoutenable.J’ouvrelesyeux.Jesuisallongédansunsous-solobscur.Ilyrègneunechaleurpénible.Jesuis

vivant,sansdouteàcaused’unconcoursdecirconstancesinvraisemblables.J’aisimalaugenouquej’ai enviedepleurer,mais je sais que je nedois pas faire debruit. Je distinguedes formesautourdemoi,dessilhouettesallongéesparterre,figées.Despersonnesenblousesblanchesinspectentlescorps. Je reste immobile et silencieux. Je garde les paupières presque fermées jusqu’à ce que lesvivantsquittentlapièce.Unefoisseul,jemeredresseetjedéchireunejambedemonpantalonpourpansermablessure.J’avanceàtâtonsdanslesténèbres.Jesuisunmurjusqu’àuneportequimèneàl’extérieur.Jel’ouvreetjemetraînedansuneruellesombre.Jemedirigetantbienquemalverslalumière.Juneestlà,calmeettranquille.Elletendunemainfroidepourm’aider.

—Allez,dit-elle.(Ellepasselesbrasautourdematailleetjelaserrecontremoi.)Noussommestouslesdeuxdanscettehistoire,d’accord?Toietmoi?

Nousgagnonsunerueetnousnouséloignonsenlaissantl’hôpitalderrièrenous.TouslespassantsontdescheveuxbouclésblondvénitiencommeEden,avecunemècheécarlate.

Sur les portes, on a tracé de grandes croix rouges traversées par une ligne avec des bombes depeinture. Le signe signifie que tous les habitants sont contaminés par l’épidémie.Un virusmutant.Nouspoursuivonsnotrecheminpendantunmomentquisembledurerdessiècles.L’airestaussiépaisque de lamélasse. Je cherche lamaison demamère. Au loin, j’aperçois les cités étincelantes desColoniesquinousappellent.Ellesnouspromettentunmondeetuneviemeilleurs.JevaisyconduireJohn,mamanetEden.Nousyseronsenfinàl’abridesgriffesdelaRépublique.

Nous arrivons devant la porte de ma maison. J’ouvre, mais le salon est désert. Ma mère estabsente.Johnestparti.Soudain,jemesouviens:Lessoldatsl’ontabattu.Jeregardeàcôtédemoi.June a disparu. Je suis seul sur le palier. Il ne reste qu’Eden. Il est couché dans son lit.Quand ilm’entendapprocher,ilouvrelesyeuxettendlesmainsversmoi.

Sesirisnesontplusbleus.Ilssontnoirs.Ilssaignent.J’émergelentement,trèslentement,desténèbres.Labasedemanuquepalpitecommesijevenais

d’avoirunedemesterriblesmigraines.Jesaisquejeviensderêver,maisjesuisencorehabitéparunsentimentdecrainte.Jemesouviensdequelquechosed’horribletapiderrièreuneportefermée.Onaglisséunoreillersousmatête.Untubereliéàuneaiguilleplantéedansmonbrasserpenteparterre.Tout est flou. Je plisse les yeux,mais je distingue juste l’extrémité du lit, un tapis sur le sol et lasilhouetted’une jeune fille assise, la têteposée sur la couverture.Est-cevraimentune jeune fille ?Pendantuninstant,jepensequec’estEden,quelesPatriotesl’onttrouvéetamenéici.

Lasilhouettebougeetjem’aperçoisqu’ils’agitdeTess.—Salut,murmuré-jed’unevoixpâteuse.Quoideneuf?OùestJune?Tessmeprendlamainetselève.—Tu es réveillé ! s’exclame-t-elle si vite que lesmots se bousculent dans sa bouche.Tu es…

Commenttesens-tu?—Mou.Jetendslamainpourtouchersonvisage.Jenesuispasencoreconvaincuqu’elleestréelle.Tessjetteuncoupd’œilpar-dessussonépaule.Elleregardelaportedelachambrepours’assurer

quenoussommesseuls,puiselleporteundoigtàseslèvres.—Net’inquiètepas,souffle-t-elle.Tuvasviteretrouvertesforces.Lemédecinétaitsatisfaitde

l’opération. Tu seras bientôt comme neuf et nous pourrons rejoindre la ligne de front pour tuerl’Elector.

Jesuischoquéd’entendrelemot«tuer»sortirdesaboucheavectantdefacilité.Puisjemerendscompte que je n’ai plusmal à la jambe. Plus du tout. Jeme redresse pour la regarder et Tess enprofitepourglisserunautreoreillerderrièremoipourmemaintenirledosdroit.Jesuisenvahiparunecertaineappréhensionàl’idéedevoirmongenou.

Tesss’assiedetentreprenddedéfairelesbandagesimmaculés.Souslagaze,j’aperçoisunéclatmétallique et un hoquet de stupeur s’échappe de mes lèvres. On a remplacé mon genou par uneprothèse etdesplaquesde fer recouvrentma jambedumollet jusqu’àmi-cuisse.À l’endroit où lemétalsesoudeàlachair,j’aperçoisàpeinequelquesrougeursetunlégerrenflement.Matêtesemetàtourner.

LesdoigtsdeTesspianotentsurlacouvertureavecimpatience.Ellesemordlalèvreinférieure.—Alors?demande-t-elle.Qu’est-cequeturessens?—Jeressens…Jeneressensrien.Jen’aipasmaldutout.Je passe un doigt hésitant sur une plaque froide. J’ai un peu demal à accepter que ces corps

étrangersfassentdésormaispartiedemoi.— C’est le médecin qui a fait tout ça ? demandé-je. Quand est-ce que je pourrais marcher ?

Commentçasefaitqueçaaitcicatrisésivite?Tessbombelapoitrineavecfierté.—Jel’aiaidée.Tunedoispasbougerpendantlesdouzeprochainesheures.Ilfautquelesbaumes

cicatrisants aient le temps d’agir. (Elle grimace un petit sourire qui fait pétiller ses yeux, commed’habitude.)C’estuneopérationbanale.Denombreuxsoldatsreviennentdufrontavecdesblessuresaux genoux. C’est super, tu ne trouves pas ? La prothèse fonctionne aussi bien qu’une véritablearticulation–peut-êtremieux.Lemédecinquej’aiassistéestcélèbredansleshôpitauxdufront.Parchance, elle réalise aussi des opérations clandestines. Elle m’a montré comment réaligner les oscassésdeKaedepourquesonbrasguérisseplusvite.

J’ai déjà vu des soldats avec des prothèses métalliques. Il ne s’agit parfois que d’une simpleplaque à hauteur du biceps,mais on peut également remplacer une jambe entière. Jeme demandecombien mon opération a coûté aux Patriotes. Une petite fortune, sans doute. Il est clair que lemédecinautilisédesbaumescicatrisantsréservésauxmilitaires.Jedevinedéjàquemajambeserabeaucouppluspuissantequ’avantquandjeseraiguéri.EllemepermettrademedéplaceretdetrouverEdenplusrapidement.

—Ouais,dis-je.C’estfantastique.Je tends le cou pour essayer d’apercevoir la porte de la chambre, mais l’effort me donne le

vertige. Une véritable tempête éclate sousmon crâne. J’entends des voix qui viennent du bout ducouloir.

—Maisqu’est-cequ’ilsfont?Tessjetteunnouveaucoupd’œilpar-dessussonépaule.—Ilsdiscutentdelapremièrephaseduplan.Jenesuispasconcernée,alorsjen’yassistepas.Ellem’aideàmerallongeretunsilencegênés’installe.J’aiencoredumalàcroirequeTessa

changé à ce point. Elle remarquemon regard admiratif. Elle hésite, puis esquisse un petit souriremaladroit.

— Quand toute cette histoire sera terminée, dis-je, je veux que tu viennes avec moi dans lesColonies,d’accord?(LesouriredeTesss’élargitetellelisselacouvertured’unemainfébrile.)SileplansedéroulecommelesPatriotesleprévoient,etsilaRépubliquetombe,iln’estpasquestionque

nous soyons aspirés par le chaosqui s’ensuivra. Je veuxque tout lemonde soit en sécurité.Eden,June,toietmoi.D’accord,cousine?

L’enthousiasmedeTesss’évanouitsubitement.Ellehésite.—Jenesaispastrop,Day.Ellejetteunnouveaucoupd’œilendirectiondelaporte.—Qu’est-cequisepasse?TuaspeurdesPatriotesouquoi?—Non…Ilsontétégentilsavecmoijusqu’ici.—Danscecas,pourquoiest-cequetuneveuxpasvenir?luidemandé-jedoucement.(Jesensmes

forcesm’abandonneretjedoismeconcentrerpourempêchermavuederedevenirfloue.)QuandonétaitàLake,onserépétait toujoursqu’ons’enfuirait tous lesdeuxdans lesColoniessionenavaitl’occasion.Monpèrem’aditquec’étaitunendroit…

—Libreetpleindepossibilités,jesais.(Tesssecouelatête.)C’estjusteque…—Quequoi?Elle glisse unemain dans lamienne. Je retrouve l’enfant que j’ai connue, que j’ai découverte

fouillantlespoubellesdanslesecteurdeNima.Est-cevraimentellequiestdevantmoi?Sesmainsontgrandibienqu’ellestiennentencoredanslesmiennes.Ellelèvelesyeuxversmoi.

—Day…jem’inquiètepourtoi.Jeclignedespaupières.—Tut’inquiètespourmoi?Àcausedel’opération?Tesssecouelatêteavecimpatience.—Non.Jem’inquièteàcausedeJune.J’inspireungrandcoupetj’attendslasuiteavecangoisse.Tesspoursuitsuruntonétrange,untonquej’entendspourlapremièrefois.—Ehbien…siJunevoyageavecnous…Enfin,jesaisquetutiensàelle,maiselleétaitencoreun

soldatdelaRépubliqueilyaquelquessemaines.Tun’aspasremarquél’expressionqu’elleprenddetempsentemps?Ondiraitquesonanciennevieluimanque,qu’ellevoudraitrevenirenarrièreouquelquechosedanscegenre.Etsiellesabotaitnotreprojet?EtsielletelivraitpendantnotrevoyageverslesColonies?LesPatriotesontdéjàdécidédeprendredesprécautions.

—Arrête!Je suis surpris parmon ton irrité et la violencedema réaction. Jamais je n’ai parlé àTess en

élevantlavoixetjeregretteaussitôtd’avoirdérogéàcetterègle.Pourtant,j’aisentisajalousiedanschacundesesmots.ElleacrachélenomdeJunecommes’illuibrûlaitlagorge.

—Jesaisbienquenousnenousconnaissonsquedepuisquelquessemaines.Ilestnormalqu’elletraverse desmoments de doute, non ?Mais je suis sûr qu’elle n’a plus aucune envie de servir laRépublique. En outre, nous sommes en danger, avec ou sans elle. June a des talents que nous nepossédonsnitoinimoi.Ellem’atirédeBatallaHall,nomd’unchien!Ellepeutnousprotéger.

Tessfaitlamoue.—Etqu’est-cequetupensesdurôlequelesPatriotesluiontréservé?Qu’est-cequetupensesde

sesrelationsavecl’Elector?— Quelles relations ? (Je rassemble mes dernières forces et je lève la main en un geste

désinvolte.)Toutçafaitpartied’unjeu.Elleneleconnaîtmêmepas.Tesshausselesépaules.—Ceneserabientôtpluslecas,souffle-t-elle.Ilfaudrabienqu’elleserapprochedeluisielle

veut le manipuler. (Elle baisse les yeux.) Je suis prête à te suivre, Day. Je suis prête à te suivrejusqu’auboutdumonde.Maisjevoulaisterappeler…quielleest.Aucasoùtun’auraispasréfléchi

auxrisques.—Toutsepasserabien,dis-jeavecdifficulté.Fais-moiconfiance.Le moment de tension s’évanouit. Le visage de Tess s’adoucit et redevient le visage que je

connais.Macolèredisparaîtaussivitequ’elleestapparue.—Tuastoujoursétélàpourmoi,dis-jeavecunsourire.Merci,cousine.Tessmerendmonsourire.—Ilfallaitbienquequelqu’uns’occupedetoi,non?(Ellemontremesmanchesrelevées.)Jesuis

contentequel’uniformesoitàtataille.Ilmesemblaitunpeugrandquandilétaitplié.Ondiraitquejemesuistrompée.

Soudain,ellesepenchesurmoietdéposeunbaiserrapidesurmajoue.Puisellebonditenarrière.Son visage est écarlate. Ellem’a souvent embrassé ainsi quand elle était plus jeune,mais c’est lapremière fois que je ressens quelque chose de plus dans cette marque d’affection. J’essaie decomprendre.Enl’espaced’unmois,Tessaquittél’enfancepourentrerdanslemondedesadultes.Jetoussote.Notrenouvellerelationmemetunpeumalàl’aise.

Tessselèveetretiresamaindelamienne.Ellegardelatêtetournéeverslaporte.—Désolée.Tudevrais te reposer.Jeviendraiprendrede tesnouvelles toutà l’heure.Essaiede

dormir.Àcetinstant,jecomprendsquec’estsansdouteellequiadéposélesuniformesdanslasallede

bains. Il n’est pas impossible qu’elle m’ait vu embrasser June. J’essaie de réfléchir malgré lebrouillardquienvahitmespensées.Quepourrais-jeluidireavantqu’ellesorte?Jenesuispasassezrapide.Elleouvrelaporteetdisparaîtdanslecouloir.

JUNE

05.45Venezia.PremierjourentantquemembreofficieldesPatriotes.

JE PRÉFÈRE NE PAS ÊTRE PRÉSENTE PENDANT L’INTERVENTION chirurgicale. Tess reste pour servird’infirmière,bienentendu.JenesupportepasdevoirDayétendusurcettetable,inconscient,levisagepâleetinexpressif,latêtetournéeversleplafond.Cetteimagemerappelletroplanuitoùjemesuispenchée sur le corpsdeMetiasdansune ruelle,prèsduCentralHospital. Jen’aipasenvieque lesPatriotesremarquentmesfaiblesses,alorsjem’éloigne.Jeresteassise,seule,suruncanapédusalon.

Jem’isoleaussipourréfléchiraurôlequeRazorveutmevoirjouer.JevaisêtrearrêtéeparlessoldatsdelaRépublique.Je vais trouver le moyen d’obtenir une audience privée avec l’Elector avant de gagner sa

confiance.Jevaisluiparlerd’unfauxattentat,cequimepermettrad’êtrepardonnéepourmescrimescontre

laRépublique.Puisjevaisl’entraînerdansunguet-apensaucoursduquelilseravraimentassassiné.Telestmonrôle.Lathéorieestunechose,lamiseenpratiqueenestuneautre.Jecontemplemes

mainsenmedemandantsijesuiscapabledelessalir,sijesuiscapabled’exécuterquelqu’undesang-froid. Queme disaitMetias ? « Il est rare qu’on tue pour de bonnes raisons, June. » Puis je merappelle lesparolesdeDaydans la salledebain :«Peut-êtreque lemeurtreduchefdecemauditsystème,cen’estpascherpayésiçadoitpermettredefairelarévolution.Qu’est-cequetuendis?»

LaRépubliquem’aarrachéMetias.Jepenseàl’Examen,auxmensongesàproposdelamortdemes parents. Je pense à l’épidémie créée de toutes pièces. Je pense à cet immeuble luxueux d’oùj’aperçoislestadiumdel’ExamendeVegas,quibrilleauloinentrelesgratte-ciel.Ilestrarequ’ontuepourdebonnes raisons,mais, s’il existeune seulebonne raisonqui justifieunmeurtre, je l’aisansdoutetrouvée.

Mesmainstremblentunpeu.Jem’efforcedelescontrôler.L’appartementestsilencieux.Razorestpartià3h32revêtudesonuniforme.Kaededortàl’autre

boutducanapé.Siunemouchetraversaitlapièceàcetinstant,oncroiraitsansdoutequ’ils’agitd’unbombardierlourd.Auboutd’unmoment,jemeconcentresurlepetitécranencastrédanslemur.Lesonestcoupé,maisjeregardelesinformationshabituellesquisesuccèdent:alerteauxinondations,alertesauxtempêtes,horairesd’arrivéeetdedépartdesdirigeables,bataillesremportéescontrelesColonies sur la ligne de front. Parfois, jeme demande si ces victoires sont aussi desmensonges.Sommes-nousentraindegagnerlaguerreouentraindelaperdre?Lestitrescontinuentàdéfiler.L’und’euxannoncequetoutcitoyenavecunemècheteinteenrougeseraarrêtésur-le-champ.

Lesinformationss’interrompentbrusquement.Jemeredresseendécouvrantdenouvellesimages.Andenvadélivrersonpremierdiscoursendirect.

J’hésiteetjejetteuncoupd’œilàKaede.Elledortprofondément.Jemelèveettraverselapièce

surlapointedespieds.Jeglisseundoigtsurl’écranafindemonterlevolume.Justeunpeu.Jetendsl’oreilleetjeregardeAnden–enfin,l’ElectorPrimo–gravirlesmarchesdel’estrade

avec grâce. Il hoche la tête en direction de l’inévitable muraille de journalistes appointés par legouvernementquisedressedevantlui.Iln’apaschangédepuisnotrerencontre:unjeuneclonedesonpèreavecdefineslunettesetunportdementonaltier.Ilporteununiformenoiravecdesourletsdorésetunedoublerangéedeboutonsbrillants.

«L’heuredugrandchangementestvenue,déclare-t-il.Notrerésolutionestplusquejamaismiseàl’épreuve et la guerre a atteint son apogée. (Il parle comme s’il était l’Elector Primo depuis desannées,commesisonpèren’avaitjamaisexisté.)NousavonsremportélestroisdernièresbataillesetnousnoussommesemparésdetroiscitésdanslesuddesColonies.Notrevictoireestimminenteetledrapeau de la République s’étendra bientôt jusqu’à l’océan Atlantique. Tel est notre inéluctabledestin.»

Il poursuit son discours. Il se veut rassurant quant à notre puissance militaire et il promet denouvellesdéclarationspourdétaillerleschangementsàvenir.Quisaitquelleestlapartdevéritédanssespropos?Savoixressembleàcelledesonpère,maisjesuistouchéeparsasincérité.J’observesonvisage. Ilavingtans.Peut-êtrecroit-ilàcequ’ildit,oupeut-êtrecache-t-il sesdoutesavecuntalentconsommé.Jemedemandecequ’ilressentaprèsladisparitiondesonpère,commentiltrouvela force de jouer son nouveau rôle au cours des conférences de presse. LeCongrès a sans doutel’intentiondemanipulercetElectorsansexpérience,detirerlesficellesdansl’ombreetdeleréduireà l’état de simplemarionnette.D’aprèsRazor, les sénateurs etAnden s’affrontentquotidiennement.N’est-cepasparvolontédeconcentrerlespouvoirsentresesmainsquelejeunehommerefusedeseplieràlavolontéduSénat?

En quoi Anden est-il différent de son père ? Comment conçoit-il la République ? Et moi,d’ailleurs?Commentest-cequejeconçoislaRépublique?

Jecoupelesonetjem’éloignedel’écran.Necherchepastropàsavoirquiestcegarçon.Jenedoispasleconsidérercommeunepersonne,carjedoisletuer.

Lesrayonsdel’aubepénètrentenfindanslapièce.TesssortdelachambreendisantqueDayestconscientetqu’ilréagit.

— Il va bien, dit-elle à Kaede. Il est assis et il devrait être capable demarcher dans quelquesheures.(Ellem’aperçoitetsagaietédisparaît.)Euh…tupeuxallerlevoirsituveux.

Kaede ouvre un œil, hausse les épaules et se rendort. J’adresse un sourire aussi amical quepossibleàTess,puisj’inspireungrandcoupetjemedirigeverslachambre.

Dayestassisledoscontredesoreillers.Unecouvertureblanchecachelapartieinférieuredesoncorps.Ildoitêtrefatigué,maisilfaitunclind’œilenmevoyant.Moncœurbonditdansmapoitrine.Sescheveuxformentunhalodoréautourdesatête.Destrombonespliéssontposéssursescuisses.Ils doivent venir de la boîte qui se trouve dans un coin de la pièce. Ainsi, il s’est déjà levé.Apparemment, il a l’intentionde s’en servir pour fabriquerquelque chose. Jepousseun soupirdesoulagementenconstatantqu’ilnesouffrepas.

—Salut,luidis-je.Heureusedetevoirenvie.—Un sentiment que je partage, réplique-t-il. (Ses yeuxme suivent tandis que j’approche pour

m’asseoirsurlelitprèsdelui.)Est-cequej’airatéquelquechosependantquej’étaisdanslesvapes?—Tuparles!TuasratélesronflementsdeKaedesurlecanapé.Pourquelqu’unquiestrecherché

parlapolice,jepeuxt’assurerqu’elledortd’unsommeildeplomb.Dayrit.Jesuisémerveilléeparlajoiedevivrequ’ildégage.Jenel’avaispasvuainsidepuisdes

semaines.Mesyeuxglissentsursajambeblesséesouslacouverture.

—Alors?C’estcomment?Day écarte le tissu. La plaie a disparu sous des plaques lisses – acier et titane. Le médecin a

remplacél’articulationabîméeparuneprothèseetunbontiersdelajambeestdésormaiscouvertdemétal. Le spectacle me rappelle les images de soldats rentrant du front avec des mains ou desmembresartificiels.Lemédecindoitavoirl’habitudedetraiterlesblessuresdeguerreet,grâceauxrelationsdeRazor,elleaeuaccèsàdesbaumescicatrisantshorsdeprix.J’ouvrelamainetjeprendscelledeDay.

—Qu’est-cequeturessens?Daysecouelatêted’unairincrédule.— Rien. C’est léger et ce n’est pas douloureux. (Un sourire malicieux éclaire son visage.)

Maintenant, ma petite chérie, tu vas voir comment on escalade une façade d’immeuble. Plus deproblèmesdegenoupourmehandicaper.C’estunjolicadeaud’anniversaire.

—Uncadeaud’anniversaire?Jenesavaispasquec’était…Bonanniversaire.Désoléed’êtreunpeuenretard.(Jesourisetmesyeuxseposentsurlestrombones.)Qu’est-cequetufabriques?

—Oh!Dayramassequelquechose.Jem’aperçoisqu’ilaentrelacédesfilsdemétalpourenfaireunpetit

anneau.—C’estjustepourpasserletemps.(Illèvelebraspourobserverlecercleàlalumière,puisilme

prendlamainetleposedansmapaume.)Unpetitcadeau.J’examinel’objet.Ilestconstituédequatretrombonestressésenspiraleetpliéafindeformerune

bague. C’est simple et réalisé avec soin. Une petite œuvre d’art. Je sens l’amour deDay dans lescourbes,letravailpatientdesesdoigtspourlisserlemétaletluidonnerlaformevoulue.Ill’afaitpourmoi.Jeleprésenteàmonannulaireetjel’enfilesanseffort.C’estmagnifique.L’embarrasetladélicatessedel’attentionm’empêchentd’articulerunmot.Jenemerappellepasladernièrefoisquequelqu’unafabriquéquelquechosepourmoisansraisonparticulière.

Daysembledéçuparmaréaction,maisillecachederrièreunéclatderiredésinvolte.—Jesaisquevousautres,lesriches,avezvosbellestraditions,mais,danslessecteurspauvres,

c’estainsiqu’ontémoignesonaffectionetqu’onsefiance.Qu’onsefiance?Moncœurbatàtoutrompre.Jenepeuxretenirunsourire.—Avecdestrombones?Idiote!Maquestionrelevaitdelasimplecuriosité,maisjenemesuispasrenducompteàquel

pointellesemblaitsarcastique.Dayrougitlégèrement.Jesuisencolèrecontremoi.Décidément,j’accumulelesgaffes.—Avecdesobjetsqu’onfabriquesoi-même,corrigeDayaprèsunbrefmomentdesilence.Ilbaisselesyeux.Ilestgêné,c’estévident,etc’estàcausedemoi.— Désolé, ajoute-t-il à voix basse. C’est un peu ridicule comme cadeau. Je voudrais te faire

quelquechosedeplusjoli.—Non.Non,dis-jepouressayerderéparermonerreur.Jel’aimebeaucoup.Jefaisglissermesdoigtssurl’anneauetjel’observepournepascroiserleregarddeDay.Est-cequ’il penseque je trouve cebijou indignedemoi ?Dis quelque chose, June.N’importe

quoi!Jebafouillelapremièrechosequimepasseparlatête.—Dufild’aciergalvanisésansplacage.C’estunexcellentmatériau,tusais?Plusrésistantque

lesalliages.Çarestesoupleetçanerouillepas.C’est…Jem’interrompsenvoyantleregarddeDays’éteindre.

—C’estravissant,ajouté-je.Quelleréponseidiote!Pourquoiest-cequetuneluicollespasunegifletantquetuyes?Manervositémonted’uncranquand jeme rappelleque je l’ai frappéauvisage iln’yapas si

longtempsquecela.Jesuisvraimentl’incarnationduromantisme.—Tantmieux,dit-ilenfourrantdeuxoutroistrombonesintactsdansunepoche.Lesilences’installedanslachambre.JenesaispascequeDayvoulaitm’entendredire,maisce

n’étaitsûrementpasunrapportcliniquesurlespropriétésphysiquesdestrombones.Jesuisenvahiepar un grand sentiment d’insécurité. Jeme rapproche et je pose la tête sur sa poitrine. Je sens sarespirations’accélérer,commes’ilétaitsurpris.Ilm’enlaceavecdouceur.

Voilàquiestmieux.Je ferme lesyeux.Unemainmecaresse les cheveuxetdes frissonsdescendent le longdemes

bras.Jem’autoriseunpetitfantasme.J’imaginesondoigtglissersurmamâchoirepourattirermonvisageprèsdusien.

Daysepenche.—Qu’est-cequetupensesduplan?souffle-t-ilàmonoreille.Jehausselesépaules,déçue.J’essaiedemeraisonner.Qu’est-cequiteprend?Tucroisvraimentquec’estlemomentdes’embrasser?—Est-cequequelqu’unt’aditcequetuétaiscenséfaire?demandé-je.—Non,maisilvayavoirunedéclarationofficiellepourannonceraupaysquejesuistoujours

vivant.Après tout,mon rôle consiste à semer la zizanie,non?À soulever lapopulation. (Il éclated’unriresec,maissonvisagen’exprimepaslamoindrejoie.)JesuisprêtàtoutpourtrouverEden.

—Jesais.Ilmeredressepourmeregarderdanslesyeux.— Je ne sais pas si on nous autorisera à rester en contact, dit-il. (Sa voix est si basse que je

l’entends à peine.) J’ai l’impression que c’est un bon plan mais, si quelque chose devait mal sepasser…

— Je suis sûre qu’on ne me laissera pas tomber, le coupé-je. Razor est un officier de laRépublique. Il trouvera un moyen de m’exfiltrer si les choses tournent mal. Quant à rester encontact…(Jememordslalèvreinférieure.)Jetrouveraiquelquechose.

Daycaressemonmentonetm’attireverslui.Sonnezeffleurelemien.—Siquelquechosesepassemal, si tuchangesd’avis, si tuasbesoind’aide, tume fais signe,

d’accord?Cesparolesmefontfrissonner.—D’accord,dis-jedansunsouffle.Dayhochelatêtepresqueimperceptiblement,puisils’écarteetselaisseallercontrelescoussins.

Mespoumonssevident.—Tuesprête?demande-t-il.Saphraseestelliptique,maislesous-entenduestclair:est-cequetuesprêteàtuerl’Elector?Jem’obligeàsourire.—Toutàfaitprête.Nousrestonsimmobilespendantunlongmoment.Lalumièrepénètreparlafenêtreetleserment

d’allégeancematinalretentitdanslesruesdelaville.J’entendsquelqu’unentrerdansl’appartement.LavoixdeRazorrésonneetdesbruitsdepasapprochent.Laportes’entrouvreaumomentoùjemeredressesurlelit.

—Commentvavotrejambe?demandelechefdesPatriotes.

Sonvisageesttoujoursaussicalme.Sesyeuxn’exprimentrienderrièrelesverresdeseslunettes.Dayhochelatête.—Toutvabien.— Parfait. (Razor sourit avec chaleur.) J’espère que vous avez eu assez de temps pour vous

entreteniravecvotreami,mademoiselleIparis.Nouspartonsdansuneheure.—Jecroyaisquelemédecinavaitditqu’ilfallaitquejereste…,commenceDay.—Désolé,lâcheRazorensetournantverslaporte.Nousavonsundirigeableàprendre.Évitezde

tropforcersurvotrenouvellejambe.

DAY

LESPATRIOTESMEDÉGUISENTAVANTDESORTIR.Kaedemecoupelescheveuxunpeuendessousdesépaulesetelleteintmesmèchesblondvénitien

en rouxsombreà l’aided’unesortedebombe.Ellem’apprendque, si lebesoins’en fait sentir, lacouleur peut disparaître sur-le-champ grâce à un produit spécial. Razor me donne une paire delentillesbrunespourcachermesyeuxbleus.Jemeregardedansunmiroir.Jesuisleseulàpouvoirremarquerl’artifice:jedistinguelesminusculespointsvioletsquiconstellentmesiris.Ceslentillessontunluxe.Lessalaudsdericheslesutilisentpourchangerd’apparence,pours’amuser.J’enauraiseubienbesoinquand jevivaisdans la rue.Kaedeposeunecicatricesynthétiquesurma joueetmetendununiformedecadetdepremière annéede l’arméede l’air, une tenuenoire avecdesbandesrougeslelongdesjambes.

Ellemedonneégalementunécouteurcouleurchairetunmicro.Lepremiersefixedansl’oreille,leseconddanslabouche.

Razoraenfiléununiformed’officiersurmesure,Kaedeunecombinaisondevol impeccable–unetenuenoireavecdesgalonsenformed’ailesargentéessurlesmanches,desgantsblancsetdeslunettesdevol.Sonposteauseindel’organisationrebellenedoitrienauhasard.Razoraffirmequ’iln’ajamaisvuquelqu’uneffectuerunretournementplusvitequ’elle.Ellen’auraaucunmalàsefairepasserpourunpilotedelaRépublique.

Tessestpartiedepuisunedemi-heure,emmenéeparunsoldat–unPatriote,bienentendu,aconfiéRazor. Elle est trop jeune pour tenir le rôle d’un militaire de quelque rang que ce soit. ElleembarqueradoncàbordduRSDynastyvêtued’unpantalonetd’unechemiseàcolbruns,latenuedesouvriersquialimententlescentainesdechaudièresdunavire.

EtpuisilyaJune.Elleregardematransformationensilencedepuislecanapé.Ellen’apasditgrand-chosedepuis

notre conversation dans la chambre. Tout le monde s’est grimé, sauf elle. Elle ne porte pas demaquillage,sesyeuxsont toujoursaussisombresetpénétrants,sescheveuxramenésenunequeue-de-chevalétincelante.EllearevêtuunsimpleuniformedecadetqueRazorluiadonnéaucoursdelanuit.Ellen’estpastrèsdifférentedelaphotoquiornaitsacarted’identitémilitaire.Elleestlaseuleàne pas porter d’oreillette et de micro, pour des raisons évidentes. J’essaie d’attirer son regard àplusieursreprisespendantqueKaedes’occupedemoi.

Moins d’une heure plus tard, nous descendons l’avenue principale de la ville dans la Jeep deRazor.Nouspassonsdevantplusieurspyramides:lequaiAlexandrie,leLouxor,LeCaire,leSphinx.Ellesportenttoutesunnomtiréd’unecivilisationantérieureàl’avènementdelaRépublique.Enfin,c’estcequ’onm’aapprisquandl’Étatm’apermisd’alleràl’école.Ellessemblentdifférentesenpleinjour. Avec les balises et les lumières éteintes, elles me font penser à d’immenses tombes noiresdresséesdansledésert.Dessoldatss’affairentprèsdesentrées.Jesuiscontentdelesvoirsioccupés.Ilsprêterontmoinsattentionànous.Je jetteuncoupd’œilànosuniformes.Ilssontauthentiquesetbienrepassés.Jen’arrivepasàm’ysentiràl’aise.Juneetmoinoussommespourtantfaitpasserpourdessoldatspendantplusieurssemaines.Lecolmegrattelecouetlesmanchessonttropraides.Jene

sais pas comment June faisait pour supporter cette tenue. J’espère au moins qu’elle me trouveagréableàregarderdanscetaccoutrement.Ilestvraiquelachemisemetmesépaulesenvaleur.

—Cessedetirersurtonuniforme,souffle-t-elleenmevoyanttripoterlepandemaveste.Tuvastoutmettredetravers.

Ellem’aàpeineadressélaparoleaucoursdeladernièredemi-heure.—Tuesaussinerveusequemoi,répliqué-je.Ellehésite,puissedétourne.Ellealesmâchoirescontractées,commesiellevoulaits’empêcher

dedirequelquechose.—C’étaitjustepourt’aider,marmonne-t-elle.Auboutd’unmoment,jetendslebrasetjeluiserrelamain.Unefois.Elleserrelamienne.Nous atteignons enfin le Pharaon, la zone de transit où leRSDynasty est amarré. Razor nous

demandededescendredelaJeepetnousfaitmettreaugarde-à-vous.SeuleJuneenestdispensée.Elles’arrêteprèsdeRazoretsetourneverslarue.Jel’observeducoindel’œil.

Ilyadessoldatspartout.L’und’euxs’approcheetadresseunsignedetêteàRazor,puisàJune,qui redresse les épaules. Elle suit lemilitaire et disparaît dans un océan d’uniformes.Comme parmagie.Jepousseunlongsoupir.SansJuneprèsdemoi,jemesensvide.

Jenelareverraipasavantquetoutsoitterminé.Etsileplanréussit.Neraisonnepascommeça!Toutsepasserabien.Nouspénétronsdanslapyramideennousmêlantàunefiledesoldats.L’intérieurestgigantesque.

Au-delà de l’entrée, on aperçoit le sommet et le ventre duRSDynasty. Des silhouettesminusculesembarquentenempruntantunécheveaudepasserellesetderampes.Desrangéesdeportestapissentlesdifférentsniveauxdelapyramide.Surlesmurs,delongsmessagesdéfilentaurythmesansfindesarrivéesetdesdéparts.Auxquatrecoinsdubâtiment,desascenseursmontentetdescendentenglissantlelongdesarêtes.

Razoravancedevantnous.Ilmarcheenlignedroite,puistournesoudainpours’enfoncerdanslafoule.Kaedepoursuitsoncheminsanslamoindrehésitation,maiselleralentitlégèrementpourquejelarattrape.Seslèvresbougentàpeine,maisjel’entendsclairementdansl’oreillette.

—RazorvaembarquersurleDynastyaveclesofficiersmais,sinoussuivonslessoldats,nousseronsdémasqués.Nousdevonsmonteràbordsansnousfairerepérer.

Je contemple le Dynasty et les éventuels chemins qui nous permettraient de l’approcherdiscrètement. Jeme rappelle le jouroù jemesuis introduit surundirigeableamarrépouryvolerdeuxsacsdeboîtesdeconserve.Etpuislafoisoùj’enaicouléunautre–pluspetit–danslelacdeLosAngeleseninondantlasalledesmachines.Danslesdeuxcas,iln’avaitpasététrèsdifficiledesefaufileràl’intérieursanssefaireremarquer.

—Lesglissièresd’évacuationdesordures,murmuré-jedansmonmicro.JevoisKaedem’adresserunpetitsourireapprobateur.—Voilàunevraieidéedecourrier,dit-elle.Nousnousfrayonsuncheminàtraverslafoulepouratteindreunascenseur.Nousnousmêlonsà

unpetitgrouperassemblédevantlesportes.Kaedecoupesonmicroetbavardeavecmoi.Jeprendssoindenepascroiserleregardd’autressoldats.Laplupartd’entreeuxsontplusjeunesquejem’yattendais. Ils sont à peine plus âgés que moi, mais beaucoup ont déjà été blessés. J’aperçois desmembresartificielssemblablesaumien,uneoreillearrachéeetunemainportantlescicatricesd’unebrûlure. Je jette un nouveau coup d’œil au Dynasty, assez long pour repérer les glissièresd’évacuationdesordureslelongdelacoque.Sinousdevonsnousfaufileràbord,ilvafalloirfairevite.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent et nous entrons.Lamontéemedonne la nausée.La cabines’immobiliseausommetdelarampeendiagonaleetlespassagerss’éparpillent.C’estàcetétagequesetrouventlespasserellesd’embarquement.Noussommeslesderniersàsortir.Kaedesetourneversmoi.

—Ilnousfautallerplushaut,dit-elleenhochantlatêteversl’autreboutdel’étage.J’aperçoisunescalierquimèneauxsoupentesdelapyramide.Jeleregardeavecattention.Kaede

araison.Lesmarchesétroitespermettentd’accéderauxcomblesetsansdouteautoit.Leplafonddoitdissimuler un enchevêtrement d’échafaudages et de poutrellesmétalliques. La poupe du dirigeableprojetteuneombrequiplongeunepartiede l’étagedans lapénombre.Sinousgrimpons jusqu’aumilieudel’escalieretsautonssurlespoutrelles,nouspourronsapprocherdunaviresansnousfaireremarquer,puisremonterlelongdelacoquedececôtéenprofitantdelapénombre.Lesouffledesprisesd’airetlebrouhahaambiantdevraientmasquerlesbruitsquenouspourrionsfaire.

Ilneresteplusqu’àespérerquemanouvellejambetiendralecoup.Jefrappelesolpardeuxfoispourm’assurerquetoutvabien.Jen’aipasmal,maisjeressensunelégèrepressionentrelachairetlemétal,commesilesdeuxn’avaientpasencorecomplétéleurosmose.Pourtant,jenepeuxretenirunsourire.

—Çavaêtremarrant,non?Jesuisderetourdansmonélément–pendantunpetitmoment,dumoins.Jevaispouvoirdonner

lemeilleurdemoi-même.Nous grimpons l’escalier plongé dans la pénombre et nous nous préparons à bondir sur un

échafaudagepourremonterlelongdel’enchevêtrementmétallique.Kaedepasseenpremier.Elleaunpeu de mal avec son bras plâtré, mais elle réussit à s’assurer une bonne prise après quelquestâtonnements.Jelasuis.Jemebalancesanseffortdepoutrelleenpoutrelleavantdemefondredansl’ombre.Majambeneposepaslemoindreproblème.Kaedemelanceunregardapprobateur.

—Jemesenssuperbien,murmuré-je.—Jem’ensuisrenducompte,réplique-t-elle.Nousnousdéplaçonsensilence.Monpendentifglissehorsdemachemisepardeuxfoisetjedois

leremettreàsaplace.Parfois,jejetteuncoupd’œilverslebasouversledirigeable.Lescadetsdetousrangssepressentsurlesairesd’embarquement.Laplusgrandepartiedel’équipageaquittélenavirepourpartirenpermission.Leursremplaçantsformentdelongueslignesàl’entréedesrampesafinde se soumettre àunbref contrôled’identité et àune fouille corporelle.Tout enbas,d’autrescadetsattendentprèsdesportesdesascenseurs.

Soudain,jemefige.—Qu’est-cequisepasse?demandeaussitôtKaede.Jelèveundoigt.Mesyeuxsontrivéssurunesilhouettefamilièrequifendlafoule.Thomas.Ce sale facho a suivi notre piste depuis Los Angeles. Il s’arrête et interroge des soldats – au

hasardsemble-t-il.Ilestaccompagnéd’unchienaupelagesiblancque,depuismonperchoir,ilfaitsongeràunebalise.Jemefrottelesyeuxpourêtresûrquejenesuispasvictimed’unehallucination.Cefumieresttoujourslà.Ilcontinueàsefrayeruncheminàtraverslafoule.Ilaunemainposéesurlacrossedesonpistoletet,del’autre,iltientlalaissedel’énormechiendeberger.Quelqueshommeslesuiventdeprès.Jesensmesmembressetransformerenguimauve.JevoisThomasleversonarmeversmamère. JevoisThomasme tabasserdans la salled’interrogatoiredeBatallaHall.Unvoilerouges’abatdevantmesyeux.

Kaedes’aperçoitque j’observequelquechoseetellesuitmonregard.Savoixmerappelleà la

réalité.—IlestàlarecherchedeJune.Bouge-toi!Jereprendsmonascensionmalgrémoncorpsquitrembledepartout.— June ? soufflé-je. (Une vague de ragemonte enmoi.) C’est lui que vous avez choisi pour

traquerJune?Lui?—Nousavionsunebonneraison.—Tiensdonc?Etlaquelle?Kaedepousseunsoupirimpatient.—Ilneluiferapasdemal.Restecalme.Restecalme.Restecalme.Jemeforceàpoursuivremonchemin.Jen’aipasd’autrechoixquedefaireconfianceàKaede.

Regarde devant toi ! Avance ! Mes mains tremblent et j’ai le plus grand mal à les contrôler, àmaîtrisermahaine.Jenesupportepasl’idéequeThomasposesessalespattessurJunemais,sijemelaisseenvahirparcettepensée,jeseraiincapabledefairequoiquecesoit.

Reste.Calme.En dessous de moi, Thomas et ses hommes se déplacent toujours à travers la foule. Ils se

rapprochentpeuàpeud’unascenseur.Nous atteignons la coque du navire. J’aperçois une ligne de soldats qui attend l’autorisation

d’embarquer devant des rampes. Puis j’entends les aboiements du berger blanc. Thomas et songroupesontrassemblésautourd’un terminald’ascenseur,celuiquenousavonsemprunté.Lechienaboieavecfrénésie,latruffepointéeverslacabine.Ilagitelaqueue.

Regardedevanttoi!Avance!Jejetteunnouveauregardverslerez-de-chausséedelapyramide.Thomasalamainposéesurce

qui doit être une oreillette. Il reste immobile pendant une minute, comme s’il avait du mal àcomprendre les instructions qu’il reçoit. Puis il lance un ordre à ses hommes, qui s’éloignent del’ascenseurpoursefondredanslamassedessoldats.

IlsontdûtrouverJune.Nous traversons la zone d’ombre des soupentes de la pyramide et arrivons à proximité de la

partienonéclairéedunavire.Ledirigeablesedresseàquatremètresdenous.Uneéchellemétalliqueremonte le longdelacoquepourpermettre l’accèsaupontsupérieur.Kaedereprendsonéquilibresurunepoutrelleavantdesetournerversmoi.

—Sautelepremier.Tuesleplusdouédenousdeuxàcepetitjeu.Il est temps de passer à l’action. Kaede se déplace demanière àme laisser unmeilleur angle

d’approche.Jeprendsappui,jepriepourquemaprothèsenemetrahissepasetj’accomplisunbondde géant. Je heurte les échelonsmétalliques avec un bruit étouffé et je serre les dents pour ne paspousser un cri. De terribles élancements montent et descendent le long de ma jambe récemmentopérée.J’attendsquelquessecondesqueladouleurreflue,puisjecommencemonascension.Delàoùjesuis, jenevoisplus lapatrouilledeThomas,maiscelasignifiequ’ellenepeutpasmevoirnonplus.Avecunpeudechance,Thomasetseshommessontpartis.Derrièremoi,j’entendsKaedesauterets’accrocherauxéchelonsquelquesmètresendessousdemoi.

J’atteinsenfinlepointd’ancragedelaglissièred’évacuationdesordures.Jesautedel’échelleetj’agrippeleborddel’ouverture.Jemebalancedansl’obscuritéetunautreélancementmetraverse.Pourtant,manouvelle jambepalpite d’une énergie et d’une force que je n’ai pas ressenties depuisbien longtemps. J’atterris à l’intérieur de la chute. Je me frotte les mains et je me redresse. Lapremière chose que je remarque, c’est la fraîcheur de l’air. Les entrailles du navire ont dû être

refroidiesenprévisiondulancement.Kaedeatterritprèsdemoiquelquessecondesplustard.Ellegrimace,caresseleplâtredesonbras

etmepoussesansménagementenappuyantsurmapoitrine.—Net’arrêtejamaisaumilieud’uneascension,aboie-t-elle.Restetoujoursenmouvement.Onne

peutpassepermettretessautesd’humeur!—Danscecas,nemedonnepasl’occasiond’avoirdessautesd’humeur!répliqué-je.Pourquoi

est-cequetunem’aspasditqueThomasétaitlancéàlapoursuitedeJune?— Je sais ce qui s’est passé entre toi et ce capitaine, dit Kaede. (Elle observe les ténèbres en

plissant les yeux, puis elle me fait signe de remonter la glissière.) Razor a estimé que ça net’apporteraitriendet’inquiéteràl’avance.

Jem’apprêteàrépliquerlorsqu’ellemelanceunregardd’avertissement.Jeravalemacolèreauprixd’ungroseffort.Jemerappellepourquoijesuisici.C’estpourEden.SiRazorestimequeJuneest plus en sécurité sous la surveillance de Thomas, qu’il en soit ainsi. Mais qu’est-ce que lesmilitairesvontfaired’elle lorsqu’ils l’aurontcapturée?Etsiquelquechosesepassemal?Etsi leCongrèsoulacourdejusticeneréagissentpascommeRazorl’aprévu?Commentêtresûrqu’iln’yaurapasdeproblème?

KaedeetmoiremontonslaglissièreetatteignonslesniveauxinférieursduDynasty.Nousnouscachonsderrièreunescalierdansunesalledesmachinesisoléeenattendantledécollage.Lorsquelespistons à vapeur se réveillent, nous sentons la pressiondunavire, qui prendde l’altitude sousnospieds.J’entendslesénormescâblesd’amarragelâcherledirigeableavecdesclaquementssecset leconcertd’applaudissementsdestechniciensausolsaluantunnouveaudécollageréussi.

Unedemi-heures’écouleetmacolèrefinitpars’évanouir.Noussortonsdenotrecachette.Nous arrivons dans une pièce minuscule desservie par deux couloirs. Le premier mène aux

machines,l’autreconduitauxpontsinférieurs.—Allonspar là,murmureKaede. Il arrivequ’il y ait des inspections surprises aux entrées du

pontleplusbas.Nouscourronsmoinsderisquesdanslessallesdesmachines.Elles’interrompt,portelamainàsonoreilleetfroncelessourcilsd’unairconcentré.—Qu’est-cequisepasse?demandé-je.—OndiraitqueRazorestàbord.Nouspoursuivonsnotrecheminetjeremarquequej’avanceenboitillant,carmajambeestunpeu

douloureuse. Nous grimpons un nouvel escalier qui nous conduit aux salles des machines. Nouscroisonsdeuxoutroissoldatsavantd’arriveràunniveauaveclechiffre«6»peintsurlesol.Nousnous promenons dans la salle pendant unmoment et nous nous arrêtons à proximité d’une porteétroite.Unpanneauannonce:«SallesdesmachinesA,B,C,D».

Unsoldatamorphemontelagardedevantàl’entréedupassage.Illèvelatête,nousaperçoitetseredresseaussitôt.

—Qu’est-cequevousvoulez,touslesdeux?marmonne-t-il.Nouséchangeonsdessalutsdécontractés.—Onnousenvoieicipourvoirquelqu’un,ditKaede.Untypedelasalledesmachines.— Ah ouais ? Qui ça ? demande le soldat. (Il plisse les yeux en regardant Kaede d’un air

soupçonneux.)T’espilote,non?Tudevraisêtresurlepontsupérieur.Ilyaunerevue.Kaedes’apprêteàrépliquer,maisjel’interrompsd’ungesteetjeprendsunairpenaud.—D’accord.De soldat à soldat, je peux te le dire,marmonné-je en jetant un regard de côté à

Kaede.Nous…euh…onchercheunendroit tranquillepour…tusaisbien.Onapenséqu’onseraitpeinardsdansunesalledesmachines.(J’adresseunclind’œildésoléaugarde.)Çafaitdessemaines

quej’essaiedel’embrasser.Etmonopérationdugenoun’apasaccélérélamanœuvre.C’estlaseuleexcusecrédiblequej’aitrouvée.Jemetaisetjeclaudiqueenexagérantunpeu.Legardesouritetéclated’unrireétonné.Ondiraitqu’ilestheureuxde jouerunrôledansune

histoirecoquine.—Jevois,dit-il enfin. (Il jetteuncoupd’œil compatissant àma jambe,puis àKaede.)Elleest

plutôtmignonne.JerisavecluietKaedejouelejeuenlevantlesyeuxauplafondd’unairimpatient.—Tul’asdit,lance-t-elleaugarde.Jesuisenretardpourl’inspection.Nousneseronspaslongs.

Nousremonteronssurlepontsupérieurdansdixminutes.—Bonnechance,enfoirés,lâchelegardeennousfaisantsigned’entrer.Nouséchangeonsunnouveausalutdécontracté.—J’avaisunesuperexcuseàluiservir,mesouffleKaede.Maisjedoisreconnaîtrequelatienne

étaitpasmal.T’astrouvéçatoutseul?(Elleesquisseunsourirenarquoisetmeregardedelatêteauxpieds.)Dommagequ’onm’aitrefiléunbinômeaussimoche.

Jelèvelesdeuxmainsenfaisantsemblantdemeprotéger.—Dommagequ’onm’aitrefiléunementeuse.Nousdescendonsuncouloircylindriquebaignédansunefaiblelumièrerougesombre.Mêmeici,

desécransaffichent lesdernièresnouvellesainsiquedes informationsrelativesaunavire.Sur l’und’eux,jevoisunelistedesdestinationsdetouslesappareilsopérationnelsdelaRépubliqueaveclesdatesetlesescales.Ilyenaunedouzainedanslesairsencemoment.Tandisquenouspassons,mesyeuxs’attardentsurlesdonnéesduRSDynasty.

NAVIREDELARÉPUBLIQUE:DYNASTY

DÉPART:08.51/HEUREPACIFIQUE

HEURELOCALE:01.13AZONEDETRANSITPHARAON,LASVEGAS,NEVADA

ARRIVÉE:17.04/HEUREFRONTIERE:01.13AZONEDETRANSITBLACKWELL,LAMAR,CALIFORNIE

Lamar!Nousnousdirigeonsversunecitésituéesurlazonedefront,danslenorddupays.Un

nouveaupasversEden,medis-je.ToutirabienpourJune.Cettemissionserabientôtterminée.Lapremièresalledanslaquellenouspénétronsestgigantesque.Elleestremplied’innombrables

rangéesd’énormes chaudières et deprises d’air sifflantes.Desdizainesd’hommes assurent le bonfonctionnement de chacune d’elles. Certains vérifient les températures, d’autres pellettent ce quiressembleàdelahouilleblanchepourentretenirlesflammes.IlsportentlatenuequeTessaenfiléeavantdequitterleVenezia.Nouslongeonsunerangéedechaudièresd’unpaspresséetfranchissonsunenouvelleporte.NousgrimponsunescalieretarrivonssurlepontinférieurduDynasty.

Lenavire est gigantesque. Je suis déjàmonté à borddedirigeables, bien sûr.À treize ans, j’airéussiàatteindrelacabinedepilotageduRSPacificaetj’aivoléducarburantdanslesréservoirsdetroischasseursF-170–j’enaitiréunbonprixaumarchénoir.Enrevanche,jen’aijamaisembarquéà bord d’un navire de cette taille.Kaede ouvre la porte d’une cage d’escalier et s’engage sur unepasserellemétalliqued’oùnousapercevons lesniveauxsupérieurs. Ilyades soldatspartout.Nousnousmêlonsàeuxenprenantsoind’afficherdesminesimpassibles.Ici,sur lequatrièmepont– leplus bas –, des unités font des exercices d’urgence. Les couloirs sont tapissés de portes et, àintervalles de quatre battants, des écrans plats affichent les dernières nouvelles. Ils sont toussurmontésd’unportraitdunouvelElector.Lesmembresd’équipagen’ontpasperdudetemps.

Le bureau de Razor fait partie des cinq ou six qui se trouvent à ce niveau. Un sceau de laRépubliqueenargentestincrustédanslaporte.Kaedefrappedeuxfois.Lavoixduchefrebellenousintime l’ordre d’entrer et nous nous glissons à l’intérieur. Kaede ferme derrière elle avant de semettreaugarde-à-vous.Jel’imiteetlestalonsdenosbottesclaquentsurleplancher.Unevagueodeurde jasmin flotte dans l’air. Je remarque les superbes lampes sphériques ainsi que le portrait del’ElectorPrimo sur lemurdu fond.Puis jem’aperçoisqu’il fait froid.Razor se tient prèsde sonbureau,lesmainsderrièreledos,trèschicdanssonuniformedecommandant.Ilconverseavecunefemmehabilléecommelui.

Ilmefautunefractiondesecondepourmerendrecomptequ’ils’agitducommandantJameson.Kaedeetmoinousfigeons.EnapercevantThomas,unefois lechocpassé, j’aisongéque,si le

commandantJamesonsetrouvaitàVegas,elledevaitsurveillerlesopérationsderecherchesdepuislazonedetransit.Jen’aipasimaginéunseulinstantqu’elleseraitàbordduDynasty.Queva-t-ellefairesurlalignedefront?Razornousadresseunhochementdetêtetandisquenoussaluons.

—Repos!dit-ilavantdereportersonattentionsurJameson.JesenslatensiondeKaedeetmesréflexesd’enfantdesruesseréveillentsur-le-champ.SiKaede

estnerveuse,c’estque lesPatriotesn’ontpasanticipé laprésenceducommandantJamesonàbord.Mesyeuxseposentsurlapoignéedelaporte.Jem’imaginemeprécipiterdanslecouloiretsauterpar-dessuslesbalustradespourgagnerlespontsinférieurs.Leplandunaviredéfiledansmatêtesousla formed’unecarteen troisdimensions. Jedoisêtreprêtàm’enfuir si elleme reconnaît. Jedoissavoiroùaller.

—Onm’ademandéd’ouvrirl’œil,ditJameson.(Razorestimperturbable,lesépaulesdétenduesetunpetitsourireauxlèvres.)Vousferiezbiendesuivrececonseil,DeSoto.Sivousremarquezquoiquecesoitd’anormal,avertissez-moitoutdesuite.Jeseraiprête.

—Bienentendu. (Il incline la têteavecrespectbienque les insignesdesonuniforme indiquentqu’ilestplusancienqu’elledanssafonction.)Bonnechance,commandant,àvousetàLosAngeles.

LesdeuxofficierssesaluentsansexcèsdezèleetlecommandantJamesonsetourneverslaporte.Chaquemuscledemoncorpsmedictedem’enfuir,maisjeparviensàresterimmobile.

LecommandantJamesonpassedevantmoienmetoisantdela têteaupied.Ducoindel’œil, jedistingue ses traits durs et lamince fente pourpre de ses lèvres.Derrière son expression, il n’y aqu’unnéantglacé,uneabsencetotaled’émotionsquimeremplissentdepeuretdehaine.Jeremarquequ’elleaencorelamainbandée.Jel’aipresquemorduejusqu’àl’osquandj’étaisprisonnieràBatallaHall.

Ellesaitquijesuis,pensé-je.Unegouttedesueurrouledansmondos.Elledoitsavoir.Ellenem’aregardéqu’uninstant,maiscelaluiasuffipourpercermondéguisementàjour.Elleavuau-delàdema nouvelle coupe de cheveux teints, dema cicatrice synthétique et demes lentilles de contactcolorées.Jeprendslégèrementappuisurlapointedemespieds,prêtàprendrelafuite.Jesensdespalpitationsdansmajamberécemmentopérée.

Une fractionde seconde s’écouleet le commandant Jamesondétourne lesyeuxenatteignant laporte.J’ail’impressiond’êtreaubordd’ungouffreinsondableetdefaireunpasenarrière.

—Votreuniformeestfroissé,soldat!lance-t-ellesuruntonméprisant.ÀlaplaceducommandantDeSoto,jevousferaisfaireunedizainedetoursaupasdecourseenguisedepunition.

Elle ouvre la porte, sort et disparaît.Kaede fermederrière elle. Ses épaules s’affaissent et ellepousseunlongsoupir.Ellesedirigeverslecanapéetselaissetomberdessus.

—Bienjoué,lance-t-elleàl’adressedeRazor.Savoixsuintelesarcasme.

Razormefaitsignedem’asseoirégalement.— Il nous faut vous remercier, Kaede. Le déguisement de notre jeune ami ici présent est une

réussite. (Kaede esquisse un grand sourire en entendant le compliment.) Je m’excuse pour cettemauvaisesurprise.LecommandantJamesonaétéinforméedel’arrestationimminentedeJune.Elleatenuàembarquerpours’assurerqu’ilnesepasseraitriendesuspect.(Ils’assiedderrièresonbureau.)EllevaprendreunavionpourregagnerVegas.

Je suis épuisé. Tandis que jem’installe près deKaede, je ne peuxm’empêcher de regarder lafenêtre de la porte en verre dépoli. Est-ce que quelqu’un peut nous voir à travers ? Et si lecommandantJamesonrevenaitsoudain?

Kaedeadéjàretrouvésoncalmeetsonassurance.EllebombardeRazordequestionsàproposdesprochainesétapesduplan.Àquelleheureatterrirons-nous?Quanddevrons-nousnousregrouperàLamar?Est-cequelessoldatsserontprêtsàfairediversiondanslacapitale?Jeresteassisetjesongeàl’expressionducommandantJameson.DetouslesofficiersdelaRépubliquequej’airencontrés–àl’exceptiondeXian,peut-être–,Jamesonestlaseuledontleregardmepétrifiejusqu’auxos.J’essaiedenepaspenseraumomentoùelleaordonnél’exécutiondemamère,etcelledeJohn.SiThomasaarrêté June, quel sort Jameson lui réserve-t-elle ? Est-ce que Razor est vraiment enmesure de laprotéger?Jefermelesyeuxetj’essaied’envoyerunmessagesilencieuxàcellequej’aime.

Faisattentionàtoi.Jeveuxterevoirlorsquetoutserafini.

JUNE

JENETROUVEPASLAFORCEDEREGARDERDAYAVANTDELEQUITTER.Tandisquejem’éloignedel’entréedelapyramidePharaonencompagniedesPatriotesdeRazor,jegardelatêtebiendroitepournepaslevoir.C’estmieuxainsi,medis-je.Silamissionsedéroulecommeprévu,notreséparationneserapaslongue.

Daym’afaitpartdesesinquiétudesàproposdecequim’attendetjenesuispastrèsrassurée.LeplandeRazorestparfaitenthéorie,maisiln’estpasimpossiblequ’ungraindesablegrippelebelengrenage.Etsionm’abattait sur-le-champau lieudemeconduireà l’Elector?Onpourraitaussim’attacher par les pieds dans une salle d’interrogatoire et me frapper jusqu’à ce que je perdeconnaissance.J’aisouventassistéàcegenredespectacle.Jeseraipeut-êtremorteavantquelesoleilse couche, avant que l’Elector soit informé de mon arrestation. Un million de grains de sablepourraienttoutfairerater.

C’estpourcetteraisonquetudoisresterconcentrée,merépété-je.C’estpourcetteraisonquejenedoispascroiserleregarddeDay.

UnPatriotemeguideàtraverslebâtimentetnousempruntonsunpassageétroitlelongd’unmur.Lapyramideestpleinedebruitetd’agitation.Ilyaplusieurscentainesdesoldatsaurez-de-chaussée.Razorm’aditqu’onmeconduiraitdansunesalledegardedéserteàcetétage.Jedevraism’ycachercomme si j’attendais le bon moment pour embarquer à bord du Dynasty. Quand des soldatsdéfoncerontlaporte,jeferaiminedem’enfuiravecautantderéalismequepossible.

J’accélèrepourcalquermonpassurceluidemonguide.Nousatteignonsl’extrémitédupassageet j’aperçoisuneportesécurisée–unmètrecinquantede largesur troisdehaut–,quiconduitauxquartiersmilitaires.L’hommequim’accompagneglisseunecartemagnétiquedansunlecteur.Unbiprésonne,unediodeverteclignoteetlebattants’écarte.J’aperçoisuncouloir.Nousfaisonsunpasàl’intérieuretlaportesefermederrièrenous.

—Résisteaussilongtempsquepossiblequandonviendrat’arrêter,meditlePatrioted’unevoixsibassequejel’entendsàpeine.(Ilressembleàn’importequelsoldat,avecsonuniformenoiretsescheveux sombres ramenés en arrière.) Il faut les convaincre que tu n’as pas la moindre envie detomberentreleursmains.Tunevoulaispastelivreravantd’avoiratteintDenver,compris?

Jehochelatête.L’homme se détourne, observe le couloir, puis lève les yeux vers le plafond. Une rangée de

camérassurveillelepassage.Huitentout.Uneenfacedechaqueporte.Avantd’allerplusloin,monguide sortuncouteaudepochepourarracherunboutonbrillantde saveste.Puis il seglissedansl’embrasuredelaportesécurisée,sauteenl’airetcoincelespiedscontrelesmontantspournepasretomber.

Jejetteuncoupd’œildanslecouloir.Ilestdésertpourlemoment,maisquesepasserait-ilsiunsoldatapparaissaità l’autreextrémité?Iln’yaurait riendesurprenantàcequ’onmecapture ici–c’estplusoumoinscequiaétéprévu–,maisqu’adviendrait-ildemonguide?

L’homme tend le bras vers une caméra.À l’aide de son couteau, il dénude les câbles.Lorsquec’estchosefaite, il lesprendentresesdoigtsà travers le tissudesamancheet lespressecontre le

boutonmétallique.Unegerbed’étincelless’abatensilenceautourdemoi.Àmagrandesurprise,touteslescaméras

ducouloirs’éteignent.—Commentest-cequetuasfaitpourlesneutralisertoutesàpartirdecelle-ci?demandé-jetout

bas.Monguideselaissetomberetmefaitsignedemedépêcher.Nousavançonsdanslecouloir.—Jesuisunhacker,souffle-t-il.J’aitravaillédanslescentresdecommandementdecebâtiment

par lepassé. J’aimodifiéquelquesbranchementspouréviter lesproblèmes. (Ilesquisseunsourirefier qui dévoile ses dents blanches.)Ce n’est rien.Attends de voir ce qu’on a fait avec la tour duCapitoledeDenver.

Jesuisimpressionnée.SiMetiasavaitrejointlesPatriotes,ilseraitdevenuunhacker,luiaussi.S’iln’étaitpasmort.Nousremontonslepassageencourantetmonguides’arrêtesoudaindevantuneporte.Quartiers

militairesA4.Ilsortunecarteetl’introduitdanslelecteur.Onentendunclicetlebattants’entrouvre.Parl’interstice,j’aperçoishuitrangéesdelitssuperposésainsiquedesarmoiresdanslapénombre.

Lehackersetourneversmoi.—Razorveutquetuattendesicipourêtresûrquetusoisarrêtéeparlesbonssoldats.Ilachoisi

unepatrouillepourça.C’estlogique.Razornetientpasàcequejetombeentredesmainshostilesetqu’onmepasseà

tabactoutdesuiteaprès.—Quiestleur…Jen’aipasletempsdeterminermaquestion.Iltapoteleborddesacasquette.—Noussurveilleronstoutel’opérationgrâceauxcaméras.Bonnechance,murmure-t-il.Surcesmots,ils’éloigned’unpaspresséetdisparaîtaucoinducouloir.J’inspire un grand coup. Je suis seule. Il ne me reste plus qu’à attendre la patrouille qui va

m’arrêter.J’entredansledortoiretjefermederrièremoi.Ilfaitnoiràl’intérieur.Iln’yapasdefenêtreet

aucunrayondelumièrenepassesouslaporte.C’estsansnuldoutel’endroitidéalpoursecacher.Jene prends pas la peine d’aller jusqu’au fond de la pièce. Je connais déjà la disposition des litssuperposésetde la salledebainscommune. Jem’aplatiscontre lemuràdroitede l’entrée.Autantresterici.

Danslesténèbres,jetendslebrasetjesaisislapoignéedeporte.Àl’aidedelamain,jemesuresahauteurparrapportausol.Unmètrequinze.Ilyasansdoutelamêmedistanceentrelapoignéeetlesommetdelaporte.Jepenseàcequis’estpassédanslecouloirquelquesminutesplustôt.J’imagineladistanceentrelesommetdelaporteetleplafond.Pasplusdesoixantecentimètressansdoute.

Bien.Lesdétailssontréglés.Jem’appuiecontrelemur,jefermelesyeuxetj’attends.Douzeminutess’écoulentavecunelenteurexaspérante.Puisj’entendsunaboiementauboutducouloir.Mesyeuxs’écarquillent.Ollie!Jereconnaîtraissesjappementsentremille.Monchienestvivant.

Vivant!Parquelmiracle?Unmélangedejoieetdeconfusionm’envahit.Quefait-il ici?Jecollel’oreillecontrelaporte.Quelquessecondesdesilence,puisunnouvelaboiementretentit.

Monbergerblancestici.Unflotdepenséesdéfiledansmatête.SiOllieestdanslapyramide,c’estqu’ilaccompagnedes

soldats, ceux-làmême qui doivent procéder àmon arrestation. Et il n’y a qu’un seul homme quipenserait à se servir de mon chien pour trouver ma trace : Thomas. Les paroles du hacker me

reviennentenmémoire.Razorachoisiunepatrouille.Biensûr!Lapatrouille,ouplutôtlapersonne,queRazorachoisie,c’estThomas.LecommandantJameson l’asûrementchargédeme traqueret il sesertd’Olliepourmenersa

missionàbien.Thomasestbienlederniercapitainequej’auraischoisipourm’interpeller.Mesmainssemettentàtrembler.Jen’aiaucuneenviederevoirl’assassindemonfrère.

Lesaboiementsd’Olliegagnentenintensité.Puisj’entendsdesbruitsdepasetdesvoix.CelledeThomaslancedesordresetrésonnedanslecouloir.Jeretiensmonsouffleetjemeconcentresurlesmesuresquej’aieffectuéesunpeuplustôt.

Lessoldatssontdevantlaporte.Ilssesonttus.J’entendslescliquetisdessécuritésqu’onenlève–apparemment,ilssontéquipésdefusilsdesérieM,unarmementclassique.

La suite semble se dérouler au ralenti.La porte s’ouvre en grinçant et un rayonde lumière seglissedanslapièce.Jebondisenlevantunejambe.Monpiedseposesansunbruitsurlapoignéedelaportequipivoteversmoi.Lessoldatsentrent,prêtsàouvrirlefeu.Jeprendsappuietjemehissesurlebattant,aussidiscrètequ’unchat.

Personneneme remarque.Les soldatsnedoiventpasvoirgrand-chosedans l’obscurité. Je lescompteenunefractiondeseconde.ThomasetOlliesontàlatêted’ungroupedequatrehommes.Jesuissurprisedeconstaterquel’assassindemonfrèren’apasdégainésonpistolet.D’autressoldatssontrestésdanslecouloir,maisjesuisincapabled’estimerleurnombre.

—Elleest là,ditunhommeenportant lamainàsonoreille.Ellen’apaspumonteràbordduDynasty.LecommandantDeSotovientdeconfirmerqu’undesessubordonnésl’avueentrerici.

Thomasrestesilencieux.Jelevoissetourneretscruterlesténèbres.Puissesyeuxremontentlelongdelaporte.

Nosregardssecroisent.Je saute sur lui. Je le renverse et nous roulons à terre. En proie à une rage aveugle, jemeurs

d’enviedeluibriserlanuqueàmainsnues.Ceseraitsifacile.Lessoldatspoussentdescrisenlevantleursarmes.Danslechaosquis’ensuit,j’entendsl’ordre

deThomasquifuse:—Netirezpas!Netirezpas!Ilmesaisitaupoignetalorsquejemerelève.Jeparviensàmelibéreretjemeprécipitedansle

couloirenévitantunsoldat,maisunautremepousseà terre.Un tourbillond’uniformess’abatsurmoietdesmainsagrippentmesbrasavantdemereleverdeforce.Thomashurleàseshommesdenepasmefairedemal.

Razoravaitraisonàsonsujet.IlferatoutpourmelivreraucommandantJamesonenvie.Onmemenotteetonmeplaqueausolavectantdeforcequejesuisincapabledebouger.Lavoix

deThomasrésonneau-dessusdemoi.Elletremble.—Heureux de vous revoir, mademoiselle Iparis. Vous êtes en état d’arrestation pour les faits

suivants:agressiondesoldatsdelaRépublique,organisationd’uneémeuteàBatallaHalletabandondeposte.Vous avez ledroit degarder le silence.Tout cequevousdirezpourra êtreutilisé contrevouslorsdevotreprocès.

Iln’apasparléd’aideàuncriminel.Iljouelejeudugouvernement.IlfaitsemblantdecroirequeDayaétéexécuté.

On me relève et on m’entraîne dans le couloir. Lorsque nous sortons du bâtiment, plusieurssoldatss’arrêtentpournousregarder.LeshommesdeThomasmepoussentsansménagementsurlesiège arrière d’une Jeep avant d’attacher mes mains à la porte et d’entraver mes bras. Thomass’assiedàcôtédemoietpointesonpistoletsurmatempe.Ridicule!Levéhiculedémarreets’élance

danslarue.Lesdeuxhommesinstallésdevantmesurveillentdanslerétroviseur.Ondiraitqu’ilsmeconsidèrentcommeunearmevivanteethostile.Enunsens,ilsn’ontpastoutàfaittort.L’ironiedelasituation me donne envie de rire. Day est désormais un soldat de la République embarqué sur leRSDynasty et je suis devenue la prisonnière la plus importante du pays.Nous avons échangé nosrôles.

Thomas faitmine dem’ignorer pendant le voyage,mais ilme surveille sans cesse du coin del’œil. Ila l’airfatigué.Ses lèvressontpâlesetdescernesnoirsentourentsesyeux.Sonmentonesthérissédepoils–cequiesttrèsétonnant,cariln’apasl’habitudedesemontrerautrementqueraséde frais.Lecommandant Jamesonadû luien fairebaverpour lepunirdemonévasiondeBatallaHall.Ilasûrementétéinterrogé.

Lesminutessesuccèdent.Aucunsoldatneparle.Lechauffeura lesyeux rivéssur la route.Onn’entendquelevrombissementdumoteurdelavoitureetlebrouhahaétouffédesrues–etsûrementlesbattementsdemoncœurdansmapoitrine.J’aperçoisuneautreJeepdevantnous.Àtraverslavitrearrière,j’entrevoisdestachesdefourrureblanchequimeremplissentdejoie.Ollie.Jeregrettequemonchiennevoyagepasavecmoi.

JemetourneenfinversThomas.—MercidenepasavoirfaitdemalàOllie.Jen’attendspasderéponse.Uncapitaineneparlepasàuncriminel,doit-ilpenser.Àmagrande

surprise,iltournelatêteetmeregarde.Pourmoi,ilsembleprêtàviolerleprotocole.—Votrechiens’estrévéléutile,lâche-t-il.Uneboufféedehainem’envahit.C’est le chien de Metias. Ma colère enfle, mais je m’efforce de la contenir. À quoi bon

s’emporter ? Cela ne m’aidera pas à accomplir ma mission. Le fait que Thomas ne se soit pasdébarrassé d’Ollie est sans doute révélateur. Il aurait pu s’en passer pour retrouver ma trace. Lebergerblancn’estpasunchienpolicieretiln’apasétédresséàtrouverdesgensgrâceàsonflair.Jenepensepasqu’il ait serviàgrand-chose lorsque laRépubliqueme traquaità travers lamoitiédupays. Il ne pouvait se révéler utile que dans un périmètre restreint. C’est donc ailleurs qu’il fautchercher lesraisonsdecettecurieusegénérosité.Est-ceparcequeThomastientàmoi?Oubien…est-il incapable d’oublier Metias ? Cette hypothèse me fait tressaillir. Les yeux de Thomas sedétournentdemoiquandilcomprendquejen’ajouterairien.Unlongsilences’installe.

—Oùm’emmènes-tu?demandé-jeenfin.—VousallezêtreincarcéréeaupénitentiaireduHaut-Désertjusqu’àvotreinterrogatoire.Ensuite,

unecourdejusticedécideradevotresort.Ilesttempsd’enclencherleplandeRazor.—Aprèsmoninterrogatoire,jepeuxtegarantirquelacourdejusticem’enverraàDenver.Legardeinstallésurlesiègepassagersetourneetmeregardeenplissantlesyeux.Thomaslève

lamain.—Laisse-laparler.Notrerôleconsisteàlalivrerindemne.Ilmejetteunbrefcoupd’œil.Ilaperdudupoidsetsestraitssontémaciés.Mêmesescheveux,

coiffésavecsoinsurlecôté,sontternesetsansvie.—JeseraiscurieuxdesavoirpourquoiunecourdejusticedécideraitdevousenvoyeràDenver,

dit-il.—Parcequej’aidesinformationsdepremièreimportancepourl’Elector.LeslèvresdeThomassontagitéesparuntic.Ilmeurtd’enviedemeposerd’autresquestions,de

découvrir les secretsque jecache,maisun telcomportementest interditpar leprotocole. Iladéjà

violéassezderèglesenbavardantavecmoi.Ildécidedenepasallerplusloin.—Nousverronsbiencequenouspourronstirerdevous.Jemedemandesoudainpourquoionm’envoiedansunpénitencierdeVegas.Entoutelogique,je

devraisêtreincarcéréeetinterrogéedansl’Étatd’oùjeviens.—Pourquelleraisonm’emprisonne-t-onici?demandé-je.Pourquoiest-cequ’onnemerenvoie

pasàLosAngeles?Thomasregardedroitdevantlui.—Quarantaine,lâche-t-il.Jefroncelessourcils.—Quoi?L’épidémieagagnéBatalla?LaréponsedeThomasmeglacejusqu’auxos.—L’épidémies’estrépanduepartout.Toutelavilleestenquarantaine.

PénitentiaireduHaut-Désert.Salle416(Cinqmètressurquatre).22.24–Jourdemonarrestation.

Je suis assise en face de Thomas. Nous sommes séparés par une table de mauvaise qualité et

surveillésparplusieursgardesalignésderrière lui.Lessoldatss’agitent,malà l’aise,dèsquemonregardseposesureux.Jemebalancesurmachaiseenluttantcontrelafatiguequim’envahit.Jefaiscliqueterleschaînesquiimmobilisentmespoignetsdansmondos.Monespritvagabonde.JesongeauxparolesdeThomasàproposdeLosAngelesetdelaquarantaine.Cen’estpas lemomentdetelaisserdistrairepar toutça,merépété-je.Mais jenepeuxpasm’enempêcher.J’essaied’imaginerl’universitédeDrakecouvertedepanneauxdemiseengarde,lesruesdusecteurdeRubysillonnéespardespatrouillessanitaires.Commentest-cepossible?Commentunecitéentièrepeut-elleêtreenquarantaine?

VoilàsixheuresquenoussommesdanscettepièceetThomasn’arienobtenudemapart.Ilposedesquestionsetmesréponseslefonttournerenrond.Jesuissihabilequ’ilnes’enrendmêmepascompte.Jelemanipuledemanièreàperdreuneheuredeplus.IlamenacédetuerOllie.J’aimenacéd’emporter les informations que je possède dansma tombe. Ilm’amenacée,moi. J’ai répété quej’étais prête à emporter mes informations dans ma tombe. Il a même essayé des petits jeuxpsychologiques–unéchecsurtoutelaligne.JeluidemandesanscessepourquoiLosAngelesaétéplacée sous quarantaine. Comme lui, j’ai été formée aux techniques d’interrogatoire et mesconnaissances en la matière réduisent ses efforts à néant. Il n’est pas encore passé aux brutalités,commeill’afaitavecDay.Unautredétailrévélateur.QuelsquesoientlessentimentsqueThomasapourmoi,iln’hésiterapasàmefrappers’ilenreçoitl’ordre.Danslamesureoùilnel’apasencorefait,celasignifiequelecommandantJamesonneleluiapasdemandé.C’estcurieux.

Jesensquesapatienceaatteintseslimites.—Dites-moi,mademoiselle Iparis, dit-il après unmoment de silence.Que faut-il que je fasse

pourobtenirquelquechosed’intéressantdevous?Monvisagedemeureimpassible.—Je te l’ai déjà dit. J’échangerai une réponse sous certaines conditions. J’ai des informations

pourl’Elector.

—Vousn’êtespasenpositiondedictervosconditions.Etvousnepourrezpascontinuervotrepetitjeuéternellement.

Thomasselaisseallercontreledossierdesachaiseetfroncelessourcils.Lestubesfluorescentsdessinent de longues ombres sous ses yeux. Sur les murs blancs et nus – à l’exception de deuxdrapeaux et d’un portrait de l’Elector –, son uniformede capitaine noir et rouge lui donne un airsinistre.Metiasportaitununiformeidentique.

—JesaisqueDayestvivantet,vous,voussavezoù il se trouve.Vous finirezparparleraprèsquelquesjourssanseauetsansnourriture.

—Nemedispascequejeferaietcequejeneferaipas,Thomas,répliqué-jeaussitôt.Et,encequiconcerneDay, laréponseestévidente.S’ilétaitvivant, ilseraitenroutepourdélivrersonpetitfrère.Lepremierimbécilevenul’auraitdeviné.

Thomass’efforced’ignorerl’insulte,maissonvisagetrahitsacolère.—S’ilestvivant,ilnetrouverajamaissonfrère!Celui-ciestdansunendroitclassétopsecret.Et

jemefichedesavoiroùDayveutaller.Jeveuxsavoiroùilest.—Celanechangerien.Vousn’arriverezjamaisàlecapturer.Ilnetomberapasdeuxfoisdansle

mêmepiège.Thomascroiselesbras.J’aidumalàcroirequ’ilyaquelquessemainesnousdînionsensemble

dansuncafédeLosAngeles.Cettepenséemerappelleque lavilleaété isoléedu restedumonde.J’imagine la salle où nous avons mangé, déserte, les murs couverts d’affiches annonçant laquarantaine.

—Mademoiselle Iparis, reprendThomasenposant lesmainsàplat sur la table.Nouspouvonscontinuer ainsi jusqu’à la fin des temps.Vouspouvez jouer les anguilles et secouer la tête jusqu’àépuisement. Jen’aiaucuneenviedevous fairedumal.Vousavezunechancedevous racheterauxyeuxdelaRépublique.Malgrétoutcequevousavezfait,messupérieursm’ontaffirméqu’ilsvoustiennenttoujoursenhauteestime.

Tiens,tiens.LecommandantJamesonadoncdonnédesordrespourqu’onnemefassepasdemalpendantl’interrogatoire.

—Commec’estgentildeleurpart,dis-jesuruntonlourddesarcasme.Ondiraitquej’aiplusdechancequeMetias.

Thomassoupire,baisse la têteet sepince l’arêtedunezsous lecoupde l’exaspération. Il resteainsipendantuninstant,puisiladresseungesteauxsoldats.

—Sortez!Tous!aboie-t-il.Nousnousretrouvonsseulsetilsetourneversmoi.Ilposelesavant-brassurlatableetsepenche

enavant.— Je suis désolé que vous soyez là, dit-il en continuant àme vouvoyer.Mademoiselle Iparis,

j’espèrequevouscomprenezquejenefaisqu’obéirauxordres.—OùestlecommandantJameson?demandé-je.Tun’esquesamarionnette,n’est-cepas?Jesuis

surprisequ’elleneconduisepascetinterrogatoire.Thomasneréagitpasàmaprovocation.—Encemoment,elleparticipeauxmanœuvresdeconfinementdeLosAngeles.Elleorganisela

quarantaineetrendcomptedelasituationauCongrès.Avectoutlerespectquejevousdois,lemondenetournepasautourdevotrepetitepersonne.

LeconfinementdeLosAngeles.Cesmotsmeglacent.—Est-ceque l’épidémieaempiréàcepoint?demandé-jeen regardantThomasdroitdans les

yeux.Est-cequeL.A.aétéplacéeenquarantaineàcauseduvirus?

Ilsecouelatête.—Cetteinformationestclassée.—Etquandsera-t-elledéclassée?Est-cequetouslessecteurssontconcernés?—Cessezdeposerdesquestions.Jevousl’aidit:toutelavilleestisolée.Etsijesavaisquandla

quarantaineprendrafin,jen’auraisaucuneraisondevousledire.Àsonexpression, jecomprends toutdesuitecequecela signifie :Lecommandant Jamesonne

m’apasinformédecequisepasseàL.A.Jenesaisabsolumentrien.PourquoiJamesoncacherait-ellelavéritéàsonchiendegarde?

—Ques’est-ilpassé?demandé-jeavecinsistance,avecl’espoird’obtenirunboutderéponse.—Toutcelan’arienàvoiravecvotreinterrogatoire,répliqueThomasenpianotantsursonbras

d’unairimpatient.LosAngelesn’estplusvotreaffaire,mademoiselleIparis.—LosAngelesestmavillenatale!J’yaigrandi.Metiasyestmort.Commentcettevillepourrait-

elleneplusêtremonaffaire?Thomasrestesilencieux.D’unemain,ilécarteunemèchenoiredesonvisagetandisquesesyeux

fouillentlesmiens.Plusieursminutess’écoulent.—On en est toujours là,marmonne-t-il. (Jeme demande s’il dit cela à cause des six longues

heuresqu’ilvientdepasserdanscettepièce.)MademoiselleIparis,cequiestarrivéàvotrefrère…—Jesaistrèsbiencequiestarrivéàmonfrère!lecoupé-jed’unevoixtremblantedecolère.Tu

l’astué!Tul’asvenduàlaRépublique!Cesmotssontsidouloureuxquej’aileplusgrandmalàlesprononcer.LeregarddeThomasvacille.Iltoussoteetseredressesursachaise.—C’étaitunordredirectducommandantJamesonetdésobéiràunordredirectdesapartestla

dernièrechoseaumondequejeferais.Vousconnaissezlesrèglesaussibienquemoi–mêmesivousn’avezjamaisététrèsdouéepourlesrespecter.

— Ainsi tu l’as exécuté comme ça, parce qu’il avait découvert pourquoi nos parents étaientmorts?Ilétait tonami,Thomas!Vousavezgrandiensemble.LecommandantJamesonne t’auraitmêmepasdonné l’heure, et tune serais certainementpasderrière cette table, siMetiasn’avait pasinsistépourquetusoisintégrédanssapatrouille.Est-cequetul’asoublié?(Mavoixestdeplusenplusforte.)Ettun’asmêmepasessayédeluivenirenaide?

— C’était un ordre direct ! répète Thomas. On ne discute pas les décisions du commandantJameson.Est-cequec’estsidifficileàcomprendre?EllesavaitqueMetiass’était introduitdans labanquededonnéesdesdécèscivilsainsiquedansdenombreuxsitesgouvernementauxultrasécurisés.Il a enfreint les règles, à de multiples reprises. Le commandant Jameson ne pouvait pas accepterqu’undesescapitaineslesplusrespectéscommettedescrimessoussonnez.

Jeplisselesyeux.—Etc’estpourcetteraisonquetul’asassassinédansuneruellesombreavantdefaireporterle

chapeauàDay?Parcequetuétaisravid’obéirauxordresdetoncommandantsansdiscuter?Thomasabatlamainsurlatableavecuneviolencequimefaitsursauter.— L’ordre était signé par l’État de Californie ! hurle-t-il. Est-ce que tu comprends ce que ça

signifie?Jen’avaispaslechoix!Sesyeuxs’écarquillent.Ilnes’attendaitpasàfaireunetellerévélation,pasdanscesconditions.Je

suis aussi surpriseque lui. Je suis sonnée.Thomaspoursuit. Il parlevite, comme s’il voulait faireoublier ce qu’il vient de dire.Une étrange lueur brille dans ses yeux, une lueur que j’ai dumal àidentifier.

—JesuisunsoldatdelaRépublique.Quandjemesuisengagé,j’aijuréd’obéiràmessupérieurs

quelsquesoientlesordresqu’ilsmedonneraient.Metiasafaitlamêmepromesse,maisilnel’apastenue.

JesuisétonnéeparlamanièredontilfaitréférenceàMetias.Ilenparleavecuneémotionsecrètequimedésarçonne.

—C’est l’État qui ne tient pas ses promesses ! (J’inspire un grand coup.)Et toi, tu n’es qu’unlâchequiaabandonnéMetiasàunepolitiquecriminelle.

LesyeuxdeThomassecontractentcommes’ilvenaitderecevoiruncoupdepoignard.J’examinesestraits,maisils’enaperçoitetilsedétourneaussitôt.Ilsecachelevisageentrelesmains.

Je repense à mon frère. Je songe aux nombreuses années qu’il a passées en compagnie deThomas.Ilsseconnaissaientdepuisqu’ilsétaientenfants,bienavantmanaissance.QuandlepèredeThomas,legardiendenotreimmeuble,emmenaitsonfilspendantsaveilledenuit,MetiasetThomaspassaientdesheuresàjouerensemble.Àdesjeuxvidéoguerriersouavecdespistoletsenplastique.Plus tard, jemesouviensde leursnombreusesconversationsàvoixbassedans le salon. Ils étaientinséparables.JemerappellelescoredeThomasàl’examen:1365.Unrésultatimpressionnantpourunenfantissud’unsecteurpauvre,maistrèsmoyenpourunenfantdusecteurdeRuby.MetiasfutlepremieràdevinerqueThomasrêvaitdedevenirsoldat.Ilapassédesaprès-midientiersàluidonnerdescoursparticuliers.Sanslui,Thomasneseraitjamaisparvenuàintégrerl’universitéHighlanddusecteurdeRuby.

Marespirationdevientdifficiletandisquelespiècesdupuzzlesemettentenplace.Jemerappellecomment les yeux de Metias s’attardaient sur Thomas au cours des leçons particulières. J’avaistoujourspenséquec’étaitsafaçondejugersapostureetsesperformancesenmatièredeprécision.Jemesouviensdelapatienceetdelagentillessedemonfrèrequandil luiexpliquaitunproblème.Jerevoislamanièredontsamainseposaitsursonépaule.Etilyaeulesoiroùnousavonsmangétouslestroisedamamedanscecafé,lorsqueMetiasacessédetravaillerpourXian;lamaindemonfrèrequi s’attardait parfois sur le bras de Thomas un peu plus longtemps que nécessaire ; notreconversationlejouroùils’estoccupédemoiaulieud’assisteràsacérémonied’incorporation;sonéclatderire:«Jen’aipasbesoindepetiteamie.Jesuisdéjàassezoccupécommeçaavecmapetitesœur.»C’était lavérité. Ilétait sortiavecdeuxou trois fillesà l’université,maisçan’avait jamaisduréplusd’unesemaineaucoursdelaquelleilavaittoujoursfaitpreuved’undésintérêtpoli.

C’étaitsiévident.Commentétait-ilpossiblequejenemesoisrenducomptederien?Metiasnem’enavaitjamaisparlé,bienentendu.Lesrelationsentreunofficieretunsubordonné

étaientinterditesetsévèrementpunies.C’estMetiasquiavaitproposélacandidaturedeThomaspourlapatrouilleducommandantJameson…Ungestealtruiste,carilétaitconscientquecettenominationrendaittouterelationimpossible.

Touscessouvenirstraversentmoncerveauenunefractiondeseconde.—Metiasétaitamoureuxdetoi,murmuré-je.(Thomasrestesilencieux.)Alors?Est-cequejeme

trompe?Tudevaisbienlesavoir.Thomasnerépondpas.Ilgardelatêteentresesmainsetrépètesansfin:—J’aijuré.J’aijuré…—Unepetiteminute.Ilyaquelquechosequejenecomprendspas.Je me laisse aller contre le dossier de ma chaise et j’inspire un grand coup. Mille pensées

virevoltentsousmoncrâne.LesilencedeThomasestplusrévélateurqu’unlongdiscours.—Metias t’aimait,dis-jed’unevoixlenteet tremblante.Et tu l’as trahiaprès toutcequ’ilafait

pourtoi.(Jesecouelatête,incrédule.)Commentas-tupufaireunechosepareille?Thomasseredresse.Sonvisageexprimeuneprofondeconfusion.

—Jenel’aijamaistrahi!lance-t-il.Nousnousobservonspendantunlongmoment.—Raconte-moicequis’estpassé,sifflé-jeentremesdents.LesyeuxdeThomasseperdentdanslevide.—Lesadminsde la sécuritéontdécouvert les tracesqu’il a laisséesenprofitantdes faillesdu

système,danslabanquededonnéesdesdécèscivils.Ilsm’ontd’abordfaitunrapportenpartantduprincipeque je le ferais remonter par la voiehiérarchique jusqu’au commandant Jameson. J’avaismisMetiasengardecontrecespiratagesinformatiques.«TujouesaveclefeuetlaRépubliquefinirapartebrûler.Resteloyal.Restefidèle.»Maisiln’écoutaitjamais.Vousêtesbienlesmêmes.

—Tuasgardésonsecret?Thomasenfouitlatêteentresesmains.—J’aicommencéparavoirunediscussionsérieuseaveclui.Ilm’aavouécequ’ilfaisait.Jeluiai

promisdeneriendiremais,aufonddemoi, jemouraisd’enviede lefaire.Jen’avais jamaisriencachéaucommandantJameson.(Ils’interrompitpendantuncourtmoment.)Monsilencen’aserviàrien. Les admins de la sécurité ont fini par envoyer un rapport directement au commandant.C’estainsiqu’elleatoutdécouvert.Ellem’aalorsordonnédem’occuperdeMetias.

J’écoutedansunsilencechoqué.Thomasn’ajamaisvoulutuerMetias.Jem’efforced’imaginerunscénarioquejesuiscapabledesupporter.Peut-êtreThomasa-t-ilessayédeconvaincreJamesondeconfiercettemissionàquelqu’und’autre,maisellearefuséetils’estrésigné.

Jemedemande siMetias lui a avoué son amour, et si, le cas échéant,Thomasy a répondudemanière positive. Connaissant ce dernier, j’en serais surprise. Aimait-il Metias ? Après tout, il aessayédem’embrasserlanuitquiasuivil’arrestationdeDay.

—Lebal,lâché-jeàvoixhaute.Jen’aipasbesoindem’expliquer.Thomassaitdequoijeparle.—Quandtuasessayéde…Jesuisincapabledeterminermaphrase.Thomascontemplelesol.Sonexpressionoscilleentre

l’indifférenceetladouleur.Ilsepasselamaindanslescheveuxavantdepoursuivreàvoixbasse.— Je me suis agenouillé près deMetias et je l’ai regardé mourir. Je tenais le poignard. Il…

(J’attends,étourdiepar lesparolesque j’entends.) Ilm’aditdenepas te fairedemal.Sesderniersmots ont été pour toi. Je ne sais pas. Le jour de l’exécution programmée de Day, j’ai essayé detrouver un moyen d’empêcher le commandant Jameson de t’arrêter. Mais tu rends les choses sidifficilespourceuxquiveulentteprotéger.Tubrisestantderègles.TuescommeMetias.Cettenuit-là, pendant le bal, quand j’ai regardé ton visage… (Sa voix se brise.) J’ai cru que je pourrais teprotégeretquelemeilleurmoyend’yarriverétaitderesterprèsdetoietdeteséduire.Jenesaispas.(Sontondevientamer.)MêmeMetiasavaitdumalàtegarderdansledroitchemin.Commentaurais-jepuréussirlàoùilaéchoué?

Le soir de l’exécution de Day. Thomas avait-il essayé de m’aider lorsqu’il m’avait escortéejusqu’ausous-soloùétaitentreposée l’électrobombe?LecommandantJamesonsepréparait-elleàm’arrêteretThomasa-t-ilessayédeladevancer?Pourquellesraisons?Pourm’aideràfuir?Jenecomprendspas.

—Jel’aimaisbien,tusais,dit-ilenrompantlesilence.(Ils’exprimed’unemanièrebravacheetsuruntonfaussementprofessionnel,maisjesensunepointedetristessedanssavoix.)MaisjesuisunsoldatdelaRépubliqueetj’aiaccomplimondevoir.

J’écartebrusquementlatableetjemeprécipiteversluimalgrémesentraves.Thomasbonditenarrière. Je lutte contre mes chaînes. Je tombe à genoux et j’essaie d’attraper une de ses jambes.

N’importe quoi.Tu es répugnant ! Tu es un vrai taré ! J’ai envie de le tuer. Je n’ai jamais désiréquelquechoseàcepoint.

Non,cen’estpasvrai.JepréféreraisqueMetiassoitvivant.Danslecouloir,lesgardesontdûentendrelatableserenverser.Ilsfontirruptiondanslapièceet

ilsmeplaquentausol.Onmegratified’unepairedemenottessupplémentaireetonmedétachedemachaise.Onmerelèvesansménagement.Jelancedescoupsdepiedrageurstandisque,dansmatête,jepasseen revue toutes lesattaquesqu’onm’aenseignées. Jemedébatscommeunevraie furiepouressayerdemelibérer.Thomasestsiprès.Àquelquesdizainesdecentimètresseulement.

Ilmeregarde.Sesmainspendentmollementlelongdesoncorps.—C’étaitlasolutionlaplusmiséricordieuse,dit-il.J’aienviedevomir.Jesaispourtantqu’ilaraison.S’iln’avaitpasététuédanscetteruelle,Metias

auraitsûrementététorturéjusqu’àcequemorts’ensuive.Celam’estégal.Jesuisaveuglée,étoufféepar la rage et la confusion.CommentThomas a-t-il pu faire une telle chose à une personne qu’ilaimait?Commentose-t-ilessayerdesejustifier?Commentpeut-ilagirainsi?

Après l’assassinatdeMetias,quandThomaspassait lanuit seuldans sonappartement, lui est-ilarrivédesedépartirdecettefaçade?Luiest-ilarrivédequittersapeaudemilitairepourlaisserlecivilpleurer?

Onme tiredans le couloir.Mesmains tremblent. Jem’efforcede calmerma respiration et lesbattementsdemoncœur,derangerMetiasdansuncoindematête.Unepartiedemoiespéraitquejem’étaistrompéeausujetdeThomas,qu’iln’avaitpastuémonfrère.

Le lendemainmatin, toute traced’émotionadisparuduvisagedeThomas. Ilm’informeque lacourdejusticedeDenveraprisconnaissancedemademanded’audienceavecl’Electoretqu’elleadécidédemetransféreraupénitentiairedel’ÉtatduColorado.

Jesuisenroutepourlacapitale.

DAY

NOUSATTERRISSONSÀLAMAR,COLORADO,PARUNFROIDMATINpluvieux.Ledirigeableestpileàl’heure.Razorquittelenavireencompagniedeseshommes.Kaedeetmoipatientonsdansunescaliersombrequidessertlaportearrièredesonbureau.Nousattendonsquelesbruitsextérieurssesoientapaisésetquelaplusgrandepartiedesmembresd’équipagesoientdescendusàterre.Cettefois-ci,iln’yaplusdegardespourscannerlesempreintesdigitalesetvérifierlescartesd’identité.Nousemboîtonsdonclepasauxderniersmilitairesquisedirigentverslarampededébarquement.NousnousfondonsdanslamassedessoldatsquisontvenuscombattrepourlaRépublique.

Noussortonsetpénétronsdansununiversgrisâtrebalayépardesrideauxdepluieglacée.Lecielest couvert de nuages noirs et bouillonnants. Des zones de transit forment une sinistre rangée depyramidesnoiresquis’étendle longde larue lézardée.Leursparois lissesetbrillantesruissellent.L’airesthumideetsentlerenfermé.DesJeeprempliesdesoldatspassentdevantnousenprojetantdesgraviersetdesgerbesdebouesurlestrottoirs.Ici,lesmilitairesarborentunelargebandenoireentravers des yeux, d’une oreille à l’autre. Il s’agit sans doute d’unemode en vogue sur la ligne defront. Le reste de la ville se dresse devant nous : des gratte-ciel gris qui servent probablement debaraquementspourlestroupes.Certainssontneufs,avecdesfaçadesluisantescouvertesdepanneauxde verre teinté. D’autres, plus anciens, sont criblés de trous etmenacent de s’effondrer. On diraitqu’ilsontsuiviunrégimedraconienàbasedegrenades.Certainsnesontplusquedesamasderuinesetdecendres.D’autresn’ontplusqu’unefaçadequisedresseverslecielcommeunmonumentbrisé.Iln’yapasdebâtimentsenterrasse,pasdeniveauxcouvertsd’herbedestinésàl’élevage.

Nousremontonslarued’unpaspresséenrelevantlecolrigidedenosvestesdanslevainespoirdenousprotégerdesgouttes.

—Cetendroitaétébombardé,hein?murmuré-jeàKaede.Mesdentss’entrechoquentàchaquemottellementj’aifroid.Lajeunefilleouvrelabouchepourmimerlasurprise.—Ouah!Ont’adéjàditquetuétaisunvraigénie?— Quelque chose m’échappe, poursuis-je en examinant les ruines branlantes qui constellent

l’horizon. Qu’est-ce que c’est que ce panorama apocalyptique ? Je croyais que les combats sedéroulaientbeaucoupplusloin.

Kaedesepencheversmoipournepasêtreentendueparlessoldatsquipassentautourdenous.—LesColoniesprogressentdanscesecteurdepuisquej’ai…quoi?Dix-septans?Bref!depuis

des années. Elles ont probablement repoussé de plus de cent cinquante kilomètres ce que laRépubliqueappelle«lafrontière»duColorado.

Aprèstoutescesannéesd’assujettissementàlapropagandeininterrompuedelaRépublique,j’aileplusgrandmalàacceptercetteexplication.

—Quoi?TuveuxdirequelesColoniessontentraindegagnerlaguerre?demandé-jedansunsouffle.

—Çafaitunmomentqu’ellesenchaînentlesvictoires.Jetel’aidéjàdit.Dansquelquesannées,monpetit,ellesserontdanstonjardin.

Elle parle avec une pointe de dégoût dans la voix. On dirait qu’elle éprouve du ressentimentenverslesColonies.

—Tuprendsçacommetuveux,ajoute-t-elle.Moi,jesuisicipourl’argent.Je reste silencieux. Les Colonies vont devenir les nouveaux États-Unis. Est-il possible que la

guerre touche à sa fin après toutes ces années de conflit ? J’essaie d’imaginer un monde sansRépublique, sans Elector, sans Examen, sans épidémies. Les Colonies victorieuses. Merde ! c’estpresquetropbeaupourycroire.Etl’assassinatdel’Electorpourraitbienaccélérerlesévénements.J’ai très envie de poser de nouvelles questions, mais Kaede me fait signe de me taire et nouspoursuivonsnotrerouteensilence.

Noustraversonsplusieurspâtésdemaisons,puisnoustournonsetremontonsunedoublevoiedechemindefersurcequimeparaîtêtredeskilomètres.Nousnousarrêtonsenfinàl’intersectiond’unerue.Noussommesloindesbaraquementsmilitaires,dansunendroitplongédansl’ombredesgratte-cielenruinequisedressentautourdenous.Raressontlessoldatsquisepromènentdanscettepartiedelaville.

—Ilyauncessez-le-feupourlemoment,murmureKaedeenregardantlavoieferréelesyeuxplissés.Çaduredepuisquelquesjours,maisçanevapastarderàrepartir.Tuasdelachanced’êtredenotrecôté.LessoldatsdelaRépubliquen’aurontpasl’occasiondeseplanquersousterrequandlesbombesrecommencerontàtomber.

—Sousterre?Qu’est-cequetuveuxdire?Kaede ne réagit pas àma question. Elle observe unmilitaire qui se dirige droit vers nous en

longeant les rails. Je cligne des yeux pour chasser les gouttes de pluie qui m’empêchent del’examiner. Il porte lemême uniforme que nous : une veste de cadet détrempée avec un rabat endiagonalequicouvreunepartiedesboutonsetungalonargentésurchaqueépaule.Lapluiebattantefaitbrillersapeausombreetplaquesescourtesmèchesboucléessursoncrâne.Desnuagesdevapeurblancs sortentde saboucheau rythmede sa respiration. Il approcheet jem’aperçoisque sesyeuxsontd’ungrispâleétonnant.

Ilpassedevantnoussansnousprêterattention,maisiladresseunsignepresqueimperceptibleàKaede:deuxdoigtsdesamaindroitesetendentpourdessinerunV.

Nouspoursuivonsnotrecheminlelongdelavoieferréeetpénétronsdansunautrequartier.Lesbâtimentsysontplusserrésetlesruesplusétroites–deuxpersonnesarriventtoutjusteàs’ycroiser.Ildevaits’agird’unezoned’habitationpourlescivils.Laplupartdesfenêtressontbrisées,d’autressontcouvertesavecdesboutsdetissudéchirés.Àl’intérieurd’unbâtiment,lalueurvacillanted’unebougiedessinelesombresdedeuxpersonnes.Danscetteville,lescivilsdoiventfairecequefaisaitmonpère : la cuisineet autres tâchesménagèrespour le comptedesmilitaires. Il a sûrementvécudansdestaudissemblablesquandilallaitaccomplirsapériodedeservicesurlefront.

Kaedem’arracheàmespenséesenmetirantsoudaindansuneruellesombre.—Dépêche-toi!souffle-t-elle.—Oh!tusaisàquituparles?Elle ne relèvepasma remarque sarcastique.Elle s’agenouille contre unmur, près d’unegrille

rectangulairequicouvrelesol.Desonbrasvalide,elletireunpetitobjetnoirdesapocheetellelefaitglisserlelongdutreillagemétallique.Unesecondes’écoule,puislagrillepivotesurdeuxgondsets’ouvreensilencepourdévoileruntrousombre.Jeremarquequ’onluiadonnéunairsaleetusépourcamouflersonrôledepassagesecret.Kaedesepencheetsautedanslesténèbres.Jelasuis.Mesbottesatterrissentdansuneeaupeuprofondeetj’entendslagrillesefermerau-dessusdematête.

Kaedemeprendparlamainetm’entraînedansuntunnel.Jesensuneodeurderenferméavecdes

relentsdevieillespierres,depluieetderouille.Desgouttesglacéestombentduplafondets’écrasentsurmescheveuxhumides.Nousavançonsdequelquesmètresavantdeprendreunvirageserréversladroite.L’obscuriténousavale.

—Avant, il y avait des kilomètres de tunnels comme celui-ci dans presque toutes les villes dufront,murmureKaededanslenoiretlesilence.

—Ahbon?Ilsservaientàquoi?—OnracontequelesAméricainsdelacôteEstlesemployaientpourseréfugieràl’Ouestetfuir

lesinondations.Avantmêmequelaguerreéclate.Çasignifiequecesgaleriespassentsouslalignedefrontquisépare laRépubliquedesColonies. (Ellefaitglissersamaindans levide,ungesteque jeremarqueàpeinedansl’obscurité.)Aprèsledéclenchementdelaguerre,lesdeuxcôtésontessayédes’enserviràdesfinsmilitaires,puislaRépubliqueadécidédefairesauterlespointsd’accèssoussoncontrôle.LesColoniesontfaitdemême.LesPatriotessontparvenusàdégagerouàreconstruirecinqtunnelsdansleplusgrandsecret.NousemprunteronsceluideLamar.(Elles’interromptetmontreleplafondd’oùtombeunepluiedegouttelettes.)EtceluidePierra,unevillevoisine.

J’essaie d’imaginer une époque où il n’y avait ni République, ni Colonies, mais un pays quioccupaitlecentredel’AmériqueduNord.

—Etpersonnenesaitqu’ilsontétéremisenétat?Kaedelâcheunricanementméprisant.—Tu crois que nous passerions par là si laRépublique était au courant ?Même lesColonies

ignorenttoutdeleurexistence.Ilssonttrèsutilespourmenernosmissionsàbien.—Est-cequelesColoniessoutiennentl’actiondesPatriotes?Kaedeesquisse–enfin–unpetitsourire.—Quid’autrenousdonneraitassezd’argentpourentretenircestunnels?Jen’aijamaisrencontré

aucundenosbienfaiteurs.C’estRazorquigèretoutcequitoucheausoutienfinancier.Maisl’argentcontinueàarriveretjesupposedoncquenotretravaillessatisfait.

Nous marchons en silence pendant un moment. Mes yeux se sont habitués à l’obscurité et jedistinguedesplaquesderouillesurlesparoisdutunnel.Lesgouttesd’eautracentdesmotifssurlesmursenmétal.Jereprendslaparoleauboutdequelquesminutes.

—TuescontentequelesColoniessoiententraindegagnerlaguerre?demandé-jeenespérantqueKaedeatoujoursenviedeparlerdesapatrie.Aprèstout,ilst’ontquasimentfoutueàlaportedupays.Qu’est-cequis’estpassé,d’ailleurs?

La jeune fille éclate d’un rire amer. Le tunnel résonne du bruit de nos bottes s’enfonçant dansl’eau.

—Ouais.Jesupposequejesuiscontente.Qu’est-cequejepourraisespérerd’autre?ResterleculparterreenattendantlavictoiredelaRépublique?Tucroisqueceseraitmieux?MaistuaspassétoutetaviedanslaRépublique.QuisaitcequetupenserasdesColonies?Tucroispeut-êtrequec’estunparadis?

— Pourquoi ne le croirais-je pas ? répliqué-je. Mon père m’a raconté des histoires sur lesColonies.Ildisaitquelesvillesétaiententièrementéclairéesàl’électricité.

—Tonpèretravaillaitpourlarésistanceouuntruccommeça?—Jenesaispastrop.Iln’ajamaisététrèsclairsurcepoint,maisnouspensionstousqu’ilfaisait

deschosesdans ledosde laRépublique. Ila rapportédes…babiolesdu tempsdesÉtats-Unis.Destrucsquine risquaientpasd’éveiller les soupçons. Ilparlaitdenous fairequitter laRépubliqueunjour.

Jemetais,submergéparunsouvenirancien.J’ail’impressionquelependentifsuspenduàmon

coupèsedestonnes.—Jecroisquejenesauraijamaiscequ’ilfaisaitvraiment.Kaedeacquiesce.—J’aigrandisurlacôteestdesColonies,auborddel’AtlantiqueSud.Jenesuispasretournée

là-basdepuisdesannées.Jesuissûrequelameragrignotéquatrebonsmètresderivagedepuismadernièrevisite.Enfin,bref!jesuisentréedansuneacadémiedepiloteetjesuisdevenuelameilleureélève.

SilesColoniesnepratiquentpasl’Examen,commentuneécolesélectionne-t-ellesesétudiants?—Etalors?—J’aituéuntype,lâcheKaede.Elle dit cela le plus naturellement du monde. Dans l’obscurité, elle se rapproche de moi et

examinemonvisagesanslamoindregêne.—Quoi?Nemejouepascenumérodeviergeeffarouchée!C’étaitunaccident. Ilétait jaloux

parcequelesinstructeursm’avaientàlabonne.Unjour,ilaessayédemebalancerd’undirigeable.Pendantlabagarre,j’aiétéblesséeàl’œil.Plustard,jesuisalléelevoirdanssonvestiaireetjel’aimisKO.(Ellelaisseéchapperunbruitdégoûtéetseremetenmarche.)Ilsetrouvequej’aicognésatêteunpeutropfortetqu’ilnes’estjamaisréveillé.Monsponsoraretirésesbillesquandl’incidentaterni ma réputation au sein de la corpo. On neme reprochait même pas de l’avoir tué, mais quiengageraitunpilotedechasseàmoitiéborgne,mêmes’ilaétéopéré?(Elles’arrêteetmemontresonœildroit.)Onaconsidéréque jen’étaisplusbonneà rienetmacoteachuté.L’académiem’afoutueà laportequandmonsponsorm’a laissée tomber.C’estvraimentdégueulasse, tusais?J’airatémadernièreannéedeformationàcausedecemauditconnard.

Jenecomprendspascertainstermesqu’elleaemployés:lacorpo,lessponsors…maisjedécidedenepasposerdequestions.Jesuissûrqu’ellefiniraparm’enapprendredavantagesurlesColonies.Pourlemoment,cesontlesgenspourlesquelsjetravaillequim’intéressent.

—EttuasdoncrejointlesPatriotes?Elle fait un geste désinvolte et tend les bras devant elle.Celame rappelle à quel point elle est

grande.Sesépaulessontàlahauteurdesmiennes.— C’est simple, dit-elle. Razor me paie. Parfois, j’ai même l’occasion de voler. Mais c’est

l’argent quim’intéresse,mon gars. Tant que je continue à palper, je ferai toutmon possible pourreformer les États-Unis. Et, si la République doit s’effondrer pour qu’on atteigne ce but, jem’enbalance complètement. S’il faut que ces putains de Colonies gagnent la guerre, pas de problème.MettreuntermeauconflitetreconstruirelesÉtats-Unis;laisserlesgensvivreunevienormale,voilàcequim’importe.

Jeretiensunsourire.Malgrésonindifférencedefaçade,jesensqu’elleestfièred’appartenirauxPatriotes.

—OndiraitqueTesst’aàlabonne,dis-je.Jesupposedoncquetuesquelqu’undebien.Kaederitdeboncœur.—Jedoisreconnaîtrequec’estunegentillefille.Jesuiscontentedenepasl’avoirtuéependant

notrecombatde skiz.Tuverras, tous lesPatriotes l’adorent.N’oubliepasde lui témoignerunpeud’affection,àtapetiteprotégée.JesaisquetuenpincespourJune,maisTessestdinguedetoi.Aucasoùtunel’auraispasremarqué.

Cetteinformationfaitpâlirmonsourire.—Jesupposequejenel’aijamaisvuesouscetangle,murmuré-je.—Aprèscequ’elleavécu,elleméritebienunpeud’affection,non?

Jetendslamainetj’arrêteKaede.—Ellet’aparlédesonpassé?Kaedemeregarde.—Ellenet’ajamaisriendit?demande-t-elleavecunétonnementnonfeint.—Jen’aijamaisréussiàtirerquoiquecesoitlà-dessus.Elledétournaittoujourslaconversation

etj’aifiniparlaissertomber.Kaedealevisagegrave.—Jesupposequ’ellen’apasenviequetulaplaignes,dit-elleenfin.Elleétaitlaplusjeuned’une

familledecinqenfants.Jecroisqu’elleavaitneufansquandc’estarrivé.Sesparentsneparvenaientpasànourrirtoutlemondealors,unenuit,ilsl’ontmisedehorsetilsluiontinterditderevenir.Ellem’aditqu’elleavaitfrappéàlaportependantdesjours.

Jenesuispasvraimentsurprisparcettehistoire.LaRépubliquen’estpastrèszéléequandils’agitde s’occuper des orphelins qui traînent dans la rue. En général, personne ne fait attention à eux.L’amourdemesprochesétaitmonseulsoutienaucoursdemespremièresannéesdevagabondage.IlsembleraitqueTessn’aitpaseuautantdechancequemoi.Pasétonnantqu’ellenem’aitplus lâchéquandnousnoussommesrencontrés.Jedevaisêtrelaseulepersonneaumondeàluitémoignerunpeudetendresse.

—J’ignoraistoutça,dis-jeàvoixbasse.—Ehbien,maintenant, tu le sais, répliqueKaede.Ne l’abandonnepas.Vous formezunebonne

équipe,situveuxmonavis.(Ellericanedoucement.)Vousêtestouslesdeuxdesoptimistesinvétérés.J’aijamaisrencontrédeuxarnaqueursaussirayonnantsquevousdanslessecteurspauvres.

Jerestesilencieux.Kaedearaison.Jen’aijamaisréfléchiàlaquestion,maisilnefaitaucundoutequeTessetmoiformonsunebonneéquipe.Ellecomprendd’oùjeviens,duplusprofonddesonâme.Ellesaitmeredonnerlesourirequandjesuisdéprimé.Onjureraitqu’elleaétéélevéeparunefamilleheureuse et aimante, tout le contraire de ce que Kaede vient de me raconter. Ces pensées meréchauffentlecœuretjem’aperçoissoudainquej’aihâtedelarevoir.Jevaisoùelleva,etviceversa.Noussommesinséparables.

EtJune?Àcettepensée,jesensmapoitrinesecomprimer.Jesuispresquegênéparmaréaction.Est-ceque

Juneetmoiformonsunebonneéquipe?«Non»estlepremiermotquimevientàl’esprit.Etpourtant.Le silence s’installe entreKaede etmoi. Je jette parfois un coup d’œil par-dessusmon épaule,

partagéentrel’envied’apercevoirunelueuretcellederesterdanslenoir.S’iln’yapasdelumière,c’estqueletunnelnesuitpaslesgrillesd’aérationdestrottoirs,quenoussommesinvisiblesauxyeuxdesgensquimarchentdanslesrues.J’ail’impressionquelesolestenpente.Nousnousenfonçonssouslaville.Jemeforceàrespireravecrégularitétandisquelesparoisserefermentsurmoi.Saletédetunnel!Qu’est-cequejenedonneraispaspourretourneràlasurface.

Levoyagedureuneéternité.PuisjesensKaedes’arrêter.L’échodenosbottess’enfonçantdansl’eauchangede tonalité.Jecroisquenousnous trouvonsdevantunestructuresolide,unmurpeut-être.

— C’était un bunker où les fugitifs pouvaient prendre un peu de repos, marmonne Kaede.Derrière,letunnelrepartendirectiondesColonies.

Elleessaied’ouvrirlaporteenactionnantunpetitleviersurlecôté.Envain.Ellesetournealorsetfrappedoucementencomposantuncoded’unedizainedecoups.

—Fusée!lance-t-elle.

Nousattendonsenfrissonnant.Riennesepasse.Puisunpetit rectanglesombreapparaîtdans lemur.Deuxyeux jaune-brunse

dessinentetclignentàl’intérieur.—Salut,Kaede,ditunejeunefille.Ledirigeableétaitpileàl’heure,hein?(Lesyeuxseplissent

enremarquantmaprésence.)C’estqui,toncopain?—Day,répondKaede.Maintenant,arrêtetoncinémaetlaisse-moientrer.Jesuisgelée.—D’accord,d’accord.Jevérifiais,c’esttout.Lesyeuxm’observentdelatêteauxpieds.Jeseraisétonnéqueleurpropriétairevoiegrand-chose

dans l’obscurité. Le petit rectangle se ferme. J’entends quelques bips, puis une nouvelle voix.Unepartiedelaparoicoulisseetunpassageétroitapparaît.Uneportesetrouveàl’autreextrémité.AvantqueKaedeetmoiayonsletempsdefaireungeste,troispersonnessortentenpointantdesarmessurnostêtes.

—Entrez,aboiel’uned’elles.C’est la fille dont j’ai aperçu les yeux quelques instants plus tôt. Nous obéissons et lemur se

refermederrièrenous.—Lemotdepassedelasemaine?demandelajeunefilleenmâchantunchewing-gumlabouche

ouverte.—AlexanderHamilton,répondKaedeavecimpatience.Lestroisarmessepointentversmoi.—Day,hein?ditlajeunefille.(Ellefaitunebullequiéclate.)T’enessûre?Ilme fautunmomentpourcomprendreque laquestions’adresseàKaedeetnonàmoi.Kaede

laisseéchapperunsoupirexaspéréetdonneuneclaquesurlebrasdelajeunefille.—Ouais!j’ensuissûre,alorsferme-launpeumaintenant.Les canons se baissent. Mes poumons se vident. Je n’avais pas remarqué que je retenais ma

respiration depuis plusieurs secondes. La jeune fille nous fait signe d’avancer vers la porte. Enarrivant devant, elle appuie sur un petit levier identique à celui qu’a actionné Kaede quelquessecondesplustôt.Quelquesbipsrésonnent.

—Entrez!ditlajeunefille.(Ellehochelementondansmadirection.)Toi,ungestebrusqueettuserasmortavantdet’enapercevoir.

La porte coulisse. Une vague d’air chaud nous enveloppe alors que nous pénétrons dans unegrandepièceoùdenombreusespersonnessontrassembléesautourdetablesetdemoniteursfixésauxmurs.Des ampoules électriques sont accrochées au plafond.Une odeur légère,mais insistante, demoisissureetderouilleflottedansl’air.Ilyaentrevingtettrentepersonnesdanslasalle,maisonpeutencoreycirculersansdifficulté.

Unimmenseinsigneestprojetésurlemurdufond.Jereconnaissur-le-champlareprésentationsimplifiéedusymboledesPatriotes:unegrandeétoileargentéeavectroisVdelamêmecouleurendessous. C’est une bonne idée de se contenter d’une projection : en cas de problème, les rebellespeuvents’enfuirsanss’encombrerd’undrapeau.Certainsmoniteursaffichentleshorairesdedépartetd’arrivéedesdirigeables,commeceuxquej’aivusàbordduDynasty.Surd’autres,ondistinguedesimagesdecamérasdesécurité:deschambresd’officiers,delargesplansdesruesdeLamar…Ilyaaussidesvidéosaériennesmontrantdesdirigeablesau-dessusdelalignedefront.Unmoniteurdiffuseenboucleunpetitclipdepropaganderebelleafind’entretenirlemoral.CelamerappelleunpeutroplebourragedecrânedelaRépublique.Jelis:«ReformonslesÉtats-Unis»,puis«TerredeLiberté»et«Noussommestousaméricains».J’aperçoisaussidesreprésentationsducontinentnord-américainconstelléesdepointsmulticoloresainsiquedeuxmappemondes.

Cespectaclemelaissebouchebée.C’estlapremièrefoisdemaviequejecontempleunecartedumonde.Jenesavaismêmepasqu’ilenexistaitsurleterritoiredelaRépublique.Jevoislesocéansquibordentl’AmériqueduNord,lagrandeîlemarquéeAmériqueduSud,depetitestachesbaptiséesîlesBritanniques,laformidablemassedel’Afrique,del’AntarctiqueetdupaysappeléChine–avecdenombreuxpointsrougesdisposésaulargedesescôtes.

VoicidonclemonderéeletnonpaslemondetelquelaRépubliquelemontreauxcivils.Dans la salle, tous les regards se tournentversmoi. Jemedétournede lacarteet j’attendsque

Kaedeprennelaparole.Ellehausselesépaulesetm’assèneuneclaquedansledos.Samainfrappemavestetrempéeavecunbruithumide.

—VoiciDay!Tout le monde reste silencieux mais, à la mention de mon nom, les regards se sont éclairés.

Soudain,quelqu’unpousseunsifflementmoqueur.La tensionsebriseetun tonnerrede riresetdericanementsremplitlasalle.Puistoutlemonde,oupresque,retourneàsesoccupations.

Kaedemeguideàtraverslelabyrinthedetables.Deuxrebellessontpenchéssurdesdiagrammes,un groupe déballe des cartons, quelques personnes se détendent en regardant des rediffusions defeuilletonsdelaRépublique.DeuxPatriotesinstallésdevantunmoniteurselancentdesdéfisenjouantà un jeu vidéo. Ils agitent les mains pour faire avancer une créature bleue hérissée d’épines. Lesgraphismesontdûêtrecustomisés,cartouslesobjetssontbleusoublancs.

Ungarçonricaneàmonpassage.Ilaunemassedecheveuxteintsenblondethérissésenunesortede crêtemohawk, une peau cuivrée et foncée. Sa posture voûtée lui fait une petite bosse entre seslargesépaules.Ondiraitqu’ilsetientprêtàbondir.Illuimanqueunmorceaud’oreille.Jem’aperçoisquec’estluiquiapoussélesifflementmoqueurunpeuplustôt.

—Alorsc’esttoiquiaslaissétomberTess,hein?Savoixestchargéed’unearrogancequim’agaceauplushautpoint.Ilmetoiseavecmépris.—Jemedemandepourquoiunefillecommeelletraînaitavecunarnaqueurcommetoi.Ilasuffi

dequelquesnuitsdansuneprisondelaRépubliquepourquetutedégonflescommeunminable?Jefaisunpasversluietjesourisdetoutesmesdents.—Sauflerespectquejetedois,jen’aipasvubeaucoupd’avisderechercheavectajoliepetite

gueuledessus.—Laferme!(Kaedeseglisseentrenousetposeundoigtsurlapoitrinedugarçon.)Baxter,tune

devraispasteprépareràl’opérationdedemainsoir?Baxtergrogneets’éloigne.— Je ne comprends toujours pas pourquoi on fait confiance à un laquais de la République,

marmonne-t-il.Kaedemetapesurl’épauleavantdeseremettreenmarche.—Nefaispasattentionàcefoireux,medit-elle.Baxtern’estpasungrandfandetapetitecopine,

June.Ilnevapasterendrelaviefacile.Essaiedel’amadouerunpeu,OK?Iltefaudrabosseraveclui.C’estuncourrier.

—Ahbon?Jesuisétonné.Ilestrarequelescourrierssoientaussimusclés,carc’estuntravailquidemande

avanttoutdelarapidité.Enrevanche,saforceluipermetsansdoutedes’introduiredansdesendroitsquimeseraientimpénétrables.

—Ouais.Tonarrivéel’areléguéaubasdel’échelle,ditKaedeavecunsouriresuffisant.Ettuesresponsable de l’échec d’unemission à laquelle il participait. Tu ne t’en es sans doute pas renducompte.

—Oh!Etenquoiconsistaitcettemission?—Fairesauterlavoituredel’examinateurXian,àLosAngeles.Ouah!Voilàbienlongtempsquejen’aipascroisélaroutedel’examinateurXian.J’ignoraisque

lesPatriotesavaientprévudel’assassinerlorsdenotredernièrerencontre.—Unevraietragédie,dis-jeenpassantenrevuelesvisagesdespersonnesprésentes.CeBaxteraparlédeTess.Serait-ellelà?—SitucherchesTess,tutefatiguespourrien,meditKaede.Elleestarrivéeavantnous.Elleest

aveclesautresmédicos.(Ellefaitungesteendirectiond’unmuroùs’alignentplusieursportes.)Elledoits’occuperd’unblesséà l’infirmerie.Elleapprendvite,cettegamine.(KaedeseglisseentrelestablesetlesPatriotes,puiselles’arrêtedevantunegrandemappemonde.)Jepariequetun’asjamaisvuuntruccommeça!

—Eneffet.J’observe les masses de terres émergées. Je suis sonné à l’idée qu’il existe autant de pays en

dehorsdelaRépublique.Àl’écoleprimaire,onm’avaitapprisquelesautresÉtatsn’étaientquedesnations rongées par le chaos qui survivaient à grand-peine. Sont-elles vraiment toutes au bord del’effondrement?Est-ilpossiblequecertainess’ensortentplutôtbien,voirequ’ellesprospèrent?

—Pourquoiavez-vousbesoindemappemondes?demandé-je.—LesPatriotesontdonnénaissanceàdesmouvementsidentiquesdanslemondeentier,répondit

Kaedeencroisantlesbras.Partoutoùilyadesgensexaspérésparleurgouvernement.Çaremontelemoraldevoirquenousnesommespasseuls.

Ellefroncelessourcilsenremarquantquejecontinueàexaminerlacarteavecattention.Elleposelamainaucentredel’AmériqueduNord.

—VoicilaRépubliquequenousadoronstant.EtvoicilesColonies.Sa main glisse vers une région plus petite aux bords déchiquetés qui s’étend à l’est de la

République.J’observelescerclesrougesquisignalentlesvilles.NewYorkCity,Pittsburgh,StLouis,Nashville.Sont-ellesaussirayonnantesquel’affirmaitmonpère?

Kaedecontinuetandisquesamainpassedunordausud.—LeCanadaetleMexiquemaintiennentunezonedémilitariséeentreleursterritoiresetceuxde

laRépubliqueetdesColonies.LegouvernementmexicaindoitfairefaceàsespropresPatriotes.Ici,c’estcequ’ilrestedel’AmériqueduSud.Avant,c’étaitunénormecontinent,tusais?Maintenant,iln’y a plus que le Brésil, (sa main glisse sur une grande île triangulaire très loin au sud de laRépublique),leChilietl’Argentine.

Avecunecertainegaieté,ellememontrelescontinentsetm’expliquecommentilsétaientavant.Les fragmentsde terreappelésNorvège,France,Espagne,Allemagneet îlesBritanniques faisaientpartie d’un gigantesque ensemble nommé Europe. Elle m’explique que la plupart des gens quivivaient là ont dû fuir vers l’Afrique. LaMongolie et la Russie ont survécu en tant que nations,contrairementàcequ’affirment lesenseignantsde laRépublique.L’Australieétaitune îlegéanteetcompacte.PuisKaedeabordelecasdessuperpuissances.EnChine,deformidablesmétropolessontbâtiessurl’eauetlecielyestperpétuellementnoir.

—HaiCheng,ditKaede.Lescitésmarines.J’apprendsquel’Afriquen’apastoujoursété lecontinentà lapointedela technologiequ’ilest

aujourd’hui.Les universités et les gratte-ciel se sont construits peu à peu tandis qu’arrivait un flotinternationalderéfugiés.Croyez-leounon,mais il futun tempsoù l’Antarctiquen’étaitpashabitéparcequ’ilétaitcouvertdeglace.Aujourd’hui,commelaChineetl’Afrique,c’estdevenuuncentremondialdetechnologieetilattireungrandnombredetouristes.

—Encomparaison,laRépubliqueetlesColoniessontdespaysarriérés,lâcheKaede.J’aimeraisbienvisiterl’Antarctiqueunjour.Ilparaîtquec’estmagnifique.(EllemeracontequelesÉtats-Unisfaisaientpartiedessuperpuissances.)Etpuislaguerreaéclatéettouslesgrandscerveauxsontpartisseréfugierdansdesrégionsplusélevées.C’estl’Antarctiquequiaprovoquélesinondations,tusais?Lasituationn’étaitdéjàpasbrillante,puis lesoleils’estdétraquéet ilafait fondrelesglaces.Çaaentraînéunemontéedeseauxcommetoietmoisommesincapablesde l’imaginer.Desmillionsdegensontsuccombéauxchangementsdetempérature.Çaadûêtreunsacréspectacle,tunecroispas?Lesoleilafiniparsecalmer,maisleclimatn’estpasrevenuàsonétatantérieur.L’eaudemers’étaitmélangéeàl’eaudouceetrienn’étaitpluscommeavant.

—LaRépubliqueneparlejamaisdetoutça.Kaedelèvelesyeuxauplafond.—Bentiens!C’estlaRépublique.Pourquoileferait-elle?Ellememontreunpetitmoniteurdansuncoindelasalle.Ildiffuselesdernièresnouvelles.—TuveuxvoiràquoiressemblelaRépubliqued’unpointdevueextérieur?Faiscommechez

toi.J’observeleslignesd’informationsquidéfilent.Lescommentairessontdansunelanguequejene

comprendspas.—De l’antarcticien,expliqueKaedequandellecroisemonregard interrogateur.Noussommes

branchéssurunedeleurschaînes.Lislessous-titres.L’écranmontre une vue aérienne d’un continent avec, aumilieu, la légende : «RÉPUBLIQUE

D’AMÉRIQUE ». Une voix de femme accompagne l’image. Une ligne de texte défile au bas dumoniteuraurythmedesescommentaires.

« … afin de trouver de nouvelles solutions pour établir un dialogue avec cet État-voyousurmilitarisé,surtoutmaintenantquelatransitiondepouvoiraeulieuetqu’unnouvelElectorestenplace. Le président africain Ntombi Okonjo a proposé de suspendre l’aide des Nations unies enattendantlapreuvequ’untraitédepaixentrecettenationisolationnisteetsonvoisinoriental…»

«État-voyou.»«Surmilitarisé.»«Isolationniste.»Cesmotsm’hypnotisent.La République m’a toujours été présentée comme l’incarnation du pouvoir, une machine de

guerreinvincibleetimpitoyable.Kaedesouritenvoyantmaréaction,puisellem’entraîneàl’écartdumoniteur.

— La République n’est pas aussi puissante que tu le croyais, hein ? Ce n’est qu’un petit Étatminableetparanoïaquequiquémandel’aideinternationale.Jevaistedireuntruc,Day.Ilsuffitd’uneseulegénérationpourbourrerlecrânedelapopulationetluifairecroireenunmondequin’existepas.

Nousnousdirigeonsversunetablesurlaquelledeuxordinateursultraplatssontposés.Lejeunehommepenchésurl’und’euxestceluiquiaadresséunVdiscretàKaedequandnoussuivionslavoiedechemindefer.Letypeà lapeausombreetauxyeuxclairs.Kaedelui tapote l’épaule,mais ilneréagitpastoutdesuite.Ilentreplusieurslignesavantdesetourneretdes’asseoirauborddelatable.Jenepeuxm’empêcherd’admirerlagrâcedesesmouvements.C’estuncourrier,sansaucundoute.IlcroiselesbrasetattendqueKaedefasselesprésentations.

— Day, voici Pascao. Pascao est le chef indiscuté des courriers. Il était impatient de faire taconnaissance–etc’estuneuphémisme.

Pascaometendlamain.Sesyeuxpâlesetintensessefixentsurlesmiens.Ilm’adresseunsourireéclatant.

—Ravi,dit-ildansunsoufflecourtetenthousiaste.(Sesjouess’empourprentquandjeluirendssonsourire.)Jemecontenteraidedirequ’onabeaucoupentenduparlerdetoi.Jesuistonplusgrandfan.Tonplusgrandfan.

Jenemesouvienspasquequelqu’unaitdéjàcherchéàmeséduireavecunetellefranchise,sauf,peut-être,ungarçondusecteurdeBlueridge.

—Jesuisheureuxderencontrerunautrecourrier,dis-jeenluiserrantlamain.Jesuiscertainquetupeuxm’apprendrepleindechoses.

Ilmeregardeavecunsouriremalicieuxquandilremarquemagêne.—Jesuissûrquetuvasappréciercequivasuivre.Jepeuxt’assurerquetuneregretteraspasde

nousavoirrejoints.Nousallonsouvrirlesportesd’unenouvelleèrepourl’Amérique.LaRépubliquenevapascomprendrecequiluiarrive.

Il ne tientpas enplace. Il écarte lesbras avec énergie, puis fait semblantdedéfairedesnœudsinvisibles.

—NoshackersontpassélesdernièressemainesàrefairepasmaldebranchementsdanslatourduCapitoledeDenver.Maintenant,ilnousresteplusqu’àfaireunepetitemanipsurleshaut-parleursdubâtimentet«bam»!nousseronsenmesuredediffuserdesmessagesdanstoutlepays.(Ilbatdesmainsetclaquedesdoigts.)Toutlemondet’entendra.C’estpasrévolutionnaire,ça?

On dirait que le plan est une version élaborée de ce que j’ai fait auDix Secondes lors demapremière rencontre avec June, quand j’essayais d’obtenir desmédicaments pourEden.Mais jemesuiscontentédepiraterlesbranchementsdeshaut-parleursdelarue.Fairedemêmeavecceuxd’unbâtimentofficielpourdiffuseràtraverstoutlepays,c’estuneautrepairedemanches.

—Çaal’airfun,dis-je.Etqu’est-cequenousdiffuseronsquandceserafait?Pascaoclignedesyeux,surpris.—L’assassinatdel’Elector,biensûr.Il tourne la tête versKaede, qui acquiesce. Il plonge lamain dans sa poche et en tire un petit

rectanglequ’ildéplie.—Ilvafalloirenregistrerlascène.Danslesmoindresdétails.Quandonlesortiradesavoitureet

qu’onletrufferadeplomb.NoshackersserontprêtsàserendreàlatourduCapitole.IlsontpiratélesJumboTron pour qu’ils diffusent l’assassinat.Nous annoncerons notre victoire dans tout le pays àtraversleréseaudehaut-parleurs.Jesuiscurieuxdevoircequ’ilsvontfaireaprèsça.

La violence du planme fait frissonner. Jeme souviens comment laRépublique a enregistré etdiffusél’exécutiondeJohn–monexécution–danstoutlepays.

Pascaosepencheversmoietposelamaincontremonoreille.— Et tu ne sais pas encore le meilleur, souffle-t-il. (Il s’écarte de moi pour m’adresser un

nouveausourireéclatant.)Tuveuxquejeteledise?Jemeraidis.—Jet’écoute.Pascaocroiselesbrasd’unairsatisfait.—Razorpensequec’esttoiquidevraisabattrel’Elector.

JUNE

Denver,Colorado.19.37-4°C.

J’ARRIVEÀLACAPITALEPARLETRAIN,GARE42B,AUBEAUMILIEUd’unetempêtedeneige.Unefouleestrassembléesurlequaipourmevoir.Jeluijetteuncoupd’œilàtraversunefenêtrecouvertedegivrealors que lewagon s’immobilise.Malgré le froid glacial, des civils sont rassemblés derrière desbarrièresdefortune.Ilssepoussentetsebousculentcommes’ilsattendaientl’arrivéedeLincolnoud’une autre vedette de la chanson. Pas moins de deux patrouilles ont été réquisitionnées pour lescontenir.Lescrisétouffésdessoldatsparviennentjusqu’àmoi.

— Reculez ! Tout le monde doit rester derrière les barrières.Derrière les barrières ! Toutepersonneenpossessiond’unappareilphotoseraarrêtéesur-le-champ.

C’estcurieux.Laplupartdecesgensontl’airpauvres.L’aidequej’aiapportéeàDayadûfaireexplosermacotedepopularitédanslessecteursdéfavorisés.Jecaressel’entrelacsdefilsmétalliquestressésautourdemondoigt.C’estdéjàdevenuunehabitude.

Thomas s’arrête dans le couloir et se penchepour s’adresser auxdeux soldats demonescorteassisàcôtédemoi.

—Conduisez-laàlaporte.Vite!Sesyeuxcroisentlesmienspendantunefractiondesecondeavantdeseposersurmesvêtements.

Jeporteunevestedeprisonnier jauneetunefinechemiseblanche.Thomassecomportecommesinotreconversationdelaveille,danslasalled’interrogatoire,n’avaitjamaiseulieu.Jegardelesyeuxrivéssurmescuisses.Lesimplefaitdevoirsonvisagemedonnelanausée.

—Ellevaavoirfroiddehors,ajoute-t-il.Débrouillez-vouspourluitrouverunmanteau.Lessoldatspointentleursfusilsversmoi–modèleXM-2500,cadencedetirdeseptcentsballes

par minute, projectiles guidés capables de perforer deux couches de ciment. Ils me lèvent sansménagement.Aucoursduvoyage,jelesaiobservésavecunetelleintensitéqu’ilsontlesnerfsàvif.

Mesmenottess’entrechoquent.Lesfusilsdecetypenepardonnentpas.Mêmesileprojectilenetouchepasunezonevitale,uneblessureautorseentraîneàcoupsûrunehémorragiefatale.Lesdeuxgardesdoiventpenserquej’ail’intentiondem’emparerd’unedeleursarmesenprofitantdupremiermomentd’inattention.C’estridicule.Avecmesmenottes,jeseraisincapabledeviser.

Onm’entraînedanslecouloirpourgagnerl’extrémitéduwagon.Quatreautressoldatsattendentprèsdelaporteouvertedonnantsurlequai.Unerafaledeventglacénousenveloppeetj’inspireuncoupsecenserrantlesdents.Cen’estpaslapremièrefoisquejeviensdanslazonedefront.Jem’ysuis rendue au cours de la seule mission que j’ai accomplie avec Metias, mais c’était au Texasoccidental,enété.Jen’aijamaisvisitéunevilleenfouiesousunetellecouchedeneige.Thomasprendla têtedenotrepetit groupe. Il fait signeàunhommedemecouvrir les épaules avecunmanteau.J’acceptelevêtementsansprotester.

Lafoule–unepetitecentainedepersonnes–setaitdèsquej’apparaisdansmavestejaunevif.Je

descendslemarchepiedetleursyeuxmebrûlentcommeunelampeàchaleur.Laplupartdecesgenssontmaigres etpâles. Ils tremblentdans leursvêtementsusésquinepeuventpas lesprotégerd’unfroidpareil.Leurschaussuressontcribléesdetrous.Jenecomprendspas.Malgrélaneigeetlevent,ilssontvenuspourmevoirdescendred’untrain.Quisaitdepuiscombiendetempsilsattendentlà?J’aisoudainhonted’avoiracceptélemanteau.

Nousarrivonsauboutduquai,àquelquesmètresduhalldegare,quandj’entendsuncivilcrier.Jemetourneversluiavantquelessoldatsaientletempsdem’enempêcher.

—Est-cequeDayestvivant?lanceungarçon.Ildoitavoirunevingtained’années,maisilestsimaigreetsipetitqu’onneluidonneraitpasplus

dequatorzeouquinzeans.Seulssestraitstrahissentsonâge.Je lève la tête et souris. Un soldat lui assène un coup de crosse au visage et mes gardes me

saisissent aux bras pour m’obliger à me retourner. Un rugissement monte de la foule. Des crisrésonnent.Jeréussisàencomprendrequelques-uns.

«Dayestvivant!Dayestvivant!»—Avancez!aboieThomas.Nousentronsdanslehalletleventfroiddisparaîtdèsquelaporteseferme.Je n’ai rien dit. Jeme suis contentée de sourire,mais cela a suffi.Oui,Day est vivant. Je suis

certainequelesPatriotesapprécierontmeseffortspourpropagerlarumeur.Noussortonsde lagareetnousmontonsàbordde troisJeep.Tandisquenousnouséloignons

pournousdirigerversuntronçond’autorouteaérienne,jelaisseéchapperunhoquetdesurpriseencontemplantlavillequidéfileparlafenêtre.IlfautunebonneraisonpourveniràDenver.Seulsleshabitantspeuventycirculersansautorisationspéciale.Maprésenceiciestinhabituelle.Lacitéreposesous une couverture immaculée, mais la neige ne peut cacher la vague silhouette des sombresremparts qui encerclent Denver comme pour la protéger des inondations. L’Armure. À l’écoleprimaire, j’ai ludes livresàcesujet,biensûr,mais jen’avais jamais imaginéun telspectacle.Lesgratte-cielsontsihautsqu’ilsdisparaissentdanslebrouillardchargédeflocons.Lestoitsenterrassesont couverts d’un épaismanteau blanc. Leurs flancs sont étayés par d’immenses arches demétal.Entre les bâtiments, j’aperçois la tour du Capitole. Parfois, des lumières percent la brume et jedistinguedeshélicoptèresquitournentautourdesimmeubles.Quatrechasseurspassentau-dessusdenous.Jenepeuxm’empêcherdelesadmirer.DesX-92Reapers,desappareilsexpérimentauxquinesontpasencoreproduitsensérie.Ilsontdûpasserlesphasesd’essaiavecsuccèssilesingénieurslesautorisentàsurvolerlecentre-ville.LacapitaleestaussimilitariséequeLasVegasetplusintimidantequejenel’auraiscru.

Thomas,assisàlaplacepassager,merappelleàlaréalité.—Nousvous conduisons àColburnHall, annonce-t-il d’une voix sèche.C’est le restaurant du

CapitalPlaza.Lessénateursyorganisentparfoisdesbanquets.L’Electorydînesouvent.Colburn?Ilparaîtquec’estunendroittrèshuppé.Direqu’onavaitd’abordprévudem’envoyer

aupénitentiairedeDenver.Thomasvientsansdoutederecevoirl’information.Jenecroispasqu’ilsoitdéjàvenuàDenvermais,enbonpetitsoldat,ilneprendpaslapeined’admirerlepaysage.JesuisimpatientedevoiràquoiressembleleCapitalPlaza.Est-ceaussigrandquejel’imagine?

—Lerôledemapatrouilles’arrêteralà,continueThomas.Vousserezconfiéeàuneunitéplacéesous le commandementducommandantDeSoto. (UnepatrouilledeRazor.)L’Electorvous recevradanslasalleroyaleduHall.Jevoussuggèredesurveillervotrecomportement.

—Merci du conseil, dis-je en lui adressant un sourire glacé par l’entremise du rétroviseur. Jeprendraisoindeluiaccordermaplusbellerévérence.

J’ironise mais, au fond demoi, je sens l’angoisse monter. Onm’a appris à vénérer l’Electordepuismaplustendreenfanceet,pendantlongtemps,j’aiétéprêteàluisacrifiermaviesansl’ombred’une hésitation. Aujourd’hui encore, après avoir découvert la face cachée de la République, lefanatismequ’onaimplantéenmoiessaiederefairesurface.C’estcommeunevieillecouverturedanslaquelle on a envie de s’emmitoufler.C’est curieux. Je n’ai pas éprouvé cette sensation quand j’aiapprislamortdel’Electorprécédent,niquandj’aiécoutélepremierdiscoursd’Anden.Elleestrestéetapiejusqu’àcetinstant.Dansquelquesheuresseulement,jeseraienfacedunouveauchefdecepays.

Jenesuisplusl’enfantprodigequej’étaislorsdenotrepremièrerencontre.Quepensera-t-ildemoi?

ColburnHall,salleroyale.Lesbruitsrésonnentdanslasalle.Jesuisassise,seule,àl’extrémitéd’uneimmensetable–quatre

mètresde long,cerisiersombre,pieds taillésà lamain,doruresà l’or fin,sansdouteappliquéesàl’aided’unpinceauminuscule.Jesuisappuyéecontreledossierd’unechaiserembourréeenveloursrouge.Surlemurd’enface,trèsloin,descraquementsetdessifflementsmontentd’unecheminéesurlaquelle est accroché un portrait géant du nouvel Elector Primo. Huit lampes dorées éclairent lepourtourdelasalle.Ilyadessoldatsdelacapitalepartout.Cinquante-deuxalignéscontrelesmurs,lesunscontrelesautres,plussixaugarde-à-vousdechaquecôtédemachaise.Dehors,lefroidestglacialmais,ici,ilfaitassezchaudpourporterlarobelégèreetlesbottinesencuirquedesserviteursm’ontfaitenfiler.Ilsontlavé,séchéetbrossémescheveux,quitombentdésormaisjusqu’aumilieudemondosenunecascadelisseetbrillante.Ilsyontglissédescolliersdeminusculesperlesdeculturevalant au moins deux mille unités pièce. J’ai commencé par les admirer en les caressant avecprudence,puisjemesuissouvenuedelafoule,àlagare.Enrevoyantcesmalheureuxenloques,j’aiôtélamaindemescheveuxenéprouvantunevaguededégoûtenversmoi-même.Undomestiqueamaquillé mes paupières avec une poudre translucide pour qu’elles brillent à la lueur du feu decheminée.Jeporteunerobeblanccrèmerehausséedegrissombrequicouvremespiedsdeplusieurscouches de mousseline. Le corset est si serré que j’ai du mal à respirer. Il s’agit sûrement d’unvêtementhorsdeprix.Combienvaut-il?Cinquantemilleunités?Soixantemille?

Un détail fait tache aumilieu de cette débauche de luxe : les lourdes entravesmétalliques quim’enchaînentàlachaiseetquiemprisonnentmeschevillesetmespoignets.

Unedemi-heures’écouleavantqu’unsoldatportantl’uniformerougeetnoirdespatrouillesdelacapitaleentredanslasalle.Iltientlebattantouvertetsemetaugarde-à-vousenlevantlementon.

—NotreglorieuxElectorPrimoestarrivé,annonce-t-il.Veuillezvouslever.Ils’efforcedenepass’adresseràmoidirectement,maisjesuislaseulepersonneassise.Jerecule

machaiseetjemelèvedansunconcertdecliquetis.Cinq minutes passent. Au moment où je commence à me demander combien de temps la

plaisanterievadurer,unjeunehommeentresansbruitethochelatêteendirectiondessoldatsquisetrouventprèsdelaporte.Ilslesaluentaussitôt.Mesentravesm’empêchentdelesimiteroudefaireunerévérenceconvenable.Jerestedoncimmobilefaceàl’Elector.

Anden n’a guère changé depuis notre rencontre au bal. Il est grand, avec un airmajestueux etraffiné.Sescheveuxsombressontpeignésavecsoin.Ilestvêtud’unmanteaudesoiréed’unsuperbegrischarbonavecdesépaulettestopazeetdesinsignesdepilotedoréssurlesmanches.Sesyeuxverts

sontgravesetsesépaulessontlégèrementvoûtées,commes’ilportaitunlourdfardeau.Peut-êtrequelamortdesonpèreaétéunedureépreuve,enfindecompte.

—Asseyez-vous,s’ilvousplaît,dit-ilentendantversmoiunemaingantéedeblanc.Ungantdepilotecondor.Il parle doucement, mais sa voix me parvient sans peine malgré les quatre mètres qui nous

séparent.—J’espèrequevousêtesàvotreaise,mademoiselleIparis.Jem’assiedscommeilmel’ademandé.—Jelesuis,merci.Andens’installesursonsiège,àl’autreboutdelatable,etlessoldatssemettentaurepos.—Onm’ainforméquevoussouhaitiezmerencontrer.Jesupposequevousn’avezriencontrele

fait de porter les vêtements que je vous ai fait envoyer ? (Il s’interrompt pendant une fraction desecondeaucoursde laquelleunsourire faussement timideéclairesonvisage.)J’aipenséquevousn’aviezguèreenviededînerdansununiformedeprisonnier.

Sontoncondescendantm’agaceauplushautpoint.Ilm’ahabillécommeunepoupée!Maispourquiseprend-il?grondeunepartieindignéedemon

cerveau.Jesuisnéanmoinsimpressionnéeparsonautoritéetparlafacilitéaveclaquelleilaendosséson

nouveaurôle. Ilvientd’accéderaupouvoir–etquelpouvoir !–,mais ilportesachargeavecunetelle confiance que mon vieil instinct de loyauté me serre la poitrine. Lors de notre premièrerencontre, il manquait d’assurance, mais ses hésitations ont disparu. Cet homme est né pourgouverner.LenouvelElectors’intéresseàvous,aditRazor.J’inclinelatêtepourobserverAndenàtraversmescils.

—Pourquoimetraitez-vousavecautantd’égards?demandé-je.Ilmesemblaitquej’étaisdevenueuneennemiedelaRépublique.

— J’aurais honte de traiter le plus célèbre prodige de la République comme une prisonnière,répondAnden.(Ilalignesescouvertsetsacoupeàchampagneàlaperfection.)Celavousdérange-t-il?

—Pasdutout.Jejetteunnouveaucoupd’œilàlasalle.Jeregardelemuretlesdécors.Jemémoriselaposition

des lampesetdes soldats. J’identifie leursarmes.Le raffinementélégantdecette rencontreme faitcomprendrequeledîneretlarobenevisentpassimplementàmeséduire.Ilveutquelesgenssachentqu’ilmetraiteavecgénérosité.Ilveutquelesgenssachentqu’ilprendsoindecellequiasauvéDay.Monsentimentinitialdedégoûtvacilletandisquelacuriositém’envahit.Andendoitsavoirqu’ilestloind’êtrepopulaire.Espère-t-ilgagnerlesoutiendupeupleenagissantainsi?Sitelestlecas,ilestprêtàfairedeseffortsquesonprédécesseurn’auraitjamaisenvisagés.Celam’amèneàréfléchir.SiAndencherchelesoutiendelapopulation,quepense-t-ildeDay?Ilnegagnerapaslecœurdesgensenannonçantqu’ilestdécidéàtraquerlepluscélèbrecrimineldelaRépublique.

Deux serviteurs apportent des plateaux chargés de nourriture – une salade avec de véritablesfraises et une panse de porc rôtie à la perfection accompagnée de cœurs de palmier. Deux autresdéposentdesserviettesimmaculéessurnosgenouxavantderemplirnoscoupesdechampagne.Cesdomestiques se déplacent avec une grâce aristocratique. Ils font partie du gratin de laRépublique,maisilsneviennentsansdoutepasd’unefamilleaussiprestigieusequelamienne.

C’estàcemomentqu’alieul’incident.LajeunefillequisertAndenapprochelecoldelabouteilletropprèsdelacoupe.Lechampagne

débordeetserépandsurlanappe,puisleverrebasculeetsebriseparterre.La domestique pousse un petit cri désespéré et tombe à quatre pattes. Des boucles rousses

s’échappent de son chignon impeccable et quelquesmèchesglissent sur sonvisage. Je remarque àquel point ses mains sont délicates et soignées. Aucun doute possible : elle appartient à la hautesociété.

—Jesuisdésolée,Elector,répète-t-ellesanscesse.Jesuistellementdésolée.Jevaisfairechangerlanappesur-le-champetvousapporterunenouvellecoupe.

Jenesaispasquelleréactionj’attendaisdelapartd’Anden.Uneremarquefurieuse?Unemiseengardeinquiétante?Unfroncementdesourcils,aumoins?Àmagrandesurprise,ilreculesachaise,se lève et tend lesmains vers la domestique.Celle-ci se fige. Ses yeux bruns s’écarquillent et seslèvressemettentàtrembler.Dansunmêmegestefluide,Andenluiprendlesmainsetlaredresse.

—Ce n’était qu’un verre à champagne, dit-il sur un ton léger. Faites attention de ne pas vouscouper.(Iladresseunsigneàunsoldatquisetientprèsdelaporte.)Apportezunepelleetunbalai,jevousprie.Merci.

Lesoldathochelatêteavecfrénésie.—Sur-le-champ,Elector!Tandisquelesdomestiquesseprécipitentà larecherched’unautreverre,unhommechargédu

nettoyageramasselesdébrisetlesemporte.Andenserassiedaveclamajestéd’unroi.Ilattrapesoncouteauetsafourchetteenrespectantl’étiquetteàlalettre,puisildécoupeunpetitmorceaudeporc.

—Dites-moidonc,agentIparis,pourquoiavez-vousdemandéàmerencontrerenpersonne?Etracontez-moiunpeucequis’estvraimentpassélejourdel’exécutiondeDay.

Jedécidedel’imiter.Jeprendsmescouvertspourcouperunboutdeviande.Leschaînesdemesmenottessontjusteassezlonguespourquejepuisseporterlanourritureàmabouche.Jemedemandesiquelqu’unaprislapeinedeprendredesmesures.Jerelèguel’incidentdelacoupedechampagnerenverséedansuncoindematêteetjecommenceàraconterl’histoirequeRazoraimaginée.

—J’aiaidéDayàéchapperaupelotond’exécutionetlesPatriotesm’ontaidée.Mais,quandtoutaététerminé,ilsontrefusédemelaisserpartir.Jepensaisenfinleuravoiréchappéquandvossoldatsm’ontarrêtée.

Andenclignedesyeuxaveclenteur.Est-cequ’ilmecroit?—VousêtesrestéeaveclesPatriotesaucoursdesdeuxdernièressemaines?demande-t-ilaprès

avoirmâchéunmorceaudeviande.Lanourritureestexquise.Leporcestsitendrequ’ilfondpresquedanslabouche.—Oui.—Jevois.Lavoixd’Andensenouesouslecoupdelaméfiance.Ilprendsaserviette,s’essuieleslèvresavec

soin,posesescouvertsetselaisseallercontreledossierdesachaise.—Ainsi,Day est vivant.Enfin, il l’était quandvous l’avezvupour la dernière fois, c’est bien

cela?Est-cequ’iltravailleégalementpourlesPatriotes?—Ilétaitenvieladernièrefoisquejel’aivu,confirmé-je.Jenesaispassic’estencorelecas.—Pourquoitravaille-t-ilpourcesgens-làalorsqu’illesatoujoursévitésparlepassé?Jehausselesépaulesd’unairperplexe.— Il a besoin d’aide pour trouver son frère et il a une dette envers eux, car ils ont soigné sa

jambe.Uneblessureparballequis’estinfectéeaucours…desévénements.Andenboitunepetitegorgéedechampagne.—Pourquoil’avez-vousaidéàs’enfuir?

Jeplielespoignetsdemanièrequelesmenottesnelaissentpasdemarquessurmapeau.Lesdeuxanneauxs’entrechoquent.

—Parcequecen’estpasluiquiatuémonfrère.—LecapitaineMetiasIparis.En entendant le nom complet demon frère, une vague d’angoisseme traverse de part en part.

Andensait-ilcequiluiestarrivé?—Jevousprésentemescondoléances,ditlenouvelElectoreninclinantlatête.(Jenem’attendais

pasàtantderespectetunebouleseformedansmagorge.)Jemesouviensavoirluplusieursrapportsà propos de votre frère quand j’étais plus jeune, vous savez ? Ses notes scolaires, sa réussiteexceptionnelleàl’Examenet…sontalentremarquableeninformatique.

Jeplantemafourchettedansunefraisequejemâchepensivementavantdel’avaler.—J’ignoraisqueMetiasavaitunadmirateuraussiprestigieux.—Enfait,cen’estpasluiquej’admirais–quoiqu’ilaitétéunepersonneexceptionnelle.(Anden

attrapesonverreetboitunegorgée.)C’estvousquim’intéressez.Rappelle-toi:soistransparente.Fais-luicroirequetuesflattée.Etqu’ilteplaît.Après tout, c’estunbelhomme. J’essaiedemeconcentrer surcepoint.La lumièredes lampes

murales illumine etmet en valeur les ondulations de ses cheveux. Sa peau olivâtre émet une aurachaude et dorée. Ses yeux sont d’une riche couleur de feuillage printanier. Je sens une rougeurenvahirmesjoues.

C’estbien.Continue.Iladusang latin,mais l’inclinaisonàpeineperceptibledesesgrandsyeuxet la finessedeson

fronttrahissentdesoriginesasiatiques.CommeDay!Maconcentrationvolesoudainenéclats.JemevoisembrasserDaydanslasalledebains,àVegas.Jemesouviensdesontorsenu,deseslèvressurmoncou,desonattituderebellequim’enivre.Andenparaîtbienfalotencomparaison.Surmesjoues,ladiscrèterougeurs’esttransforméeenlueurardente.

L’Electorinclinela têtesurlecôtéetsourit.J’inspireungrandcoupet jemeressaisis.GrâceàDieu,j’aiobtenularéactionquejecherchais.

—Savez-vouspourquoi laRépublique semontre si clémentemalgrévotre trahison?demandeAndenenjouantnonchalammentavecsafourchette.Quelqu’und’autrequevousauraitdéjàétépasséparlesarmes.(Ilseredressesursachaise.)LaRépubliquevoussurveilledepuislejouroùvousavezobtenuunenoteparfaiteà l’Examen.J’aientenduparlerdevosrésultatsscolaireset jevousaivuevousentraîneràDrake,l’après-midi.PlusieursmembresduCongrèsontdemandévotreorientationversunecarrièrepolitiqueavantmêmelafindevotrepremièreannéed’université.Enfindecompte,ilsontpréférél’armée,parcequevotrepersonnalitévousdestinaitàdevenirunbrillantofficier.Vousêtescélèbredansleshautessphères.VotrecondamnationpourtrahisonseraituncoupterriblepourlaRépublique.

Anden sait-il ce qui est vraiment arrivé à mes parents et à Metias ? Sait-il qu’ils ont étéassassinés?Queleurmanquedeloyautéleuracoûtélavie?Commentsefait-ilquelaRépubliquetienneàmoiaupointd’hésiteràmefaireexécutermalgrémescrimesetceuxdesmembresdemafamille?

—Commentauriez-vouspumevoiràDrake?demandé-je.Jenemesouvienspasquevousayezvisitélecampusaucoursdemascolarité.

Andendécoupeuncœurdepalmierdanssonassiette.—Ohnon!Vousnevousêtesaperçuederien,bienentendu.Jefroncelessourcils.

—Est-cequevousétiez…étudiantenmêmetempsquemoi?Andenhochelatête.—L’administrationgardaitmon identitésecrète.J’avaisdix-septans.J’étaisendeuxièmeannée

quandvousêtesarrivéesurlecampus,àl’âgededouzeans.Nousavionstousentenduparlerdevous,évidemment.Devousetdevosbêtises.

Ilsourittandisqu’unelueurmalicieusepassedanssesyeux.Lefilsdel’ElectorPrimoétaitparminousetjenemesuisrenducomptederien.Mapoitrinese

gonfle de fierté à la pensée que le maître de la Républiquem’avait remarquée sur le campus. Jesecoueaussitôtlatête,honteusedemaréaction.

—Ehbien!j’espèrequ’onnevousapasditquedeschosesdésagréablessurmoncompte.Andenéclatederireetunepetitefossetteapparaîtsursajouegauche.C’estunmomentplaisant.—Non,dit-ilenfin.Iln’yavaitpasquedeschosesdésagréables.Jenepeuxretenirunsourire.—Mesnotesétaientbonnes,maisjesuiscertainequelasecrétairedudoyennemeregrettepas.Je

meretrouvaisdanssonbureauunpeutropsouventàsongoût.—MlleWhitaker?Andensecoue la tête.Pendantun instant, iloublie leprotocole. Ilabandonnesonairsérieux,se

laisseallercontreledossierdesachaiseetfaitungrandgesteavecsafourchette.— J’ai été convoqué dans son bureau, moi aussi. C’était amusant parce qu’elle ignorait ma

véritable identité.Onm’avaitsurprisen trainderemplacer les lourdsfusilsd’entraînementpardesfusilsenmousse.

—C’étaitvous?m’exclamé-je.Jemerappelletrèsbiencetévénement.C’étaitpendantunexercicemilitaire.Lesfusilsenmousse

étaient vraiment très réalistes. Les étudiants s’étaient penchés à l’unisson pour prendre ce qu’ilspensaientêtredelourdesarmesetilss’étaientredressésavectantdeforcequ’unebonnemoitiéavaitbasculéenarrière.Cesouvenirmefaitéclaterderire.

—C’étaituneidéegéniale!Lecapitaineenchargedel’exerciceétaitfoufurieux.—Commentterminersesétudesuniversitairessansavoirfaitaumoinsunebêtise?(Andensourit

tandis que ses doigts pianotent sur sa coupe de champagne.)Mais vous, vous battiez des records.N’avez-vouspasobligéuneclasseàévacuerunesalleencatastrophe?

— Si. C’était le cours d’histoire de la République 302. (J’essaie de me frotter la nuque,embarrassée,maismesmenottesm’enempêchent.)Unétudiantplusâgéquemoim’avaitmiseaudéfidetoucherl’alarmeincendieavecmonarmed’entraînement.

—Jevoisquevousaveztoujourssuprendrelesdécisionsquis’imposent.—J’étaisenpremièreannée.Jemanquaisdematurité,jesuppose.—Jenepartagepasvotreavis.Toutbienconsidéré,jediraisquevousêtestrèsenavancepour

votre âge. (Il sourit et mes joues rosissent de nouveau.) Vous n’avez pas le comportement d’uneadolescentedequinzeans.J’aiététrèsheureuxdefaireenfinvotreconnaissancelorsdecettesoirée.

J’ai du mal à croire que je dîne avec l’Elector Primo en évoquant le bon vieux temps àl’académie. C’est tout à fait surréaliste. Je suis stupéfaite par la facilité avec laquelle je lui parle.Commentpuis-jebavarderainsialorsquemavien’estplusqu’unesuccessiond’événementshorsducommun?Commentpuis-jebavarderaveccethommesanscraindredebriserlesconvenancesavecuneréflexiondéplacée?

Je me rappelle soudain pourquoi je suis ici. Dans ma bouche, la nourriture se transforme encendre.C’estpourDay!Unevaguederessentimentmonteenmoi,mêmesic’estpourdemauvaises

raisons. Mais est-ce vraiment pour de mauvaises raisons ? Est-ce que je suis prête à assassinerquelqu’unpourcegarçon?

Latêted’unsoldatapparaîtdansl’entrebâillementdelaporte.L’hommesalueAndenetseraclelagorge. Ilestgênéd’interromprenotreconversation.Anden luiadresseunsourirebonenfantet luifaitsigned’entrer.

—Monsieur,lesénateurBaruseKamionsouhaiteraits’entreteniravecvous.—Ditesausénateurquejesuisoccupé,ditAnden.Jeprendraicontactavecluiquandj’auraifini

dedîner.—Ilsetrouvequ’ilinsistepourvousparlertoutdesuite.C’estàproposde…Le soldat croisemon regard, puis sedirigeversAndenpour luimurmurer la suite à l’oreille.

J’entendsnéanmoinsunepartiedumessage.—…Stadium…veutdonnerunmessage…devriezinterromprevotredînersur-le-champ…Andenhausseunsourcil.—Iladitcela?Ehbien!jen’aipasbesoindesonaidepourdéciderdumomentoùjedoismettre

fin à un dîner.Répétezmes paroles au sénateurKamion quandvous en aurez l’occasion.Dites-luiaussiqueleprochainsénateurquiferapreuved’unetelleimpertinenceenrépondradevantmoi!

Lesoldatsalueavecénergieetlaisseéchapperunsoupirinquietàl’idéederapportercesproposàunsénateur.

—Bien,monsieur.Toutdesuite.—Quelestvotrenom,soldat?demandeAndenavantquel’hommeaitletempsdes’éloigner.—JesuislelieutenantFelipeGarza,monsieur.Andensourit.—Merci,lieutenantGarza.Jesauraimesouvenirdevotredévouement.Lesoldatessaiederesterimpassible,maisjevoislafiertérayonnerdanssesyeuxetdanslepetit

sourirequ’ilnepeutretenir.Ils’incline.—Elector.Jesuishonoré.Merci,dit-ilavantdesortir.J’aiobservécetteconversationavecfascination.Razoraraisonsurunpoint:lesrelationsentrele

nouvelElector et le Sénat ne sont pas au beau fixe.MaisAnden n’est pas idiot.Bien qu’il soit aupouvoirdepuismoinsd’unesemaine,ilsaitcequ’ilaàfaire.Ils’efforcedecimenterlaloyautédesmilitaires autour de sa personne. Je me demande ce qu’il fait d’autre pour s’attirer leurs bonnesgrâces. L’armée était dévouée corps et âme à son père et cette fidélité était la pierre angulaire dupouvoir de l’ancien Elector. Anden le sait et il n’a pas attendu pour agir. Les récriminations duCongrèsaurontbienpeudepoidss’ilalesoutieninconditionneldesmilitaires.

Maisceux-cineserangerontpasducôtéd’Andensifacilement,medis-je.IlyaparmieuxRazoretseshommes,destraîtresquisepréparentàpasseràl’action.

—Alors ? reprendAnden en coupant un nouveaumorceau de viande d’un geste raffiné.Vousm’avezfaitvenirjusqu’icipourmedirequevousavezaidéuncriminelàs’échapper?

Lesilences’installe,àpeinetroubléparlescliquetisdelafourchetted’Andencontresonassiette.LesinstructionsdeRazordéfilentdansmatête.Cequejedoisdire,l’ordrequejedoisdonnerpourquelesPatriotespuissentintervenir.

—Non.Jesuisvenuevousparlerd’unetentatived’assassinatcontrevotrepersonne.Andenposesafourchetteetlèvedeuxdoigtsendirectiondesgardes.—Laissez-nous!—Elector!s’exclameuneofficière.Nousnepouvonspasvouslaisserseul.Andentireunpistoletdesaceinture–unmodèleélégantquejen’aijamaisvu–etleposeàcôté

desonassiette.—Nevousinquiétezpas,capitaine.Jenerisquerien.Maintenant,veuilleznouslaisser,s’ilvous

plaît.Lafemmefaitsigneàseshommesd’obtempérer.Ilssortentenfileindiennesansunbruit.Lessix

gardes qui me surveillent font de même. Je me retrouve seule avec l’Elector. Nous ne sommesséparésqueparquatremètresdecerisier.

Andenprendappuisursescoudesetjointlapointedesesdoigts.—Vousêtesvenuepourmemettreengarde?—Oui.—Maisjecroyaisqu’onvousavaitarrêtéeàVegas.Pourquoinevousêtes-vouspaslivrée?— Je voulais venir ici, dans la capitale. Je voulais arriver à Denver avant de me constituer

prisonnière.Ainsi,j’avaisplusdechancesdepouvoirvousparler.Jen’avaisaucuneintentiondemefaireinterpellerparhasardàVegas.

—Commentavez-vousfaussécompagnieauxPatriotes?(Andenmeregarded’unairhésitantetpeuconvaincu.)Oùsont-ilsmaintenant?Ilsvouspourchassentsûrement.

Jebaisselesyeuxetjemeraclelagorge.— J’ai sauté dans un train à destination de Vegas la nuit où je suis parvenue à leur fausser

compagnie.Andenrestesilencieuxpendantunmoment.Ils’essuielabouche.Jenesuispascertainequ’ilcroit

àmonhistoired’évasion.—Etqu’avaient-ilsl’intentiondefairedevous,avantquevousvousévadiez?Restedanslevaguepourlemoment.— Je l’ignore. Je sais juste qu’ils prévoient de vous attaquer au cours de votre tournée pour

remonterlemoraldessoldatssurlefront.Jesaisaussiquej’étaiscenséelesaider.Lamar,WestwicketBurlington.Cesontlesvillesdontjelesaientendusparler.LesPatriotesontinfiltrédesagentsàeux,Anden,jusquedansvotrecercleleplusproche.

Jeprendsunrisqueenemployantsonprénom,maisjedoisentretenirlerapportquenousavonscommencéànouer.Andennesemblepass’apercevoirdecettefamiliarité.Ilm’observe,penchéau-dessusdesonassiette.

—Commentavez-vousappristoutcela?Est-cequelesPatriotessaventquevousêtesaucourant?Est-cequeDayestimpliquédanscecomplot?

Jesecouelatête.—Jenedevaisriensavoir.Etjen’aipasparléàDaydepuismonévasion.—Leconsidérez-vouscommevotreami?Pourquois’intéresse-t-ilautantàDay?Veut-ilmettrelamainsurlui?—Oui,dis-jeenm’efforçantdenepaspenserauxdoigtsdeDayglissantdansmescheveux. Il

avaitdesraisonspourrester,j’avaislesmiennespourpartir.Maisj’estimequec’estunami,oui.Andenhochelatêted’unairreconnaissant.—Vousavezlaisséentendrequejedevaismeméfierdecertainespersonnesdemonentourage.

Dequiparliez-vous?Jeposemafourchetteetjemepencheau-dessusdelatable.—Deuxmembresdevotregardepersonnellevontparticiperàl’attentat.Andenblêmit.—Mesgardessontsélectionnésavecleplusgrandsoin.—Etdites-moiunpeu,quilessélectionne?

Jecroiselesbras.Mescheveuxglissentsurmonépauleetj’aperçoisdesperlesbrillerducoindel’œil.

— Qu’importe si vous me croyez ou non, ajouté-je. Menez une enquête. Si j’ai raison, vouséchapperezàlamort.Sij’aitort,vouspourrezassisteràlamienne.

Àmagrandesurprise,Andenselève,redresselesépaulesetsedirigeversmonboutdetable.Ils’assied sur la chaise laplusproche et s’inclineversmoi. Je clignedesyeux tandisqu’il examinemonvisage.

—June.(Savoixestàpeineàmurmure.)Jeveuxvousfaireconfiance…etjeveuxquevousmefassiezconfiance.

Ilsentquejeluicachequelquechose.Ilavuau-delàdemesmensongesetiltientàmelefairesavoir.Ilsepenchesurlatableetglisselesmainsdanslespochesdesonpantalon.Ilpoursuitd’unevoixtoujoursaussibasse,eninsistantsurlesmotscommes’ilévoquaitunsujetsensible.

—Audécèsdemonpère,jemesuisretrouvécomplètementseul.J’étaisàsonchevetquandilestmort. J’en suis heureux. Je n’ai pas eu cette chance avecmamère. Je sais ce qu’on ressent, June,lorsqu’onseretrouveseul.

Magorgeseserre.Gagnersaconfiance.Telestmonrôle,l’uniqueraisondemaprésenceici.—Jesuisdésoléedel’apprendre,dis-jedansunsouffle.Àproposdevotremère,jeveuxdire.Andeninclinelatêteenacceptantmescondoléances.—MamèreétaitleprincepsduSénat.Aprèssondécès,monpèren’aplusjamaisparléd’elle…

maisjesuisheureuxqu’ilssoientdenouveauensemble.J’ai entendu des rumeurs à propos de l’ancienne princeps.On raconte qu’elle estmorte d’une

maladieauto-immuneaprèsavoirmissonfilsaumonde.Seull’Electoralepouvoirdenommerlechef duSénat et le poste est vacant depuis vingt ans, depuis le décès de lamère d’Anden. J’essaied’oublierlasensationdebien-êtrequej’aiéprouvéeenévoquantnossouvenirsàDrake,maisc’estplus difficile que je m’y attendais. Pense à Day ! Je me concentre sur l’excitation ressentie endécouvrantleplandesPatriotesetleurprojetdenouvelleRépublique.

—Jesuisheureusequevosparentsaienttrouvélapaix,dis-je.Jevousassurequejesaiscequec’estdeperdreunêtrecher.

Anden,deuxdoigtscontreleslèvres,sembleréfléchirausensdemesparoles.Sesmâchoiressecontractentcommes’ilétaitmalà l’aise. Jecomprendsqu’il s’estpeut-êtreapproprié sonnouveaurôle, mais que ce n’est qu’un jeune homme sans réelle expérience. Son père s’était taillé uneréputationdechefimplacable,queferaitsonfils?Iln’estpasassezfortpourmaintenirseull’unitédupays. Soudain, jeme souviensdes nuits qui ont suivi lemeurtre deMetias, quand je sanglotaisjusqu’aux premières heures de l’aube, le visage sans vie de mon frère gravé dans ma mémoire.Andenconnaît-illesmêmesnuitssanssommeil?Quepeut-onressentiràladisparitiond’unpère,sicruelfût-il,qu’onn’apasledroitdepleurerenpublic?Andenl’aimait-il?

J’attendstandisqu’ilm’observe.J’aioubliélecontenudemonassiettedepuislongtemps.Auboutd’unmomentquisembledurerdesheures,Andenbaisselesmainsetsoupire.

— Tout le monde savait qu’il était malade depuis longtemps. Quand on attend la mort d’unepersonnequ’onaime…pendantdesannées…(Ilgrimacesanschercheràs’encacheretjecontemplel’étendue de sa douleur.) Je suis sûr que c’est très différent lorsqu’il s’agit d’une disparition…soudaine.

Illèvelesyeuxversmoienprononçantlederniermot.Jemedemandes’ilfaitréférenceàlamortdemesparentsoubienàcelledeMetias.Peut-êtreaux

deux.Àsonton,jecomprendsqu’ilchercheàmedirequ’ilsaitcequiestarrivéauxmembresdema

famille,etqu’ildésapprouve.—Commevous,jesaiscequec’estquedevivredansunmondededouteetdesuppositions,dit-

il.Certainespersonnespensentquej’aiempoisonnémonpèrepourprendresaplace.J’ail’impressionqu’ilmeparleencode:VousavezcruqueDayavaitassassinévotrefrère,que

vosparentsétaientmortsdansunaccident,maisvousconnaissezlavérité.—LescitoyensdelaRépubliquesupposentquejesuisleurennemi,quejesuislemêmehomme

quemonpère,quejeneveuxpasquelepayschange.Ilscroientquejesuisunemarionnette,unpantinquiahéritéd’untrôneparleseulfaitdel’hérédité.(Ilhésite,puismeregardeavecuneintensitéquimecoupelesouffle.)Ilssetrompent!Maissijeresteseul…sijeresteseul,riennechangera.Sijeresteseul,jedeviendraicommemonpère.

Jecomprendsmieuxpourquoiiltenaittantàcedînerenmacompagnie.Unélannovateursouffledanssa tête.Et il abesoindemoi ! Il n’est soutenunipar lepeuplenipar leSénat. Il abesoindequelqu’un qui fasse basculer l’opinion publique en sa faveur. Seules deux personnes dans laRépubliquesontcapablesderéaliseruntelexploit:Dayetmoi.

Jesuisdéconcertéepar la tournurequeprend laconversation.Andenn’estpas–nesemblepasêtre – l’individu décrit par les Patriotes : un homme de paille qui barre le chemin à la glorieuserévolution.S’il souhaite rassembler lepeuplederrière lui, s’il est sincère…pourquoi lesPatriotesveulent-ilsletuer?

Undétaildoitm’échapper.Razor saitpeut-êtrequelquechoseàproposd’Anden,quelquechosequej’ignore.

—Puis-jevousfaireconfiance?demandeAnden.Sonvisageestsincère.Sessourcilssonthaussésetsesyeuxécarquillés.Jelèvelatêteetcroisesonregard.Etmoi,puis-jeluifaireconfiance?Jen’ensuispaspersuadée

mais,enattendant,j’aitoutintérêtànepasprendrederisque.—Oui,dis-je.Andenseredresseetreculesachaise.Jesuisincapablededires’ilmecroitoupas.—Nousdevonsgardertoutcecientrenous.Jevaisinformermesgardesdel’attentatdontvous

m’avezparlé.J’espèrequenousallonsdécouvrirl’identitédesdeuxtraîtres.(Ilsouritetinclinelatêtesur le côté.)Et, si nous les trouvons, j’aimerais bavarder avec vous de nouveau. Il semblerait quenousayonsbeaucoupencommun.

Sesparolesfontmonterlerougeàmesjoues.Etpuisletempsdesconfidencesprendfin.—Terminezlerepassansvouspresser,dit-il.Messoldatsvousreconduirontàvotrequartierde

détentionquandvouslesouhaiterez.Jeleremercied’unmurmure.Ilsetourneetquittelasalletandisquelesgardesreviennentenfile

indienne.L’échodeleursbottesbriselesilencequis’étaitinstalléquelquesinstantsplustôt.Jebaisselatêteenfaisantsemblantdem’intéresseraucontenudemonassiette.Andenn’estpaslepersonnagequejem’attendaisàrencontrer.Jem’aperçoissoudainquemarespirationestcourteetquemoncœurbatàtoutrompre.Dois-jefaireconfianceaunouvelElector?Dois-jefaireconfianceàRazor?Jemeraidiscontreleborddelatable.Jenesaispasquiditlavéritémais,désormais,jevaisdevoiragiravecprudence.

Après le dîner, je m’attends à être enfermée dans une cellule classique, mais les gardes me

conduisentàunappartementluxueux.Uneépaissedoubleportes’ouvresurunechambrecouvertedetapis.Iln’yanifenêtrenimeubleendehorsd’ungrandlitconfortable,aucunobjetsusceptibled’êtreutilisécommearme.Laseuledécorationserésumeàl’inévitableportraitdel’Elector,encastrédansunmur en plâtre. Je remarque la caméra de surveillance sur-le-champ : un petit globe discret au-dessusdeladoubleporte.Sixhommesmontentlagardedanslecouloir.

Je dors par courtes périodes.Les soldats sont relevés.Au petitmatin, une femme en uniformevientmetapoterl’épaule.

—Jusque-là,toutvabien,souffle-t-elle.N’oubliezpasquiestl’ennemi.Ellesortdelachambreetunautregardelaremplaceaussitôt.J’enfileunechaudechemisedenuitenvelourssansunbruit.Messenssontenalerteetmesmains

tremblent légèrement. Mes menottes cliquettent. Si j’avais un doute, il vient de se dissiper : lesPatriotes surveillent lemoindre demes faits et gestes.Les agents deRazor prennent position sanshâte.Ilsserapprochent.Jenereverraipeut-êtrepluscettefemme,maisquelqu’unprendrasaplace.J’observelesvisagesdessoldatsprésentsenmedemandantquiestloyalàlaRépubliqueetquiestunPatriote.

DAY

Unautrerêve.

JEMELÈVEBEAUCOUPTROPTÔTLEMATINDEMONHUITIÈMEANNIVERSAIRE.Lalumièrecommenceàpeineàentrerpar la fenêtrepourchasser lamassebleu-grisdelanuit.Jem’assiedssurmonlitet jemefrottelesyeux.Unverred’eauàmoitiépleinestenéquilibreauborddemavieilletabledechevet.Laseuleplantedelamaison–unlierrequ’Edenarapportéd’unedécharge–estposéedansuncoindela chambre. Ses ramifications serpentent sur le sol à la recherche d’un peu de soleil. John ronflebruyamment.Sespiedsdépassentdelacouverturerapiécéeetpendentàl’extrémitédulit.JenevoispasEden.Ilestsansdouteavecmaman.

Engénéral,quandjemeréveilletroptôt,jeresteallongé,jepenseàquelquechosedepaisible,unoiseauouunlac,etjefinisparmerendormirauboutd’unmoment.Mais,aujourd’hui,c’estinutile.Jeglisselesjambesàl’extérieuretj’enfiledeschaussettesdépareillées.

Àl’instantoùj’entredanslesalon, jesensqu’ilsepassequelquechosed’étrange.MamandortsurlecanapéavecEdendanslesbras,lacouvertureremontéejusqu’auxépaules.Papan’estpaslà.Jefouillelapièceduregard.Ilestrentrédufrontlaveilleet,d’habitude,ilrestetroisouquatrejours.Ilnepeutpasêtrerepartisitôt.

—Papa?murmuré-je.Mamans’agiteunpeudanssonsommeiletjemetais.J’entendsalors lebruit étoufféde laported’entréequi se ferme. J’écarquille les yeuxet jeme

précipitedanslevestibule.J’entrouvrelebattantetjeglisselatêteàl’extérieur.Jesuisaccueilliparunventfroid.

—Papa?soufflé-jedenouveau.D’abord,jenevoisrien,puisjedistinguesasilhouetteparmilesombres.Papa.Jesorsencourant.Jeneprêtepasattentionauxfrottementsdela terreetdugoudronàtravers

meschaussettesusées.Danslapénombre,lasilhouettefaitquelquespasdeplusavantdem’entendre.Elle se tourneversmoi. J’aperçois les cheveuxchâtain clairdemonpère, ses yeuxétrécis couleurmiel, ses jouesmal rasées, sa carrure impressionnante empreinted’unegrâcenaturelle.Mamandittoujoursqu’ilal’airdesortird’unevieillefablemongole.Jecoursverslui.

—Papa!J’arriveprèsdelui,dansunezonesombre.Ilsebaisseetmeprenddanssesbras.—Tuparsdéjà?—Jesuisdésolé,Daniel,souffle-t-ild’unevoixlasse.Jesuisrappelésurlefront.Mesyeuxseremplissentdelarmes.—Déjà?—Ilfautqueturentres,maintenant.Jeneveuxpasquelapoliceurbainetevoiecommeçadansla

rue.—Maistuviensd’arriver,protesté-je.Tu…C’estmonanniversaireaujourd’hui.Je…Monpèreposelesmainssurmesépaules.Sesyeuxmelancentunavertissement.Ilssontremplis

de choses qu’il ne peut pas exprimer à haute voix. « Je voudrais rester, essaie-t-il de me fairecomprendre,maisjen’aipaslechoix.Tusaiscommentçasepasse.Ilnefautpasparlerdeça.»

Ilsecontentededire:—Rentreàlamaison,Daniel.Embrassetamèrepourmoi.Mavoixtremble,maisjedoisêtrecourageux.—Quandest-cequetureviendras?—Trèsbientôt.Jet’aime.(Ilposelamainsurmescheveux.)Guettemonretour,d’accord?Jehochelatête.Ils’attardeuninstant,puisseredresseets’éloigne.Jeregagnelamaison.Jenedevaispluslerevoir.Un jour a passé. Je suis assis, seul, sur le lit que les Patriotesm’ont assigné dans un dortoir.

J’examinelependentifsuspenduàmoncou.Mescheveuxtombentsurmonvisageetj’ail’impressionderegarderlapièceuséeàtraversunvoilebrillant.Lorsquejesuisalléprendremadouche,unpeuplus tôt,Kaedem’adonnéunebouteilledegelquiaéliminé la teinture.Pour laphase suivanteduplan,m’a-t-elledit.

Onfrappeàlaporte.—Day?Lavoixestétoufféepar l’épaisseurdubattantenbois. Ilmefautunesecondepourrevenirà la

réalité et identifier Tess. Un cauchemarm’a fait revivre le jour demon huitième anniversaire. Jerevois la scènecommesi elle s’étaitdéroulée laveilleetmesyeuxsont rougesetgonflésd’avoirtroppleuré.Enmeréveillant,j’aiétéassaillid’imagesmontrantEdenattachésurunchariotd’hôpital.Il hurlait tandis que des techniciens de laboratoire lui injectaient des produits chimiques. John, lesyeuxbandés,setenaitdevantunpelotond’exécution.Ilyavaitaussimaman.Jenepeuxpasempêchercesmauditesscènesdepasseretderepasserdansmatête.Jesuisexaspéré.Queferai-jeaprèsavoirsauvé Eden ? Comment pourrai-je le mettre à l’abri de la République ? Encore faut-il partir duprincipequeRazorpourramemener jusqu’à lui.Poursauvermonfrère, ilest impératifqu’Andenmeure.

J’aimalauxbrasaprèsavoirpassélamatinéeàm’entraînerautirsousladirectiondeKaedeetdePascao.

—Cen’estpasgrave si tu rates l’Elector,m’aditPascaoenmemontrantcommentviser. (Sesmainsontglissésurmesbrasetj’airougi.)C’estsansimportance.Ilyaurad’autrespersonnesavectoipourterminerletravail.Razorajustebesoinqu’ontevoiepointerunearmesurAnden.Cen’estpasgénial?L’Elector,quivisitelefrontpourremonterlemoraldesonarmée,estabattualorsquedescentainesdesoldatssetrouventdanslesparages.Quelleironie!(Ilm’adresseundesessouriressiparticuliers.)Lehérosdupeupletueletyran.Tuvasdevenirunevraielégende.

Ouais,unevraielégende.—Day?appelleTessdel’autrecôtédubattant.Tueslà?Razorveutteparler.Jel’avaisoubliée.—Tupeuxentrer,dis-je.Elleglisselatêtedansl’entrebâillementdelaporte.—Salut,dit-elle.Tueslàdepuiscombiendetemps?«N’oubliepasdeluitémoignerunpeud’affection.Vousformezunebonneéquipesituveuxmon

avis»aditKaede.

JeregardeTessetjeluiadresseunpetitsourire.—Aucuneidée.Jemereposaisunpeu.Deuxheures,peut-être?—Razorveuttevoirdanslasalleprincipale.IlsontJuneendirectsurunécran.J’aipenséqueça

t’intéresseraitpeut…Unediffusionendirect?Elleadûréussir!Ellevabien!Jeme lève d’un bond.Des nouvelles, enfin.À l’idée de la voir,même sur lamauvaise image

d’unecaméradesurveillance,unvertigemegagne.—J’arrive!Nousdescendonslepetitcouloirendirectiondelasalleprincipale.Enchemin,plusieursPatriotes

saluentTess.Ellesouritàchacun,échangeuneplaisanterieetritcommesiellelesconnaissaitdepuissaplustendreenfance.Deuxjeuneshommesluitapotentl’épauleavecgentillesse.

—Magnez-vous,lesmômes!Vousn’avezpasintérêtàfaireattendreRazor.Nousnous tournonspourvoirKaedearriverencourant.Elle sedirigevers la salleprincipale,

elleaussi.Elles’arrête le tempsdepasser lebrasautourdesépaulesdeTess.Elle luiébouriffe lescheveuxd’ungesteaffectueuxavantdeluiplanterunbaisersurlajoue.

—Jetejure!T’esunvéritableescargot,mapuce!Tesséclatederireetlarepousse.Kaedeluifaitunclind’œiletrepartentrottinant.Elleatteintle

bout du couloir et tourne pour entrer dans la salle principale. Je ne m’attendais pas à une telledémonstrationd’affectiondesapart. Jenem’étais jamais renducomptede la facilitéavec laquelleTess tisse de nouveaux liens.En sa présence, lesPatriotes sont détendus, comme je l’étais lorsquenousvivionsdanslarue.C’estlepouvoirdeTess:elleguérit,elleapaise.

Baxterpassedevantnous.Tessbaisselesyeuxlorsqu’ileffleuresonbras.Il luiadresseunbrefhochementdetêteavantdemefusillerduregard.J’attendsqu’ils’éloigneetjemepencheversTess.

—Qu’est-cequisepasseaveclui?Ellesecontentedehausserlesépaulesetsamainfrôlemonbras.—Nefaispasattentionàlui,dit-elle.(Àquelquesmotsprès,Kaedem’adonnélemêmeconseil

lorsdenotrearrivée.)Iladessautesd’humeur.Sansblague?Unsentimentdecolèremonteenmoi.—S’ilt’ennuie,fais-le-moisavoir.Tesshausselesépaulesunefoisencore.—Cen’estrien,Day.Jepeuxm’enoccuper.Jemesensunpeuidiot.Commentpuis-jeêtreaussiarrogant?Jejoueleschevaliersenarmure

blanchealorsqueTessasansdoutedesdizainesd’amisprêtsàluivenirenaide.Sanscompterqu’elleestsûrementcapabledesedébrouillertouteseule.

Quandnousarrivonsdanslasalleprincipale,unepetitefoules’estdéjàrassembléepourregarderungrandécranmuralquiretransmetlesimagesd’unecaméradesurveillance.Razorestenpremièreligne, bras croisés. Pascao et Kaede se tiennent près de lui. Ils m’aperçoivent et me font signed’approcher.

—Day,lanceRazorenmedonnantuneclaquesurl’épaule.(Kaedemesalued’unhochementdetête.) Je suis content de vous voir.Vous allez bien ?Onm’adit que vous étiez unpeudéprimé cematin.

Soninquiétudemerassure.J’ail’impressiond’entendremonpère.—Jevaisbien,réponds-je.C’estjustelevoyagequim’aunpeufatigué.

—Jecomprends.Levolaétéstressant.(Ilmemontrel’écran.)NoshackersontpiratécesimagesdeJune.Lespistesaudiosonttransmisesàpart,maisvouspourrezbientôtlesentendre.Jemesuisditquelavidéovousintéresseraitquandmême.

Mes yeux sont rivés sur l’écran. Les images en couleurs sont hachées. Elles me donnentl’impressiond’êtreunemoucheposéesurleplafonddelapièceoùsetrouvelacaméra.Jevoisunesalleàmangerluxueuse,dessoldatsalignéscontrelesmursetunegrandetabledécoréeavecsoin.LenouvelElectorestassisàuneextrémité, Juneà l’autre.Elleporteune robemagnifique.Moncœurs’accélère. Quand, moi, j’étais prisonnier de la République, on m’a battu et jeté dans une cellulecrasseuse.L’incarcérationdeJuneadesalluresdevacancesdansunhôtelcinqétoiles.Jesuisheureuxpour elle.Heureux,mais un peu amer. Les personnes de son rang peuvent trahir laRépublique etcontinueràêtretraitéesavecdéférence,lesgenscommemoidoiventsecontenterdesouffrir.

ToutlemondetournelatêteversmoipendantquejeregardeJune.—Jesuissoulagédevoirqu’ellevabien,dis-je,lesyeuxfixéssurl’écran.Jem’enveuxd’avoireudespenséesaussibasses.—Elleaeuuneexcellenteidéeenévoquanttoutdesuiteleurssouvenirsd’université,ditRazoren

résumant ce qu’il a entendu sur la piste audio. Elle a planté le décor. Ils ne vont pas tarder à lasoumettreaudétecteurdemensonges,jesuppose.Sielleestassezdouéepourpasseràtravers,ilnousserafaciled’atteindreAnden.Demainsoir,laphasesuivantedevraitsedéroulersansaccroc.

«Sielleestassezdouéepourpasseràtravers.»C’estcommesic’étaitfait.—Bien,dis-jeenm’efforçantdegarderunvisageimpassible.Jemeconcentresurl’écran.Andenordonneauxsoldatsdesortiretmagorgesenoue.Cetypeest

l’incarnationduraffinement,del’autoritéetdupouvoir.Ilsepencheenavantetditquelquechose.Ilsrientetboiventunegorgéedechampagne.Ilsvonttrèsbienensemble.Ilsformentuncoupleparfait.

—Ellefaitdel’excellenttravail,ditTessenglissantsescheveuxderrièresesoreilles.L’Electorestsubjugué.

Jevoudraislacontredire,maisPascaonem’enlaissepasletemps.—Tessa toutàfaitraison,souffle-t-ilgaiement.Vousvoyezcommentsesyeuxbrillent?Ilest

souslecharme,j’enmettraismamainaufeu.Elleluiatournélatête.Dansdeuxjours,ilnepourraplussepasserd’elle.

Razoracquiesce,maisavecunenthousiasmeplusmodéré.—Sansdoute,dit-il,maisilfauts’assurerqu’Andenn’apaslemêmeeffetsurelle.Nousdevons

nousméfier.C’estunpoliticien-né.JetrouveraiunmoyendemettreJuneengarde.Jesuisheureuxd’entendredesparolessenséesetprudentesdansuntelmoment.Jemedétournede

l’écranpendantuninstant.Jen’avaisjamaissongéqu’AndenpouvaitséduireJune.Jecessed’écouterlescommentairesdesPatriotesautourdemoi.Tessaraison,biensûr.Levisage

del’Electortrahitsondésir.JelevoisseleveretsedirigerverslachaiseoùJuneestenchaînée.Ilsepencheversellepour luiparler. Jegrimace.Commentquelqu’unpourrait-il résister aucharmedujeune prodige de la République ? Elle est si parfaite. Je m’aperçois alors que ce ne sont pas lessentimentsd’Andenquimehérissent–aprèstout,ilserabientôtmort.Non.Cequimerendfurieux,c’est le naturel de June. Son rire semble si sincère. On dirait vraiment qu’elle passe un momentagréable.Elleestdumêmemondequelui.Cesontdesaristocrates.Ilsontétéfaçonnéspourévoluerparmi l’élite de la République. Comment pourrait-elle être heureuse avec un type comme moi ?Quelqu’un qui n’a rien d’autre que quelques trombones dans ses poches ? Je me tourne et jem’éloigneenécartantlesgens.Jen’aipasbesoind’envoirplus.

—Attends!

Je jette un coup d’œil par-dessusmon épaule. Tess se fraie un chemin vers moi. Desmècheszèbrentsonvisage.Elleseglisseprèsdemoietnoussortonspournousdirigerversmondortoir.

—Tuvasbien?demande-t-elleenmedévisageant.—Çaira.Pourquoienirait-ilautrement?Toutsedéroule…àlaperfection.J’esquisseunsouriretendu.—Oui.Jesais.Jevoulaisjusteenêtresûre.Tesssouritàsontouretdesfossettescreusentsesjoues.Jemesensfondre.—Jevaisbien,cousine.Jetejure.Tuesensécurité.Jesuisensécurité.LeplandesPatriotesse

déroule commeprévu et, quand tout sera terminé, ilsm’aideront à trouverEden.Qu’est-ce que jepeuxdemanderdeplus?

Àcesmots,levisagedeTesss’illumineetseslèvresdessinentunpetitsouriremoqueur.—Ilyadesrumeursquicourentàtonsujet,tusais?Jehausselessourcilsenentrantdanssonjeu.—Tiensdonc?Etlesquelles?— Il paraît que tu es en vie et en pleine forme. La nouvelle se répand comme une traînée de

poudre.Toutlemondeenparle.Tonnomesttaguésurtouslesmursdupays,etmêmesurcertainsportraits du nouvel Elector. Tu te rends compte ? Des manifestations éclatent un peu partout. Onscandetonnom.(L’enthousiasmedeTessbaissed’unton.)MêmedanslesquartiersenquarantainedeLosAngeles.Toutelavilledoitêtreentouréeparuncordonsanitairemaintenant.

—ToutLosAngeles?Je suis abasourdi. Je savais que certains secteurs des Gemmes avaient été isolés, mais je n’ai

jamaisentenduparlerd’uneopérationsanitaired’unetelleenvergure.—Pourquoi?Àcausedesépidémies?—Non, pas à causedes épidémies. (LesyeuxdeTess s’écarquillent et brillent d’excitation.)À

causedesémeutes.LaRépubliquediffusedescommuniquésaffirmantqu’ils’agitbiend’unemiseenquarantainemais,envérité,toutelavilleserebellecontrelenouvelElector.Onracontequ’iladécidédetetraquerpartouslesmoyensetdesPatriotesfontcourirlebruitquec’estluiquiaordonnéquetafamille soit… (Tess hésite et ses joues s’empourprent.) Enfin, bref ! ils essaient de ternir l’imaged’Anden autant que possible.Razor affirme que cesmanifestations sont une chance pour nous. LacapitaleadépêchéplusieursmilliersdesoldatsàL.A.pourrétablirl’ordre.

—Unechance,répété-je.JesongeàlamanièredontlaRépubliqueamatéladernièremanifestationdanslaville.—Oui.Ettoutçagrâceàtoi.C’esttoiquiastoutdéclenché.Enfin,c’estlarumeuraffirmantque

tuesvivant.Lesgensontétéenthousiasméspar tonévasionet ilsn’aimentpas la façondonton tetraite.TueslaseulechosequelaRépubliquesembleincapabledecontrôler.Tuesdevenuunhéros,Day.Toutlemondeattendtonprochainexploit.

Jedéglutisavecpeine.J’aidumalàcroireàcequej’entends.C’estimpossible.LaRépubliquenelaisseraitjamaisdesémeutesdégénéreràcepointdansunedesplusgrandescitésdupays.Non?Est-cequelesgenssontvraimententrainderenverserl’arméedeL.A.?Suis-jevraimentresponsabledece soulèvement ?«Tout lemonde attend ton prochain exploit ». J’aimerais bien savoir en quoi ilconsistera.J’essaiede trouvermonfrère, riendeplus.Jesecoue la têteenréprimantunevaguedepeur.JevoulaisrendrelamonnaiedesapièceàlaRépublique,non?Est-cequecen’estpascequejecherchedepuistantd’années?Etaujourd’huiquelesPatriotesmedonnentcepouvoir…jenesaispasquoienfaire.

—Benvoyons!réussis-jeàarticuler.Tutepaiesmatête?Jenesuisqu’unpetitarnaqueurderues

deL.A.—Ouais,maisunarnaqueurquetoutlemondeconnaît.LesouriredeTessestcontagieuxetjemesenssoudaind’humeurpluslégère.Ellemedonneun

petitcoupdecoudedanslebrasquandnousarrivonsdevantlaportedudortoir.Nousentrons.—Allons,Day,tunetesouvienspaspourquoilesPatriotesontdécidédeterecruter?Razoradit

quetupouvaisdeveniraussipuissantquelenouvelElector.Tousleshabitantsdupayssaventquituesetlaplupartd’entreeuxtesoutiennent.Tupeuxenêtrefier,non?

Jemedirigeversmonlitetjem’assois.JeneremarquepastoutdesuitequeTesss’installeàcôtédemoi.

Monsilencedouchesonenthousiasme.—Tutiensvraimentàelle,hein?dit-elleenlissantlacouverturedelamain.Elleneressemble

pasauxfillesquetufréquentaisàLake.—Quoi?lâché-je,déconcerté.Tesspensequejesuisdépriméàcausedel’intérêtqu’AndenporteàJune.Jelaregarde.Sesjoues

ont rosi et un étrangemalaiseme gagne en songeant que je suis seul avec elle. Ses grands yeuxm’observent.Aucundoute n’est possible : elle est bien amoureuse demoi. J’ai toujours été habileavec les demoiselles qui me trouvaient à leur goût, mais c’étaient des étrangères, des filles quientraientetsortaientdemaviesansfairedevagues.Tessestdifférente.Jenesaispasquoipenseràl’idéequenouspourrionsêtreautrechosequedesamis.

—Bonben,qu’est-cequetuveuxquejetedise?J’aienviedem’assenerdesclaqueslorsquej’entendscesparolessortirdemabouche.—Cessedet’inquiéter,ditTess.Jesuissûrequetoutirabienpourelle.Elleacrachélederniermotcommeunserpentsonvenin.Ellerestesilencieuse.J’aivraimentdit

cequ’ilnefallaitpas.— Je n’ai pas rejoint les Patriotes par envie, tu sais, lâche-t-elle. (Elle se lève avec raideur en

serrantetdesserrantlespoings.)Jel’aifaitpourtoi.Parcequej’étaismorted’inquiétudequandJunet’aarrachéàmoiet t’aarrêté. J’aipenséque jepourrais lesconvaincrede te faireévader,mais jen’avaispassonpouvoirdenégociation.Ellepeuttefairetoutcequ’elleveut,tuferascommesiriennes’étaitpassé.Ellepeutfairetoutcequ’elleveutàlaRépublique,L’Electoretlessénateursferontcommesiriennes’étaitpassé.(Tesshausselavoix.)DèsqueJuneveutquelquechose,ellel’obtient.Mais ce que je veux,moi, ça n’intéresse personne. Peut-être que tu tiendrais àmoi aussi si j’étaisl’enfantchériedelaRépublique.

Sesmotsmefontl’effetd’uncoupdecouteau.—Turacontesn’importequoi,dis-je.(Jemelèveet jeluiprendslesmains.)Commentpeux-tu

diredeschosespareilles?Nousavonsgrandidanslarueensemble.Tun’asaucuneidéedecequetureprésentespourmoi!

Ellefaitlamoueetlèvelesyeuxauplafondenretenantseslarmes.—Day,est-cequetut’esdéjàdemandépourquoituaimestantJune?Jeveuxdire,comptetenudu

faitqu’elleestresponsabledetonarrestationettoutlereste…Jesecouelatête.—Qu’est-cequetuveuxdire?Elleinspireungrandcoup.— J’ai entendu un truc sur les JumboTron ou je ne sais où. On parlait des prisonniers des

Colonies.Dessentimentsqu’unotagedéveloppepoursesgeôliers.Jefroncelessourcils.LaTessquejeconnaisdisparaîtpeuàpeudansunebrumedesuspicionet

desombrespensées.—Tucroisquejetiensàelleparcequ’ellem’aarrêté?Tucroisvraimentquejesuistorduàce

point?—Day,ditTessavecprudence,ellet’alivréàlaRépublique.Jelâchesesmainsd’ungestebrusque,commesiellesmebrûlaient.—Jeneveuxplusparlerdeça.Tesssecouelatêted’unairtriste.Sesyeuxbrillentdeslarmesqu’ellen’apasversées.—Elleatuétamère,Day.Jereculed’unpas.J’ail’impressiond’avoirétégiflé.—C’estfaux!—C’esttoutcomme,poursuitTessdansunmurmure.Jesensmesdéfensessemettreenplace.Desmuraillesselèventautourdemoipourm’isolerdu

restedumonde.—Tuoubliesqu’ellem’aaidéàm’évader.Qu’ellem’asauvélavie!Écoute,tu…— Je t’ai sauvé la vie des dizaines de fois ! Mais, si je te livrais à la République et que les

membresdetafamillemouraientaupassage,est-cequetumepardonnerais?Jedéglutisavecpeine.—Tess,jetepardonneraisn’importequoi.—Mêmesij’étaisresponsabledelamortdetamère?Non,jenelecroispas.Ellemeregardedroitdanslesyeux.Savoixestdevenueplusdure,plustranchante.—C’estçaquejevoulaistedire.TutraitesJunedifféremment.—Çaneveutpasdirequejenetienspasàtoi.Tessignoremaremarque.— Si tu devais choisir entre sauver sa vie et lamienne, sans avoir le temps de réfléchir, que

ferais-tu?(Mesjouess’empourprentsouslecoupdelafrustration.)Queferais-tu?Tesss’essuielevisaged’unreversdemancheenattendantmaréponse.Jesoupireavecimpatience.Dis-luilavérité,merde!—C’esttoiquejechoisirais,d’accord?C’esttoiquejesauverais!Sestraitss’adoucissent.Lescrispationsdejalousieetdehaines’évanouissent.Ilsuffitd’unpeude

tendressepourqu’elleredevienneunange.—Pourquoi?—Jenesaispas.Jepasselamaindansmescheveux.Pourquoiest-cequejesuissurladéfensivedepuisledébutde

cetteconversation?—ParcequeJunen’auraitpasbesoindemonaide.Idiot!Tripleidiot!Ilm’auraitfalludesheuresderéflexionpourtrouverquelquechosedepireà

dire.Lesmotsjaillissentdemeslèvresavantquejepuisselesretenir.Ilesttroptard.Etcen’estmêmepaslavérité.JechoisiraisTessparcequec’estTess,parcequejenesupporteraispasl’idéequ’illuiarrivequelquechose.Maisjen’aipasletempsdem’expliquer.Elleselèveetsedirigeverslaporte.

—Mercipourtapitié.Jemeprécipiteaprèsellemais,quandjeprendssamain,ellelalibèred’ungestesec.—Jesuisdésolé,dis-je.Cen’estpascequejevoulaisdire.Jen’aipaspitiédetoi,Tess.Je…—C’estbon,lâche-t-ellesuruntonsec.C’estjustelavérité,hein?TuretrouverasbientôtJune,à

conditionqu’ellenedécidepasde retravailler pour laRépublique. (Ellemesure la froideurde ses

mots,mais ellene fait rienpour les adoucir.)Baxterpenseque tu finirasparnous trahir, tu sais ?C’estpourçaqu’ilnet’aimepas.Ilessaiedem’enconvaincredepuismonarrivéechezlesPatriotes.Jemedemandes’iln’apasraison,enfindecompte.

Ellepartetjeresteseulàl’entréedudortoir.Unsentimentdeculpabilitém’assailleetm’ouvrelesveinesaupassage.Unepartiedemoiestencolèreparcequej’aienviededéfendreJune,d’expliqueràTessqu’elleatoutabandonnépourmoi,mais…etsiTessavaitraison?Etsijerefusaisderegarderlavéritéenface?

JUNE

J’AIFAITUNCAUCHEMARAUCOURSDELANUIT.J’AIRÊVÉQU’ANDENabsolvaitDaydesescrimes.PuisjevoyaislesPatriotesentraînerDaydansuneruellesombreet l’exécuterd’uneballedanslapoitrine.Razorsetournaitversmoietdéclarait:«MademoiselleIparis,voicivotrepunitionpouravoirchoisil’Elector.»Jemesuisréveilléeensursaut,tremblanteetcouvertedesueur.

Un jour et une nuit – vingt-trois heures, pour être précise – s’écoulent avant que je revoiel’Elector.Notrenouvelle rencontrea lieudansunesalled’interrogatoireéquipéed’undétecteurdemensonges.

Desgardesmefonttraverserlehall.NoussortonsetnousnousdirigeonsversdesJeepquinousattendent. Je me remémore tout ce que j’ai appris sur les détecteurs de mensonges à Drake.L’interrogateurvaessayerdem’intimider.Onvachercheràretournermesfaiblessescontremoi.Onvame parler de lamort deMetias et de celle demes parents, peut-être d’Ollie.Day sera un sujetinévitable.Tandisquenousmarchons,jemeconcentreetjepassechaquepointfaibleenrevue.Jelesexamine,puisjelesrepousseaufonddemonespritpourlesréduireausilence.

Noustraversonsplusieursquartiersdelacapitale.Cettefois-ci,jevoislavilletapiesouslalueurgrisâtred’uneaubeneigeuse.Dessoldatsetdestravailleursavancentd’unpaspressésurlestrottoirsglissants où se dessinent les cercles lumineux des lampadaires. Les JumboTron de la cité sontgigantesques.Certainss’étalentsurquinzeétagesetleshaut-parleursdisposéslelongdesbâtimentssont plus récents que ceux de Los Angeles. Ils ne diffusent pas des commentaires ponctués degrésillementsetdecraquements.NouspassonsdevantlatourduCapitole.J’observesesmurslisses,les panneaux de verre qui protègent les balcons pour empêcher qu’un orateur soit victime d’unattentat.Unjour,untireuracherchéàabattrel’ancienElectorauquarantièmeétage.LaRépubliqueaaussitôt pris des mesures de sécurité afin qu’un tel événement ne se reproduise pas. Sur lesJumboTron de la tour, des filets d’eau coulent sur les écrans, en déformant les images, mais jeparviensquandmêmeàlirelestitres.

L’und’euxattiremonattention.Cen’estpaslapremièrefoisquejelevois.DANIELALTANWINGAÉTÉPASSÉPARLESARMESLE26DÉCEMBRE.

C’est curieux. Les nouvelles du mois de décembre ont disparu depuis longtemps au profit

d’informationsplusrécentes,maisoncontinueàdiffusercelle-ci.Peut-êtrequelaRépubliqueessaiedeconvaincrelescitoyensquec’estlavérité?Unautretitreapparaît.L’ELECTORVAANNONCERLAPREMIERELOIDEL’ANNÉE,AUJOURD’HUIALATOURDUCAPITOLEDEDENVER.

Jevoudraisavoirletempsdetoutlire,maislesJeeppassentsansralentiretl’écrandisparaît.Elles

s’arrêtentpeuaprèsetlesportess’ouvrent.Dessoldatsmesaisissentparlesbrasetmetirenthorsduvéhicule. Je suis aussitôt submergée par les cris des spectateurs et des dizaines de journalistes

fédéraux, quimemitraillent à l’aidede leurspetits appareils photo carrés. J’observe la foule et jeremarquequ’ellenerassemblepasseulementlescurieuxquisontvenusmevoir.Ilyalesautres.Etilssontnombreux.IlsmanifestentdanslesrueseninsultantlenouvelElectortandisquelespolicierss’efforcentdelesrepousser.Plusieurspancartesdefortunedansentau-dessusdeleurstêtesmalgrélesgardesquifontdeleurmieuxpourlesconfisquer.

«JuneIparisestinnocente!»«OùestDay?»Unsoldatmebousculepourmefaireavancer.—Vousn’avezpasbesoindevoirça!aboie-t-il.Ilmefaitgravirungrandescalier,puism’entraînedansunimmensecouloir.Nousdevonsnous

trouver dans un bâtiment administratif. Derrière nous, le brouhaha de la manifestation s’estompeavantd’êtrecouvertparl’échodenospas.Quatre-vingt-douzesecondesplustard,nousnousarrêtonsenfaced’unelargedoubleportevitrée.Unhommeprésenteunecarte–septcentimètressurquinze,noirbrillantaveclelogodorédelaRépubliquedansuncoin–devantlelecteur.Nousentrons.

La salle du détecteur de mensonges est circulaire, avec un plafond bas et douze colonnesargentées contre les murs. Les soldats m’attachent sur une machine. On me glisse des braceletsmétalliquesautourdespoignetsetdesbras,puisonmeposedesélectrodesglacées–quatorze–surlecou,lesjoues,lefront,lespaumes,leschevillesetlespieds.Ilyaplusdevingtmilitairesdanslasalle.Sixd’entreeuxsontlestechnicienschargésdem’interroger.Ilsportentdesbrassardsblancsetdes lunettes translucides avecdes reflets émeraude.Lesportes sont enverrepur.Unpetit symbolereprésentantuncerclecoupéendeuxm’apprendqu’ellessontàl’épreuvedesballesd’unseulcôté.Sije parvenais à me libérer, les gardes postés à l’extérieur pourraient m’abattre sans que je puisseriposterousortir.Àtraversunpanneaudeverre,j’aperçoisAndenencompagniededeuxsénateursetdevingt-quatresoldatssupplémentaires. Ila l’air triste. Ilestengrandeconversationavec lesdeuxmembres duSénat, qui essaient de cacher leurmécontentement derrière des sourires hypocrites etserviles.

—MademoiselleIparis,appellel’interrogateurenchef.Elleadesyeuxd’unvert trèspâle,descheveuxblondsetunepeaudeporcelaine.Elleexamine

monvisage avec calme avant d’appuyer sur la touched’unpetit appareil noir qu’elle tient dans lamaindroite.Sansdouteunesorted’ordinateur.

—JesuisledocteurSadhwani.Nousallonsvousposerunesériedequestions.Vousêtesunancienagent de la République et vous devez donc savoir de quoi ces machines sont capables. Nousdécèleronslemoindrefrémissementdevotrecorps,lemoindretremblementdevosmains.Jevousconseillefortementdenepaschercherànousmentir.

Sesmotsnesontqu’uneentréeenmatière.Elleveutmeconvaincredel’omnipotencedudétecteur.Ellepensequeplusjeseraieffrayée,plusmesréactionsseronttransparentes.Jecroisesonregard.

Respiredoucement,normalement.Détendstespaupières,gardeleslèvresdroites.—Pasdeproblème,luidis-je.Jen’airienàcacher.Elle examine les électrodes collées à ma peau, puis les images de mon visage qui doivent

apparaître sur tous les écrans de la pièce, derrièremoi. Ses yeux sautent d’un point à l’autre avecnervosité.Deminusculesgouttesdesueurperlentausommetdesonfront.

C’estsansdoutelapremièrefoisqu’elleinterrogeunennemidelaRépubliqueaussicélèbrequemoi.Etenprésencedel’Elector,desurcroît.

Commejem’yattendais,ellecommenceparunesériedequestionssimplesetsansimportance.—Vousappelez-vousJuneIparis?

—Oui.—Queljourêtes-vousnée?—Le11juillet.—Quelâgeavez-vous?—Quinzeans,cinqmoisetvingt-huitjours.Jeparlesuruntonmonocordeetdétaché.Aprèschaqueréponse,jem’accordequelquessecondes

de calme. Je m’oblige à respirer plus vite, ce qui a pour conséquence d’accélérer mon rythmecardiaque.Cestratagèmepermetdefausserlesréactionsphysiquesquelestechniciensenregistrent,cequirendramesmensongesplusdifficilesàdétecterparlasuite.

—Àquelleécoleprimaireavez-vousétéscolarisée?—HarionGold.Écoleprimaireetcollège.—Etensuite?—Précisezvotrequestion.Sadhwanireculelégèrementavantdeseressaisir.—Trèsbien,mademoiselleIparis,dit-elleavecunepointedecolèredanslavoix.Dansquellycée

avez-vousétéscolariséeaprèsvosétudesàHarionGold?J’observe les personnes qui me regardent de l’autre côté de la paroi en verre. Les sénateurs

détournentlesyeuxpours’abîmerdanslacontemplationdesfaisceauxdecâblesquiserpententautourdemoi,maisAndennesedérobepas.

—HarionHigh.—Pendantcombiendetemps?—Deuxans.—Etensuite?Jelaissel’irritationmegagnerpourfairecroireauxtechniciensquej’aidumalàcontrôlermes

émotions–etmesréactionsautest.—Ensuite,j’aipassétroisansàl’universitédeDrake!lancé-jesuruntonsec.J’aiétéadmiseà

douzeansetj’aiobtenumondiplômeàquinze.Parcequej’étaissuperdouée!Çavoussuffitcommeréponse?

Sadhwanidoitmedétestermaintenant.—Oui,répond-elled’unevoixpincée.—Parfait!Continuons!Lamédecinserreleslèvresetjetteuncoupd’œilàsonpetitordinateurnoirpournepascroiser

monregard.—Avez-vousdéjàmenti?demande-t-elle.Elleabordeunesériedequestionsplussubtiles.J’accélèremarespirationunpeuplus.—Oui.—Avez-vousmentiàdesmilitairesouàdesreprésentantsdugouvernement?—Oui.J’ai à peine refermé la bouche que de curieuses étincelles apparaissent à la périphérie demon

champdevision.Jeclignedesyeuxdeuxfoisetelless’évanouissent.Lasalleredevientnette.Jerestedéconcertée pendant un instant. Sadhwani remarque ma réaction et tape quelque chose sur sonordinateur.Jem’obligeàrefairelevideenmoi.

—Avez-vousmentiàundevosprofesseursàl’université?—Non.—Avez-vousmentiàvotrefrère?

Soudain, la pièce disparaît. Elle est remplacée par une image brillante.Une image qui devientfamilièreaufuretàmesurequ’elleseprécise.Jevois lesalondemonappartementbaignédanslachaude lumièrede l’après-midi.Unchiotblancdortàmespieds.Ungrandadolescentauxcheveuxnoirsestassisàcôtédemoi,brascroisés.C’estMetias.Ilfroncelessourcils,poselescoudessurlesgenouxetsepencheenavant.

—Est-cequetum’asdéjàmenti,June?Jeclignedesyeux,bouleversée.Toutceciestunmirage,medis-je.Ledétecteurdemensongesm’envoiedesimagesconçuespour

brisermarésistance.J’ai entendu dire qu’on employait de telles machines à proximité du front. Elles copient les

fonctions du cerveau, rendant certains rêves si poignants qu’ils vous plongent dans des scènes quiparaissentréelles.Metiasneressemblepasàuneillusion.J’ail’impressionquejepourraisletoucher,glisserunemèchebrunederrièresonoreilleouposermapetitemenottedanssonénormemain.J’aivraimentlasensationd’êtrechezmoiaveclui.Jefermelespaupières,maislascènerestegravéedansmonesprit.

—Oui,dis-jeenfin.C’est la vérité. Metias écarquille les yeux, surpris et peiné, puis il se volatilise avec Ollie et

l’appartement. Je suis de nouveau dans la salle grisâtre du détecteur de mensonges. Sadhwani estdevantmoi.Elleprendquelquesnotesetm’adresseunhochementdetêtepourmefairecomprendrequej’aibienrépondu.J’essaiedereprendrelecontrôledemesmainscrispéesettremblantes.

—Trèsbien,souffleSadhwani.—Vousavezencorel’intentiondevousservirdemonfrèreaucoursdutest?demandé-jed’une

voixglacée.Ellelèvelesyeuxdesesnotes.—Vousavezvuvotrefrère?Ellesembleplusdétendue.Lesperlesdesueurontdisparudesonfront.Tiens,tiens.Ilsnemaîtrisentdoncpaslesvisionsdelapersonneinterrogéeetilsnevoientpasce

qu’ellevoit.Ilssecontententdegénéreruneimpulsionquiravivedessouvenirsliésàlaquestion.JegardelatêtedroiteetjeregardeSadhwanidanslesyeux.—Oui.Lesquestionss’enchaînent.«Quelle annéeavez-vous sautée àDrake?»«Ladeuxième».«Combiend’avertissementsde

conduiteavez-vousreçusàDrake?»«Dix-huit.»«Avantlamortdevotrefrère,avez-vouséprouvédessentimentshostilesàlaRépublique?»«Non.»

Des questions, encore et encore.Elle essaie de désensibilisermon esprit afin que je baissemagarde.Elleobtiendraitalorsune réactionphysiqueen réponseauxquestions importantes. Je revoisMetias par deux fois. À chacune de ses apparitions, j’inspire un grand coup et je retiens marespiration pendant plusieurs secondes.Onme cuisine longuement sur lamanière dont j’ai faussécompagnieauxPatriotes et sur l’attentat. Je répète ceque j’aidit àAndenaucoursdenotredîner.Pourlemoment,jetienslecoup.Mesinterrogateursn’ontriendétectéd’anormal.

—Est-cequeDayestvivant?Dayapparaîtdevantmoi.Ilsetientàmoinsdedeuxmètres.Sesyeuxbleussontdesmiroirsdans

lesquelsj’aperçoismonreflet.Unpetitsourireéclairesonvisagequandilmevoit.Jeprendssoudainconsciencequ’ilmemanque.Ilmemanquetantquej’ail’impressiondetomberdansungouffresansfin.

Cen’estpasvrai.C’estuneillusion.Jecontinueàrespirersurunrythmerégulier.—Oui.—Pourquoiavez-vousaidéDayàs’échapperalorsquevoussaviezqu’ilétaitrecherchépourde

nombreuxcrimescontrelaRépublique?Éprouvez-vousquelquechosepourlui?C’estunequestiondangereuse.Jerefoulemessentimentssanslamoindrepitié.—Non.Jenevoulaispasqu’ilsoitexécutépouruncrimequ’iln’apascommis.Sadhwanicessedeprendredesnotesethausseunsourcilenmeregardant.—Vousavezprisdesrisquesterriblespourunepersonnequevousconnaissiezàpeine.Mesyeuxseplissent.—Voilàqui endit long survotre caractère.Attendezdonc le jouroùunepersonne sera sur le

pointd’êtreexécutéeàcausedevous,vousverrezl’effetquecelafait.Elleneréagitpasàmaremarqueacerbe.Daysevolatiliseetonmeposedenouvellesquestions

sansintérêt.—VousetDay,avez-vouseudescontactsétroitsaveclesPatriotes?Dayréapparaît.Ilestpenchésurmoi,siprèsquesescheveuxdouxcommelasoiecaressentmes

joues.Ilm’attirecontreluietm’embrasselonguement.Lascènechange.Ilfaitnuitetunetempêtefaitrage.Dayavanceenluttantcontre lapluie.Dusangcouledesa jambeet laisseunetraînéeécarlatederrièrelui.IltombeàgenouxdevantRazorettoutdisparaît.Jefaisuneffortsurhumainpourparlerd’unevoixrégulière.

—J’enaieu,oui.—Va-t-ilyavoirunetentatived’assassinatcontrenotreglorieuxElector?Inutiledementirsurcepoint.MesyeuxvontseposersurAnden,quihochelatêtecommepour

m’encourager.—Oui.—LesPatriotessavent-ilsquevousconnaissezceprojetd’attentat?—Non.Ilsl’ignorent.Sadhwanisetourneverssescollègues.Auboutdequelquessecondes,ellefaitunsignedetêteet

ellereportesonattentionsurmoi.Ledétecteuraestiméquejenementaispas.—Dessoldatsprochesdel’Electorpourraient-ilsparticiperàcetattentat?—Oui.Encoreune fois,plusieurs secondes s’écoulent tandisqu’ellevérifie les résultatsde lamachine

avecsescollègues.Ellehochelatêtedenouveau,puisellesetourneversAndenetlessénateurs.—Elleditlavérité.Andenacquiesce.—Parfait,dit-ild’unevoixétoufféeparleverreépais.Continuez,jevousenprie.Lessénateursontlesbrascroisésetleslèvresserrées.Sadhwanimebombardedequestions.«Quand l’attentat doit-il avoir lieu ? » «Quand l’Elector partira pour se rendre sur le front,

pendantlevoyageversLamar,auColorado.»«Connaissez-vousuneroutesûre?»«Oui.»«Paroùl’Electordevrait-ilpasser?»«Paruneautrevillefrontalière.»«Daydoit-ilparticiperàl’attentat?»«Oui.»«Pourquoi?»«IlestimeavoirunedetteenverslesPatriotesparcequ’ilsontguérisajambeblessée.»

— Lamar, murmure Sadhwani en prenant des notes sur son ordinateur noir. Je suppose que

l’Electorvamodifiersontrajet.UnenouvelleétapeduplandeRazorestfranchie.L’interrogatoiresetermine.Sadhwanisetourneverssescollèguespourcommenterlesrésultats.

Je pousse un soupir et jeme laisse aller contre lamachine. Je suis ici depuis deux heures et cinqminutes.Jecroiseleregardd’Anden.Ilsetienttoujoursderrièreunpanneaudeverre,brascroisés,encadrépardessoldats.

—Uninstant!lance-t-il.(Lestechnicienss’interrompentetsetournentverslui.)J’aiunedernièrequestionpournotreinvitée.

Sadhwaniclignedespaupièresetfaitungesteversmoi.—Bienentendu,Elector.Jevousenprie.Andens’approchedupanneaudeverrequinoussépare.—Pourquelleraisonvoulez-vousm’aider?Jebombelapoitrineenleregardantdroitdanslesyeux.—Parcequejeveuxêtrepardonnée.—Êtes-vousunloyalserviteurdelaRépublique?Un nouvel assemblage de souvenirs apparaît. Je tiens mon frère par la main tandis que nous

marchons dans les rues de Ruby. Nous levons le bras vers les JumboTron en récitant le sermentd’allégeance.Jevoislevisagedemonfrère,sonsourireetsestraitstendus,inquiets,lanuitoùnousnoussommesvuspourladernièrefois.Lesnotessecrètesqu’ilacachéessurleréseauinformatiquedéfilentdevantmoi.Jelissesavertissements,sesdiatribescontrelaRépublique.JevoisThomasleversonarmeverslamèredeDay.Jevoislatêtedelamalheureusepartirenarrièresousl’impactdelaballe.Elles’effondre.C’estmafaute.JevoisThomass’enfouirlevisageentrelesmainsdanslasalled’interrogatoiredeVegas.Thomas,lesoldatmodèlehantéparlaculpabilité,prisonnieràjamaisdesesactes.

Je ne suis plus un loyal serviteur de laRépublique. Si ? Je suis dans la capitale pour aider lesPatriotesàéliminerlenouvelElector,unhommeàquij’aijadisprêtéserment.Jevaisletueravantdeprendrelafuite.Jesaisqueledétecteurvarévélermatrahison.J’aiperdumaconcentration.Jesuisrongéeparundilemme:jeveuxquetoutsepassebienavecDay,maisl’idéedelaisserlaRépubliqueauxmainsdesPatriotesmerévulse.

Unfrissonmetraverse.Cenesontquedesimages.Dessouvenirs.Jegarde le silence jusqu’à cequemoncœur reprenneun rythmenormal. Je ferme les yeux et

inspireungrandcoupavantdelesouvrir.—Oui,affirmé-je.JesuisunloyalserviteurdelaRépublique.J’attendsleclignotementdeslumièresrouges,lessonneriesd’alarmedudétecteur,maisrienne

vient.Sadhwanicontinueàprendredesnotes,têtebaissée.—Elleditlavérité,déclare-t-elleenfin.J’airéussi.Jen’arrivepasàlecroire.Lamachineaffirmequejenemenspas.Aprèstout,cen’est

qu’unemachine.Plustard,danslanuit, jem’assiedsauborddemonlit, la têteentrelesmains.J’ai toujoursdes

menottesauxpoignetsmais,endehorsdecela,jepeuxmedéplacerlibrement.J’entendsparfoisdesbribesdeconversationsétoufféesdanslecouloir.Dessoldatsmontentlagardedevantmaporte.

Jesuisépuisée.Jenedevraispasl’êtrepuisquejen’aifaitaucunexercicephysiquedepuismonarrestation.Pourtant,lesquestionsdudocteurSadhwanitourbillonnentdansmonespritensemêlantauxparolesdeThomas.Cedélugedemotsmehanteetmefaitmal.Jeplaquelesmainscontremestempespouressayerdechasserladouleur.Quelquepartdanslaville,desmembresdugouvernementdébattentdemonsort.Doit-onmepardonnerounon?Jefrissonnemalgrélachaleurconfortabledelapièce.

Symptômesclassiquesd’unemaladiesurlepointdesemanifester,medis-jeavecpessimisme.Est-cequec’estlevirus?

Unmélangedetristesseetdepeurm’envahitàcetteidéeironique.Jesuisvaccinée.Ce n’est sans doute qu’un coup de froid. Metias disait toujours que j’étais sensible aux

changementsdetempérature.Metias.Maintenantquejesuisseule,jelaissel’inquiétudem’envahir.Madernièreréponseaurait

dûfaireréagirledétecteurdemensonges,maiscelan’apasétélecas.Est-cequecelasignifiequejesuis toujours loyaleà laRépublique?Lamachinea-t-ellesentidesdoutesauplusprofonddemonesprit?A-t-elledécouvertquejen’étaispasconvaincueparleprojetd’assassinatd’Anden?

Mais,sijedécidedenepassuivrelesinstructionsdesPatriotes,qu’arrivera-t-ilàDay?Jedoistrouver lemoyende lecontactersansqueRazor lesache.Etensuite? IlestpeuprobablequeDaypartagemonopinionencequiconcerne l’Elector.Enoutre, jen’aipasdeplanB.Réfléchis, June.Commentfairepouréviterquelesangcoule?

«Jeveuxque tu terebelles,maissansquitter lesystème»,avaitécritMetias.Je réfléchisàcesmotsmalgrélesfrissonsquiinterrompentmaconcentration.

J’entends des bruits devant la porte. Des talons claquent sur un rythme rapide. Une personneimportantevientmevoir.J’attendsensilence.LapoignéetourneetAndenapparaît.

—Elector,monsieur,êtes-voussûrdenepasvouloirquequelquesgardesvousaccompagnent?Andensecouelatêteetfaitsigneauxsoldatsdereculer.—Nevousdonnezpascettepeine.Jevoudrais justedirequelquesmotsàMlleIparis,enprivé.

Celaneprendraqu’uneminute.Cesparolesmerappellentcellesquej’aiprononcéesquandjemesuisrenduedanslacellulede

Day,àBatallaHall.UnhommesalueAndend’ungestebrefetfermelaportederrièrelui.Jesuisseuleavecl’Elector.

Assiseauborddulit,jelèvelesyeux.Lescliquetisdemesmenottesrompentlesilence.L’Electorneportepassatenuehabituelle,maisunlongmanteaunoiravecunebanderougedevant.Sesvêtementssontsimplesetélégants:ungiletsombreavecsixboutonsdoréssurunechemisenoire,unpantalonnoir et des bottes de pilote noires. Ses cheveux sont brillants et peignés avec soin.Un pistolet estaccroché à sa ceinture, mais le canon est si long qu’il n’aurait pas le temps de le dégainer si jedécidaisdel’attaquer.Ilveutmemontrerqu’ilaconfianceenmoi.

Razorm’aditque,sij’avaisl’occasiondetuerAndenavantl’attentat,jedevaissaisirmachance,ne pas hésiter. Je ne m’attendais pas à me retrouver seule avec un Elector si vulnérable. Je resteimmobile.Sijeletuaisici,jen’auraisaucunechancederevoirDay,nimêmedesurvivre.

Andens’assiedprèsdemoienrespectantunedistanceprudente.Soudain,jesuisgênéeparmonapparence.Jesuisvoûtée,fatiguée,malpeignéeetenchemisedenuitàcôtéduprincecharmantdelaRépublique.Jemeredresseetj’inclinelatêteavecautantdegrâcequepossible.JesuisJuneIparis,medis-je.Jenevaispaslelaissercontemplerlechaosquim’habite.

— Je tenais à vous informer que tout s’est bien passé, déclare Anden avec une sincérité

chaleureuse.Deuxsoldatsdemagardepersonnelleontdisparucetaprès-midi.Ilssesontenfuis.LesdeuxagentsquelesPatriotesavaientinfiltrés.Toutsepassecommeprévu.Jesoupireetjelui

adresseunregardsoulagé–quej’aibeaucouptravaillé–aucasoùRazornousespionnerait.—Oùsont-ilspassés?—Nousnelesavonspas.Deséclaireurss’efforcentderetrouverleurstraces.(Andenfrotteses

mainsgantées.)LecommandantDeSotoachoisidenouveauxsoldatspournousaccompagner.Razor!Ilaréussiàplacerseshommes.Ilavancesespionspourqu’ilsserapprochentpeuàpeu

deleurproie.—Jetenaisàvousremercierpourvotreaide,June.Ainsiqu’àvousprésentermesexcusespourle

testdudétecteurdemensonges.Jesaisquecelaaétéuneépreuvetrèsdifficile,maisc’étaitnécessaire.Quoi qu’il en soit, je vous remercie d’avoir répondu honnêtement. Vous allez rester ici pendantquelquesjours,jusqu’àcequenoussoyonssûrsquelesPatriotesnereprésententplusundanger.Ilestpossiblequ’onaitbesoindevousinterrogerdenouveau.Ensuite,nouschercheronslemoyendevousréintégrerdanslesrangsdelaRépublique.

—Merci,dis-jed’unevoixcreuse.Andensepenche.—J’étaissérieuxaucoursdenotredîner,souffle-t-il.Sesmotsfusenttandisqueseslèvresbougentàpeine.Ilestnerveux.Jesenslaparanoïamonteren

moi.Jetapotemabouched’undoigtetjeluilanceunregardentendu.Ilécarquillelesyeux,maisnefaitpasminedereculer.Ileffleuremonmentonetm’attirecontreluicommepourm’embrasser.Seslèvres se posent tout près desmiennes en frôlantma joue. Des frissons remontent le long demacolonnevertébrale,accompagnésparunvaguerelentdeculpabilité.

—Vousnetenezpasàcequelescamérasfilmentlerestedenotreconversation,murmure-t-il.C’est une bonne manière de communiquer discrètement. Si un garde entrait à l’improviste, il

croirait que nous nous embrassons, pas que nous parlons. Une rumeur naîtrait et les Patriotespenseraientquejesuisleurplanàlalettre.

Lesoufflechaudd’Andencaressemapeau.—J’aibesoindevotreaide,murmure-t-il.SionvouspardonnevoscrimescontrelaRépublique

et qu’on vous libère, accepterez-vous de contacter Day ? ou bien avez-vous mis un terme à vosrelationsquandvousavezquittélesPatriotes?

Jememordsleslèvres.Danslabouched’Anden,lemot«relations»laisseentendrequ’ilyavaitquelquechoseentreDayetmoi.Maisquecen’estpluslecas.

—Pourquoivoulez-vousquejeprennecontactaveclui?demandé-je.Sesmurmuresontuntonpressant,urgent,quimedonnelachairdepoule.—DayetvousêteslespersonneslespluscélèbresdelaRépublique.Sijeformeuneallianceavec

vousdeux,jepourrairassemblerlepeuplederrièremoi.Aulieuderéprimerlesmanifestationsetlesémeutespourprotégerune sociétéobsolète, je pourraimeconcentrer sur les changementsdont lepaysagrandbesoin.

La têteme tourne. Je suis stupéfaite par ce que je viens d’entendre. Pendant un instant, je suisincapabledesongeràuneréponseconvenable.Andenprenddesrisquesterriblesenmeparlantainsi.Jedéglutistantbienquemal.Ilestsiprèsdemoiquemesjouessontenfeu.Jetournelégèrementlatêtepourcroisersonregard.

—Pourquoidevrions-nousvousfaireconfiance?demandé-jed’unevoixcalme.Etqu’est-cequivousfaitpenserqueDayseraitprêtàvousaider?

Lesyeuxd’Andenbrillent,déterminés.

—JevaischangerlaRépubliqueetjevaiscommencerparlibérersonfrère.Maboucheestdevenueaussisèchequ’unvieuxparchemin.Jevoudraisparlerassezfortpourque

Daynousentende.—VousallezlibérerEden?—Iln’yavaitaucuneraisondel’arrêter.Jelelibérerai,luietd’autrespersonnesenvoyéessurla

lignedefront.—Oùest-il?soufflé-je.Quandavez-vousl’intentionde…—Eden a été déplacé le long de la ligne de front à plusieurs reprises au cours des dernières

semaines.Mon père avait ordonné son arrestation et une dizaine d’autres afin demener à bien unnouveau projet militaire. Pour résumer, ils servent d’armes biologiques. (Le visage d’Andens’assombrit.)Jevaismettreuntermeàcettefolie.J’endonnerail’ordredèsdemain.Edenseraretirédufrontetsoignédansunhôpitaldelacapitale.

Jenem’attendaispasàunetellenouvelle.Voilàquichangetout.IlfautquejecontacteDayavantquelesPatriotesassassinentl’hommequidoitlibérersonfrère.

Comment puis-je faire ? Les Patriotes doivent surveiller mes moindres faits et gestes grâce auxcamérasdesécurité. J’aidumalà réfléchir. Jedois lui fairepasserunmessage.LevisagedeDayenvahitmespenséesetj’éprouvesoudainl’enviedelerejoindresur-le-champ.J’aitantenviedeluiannoncerlabonnenouvelle.

Maisest-ceunebonnenouvelle?Monpragmatismemeconseilled’êtreprudente.Andenpourraitmentir.Cepourraitêtreunpiège,unerusepourarrêterDay…mais,danscecas,pourquoinepassecontenterdefaireduchantage,demenacerdetuerEden?Dayselivreraitaussitôt.Alors,pourquoifairemontred’unetellemansuétude?

LenouvelElectorattendavecpatience.—J’aibesoinqueDaymefasseconfiance,souffle-t-il.Je glisse les bras autour de son cou et j’approchemes lèvres de son oreille. Il sent le bois de

santaletlalainepropre.—Jevaisavoirbesoindelecontacteretdeleconvaincre.Mais,sivouslibérezsonfrère,jesuis

certainequ’ilvousferaconfiance.—Vousfinirezparmefaireconfiance,vousaussi, répondAnden.Jeveuxquevousmefassiez

confiance.Moi,j’aiconfianceenvous.Ilyabienlongtempsquej’aiconfianceenvous.Ilse taitpendantuncourtmoment.Sarespirationestplus rapide.Jemerecule légèrementet je

constatequesesyeuxsontdifférents.Lalueurdefroideautoritéadisparuetiln’yaplusqu’unjeunehomme,unêtrehumain.Lecourantélectriquedevientintenseentrenous.Iltournelatêteversmoietnoslèvresserencontrent.

Jefermelesyeux.C’estsiléger.C’estàpeineréel,maisjem’aperçoisquej’enveuxdavantage.LesbaiserséchangésavecDaysontunbrasieroùontrouvedelafaim,dudésespoir,delanécessitéetune certaine colère. Avec Anden, il n’y a que délicatesse, raffinement aristocratique, puissance etélégance. Je suis envahie par un mélange de plaisir et de honte. Day me regarde-t-il parl’intermédiairedescaméras?Cettepenséemecrucifie.

Lecontactnedurequequelquessecondes.Andens’écartedemoi.Je laisseéchapperunsoupir,j’ouvre les yeux et la pièce retrouve sa netteté. Anden ne doit pas s’attarder plus longtemps. Lesgardesdoiventcommenceràseposerdesquestions.

—Jesuisdésolédevousavoirdérangée,dit-il.Ilinclinelégèrementlatête,puisselèveetajustesonmanteau.Ilaretrouvésacarapaced’Elector,

maisunevaguemaladressepersistedanssonattitudeetunsoupçondesourireestencorevisibleaux

coinsdeseslèvres.—Reposez-vous.Nousparleronsdemain.Ilsortetlapièceretombedansunlourdsilence.Jeramènemesjambescontremoietjeposele

mentonsurmesgenoux.Meslèvressontencorebrûlantes.Jelaissemonespritanalyserlesparolesd’Anden tandis que mes doigts pianotent avec insistance sur l’anneau de trombones tressés. LesPatriotesveulentqueDayetmoiparticipionsàleurtentatived’assassinat.IlsaffirmentquelamortdunouvelElectorprovoqueraunerévolutionquinouslibéreradelaRépublique.QuelepaysretrouveralagloiredesanciensÉtats-Unis.Qu’est-cequecelasignifievraiment?CesnouveauxÉtats-Unisnousapporteront-ilsquelquechosequ’Andenestincapabledenousoffrir?Laliberté?Lapaix?Uneèredeprospérité?LaRépubliquedeviendra-t-elleunenationpleinedemagnifiquesgratte-cielilluminésetdesecteursflorissants?LesPatriotesontpromisàDayqu’ilstrouveraientsonfrèreetqu’ilsnousaideraientàgagner lesColonies…mais,siAndenchange lasociétégrâceàsadéterminationetausoutien de certaines personnes, nous n’aurons plus besoin de fuir. Alors, à quoi son assassinatservirait-il ? Anden ne ressemble en rien à son père. D’ailleurs, sa première décision en tantqu’Electorserad’annulerunordredesonprédécesseur:ilvalibérerEden.Ilvapeut-êtremettreuntermeauxexpériencesliéesàl’épidémie.S’ilresteaupouvoir,laRépubliquenedeviendra-t-ellepasmeilleure?N’est-ilpaslecatalyseurqueMetiasappelaitdesesvœuxdanslescommentairesrebellesdesonblog?

Maisunpointmajeurm’échappe:Razordoitêtreaucourant,àundegréouàunautre,qu’Andenn’estpasundictateuràl’imagedesonpère.Aprèstout,sonrangluiapermisd’entendredesrumeurssurlanaturerebelledunouvelElector.IlaaffirméqueleCongrèsdétestaitAnden,maisilnenousapasexpliquépourquellesraisons.

Pourquoivoudrait-ilassassinerunjeuneElectorquisouhaite,commelesPatriotes, l’avènementd’unenouvelleRépublique?

Aumilieudesdoutesetdesquestions,unecertitudedemeure.Jesaisquijevaisservir.Jen’aideraipasRazoràtuerAnden.IlfautquejecontacteDayafinqu’il

nesuivepasleplanprévu.J’aibesoind’unsignal.Une illumination m’apporte la solution, à condition que Day regarde les transmissions des

camérasencompagniedesPatriotes.Ilnecomprendrapaspourquoijefaiscela,maisilseposeradesquestions.C’estmieuxquerien.Jebaisselatêteetjelèvelamainàlaquellejeportel’anneauqu’ilm’aoffert.Jeposedeuxdoigtscontrematempe.C’estlesignalquenousavionsmisaupointànotrearrivéeàVegas.

«Stop!»

DAY

TARDDANSLANUIT,JEMEDIRIGEVERSLASALLEDECONFÉRENCES.JerejoinslesPatriotespourdécouvrirlesprochainesétapesduplan.Razorestderetour.Quatrehommestravaillentensembledansuncoindelapièce–deshackers,apparemment.Ilsanalysentlamanièredontleshaut-parleurssontinstalléssurlesimmeubles.Jereconnaiscertainsd’entreeux:lepetitchauvebâticommeuntank,celuiquiaun visage étroit avec un grand nez entre des yeux en demi-lune. Il y a aussi une fille borgne. Laplupart des Patriotes ont des cicatrices. J’observeRazor, qui s’adresse aux personnes rassembléesdevantlui.Sasilhouettesedessinedanslalumière.JetendslecoupouressayerdetrouverTess.Jevoudraisluiparlerdansunendroittranquilleetluiprésentermesexcuses.Jel’aperçoisenfinparmiun groupe d’apprentis médicos. Elle tient une sorte d’herbe verte dans la paume et elle expliquepatiemment commenton s’en sert.Enfin, c’est l’impressionqu’elle donne. Jedécidedem’excuserplustard.Ellen’anulbesoindemoipourlemoment.Cettepenséem’attristeetmemetmalàl’aise.

—Day!Tessm’aenfinremarqué.Jeluiadresseunpetitsigne.Elle s’approcheet tiredeuxpilules ainsiqu’un rouleaudebandagede sapoche.Elle lesglisse

dansmesmains.—Neprendspasderisquecesoir,d’accord?dit-elled’unevoixessoufflée.Ellemeregarded’unemanièreétrange,insistante.Ellesembleavoiroubliénotredispute.—Jesaiscommenttuesquandl’adrénalinetemonteàlatête.Nefaispasdebêtises.(Ellefaitun

signedumentonendirectiondespilulesbleues.)Ellesteréchaufferontsituastropfroiddehors.Elleparleaveclamaturitéd’unemèrequis’adresseàsonenfant.Jesuisabasourdi.Saprévenance

mefaitchaudaucœur.—Merci,cousine,dis-jeenglissantsescadeauxdansmapoche.Euh…jevoulais…Elle interrompt mes excuses d’un geste. Ses yeux immenses sont si réconfortants que je me

surprendsàregretterqu’ellenenousaccompagnepas.—Oui,plustard.Promets-moijusted’êtreprudent.Ellem’adéjàpardonné,malgré tout cequi s’est passé.Est-ceque sesproposhargneux lui ont

échappédansunmomentdecolère?Est-cequ’ellem’enveutencore?Jemepencheetlaserrecontremoipendantunbrefinstant.

—Jetelepromets.Soisprudente,toiaussi.Sesbrasglissentautourdemataille,puisellereculeetrejointlegrouped’apprentismédicossans

melaisserletempsdeluiprésentermesexcuses.Je reporte mon attention sur Razor. Il montre une vidéo de mauvaise qualité sur laquelle on

distingueunerueprèsdelavoieferréequeKaedeetmoiavonssuiviepourvenirici.Deuxsoldatsapparaissent. Ils ont remonté leurs cols pour se protéger de la pluie. Ils avancent d’un bon pas enmangeantdesempanadas fumantes.Jesens lasaliveenvahirmabouche.LanourritureenconservedesPatriotesestunluxemais,nomdeDieu,qu’est-cequejenedonneraispaspoursavourerundecespetitschaussonsàlaviande!

—Toutd’abord,déclareRazor,jetiensàrassurertoutlemonde:notreplansuitsoncours.Notre

agenta réussiàentrerencontactavec l’Electoretà lui fairepartdu fauxprojetd’assassinat. (Sondoigt trace un cercle sur l’écran.) L’Elector avait prévu de commencer sa tournée du front parSanAngelo,puisde se rendreàLamar.Des rumeursaffirmentquecettedeuxièmeétapeaurait étéannuléeauprofitdePierra.Plusieursdenoshommesferontpartiedesonescorteenremplacementdegardeshabituels.

Razormeregarde.Ilmontrel’écrandudoigtetsetait.LamauvaiseimagedesvoiesdechemindeferdeLamarestremplacéeparcelled’unechambre.

Jeremarqueaussitôtlamincesilhouetteassiseauborddulit,lesgenouxcontrelapoitrine.June?Lapièce n’a rien d’une cellule. Elle est agréable et le matelas épais est caché par de nombreusescouvertures.ÀLake,j’auraistuépourpouvoirdormirdansunlitpareil.

Quelqu’unm’attrapeparlebras.—Tueslà,champion!Jemeretourne.Pascaoaffichesongrandsourirehabitueletsesyeuxpâlesbrillentd’excitation.—Salut,dis-jeenluiadressantunbrefhochementdetête.Jemeconcentresurl’écranpendantqueRazorprésentelesgrandeslignesdelaprochaineétape

del’attentat,maisPascaometireparlamanche.—Toi,moietquelquescourriers,onvafaireunesortiedansdeuxheures.(Iljetteuncoupd’œilà

lavidéo,puisilmeregardedenouveau.)Écoute,Razorm’ademandédefaireuncompte-renduplusdétailléquelesienauxmembresdemongroupe.J’aidéjàparléàBaxteretàJordan.

Jel’entendsàpeine.JesuiscertainquelapersonneassisesurlelitestJune.Iln’yapasdedoutepossible.Jereconnaissafaçonderamenersescheveuxenarrière,d’observerlapièceenlabalayantdu regard.Elleporteunpyjamachaudet confortable,maiselle frissonnecommes’il faisait froid.Cette chambre luxueuse est-elle vraiment une cellule ? Les paroles de Tess me reviennent enmémoire.

«Elleatuétamère,Day.»Pascaotiresurmamancheunefoisdepluspourm’obligeràleregarder,puisilm’entraînevers

lefonddelapièce.—Écoute,Day,murmure-t-il.UntraindemarchandisesarriveàLamarcettenuit.Iltransportedes

armes,dumatériel,delanourritureettoutcedontlessoldatsontbesoinsurlefront.Sanscompterunepiledematosdelaboratoire.Nousallonsvolercequenouspourrons,puisnousferonssauterunwagonremplidegrenades.C’estlamissiondecettenuit.

Juneparleàungardequisetrouvedel’autrecôtédelaporte,maisjel’entendsàpeine.RazoraterminésondiscoursetilestengrandeconversationavecdeuxPatriotesquifontparfoisunsigneendirectiondel’écranavantdetracerquelquechosesurlapaumedeleursmains.

—Àquoiçanousavancera,defairesauterunwagonremplidegrenades?demandé-je.—Çafaitpartiede lafausse tentatived’assassinat.L’Electordevaits’arrêteràLamaravantque

Juneluiparle.Notremissiondoitleconvaincre,sicen’estpasdéjàchosefaite,qu’elleaditlavérité.Etpuisceserauneoccasionenorpourrécupérerquelquesgrenades.(Ilsefrottelesmainsavecunpetitrireinquiétant.)Hmmm!Nitroglycérine!(Jehausseunsourcil.)Moiettroisautrescourriers,on va s’occuper du train,mais il nous faudra quelqu’un de spécial pour détourner l’attention desgardes.

—Qu’est-cequeçaveutdire,«spécial»?—Çaveutdirequec’estpourcette raisonqueRazor t’a recruté, répondPascaoavecemphase.

C’estnotrechancedemontreràlaRépubliquequetuesenvie.C’estpourçaqueKaedet’arefiléunproduitpourenleverlateinturedetescheveux.QuandlesgensapprendrontquetuétaisàLamaret

quetuasdétruituntraindemarchandisesdel’armée,ilsvontdevenirfous.Lecélèbrepetitcriminelest en pleine forme après sa prétendue exécution par le gouvernement ! Si, ça, ça ne réveille pasl’espritderévoltedupeuple,c’estàdésespérer.C’estcequenousvisons:lechaos.Quandnousenaurons terminé, les citoyens de la République seront tellement enivrés par ton audace qu’ilsn’attendront plus que la révolution.On ne peut pas rêvermeilleure ambiance pour l’assassinat del’Elector.

L’enthousiasmedePascaom’arracheunpetitsourire.SefrotteràlaRépublique?C’estmaraisondevivre.

—Donne-moiquelquesdétails,demandé-jeavecunairgourmand.Pascao lanceunregardendirectiondeRazorpours’assurerqu’ilbavarde toujours,puis ilme

faitunclind’œil.—Deshommesànousvontdétacherlewagondegrenadesàtroiskilomètresdelagare.Quand

nousarriveronssurplace,jeneveuxpasvoirplusd’unepoignéedesoldatsautourdutrain.Écoutebienmaintenant.En règlegénérale, iln’yapasbeaucoupdegardesàproximitédesvoies ferrées,mais,cesoir,ceseradifférent.LaRépubliqueestsurlepieddeguerreaprèslesrévélationsdeJune.Ilfauts’attendreàdesrenforts.Occupe-lespournouslaisserletempsd’agiretassure-toibienqu’ilstevoient.

—Pasdeproblème.Vousaureztoutletempsdumonde.(Jecroiselesbrasetjepointeledoigtverslui.)Dis-moijustecequejedoisfaire.

Pascaogrimaceunsourireetm’assèneunegrandeclaquedansledos.—Super !Tues lemeilleurcourrierd’entre tous,etde loin.Tusèmeras les soldats lesdoigts

dans le nez.Rejoins-moi dans deux heures au poste par lequel tu es arrivé ici.Onva s’éclater. (Ilclaquedesdoigts.)Oh!NefaispasattentionàBaxter.Ill’aunpeuentraversdelagorgeparceque,Tessetmoi,ont’aàlabonne.

Jemetourneversl’écranavantqu’ilaitletempsdes’éloignerd’unpas.JecontemplelasilhouettedeJuneetj’entendsdesbribesdelaconversationdeRazor.

—…assezpourcomprendrecequisepasse,dit-il.Ellel’aamenéaupointvoulu.Surlavidéo,Junesemblesommeiller,lementonposésurlesgenoux.Iln’yapaslemoindreson

pouraccompagner l’image,maisçanemedérangepas.Soudain,quelqu’unentredans lachambre.Un jeune homme avec des cheveux sombres et un élégantmanteau noir. L’Elector. Il se penche etparle à June. Je n’ai aucune idée de ce qu’il raconte. Il se rapproche et June se contracte.Le sangrefluedemonvisage.Autourdemoi, l’agitationet lebrouhahasemblentmeparvenirde très loin.L’ElectorglisselamainsouslementondeJuneafinqueleursregardssecroisent.Jepensaisquecegestem’était réservéet jesuissoudainenvahiparungrandsentimentdedésarroi. Je tourne la têtemais,ducoindesyeux,jelesvoiss’embrasser.Leurbaiserdureuneéternité.

Je les regarde, anesthésié, s’écarter l’un de l’autre. L’Elector sort de la chambre et June resteseule,pelotonnée sur le lit.Àquoipense-t-elle encemoment ? Incapablede supporter ces imagespluslongtemps,jedétournelesyeuxetmeprépareàfendrelafouleàlasuitedePascao.Jeveuxêtreleplusloinpossibledecetécran.

Pourtant, quelque chose attiremon attention et je regarde lemoniteur de nouveau. J’ai juste letempsd’apercevoirJuneporterdeuxdoigtsàlatempe.Notresignal.

IlestminuitpassélorsquePascao,troisautrescourriersetmoinouspeignonsdelargesbandes

noiresen traversdesyeux.Nousenfilons lesuniformessombresdessoldatsdufrontainsiquedescasquettesmilitaires.Nous émergeons du réseau souterrain.C’est la première fois que je quitte labase des Patriotes depuis mon arrivée. Dehors, nous apercevons quelques gardes qui patrouillentdeux par deux ici et là,mais, au fur et àmesure que nous nous éloignons du quartier pour nousrapprocherdesvoiesferrées,lessoldatssefontplusnombreux.Lecielestcachéparlesnuageset,dans la faible lueurdes lampadaires, jedistinguedeminces rideauxdeneige fonduequi s’abattentsans interruption. La bruine et la bouillie de glace rendent le sol glissant. Une odeur mélangeantfuméeetrelentsdemoisissureflottedansl’air.Jerelèvemoncoletj’avaleunepilulebleuedeTess.Jevoudrais êtredans les taudishumidesdeLosAngeles avec elle. Je tapote labombeàpoussièrecachéesousmavesteetjevérifiepardeuxfoisqu’elleestbiensèche.Surlatoiledemonesprit,lascèneentreJuneetl’Electorrepassesansfin.

LesignaldeJunem’étaitadressé.Quellepartieduplanmedemande-t-elled’arrêter?Veut-ellequejerenonceàlamissionetquejefaussecompagnieauxPatriotes?Sijelesabandonnemaintenant,que lui arrivera-t-il ? Cemaudit signal peut être interprété demille etmillemanières. Il pourraitmême signifier qu’elle a décidé de redevenir fidèle à laRépublique. Je secoue la tête avec colèrequandcettepenséem’effleure.Non,elleneferaitjamaisunetellechose.Etsil’Electorenpersonneluidemandaitderesteràsoncôté?Accepterait-elle?

Jemerappellequelavidéoétaitsilencieuse,contrairementauxautresquiretransmettaientbruitset paroles avec netteté. Razor insistait toujours pour qu’on hausse le volume. Les Patriotes ont-ilsjugépréférabledenepasdiffuserlaconversationentrel’ElectoretJune?Pourquelleraison?Mecacherait-onquelquechose?

Pascaonousfaitsignedenousarrêterdansuneruelleprochedelagare.—Letrainarrivedansquinzeminutes,dit-il.(Sonsouffleproduitdesnuagesdevapeurdansl’air

froid.)Baxter,Iris,vousvenezavecmoi.Irissourit.C’estunefillelongueetsvelte,avecdesyeuxtoujoursenmouvementaufonddeleurs

orbites. Baxter se renfrogne et les muscles de ses mâchoires se contractent. Je ne lui prête pasattention et jem’efforce de ne pas songer à tout ce qu’il raconte à Tess surmon compte. Pascaopointe le doigt vers le troisième courrier, une fillemenue avec des nattes cuivrées qui passe sontempsàmeregarderducoindel’œil.

—Jordan,tuvasrepérerlewagonpournous,ditPascao.Elleluiadresseunsignedupouce.Pascaosetourneversmoi.—Day,souffle-t-il,tusaiscequetudoisfaire.Jetiresurleborddemacasquette.—Pasdeproblème,cousin.Je ne sais pas ce que June a voulu me dire, mais ce n’est pas le moment d’abandonner les

Patriotes.Tessesttoujoursdanslebunkeretj’ignoreoùsetrouveEden.Jen’aipasl’intentiondeleurfairecourirlemoindrerisque.

—Tuoccupeslessoldats,OK?Débrouille-toipourqu’ilstedétestentdufondducœur.—C’estmaspécialité.Jefaisungesteendirectiondestoitsenpenteetdesmursbranlantsquisedressentautourdenous.

Pouruncourrier,cesontdevéritablestoboggansgéantsrendusbienlissesparlaglace.J’adresseunremerciementsilencieuxàTesstandisquelapilulebleuemeréchauffelesentraillescommeunboldesoupebrûlanteunmatind’hiver.

Pascaomefaitungrandsourire.

—Ehbien!quelespectaclecommence!Jeregardemescompagnonss’éloignerlelongdelavoieferréed’unpaspresséetdisparaîtreà

traverslerideaudeneigefondue.Jem’enfoncedanslesténèbresetj’examinelesbâtiments.Ilssontanciensetlesmurssontconstellésdetrousoùprendreappui.Et,commesicelanesuffisaitpas,lesparoissontzébréesdepoutrellesmétalliquesrouillées.Lessommetsdecertainsédificessontéventrésetouvertsà lanuit.D’autressontcouvertspardes toits inclinésen tuiles.Malgré lasituation, jenepeuxm’empêcherderessentirunecertaineimpatience.Cequartierestunparadispourcourriers.

Jem’engagedanslaruemenantàlagare.Ilyadeuxgroupesdesoldats,peut-êtredavantage,àl’autreextrémité.Certainssontalignéslelongdesvoies,lefusilrelevé,prêtsàintervenir.Lesbandesnoires peintes en travers de leurs yeux brillent sous la pluie. Je porte la main à mon proprecamouflage,puisj’enfoncemacasquetteaussiprofondémentquepossible.Placeauspectacle!

Jeglisselepieddansl’anfractuositéd’unmuretj’entamemonascensionversletoit.Chaquefoisquejeremontelajambe,monmolletfrottecontrelaprothèse.Lemétalestglacé,mêmeàtraversletissu demon pantalon.Au bout de quelques secondes, j’atteins le toit et jeme glisse derrière unecheminéebranlanteaudeuxièmeétage.Demonposted’observation,j’aperçoisuntroisièmegroupedesoldatsdel’autrecôtédelagare,commejem’yattendais.Jequittemacachette,franchislefaîtedutoit et prends mon élan. Je saute de bâtiment en bâtiment. Je m’arrête sur un toit incliné. Je suisdésormais assezprèspourdistinguer lesvisagesdes soldats. Jeglisse lamaindansmaveste et jem’assurequelabombeàpoussièreesttoujourssèche.Jem’accroupisetj’attends.

Quelquesminutess’écoulent.Jemelève, jesors labombeàpoussièreet je la lanceaussi loinquepossibledans ladirection

opposéeàlagare.«Boum!»Elleexploseaucontactdusol.Ungigantesquenuagedepoussièreengloutitlepâtéde

maisonsetlesruesenunesuccessiondevaguesroulantes.J’entendslescrisdesgardespostésprèsdelagare.

—Là!Àtroisblocs!Est-cevraimentlapeinedebraillerdetellesévidences,soldat?Ungroupequittelagareetremonteverslesruestapisséesdepoussière.Jemelaisseglissersurletoit.Desbardeauxsebrisentenprojetantdesfragmentsdeglacedans

les airs, mais il y a un tel vacarme et une telle agitation dans les rues que je n’entends aucuncraquement. Les tuiles sont aussi glissantes que des plaques de glace. Je prends de la vitesse et laneige fonduemefrappe levisageavecdeplusenplusdeviolence. Jemecontracteaumomentoùj’atteinsl’extrémitédutoit.Jedétendsmesjambeset jemejettedanslevide.Depuislarue, jedoisressembleràunesortedefantôme.

Mesbottes frappent le toitenpentede l’immeublevoisinqui jouxte lagare. Ilya toujoursdessoldats, mais ils observent tous le nuage de poussière au bout de la rue. Je saute sur un toit encontrebas avant d’attraper le poteau d’un lampadaire. Jeme laisse glisser jusqu’au sol.Mes bottesheurtentletrottoiretuneplaquedeglacesebriseavecuncraquementétouffé.

—Suivez-moi!lancé-jeauxgardes.Ilsmevoientpourlapremièrefois,unsoldatidentiqueauxautresavecsonuniformesombreetla

barrenoiretracéeentraversdesyeux.—Onattaqueunentrepôt!OndiraitquelesPatriotesmontrentenfinleboutdeleurnez!(Jefais

dessignesendirectiondesautresgroupes.)Toutlemondeavecmoi!Ordreducommandant!Vite!Jetournelestalonsetjem’éloigneencourant.Je ne tarde pas à entendre des bruits de bottes derrière moi. Ces hommes n’oseraient jamais

désobéiràleurcommandant,mêmesicelalesconduitàabandonnerleurpostependantunmoment.IlfautreconnaîtrequeladisciplinedeferdelaRépubliquen’apasquedemauvaiscôtés.

Jecontinueàcourir.Après avoir entraîné les soldats cinq ou six pâtés de maisons plus loin, au-delà du nuage de

poussière,jemejettedansuneruelle.Avantquelesmilitairesaientletempsd’arriver,jebondisversune façade. Jeme ramasseen touchant lemuret jedétendsmes jambespour sauterplushaut.Mesmains se tendent et saisissent le rebord du premier étage. Ilme suffit d’un instant pour opérer unrétablissement.Mesbottesseposentsurunesaillie.

Lorsque lessoldats font irruptiondans la ruelle, jemesuis fondudans le renfoncementobscurd’une fenêtre. J’entends les premiers s’arrêter, puis pousser des exclamations étonnées. Autantprofiter de cemoment. J’ôtema casquette et un flot de cheveux blonds cascade surma nuque.Unsoldatlèvelatêteetm’aperçoitjaillirdemacachetteettourneraucoindubâtimentencourantsurlasaillie.

—Vousavezvuça?lanceunevoixincrédule.C’étaitpasDay?Mespiedsseglissententrelesvieillesbriquesetjemehisseaudeuxièmeétage.Letondessoldats

change.Laconfusionfaitplaceàlacolère.Quelqu’unordonned’ouvrirlefeu.Jeserrelesdentsetjebondisautroisièmeétage.

Les premières balles ricochent sur lemur, l’une d’elles s’écrase à quelques centimètres demamain.Jenem’arrêtepas.Jem’élancevers ledernierétageet jemerétablissurun toitenpenteenprofitantdemonélan.Desétincelleséclairentlemurencontrebas.Auloin,jedistinguelagare.Letrainestarrivé.Ilestenpartiecachéparlesnuagesdevapeur.Ilestseulemententourédequelquessoldatsdescendusdeswagons.

Jeremonteletoit,enfranchislefaîteetmelaisseglisserdel’autrecôté.Arrivéenbas,jebondispouratteindrel’immeublevoisin.Danslaruelle,lessoldatsontfaitdemi-tour.Ilsseprécipitentversla gare. Ils ont sans doute compris qu’il s’agissait d’une manœuvre de diversion. Mes yeuxs’arrachentautraintandisquejesautedanslevideunenouvellefois.

Jesuisdeuxpâtésdemaisonsplusloinquandj’entendsl’explosion.Untourbillonblancetfurieuxs’élève des voies. L’onde de choc fait trembler le bâtiment sur lequel je suis perché. Je perdsl’équilibreet je tombeàgenoux.L’explosiondontPascaoaparlé.Unsoufflebrûlantm’enveloppependantuninstant.Jeréfléchis.Denombreuxsoldatsvontsedirigersurlelieudel’attentat…Cequejem’apprêteàfaireestdangereux,maislaRépubliquedoitsavoirquejesuisvivant.Autantdegensquepossibledoiventmevoir. Jeme relève et je cours en cachantmes cheveux sousma casquette.Dans les rues, les soldats se sont scindés en deux groupes. Le premier se dirige vers le lieu del’explosion,lesecondcontinueàmepourchasser.

Jem’arrêteaprèsunlongdérapage.Lessoldatsdépassentlebâtimentsurlequeljemetrouve.Jemelaisseglissersurlestuilesetj’agrippelagouttière.Mespiedscherchentdesappuisetj’entamemadescente.Jesautedanslarue.Mespoursuivantssesontsansdouterenducomptequejelesaisemés,mais jemefondsdans l’obscuritédèsque je touche lesol.Jecoursensilencecommesi j’étaisunsoldat.Jemedirigeversletrain.

Lemélangedepluieetdeneigetombeavecdeplusenplusd’intensité.L’incendieprovoquéparl’explosionilluminelecielnocturne.Jesuisassezprèsdutrainpourentendrelescrisetlesbruitsdebottes. Pascao et les autres ont-ils réussi à s’en tirer indemnes ? J’accélère. Des soldats sematérialisentàtraverslerideaudeneigefondue.Ilsseprécipitentverslelieudel’attentat.Jemejoinsàeuxcommesij’étaisl’undesleurs.

—Qu’est-cequis’estpassé?crieunhomme.

—J’saispas!J’aientendudirequedesétincellesauraientprovoquéuneexplosion.—Impossible!Leswagonssontcouvertsde…—Quequelqu’uncontactelecommandantDeSoto!LesPatriotessontderrièrecetteexplosion!Il

fautinformerl’Elector!Ils…Lesexclamationscontinuent.Jen’entendspaslafindeladernièrephrase.Jeralentispeuàpeude

manièreàmeretrouverenqueuedepeloton,puisjemeglissesoudaindansl’espaceétroitquiséparedeuxwagons.Lesmilitaires que j’aperçois se dirigent vers l’incendie,mais d’autres ont dû resterdanslazoneoùj’ailancélabombeàpoussière.Leshommesàmestroussesdoiventratisserlesruesen se demandant où je suis passé. J’attends qu’il n’y ait plus personne à proximité. Je sors demacachetteetjeremontelavoieferréedansladirectionopposéeàcellepriseparlessoldats.Jelaissemescheveuxcascadersurmanuque.Ilnemeresteplusqu’àchoisirlebonmomentpourfaireuneapparitionfracassante.

Despetitespancartes sont fixées sur leswagonsdevant lesquels jepasse.Charbon.Armesavecsystème de localisation. Munitions. Nourriture. Je résiste à l’envie de m’arrêter pour ouvrir ledernier.Iln’estpasfaciledesedébarrasserdeshabitudesacquisesàLake.JemerépètequejenesuispaslàpourvolerdequoisurvivreetquelequartiergénéraldesPatriotesdisposed’ungarde-mangerbienrempli.Jemeforceàcontinuermonchemin.D’autrespanneaux.D’autresproduitsdestinésàlalignedefront.

Jepassedevantunenouvellepancarteet jemefigedeuxoutroismètresplusloin.Desfrissonsremontentlelongdemesjambesetdemesbras.Jefaisquelquespasenarrièrepourm’assurerquejenemesuispastrompé.

Jen’aipasrêvé.Lesigneestestampédansuneplaquemétallique.Jelereconnaîtraisn’importeoù.UnXavecuneligneverticaleaumilieu.Levertiges’emparedemoi.Jerevoislesymboletracéà

lapeinture rouge sur laporte, chezmaman, lesbrigades sanitairespassantdemaisonenmaisonàLake,l’enlèvementd’Eden.Cesignenepeutavoirqu’unesignification:monfrère,ouunepersonnequi partage un sort semblable, se trouve à bord de ce train. J’oublie aussitôt le plan desPatriotes.Edenestpeut-êtrelà,àquelquesmètresdemoi.

Je sais que les portes coulissantes sont fermées. Je recule un peu et jeme précipite vers elles.Portéparmonélan,jebondisetjefaistroispascontrelaparoiavantd’attraperlerebordduwagonetd’effectuerunrétablissement.

Aumilieudu toit, j’aperçoisundisquemétallique semblable àunebouched’égout.Une trapped’accès. Je m’approche et je glisse les doigts sur le pourtour. Je découvre quatre fermoirs quimaintiennent la plaque en place. Je les ouvre avec impatience. Les soldats peuvent revenir à toutmoment.Je tiresur ledisquede toutesmesforceset jeparviensàdégagerunpassageassezgrandpourmeglisseràl’intérieur.

Je saute et j’atterris avec unbruit étouffé. Il fait sombre et je ne vois rien du tout. Je tends lesmainsdevantmoiet jesensquelquechose.Ondiraitunesurfaceconvexeenverre.Peuàpeu,mesyeuxs’habituentauxténèbres.

Jeme tiensdevantuncylindredeverrepresqueaussihautet largeque lewagon.Labaseet lesommet sont enchâssés dans des parties métalliques parfaitement lisses. Il émet une vague lueurbleutée et je distingue une silhouette allongée à l’intérieur.Des aiguilles reliées à des tuyaux sontplantées dans ses bras. Je devine qu’il s’agit d’un jeune garçon. Ses cheveux courts et propresévoquentunesuccessiondevagues.Ilporteunecombinaisonblanchequidessineunetachedanslesténèbres.

Un bourdonnement puissant envahit mes oreilles et noie les autres bruits. C’est Eden ! C’est

Eden!Cenepeutêtrequelui!Quelcoupdechance!J’aitouchélegroslot!Jel’aitrouvé,aumilieudenullepart,dansl’immensitédelaRépublique.Jen’arrivepasàycroire!JevaislesortirdelàetnouspourronsnousenfuirdanslesColoniesplustôtqueprévu.Nouspartironsdèscesoir!

Jemejettesurlecylindreetjeluidonneuncoupdepoingdanslevagueespoirdelebriser.J’aipourtant remarquéque laparoi faisait une trentainede centimètresd’épaisseur et qu’elle était sansdouteàl’épreuvedesballes.Pendantuninstant,jemedemandesileprisonnierentendlebruitdemescoups.Puisilouvrelespaupièresetilregardetoutautourdelui.Sesyeuxflousseposentenfinsurmoi.

Ilmefautunlongmomentpourmerendrecomptequ’ilnes’agitpasd’Eden.Legoûtamerdeladéceptionenvahitmabouche.Cepauvregaminasansdoutelemêmeâgeque

monfrèreetilestsipetit…Lesimagesd’Edendéfilentdansmatêtesansquejepuisselesarrêter.Ilexistedoncd’autrespersonnesinfectéespardessouchesspécialesduvirus?Oui,biensûr.PourquoiEdenserait-illeseul?

Le garçon etmoi nous observons pendant unmoment. Je pense qu’ilme voit,mais il sembleincapabledeconcentrersonregardsurunendroitprécis.Ilplisselesyeuxsanscesse,commelefaitTessquandelles’efforcedecompensersamyopie.Eden.Jerevoissesirisquelevirusainondésdesangnoir…Àenjugerparl’attentionqu’ilmeporte,jedevinequelegarçonessaiedem’identifier.Iln’estpasaveugle.Sesproblèmesdevuesontprobablementunsymptômedelamaladie.Unsymptômequidoitégalementtouchermonfrère.

Leprisonnier sortbrusquementde sa torpeurpour ramperversmoi à toutevitesse. Ilpose lesdeuxmainscontre laparoi transparente.Sesyeuxbrunssontpâlesetopaques,mais ilsnesontpasaussi effrayants que ceux d’Eden la dernière fois que je l’ai vu. Les iris de mon frère étaientcomplètement envahis par le sang. Dans le cas de ce garçon, seule lamoitié inférieure est rougesombre.Celasignifie-t-ilquecetautreEdenestenvoiedeguérisonetquelesangreflue,oubienquesasituationempireetquelesangs’accumule?

—Quiestlà?soufflelemalheureux.Leverreétouffesavoix.Sesyeuxontleplusgrandmalàseconcentrersurmoimalgrélacourte

distance.Jem’arracheàmespensées.—Unami,dis-jed’unevoixrauque.Jevaistesortirdelà.Àcesmots,sesyeuxs’écarquillentetl’espoirsepeintsursonpetitvisage.Mesmainsglissentsur

leverreàlarecherchedequelquechose,den’importequoi,quipuisseouvrircemauditcylindre.—Est-cequetusaiscommentonouvrecetruc?Est-cequec’estsansdanger?Legarçonfrappelaparoiavecfrénésie.Ilestterrifié.—Aidez-moi ! S’il vous plaît ! crie-t-il d’une voix tremblante. Faites-moi sortir ! Faites-moi

sortird’ici!Ces mots me brisent le cœur. Eden connaît-il le même sort que cet enfant ? Est-il aveugle et

terrifié,attendantdansunwagonobscurquejevienneledélivrer?Ilfautquejetirecegamindelà!Jemeplaquecontrelecylindre.

—Écoute,petit, ilfautqueturestescalme,d’accord?Nepaniquepas.Commenttut’appelles?Dansquellevilletuhabitaisavectesparents?

Deslarmescoulentsurlepetitvisage.— Je m’appelle Sam Vatanchi. Je viens de Helena, dans le Montana. (Il secoue la tête avec

énergie.)Ilsnesaventpasoùonm’aemmené!Mesparents!Est-cequevouspouvezleurdirequejeveuxrentreràlamaison?Est-ceque…

Non,jenepeuxpas.Jenepeuxrienfairedutout!J’aienviededonnerdescoupsdepoingdanslaparoimétalliqueduwagon.

— Je ferai demonmieux. (Je répètemes deux questions précédentes.) Comment on ouvre cecylindre?Est-cequec’estsansdanger?

L’enfantpointeundoigt tremblantdel’autrecôtédesaprisondeverre.Jedevinequ’ilfait toutsonpossiblepourmaîtrisersapeur.

— D’accord, d’accord. (Il se calme et réfléchit.) Euh… je crois que c’est sans danger. Il y aquelquechoselà-bas.Ilstapentdestrucs.Ilyadesbipsetletubes’ouvre.

Je me précipite vers l’endroit indiqué. Est-ce que c’est mon imagination ou bien est-ce quej’entendsdesbruitsdebottessurlequai?

—Ilyaunesorted’écranenverre,dis-je.Lemot«verrouillé»s’yétaleenlettresrouges.Jemetourneverslegarçonet jetapotesurla

paroiducylindre.Lesyeuxdel’enfantsebraquentversl’endroitd’oùprovientlebruit.—Est-cequ’ilyaunmotdepasse?demandé-je.Commentest-cequ’onlerentre?—Jenesaispas.L’enfantlèvelesmainsavantdepoursuivredansunsanglot:—S’ilvousplaît!Merde!IlressembletantàEden.Jeretiensmeslarmesenapercevantlessiennes.Ilnefautpasquejepanique.—Allons,dis-jed’unevoixdouceetaussicalmequepossible,réfléchisunpeu.Est-cequ’ilya

unautremoyend’ouvrircetrucendehorsdel’écran?Ilsecouelatête.—Jenesaispas!Jenesaispas!J’imaginecequ’Edendiraits’ilétaitàlaplacedecegarçon.Enbonpetitingénieur,ilselancerait

dans une série d’explications techniques.Est-ce que tu as quelque chose de tranchant ? Essaie detrouverunecommandemanuelle!

Reprends-toi!Jetirelecouteauquinemequittejamais.J’aivuEdendémonterdesappareilsafindereconfigurerlesbranchementsetlescircuits.Peut-êtreest-celasolution.

Jeglissemoncouteaudanslafenteétroitequibordeleclavieretj’appuieavecmodération.Riennesepasse.Jepousseplusfort,jusqu’àcequelalamecommenceàplier.Çanesertàrien.

—C’esttropserré,marmonné-je.SiseulementJuneétaitavecmoi.Ilneluifaudraitpasplusd’unedemi-secondepourcomprendre

commentouvrirlecylindre.Lesilences’installedanslewagon.Legarçonafermélesyeuxetposélementoncontresapoitrine.Ilacomprisquejeneparviendraipasàlelibérer.

Jedoisréussir!JedoissauverEden!J’aienviedehurler.Non,cen’estpasmonimagination:dessoldatsapprochent.Ilsdoiventfouillerleswagons.—Dis-moi,Sam,est-cequetuesencoremalade?Qu’est-cequ’ilstefont?Legarçons’essuielenez.Toutetraced’espoiradisparudesonvisage.—Quies-tu?demande-t-il.—Quelqu’unquiveutt’aider.Plustum’endiras,plusilmeserafaciledemettreuntermeàtout

ça.—Jenesuisplusmalade.(Ilparlesurunrythmerapide,commes’ilavaitcomprisqueletemps

nous est compté.)Mais ils disent qu’il y a quelque chose dansmon sang. Ils appellent ça un virus« latent». (Ils’interromptpourréfléchir.) Ilsmedonnentdesmédicamentspourque jeneretombepasmalade.(Ilfrottesesyeuxpresqueaveuglescommepourmesupplierdelesauver.)Chaquefois

queletrains’arrête,onmeprendunpeudesang.—Tusaisdansquellesvillestut’esarrêté?—Nan…J’aientendulenomdeBismarkunjour…(ilréfléchitdenouveau)etYankton,jecrois.BismarketYanktonsontdeuxvillesdufrontdansleDakota.Pourquoitransporte-t-oncetenfant

ainsi?Lecylindre lemaintientsansdoutedansunenvironnementstérile.Desscientifiquesdoiventpréleverdeséchantillonsdesangetyajouteruntrucquipermetderéveillerlevirus.Lesperfusionsserventjusteànourrirlemalheureux.

IlsembleraitquelaRépubliquel’aittransforméenarmebiologiquecontrelesColonies.Onenafaitunratdelaboratoire.CommeEden.Unevaguededésespoirmeterrassepresqueàl’idéequ’Edenesttraitéainsi.

—Oùest-cequ’ilsvontteconduireensuite?demandé-je.—Jenesaispas.Je…jeveuxrentrerchezmoi.La prochaine étape est probablement une nouvelle ville située sur la ligne de front. Combien

d’autres sont transportés commedevulgaires colis le longdes zonesdecombat ? J’imagineEdenblottidansunwagonsemblableàcelui-ci.Samgémit.Jem’obligeàl’interrompre.

—Écoute!Est-cequetuasentenduparlerd’ungarçonquis’appelleEden?Est-cequ’onaparlédeluidevanttoi?

Lespleursgagnentenintensité.—Non…Jenesais…pas…qui…Jenepeuxpasm’éterniserpluslongtemps.Jefaisuneffortsurhumainpourdétournerlesyeuxde

l’enfanten larmes.Jemedirigevers lesportescoulissantes.Lesbruitsdebottessont toutproches.Lessoldatssontcinqousixwagonsplusloin.JejetteundernierregardàSam.

—Jesuisdésolé.Jedoispartir.Cesparolesmebrûlentlagorgecommedel’acide.L’enfantseremetàpleurer.Ilfrappel’épaisseparoideverre.—Non!lance-t-ild’unevoixcassée.Jevousaidittoutcequejesavais.Pitié!nemelaissezpas

ici!Jen’aipaslaforcedel’écouterpluslongtemps.Jeprendsappuisurlemécanismedefermeture

d’uneporteetjebondispourattraperlereborddel’ouverturedansleplafond.Jemehissesurletoitduwagondansl’airfroiddelanuit.Lemélangedeneigeetdepluiemepiquelesyeuxtandisquelesparticulesdeglacefouettentmesjoues.Ilmefautunmomentpourmeressaisir.J’aitellementhontede moi. Ce garçon m’a raconté tout ce qu’il savait et comment est-ce que je le remercie ? Enm’enfuyantlaqueueentrelesjambes.

Unevingtainedemètresplusloin,dessoldatsinspectentleswagons.Jeremetslaplaquecirculaireenplaceetjem’allonge.Jerampejusqu’auborddutoit,puisjemelaisseglisserparterre.

Pascaosurgitdesténèbres.Sesyeuxpâlesbrillentdanslenoir.Ildevaitmechercher.— Mais qu’est-ce que tu fous ici ? souffle-t-il. Tu étais censé te donner en spectacle après

l’explosion,tuterappelles?Oùétais-tupassé?Jenesuispasd’humeuràsupporterdesreproches.—Pasmaintenant!sifflé-jealorsquenousnousélançonsdeconserve.Ilesttempsderegagnerlestunnels.Lemondedéfileautourdemoidansunbrouillardirréel.Pascaoouvrelabouchepourajouterquelquechose,maisilseraviseenapercevantmonvisage.—Euh…,reprend-ilsuruntonmoinssec,tuasquandmêmefaitdubonboulot.Lefeud’artifice

finaln’apaseulieu,maisondoitdéjàraconterquetuétais là,bienenvie.Tapetitebaladesur lestoits,c’étaithallucinant!Demainmatin,nousverronscommentlesgensréagissentàtonapparition

decesoir.Jenerépondspas.Ilsemordleslèvresetn’insistepas.Jen’aipaslechoix.Jenepeuxpasmelancersurlapisted’EdentantqueRazorn’enapasterminé

avecl’assassinatdel’Elector.JeressensuneboufféederagecontreAnden.Jetedéteste!Jetedétesteduplusprofonddemonâme!Jejurequejetecolleraiuneballeentre

lesdeuxyeuxàlapremièreoccasion!Jesuisimpatientdeparticiperàl’attentatalorsque,jusque-là,leprojetmelaissaitplutôtfroid.Je

feraitoutcequiestenmonpouvoirpourm’assurerquelaRépubliqueneferapluslemoindremalàmonfrère.

L’incendieaprovoquéunvéritablechaosetdescrisdesoldatsmontentdanstouslessens.Pascaoetmoienprofitonspourquitterlequartieretnousfondredanslanuit.

JUNE

MOINSDEDEUXJOURSAVANTL’ASSASSINATDEL’ELECTOR.TRENTEheurespourtoutarrêter.LesoleilvientdeseleverquandAndenmonteàborddutrainenpartancepourlavilledePierra,

dans la zone de front. Il est accompagné par six sénateurs et au moins quatre patrouilles, soitquarante-huit hommes. Je fais également partie du groupe. C’est la première fois que je voyagecommeinvitée,etnonpluscommeprisonnière.Jeporteunecapeàcapucheenlaineécarlateavecdesmotifsargentés,dechaudscollantsd’hiveretdesbottesencuirsouple–sanstalonnifer,sibienqueje ne peux pasm’en servir comme arme. Je suis dispensée demenottes. Anden amême demandéqu’onmefournissedesgants–noiret rouge,encuir.Pour lapremière foisdepuismonarrivéeàDenver,jen’aipasfroidauxmains.Mescheveuxsontcommed’habitude:propresettirésenarrièrepourformerunehautequeue-de-cheval.Malgrétoutceconfort,latêtemetourneetmesmusclessontdouloureux.Onaéteinttousleslampadairesdelagareetiln’yapersonnesurlequaiendehorsdenotregroupe.Nousembarquonsensilence.IlestprobablequemêmelessénateursignorentpourquoiLamaraétésuppriméedelalistedesétapesauprofitdePierra.

Mes gardes me conduisent dans la voiture qui m’est réservée. Elle est d’un luxe à couper lesouffleet jedevinequ’Andenadû insisterpourqu’onmel’attribue.Elleestdeuxfoisplus longuequ’un wagon normal. La surface au sol dépasse les quatre-vingts mètres carrés. Je remarque sixgrands rideaux pourpres ainsi que l’inévitable portrait de l’Elector sur la paroi droite.Les gardesm’escortent jusqu’à une table centrale et l’un d’eux tire un siège pour que je m’assoie. Je suisétrangementdétachéedelaréalité,commesitoutcelan’étaitqu’unrêve.J’ail’impressiond’êtreàmaplace,laplaced’unerichejeunefilleauseindel’élitedelaRépublique.

—Sivousavezbesoindequoiquecesoit,faites-le-noussavoir,ditungarde.Ils’adresseàmoiavecpolitesse,maissesmâchoirescontractéesmontrentàquelpointilestmalà

l’aiseenmaprésence.Onn’entendrien,àl’exceptiondulégercliquetisdesrouessurlesrails.Jem’efforcedenepas

regarderlessoldatsenface,maisjelesobserveducoindel’œil.Ya-t-ildesPatriotesdéguisésdansletrain?Et,sic’estlecas,craignent-ilsquejelestrahisse?

Nousattendonsdansunsilencepesant.Laneigetombedenouveau.Elles’accumulesurlescoinsextérieursdes fenêtres.Des arabesquesdegivre sedessinent sur les vitres.Ellesme rappellent lesfunéraillesdeMetias,marobeblancheetlecostumeimmaculédeThomas,leslilasetlestapisd’unblanclaiteux.

Letrainaccélère.Jemepencheversunefenêtrejusqu’àcequemajouefrôleleverreglacé.Sansun bruit, j’observe le paysage défiler tandis que nous approchons de l’imposante silhouette del’Armure, lamuraille qui protègeDenver.Malgré l’obscurité, je distingue les entrées des tunnelsdans ses flancs.Certaines sont ferméesparde lourdesportesmétalliques,d’autres restentouvertesafindepermettrelacirculationdesramesdemarchandiseslanuit.Notretrainseprécipiteversunedeces bouches. Je suppose que les convois qui quittent la capitale ne sont pas fouillés, surtout sil’Electorl’ademandé.Unefoisletunnelfranchi, j’aperçoisuntrainquiarriveensensinverse.Ilacommencéàralentirpours’arrêteraupostedecontrôle.

Nouspoursuivonsnotrecheminetnousnousenfonçonsdans lanuit.Estompéspar lapluie, lesgratte-cieldesquartierspauvresdéfilentderrièrelavitre.Lespectaclem’estdésormaisfamilier.J’aiappriscomment lesgensvivaientà lapériphériedesvilles. Jesuis trop fatiguéepourm’intéresseraux détails. Je songe à ce qu’Andenm’a dit la nuit dernière. Comment lemettre en garde tout enm’assurant queDay ne risque rien ? Le problème paraît insoluble. Si je révèle le véritable projetd’assassinatàAndentroptôt,lesPatriotess’enapercevront.Jedoisplanifiermoninterventionavecsoindemanière à empêcher l’attentat auderniermoment, quand ilme sera plus facile d’entrer encontactavecDay.

J’aimeraistantneplusmentiràAnden,luiraconterlavéritéunefoispourtoutes.SiDayn’existaitpas, je l’aurais faitdepuis longtemps.SiDayn’existaitpas,biendeschosesseraientdifférentes. Jesongeauxcauchemarsquihantentmesnuits.JefrissonneenimaginantRazortireruneballedanslapoitrinedeDay.L’anneaude trombones tressés semblepeserune tonne. Jeportedeuxdoigtsàmatempe. Si Day n’a pas vu le signal précédent, j’espère qu’il verra celui-ci.Mon geste n’attire pasl’attentiondessoldats.Ilsdoiventpenserquejesoutiensmatête.Lewagons’inclinesurlecôtéetunvertigemegagne.Jemedemandesimonsenslogiquen’estpasperturbéparlecoupdefroidquejetraînedepuisplusieursjours–àsupposerquecenesoitpasquelquechosedeplusgrave.Jen’aipasdemandédemédicamentsnideconsultationauprèsd’unmédecin.Lespréparationspharmaceutiquesinhibentlesystèmeimmunitaireetilyalongtempsquejepréfèrelaisseràmesanticorpslesoindecombattrelesmaladies–unchoixquiexaspéraitMetiasauplushautpoint.

Pourquoiest-cequejepenseàmonfrèresisouvent?Unevoixagacéemeramèneàlaréalité.Lavoixd’unhommeâgé.Jemedétournedelafenêtreet

jevoisdeuxpersonnesapprocherparlaparoivitréedelaporteduwagon.Lepremierestceluiquivientdeparler.Ilestcourtaudetsasilhouetteévoquecelled’unepoire.Ilaunebarbebroussailleusegriseetunpetitnezbulbeux.LesecondestAnden.Jetendsl’oreille.Jen’entendsquedesfragmentsdeconversation,maislesmotsdeviennentplusclairsaufuretàmesurequ’ilsserapprochent.

—Elector, je vous en prie. Si je vous dis cela, c’est uniquement pour votre bien.Les actes derébelliondoiventêtrechâtiésavecunesévéritéexemplaire.Sivouslaissezfaire,nouscouronsàlacatastrophe.

Anden écoute avec patience, les mains croisées dans le dos et la tête inclinée vers soninterlocuteur.

—Jevousremerciedevotremiseengarde,sénateurKamion,maismadécisionestprise.Comptetenu de la situation, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de réprimer les émeutes deLosAngelespardesinterventionsmilitaires.

Cettedéclarationestunedoucemusiqueàmesoreilles.Lesénateurécartelesbrasaveccolère.— Il faut que vous remettiez ces gens à leur place ! Vous devez agir sur-le-champ, Elector !

Montrez-leurquevousn’hésitezpasàprendrelesdécisionsquis’imposent!Andensecouelatête.— Une répression massive ne ferait que pousser les gens au point de non-retour, sénateur.

Ordonnerdes interventionsmeurtrièresavantd’avoireu lachanced’annoncer leschangementsquime tiennentàcœur?Certainementpas ! Jenedonneraipasun telordre.Voilà ladécisionque j’aiprise.

Lesénateursegrattelabarbed’ungesteagacé,puisposelamainsurl’épauled’Anden.—Lepeuple a déjà décidé que vous êtes l’ennemi.Les actes de clémence de votre part seront

interprétéscommedelafaiblesse.Etpasseulementsurunplanextérieur.Lesadminsdel’Examende

L.A. se plaignent de notre manque de réaction. Les émeutes les ont obligés à annuler plusieurssessions.

Leslèvresd’Andensecontractentenuneminceligne.—Jecroisquevousconnaissezmonopinionencequiconcernel’Examen,sénateur.—Bien sûr, répond levieilhommed’unair renfrogné.Mais réservonscedébatpourunautre

jour.Sivousnedonnezpaslesordresnousautorisantàmettreuntermeauxémeutes,jevousgarantisquevousallezvousattirerleressentimentduSénatetdespatrouillesdeLosAngeles.

Andenleregardeenhaussantunsourcil.— Tiens donc ? Mille pardons. J’étais persuadé que le Sénat et les militaires étaient censés

m’obéir!Lesénateuressuielesgouttesdesueursursonfront.—Ehbien…c’estévident.LeSénatapprouveravoschoixsansretenue,monsieur.Jevoulaisjuste

dire…—Aidez-moiàconvaincrelesautressénateursquecen’estpaslemomentdes’enprendreàla

population.(Andensetourneverssoninterlocuteuretluidonneunepetiteclaquedansledos.)Jenesouhaitepasmefaired’ennemisauCongrès,sénateur.JeveuxquevoscollèguesetlaCournationalerespectentmesdécisionscommeilslefaisaientavecmonpère.Sinousréprimonslesémeutesdanslesang,nousalimenteronslacolèredupeupleenversl’État.

—Mais…Andens’arrêteàl’entréedemonwagon.—Noustermineronscetteconversationplustard.Jesuisfatigué.Malgrélaportequiétouffesesparoles,j’entendsquesontonnesouffreaucunediscussion.Lesénateurmarmonnequelquechoseets’incline.Andenhochelatêteetlevieilhommes’éloigne

d’unpaspressé.L’Electorleregardedisparaîtreavantd’ouvrirlaporteetd’entrerdansmonwagon.Lesgardeslesaluent.

Nouséchangeonsunsignedetête.—Jesuisvenuvousinformerdesconditionsdevotreremiseenliberté,June,déclareAndensur

un ton distant et officiel – peut-être à cause de la conversation tendue qu’il vient d’avoir avec lesénateur.

Sonbaiserdelaveillen’était-ilpasunehallucination?Quoiqu’ilensoit,saprésencem’apporteune sensation étrange de bien-être et je constate avec étonnement que jeme laisse aller contre ledossierdemachaise,commesij’étaisencompagnied’unvieilami.

—Aucoursdelanuit,nousavonsétéinformésqu’uneattaqueabieneulieuàLamar.Unconvoiferroviaire a été détruit par une explosion. Le train dans lequel j’aurais dû me trouver. J’ignoreencorequiestderrièrecetattentat.Nousnesommespasparvenusàarrêter les terroristes,maiscesontsansdoutedesPatriotes.Despatrouillessontàleurrechercheencemomentmême.

—Heureused’avoirpuvousaider,Elector,dis-je.Mesdoigtss’entrelacentetseserrentau-dessusdemescuisses.Jesensledouxcontactdesgants

surmapeau.Est-ilnormald’éprouveruntelsentimentdesécuritéetdepaixdanscewagonluxueuxalorsquedessoldatstraquentDayetlesPatriotes?

—Si vous vous rappelez autre chose,mademoiselle Iparis, n’hésitez pas à nous en faire part,poursuitAnden.Vous faites de nouveaupartie de laRépublique.Vous êtes redevenue l’une d’entrenousetjepeuxvousassurerquevousn’avezrienàcraindre.ÀnotrearrivéeàPierra,votredossierserapurgé.Jeveilleraipersonnellementàcequevoussoyezréintégréedansl’arméeàvotreanciengrade,maisvousserezaffectéeàlapatrouilled’uneautreville.(Andenportelamainàsaboucheet

seraclelagorge.)JevousaiproposéepourunposteàDenver.—Merci,dis-jeàvoixbasse.AndenfoncetêtebaisséedanslepiègetenduparlesPatriotes.—Certainssénateursestimentquenousnousmontrons tropclémentsenversvous,mais tout le

monde s’accorde à penser que vous êtes notre meilleur espoir de traquer les chefs des Patriotes.(Andenapprocheets’assiedprèsdemoi.)Jesuissûrqu’ilsvontfrapperdenouveauetjeveuxquevouscommandieznoshommespourcontrerleursprochainesattaques.

—Vousêtestropaimable,Elector.Jeneméritepastantd’honneurs,dis-jeeninclinantlatête.Sijepeuxmepermettredevousposercettequestion:est-cequemonchienserapardonné,luiaussi?

Andenlaisseéchapperunpetitrire.—Votrechienestdanslacapitaleetons’occupedelui.Ilyattendravotreretour.Jecroiseleregardd’Andenetjelesoutienspendantuninstant.Sespupillessedilatentetsesjoues

s’empourprentlégèrement.—JecomprendsquevotregénérositéenversmoiirriteleSénat,dis-je.Maisilestvraiquejesuis

lamieuxplacéepourassurervotreprotection.(J’aibesoind’uneminuteseuleaveclui.)Pourtant,cen’estpasl’uniqueraisonquimotivevotreclémence,n’est-cepas?

Andendéglutit tant bienquemal et tourne la tête vers sonportrait.Mesyeux se posent sur lesgardesquisetiennentdevantlesportesduwagon.Commes’ilavaitdevinémespensées,Andenleurfaitsignedepartiravantd’agiterlamainendirectiondelacaméradesécurité.Lesgardessortentet,uninstantplustard,ladioderougedelacaméracessedeclignoter.Pluspersonnenenousregarde.Pourlapremièrefois,noussommesvraimentseuls.

—Envérité, commenceAnden,vousêtesdevenue trèspopulaire.Si lepeupleapprenaitque leprodigedelaRépubliqueaétécondamnépourtrahison,oumêmedégradépourmanquedeloyauté…ehbien,vouscomprenezquecela auraitdes conséquencesdésastreusespour lepays.Etpourmoi.MêmeleCongrèsacompriscela.

Mesmainsseserrentetseposentsurmescuisses.—Vousetlessénateursdutempsdevotrepèrenepartagezpaslesmêmescodesmoraux,dis-je

ensongeantàladiscussionentendueunpeuplustôt.C’estcequej’aicrucomprendre,entoutcas.Andensecouelatêteetesquisseunsourireamer.—C’estuneuphémisme.—Jenesavaispasquevousdétestiezl’Examenàcepoint.Anden acquiesce. Il ne semble pas surpris que j’aie entendu sa conversation avec le sénateur

Kamion.—L’Examenestunoutildépassé.Iln’estplusadaptéàlasélectiondesélitesdenotrepays.C’estcurieuxd’entendredetelsmotsdanslabouchedel’Elector.—PourquoileSénattient-iltantàlemaintenirenplace?Quelrôlejoue-t-ildanscettesélection?Andenhausselesépaules.— C’est une longue histoire. Lorsque la République a mis ce système en place… le

fonctionnementenétaitdifférent.Jemepencheenavant.Toutcequejesaissurl’histoiredelaRépublique,jel’aiapprisàl’école

ouparl’intermédiairedecommunicationspubliques.Mais,aujourd’hui,c’est l’Electorenpersonnequifaitofficedeprofesseur.

—Enquoiétait-ildifférent?demandé-je.—Monpèreétait…unhommecharismatique,lâcheAnden,surladéfensive.Étrangeremarque.

—Ilavaitsansdoutedesqualités,dis-jeenrestantaussineutrequepossible.Andencroiselesjambesets’appuiecontreledossierdesachaise.— Je n’aime pas ce que la République est devenue. (Il parle d’un air songeur, en prononçant

chaquemot avec lenteur.)Mais je dois reconnaître que je comprends comment les choses en sontarrivéeslà.Monpèreavaitdebonnesraisonsdefairecequ’ilafait.

Jeleregardeenfronçantlessourcils.J’aidumalàcomprendre.Andennevient-ilpasderefuseruneinterventionmilitairepourmettreuntermeauxémeutes?

—Qu’est-cequevousvoulezdire?Andenouvreetfermelabouchecommes’ilcherchaitsesmots.— Avant que mon père soit nommé Elector, l’Examen était facultatif. (Il s’interrompt en

m’entendantinspirerungrandcoupentremesdentsserrées.)Peudegenssontaucourant.C’étaitilyatrèslongtemps.

L’Examenétaitfacultatif.Cetteidéemestupéfait.—Pourquoil’a-t-ilrenduobligatoire?—Commejel’aidit,c’estunelonguehistoire.Laplupartdesgensnesaurontjamaislavéritésur

lagenèsedelaRépublique,etpourdebonnesraisons.(Ilpasseunemaindanssescheveuxondulésetposeuncoudesurlereborddelafenêtre.)Est-cequevousvoulezlaconnaître?

Sa question est purement rhétorique. Je sens une certaine solitude derrière ses paroles. Je n’yavaisjamaissongéauparavant,maisjesuispeut-êtrelaseulepersonneavecquiilpeutparlerentouteliberté.Jemepencheenhochantlatêteetj’attendslasuite.

—LaRépubliqueaétéfondéeaucoursdelapirecrisequel’AmériqueduNord–etlerestedumonde – ait connue. Des inondations avaient submergé la côte orientale et des millions de genscherchaient refugeà l’Ouest. Ilsétaient tropnombreuxpourquenosÉtatspuissent lesaccueillir. Iln’y avait pas de travail, pas de nourriture, pas d’abris. Le pays avait succombé à la peur et à lapanique. Il y avait des émeutespartout.Lesmanifestants arrachaient lespoliciers, les soldats et lespacifistes de leurs véhicules pour les battre à mort ou les immoler. Toutes les boutiques étaientpillées.Touteslesvitresétaientbrisées.(Ilinspireungrandcoup.)Legouvernementfédéralafaitdeson mieux pour maintenir l’ordre, mais les désastres s’enchaînaient… Il n’avait pas l’argentnécessairepouraffronterunecrisedecetteenvergure.L’anarchieagagnétoutlepays.

Uneépoqueoù laRépubliquenecontrôlaitpassescitoyens? Impossible !Jeneparvienspasàconcevoir une telle aberration. Puis je comprends qu’Anden fait référence au gouvernement desanciensÉtats-Unis.

—C’est à ce moment-là que notre premier Elector s’est emparé du pouvoir. C’était un jeuneofficierdel’armée,àpeineplusâgéquemoiaujourd’hui.Ilétaitambitieuxetilestparvenuàrallierlessoldatsmécontentsdel’Ouestàsacause.IlafaitsécessionaveclerestedesÉtats-Unisetproclamél’indépendancedelaRépubliqueavantdedécréterlaloimartiale.Lessoldatsreçurentl’autorisationdetirerquandbonleursemblait.Aprèsavoirvuleurscamaradestorturésetassassinésdanslesrues,ils ne se firent pas prier. Leur philosophie était devenue : c’est eux contrenous. Le peuple contrel’armée. (Anden baisse la tête et contemple ses mocassins brillants comme s’il avait honte.) DenombreusespersonnesontététuéesavantquelessoldatspacifientlaRépublique.

JemedemandecommentMetiasauraitréagienapprenanttoutcela.Etmesparents.Auraient-ilsapprouvél’instaurationdecette junte?Aurait-ilétéd’accordpourimposer lapaixdansunbaindesang?

—EtlesColonies?demandé-je.Ont-ellesprofitédelasituation?—Lapartieestdel’AmériqueduNordétaitplongéedansunchaosencorepisàcetteépoque.La

moitiédeleursterritoiresétaientsousleseaux.QuandlepremierElectorafermélesfrontières,leursressortissants n’avaient plus d’endroit où aller. Alors ils nous ont déclaré la guerre. (Anden seredresse.) Par la suite, l’Elector a juré que jamais la République ne replongerait dans une telleanarchie. Avec le Sénat, il a doté l’armée de pouvoirs sans précédent qui ont perduré jusqu’àaujourd’hui.Sessuccesseurs,monpèreycompris,onttoutfaitpourqu’ilenresteainsi.(Ilsecouelatêteet se frotte levisageavantdepoursuivre.)Lebutde l’Examenétaitd’encourager le travail, lesérieux et le sport, de produire des gens aptes à devenir de bonsmilitaires. Et cela a fonctionné.Malheureusement,ilaégalementétéutilisépoursedébarrasserdesfaiblesetdesespritsrebelles.Peuàpeu,ilestdevenuunoutildestinéàcontrôlerlasurpopulation.

«Lesfaiblesetlesespritsrebelles.»Jefrissonne.Dayappartientàlasecondecatégorie.—Voussavezdonccequ’iladvientdesenfantsquiéchouentàl’Examen?demandé-je.Voussavez

donccequiestfaitafindecontrôlerlapopulation?—Oui.(Andengrimacetandisqu’ilessaiedes’expliquer.)L’Examenavaitsaplaceauxdébutsde

laRépublique.Ildevaitpermettreauxmeilleurs,auxplusaptesdejoindrelesrangsdel’armée.Aufildutemps,ilestdevenuunsystèmedesélectionpourlesécoles.Maiscen’étaitpasassezauxyeuxdemon père. Il ne voulait que l’élite de l’élite. Pour être honnête, il considérait le reste comme desinutiles, un gaspillage de place et de nourriture. Il me répétait souvent que l’Examen étaitindispensableàlaprospéritédelaRépublique.LeSénatalargementsoutenusadécisiondelerendreobligatoire,surtoutquandilestdevenuévidentquecettesélectionpermettaitderemporterdavantagedevictoires.

Surmescuisses,mesmainssontsiserréesqu’ellesontperdupresquetoutesensibilité.—Etvous?Quepensez-vousdelapolitiquedevotrepère?demandé-jeàvoixbasse.Andenbaisselatête.Ilhésite.—Comment puis-je répondre à cette question ? Sa politique a atteint le but visé. L’Examen a

rendunotrearméeplusforte.Est-cequecelasignifiequ’ilaeuraisondelefaire?Jemeledemandeconstamment.

Jememordsleslèvresendécouvrantlaconfusionquidoitrégnerdansl’espritd’Anden.L’amourpoursonpèred’uncôté,savolontéderendrelaRépubliqueplushumainedel’autre.

—Lanotionderaisonestplutôtsubjective,n’est-cepas?dis-je.Andenacquiesce.—Enunsens,quelleimportancedesavoircommenttoutacommencéetsicelaétaitunebonne

idée ? Au fil du temps, les lois évoluent et se corrompent. Les choses ont changé. Les premiersExamens n’étaient pas destinés aux enfants et ils ne favorisaient pas les classes supérieures de lasociété.Les épidémies… (Il hésite, puis s’engage sur un tout autre sujet.)Lesgens sont en colère,maisleSénatapeurd’opérerdeschangementsquipourraientluifaireperdrelecontrôledupeuple.Lessénateursconsidèrentl’ExamencommeunmoyenderenforcerlepouvoirdelaRépublique.

Uneprofondetristesseselitsursonvisage.Jesenslahontequ’ilressentàl’idéedefairepartiedelacastedirigeante.

—Jesuisdésolée,murmuré-je.J’éprouvelebesoinimpérieuxdetouchersamain,deleréconforter.Lescoinsdes lèvresd’Andense redressentenun sourirehésitant. Jevois sondésir, sa terrible

faiblesse,sonenviedemoi.Sij’avaisencoredesdoutesquantauxémotionsquejesusciteenlui,ilsont été balayés. Jeme détourne dans le vague espoir que les champs de neige qui défilent par lafenêtrem’aiderontàchasserlefeudemesjoues.

— Dites-moi, murmure-t-il, que feriez-vous si vous étiez à ma place ? Quelle serait votre

premièredécisionentantqu’ElectordelaRépublique?Maréponsefuse.—Jechercheraisàgagnerlesoutiendesgens.LeSénatnepourrariencontrevouss’ilsmenacent

deserévolter.Vousavezbesoindupeuple,lepeupleabesoind’unchef.Andenselaisseallercontreledossierdesachaise.Lachaudelumièreduwagonsereflètesurson

manteauet l’enveloppedansuneauradorée.Notreconversation luiadonnéune idée,une idéequigermaitpeut-êtredepuislongtempsdansunrecoindesonesprit.

—Vousferiezuneexcellentesénatrice,June.VousseriezunealliéedechoixpourvotreElector.Etlepeuplevousadore.

Levertigemefaittournerlatête.JepourraisresterauseindelaRépubliquepouraiderAnden.Jedeviendraissénatricedèsquemonâgelepermettrait.Jeretrouveraismonanciennevie.JelaisseraisDayauxPatriotes.Jesaisquetoutcelaestégoïste,maisjenepeuxpasm’empêcherd’ypenser.

Etpuisquelmalya-t-ilàsemontrerégoïste?medemandé-jeavecamertume.Jepourraisrévélerlevéritableprojetd’assassinatàAnden,ici,toutdesuite.Sansmesoucierde

savoirsilesPatriotesdécouvrirontmatrahison,sansmesoucierdesavoirsiDayensupporteralesconséquences.Jeretourneraisàmavieconfortableetsereinedemembrede l’élite.J’honorerais lamémoiredemonfrèreenchangeantlepayspeuàpeu,del’intérieur.Non?

Quelle horreur ! Je chasse ces fantasmes terribles. L’idée d’abandonner Day à la merci desPatriotes, de le trahir, de ne plus le prendre dans mes bras, de ne plus jamais, jamais, jamais lerevoir…Ladouleurmefaitserrerlesdents.Jefermelesyeuxpendantunesecondeetjemerappellesesmainscalleusesetprévenantes,safarouchepassion.Non.Jeseraisincapabledelesupporter.Jelesais.J’ensuistellementconvaincuequecelam’effraie.Aprèslessacrificesquenousavonsdûfaire,neméritons-nouspasdevivre,defairequelquechoseensemblequandlatempêteserapassée?FuirdanslesColoniesouresterdanslaRépublique?Andenveutl’aidedeDay.Nouspouvonstravaillertousensemble.Commentpourrais-jemedétournerdelalumièrealorsquenousatteignonsleboutdutunnel?JedoisvoirDay.Jedoisluiracontercequisepasse.

Maiscommençonsparlecommencement.IlmefauttrouverlemoyendemettreAndenengardemaintenantquenoussommesenfinseuls.Jenepeuxpasrévélergrand-chosesansprendrederisque.Sij’endistrop,lesPatriotesl’apprendrontsansdoute.Maisjenepeuxpasrestersansrienfaire.JedoisaumoinsconvaincreAndendem’accordersaconfiance,uneconfianceaveugle.J’aibesoinqu’ilsoitderrièremoiquandjeferaicapoterleplandesPatriotes.

—Est-cequevousmefaitesconfiance?dis-jeenluieffleurantlamain.Andenseraidit,maisnerefusepaslecontact.Ilexaminemonvisage.Ilsedemandesansdoutece

quim’estpasséparlatêtelorsquej’aifermélesyeux.—Jedevraispeut-êtrevousposerlamêmequestion,dit-ilavecunsourirehésitant.Nosparolessontchargéesdesous-entendus.Nouspartageonsdessecrets.Jehoche la têteen le

regardantetenespérantqu’ilmeprendraausérieux.— Si vous me faites confiance, obéissez-moi quand nous serons à Pierra. C’est promis ?

Obéissez-moiquoiquejedemande.Il inclinela têteetfroncelessourcilsavecperplexité.Puis ilhausselesépaulesetacquiesce.Je

croisqu’ilacomprisquejeveuxluidirequelquechosed’important,quelquechosedontjenepeuxpasparler.QuandlesPatriotespasserontàl’action,j’espèrequ’ilsesouviendradesapromesse.

DAY

PASCAO,LESAUTRESCOURRIERSETMOIPASSONSLERESTEDELANUITàlasurfaceaprèsl’attaquedutrain.Nous nous réfugions dans des ruelles ou sur des toits de bâtiments abandonnés. Nous évitons lessoldats qui ratissent les rues autour de la gare.Ce n’est qu’au lever du soleil que nous regagnonsenfinlessouterrainsdesPatriotes,unàun.NiPascaonimoin’évoquonsl’incidentdelanuit.Jordan,la jeune fille timide avec des tresses cuivrées, me demande par deux fois si tout va bien. Je mecontented’unhaussementd’épaulesenguisederéponse.

Non,toutnevapasbien.Etc’estundouxeuphémisme.LorsquenousregagnonslabasedesPatriotes, tout lemondeseprépareàpartirpourPierra.Je

voisdesgensdétruiredesdocumentsoueffacerlesdisquesdursdesordinateurs.Parchance,lavoixdePascaom’arracheàcespectacleoppressant.

—Bienjoué,Day,dit-il.Ilestassisàunetableappuyéecontrelemurdufond.Ilouvresavesteetj’aperçoislesdizainesde

grenadesqu’ilavoléesaucoursdel’attaque.Illesrangeavecsoindansuneboîtetapisséedecartonsd’œufs.Ilfaitungesteendirectiond’unmoniteur,àdroitedumur.Surl’écran, jevoisunegrandeplaceavecdesgensrassemblésautourdegraffitissurlafaçaded’unimmeuble.

—Jetteuncoupd’œilàça!lancePascao.Jeregardedeplusprès.Dayestvivant!Lemessageaétéécrittroisouquatrefoissurlemur.Lesgenssontjoyeux.Certainsbrandissent

despancartesaffichantlemêmeslogan.Simonespritn’étaitpasobnubilépar lesortd’Eden,par lesignemystérieuxdeJuneoupar le

comportementdeTess,jeseraissansdouteravidesréactionsquejeprovoque.—Merci,dis-jesuruntonunpeutropsec.Contentdevoirquelesgensapprécientnosspectacles.Pascaofredonneunairgaisansprêterattentionautondemavoix.—VavoirsitupeuxfileruncoupdemainàJordan.JecroiseTessenmedirigeantverslehall.Baxterl’accompagneetilmefautunesecondepour

comprendrequ’il essaiedepasser lebrasautourde sesépaulesen luimurmurantquelquechoseàl’oreille. Tess l’écarte dès qu’ellem’aperçoit. Jem’apprête à dire quelque chose,maisBaxtermepercute–assezfortpourmeforceràreculerdedeuxpasetfairetombermacasquette.Mescheveuxserépandentsurmanuque.

Baxterme regarde avecun sourireméprisant.Labandenoirede camouflage couvre encore laplusgrandepartiedesonvisage.

—Tupeuxpast’pousser?lâche-t-il.Tutecroischeztoi?Jeserrelesdents,maisTessécarquillelesyeuxetjemecontiens.Cen’estqu’unpetitrigolo,medis-je.Ilestinoffensif.—Dégage!répliqué-jeenreprenantmonchemin.Derrièremoi,j’entendsBaxtermarmonnerquelquechose.Jemefigeetjemetourneverslui.Mes

yeuxseplissent.

—Répètecequetuviensdedire!Baxtersourit,glisselesmainsdanssespochesethausselementon.—Jet’aidemandésit’étaispasjalouxquetagonzessefasselaputeavecl’Elector?Jeparvienspresqueàdigérer l’insulte–presque–,maisTessintervient.EllerepousseBaxterà

deuxmains.—Hé!dit-elle.Fiche-luilapaix,d’accord?Ilaeuunenuitdifficile.Baxtergrommellequelquechosed’unairagacé,puisilécarteTesssansménagement.—TuesvraimentidiotedefaireconfianceàcecollabodelaRépublique,mapetite.Marageexplose.Jen’aijamaisétéungrandamateurderixeset,danslesruesdeLake,jefaisais

toujoursmonpossible pour les éviter.Mais la colère accumulée se déchaîne quand je voisBaxterpousserTess.

Jem’élanceetjelefrappedetoutesmesforcesàlamâchoire.Ils’écrasecontreunetableet il tombeàterre.Unepetitetroupeserassembleaussitôtautourde

nousenlançantdescrisetdesencouragements.Baxtern’apasletempsdeselever.Jemejettesurluietjelefrappedeuxfoisauvisage.

Illaisseéchapperungrognementavantdemettresamasseàprofit.Ilmerepoussesifortquejesuisprojetécontreunbureauinformatique.Ilmeredresse,agrippemavesteetmeplaquecontrelemur. Ilmesoulève,puisme lâcheavantdeme frapperauventre.Laviolenceducoupmevide lespoumons.

—T’espasund’entrenous!siffle-t-il.T’esdeleurcôté!J’suissûrquec’estexprèsquet’aspasrespectéleplanningdel’attaquedutrain!(Ungenous’enfoncedansmescôtes.)Jevaistecrever,salecollabo!Jevaist’écorchervif!

Jesuistropfurieuxpoursentirladouleur.Jeréussisàleverunejambeetjelefrappeenpleinepoitrine.Ducoindel’œil,jeremarquequelesPatriotesparientsurl’issueducombat.Undueldeskizimprovisé.Pendantuninstant,j’associeBaxteretThomas.Jevoislaruedanslaquellesetrouvaitmamaison.JevoisThomasleversonpistoletversmamère.JevoislessoldatsentraînerJohndansuneJeeptouteproche.JelesvoisentraverEdensurunbrancard.OnarrêteJune.OnfaitdumalàTess.Lepourtour de mon champ de vision est envahi par une brume pourpre. Je me précipite sur monadversairepourluidonnerunnouveaucoupdepoingauvisage.

MaisBaxterm’attenddepiedferme.Ildétournemonattaqueetmepercutedetoutsonpoids.Jebasculeenarrièreetmondosheurtelesolavecviolence.Baxtergrimaceunsourire.Ilmeprendparlecouetlèvelepoing.

Il me lâche soudain. J’inspire un grand coup tandis que le poids de son corps cesse de mecomprimerlapoitrine.Jeportelesmainsàmatêtealorsqu’unedemesterrifiantesmigraineséclatesousmoncrâne.Au-dessusdemoi,j’entendsTess,puisPascaoordonneràBaxterdereculer.Toutlemondeparleenmêmetemps.

Un…Deux…Trois…Je compte en espérant que cet exercice me fera oublier la douleur. Avant, j’y arrivais assez

facilement,maisaujourd’hui…Peut-êtrequeBaxterm’afrappéàlatêtesansquejem’enaperçoive.—Tuvasbien?LesmainsdeTessmeprennentlebrasetmerelèvent.La violence de la migraine me donne le tournis, mais la rage a disparu. Je prends soudain

consciencedeladouleurquiirradiemescôtes.—Jevaisbien,réponds-jed’unevoixrauque.(J’examinelevisagedeTess.)Est-cequ’ilt’afait

mal?

BaxtermeregardeaveccolèretandisquePascaoessaiedelecalmer.Autourdenous,lescurieuxretournentdéjààleursoccupations,sansdoutedéçusparlabrièvetéducombat.Jemedemandequiétaitfavori.

—Çava,ditTess.(Ellepasselamaindanssescheveuxaucarré.)Net’inquiètepas.—Tess!appellePascao.RegardesiDayabesoindesoins.Onaunhoraireàrespecter.Tessm’entraînedanslecouloir.Nousentronsdansunesalleaménagéeenhôpitaldecampagne.

Ellefermelaportederrièrenous.Noussommesentourésd’étagèrescouvertesdeflaconsdepilulesdiversesetdeboîtesdebandages.Unetablesetrouveaucentredelapièceetiln’yaguèred’espacepourlacontourner.Jem’appuiedessuspendantqueTessremontesesmanches.

—Est-cequetuasmalquelquepart?demande-t-elle.—Jevaisbien,répété-je.(Mais,aumomentoùjeprononcecesparoles,jegrimaceetporteles

mainsàmescôtes.)Bon,d’accord,jesuisunpeuamoché.—Faisvoir,exigeTess.Elleécartemonbrasd’unreversdemainetdéboutonnemachemise.Ellem’adéjàvutorsenu–

je serais incapable de dire combien de fois ellem’a remis sur pied –mais, aujourd’hui, un lourdsentimentdegêneplane entrenous.Ses joues s’empourprent tandis que sesdoigts glissent surmapoitrine,puismonestomacavantd’atteindremescôtes.

J’inspireuncoupsecquandelletoucheunpointdouloureux.—Ouais,c’estlàquesongenoum’afrappé.Tessobservemonvisage.—Tutesensnauséeux?—Non.—Tun’auraispasdûfairecela,dit-elleencontinuantàm’ausculter.Dis:«Ah».J’ouvrelabouche.Elleporteunmouchoirenpapieràmonnez,puisinspectemesoreilles.Ellese

lève,sortdelapièceetrevientquelquesinstantsplustardavecunepochedeglace.—Tiens!dit-elle.Gardecelacontrel’endroitdouloureux.J’obéissansdiscuter.—Tuesdevenueunevraieinfirmière.—J’apprendsbeaucoupchezlesPatriotes.(Ellecessed’auscultermapoitrinepourmeregarder

droitdanslesyeux.)Baxtern’aimepaston…attirancepourunex-soldatdelaRépublique,c’esttout,marmonne-t-elle.Nelaissepaslacolèret’aveuglersifacilement,d’accord?Jenevoispasl’utilitédetefairetuer.

JerevoislebrasdeBaxterautourdesépaulesdeTessetlaragem’envahitaussitôt.JeressenslebesoindelaprotégercommejelefaisaisdanslesruesdeLake.

—Cousine,murmuré-je,jesuisvraimentdésoléàproposdecequejet’aidit.Tusais…LesjouesdeTessvirentàl’écarlate.Jem’efforcedetrouverlesmotsquiconviennent.—Tun’asplusbesoinquejem’occupedetoi.(J’éclated’unriregênéetjeluitapoteleboutdu

nez.)Enfindecompte,c’esttoiquit’estoujoursinquiétéepourmoi.C’estmoiquinepeuxpasmepasserdetoi,paslecontraire.

Tess se rapproche et baisse les yeux avec pudeur. Soudain,mes ennuis neme semblent plus siterribles.Ilm’arrived’oubliersadévotion.Tessestunrocsurlequeljepeuxcompterdanslespiresmoments.NotreviedanslesruesdeLaken’étaitpasrosemais,aujourd’hui,ellemeparaîtsisimple.Jemesurprendsàregrettercetteépoqueoùnouspartagionstout,lepeudenourritureettoutcequenouspouvions ramasser.Quese serait-ilpassé si Juneavait été làquelquesminutesplus tôt ?Elle

auraitsansdouteattaquéBaxteretelles’enseraitchargéemieuxquemoi,commetoutlereste.Ellen’auraitpaseubesoindemoi.

LesdoigtsdeTess s’attardent surmapoitrine,mais cen’estpluspour l’ausculter. Jeme rendscomptequ’elleesttouteproche.Sesyeuxcroisentlesmiens–deuxgrandslacsbruns.Contrairementà ceuxde June, ils sont si faciles à lire.L’imagede Juneembrassant l’Electorme traverse l’espritpour laénièmefois.J’ai l’impressionderecevoiruncoupdecouteaudansleventre.Jen’aipas letempsdesongeràautrechose.Tesssepencheenavantetseslèvressepressentcontrelesmiennes.Lasurprisemepétrifie.Unpetitpicotementmetraverse.

Jelalaissefaire,incapabledumoindremouvement.Puisjem’écartebrusquement.Unesueurglacéecouvremespaumes.Ques’est-ilpassé?J’auraisdûdevinercequiallaitarriveretymettreuntermesur-le-champ.Jeposelesmainssur

lesépaulesdeTess.Unéclairdouloureuxtraversesesyeuxetjecomprendsquejeviensdefaireuneterribleerreur.

—Jenepeuxpas,Tess.Ellelaisseéchapperunsoupirirrité.—Pourquoi?TuesmariéavecJune?—Non. C’est juste que… (Mes mots s’évanouissent, tristes et impuissants.) Je suis désolé. Je

n’auraispasdûfaireça–pasmaintenant,dumoins.—Etqu’est-ceque tupensesde June embrassant l’Elector ?Hein ?Tu tiensdonc tant à rester

loyalenversunepersonnequiflirteavecunautre?June. Toujours June. Elle est au centre de tout et, l’espace d’un instant, je me surprends à la

détester,àregretterquenoscheminssesoientcroisés.—Junen’arienàvoir là-dedans,dis-je.Elle joueunrôle,Tess.(Jerecule jusqu’àcequenous

soyonsséparésparunebonnetrentainedecentimètres.)Jenesuispasprêtàentamerunetellerelationavectoi.Tuesmameilleureamie.Jeneveuxpastedonnerdefauxespoirsalorsquejenesaispasoùj’ensuis.

Tesslèvelesmainsavecindignation.—Jet’aivuembrasserdesfillesrencontréesauhasarddesrues,maisturefusesde…—Tun’espasunefillerencontréeauhasarddesrues!m’exclamé-je.TuesTess!Sesyeuxmecrucifient.Ellesemordleslèvresjusqu’ausang,frustrée.—Jenetecomprendspas,Day.(Chacundesesmotsmefrappeavecuneforcecalculée.)Jenete

comprendspasdutout,maisjevaisquandmêmeessayerdet’aider.TunevoisdoncpasàquelpointtaprécieusepetiteJuneachangétavie?

Jefermelesyeuxetjeportelesmainsàmestempes.—Arrête!— Tu te crois amoureux d’une fille dont tu ignorais tout il y a un mois. Une fille qui est

responsabledelamortdetamère!EtdecelledeJohn!Leséchosdesesparolesrésonnententrelesmursdebéton.—Merde,Tess!cen’étaitpassafaute!—Cen’étaitpassafaute?cracheTess.Day,ilsontabattutamèreàcaused’elle!Ettutecrois

amoureux d’elle ? Je t’ai toujours aidé. Je suis à ton côté depuis le jour où nous nous sommesrencontrés.Tucroisquejemecomporteenenfantgâté?Ehbien,jem’enfiche!Jen’aijamaisditunmotsurtesconquêtes,maisjen’acceptepasquetuchoisissesunefillequinet’afaitquedumal!Est-ceque June t’aprésentédesexcusespourcequi s’estpassé?Est-cequ’elleamérité tonpardon?

Maisest-cequetuesdevenuaveugle?(Jerestesilencieuxetelleposelesmainssurmonbrasavantdepoursuivreàvoixbasse.)Alors,est-cequetul’aimes?Etest-cequ’ellet’aime,elle?

Est-ceque je l’aime?Je le luiaiditdans lasalledebainsde l’appartementdeVegas,et j’étaissincère. Mais elle ne m’a pas rendu la pareille, hein ? Peut-être n’a-t-elle jamais éprouvé un telsentimentpourmoi.Peut-êtrequejemeracontedeshistoires.

—Jenesaispas,d’accord?répliqué-jed’unevoixplusagacéequejenelesuisvraiment.Tesstremble.Ellehochelatêteetôtelapochedeglaceappliquéecontremescôtessansunmot.

Ellereboutonnemachemise.Lefosséquinoussépares’estélargietjemedemandesijeréussiraiunjouràlecombler.

—Tunedevraispasavoirdeproblème,dit-ellesuruntonmonocorde.(Ellemetourneledos,s’éloigneets’arrêtedevantlaporte.)Fais-moiconfiance,Day.Toutcequejedis,jeledispourtonbien.Junefinirapartebriserlecœur.C’estclaircommedel’eauderoche.Elleteréduiraenpièces.

JUNE

Tribunald’Olan,Pierra.9.00environ.-2°C.

LEJOURDEL’ASSASSINATD’ANDENESTARRIVÉ.JEDISPOSEDETROISheuresavantquelesPatriotespassentàl’action.

Lanuitprécédente,j’aireçulavisitedugardequim’adéjàdonnéunmessagedesrebelles.—Bontravail,a-t-ellemurmuréàmonoreilletandisquej’étaisallongée,bienréveillée.Demain,

vousserezpardonnéeparl’Electoretlessénateurs.Vousserezlibéréeautribunald’Olan.Maintenant,écoutezattentivement.Quandvousenaurezterminéaveclesdétailsjuridiques,desJeepreconduironttoutlemondeàlacaserneprincipaledePierra.LesPatriotesinterviendrontsurlechemin.

Lesoldat s’interromptaucasoù j’auraisdesquestions. Jecontinueàcontempler leplafond. Jesaisdéjàcequ’onattenddemoi.OnvamedemanderdeséparerAndendesesgardes.LesPatriotesletirerontalorsdesonvéhiculepourl’exécuter.Lascèneseraenregistrée.LanouvelledesamortseradiffuséedanstoutelaRépubliqueparleshaut-parleursetlesJumboTronpiratésdelatourduCapitoledeDenver.

Devantmonsilence,lesoldatseraclelagorgeetpoursuitd’unevoixpressée:—Attendez-vous à une explosion sur la route.Quand vous l’entendrez, débrouillez-vous pour

qu’Andenordonneauconvoidechangerd’itinéraire,puisisolez-ledesesgardes.Sivousavezfaitvotreboulot,ilvoussuivra.(Lafemmem’adresseunbrefsourire.)UnefoisquelaJeepd’Andenseraséparéedesautres,nousnouschargeronsdureste.

J’aipassélanuitdansunétatdesurexcitation.Maintenant, je suis escortée vers le bâtiment principal du tribunal. Je scrute les toits, les

immeubleset lesruellessurlechemin.Jecherched’éventuelsguetteursrebelles.Jemedemandesil’und’eux a lesyeuxbleuvif.Day est avec lesPatriotes, quelquepart.Dansmesgantsnoirs,mesmainssontfroidesetmoites.MêmesiDayavumonsigne,a-t-ilcompriscequ’ilsignifiait?A-t-ilcomprisquejeluidemandederenonceràsamissionetdes’enfuir?Tandisquenousapprochonsdela grande entrée voûtée du tribunal, je mémorise le nom et l’emplacement des rues. La force del’habitude.Jemesouviensoùsetrouventlacaserneetl’hôpitaldePierraquisedresseauloin.J’ail’impressiondesentirlesPatriotesprendreposition.L’airestfigé.Lesbâtimentssontserréslesunscontrelesautresetlesruesétroites.Lessoldatsetlescivils–laplupartdecesdernierssontpauvreset travaillent pour les militaires – circulent bruyamment sur les trottoirs. Certains hommes enuniformenousregardentpasserens’attardantunpeupluslongtempsquenécessaire.Jegraveleursvisagesdansmamémoire. JesuiscertainequedesPatriotesnoussurveillent.Nousentronsdans letribunal. À l’intérieur, il fait encore assez froid pour que ma respiration produise des nuages devapeur.Jenepeuxm’empêcherdefrissonner.Leplafondsedresseàprèsdehuitmètresdehautetlesolestcouvertparunmatériaulustré–duboisdesynthèseàenjugerparlebruitdenosbottes.Unchoixdiscutabled’unpointdevuethermique.

—Combiendetempsceladevrait-ildurer?demandé-jeàundesgardesquimeconduisentàmonsiège,justedevantl’estradedesjurés.

Leclaquementsecdemesbottesencuirchaudetimperméablerésonnedanslehall.Jefrissonnemalgrémonmanteaucroisé.

Lagardeàlaquellejemesuisadresséhochelatêted’unairgêné.—Pastrèslongtemps,mademoiselleIparis,répond-elleavecunepolitessetravaillée.L’Electoret

les sénateurs en sont aux délibérations finales. Je suppose qu’il faudra encore patienter une demi-heure.

Intéressant,vraiment.L’Electorenpersonnevamepardonneretlesgardesnesaventpastropsurquelpieddanser.Doivent-ilsmetraitercommeunecriminelle,oubienmelécherlesbottescommesij’étaisunagentimportantd’unepatrouilledelacapitale?

L’attenteseprolonge.Jesuisunpeusomnolente.Cematin,j’aidécritmessymptômesàAnden.Ilaaussitôtordonnéqu’onm’apportedesmédicaments,maisceux-cin’ontpaseubeaucoupd’effet.J’aiencorelatêtechaudeetj’aidumalàévaluerletempsquipasse.

Au bout d’une période que j’estime à vingt-sixminutes – avec unemarge d’erreur de trois àquatre secondes –, des portes s’ouvrent au fond de la salle et Anden apparaît avec un groupe desénateurs sur les talons. Personne n’a l’air très heureux. Certains suivent avec lenteur, les lèvresserrées. Parmi eux, il y a l’homme qui conversait avec Anden dans le train, le sénateur Kamion.Aujourd’hui,sescheveuxgrissontenbataille.JereconnaiségalementlasénatriceO’Connord’aprèsdesphotosvuessurlesJumboTron.C’estunefemmeadipeuseavecunebouchedegrenouilleetdescheveuxrouxetternes.Jenesaispasquisontlesautres.DeuxjeunesjournalistesencadrentAnden.L’und’euxprenddesnotes, têtebaissée,àunrythmefrénétique.Leseconds’efforcedegardersondictaphoneàlahauteurduvisaged’Anden.

Jemelèveàleurapproche.Lessénateurs,quisequerellaiententreeux,setaisent.Andenadresseunsignedetêteàmesgardes.

—JuneIparis,leCongrèsvouspardonnevoscrimescontrelaRépubliqueàlaconditionquevouscontinuiez de servir votre pays au mieux de vos capacités. Sommes-nous d’accord sur ce point,mademoiselleIparis?

Jehochelatête.Celégermouvementsuffitàmedonnerlevertige.—Oui,Elector.Lepremierjournalistetranscritnosparolesavecardeur.L’écrandesatablettetremblotesousses

doigtsfébriles.Andenserendcomptedemafatigue.Ilsaitquemonétatnes’estpasamélioré.—Àlademandedessénateurs,vousdevrezvoussoumettreàunemiseàl’épreuveaucoursde

laquellevousserezsurveilléedeprès.Cettesurveillanceprendrafinquandnousseronstousd’accordsur votre aptitude à être réintégrée dans l’armée. Vous serez alors affectée à une patrouille de lacapitale.NousverronslaquellelorsquenousarriveronsàlabasedePierra,cetaprès-midi.(Ilhausseles sourcils et se tourne vers la gauche, puis la droite.) Sénateurs ? Avez-vous quelque chose àajouter?

Le silence s’installe,puisun sénateurprend laparole enesquissantun rictusméprisant àpeinevoilé.

—Comprenezbienquevousn’êtespasencoretiréed’affaire,agentIparis.Vousserezsurveilléevingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et n’oubliez pas que vous bénéficiez d’une rare clémence denotrepart.

—Merci,Elector, dis-je en effleurantma tempe du bout des doigts comme le ferait un soldat.

Merci,sénateurs.—Merciàtouspourvotreaide,déclareAndenens’inclinantlégèrement.Jegardelatêtebaisséedemanièreànepascroisersonregard,ànepastropsentirledoublesens

de ses paroles. Ilme remercie de l’avoir informé d’une prétendue tentative d’assassinat contre sapersonne,etilmeremerciepourl’aidequeDayetmoisommescensésluiapporter.

Quelque part dans la ville,Daydoit se préparer avec lesPatriotes.À cette pensée, unmélanged’angoisseetdenauséem’envahit.

Des soldats escortent notre groupe vers l’entrée du hall afin de gagner les véhicules qui nousattendent.Jemesurechacundemespasenm’efforçantderesterconcentrée.Cen’estpaslemomentdetoutfairerateràcausedemonétatdesanté.Jegardelesyeuxfixéssurlaportedubâtiment.Aprèsnotrevoyageentrain,j’aiconçuunplanquiadeschancesdefonctionner.Unmoyendebouleverserletimingdel’opérationdesPatriotes.UnmoyendenousempêcherderegagnerlacaserneprincipaledePierra.

J’espèrequetoutsepasseracommejel’aiprévu.Jenepeuxpasmepermettrelamoindreerreur.Àtroismètresdel’entrée,jetitube.Jemeredressesur-le-champetjecontinued’avancer,maisje

trébuchedenouveau.Derrièremoi,j’entendslemurmuredessénateurs.—Qu’est-cequ’ilya,encore?demandel’und’euxsuruntonagacé.Levisaged’Andenapparaîtau-dessusdumien.Deuxgardess’interposent.—Elector,reculez,jevousprie.Laissez-nousnousoccuperdecela.—Quesepasse-t-il?demandeAndenausoldat.(Ilsetourneversmoi.)Vousêtesblessée?Jen’aipas tropà forcermon talentdecomédiennepourparaîtreaubordde l’évanouissement.

Autourdemoi, toutdevientfloupendantunmoment.J’aiuneterriblemigraine.Jelèvelatêteet jecroiseleregardd’Anden.Puisjemelaissetomber.

Desexclamationsfusent.J’entendslavoixd’Andenetmesoreillessedressent.Ilditexactementcequej’espéraisl’entendredire.

—Ilfautlaconduireàl’hôpital!Toutdesuite!Ilsesouvientduconseilquejeluiaidonné,decequejeluiaiditdansletrain.—Mais,Elector…,protestelegardequis’estinterposéentreluietmoiquelquesinstantsplustôt.Letond’Andensefaitglacial.—Est-cequevousrefusezd’obéiràmesordres,soldat?Desmainspuissantesmesaisissentetmerelèvent.Noussortonsdanslalumièred’uncielcouvert.

Je regarde autour de moi en plissant les yeux. Je cherche un visage suspect. Les soldats qui mesoutiennent sont-ils des Patriotes ? Je les observe brièvement, mais je ne vois que des masquesimpénétrables.Unevagued’adrénalinemonteenmoi.Jesuispasséeàl’action.LesPatriotessaventdésormais que je n’ai pas respecté leur plan, mais ils ignorent si je l’ai fait à dessein ou pas.L’important,c’estquel’hôpitalestàl’opposédelabasedePierra, loinduguet-apenstenduparlesrebelles.Andenvam’accompagneretlesPatriotesn’aurontpasletempsdeserepositionner.

Et,s’ilsapprennentcequisepasse,Daydevraitenentendreparlerluiaussi.Jefermelesyeuxenespérantqu’ilcomprendra.J’essaiedeluienvoyerunmessagemental.

Enfuis-toi!Dèsquetusaurasquejen’aipasrespectéleplan!Enfuis-toiaussivitequepossible!Ungardem’installesurlesiègearrièred’uneJeep.Andenetseshommesseglissentdanscellede

devant.Stupéfaitset indignés, lessénateursrejoignentleurspropresvéhicules.Jeretiensunsourireenregardantparlafenêtre,affaisséesurlabanquette.LemoteurrugitetlaJeeps’élance.Àtraverslepare-brise,jevoislavoitured’Andenquis’éloignedutribunalpournousouvrirlechemin.

Alorsquejemefélicited’avoirimaginéceplangénial,jeconstatequeleconvoineprendpasla

routedel’hôpital.Ilsedirigeverslabasemilitaire,commecelaétaitprévuinitialement.Majoiesevolatiliseetunsentimentdepeurmonteenmoi.

Ungarderemarquequequelquechosenevapas.—Hé!chauffeur!aboie-t-il. Ilssetrompentdechemin.L’hôpitalestsurlapartiegauchedela

ville.(Ilsoupire.)Quelqu’unpeutcontacterlechauffeurdel’Elector?Nous…LesoldatquiconduitnotreJeepporteunemainnoueuseàsonoreilleetplisselesyeuxcomme

s’ilseconcentraitpourécouterunmessage.Ilsetourneversnous,sourcilsfroncés.—Négatif,dit-il.Nousavons reçu l’ordredesuivre l’itinéraireprévu.LecommandantDeSoto

affirmequel’ElectorademandéqueMlleIparissoitconduiteàl’hôpitalaprèsnotreretouràlabase.Mon sang se fige. Razor a dû raconter un autremensonge au chauffeur d’Anden, car celui-ci

n’aurait jamais accepté ce changement sans une bonne raison. Razor a décidé de ne pas annulerl’attaque.Ilvanousobligeràsuivreletrajetprévu,coûtequecoûte.

Jenesaispastropcequisepasse,maisc’estsansimportance.NousnousdirigeonsverslabasemilitairedePierra,versl’endroitoùlesPatriotesnousattendentavecimpatience.

DAY

LEJOURDEL’ASSASSINATDEL’ELECTORESTENFINARRIVÉ,COMMEunmonstrueuxouraganchargédetousmesespoirsetdetoutesmescraintes.Mesespoirs:lamortdel’Elector.Mescraintes:lemystérieuxsignedeJune.

Àmoinsquecenesoitlecontraire.Je suis déconcerté. Je suis à cran alors que, dans une telle situation, je devrais éprouver un

enthousiasmecroissant.Jetapotesanscesselemanchedemonpoignard.Faisattention,June.C’estmaseulepenséeclaire.Faisattention,pourtoietpournous.

Jesuisaccroupisurunreborddefenêtrebranlantautroisièmeétaged’unimmeubleabandonné.Ilest impossibledemevoirdepuis larue.Unpistoletet troisgrenadessontaccrochésàmaceinture.CommelerestedesPatriotes,jeporteunmanteaunoirdelaRépubliqueet,tantqu’onnem’approchepasdetropprès,jeressembleàunmilitaire.Unebandesombreesttracéeentraversdemesyeux.Leseulélémentquimedistingued’unvéritablesoldat,c’estlebrassardblancquenousportonsaubrasgaucheaulieududroit.Depuismonposted’observation,jevoislesrailsquilongentlaruevoisineetquicoupentPierraendeux.L’entréedutunneldesPatriotessetrouvesurmadroite,dansunepetiteruelletroisintersectionsplusloin.Lebunkersouterrainestdésertàl’heurequ’ilest.Jesuisseuldanslacarcassedubâtiment,maisjesuisàpeuprèssûrquePascaopeutmevoirdepuisle toitoùilestposté,del’autrecôtédelarue.Onentendsansdoutelemartèlementdemoncœuràdeskilomètresdedistance.

Je songe à June pour la centième fois. Pourquoi voudrait-elle annuler l’attentat ? A-t-elledécouvert quelque chose que les Patriotes me cachent ou bien Tess avait-elle raison ? June nousaurait-elletrahis?Jesecouelatêteavecinsistancepourchassercettepensée.

Juneneferaitjamaisça,pasaprèscequelaRépubliqueafaitàsonfrère.Veut-elle empêcher l’assassinatparcequ’elle est tombéeamoureusede l’Elector ? Je ferme les

yeuxet,aussitôt,l’imagedeleurbaisers’imposeàmamémoire.Non.LaJunequejeconnaisn’estpassisentimentale.Enfin,jecrois.

LesPatriotessontenposition.Lescourrierssontsurlestoitsavecdesexplosifs.Leshackerssetrouventdansunimmeubleprochedel’entréedestunnels,prêtsàenregistreretàdiffuserl’assassinatdel’Elector.Lesguerrierssontpostéslelongdelarue,encontrebas.Ilssontdéguisésencivilsouenmilitaires.Leurrôleconsisteraàsedébarrasserdesgardesdel’Elector.Tessetdeuxautresmédicosont été postés à différents endroits. Tess se cache dans une ruelle qui longe le flanc gauche del’immeuble où je me trouve. Après l’assassinat, il faudra filer et elle sera la première que j’iraichercher.

Etpuisilyamoi.LeplanprévoitqueJuneséparel’Electordesesgardes.QuandlaJeepd’Andenpasserasansescorte,lescourriersbloquerontlesruesavecleursexplosifs.JedescendraipendantquedesPatriotestirerontl’Electordesonvéhicule,puisjel’abattrai.

Il n’est pas encore16heures,mais lesnuages transforment le paysage en toilegrise, froide etsinistre. Je jette un coup d’œil àmamontre.La fonction chronomètre est affichée.Ellem’indiquecombiendetempsilmeresteavantquelesJeepapparaissentaucoindelarue.

Encorequinzeminutesavantledébutduspectacle.Jetremble.Est-cequel’Electorseravraimentmortdansquinzeminutes?Abattudemamain?Le

planva-t-ilfonctionner?Quandtoutseraterminé,combiendetempsfaudra-t-ilattendreavantquelesPatriotesm’aidentàretrouverEden?Quandj’aiparléàRazordugarçonprisonnierdesoncylindretransparentdans le train, il aparu touchéet ilm’aaffirméque les recherchespour localiserEdenavaient commencé. Je n’ai pas d’autre choix que de le croire. J’essaie d’imaginer la Républiqueplongéedanslechaostotal,lorsquel’assassinatdel’ElectorseraannoncésurtouslesJumboTrondupays.Silesémeutessontdéjàmonnaiecourante,jen’osepenseràlaréactiondesgensquandilsmeverront tuer Anden. Et ensuite ? Les Colonies profiteront-elles de l’occasion pour envahir laRépublique ? Parviendront-elles à briser la ligne de front qui sépare les belligérants depuis silongtemps?

Unnouveaugouvernement.UnnouvelÉtat.Jefrissonneensentantunfluxd’énergiemonterenmoi.

Maiscesvisionsd’avenirneprennentpasencomptelesignaldeJune.J’essaiedeplierlesdoigts.Mesmainssontcouvertesd’unesueurfroide.Enfindecompte, jen’aiaucuneidéedecequivasepasseraujourd’hui.

Monoreillettegrésilleetj’entendslavoixdePascao.—…ruesorangeetécho:OK.(Savoixdevientplusclaire.)Day?—Jet’écoute.—Quinzeminutes.Jerésumeenquelquesmots.Jordandéclencheralapremièreexplosion.Elle

jettera sa grenade quand le convoi passera dans sa rue. Puis ce sera le tour de Baxter. June sedébrouilleraalorspourquelevéhiculedel’Electors’éloignedesautres.Jelanceraimagrenadepourqu’elles’engagedanstarue.Tulanceraslatiennedèsquetuverraslavoituredel’Elector.Unefoisqu’elleserabloquée,tudescends.C’estcompris?

—Ouais,ouais.Magne-toiderejoindretaposition.L’attente me tord l’estomac. Elle me rappelle le soir où j’ai vu la patrouille sanitaire arriver

devant laportedemamaison.Mêmecesouvenir terriblemeremplitdenostalgie.Mamèreetmesfrèresétaientvivants.Tessetmoiétionsinséparables.J’inspireprofondémentetj’expireaveclenteur.Plusieursfoisdesuite.Dansmoinsdequinzeminutes,leconvoidel’Elector–etJune–s’engageradanslarueencontrebas.Mesdoigtsglissentsurlesgrenadesaccrochéesàmaceinture.

Letempss’égrènesanshâte.Troisminutes.Quatreminutes.Cinqminutes.Chacunes’écoulepluslentementquelaprécédente.

Marespirations’accélère.Qu’est-cequeJunevafaire?Respectera-t-elleleplan?A-t-elleraison?A-t-elle tort ? Jeme sens prêt à tuer l’Elector. Jem’y préparementalement depuis des jours et jeressensdésormaisunecertaineimpatienceàl’idéedepasseràl’action.Commentréagirais-jesionmedemandaitd’épargnercethommepourlequeljen’éprouvequedelahaine?D’unautrecôté,suis-jevraimentprêtàsouillermesmainsdesonsang?Qu’est-cequeJuneabienpudécouvrir?Qu’est-cequipourraitjustifierqu’onépargnecemonstre?

Huitminutes.LavoixdePascaorésonneàmonoreille.—Resteenposition.Onaunretard.Mesmusclessetendent.—Quesepasse-t-il?Unlongsilences’installe.—IlsepassequelquechoseavecJune,répondPascaodansunsoufflepressé.Elles’estévanouie

à la sortiedu tribunal.Nepaniquepas.Razoraffirmequ’ellevabien.Nous reculons l’opérationàplusdeuxminutes,d’accord?

Jeme redresse.Elle est passée à l’action. Je le comprends tout de suite. Je sens une sorte depicotement dans le fond demon esprit, un sixième sens quim’avertit que ce que je vais faire vadépendreducomportementdeJune.

—Pourquois’est-elleévanouie?—Jenesaispas.Leséclaireursdisentqu’elleaeuunvertigeouquelquechosedanscegenre.—Etelleestprêteàpoursuivrel’opération?—Onlediraitpuisqu’ellen’apasétéannulée.L’opérationn’estpasannulée.Est-cequeçasignifiequeJunen’apasréussiàfairecequ’elleavait

l’intentiondefaire?Jemelève,jefaisquelquespasetjem’accroupisdenouveau.Ilyauntrucquinevapasdanscettehistoire.Si l’opérationestmaintenue,Junesera-t-elledans levéhiculeprévu?Sera-t-ellelàdesonpleingréoubiencontrainteetforcée?LesPatriotessavent-ilssielleaessayédefairecapoterl’attentat?Unmauvaispressentimentmeharcèlemalgrémeseffortspourl’ignorer.Ilyauntrucquinevapasdutout.

Deuxminutess’écoulentavecunelenteurhorripilante.Jesuisangoissé.Duboutdel’ongle,j’aifaitsauterungroséclatdepeinturedelapoignéedemoncouteau.Monpouceestcouvertdefloconsnoirs.

Quelquesmètresencontrebas,lapremièregrenadeexplose.Lesoltremble,lebâtimentfrémitetunnuagedepoussièretombeduplafond.Leconvoidel’Electordoitêtrelà.

Jequittelereborddelafenêtreetjemedirigeversl’escalier.Jegagneletoitetjemebaissepournepasêtrerepéré.Demonnouveauposted’observation,j’aiunemeilleurevuedel’endroitoùs’estproduite l’explosion.Unecolonnede fuméemontevers lecielet j’entends lescrisdesurprisedessoldats. Ils sont trois pâtés de maisons plus loin. Je me couche sur les tuiles brisées alors queplusieurs gardes remontent la rue en courant. Ils hurlent des paroles incompréhensibles. Je pariequ’ilsappellentdesrenfortssurlazonedel’explosion.Ilsarriveronttroptard.LaJeepdel’Electorseseradéjàengagéedanslaruelleoùnousl’attendons.

Jeprendsunegrenadeavecprudence.Jemerépètelesdifférentesétapesàrespecter.Jemerépèteque, si je la lance au moment prévu, ce sera parce que j’ai décidé de ne pas tenir compte del’avertissementdeJune.

C’estunegrenadecontact,m’aditPascao.Elle explosera en heurtant quelque chose. Presse lelevier,retirelagoupille,lanceetplanque-toi.

Auloin,unenouvelleexplosionsecouelesruesetunnuagedefumées’élève.C’est l’œuvredeBaxter.Maintenant,iladûdescendreauniveaudusolpoursecacherdansuneruelle.

Ilétaitpostéàdeuxpâtésdemaisonsdedistance.L’Electorserapproche.Une troisième explosion retentit, tout près. La Jeep doit être au coin de la rue. Jeme prépare

tandis que le bâtiment tremble sous la puissance de l’impact. C’estmon tour. June, où es-tu ?medemandé-je.Siellefaitquelquechosed’inattendu,commentvais-jeréagir?J’entendslavoixpresséedePascaodansmonoreillette.

—Prépare-toi.Àcet instant, jevoisquelquechosequimefaitoubliermespromessesauxPatriotes.DeuxJeep

surgissent. Une porte du deuxième véhicule s’ouvre et une jeune fille avec une longue queue-de-chevalsombresejettedehors.Ellefaitplusieursroulés-boulésavantdeserelevertantbienquemal.Ellelèvelatêteverslestoitsetagitelamainavecfrénésie.

June.Elleestlàetsesintentionsnelaissentaucuneplaceaudoute:elleneveutpasquej’isolela

Jeepdel’Elector.LavoixdePascaorésonnedenouveau.—Respecteleplan!siffle-t-elle.Net’occupepasdeJune!Respecteleplan,tum’entends?Quelquechosemesubmerge.Unedéchargeélectriqueremontelelongdemacolonnevertébrale.Non,June.Onnepeutpasarrêtermaintenant,souffleunevoixdansmatête.Jeveuxquel’Elector

crève!Jeveuxqu’onmerendeEden!Etpuisjelavoisagiterlesbrasaumilieudelarue,exposéeaupremiertirvenu,risquantsavie

pourmefairecomprendrequelquechose.Jenesaispaspourquoielleagitainsi,maiselleasûrementdebonnesraisons.

Sûrement.Quefaire?Fais-luiconfiance,murmure une voix aux tréfonds demon âme. Je ferme les yeux, paupières

contractées,etjebaisselatête.Chaquesecondequipasseestdésormaisunpontentrelavieetlamort.Fais-luiconfiance.Jeme relèved’unbondet je traverse le toit encourant.Dans l’oreillette,Pascaohurlequelque

chosed’unevoixfurieuse.Jen’yprêtepasattention.Jedégoupillelagrenadeetjelalanceaussiloinquepossible.Àl’entréedelaruelleoùlevéhiculedel’Electordevaits’engager.

—Day!hurlePascao.Non!Maisqu’est-cequetu…Lagrenade touche lesol. Jeporte lesmainsàmesoreilleset jesuis renversépar lesoufflede

l’explosion, qui fait trembler la terre. Les Jeep freinent dans des crissements stridents. Celle del’Elector fait un écart pour contourner le cratère,mais un pneu éclate et la force à s’arrêter. J’aibloquél’entréedelarueoùl’attentatdevaitavoirlieu,larueoùlesPatriotesattendaientleurcible.Lesautresvéhiculesdel’escortearrivent.Iln’enmanquepasune.

JuneseprécipiteverslaJeepdel’Elector.Sielleveutlesauver,iln’yapasdetempsàperdre.Jemerelève,gagneleborddutoitetagrippelagouttière.Jemelaisseglisserverslesol.Letuyaucèdeetjeperdsl’équilibre.Jesaisislabordured’unefenêtreetj’atterrissurunesailliedupremierétage.Jemelaissetomberauniveaudusoletj’amortislachuteavecunroulé-boulé.

Danslarue,c’estlechaos.J’entendsdescriset,entrelesnuagesdefumée,jevoisdessoldatsseprécipiterverslesJeeptandisqueceuxquisontàbordsortentpourprotégerl’Elector.DesPatriotesenuniformehésitent.Jen’aipasjetémagrenadeaumomentprévuetiln’estpluspossibledesuivreleplanàlalettre.Ilesttroptardpourisolerlevéhiculedel’Elector.Lessoldatssonttropnombreux.Plusieursdétachementsimportantsapprochent.Jesuisparalysé,aussidéconcertéquelesrebelles.Jesuisincapablededirepourquoij’aiagiàl’encontredemesordres.

—Tess!hurlé-je.Tessestàl’endroitoùelleestcenséeêtre,figéedansl’ombred’unbâtiment.Jem’approched’elle

etjelasaisisparlesépaules.—Qu’est-cequisepasse?crie-t-elle.Jemecontentedelafairepivoter.—Letunnel,OK?Neposepasdequestions!Jepointeledoigtendirectiondel’entréedubunkerdesPatriotes,l’endroitoùnousdevionsnous

réfugier après l’assassinat de l’Elector.Tess a si peurque sabouche est grandeouverte,mais elleobéit.Ellefiledansl’ombreprotectriced’unbâtimentetdisparaît.

Unenouvelleexplosionébranlelaruederrièremoi.Uncourrieradûlancerunegrenade.Iln’yaplusaucunespoirdetuerl’Electoràl’endroitprévu,maislesPatriotesessaientencoredebloquerle

convoi. Ils doivent être partout. Ils n’hésiteront pas àm’abattre après ce que j’ai fait. Tess etmoidevonsretournerdansletunnelavantqu’ilsnoustrouvent.

Je rejoins June aumoment où elle atteint la Jeep de l’Elector. J’aperçois un homme avec descheveuxsombresetondulésàl’intérieur.Elleluicriequelquechoseenappuyantlesmainscontrelavitre.Uneautreexplosionlafaittomberàgenoux.Jemejettesurelletandisquedesdébriss’abattentsurnous.Unblocdecimentmefrappeàl’épauleetjefrissonnededouleur.LesPatriotesredoublentd’effortsafindecompenserletempsperdu.Leretardleuradéjàcoûtécher.Siledésespoirlesgagne,ilsrenoncerontàdiffuserl’attentatsurlesJumboTronetilsessaierontdefairesauterlevéhiculedel’Elector. Les soldats de la République envahissent la rue. Je suis certain qu’ils m’ont repérémaintenant.J’espèrequeTessestensécuritédansletunnel.

—June!Juneest sonnéeetdéconcertée,maiselleme reconnaît.Nousn’avonspasvraiment le tempsde

fêternosretrouvailles.Uneballesiffleau-dessusdenostêtes.JemebaisseetjeprotègeJune.Unsoldatquipasseprèsde

nousesttouchéàlajambe.Pitié!Pourl’amourde…Pitié!FaitesqueTessatteignel’entréedutunnelsaineetsauve!Jepivoteetjecroiselesyeuxécarquillésdel’Electoràtraverslavitre.Voilàdoncletypequia

embrasséJune.Ilestgrand,attirantetriche.L’hommequivapoursuivrel’œuvredesonpère.L’enfantroiquiincarnelaRépubliquedanstoutesasplendeur,ycomprislaguerrecontrelesColoniesquiaprovoquélamaladied’Eden;letaudisdanslequelmafamilleétaitobligéedevivre;l’exécutiondemamère et demon frère ; les lois quim’ont condamné àmort à causedemonéchec à ceputaind’Examenquandj’avaisdixans.CetypeestlaRépublique.Jedevraisl’abattresur-le-champ.

Mais jepenseàJune.Sielleadécidéde leprotéger,c’estqu’elleadécouvertquelquechoseetqu’elleycroitassezpourrisquersavie–etlamienne.J’aichoisideluifaireconfianceparcequejene veux pas la perdre à jamais. Est-ce que je pourrais le supporter ? Cette question me glacejusqu’auxos.Jepointeledoigtendirectiondel’endroitoùaeulieuladernièreexplosionetjefaisquelquechosequejen’aurais jamais imaginédansmesrêveslesplusfous: jehurledetoutesmesforcesauxsoldats:

—FaitesreculerlesJeep!Bloquezlarue!Protégezl’Elector!(Jevoisplusieursgardesarriveràlahauteurduvéhiculed’Anden.)Sortezl’Electordecettevoiture!Emmenez-le!Ilsvonttoutfairesauter!

Junem’obligeàmebaissertandisqu’uneballefrappelesoltoutprèsdenous.Jemetourneverselle.

—Allons-y!Elle me suit. Des dizaines de soldats de la République arrivent en renfort. Nous apercevons

l’Elector sortir de sa Jeep et des gardes se précipitent pour le protéger de leurs corps.Des ballessifflentdanstouslessens.Ilmesemblequ’Andenesttouchéàlapoitrine.Non,cen’estqu’aubras.Ildisparaîtdansunevagued’uniformes.

Il est sauvé. Il va s’en sortir.Cette penséem’oppresse. Je ne sais pas si je dois être content oufurieux.L’attentatpréparéavectantdesoinaéchoué.ÀcausedeJuneetmoi.

Qu’est-cequej’aifait?—C’estDay!lancequelqu’un.Ilestvivant!Jen’osepasmetournerpourregarderquiacrié.JeserrelamaindeJunetrèsfortetnousfilonsà

traverslesdébrisetlafumée.Nous nous heurtons à un Patriote. Baxter. En nous voyant, il se fige pendant une fraction de

seconde.PuisilsaisitJuneparlebras.—Toi!crache-t-il.Elleesttroprapidepourlui.Ellesedégageavantquej’aieletempsdedégainerl’armeaccrochée

àmaceinture.Ilessaiedel’attraperdenouveau,maisquelqu’unlefrappeetils’effondrefacecontreterre.JecroiseleregardfurieuxdeKaede.

Ellenousadresseungesteimpatient.—Mettez-vousàl’abri!hurle-t-elle.Avantquelesautresvoustrouvent!Sonvisageexprimeunchocterrible.Est-ellebouleverséeparcequeleplanaéchoué?S’est-elle

renducomptedurôlequenousavonsjoué?C’estprobable.Maispourquoiserange-t-elledenotrecôté?

Elles’éloigneencourant.Jelasuisdesyeuxpendantuninstant.Andenadisparu,bienentendu,etlessoldatsdelaRépubliquemitraillentdésormaislestoits.

Andenadisparu,répété-jedansmatête.Est-cequel’attentataofficiellementéchoué?June et moi reprenons notre course. Nous traversons le cratère laissé par l’explosion de ma

grenade.Brusquement,desPatriotesapparaissentunpeupartoutderrièrenous.Certainsseprécipitentvers les soldats dans l’espoir d’apercevoir l’Elector et de l’abattre.D’autres fuient en direction del’entréedutunnel.Ilsnouscourentaprès.

Unenouvelledétonationsecouelesrues.Quelqu’unaessayédetuerl’Electoravecunegrenade.Peut-êtrequelesrebellesontenfinréussiàdétruiresaJeep.OùestRazor?Nouscherche-t-ilpoursevenger?J’imaginesonvisagecalmeetpaternelempreintd’unerageféroce.

Nousatteignonslaruelleconduisantàl’entréedutunnelavecunecourteavancesurlesPatrioteslancésànostrousses.

Tessestblottiecontreunmur,dansl’ombre.J’aienviedehurler.Pourquoiest-cequ’ellenes’estpasmiseàl’abridanslessouterrains?Pourquoin’a-t-ellepasregagnélebunker?

—Descendstoutdesuite!luilancé-je.Tun’étaispascenséem’attendre.Maisellenebougepas.Ellenousfaitface,lespoingscrispés.SonregardpassedeJuneàmoi,de

moiàJune.Jem’élanceet j’attrapesamainavantde l’entraînervers lapetitegrillemétalliquequibordelemur.J’entendslesPatriotesquiapprochent.

Par pitié ! pensé-je sur un ton suppliant. Faites que nous soyons les premiers à regagner lebunker!

—Ilsarrivent!ditJune,lesyeuxrivéssurl’extrémitédelaruelle.—Ilsnenousontpasencoreattrapés!Jeglissedesmainsfrénétiquessurlagrilleavantdelasoulever.LesPatriotessontproches.Toutproches.Jemeredresse.—Écartez-vous,dis-jeàTessetJune.Jetireladeuxièmegrenadedemaceintureetj’arrachelagoupilleavantdelalancerversl’entrée

delaruelle.Nousnousjetonsàterreetglissonsnosmainssurnostêtes.«Boum!»Ladétonationestassourdissante.VoilàquidevraitralentirlesPatriotes,maisjedistinguedéjàdes

silhouettesquisefraientuncheminàtraverslesdébris.June seprécipitevers l’entréedu tunnel àmoncôté.Elle sautedans le trou lapremière. Jeme

tourneversTessetjeluitendslamain.—Viens,Tess,nousn’avonspasbeaucoupdetemps.Tesscontemplemamainouverteetreculed’unpas.Àcetinstant,j’ail’impressionquelemonde

se fige. Elle ne va pas venir avec nous. Son visage délicat exprime un mélange de colère,d’incompréhension,deculpabilitéetdetristesse.

Jedécidedefaireunenouvelletentative.—Viens!crié-je.S’ilteplaît,Tess.Jenepeuxpast’abandonnerici!Sesyeuxmetranspercent.— Désolée, Day, hoquette-t-elle. Je suis capable de prendre soin de moi. N’essaie pas de me

revoir.Sesyeuxs’emplissentdelarmes,puisellefaitdemi-tourets’éloigneencourant.Ellerejointles

Patriotes ? Je la regardedisparaître, incapabledeprononcerunmot, lamain toujours tendue.Nospoursuivantsserontbientôtlà.

Les discours de Baxter. Il avait prévenu Tess que j’allais les trahir. Et je l’ai fait. J’ai faitexactementcequ’ilavaitannoncéetTessvadevoirlesupporter.

Jel’aisalementlaisséetombersurcecoup-là.Junemesauvelavieenmerappelantàlaréalité.—Day!Saute!hurle-t-elle.Jem’obligeàmedétournerdelaruelleetjemelaissetomberdansletrou.Mesbottess’enfoncent

dansuneeauglacéeetpeuprofondeaumomentoùj’entendslepremierPatriotearriverau-dessusdenous.Junemesaisitlamain.

—Allons-y!siffle-t-elle.Nousnousprécipitonsdans le tunnelobscur.Derrièrenous, j’entendsunPatriotesauterdans le

trouetselancerànotrepoursuite.Puisunautre.Lerestedelameutevasuivre.—Tuasencoredesgrenades?demandeJunesansralentir.—Une,dis-jeenglissantlamainàmaceinture.Jeladégoupille.Sijemesersdecettearme,iln’yauraplusmoyenderevenirenarrière.Nous

pourrionsrestercoincésdanslesouterrainjusqu’àlafindestemps.Maisnousn’avonspaslechoix,etJunelesait.

Jecrieunavertissementànospoursuivants,puisjejettelagrenade.LePatrioteleplusprochemevoitfaireetils’immobiliseavantdehurleràsescamaradesdereculer.Nouscontinuonsàcourir.

Le souffle de l’explosionnous soulève et nous emporte.Nousheurtons le sol avecviolence etglissonsdans laboue et l’eauglacéependantplusieurs secondes.Ma têtebourdonne. Jeplaque lesmainscontremestempesdansl’espoirdefairecesserlespulsations.Envain.Lamigrainefendmoncrâneendeuxetnoiemespensées.Jefermelesyeuxsouslecoupd’unedouleurinsupportable.

Un,deux,trois…Lessecondess’écoulentaveclenteur.Matêtepalpitesouslesimpactsdemillecoupsdemarteau.

J’aidumalàrespirer.Ladouleurreflueenfin.J’ouvrelesyeuxdansl’obscurité.Lesolnetrembleplus,maisj’entends

encoredesvoixderrièrenous.Ellessontétouffées,commesiellesmeparvenaientàtraversuneporteépaisse.Jem’assiedsavecprécaution.Juneestallongéecontreuneparoidutunnel.Ellesemasselebras.Nousnoustournonsversl’endroitoùj’ailancélagrenade.

Letunneladisparu.Unepiledegravatsobstruelepassage.Nousavonsréussi,maisjeneressensqu’ungrandvide.

JUNE

QUAND J’AVAISCINQANS,METIASM’AEMMENÉESURLATOMBEDEnosparents.C’était lapremière foisqu’ils’yrendaitdepuislesfunérailles.Jecroisqu’ilavaitdumalàsupportercequiétaitarrivé.LaplupartdescivilsdeLosAngeles–ycomprisunebonnepartiedesclassessupérieures–ontdroitàuneconcessionde trentecentimètres carrésdans l’immeuble funérairede leurquartier. Juste assezpouryglisser laboîteenverreopaquequicontient lescendresducherdisparu.MaisMetiasavaitsoudoyélesemployéspourobteniruneconcessionquatrefoisplusgrandepournosparentsetilavaitfaitfairedesstèlesencristalgravées.Noussommesrestéslàavecnosfleursetnoshabitsblancs.Jen’aipas cesséun seul instantd’observermon frère. Je revois samâchoire contractée, ses cheveuxbien coiffés, ses joues humides et brillantes.Mais, surtout, jeme souviens de ses yeux remplis detristesse.Lesyeuxd’ungarçonquienavaitbeaucouptropvupoursesdix-septans.

Dayavait lamêmeexpressionquandilaappris lamortdesonfrèreJohn.L’expressionqu’ilaaujourd’huialorsquenouscheminonsdansletunnelpourfuirPierra.

Danslesouterrainobscur,nousavançonsentrottinantpendantcinquante-deuxminutes.Oupeut-

êtrecinquanteetune.Jemesensfiévreuseetj’ailatêtequitourne.Pendantunmoment,j’aientendudescrisfurieuxvenantdel’autrecôtédel’éboulisquinousséparedesPatriotesetdessoldatsdelaRépublique.Ilsontfinipardisparaîtreetlesilences’estinstallétandisquenousnousenfoncionsdeplusenplusloindansletunnel.LesPatriotesontsûrementétéobligésdesereplierdevantl’arrivéedes renforts. Des soldats essaient peut-être de dégager le passage. Nous n’en savons rien et nouspoursuivonsdoncnotrechemin.

Nousn’entendonsquenosrespirationshachées,lebruithumidedenosbottesfrappantlesflaquesd’eauboueusesetleclapotementdesgouttesquitombentduplafondpours’écrasersurnosnuques.« Flic flac ! » Day me serre la main avec force. Ses doigts sont froids et l’humidité les rendcaoutchouteux,mais jen’aiaucuneenviede les lâcher. Il fait si sombreque jedistingueàpeinesasilhouettedevantmoi.

Andena-t-ilsurvécuàl’attaqueoulesPatriotesont-ilsréussiàl’assassiner?Cettequestionfaitmonterlesangàmesoreilles.Ladernièrefoisquej’aijouélesagentsdoubles,quelqu’unestmortparmafaute.Andenm’afaitconfianceetcelaafailliluicoûterlavie–celaluiapeut-êtrecoûtélavie.Ilsembleraitquecesoitlelotdesgensquicroisentmonchemin.

Cettepenséeenamèneuneautre:PourquoiTessnenousa-t-ellepassuivis?JevoudraisposerlaquestionàDay.Curieusement,celui-cin’yapasfaitlamoindreallusiondepuisnotreentréedansletunnel.Jesaisqu’ilssesontdisputés,riendeplus.

J’espèrequ’ellevabien.A-t-ellechoisideresteraveclesPatriotes?Days’arrêteenfindevantunmur.Jem’effondrepresquecontrelui.Unevaguedepaniqueetde

soulagement m’envahit. Je devrais être capable de courir plus longtemps que cela, mais je suis

éreintée.Sommes-nousdansuncul-de-sac?Unéboulementnousa-t-ilcoupétouteretraite?Dayplaquelesmainscontrelaparoi.—Nouspouvonsnousreposerici,souffle-t-il.(Cesontlespremiersmotsqu’ilprononcedepuis

quenoussommesdescendusdanscesouterrain.)JesuispassédansunendroitsemblableàLamar.RazoravaitunjourparlédestunnelsquipermettaientauxPatriotesdes’enfuir.LamaindeDay

glissesuruneporteetremontelelongdubord.Elletrouveenfincequ’ellecherche:unpetitlevierqui émerge d’une fente d’une trentaine de centimètres. Day le pousse et la porte s’ouvre avec uncliquetis.

Nouspénétronsdansuntrounoir.D’abord,jenevoisriendutout.Jetendsl’oreillepourécouterl’échodenospasetj’endéduisqueleplafondestunplushautqueceluidutunnel–troismètresaumaximum.Jeposelamaincontreunmuretjeconstatequ’ilestdroit.Noussommesdansunesallerectangulaire.

— Nous y sommes, marmonne Day. (Je l’entends appuyer sur un interrupteur et une lumièreartificielleinondelapièce.)Ilneresteplusqu’àespérerquenoussoyonsseuls.

Lasallen’estpastrèsgrande,maisunetrentainedepersonnesytiendraientsanssegêner–unecentainesion lesentassaitcommedessardines.Sur lemurdufond,deuxouverturesmènentàdescouloirssombres.Lesparoissontcouvertesdemoniteurs,desécransépaisetmassifs,deconceptionplus rustique que ceux qui ornent les bâtiments officiels de la République. Je me demande si lesPatriotes lesont installésous’il s’agitdevestiges technologiquesqui remontentà l’époqueoùcespassagesontétécreusés.

Daysedirigeverslepremiercouloir,pistoletaupoing.Jem’approchedusecond.Ildessertdeuxpetites pièces abritant chacune cinq lits superposés.Au bout, une porte s’ouvre sur un long tunnelplongédans l’obscurité. Je suis prête à parier que, de son côté,Daya lui aussi trouvéunegaleried’accès. Je passe de lit en lit en effleurant lemur où des gens ont gribouillé leurs noms ou leursinitiales.

«Lechemindusalut,J.D.Edwards.»«Iln’yapasd’autreissuequelamort,MariaMarques.»—Rienàsignaler?demandeDayderrièremoi.Jesecouelatête.—R.A.S.Jecroisquenousnerisquonsrienpourlemoment.Il soupire et ses épaules s’affaissent. Il passeunemain lasse dans ses cheveux ébouriffés. Il ne

s’estécouléquequelquesjoursdepuisnotreséparation,maisj’ai l’impressiondenepasl’avoirvudepuisdessiècles.Jem’approchedelui.Sesyeuxétudientmonvisagecommes’ilmevoyaitpourlapremièrefois.Ildoitavoirmillequestionsàmeposer.Ilsecontentedeleverlamainetderemettreunemèchedemescheveuxenplace.J’ailevertige,maisjenesaispass’ilestdûàlamaladieouàl’émotion.J’avaispresqueoubliélessensationsquemeprocurelecontactdesapeau.Jeveuxplongerdanssapureté,m’imprégnerdesasincérité,sentirsoncœurfrancetgénéreux.

—Hé,murmure-t-il.Jeglissemesbrasautourdeluietnousnousserronstrèsfort.Jefermelesyeuxetjemelaisse

aller contre son corps. Je sens la chaleur de son souffle dansmon cou. Sesmains caressentmescheveuxetglissent le longdemondos. Il s’accrocheàmoi commes’il craignaitdemeperdre. Ils’écarte justeassezpourquenosyeuxsecroisent. Ilpenche la tête. Jepensequ’ilvam’embrassermais,pouruneraisonétrange,ilsefigeetmeserredenouveaucontrelui.Sonétreinteestagréable,mais…

Quelquechoseachangé.

Nous nous dirigeons vers la cuisine – vingt et unmètres carrés à en juger par le nombre decarreauxsurlesol.Nousrécupéronsdeuxrationsetdeuxbouteillesd’eau.Nousnousinstallonssurdes tabouretsdebarpourmanger et faireunepause.Dayest silencieux. Je suisdans l’expectative.Nouspartageons uneboîte de pâtes à la sauce tomate,mais il ne prononcepas lemoindremot. Ilsemble plongé dans ses pensées. Songe-t-il à Tess ? à l’attentat manqué ? Ou peut-être est-ilsimplementabasourdi.J’attends.Jen’aiaucuneenviedemettredesmotsdanssabouche.

—J’aivutonsignesurunecaméradesurveillance,dit-ilauboutdedix-septminutesdesilence.Jen’aipastrèsbiencompriscequetuvoulaisquejefasse,maisj’aidevinél’idéegénérale.

Ilneparlepasdubaiserquej’aiéchangéavecAnden,maisjesuiscertainequ’ilyaassisté.—Merci,dis-je.Mavues’obscurcitpendantuninstant.Jeclignedesyeuxpourrepousserlevoilesombre.Ilme

faudraitpeut-êtredesmédicaments.—Jesuis…désoléedet’avoirentraînédansunetellesituation.J’aiessayédedérouterleconvoi

surunautrechemin,maiscelan’apasmarché.—C’estpourcetteraisonquetut’eseffondréeautribunal,hein?J’aieupeurqu’iltesoitarrivé

quelquechose.Jemâcheenréfléchissantpendantunmoment.Lespâtessontdélicieuses,maisjen’aipasfaimdu

tout.Jedevraisluiannoncertoutdesuitequ’Edenserabientôtlibre,maisletondeDaymeretient.Ilme fait penser àdegrosnuagesnoirs qui se rassemblent sur l’horizon.LesPatriotesont-ils captétoutesmesconversationsavecAnden?Sitelestlecas,Dayestpeut-êtredéjàaucourant.

—Razor nous amenti sur les véritables raisons de l’attentat. J’ignore encore pourquoi. Il y aquelquechosequisonnefauxdansseshistoires.

Jemetais.JemedemandesiRazoradéjàétéarrêtéparlesservicesdesécuritédelaRépublique.Sicen’estpaschosefaite,celanedevraitpastarder.Avantlafindelajournée,lesenquêteursaurontdécouvert que c’est lui qui a ordonné aux chauffeurs de respecter l’itinéraire qui a conduitAndendansunpiège.

Dayhausselesépaulesetseconcentresursonassiette.—Quisaitcequ’ilfaitencemoment?EtlesPatriotes?Jemedemande s’il se pose cette question à cause deTess. Je songe à lamanière dont elle l’a

regardéavantnotrefuitedansletunnel…Jedécidequ’ilestpréférabledenepasposerdequestionsàce sujet. Soudain, une image se forme dans ma tête. Je vois Day et Tess sur un canapé,confortablementinstallésetdétenduscommeilsl’étaientlorsdenotrerencontreaveclesPatriotes,àVegas.DayaposélatêtesurlescuissesdeTess.Celle-cisepencheetleurslèvressetouchent.Monestomacseserre.

Elleapourtantrefusédelesuivre,medis-je.Ques’est-ilpasséentreeux?Jeneseraispasétonnéequ’ilssesoientdisputésàmonpropos.—Alors,ditDaysuruntonmonocorde,raconte-moicequetuasdécouvertsurl’Elector.Cedoit

êtresacrémentimportantsituasprisladécisiondetrahirlesPatriotes.Ilnesaitdoncrienàproposd’Eden.Jeposemabouteilled’eauetjefaislamoue.—L’Electoralibérétonfrère.LafourchettedeDaysefige.—Quoi?—Andenaordonnésalibération.Lejouraprèslesignalquejet’aifait.Edenestsousprotection

fédérale à Denver. Anden est révulsé par ce qu’on a infligé à ta famille. Il veut gagner notreconfiance,latienneetlamienne.

JetendslamainverscelledeDay,maisillaretired’uncoupsec.Unsoupirdéçus’échappedemapoitrine. Je ne savais pas comment il allait prendre la nouvellemais, quelquepart, j’espérais justequ’ilserait…heureux.

—Andenestfermementopposéàlapolitiquesuivieparl’Electorprécédent,poursuis-je.Ilveutmettreuntermeàl’Examenetauxexpériencessurl’épidémie.

J’hésite.Daycontemplelaboîtedepâtes,lafourchetteenl’air.Ilnemangeplus.— Il veut des changements radicauxmais, pour cela, il a besoin du soutien du peuple. Il m’a

presquesuppliéepourquenousluiaccordionsnotreaide.LestraitsdeDaytremblent.—C’est tout?C’estpourçaque tuasdécidédebalancer leplandesPatriotespar la fenêtre?

demande-t-ilsuruntonamer.Pourquel’Electorpuissem’acheter?C’estuneplaisanterieouquoi?Commentpeux-tuêtresûrequ’ilditlavérité,June?As-tulapreuvequ’ilabienlibéréEden?

Jeposelamainsursonbras.C’estlaréactionquejecraignais,maisDayatouslesdroitsdesemontrersoupçonneux.Commentpuis-je luiexpliquerceque j’ai ressenti faceàAnden?Commentpuis-je lui décrire sa personnalité, la sincérité de ses yeux ? Je suis convaincuequ’Anden a libéréEden.Jelesais.MaisDayn’étaitpasprésent.IlnesaitriendunouvelElector.Iln’aaucuneraisondeluifaireconfiance.

—Andenestdifférent,dis-je.Tudoismecroire,Day.Ilalibérétonfrère,etpasseulementparcequ’ilveutnotreaide.

—Jet’aidemandésituavaisdespreuves,répliqueDayd’unevoixglacialeetdistante.Jesoupireetjeretiremamaindesonbras.—Non,reconnais-je.Jen’enaipas.Daysortbrusquementdesonhébétudeetplantesafourchettedanslaboîtedepâtes.Songesteest

sibrutalquelemancheducouvertseplie.—Il t’amanipulée.Toi!Toientretous!LaRépubliquenevapaschanger.Pourlemoment, le

nouvelElectorestjeune,stupideetprêtàtout.Ilveutjustequ’onleprenneausérieux.Iltediratoutcequetuveuxentendre.Mais,quandleschosesseserontcalmées,ilmontrerasonvraivisage,jepeuxtel’assurer.Ilestlemêmequesonpère.C’estjusteunsalegossedericheavecdespochesprofondesetdesmensongespleinlabouche.

Jesuisagacée.CommentDaypeut-ilmecroireaussinaïve?— Jeune et prêt à tout, hein ? (Je lui donne un petit coup dans l’épaule pour détendre

l’atmosphère.)Çamerappellequelqu’un.Entempsnormal,Dayauraitéclatéderire.Pasaujourd’hui.Ilmefusilleduregard.—J’aivuunenfantàLamar.Ilavaitl’âgedemonfrère.Pendantunmoment,j’aicruquec’était

Eden. Il était enfermédansunénormecylindre enverre, commeun ratdansun laboratoire.On lepromène le longde la lignede front. J’ai essayéde le faire sortir,mais jen’y suispasarrivé.OnutilisesonsangpourmettreaupointunearmebiologiquecontrelesColonies.(Iljettesafourchettedansl’évier.)VoilàcequetonjoliElectorfaitàmonfrère!Etmaintenant?Tucroisencorequ’ill’alibéré?

Jetendslebrasetposelamainsurlasienne.—LecongrèsaenvoyéEdensurlalignedefrontavantqu’AndendevienneElector.Ill’alibéréil

yaquelquesjours.Il…Dayretiresamaindenouveau.Sonvisageestunmélangedefrustrationetdedoute.Ilremonteles

manchesdesachemisejusqu’auxcoudes.—Pourquoiest-cequetucroistellementencetype?

—Qu’est-cequetuveuxdire?—Jeveuxdirequelaseuleraisonquim’aempêchédebriserlavitredelavoitureetdeplanterun

poignard dans la gorge de ton Elector, c’est toi ! crache-t-il d’une voix de plus en plus furieuse.J’étais sûr que tu avais une bonne raison d’agir comme tu l’as fait. Je constate que tu as pris lesdéclarationsdecetypepourargentcomptant.Qu’est-ildoncarrivéàtaprécieuselogique?

Jen’aimepastropqu’ilappelleAnden«tonElector».Celamedonnel’impressionqueluietmoisommesdansdescampsopposés.

—Jetedislavérité,dis-jeàvoixbasse.Et,jusqu’àpreuveducontraire,tun’espasunassassin.Daysedétourneetmarmonnequelquechosequejenecomprendspas.Jecroiselesbras.—Tutesouviensquand,moi,jet’aifaitconfiancealorsquetoutmepoussaitàcroirequetuétais

monennemi?Jet’aiaccordélebénéficedudouteetj’aitoutsacrifiépourmesconvictions.Jepeuxt’assurerque l’assassinatd’Andenne résoudra riendu tout. Il est lapersonnedont laRépubliqueavraimentbesoin.Unepersonnequifaitpartiedusystèmeetquialepouvoirdechangerleschoses.Commentaurais-tupuvivreaprèsavoirassassinéuntelhomme?Andenestquelqu’undebon.

—Etmêmesic’étaitvrai?lâcheDayavecfroideur.(Ilserrelecomptoiravectantdeforcequelesjointuresdesesdoigtssontblanches.)Bon,mauvais,quelleimportance?C’estl’Elector!

Jeplisselesyeux.—Est-cequetucroisvraimentcequetuviensdedire?Daysecouelatêteetéclated’unriresansjoie.—LesPatriotes essaient d’organiser la révolution.C’est de çadont le pays a besoin.Pas d’un

nouvel homme au poste d’Elector, mais de la disparition du poste d’Elector. La République esttellementpourriequ’elleafranchilepointdenon-retour.AutantlaisserunechanceauxColonies.

—TunesaismêmepasàquoiressemblentlesColonies!—Jesaisqueçanepeutpasêtrepisquecetenfer!répliqueDay.Iln’estpasseulementencolèrecontremoi.Ilaprissontonpuériletcelam’agaceauplushaut

point.—Tusaispourquoij’aiacceptéd’aiderlesPatriotes?Jepose lamainsursonépaule.À travers le tissudesachemise, jesens la légèreboursouflure

d’unecicatrice.Dayseraiditàmoncontact.—Parcequejevoulaist’aider,toi.Tupensesquetoutestmafaute,n’est-cepas?C’estmafautesi

on fait des expériences sur ton frère.C’estma faute si tu as étéobligéd’abandonner lesPatriotes.C’estmafautesiTessarefusédetesuivre.

—Non…(LavoixdeDays’éteinttandisqu’ilsetordlesdoigtsavecfrustration.)Toutn’estpastafaute.EtTess…c’estàcausedemoisiellen’estpasvenue.

Unedouleurprofondesepeint sur sonvisage.Àcestade, je suis incapablededirepourquoi ilsouffre.Ils’estpassétantdechoses.J’éprouveunecurieusepointederessentimentqui,àmagrandehonte,mefaitmonterlesangauvisage.Jen’aiaucuneraisondememontrerjalouse.Aprèstout,DayarencontréTessbienavantmoi.Ilsseconnaissentdepuisdesannées.Ilestdoncnormalqu’iltienneàelle.Et puisTess est unegentille fille, douce, dévouée, apaisante.Toutmoncontraire. Je sais bienpourquoiellearefusédevenir.Àcausedemoi.

J’examinelevisagedeDay.—Qu’est-cequis’estpasséentreTessettoi?Daycontemplelemurenfacedenous,perdudanssespensées.Jedoisluidonnerunpetitcoupde

piedpourlerappeleràlaréalité.—Tessm’aembrassé,marmonne-t-il.Etelleal’impressionquejel’aiabandonnée…pourtoi.

Mes joues s’empourprent. Je ferme lesyeuxet jem’efforcedenepas imaginer la scène.C’estcomplètementidiot!TessconnaîtDaydepuisdesannées,elleaparfaitementledroitdel’embrasser.De plus, l’Elector m’a embrassé, lui aussi. Est-ce que je n’en ai pas tiré un certain plaisir ? J’aisoudain l’impression qu’Anden se trouve à desmillions de kilomètres, qu’il n’a plus la moindreimportance.JenevoisplusqueDayetTessensemble.Celamefaitl’effetd’uncoupdepoingdansleventre.Noussommesaubeaumilieud’uneguerre!Commentpeux-tuêtreaussipathétique?

—Pourquoiest-cequetumeracontescela?—Tuauraispréféréquejelegardepourmoi?Ilal’airhonteux.Ilfaitlamoue.Pourquoiest-cequej’aisouventl’impressiond’êtreuneidiotequandjesuisenfacedeDay?Je

m’efforcederesterimpassible.—Tesstepardonnera.Jevoulaisdirequelquechosederassurantetderéfléchi,maismesparolessontvides,artificielles.

J’ai passé l’épreuve du détecteur de mensonges sans le moindre problème quand j’étais en étatd’arrestation,alorspourquoiai-jetantdemalàaffrontercettesituation?

Auboutd’unmoment,Dayreprendlaparoleàvoixbasse.—Quepenses-tudelui?Honnêtement.— Je pense qu’il est sincère, dis-je avec un calme qui me surprend. (Je suis heureuse que la

conversations’orientedansunenouvelledirection.)Ilestambitieuxetpleindecompassion,mêmesicelane lui facilitepas la tâche.LesPatriotesaffirmentqu’ilvadevenirundictateurbrutal,mais jen’encroisrien.Ilestjeuneetilabesoinquelepeuplelesoutienne.C’estindispensables’ilveutfaireévoluerleschoses.

—June,nousvenonsd’abandonnerlesPatriotes.Tupensesquecequenousavonsfaitpourluinesuffitpas?Nousavonsrisquénosviespouruntypepleinauxasquenousconnaissonsàpeine.

Jesursaute,surpriseparl’éclairdeméchancetéquitraversesesyeuxquandilprononcelesmots«pleinauxas».J’ail’impressiond’êtrevisée,moiaussi.

— Qu’est-ce que les classes sociales ont à voir là-dedans ? demandé-je sur un ton irrité. Tuessaiesdemedirequetuseraisheureuxqu’ilsoitmort?

—Oui.Jeseraisheureuxqu’ilsoitmort,lâcheDayentresesdentsserrées.Jeseraisheureuxdevoirtouslesmembresdesongouvernementmortssicelamepermettaitderetrouvermafamille.

—Cela ne te ressemble pas. Lamort d’Anden n’arrangerait rien, insisté-je. (Comment puis-jel’amener à comprendre ?) Tu ne peux pas caser tout le monde dans la même boîte, Day. LespersonnesquitravaillentpourlaRépubliquenesontpastoutesdesmonstres.Est-cequec’estcequetupensesdemoi?demonfrèreetdemesparents?Ilyadesgensbiendanslegouvernement.Cesonteuxquipeuventapporterdeschangementsdurablesauseindelasociété.

—Commentpeux-tudéfendrelegouvernementaprèstoutcequ’ont’afait?Commentpeux-tunepasvouloirlafindelaRépublique?

— C’est comme ça ! réponds-je avec colère. Je veux que les choses évoluent. Au départ, laRépubliqueavaitdebonnesraisonsdecontrôlerlesgens…

—Quoi?Unepetiteseconde!Daylèvelesmainsdevantlui.Jen’aijamaisvusesyeuxbrilleravecunetellerage.—Tupeuxmerépétercequetuviensdedire?Vas-y,netegênepas.Audépart, laRépublique

avaitdebonnesraisonsdecontrôlerlesgens?LescrimesdelaRépubliquesontjustifiables?—Tunesaispasdansquellesconditionslepayss’estformé.Andenm’aexpliquéqu’ilétaitné

dansl’anarchieetquec’estàcausedupeupleque…

—Alors,maintenant,tucroistoutcequ’ilteraconte?Tuesentraindemedirequec’estlafautedupeuple si laRépublique est devenue cequ’elle est ? (LavoixdeDay est deplus enplus forte.)Qu’en fin de compte nous avons bien mérité ce destin de merde ? C’est ça, l’excuse de songouvernementpourtorturerlespauvres?

—Non!jen’aipasditquecelajustifiait…L’histoired’Andenmeparaîtsoudainmoinscrédiblequequandilmel’aracontée.—Et tucroisqu’Andenvanous remettresur ledroitcheminavecses idéesàdeuxballes?Le

petitgossederichevatousnoussauver?—Cessedel’appelercommeça!Cesontsesidéesquipourrontaiderlesgens,passonargent.

L’argentn’aaucuneimportancequand…Daypointeledoigtversmoi.—Neredisjamaisçadevantmoi!Rienn’aplusd’importancequel’argent!Mesjouess’empourprent.—Non.Cen’estpasvrai.—Tudisçaparcequetun’enasjamaismanqué.Je grimace. Je voudrais répondre, expliquer qu’il a mal compris mes propos. L’argent ne me

définit pas. Il ne définit pasAnden, ni personne. Pourquoi est-ce que je n’arrive pas à dire cela ?Pourquoiest-cequ’enfacedeDayj’aileplusgrandmalàpenserdemanièrecohérente?

—Day,jet’enprie…Ilsautedesontabouret.—Tusais,peut-êtrebienqueTessavaitraisonàtonsujet.—Pardon?demandé-jesuruntonfurieux.Elleavaitraisonsurquoi?—Peut-êtrequetuasunpeuchangéaucoursdesdernièressemainesmais,aufond,tuestoujours

unsoldatdelaRépublique.C’estviscéral.Turestesfidèleàcesassassins.Est-cequetuasoubliédansquellescirconstancesmamèreetmonfrèresontmorts?Est-cequetuasoubliéquiatuétafamille?

Macolèreéclate.Est-cequetuneseraispasentraindetoutfairepourrefuserdecomprendremonpointdevue?Jesautedemontabouretpourluifaireface.—Jen’airienoubliédutout!Jesuisiciàcausedetoi!J’aitoutabandonnépourtoi!Comment

oses-tumêlermafamilleàcettehistoire?—Tuyasbienmêlé lamienne !hurle-t-il.Tu l’asmêléeà toutecettehistoire !Toiet tabelle

République ! (Il écarte les bras.)Comment peux-tu défendre ces assassins ?Comment oses-tu leurchercherdesexcuses?C’estfacilepourtoi,pasvrai?Aprèstout,tuastoujoursvécudansundecesimmeubles luxueux.Jesuissûrque tuseraismoins indulgentesi tuavaispassé tavieàfouiller lespoubellespourtrouverdequoimangerdanslesquartierspourrisdelaville!Non?

Lacolèreetladouleurm’étreignentaupointquej’aidumalàrespirer.—Cen’estpasjuste,Day.Jen’aipaschoisidenaîtreduboncôtédelabarrière.Jen’aijamais

voulufairelemoindremalàtafamille…—Ehbien,tuluienasfaitquandmême.Sous son regard noir, je me mets à trembler. J’ai l’impression de m’effondrer morceau par

morceau.—C’esttoiquiasconduitlessoldatschezmoi!C’estàcausedetoiqu’ilssontmorts!Daymetourneledosetsortdelacuisineàgrandspas.Jeresteseuledanslapiècesilencieuse.Je

nesaisplusquoifaire.Laboulequis’estforméeàhauteurdemagorgemenacedem’étouffer.Leslarmestroublentmavue.

Daypensequejesuisprêteàsuivrel’Electoraveuglément,sansmeposerlamoindrequestion.Ilpensequejenepeuxpasêtredesoncôté.IlpensequejesuistoujoursfidèleàlaRépublique.

Mais,aufait,est-cequ’iln’apasraison?Est-ce que je n’ai pas répondu à cette question par l’affirmative dans la salle du détecteur de

mensonges?Est-cequejesuisjalousedeTess?Parcequejeneseraijamaisaussiparfaitequ’elle?Etpuislavéritésurgit,sidouloureusequej’aileplusgrandmalàl’accepter.LesparolesdeDay

m’ontpeut-êtrerenduefurieuse,maisilaraison.Jenepeuxpaslenier.Ilatoutperduàcausedemoi.

DAY

JEN’AURAISPASDÛLUICRIERAPRÈS.CEN’ESTVRAIMENTPASJUSTEetjelesais.Mais,aulieudeluiprésentermesexcuses,jeretournefouillerleschambres.Mesmainstremblent

etjem’efforcederepousserleflotd’adrénalinequienvahitmoncerveau.Jel’aidit.J’aiprononcélesmots quimijotaient sousmon crâne depuis des semaines. Ils sont sortis et il n’y a pasmoyen deretournerenarrière.Bon,etalors?Jesuiscontentqu’ellesache.Elledevaitsavoir.Etcommentpeut-elle raconterque l’argentn’a aucune importance ?Elle adit ça avecun tel naturel, commesi elledisaitbonjour.Jemesouvienssoudaindesjoursoùmafamilleetmoimanquionsdetout.Detout.Unaprès-midi, après une semaine particulièrement difficile, je suis rentré de l’école primaire et j’aitrouvémonfrèredequatreans,Eden,quifouillaitdanslefrigo.Ilasursautéenmevoyantentrer.Iltenait une boîte de viande hachée vide dans les mains. Lematinmême, elle était encore à moitiépleine. C’étaient les restes de la veille que maman avait précieusement emballés dans du papierd’aluminiumavantdelesrangerpourlelendemainsoir.Enmevoyantcontemplerlaboîtevide,Edenl’alâchéeetilaéclatéensanglots.

—Nedisrienàmaman!S’ilteplaît!a-t-ilsupplié.Jemesuisprécipitéversluiet je l’aiserrécontremoi.Ils’estaccrochéàmachemiseavecses

mainsdebébéetilaplaquésonvisagecontremapoitrine.—Jenedirairien,luiai-jemurmuré.Jetelepromets.Je revois ses bras simaigres. Le soir, quandmaman et John sont rentrés, je leur ai dit que je

n’avais pas pu résister et que j’avaismangé les restes.Mamèrem’a giflé à toute volée avant dedéclarerquej’étaisassezgrandpourneplusfairecegenredechoses.Johnm’afaitunsermond’unevoixdéçue.Etalors?Çam’étaitégal.

Jeclaquelaporteducouloiravecrage.Est-cequeJuneadéjàeuàvolerunedemi-boîtedeviandeparcequ’elleavaitfaim?Sielleavaitvécudanslesquartierspauvres,ellehésiteraitunpeuplusavantdepardonneràlaRépublique.

LepistoletquelesPatriotesm’ontdonnépèselourdementàmaceinture.L’assassinatdel’Electoraurait permis aux rebelles de renverser le gouvernement. Nous aurions été l’étincelle qui faitexploserletonneaudepoudre…mais,àcausedenous–àcausedeJune–,toutaraté.Etpourquoi?PourvoirlenouvelElectordevenirleclonedesonpère?Etdirequ’ilaaffirméavoirlibéréEden.J’ai envie de rire. Encore unmensonge de laRépublique.Maintenant, comment vais-je faire pourtrouvermonfrère?J’aiperduTessetjesuisderetouràlacasedépart.Enfuite.

C’estl’histoiredemavie,non?Quandjeretourneàlacuisine,unedemi-heureplustard,Junen’estpluslà.Elletraînesansdoute

dansuncouloirengravantl’emplacementdelamoindrefissuredanssamémoire.J’ouvrelestiroirsetjeprendsunsacentoiledejute.Jecommenceàtrierlanourriture.Riz,maïs,

pommes de terre et soupe aux champignons. Trois boîtes de biscuits salés. Super. La situation estcatastrophiquemais,aumoins, jenemourraipasde faim.J’attrapeplusieursbouteillesd’eaupourJuneetmoi.Jefermelesac.Çasuffirapourlemoment.Nousallonsdevoirnousremettreenroute.Quisaitsurquelledistances’étendle tunnel?Quisaits’ilyad’autresabrissur lechemin?Nous

devonsrejoindrelesColonies.Peut-êtrequenousytrouveronsdel’aide,oupeut-êtrefaudra-t-ils’yfairediscrets.Nousavonsfaitéchouerlatentatived’assassinatdesPatriotes,quisontsoutenusparlesColonies.Jepousseunprofondsoupir.JeregrettedenepasavoireuletempsdebavarderdavantageavecKaede,denepasluiavoirdemandédemeraconterseshistoiressurlaviedel’autrecôtédelalignedefront.

Commenta-t-onpuenarriverlà?Onfrappedoucementàlaportedelacuisine.Jemetourneetj’aperçoisJune,brascroisés.Ellea

déboutonnésonmanteaumilitaire.Sachemiseetsavestesontfroissées.Sesjouessontpluscoloréesqued’habitudeetsesyeuxsontrouges,commesielleavaitpleuré.

—LescircuitsélectriquesdecettebasenesontpasreliésàceuxdelaRépublique,déclare-t-elle.(Sielleapleuré, iln’yapas lamoindre tracede tristessedans savoix.)Lescâblesd’alimentationpartentlelongdutunnelquenousn’avonspasexploré.

Jemeremetsàentasserdesboîtesdenourrituredansunautresac.—Et?marmonné-je.—Celadoitsignifierquel’énergieestfournieparlesColonies,non?—Jesuppose.Ceseraitlogique.(Jemeredresseetjefermelesdeuxsacsquej’aipréparés.)Ça

signifieaumoinsquece tunnel finiraparnous ramenerà lasurface,de l’autrecôtéde la lignedefront, avec un peu de chance. Quand nous serons prêts à partir, nous suivrons ces câbles. Nousdevrionsd’abordnousreposerunpeu.

Jepassedevantellepoursortirdelacuisinequandelleseraclelagorge.—Hé!est-cequelesPatriotest’ontapprisquelquechosesurlestechniquesdecombatquandtu

étaisaveceux?Jesecouelatête.—Non.Pourquoi?Junesetourneversmoi.L’entréedelacuisineestsiétroitequenosépaulessefrôlent.Unfrisson

remontelelongdemonbras.Jesuisagacédeconstaterqu’ellemefaittoujoursautantd’effet.Malgrécequis’estpassé.

—J’ai remarquéque,quand tu tebattais, tudonnaisdes coupsdepoingenemployant la seuleforcedetesbras…Cen’estpastrèsefficace.Tudevraisteservirdetesjambesetdeteshanches.

Sescritiquesm’agacent,mêmesiellelesfaitsuruntoncurieusementhésitant.—Jen’aipasenviedem’entraînerencemoment.—Et quand nous entraînerons-nous ? demande June en s’appuyant contre le chambranle. (Elle

pointeledoigtversl’entréedel’abri.)Etsinousrencontronsunepatrouilledesoldats?Jesoupireetjelèvelesmainspendantuninstant.—Sic’esttamanièredet’excuseraprèsuneengueulade,permets-moidetedirequetuesnulle.

Écoute,jesuisdésolédem’êtremisencolèretoutàl’heure.J’hésiteenmerappelantmesparoles.Jenesuispasdésolédutout,maisàquoibonleluidire?—Accorde-moiquelquesminutesettoutirabien.—Allons,Day,quesepassera-t-ilsitutrouvesEdenetquetuasbesoindeleprotéger?Elleessaiedes’excuser,àsamanière.Bon,autantluilaissersachance.Mêmesielleestaussidiplomatequ’unchard’assaut.Jelatoisependantunmoment.— D’accord. Montre-moi tes techniques secrètes, soldat. Qu’est-ce que tu caches dans tes

manches?Junem’adresseunpetitsourire,puism’entraîneverslecentredelagrandesalle.Ellesetourne

versmoi.—Tuaslul’Artducombat,deDucain?—Jetefaisl’effetd’untypequiavaitletempsdelire?Elleignoremaremarqueacerbeetjeregretteaussitôtd’avoirréagiainsi.—Tuessouplesurtesjambesettonéquilibreestparfait,poursuit-elle.Maistunemetspasces

atoutsàprofitquandtutebats.Ondiraitquetupaniques.Tuoubliesquetuasl’avantageenmatièredevitesseetdecentredegravité.

—Lecentredequoi?Juneeffleurel’extérieurdemonmolletduboutdesabotte.—Restesurlapointedespiedsetgardelesépaulesbienalignées.Commesituavançaissurun

raildechemindefer.Je suis étonné. June a pris le temps dem’observer quand jeme battais.Ce genre de choses se

déroulepourtantauseind’uncertainchaos.Etellearaison.Jen’avaisjamaisremarquéquemonsensdel’équilibredisparaissaitaumomentdemebattre.Jefaiscequ’ellemedit.

—OK.Etmaintenant?—Baisselatête,pourcommencer.Elleprendmesmainsetleslève.Elleplacelapremièretoutprèsdemamâchoireetl’autredevant

mon visage. Ses doigts glissent sur mes bras pour vérifier ma posture. Je ressens une vague depicotements.

—La plupart des gens se penchent en arrière et gardent lementon exposé et vulnérable. (Elletapotelemien.)Tufaislamêmechose.C’estlameilleuremanièredeprendreunKO.

Jemeconcentresurmaposture.—Commentonfrappe?Junecaressemonmentonpuismonarcadesourcilièreavecdouceur.—Rappelle-toi,leplusimportant,c’estlaprécision,paslaforce.Tupeuxassommerunhomme

bienpluscostaudquetoisitutoucheslesbonsendroits.Trente minutes s’écoulent sans que je m’en rende compte. June m’enseigne technique après

technique:garderuneépauleenavantpourprotégerlebasduvisage,surprendrel’adversaireavecdesfeintes,frapperpar-dessusetparendessous,esquiverensepenchantenarrièreetenchaîneravecdes coups de pied, reculer d’unbond.Ellememontre les points à privilégier : les yeux, le cou…Pendant un combat d’entraînement, j’attaque sans lamoindre retenue. J’essaie de prendre June parsurprise,maiselleévitemonattaque.Elleestcommeunruisseauquicouleentredesrochers.Elleestfluide et toujours enmouvement. Il suffit que je clignedesyeuxpourqu’elleme contourne etmeporteuneclédebras.

Ellefinitparmefaucheretm’immobiliserausol.Elleserremespoignets.—Tuvois?dit-elle.Jet’aieu.Turegardestoujourstonadversairedanslesyeux.Çatedonneune

trèsmauvaisevisionpériphérique.Situveuxsuivrelesmouvementsdemesbrasetdemesjambes,ilfautquetuteconcentressurmapoitrine.

Jehausseunsourcil.—Pasbesoind’endireplus,dis-jeensuivantsonconseil.Elleéclatederireetrougit légèrement.Nousfaisonsunecourtepause.Sesmains immobilisent

toujoursmesbras.Sesjambess’appuientsurmonventre.Noushaletonstouslesdeux.Jecomprendsmieuxpourquoielleasuggérécepetitentraînement.Jesuisépuiséetlafatigueaabsorbémacolère.Elleneditrien,maissonvisageparlepourelle:elleestencoredésolée.Jeremarquel’inclinaisongrave de ses sourcils, le léger tremblement de ses lèvres qui retiennent ses mots. Cette image

m’émeutenfin,maisjusteunpeu.Jeneregrettetoujourspascequejeluiaidittoutàl’heure,certes,maisreconnaisaussiavoirétédemauvaisefoi.J’aiperdubeaucoup,maisJuneaperdutoutautantquemoi.Elleétait richeetellea toutabandonnépourmesauver lavie.Elleasapartderesponsabilitédans lamortdemamèreetdemonfrère,mais…Jepasse lamaindansmescheveux tandisqu’unsentimentdeculpabilitémonteenmoi.Jenepeuxpaslarendreresponsabledetout.Etjenepeuxpasme permettre d’être seul dans un moment pareil. J’ai besoin d’alliés, de personnes sur qui jepeuxcompter.

Satêtesebalancedemanièrecurieuse.Jemeredressesurlescoudes.—Tuvasbien?Ellesecouelatête,froncelessourcilsetessaiedeseressaisir.—Oui,oui.J’aidûattraperunmicrobeouquelquechosedanscegenre.Rienquivaillelapeine

des’inquiéter.Je l’examine dans la lumière des lampes. Je remarque alors que son visage est plus pâle que

d’habitude.Sesjouessemblentrougesparcequesapeauestblême.Jelafaisglissersurlecôtéetjem’assieds.Jeposeunemainsursonfront.Jelaretireaussitôt.

—Lavache!tuesbrûlante!Juneouvrelabouchepourprotester,maisl’entraînementl’avidédesesforces.Elleessaiedese

redressersurunbras,maissatêtedodelinetoujours.—Toutvabien,marmonne-t-elle.Ilfautqu’onsemetteenroute.J’étais tellement en colère après elle que j’ai oublié tout ce qu’elle a enduré. Je suis vraiment

l’abruti de l’année. Je glisse un bras dans son dos, l’autre sous ses jambes. Je la soulève et elles’effondrecontremapoitrine.Jesenslachaleurdesonfrontcontremapeaufraîche.

—Ilfautquetutereposes.Jelaportedansundortoir.Jel’allongesurunlitetjeluiretiresesbottes.Jeglisseunecouverture

surelle.Ellemeregardeenclignantdespaupières.—Jenepensaispascequej’aidittoutàl’heure.(Sesyeuxsontperdusdanslevaguemais,sur

sonvisage,l’émotionestintacte.)Àproposdel’argent.Etje…ne…—Tais-toi!J’écarte les cheveux de son front. Et si elle avait attrapé quelque chose de grave pendant sa

détention?Levirusdel’épidémie?Maisellefaisaitpartiedelahautesociété.Elleadûêtrevaccinée.Jel’espère.—Jevaistechercherdesmédicaments,d’accord?Junesecouelatêted’unairfrustré,maiselleneprotestepas.Je fouille l’abride fondencombleet jemets enfin lamain surun tubed’aspirine. Je retourne

auprès de June et elle avale deux cachets. Quand elle commence à frissonner, je prends deuxnouvellescouverturessurleslitsvoisins.Jelesétendssurelle,maiscelanesemblepaslaréchauffer.

—Cen’estrien.Çavapasser,marmonne-t-ellealorsquejem’apprêteàallerchercherd’autrescouvertures.Pas lapeinede lesempiler jusqu’auplafond. Il faut justeattendreque lafièvre tombe.(Ellehésiteettendlamainverslamienne.)Tuveuxbienresterprèsdemoi?

Jesuis rongépar l’angoisseen l’entendantparlerd’unevoixsi faible.Jegrimpesur le litet jem’allongesurlescouverturesavantdelaserrercontremoi.Elleesquisseunpetitsourireetfermelesyeux. Je sens les courbes de son corps à travers les couches de tissu et des vagues de chaleurm’assaillent. Jen’aurais jamaisutilisé l’adjectif « fragile»pourdécrire la beautéde June–parcequ’elleest tout sauf fragile–etpourtant…Àcet instant,enproieà la fièvre, jem’aperçoisàquel

pointellepeutl’être.Sesjouesroses;sesfineslèvressoyeuses;sesgrandsyeuxferméssoussescilsnoirsetrecourbés.Jen’aimepaslavoirdansuntelétatdefaiblesse.Lesouvenirdenotreviolentedisputemehante.Jedoisl’oublierpourlemoment.Lesquerellesneferontquenousralentirdansnosprojets.Nousrégleronsnosproblèmesplustard.

Noussombronstouslesdeuxdanslesommeil.Quelquechoseme réveille en sursaut.Unbip sonore.Lesbrumesdu sommeilontdumal à se

dissiper,maisjetendsl’oreilleenessayantdedéterminerd’oùilvient.JemelèveenprenantsoindenepasréveillerJune.J’effleuresonfrontavantdem’éloigner.Ellenevapasmieux.Sonvisageestcouvertdeperlesdesueur.Lafièvreadûbaisserpendantunmoment,maislerépitn’apasduré.

Jesuislebruitjusqu’àlacuisine.J’aperçoisunpetitpanneaulumineuxau-dessusdelaporteparlaquelle nous sommes entrés dans l’abri. Des mots clignotent dans une lueur rouge de mauvaisaugure.

«Enapproche–130mètres»Une terreur glacée s’empare de moi. Quelqu’un remonte le tunnel en direction de l’abri. Des

Patriotes,peut-être,oubiendessoldatsdelaRépublique.Jen’arrivepasàdéciderlesquelsseraientles pires. Je tourne les talons et jeme précipite vers les sacs en toile de jute remplis d’eau et denourriture.Jesorsquelquesboîtesdupremierpourl’alléger.JeglisseleslanièresàmesépaulesetjeretourneauprèsdeJune.Elles’agiteenpoussantunpetitgémissement.

—Hé,soufflé-je.J’essaied’êtrecalmeetrassurant.Jemepenchesurelleetcaressesescheveux.—Ilfautyaller.Viens.J’écarte lescouvertures, saufuneque j’enrouleautourd’elle. Je lachausseet je laprendsdans

mesbras.Ellesedébatpendantunmoment,commesielleavaitl’impressiondetomber.Jelaserreunpeuplusfort.

—Ducalme,luimurmuré-jeàl’oreille.Jetetiens.Ellecessedelutteretellesenichecontremoi,àdemiconsciente.Nousquittons l’abrietnousnousengageonsdans le tunnelobscur.Mesbottess’enfoncentdans

desflaquesd’eauetdeboue.LarespirationdeJuneestbrèveetrapide.Ellebrûledefièvre.Derrièrenous, le bip faiblit. Après quelques virages, ce n’est plus qu’un vague fond sonore. Pendant unmoment,jem’attendsàentendrelespasdepersonneslancéesànostrousses,maislesilencefinitpars’installer.Jecontinueàavancer.

—Quarante-deuxminutesettrente-troissecondes,marmonneJune.Letempsquis’estécoulédepuisquenousavonsquittél’abri.Pourmapart,j’ail’impressionde

marcherdepuisdesheures.Cetunnelestplus longqueleprécédent.Parfois,desampoulesprojettentunefaible lumière.Je

finisparm’arrêteretjem’effondresurunendroitsec.J’attrapeunecanettedesoupe–enfin,jepensequec’estdelasoupe,maisc’estdifficiledevoirquelquechosedanslapénombre.J’aiplongélamaindanslesacetramenélapremièreboîtequej’yaitrouvée.Junefrissonnedenouveau.Çan’ariendesurprenant.Ilfaitassezfroidpourquemarespirationproduisedepetitsnuagesdevapeur.Jeserrelacouvertureautourd’elle.Jeposelamainsursonfrontunefoisdeplus.Jeboisunpeud’eauetj’avalelasoupe.JetendslabouteilleetlacanetteàJune.Ellelesrefuse.

—Jen’aipasfaim,marmonne-t-elle.

Elleappuielatêtecontremapoitrineet,denouveau,jesenslachaleurdesonfrontàtraversmesvêtements.

Jeluiserrelamain.Lesmusclesdemesbrassontsiengourdisquecesimplegestemedemandeuneffort.

—D’accord.Maistuvasboireunpeud’eau,OK?—OK.Elleseblottitunpeupluscontremoietelleposelatêtesurmonépaule.J’aimeraisbientrouver

unmoyendelaréchauffer.—Est-cequ’onnoussuit?demande-t-elle.Jeplisselesyeuxetscrutelesténèbresducôtéparlequelnoussommesarrivés.—Non,dis-jeenmentant.Nouslesavonssemésdepuisunmoment.Net’inquiètepas.Détends-toi,

maisessaiedenepast’endormir.Ellehoche la têteet jevoissesdoigtss’agiter. Je regardedeplusprèset jem’aperçoisqu’elle

caressel’anneaudetrombonestresséscommesicelui-cipouvaitluiredonnerdesforces.—Ilfautquetum’aides,souffle-t-elle.Raconte-moiunehistoire.Sespaupières sontmi-closes,mais je saisqu’elle faitdegroseffortspour lesgarderouvertes.

Elleparlesidoucementquejedoismepencherau-dessusd’ellepourl’entendre.—Quelgenred’histoire?demandé-je,biendécidéànepaslalaissersombrerdanslesbrumesde

l’inconscience.—Jenesaispas.Elleinclinelatêteversmoietaprèsuninstant,elleajouted’unevoixendormie:—Raconte-moitonpremierbaiser.C’étaitcomment?Saquestionmedéconcerte.Aucunedemespetitesamiesn’aimaitm’entendreparlerdesfillesqui

lesavaientprécédées.MaisJuneestdifférente.Iln’estpasimpossiblequ’elleseservedelajalousiepour rester éveillée. Jenepeux retenirun souriredans l’obscurité.Cette fille estvraimentunpetitgénie.

—J’avaisdouzeans,murmuré-je.Elleenavaitseize.UnelueurcurieusetraverselesyeuxdeJune.—Tudevaisêtreunsacrébaratineur.Jehausselesépaules.— Je ne sais pas. Je n’étais pas très finaud à cette époque. J’ai même failli me faire tuer à

plusieursreprises.Enfin,bref,elletravaillaitsurunejetéeavecsonpère,àLake.Unjour,ellem’asurpris en train de faucher de la nourriture dans leurs tonneaux. Je l’ai convaincue de ne pasmedénonceret,enéchange,ellem’aentraînédansuneruelleprèsdurivage.

Juneessaiederire,maiselleestsecouéeparunequintedetoux.—Etellet’aembrassédanslaruelle?Jesouris.—Onpeutdireça.Elle parvient à hausser un sourcil curieux en entendantma réponse.C’est plutôt bon signe.Au

moins,elleestréveillée.Jemepencheunpeuplusprèsetjecollemeslèvrescontresonoreille.Monsoufflefaitfrissonnerlesfinesbouclesdesescheveux.

—Lapremièrefoisquejet’aivue,quandtuaspénétrésurleringdeskizpouraffronterKaede,j’ai pensé que tu étais la plus belle fille dumonde. J’aurais pu te regarder pendant des heures.Lapremièrefoisquejet’aiembrassée…

Cesouvenirinondemonespritalorsquejenem’yattendspas.Jemerappellechaquedétail.C’est

assezpourchasserlesimagesinsistantesdel’ElectorattirantJunecontrelui.—Ehbien,j’aivraimenteul’impressionquec’étaitmonpremierbaiser.Malgrél’obscurité,jevoisl’esquissed’unsouriresedessinersurseslèvres.—Ouais,jenem’étaispastrompée.Tuesunsacrébaratineur.Jeluiadresseunegrimaceblessée.—Chérie,commentpourrais-jetementir?—N’essaiemêmepas.Jelesauraisavantmêmequetuaiesfinideracontertessalades.Jeristoutbas.—D’accord,d’accord.Malgréletonléger,presquedésinvoltedenotreconversation,ilyatoujoursunecertainetension

entre nous.Nous nous efforçons demettre notre querelle de côté, de l’oublier,mais elle aura desconséquences inévitables. Nous nous reposons quelques minutes de plus, puis je rassemble nosaffairesetjesoulèveJuneavecprécaution.Jelacalecontremoietjemeremetsenroute.Lesmusclesdemesbrastremblentetmarespirationsefaithaletante.Riennelaissepenserquenousallonstrouverunabri.Malgré l’humidité et le froid, je transpire commeàLosAngelesparunchaudaprès-midid’été. Je dois faire des pauses de plus en plus rapprochées, puis jem’arrête à un endroit sec et jem’effondrecontrelemur.

—Justeunpetitbreakpour reprendremonsouffle,dis-jepour rassurer June. (Je lui tendsunebouteilled’eau.)Jecroisquenoussommespresquearrivés.

Commeellemel’aditunpeuplustôt,elledevinemonmensongeavantmêmequej’aieterminémaphrase.

—Nousnepouvonspascontinuer,dit-elled’unevoixfaible.Reposons-nous.Tunetiendraspasuneheuredeplusàcerythme.

Jefaisungestedésinvolte.—Cetunneldoitbienavoirunefin.Nousavonsdûpassersouslalignedefront,cequisignifie

quenoussommesdanslesColonies.Jem’interrompsetjeprendsconsciencedecequejeviensdedire.Unfrissonremontelelongde

macolonnevertébrale.LesColonies.Àcetinstant,nousentendonsquelquechoseloinau-dessusdenostêtes.Noustendonsl’oreilleet

écoutons.Lebruitserépète:unesortedebourdonnement,deronronnementétoufféparlacouchedeterrequinousisoledel’extérieur.Ondiraitqu’ilprovientd’uneénormemachine.

—Tucroisqu’ils’agitd’undirigeable?demandeJune.Unebourrasqueglacéeenvahitletunnel,puislesons’évanouit.Jelèvelatêteetj’aperçoisunpetit

rectanglebrillant. Jene l’aipas remarquéplus tôt àcausedemonépuisement.Une issue. Ilyenamêmeplusieursàintervallesréguliers.Nousenavonssansdoutepasséuncertainnombresansnousenapercevoir.Jefaisuneffortpourmereleveretjepassemesdoigtssurlepourtourdurectangle.Ilestenmétallisseetfroid.J’essaiedepousser.

Laplaquebouge.Jepousseplusfortetjelasensglissersurlecôté.Dehors,ilfaitnuit,maislaclarténocturnequienvahitletunnelnoussemblesiintensequenousplissonslesyeux.Ilmefautunesecondepourmerendrecomptequequelquechosedefroids’abatdoucementsurmonvisage.Jefaisun geste défensif, commepour chasser un insecte, avant de comprendre qu’il s’agit de flocons deneige – enfin, je crois.Mon cœur s’accélère. Lorsque la plaque refuse de glisser plus loin, jemedébarrassedemavestedesoldatdelaRépublique.Ceseraitvraimentlecombledesefairedescendrealorsquenousvenonsjusted’atteindrelaterrepromise.

Je saute et j’agrippe les extrémités de l’ouverture. Je parviens à me hisser malgré mes bras

tremblants et je sors la têtepour regarderoùnous sommes. Jedécouvreune ruelledéserte. JemelaisseretomberetjeprendslesmainsdeJune,maiscelle-ciareplongédanssonétatsomnolent.

—Resteavecmoi,murmuré-jeenlaprenantdansmesbras.Essaiedegrimperlà-haut.Junesedébarrassedelacouverture.Jem’agenouilleetjel’aideàgrimpersurmesépaules.Elle

vacille en respirantdifficilement,mais elleparvient à atteindre la surface. Je la suis, la couverturesousunbras.Jemehissedanslepassaged’unseulmouvement.

NoussommesdansuneruellequiressembleàcellesdecertainsquartiersdeLosAngeles.Pendantuninstant,jemedemandesinousnesommespasretournésdanslaRépublique.Ceseraitquandmêmelecomble.Mais,aprèsquelquessecondesd’observation,jeconstatequecen’estpaslecas.Lesolestnivelé et pavé avec soin sous une couche de neige inégale. Le mur le plus proche est couvertd’affiches très colorées représentant des soldats et des enfants souriants.Un symbole est imprimédanschaquecoin,unsymbolequejereconnaisauboutd’unmoment:unesortedefaucondoré.Avecunfrissond’excitation,jesongequ’ilressembletraitpourtraitaumotifgravésurmonpendentif.

Juneremarquelesaffichesàsontour.Sesyeuxécarquillésontdumalàsefixersurquelquechoseàcausedelafièvre.Sarespirationformedepetitsnuagesdevapeurdansl’airfroid.Autourdenous,j’aperçoisdesbâtimentsquiressemblentàdesbaraquementsmilitairesetdontlesmursdisparaissentsous lesaffichescolorées.Dechaquecôtéde l’allée,des lampadaires sontalignésavecsoin.C’estsans doute d’ici que provient l’électricité qui alimente les tunnels et les abris souterrains.Un ventfroidplaquedesfloconsdeneigesurnosvisages.

Junesaisitmamainetinspireentresesdentsenmêmetempsquemoi.—Day…nousysommes.Noussommeslà-bas!Elle est blottie contremoi et elle tremble sans pouvoir s’arrêter,mais je ne sais pas si c’est à

causedufroidoudel’excitation.Entrelescasernements,nousapercevonsunecitébrillantedontlesgratte-cielpercentlesnuages

basaumilieudesfloconsdeneige.Lesbâtimentssontéclairéspardemagnifiqueslumièresbleutéesquijaillissentdelaplupartdesfenêtresàtouslesétages.Onaperçoitdeschasseursalignésausommetdes immeubles. Le paysage tout entier est illuminé. Je serre la main de June. Nous restons figéspendantuneseconde,incapablesdequoiquecesoit.C’estexactementcequemonpèrem’avaitdécrit.

NoussommesdansunecitéscintillantedesColoniesd’Amérique.

JUNE

METIASMERÉPÉTAITTOUJOURSQUE,SIJ’ÉTAISMALADE,JEDEVAISmedépenser.Jesaisqu’ilfaitfroid,maisjesuisincapabled’évaluerlatempérature.Jesaisqu’ilfaitnuit,mais

jen’aiaucuneidéedel’heure.JesaisqueDayetmoisommesarrivésdanslesColonies,maisjesuistrop fatiguéepourdéterminerdansquelle région.Dayapasséunbrasautourdema taille et ilmesoutient avec fermeté. Je le sens pourtant trembler. Il est éreinté aprèsm’avoir porté si longtempsdansletunnel.Ilmesouffledesencouragementsetmepousseàtenirbon.Encoreuneffort,dit-il.Ildoitbienyavoirdeshôpitauxsiprèsdufront.Mesjambesflageolentsousmonpoids,maisjerefusede sombrer dans l’inconscience. Pasmaintenant. Nos bottes s’enfoncent dans la neige en crissant.Nousgardonslesyeuxrivéssurlacitéétincelantequis’étenddevantnous.

Lahauteurdesbâtimentsvarieentrequatreetunecentained’étages.Certainsdisparaissentdansles nuages bas.Le paysage a des côtés familiers, et d’autres surprenants.Lesmurs sont bordés dedrapeauxétrangersàdoublespointesbleumarineetor;desmotifsenformed’archesontgravéssurlesfaçades;deschasseurssontalignésausommetdechaquetoit.IlssonttrèsdifférentsdesappareilsdelaRépublique.Leurscurieusesailesàflècheinverseetàgéométrievariablelesfontressembleràdestridents.Deférocesoiseauxdorésainsiqu’unsymbolequejenereconnaispassontpeintssurlavoilure. J’ai souvent entendu dire que les Colonies avaient une meilleure aviation que nous.Aujourd’hui, je sais que c’est la vérité : ces appareils sont plus récents que les nôtres. S’ils sontstationnésausommetdesimmeubles,c’estqu’ilssontcapablesdedécolleretd’atterriràlaverticale.Lacitén’estpasloindelalignedefront,maiselleestenmesuredefairefaceàuneattaque.

Etlesgens.Ilyenapartout.Dessoldatsetdescivilsremplissentlesrues,sedéplacentdansdesvéhicules capotés afin de se protéger de la neige. Quand ils passent dans les halos lumineux desnéons, leurs visages prennent des teintes orange, vertes et violettes. Je suis trop épuisée pour lesobserveravectoutel’attentionvoulue,maisjeremarquequeleursvêtements–pantalons,chemises,manteaux et bottes – sont ornés de différents mots, slogans et emblèmes. Je suis surprise par lenombred’affichespublicitairessurlesmurs.Ilyenaàpertedevueetellessontsiserréesqu’ellesarriventàcacherentièrementleurssupports.Ellesvantentlesqualitésdetoutessortesdeproduits,dechosesquejen’aijamaisvuesetdontjen’aijamaisentenduparler.Desécolescorpo-sponsorisées?Noël?

Dayetmoipassonsdevantunevitrinedans laquelledesmini-écransdiffusentdes informationsainsiquedesvidéos.«SOLDES!annonceunmessage.30%DERÉDUCTIONJUSQU’ÀLUNDI!»Certaines images sont familières : les titres des dernières nouvelles du front ou des conférencespolitiques. « DESCON CORPORATION REMPORTE UNE NOUVELLE VICTOIRE POUR LESCOLONIES SUR LA FRONTIÈRE DAKOTA/MINNESOTA – ACHETEZ UN DÉBRISD’IMMEUBLEDELARÉPUBLIQUECOMMESOUVENIR!»Ilyaégalementdesfilms.Cheznous,onn’envoitquedanslescinémasdesquartiersaisés.Laplupartdesécransdiffusentdesspots.Dansla République, ce type de messages vise à endoctriner la population. Ici, ils semblent destinés àencouragerlaconsommationdecertainsproduits.Jemedemandequelgenredegouvernementdirigecepays.Ya-t-ilseulementungouvernement?

—Unjour,monpèrem’aditquelescitésdesColoniesbrillaientquandonlesapercevaitdeloin,déclareDay.(Sesyeuxpassentd’unepublicitécriardeàuneautretandisqu’ilm’aideàmefrayeruncheminàtraverslafoule.)C’estexactementcommeildisait,maisjenecomprendspastroplesensdetoutcebattage.Tunetrouvespasçabizarre?

Jehochelatête.DanslaRépublique,lespublicitésapparaissentsurdessupportsinstallésselondesrègles strictes, identiques dans tout le pays. Ici, elles ne respectent aucune cohérence de couleurs.Ellessontmélangéesenun fatrasdenéonsetde lampes.Ona l’impressionqu’ellesnesontpas leproduit d‘un gouvernement central, mais d’une nébuleuse de petits groupes qui agissent sansseconcerter.

Unécranafficheunevidéomontrantunagentdepolicesouriant.Unevoixdéclare:«ServicesdepolicedeTribune.Portezplaintepourunmodiquedépôtdecinqcentscréditsseulement.»Sous lepolicier,depetitscaractèresannoncent :«LESSERVICESDEPOLICEDETRIBUNESONTUNEFILIALEDEDESCONCORPORATION.»

Jetournelatêteversunautreécran.« LE PROCHAIN CONTRÔLE DE NCE* SERA PARRAINÉ PAR CLOUD, LE 27 JANVIER.

BESOIND’AIDEPOURRÉUSSIR?LESNOUVELLESPILULESJOYENCEDEMEDITECHSONTENVENTEDANSTOUSLESMAGASINS.»Unpeuplusbas,unnouvelastérisqueindiquequeNCEsignifie«NiveaudeContentementdesEmployés»

Unetroisièmepublicitémeforceàmeretourner.Ils’agitd’unerangéedemoniteursdiffusantdesvidéosavecdejeunesenfantsvêtusdelamêmemanièreetarborantd’incroyablessourires.Untexteannonce : « TROUVEZ LE FILS, LA FILLE OU LE DOMESTIQUE IDÉAL. LES MAGASINSFRANCHISÉSSWAPSHOPSONTDESFILIALESD’EVERGREENENT. » Je fronce les sourcils,déconcertée.S’agit-ild’unsystèmepourtrouverdesparentsauxorphelins?

Nous poursuivons notre chemin et je remarque qu’un symbole est omniprésent dans le coininférieurdroitdesécrans,undisquefractionnéenquatrepartieségalesavecunmêmesymbolepluspetitdanschacunedesparts.Justeendessous,unmessages’étaleenlettrescapitales.

«LESCOLONIESD’AMÉRIQUE

CLOUD-MEDITECH-DESCON-EVERGREEN

UNÉTATLIBREESTUNÉTATDIRIGÉPARLESENTREPRISES.»

Soudain,jesenslesouffledeDaysurmonoreille.—June.—Qu’est-cequ’ilya?—Onestsuivis.Undétailquej’auraisdûremarqueravantlui.Etcen’estpaslepremier,loindelà.Ilsemblerait

quemoncerveaunesoitpasaumieuxdesaforme.—Est-cequetuvoissonvisage?—Non,maisàenjugerparsasilhouette,c’estunefille.J’attendsquelquessecondesavantdejeteruncoupd’œilpar-dessusmonépaule.Jenevoisrien

d’autrequ’unemaréedeColons.Quiquesoitnotremystérieuseespionne,elles’estdéjàfonduedanslamasse.

—C’estsansdouteunefaussealerte,marmonné-je.UnefilledesColoniestoutàfaitbanale.LesyeuxdeDayscrutentlarue.Iln’apasl’airconvaincu,maisilhausselesépaules.Jeneserais

pas plus étonnée que cela en apprenant que nous sommes victimes d’illusions d’optique. Nous ne

sommespashabituésàtoutesceslumièresetpublicitésfluorescentes.Nousnousapprêtonsàreprendrenotrecheminquandunepersonnesedirigedroitversnous.Elle

mesureenvironunmètresoixante-dix,sapeauroséeest tannée,ses jouessont flasquesetquelquesmèchesnoiress’échappentdesongrosbonnet.Elleporteunmanteaubleusombre.Uneécharpe–enlainesynthétique,sij’enjugeparlatextureuniforme–estserréeautourdesoncouetsonsouffleaformédepetitscristauxdeglacesurlesfibres,justesouslementon.Lesmots«Surveillantderues»s’étalent sur sesmanches, accompagnés d’un curieux symbole. Elle tient une tablette informatiquedansunemain.

—Pourquoivousn’apparaissezpas?Corpo?bougonne-t-elle.Elle garde les yeux rivés sur la tablette, qui affiche une sorte de carte avec des bulles en

mouvement. Je comprends que chaque bulle représente un passant. Elle doit nous demander pourquelle raison nous n’apparaissons pas sur son écran. Je remarque alors de nombreuses personnesvêtuesdumêmemanteaubleusombre.Despersonnesquisurveillentlarue.

—Corpo?répètel’inconnuesuruntonimpatient.Dayouvrelabouche,maisjeneluilaissepasletempsdeparler.—Meditech,dis-jed’unevoixpressée.C’estundesquatrenomsquej’ailussurlespublicités.Lajeunefemmelèvelesyeuxpourjeteruncoupd’œilméprisantànosvêtements.Ilestvraiqu’ils

sontdansunétatrépugnant.—Vousdevezêtredesnouveaux,dit-elled’unairsongeur.(Ellepianotesursatablette.)Vousêtes

bien loinde l’endroitoùvousdevriezêtre. Jenesaispas sivousavezdéjà reçuvotreorientation,maisMeditech vous collera une sacrée retenue sur salaire si vous n’êtes pas à l’heure. (Elle nousadresseunsourireartificiel,puisselancedansundiscoursmillefoisrépétéd’unevoixbizarrementjoyeuse.) Je suis parrainée par Cloud Corporation. Arrêtez-vous à Tribune Central Square pouracheternotretoutenouvellegammedepains.

Sonsouriresevolatiliseetseslèvresretrouventleurexpressionsévère.Jelaregardes’éloignerd’unpaspressé.Ellefaitquelquesmètres,arrêteunepersonneetrecommencelemêmenuméro.

—Ilsepassedeschosescurieusesdanscetteville,dis-jeàDay.Nousnousremettonsenroute.Daymesoutienttoujours.Jelesenstendu.—C’est pour ça que je ne lui ai pas demandé où était l’hôpital le plus proche,me dit-il. (Le

vertiges’emparedemoietjevacille.)Tiensbon!Nousallonstrouverunesolution.Jevoudraisrépondre,maisjevoisàpeineoùjeposelespieds.Dayajoutequelquechosequeje

necomprendspas.J’ail’impressionqu’ilsetrouvesousl’eau.—Qu’est-cequetuasdit?Lemondetangueetmesgenouxflageolent.—J’aiditquenousdevrionspeut-être…arrêter…hôpital.Jeme sens tomber.Mes bras etmes jambes se replient pour former un cocon protecteur.Au-

dessusdemoi,jedistinguelesmagnifiquesyeuxbleusdeDayquimecontemplent.Ilposelesmainssur mes épaules, mais j’ai l’impression qu’il se trouve à des millions de kilomètres. Je voudraisparler,maisondiraitquemaboucheestrempliedesable.Jesombredanslesténèbres.

Unéclairgrisetdoré.Unemain froide sepose surmon front. Je lève lebraspour la toucher,

mais elle se volatilise au moment où mes doigts l’effleurent. Je suis secouée par des frissonsincontrôlables.Ilfaitunfroidpolaire.

Jeparviensàouvrir lesyeuxet jem’aperçoisque je suis installée surunpetit lit blanc, la têteposéesurlescuissesdeDay.Ilregardequelqu’un.Troispersonnessontenfacedenous.Ellesportentl’uniforme desColonies : des cabans bleumarine avec des boutons brillants et des épaulettes ; labordure inférieure est décorée de bandes blanches et jaunes et un faucon doré est brodé sur lesmanches.Jesecouelatête.J’aiétévictimed’unévanouissement.J’ail’impressiondefonctionnerauralenti.

—Parlestunnels,ditDay.Leslumièresduplafondm’aveuglent.Jenelesavaispasremarquéesàmonréveil.—Depuiscombiende tempsêtes-vousdans lesColonies?demandeunhommeavecunaccent

curieux.Ilporteunemoustacheclaireauxcoinstombants.Sescheveuxsontgrasetl’éclairageluiconfère

unteintblême.—Soyezhonnêteavecnous,mongarçon.DesConnesupportepaslesmenteurs.—Noussommesarrivéscesoir.—Etd’oùvenez-vous?Est-cequevoustravaillezpourlesPatriotes?Malgrémonétat,jecomprendsquecettedernièrequestionestdangereuse.Cesgensneserontpas

ravis d’apprendre qu’ils ont en face d’eux les personnes qui ont fait échouer l’attentat contrel’Elector. Peut-être ne sont-ils pas encore au courant de ce qui s’est passé. Razor a dit que lescommunicationsaveclesColoniesétaientsporadiques.

Dayacompris,luiaussi.Ilrépondàcôté.—Noussommesvenusseuls.(Ils’interrompt,puisreprendavecunepointed’impatiencedansla

voix.)Jevousenprie.Ellebrûledefièvre.Conduisez-nousàunhôpitaletjevousdiraitoutcequevousvoulezsavoir!Jen’aipasfaittoutcecheminpourlavoirmourirdansunpostedepolice!

—Lessoinscoûtentcher,mongarçon,rétorquelemilitaire.Dayfouillesespochesetentireunepetiteliassedecrédits.Jeremarquequ’iln’aplussonpistolet.

Ilasansdouteétéconfisqué.—NousavonsquatremillecréditsdelaRépublique…Lessoldatséclatentd’unpetitricanementmoqueur.—QuatremillecréditsdelaRépubliquenetepermettrontmêmepasd’acheterunboldesoupe,

lâche l’un d’eux.De toutemanière, vous allez attendre ici que notre commandant arrive. Tous lesdeux. Vous serez ensuite conduits à notre centre de détention des prisonniers de guerre pour yêtreinterrogés.

Lecentrededétentiondesprisonniersdeguerre.Pouruneraisonétrange,cesmotsmerappellentlejouroùMetiasm’aemmenéeenmission,ilyaunan.Nousavonstraquéunprisonnierdeguerreévadé à travers plusieursÉtats de laRépublique avant de l’abattre àYellowstoneCity. Je revois lesangserépandantparterre,imbibantl’uniformebleumarineducadavre.Lapaniquem’envahitetjelève lesmains pour saisir le col deDay. Lesmilitaires laissent échapper un hoquet de surprise etj’entendsunesériedecliquetis.

Daypasseunbrasprotecteurautourdemoi.—Ducalme,mesouffle-t-il.—Comments’appellecettefille?Dayrelèvelatête.—Sarah,ment-il.Ellen’estpasdangereuse.Elleestjustemalade.

LesmilitairesdisentquelquechoseetDaysemetencolère.Jenesaispascequisepasse.Monmonde est un chaos effréné de couleurs et je sombre dans un demi-sommeil peuplé d’imagesdélirantes. J’entendsdesvoixpuissantes,puis lebruitd’une lourdeportequ’onouvre, etpuisplusrien pendant un longmoment. Parfois, ilme semble apercevoirMetias au coin de la pièce. Ilmeregarde.Àcertainsmoments,ilsetransformeenThomasetjenesaispassijedoiséprouverdelacolèreoudelatristesseenlevoyant.Detempsentemps,jesenslamaindeDaycontrelamienne.Ilmedemandedemecalmer,ilmeditquetoutirabien.Lesimagesdisparaissent.

Aprèsunmomentquisembleavoirdurédesheures,jeperçoisdesbribesdeconversation.—…delaRépublique?—Oui.—VousêtesDay?—Enpersonne.J’entendsdesfroissementsd’uniformesaccompagnésdemurmuresdubitatifs.—Non!lancequelqu’un.Jelereconnais!Jelereconnais!jesuissûredelereconnaître!C’est

bienlui!Lesbruissementsgagnentenintensité.JesensDayseleveretmatêteglissesurlesdrapsglacés

dulit.Ilsvontl’emmenerquelquepart.Ilsvontl’emmenerloindemoi.Jeveuxm’accrocheràcettepensée,maisledéliredelafièvremesubmergeetjeretombedansles

ténèbres.JesuisdansmonappartementdusecteurdeRuby.Matêteestposéecontreunoreillertrempéde

sueur.Jesuisallongéesousunefinecouvertureetlafenêtrelaisseentrerlalumièredoréedel’après-midi.Olliedortprèsdemoi.Sesgrossespattesdechiotreposentavec langueursur lecarrelageenmarbre frais. Jeme rendscompteque tout celan’aaucun sens,parceque j’aipresque seizeansetOlliedevraitdoncenavoirneuf.Jedoisrêver.

Uneserviettehumideessuiemonfront.Jelèvelatêteetj’aperçoisMetiasassisàcôtédemoi.Ilveilleàcequ’aucunegoutted’eaunecouledansmesyeux.

—Hé,Puceron,dit-ilensouriant.—Tunevaspasêtreenretardpourquelquechose?demandé-jedansunsouffle.Unepenséemeharcèle. Je suis sûrequeMetiasnedevraitpasêtre là.Qu’ilaquelquechoseà

faire!Maismonfrèresecouelatêteetdesmèchesbrunescascadentsursonvisage.Lesoleilmouchette

sesyeuxderefletsdorés.—Jenepeuxquandmêmepastelaissertouteseule,non?(Sonéclatderiremeremplitd’unetelle

joie que j’ai l’impression d’exploser.) Accepte la dure réalité : tu es coincée en ma compagnie.Maintenant,mangetasoupe.Etjemefichequetulatrouvesinfecte.

Jeboisunecuilleréeetj’ail’impressiondesentirlegoûtdeslégumes.—Est-cequetuvasvraimentresteravecmoi?Metiassepencheetdéposeunbaisersurmonfront.—Jeresteraitoujoursavectoi,magrande.Jusqu’àcequetunesupportesplusmavue.Jesouris.—Tut’occupestoujoursdemoi.Quandest-cequetupasserasunpeudetempsavecThomas?

Metiashésite,puisritdoucement.—Jenepeuxrientecacher,hein?—Tuauraispumeparlerdevousdeuxdepuislongtemps.Cesmotsme fontmal,mais je ne comprends pas pourquoi. J’ai l’impression d’oublier quelque

chosed’important.—Jen’auraisrienditàpersonne.TuavaispeurquelecommandantJamesonl’apprenneetvous

affecteàdespatrouillesdifférentes?Metiasbaisselatêteetsesépauless’affaissent.—Jen’aijamaiseul’occasiond’enparler.—Est-cequetul’aimes?JemerappellequejesuisentrainderêveretquelaréponsedeMetiasneseraqueleproduitde

mon imagination associé à son image. Pourtant, une douleur envahit ma poitrine quand je le voisbaisserlatêteetacquiescer.

—Jelecroyais,dit-ilsibasquejel’entendsàpeine.—Jesuisdésolée,murmuré-je.Nosregardssecroisentetjevoisquesesyeuxsontremplisdelarmes.J’essaiede tendre lesbraspour lesglisserautourdesoncou,mais lascène tremble, la lumière

s’évanouit……etjemeretrouveallongéesurunlitquin’estpaslemiendansunepiècesombreblanchieàla

chaux.Metias se désagrège en volutes de fumée etDay le remplace pour prendre soin demoi. Jedistinguesonvisageencadrédecheveuxblonds,sesmainsquipassentuneserviettesurmonfront,sesyeuxquim’observentavecintensité.

—Hé,Sarah,dit-il.(Ilemploielefauxnomqu’ilachoisipourmoi.)Net’inquiètepas.Tuesensécurité.

Lepassagedurêveàlaréalitémefaitclignerdesyeux.—Ensécurité?—LapolicedesColoniesnousaarrêtés.Quand ilsontapprisqui j’étais, ilsnousontconduits

dansunpetithôpital.Ondiraitquej’aiunecertaineréputationparici,etqu’ellevanousservir.Ilm’adresseunsourirepenaud.Jesuisdéçuedelevoir.Jesuisdéçue,tristeetamèred’avoirperduMetiasdanslefluxetlereflux

demesrêves.Jememordsleslèvrespournepaspleurer.Jen’aipresquepasdeforcedanslesbras.J’auraissansdouteétéincapabledelespasserautourducoudemonfrère,etc’estpourcetteraisonquejen’aipasréussiàleretenir.

LesouriredeDays’efface.Ilasentimonchagrin.Iltendlamaineteffleuremajoue.Sonvisageesttoutproche.Ilrayonnedansladoucelumièredusoir.Jerassemblemesmaigresforcespourmesouleveretjelelaissemeserrercontrelui.

—Oh,Day!murmuré-jedanssescheveux.(Mavoixestentrecoupéepartouslessanglotsquej’aiaccumulés.)Ilmemanque.Ilmemanquetellement.Jesuisdésolée.Jesuisdésoléepourtoutcequis’estpassé.

Jerépètelesmêmesmotsencoreetencore.Lesmotsquej’aiadressésàMetiasdansmonrêve,lesmotsquej’adresseraiàDayjusqu’àmamort.

Dayserrelesbrasautourdemoi.Sesmainscaressentmescheveuxetilmeberceavecdouceur,commesij’étaisunenfant.Jem’accrocheàluicommesimavieendépendait.Jesuisincapabledereprendremonsouffle.Jesombredansundélirefiévreux,danslechagrinetdanslenéant.

Metiasadisparuunefoisdeplus.Ildisparaîttoujours.

DAY

JEDOISATTENDREUNEDEMI-HEUREAVANTQUEJUNESERENDORMEenfin,lecorpsremplidemédicamentsqu’uneinfirmièredesColoniesluiainjectésdanslebras.Elleasanglotéenparlantdesonfrère,unefoisdeplus. J’ai eu l’impressionqu’elle était tombéedansungouffre et qu’elle s’était repliée surelle-même,quesoncœurenlambeauxavaitjaillidesapoitrinepourapparaîtreauxyeuxdetous.Sesyeuxnoirsetdéterminésn’exprimaientplusque…ledésespoiret lenéant.Jegrimace.Jesuisbienplacé pour savoir ce qu’on ressent quand on perd un grand frère. Je regarde ses yeux s’agiterderrièresespaupièrescloses.Elleestsansdouteenproieàunnouveaucauchemardont jenepeuxpas la tirer. Je me contente donc de faire ce qu’elle fait pour moi : je caresse ses cheveux etj’embrasseson front, ses joueset ses lèvrescouvertsdesueur.Celanesemblepas serviràgrand-chose,maisjelefaisquandmême.

L’hôpital est plutôt silencieux, mais les quelques bruits qui règnent forment un fond sonoreconstantdansmatête.Lelégervrombissementdeslampesduplafond,levaguebrouhahaquimontedelarue.CommedanslaRépublique,unécranaccrochéàunmurdiffuseunflotdenouvellessurlasituation au front.Mais, ici, les informations sont entrecoupées de spots publicitaires identiques àceuxquenousavonsvusdanslesrues.Onvantelesqualitésdeproduitsdontj’ignoretoutetjecessedem’yintéresserauboutd’unmoment.JepenseàlamanièredontmamèrearassuréEdenquandilaété contaminé par l’épidémie. Lesmots tendres qu’elle luimurmurait, les caresses de ses pauvresmainsbandées.JemesouviensqueJohnapportaitunboldesoupeauchevetdenotrefrère.

«Jesuisdésoléepourtoutcequis’estpassé»,aditJune.Quelquesminutes s’écoulent,puisungardeouvre laporteet sedirigeversmoi.C’est la jeune

femme quim’a reconnu et qui nous a conduits à cet hôpital. Elle s’arrête devantmoi et s’inclinelégèrement.Commesij’étaisunofficierouunpersonnageimportant.Jesuissurprisparsongeste,etpar le faitqu’ellene soitpasaccompagnée. Il est clairque Juneetmoine sommespasconsidéréscommedesmenaces.Pasdemenottes,pasmêmeungardeplantédevant laporte.Ont-ilsdécouvertque nous sommes responsables de l’échec de l’attentat contre l’Elector ? S’ils soutiennent lesPatriotes,ilsfinirontparl’apprendretôtoutard.Peut-êtreignorent-ilsencorequenoustravaillionspourlesrebelles.Razornousainclusdanssesplansauderniermoment.

—Jesupposequevotreamieestdansunétatstable?demandelajeunefemme.ElleposelesyeuxsurJuneetjehochelatête.Ilfautàtoutprixéviterqu’onapprennequeJuneest

l’enfantprodigedelaRépublique.—Comptetenudesonétat,poursuitlamilitaire,ellevadevoirsereposerjusqu’àcequ’ellesoit

enmesuredesedéplacerseule.Vouspouvezresteravecelle,maisDesConCorporationseraitravidedébloquerdescréditspourvousobtenirunechambreséparée.

DesConCorporation.EncoreuntermedesColoniesdontjenecomprendspaslesens.Cependant,je n’ai pas lamoindre intentiondeposerdesquestions sur la naturede cettegénérosité.Si je suisassezcélèbrepourbénéficierd’untraitementdeV.I.P.danscethôpital,jenevaispasfaireledifficile.

—Merci,dis-je.Jepréfèreresterdanscettepièce.—Nous allons faire apporter un autre lit, déclare la jeune femmeenmontrant un espacevide.

Nousviendronsprendredevosnouvellesdemainmatin.Je reportemon attention sur June,mais lamilitaire ne part pas.Quand je lève enfin la tête en

fronçantlessourcils,ellerougit.—Est-cequejepeuxfairequelquechosepourvous?demandé-je.Ellehausselesépaulesens’efforçantdeprendreunairdétaché.—Non, jevoulais juste…Alors,vousêtesDanielAltanWing?(Elleprononcemonnomavec

unecertaineprudence.)EvergreenEnt.publietoujoursdeshistoiressurvousdanssesjournaux.LeRebelledelaRépublique.LeFantôme.LeJoker.Jecroisqu’ilsdénichentunnouveausurnometunenouvelle photo de vous chaque jour. Ils ont raconté que vous vous êtes évadé d’une prison deLosAngelestoutseul.Hé!c’estvraiquevousêtessortiaveccettechanteuse,Lincoln?

Cetteidéeestsiridiculequej’éclatederire.J’ignoraisquelesColonss’intéressaientautantauxchanteurspropagandistesàlasoldedelaRépublique.

—Lincolnestunpeutropvieillepourmoi,vousnecroyezpas?Monéclatderirearompulaglaceetlajeunefemmeritàsontour.—Ehbien,c’estcequeraconteEvergreenEnt.cettesemaine.Lasemainedernière,onaaffirmé

quevousaviezévitélesballesd’unpelotond’exécutionavantdevouséchapper.Elleritdenouveau,maisjerestesilencieux.Non,jen’aipasévitélesballes.J’ailaissémonfrèreaînélesencaisseràmaplace.Lajeunefemmeremarquemonchangementd’attitude.Ellecessederireetprendunairunpeu

gêné.Elleseraclelagorge.—Quant à lagaleriepar laquellevousêtes arrivés,nous l’avons scellée.C’est la troisièmece

mois-ci.DenombreuxréfugiésutilisentlestunnelspourfuirlaRépublique,toutcommevous,etleshabitantsdeTribunecommencentàenavoirassez.Personnen’aimevoirlescivilsd’unpaysennemis’installeràcôtédechezvoussanscriergare.Engénéral,nouslesreconduisonsàlalignedefrontàcoupsdepieddans les fesses.Vousêtesunchanceux. (Elle soupire.)Àuneépoque,on faisait touspartiedesÉtats-Unisd’Amérique.Vouslesaviez?

J’ail’impressionquelapiècedevingt-cinqcentsaccrochéeàmoncoudevientpluslourde.—Oui.—Voussavezdoncàproposdesinondations?C’estarrivévite.Enmoinsdedeuxans.Lamoitié

desterresbassesduSudontétésubmergées.DesendroitsdontlesRépscommevousn’ontsansdoutejamaisentenduparler.LaLouisiane,disparue.LaFloride, laGéorgie, l’Alabama, leMississippi, laCaroline,disparus.Ças’estpassésivitequ’onpourraitcroirequecesÉtatsn’ontjamaisexisté,maisonaperçoitencoredespointesdegratte-cielémergeràcertainsendroits.

—C’estpourcetteraisonquevousêtesvenusici?—Ilyavaitdesterresàl’Ouest.Vousavezuneidéedunombrederéfugiésqu’ilyaeu?Alorsles

États de l’Ouest ont construit une muraille pour empêcher les gens de l’Est de les envahir. UnemuraillequipartaitdunordduDakotaetquitraversaitleTexas.(Ellefrappelapaumedesamaindupoing.) Alors on a été obligés de creuser des tunnels. Il y en avait des milliers quand la vagued’émigrationaatteintsonpic.Etpuislaguerreacommencé.LorsquelaRépubliques’estserviedestunnelspourlancerdesattaquessurprisescontrenous,nouslesavonsscellés.Leconflitduredepuissilongtempsquelaplupartdesgensontoubliéqu’onsebatpourlaterre.Quandleniveaudel’eaus’est enfin stabilisé, la situation s’est calmée de notre côté. Nous avons fondé les Coloniesd’Amérique.(Ellebombele torseavecfierté.)Laguerre toucheàsafin.Voilàunbonmomentquenousremportonslaplupartdescombats.

JemesouviensqueKaedem’aaffirmélamêmechosequandnousavonsatterriàLamar.Jen’yai

pasvraimentcrusurlecoup–aprèstout,ellen’apportaitaucunepreuvedecequ’elledisait.Ilpouvaittrèsbiens’agird’unerumeur.Maiscettejeunefemmedéclarelamêmechosed’unairconvaincu.

Nousnoustaisons.Àl’extérieur,lebrouhahagagneenintensité.J’inclinelatête.J’aivuunefoulede gens se rassembler autour de l’hôpital depuis notre arrivée,mais je n’y ai pas prêté attention.Maintenant,ilmesembleentendremonnom.

—Voussavezcequisepassedehors?demandé-je.Onnepeutpastransportermonamiedansunechambrepluscalme?

Lamilitairecroiselesbras.—Vousvoulezvoircequisepassedevosyeux?Ellemefaitunsigneetjemelèvepourlasuivre.À l’extérieur, le brouhaha se transforme en rugissement. La jeune femme ouvre les portes du

balcon et nous sortons dans la nuit. Je suis accueilli par une bourrasque glacée et un tonnerred’acclamations.Deséclairsm’aveuglent.Pendantuneseconde,jenepeuxrienfaired’autrequeresterappuyé sur la rambarde métallique en contemplant la scène. Des centaines de personnes sontrassemblées au pied de l’immeublemalgré la neige et l’heure plus que tardive.Tous ont les yeuxrivéssurmoi.Certainsbrandissentdespancartes.

«Bienvenuecheznous.»«LeFantômeestvivant.»«ÀbaslaRépublique.»Ilyenadesdizaines.«Day:Colonhonoraire!»«BienvenueàTribune,Day!»«Tuesicicheztoi!»Ilssaventquijesuis.Lajeunefemmepointeledoigtversmoietsouritàlafoule.—VoiciDay!lance-t-elle.Unenouvellevagued’acclamationssecouelanuit.Jerestepétrifié.Qu’est-oncenséfairequand

unemaréehumainescandevotrenomcommeunebandededingues?Jen’enaipaslamoindreidée.Jelèvelamainetjesalue.Lescrismontentdanslesaigus.

—Vousêtescélèbrecheznous,crielajeunefemmepourcouvrirlesrugissementsdelafoule.(Lespectacle semble l’intéresser plus que moi.) Le seul rebelle que la République n’a pas réussi àcapturer.Croyez-moi,demainmatin,votretêtes’afficherasurtouslesjournaux.EvergreenEnt.seraprêtàtoutpourobteniruneinterview.

Ellecontinueàparler,mais jene l’écouteplus.Unejeunefillebrandissantunepancarteaattirémon attention. Elle porte une capuche et une écharpe couvre sa bouche,mais je suis certain de lareconnaître.

Kaede.Le vertige me gagne. Je me rappelle brusquement l’alarme dans l’abri souterrain, la lumière

rougequinousaavertisquequelqu’unapprochait.Jemerappellelapersonnequinoussuivaitdansles rues deTribune.Était-ce encoreKaede ?Est-ceque ça signifie qu’il y a desPatriotes dans lesparages?

Jelaregarde.Elleagitesapancarteparmilesautres.Tudoisrentrer!Toutdesuite!

JUNE

JERÊVEDENOUVEAU.JELESAISPARCEQUEMETIASESTPRÉSENTbienqu’ilsoitmort.Cettefois-ci,jesuisprête.Jemeconcentrepourcontrôlermesémotions.

Metias etmoimarchons dans les rues dePierra. Autour de nous, des soldats de laRépubliquecourent en évitant décombres et explosions mais, à nos yeux, tout est calme et paisible. J’ail’impressionde regarderun filmau ralenti.Desgerbesde terre et demitraille rebondissent contrenoussansnouscauserlemoindremal.Jemesensinvincible,ouinvisible.L’unoul’autre.Peut-êtrelesdeux.

—Ilyaquelquechosedebizarre,dis-jeàmonfrère.Mesyeuxselèventverslestoitsavantdeseposersurlesruesenproieauchaos.OùestAnden?Metiasmeregardeavecunhaussementdesourcilspensif.Ilmarchelesmainsdansledosavecla

grâcequisiedàuncapitaine.Lesglandsdorésdesonuniformecliquettentdoucementàchacundesespas.

—Jesensquequelquechosenevapas,dit-ilengrattantsonmentonmalrasé.(ContrairementàThomas,iln’ajamaisbeaucouprespectélesrèglesconcernantlarigueurdelatenuemilitaire.)Dis-moicequisepasse.

—Cettescène,expliqué-jeenpointantledoigtautourdemoi.Leplantoutentier.Quelquechosenevapas.

Metiasenjambeunepiledegravats.—Qu’est-cequinevapas?—Lui!Jemontreuntoit.Pouruneraisoncurieuse,Razorsetientausommetd’unimmeuble,bienenvue.

Ilobservetoutcequisepasse,lesbrascroisés.—C’estluiquinevapas!—Ehbien,Puceron,explique-moiça.Jecomptesurmesdoigts.—QuandjesuismontéedanslaJeepquisuivaitcelledel’Elector,Andenavaitdonnédesordres

clairs.Ilavaitdemandéqu’onmeconduiseàl’hôpital.—Et?—EtRazoraordonnéauxchauffeursdeprendrel’itinérairequimenaitaulieudel’attentat.Iln’a

pas tenu compte des ordres de l’Elector. Il a sûrement raconté que c’était moi qui insistais pourprendrecechemin,sinonAndennel’auraitpasécouté.

Metiashausselesépaules.—Etalors?CeRazoratoutfaitpourquesesplanssedéroulentcommeprévu.—Non.Sil’Electoravaitétéassassiné,onauraitdécouvertqueRazoravaitignorésesordres.On

aurait découvert que c’était lui qui avait ordonné au chauffeur de respecter l’itinéraire initial. (JesaisislebrasdeMetias.)LaRépubliqueauraitdécouvertqueRazoravaittuéAnden.

LeslèvresdeMetiasseserrent.—PourquoiRazorseserait-ilmisdansunesituationaussidangereuse?Ilyaautrechose?

Jetourneledosauxaffrontementsquisedéroulentauralenti.—Ehbien,depuis ledébut,RazorahébergédesPatriotesdanssonappartementdeVegassans

rencontrer le moindre problème. Il a réussi à introduire des Patriotes sur le dirigeable tout aussifacilement.Ondiraitqu’ilpossèdeunehabiletésurnaturelledèsqu’ils’agitdedissimulation.

—C’estpeut-êtrelecas,remarqueMetias.Aprèstout,lesColonieslesoutiennent,non?—Oui.Jepasseunemaindansmescheveuxd’ungesteagacé.Dansmonétatonirique,mesdoigtssont

engourdisetjenesenspaslesmèchescontremapeau.—Tout cela n’a aucun sens. Les rebelles auraient dû annuler l’attentat. Razor n’aurait pas dû

donnerl’ordredecontinuer,pasaprèsleretardquej’aiprovoqué.Lesrebellesauraientdûregagnerleurbaseetréfléchiràunnouveaupland’action.Dansunmoisoudeux.PourquoiRazora-t-ilprisdetelsrisquesalorsquel’opérationavaittoutesleschancesd’échouer?

MetiasobserveunsoldatdelaRépubliquepasseràcôtédenousencourant.L’hommeinclinelatêteversRazor,toujoursperchésursontoit,etlesalue.

—Si lesColonies soutiennent lesPatriotes, ditmon frère, et si elles savent qui estDay, est-cequ’onn’auraitpasdûvousconduiretouslesdeuxdevantunhautresponsable?

Je hausse les épaules. Je songe auxmoments passés en compagnie d’Anden. Ses nouvelles loisradicales,sanouvellemanièredepenser.Puisjemesouviensdelatensionentrelui,leCongrèsetlessénateurs.

C’estàcetinstantquelerêvesebrise.Mesyeuxs’ouvrentsoudain.J’aicompriscequinevapasavecRazor.

Ce ne sont pas les Colonies qui le soutiennent. Les Colonies n’ont aucune idée des plans desPatriotes. C’est pour cela que Razor n’a pas renoncé à l’attentat. Bien sûr. Il se fichait que laRépubliquedécouvrequ’ilétaitdemècheaveclesrebelles.

Carc’estlaRépubliquequil’achargéd’assassinerAnden.

DAY

LAJEUNEMILITAIREETMOIABANDONNONSLEBALCONETLAFOULErassembléeaupieddel’immeuble.Jedemande que des gardes soient postés à notre porte – au cas où des admirateurs déchaînéschercheraient à entrer, expliqué-je – et je réclame des couvertures supplémentaires ainsi que desmédicamentspourJune.Jen’aipasenviederevoirKaededevantl’hôpital.Peuàpeu,lescrisbaissentd’intensitéetlesilences’installe.Juneetmoisommesdésormaisseuls.Dessoldatsmontentlagardedel’autrecôtédelaporte.

Jesuisprêtàpartir,maisjeresteprèsdeJune,immobile.Iln’yariendanslachambrequipeutservir d’arme.Si nousdevonsnous enfuir pendant lanuit, il faut espérerquenousn’auronspas ànousbattre.Etquepersonneneremarqueranotreabsenceavantlepetitmatin.

Jemelèveetmedirigeverslebalcon.Surlesol,laneigeaétéécraséeetsalieparlesbottesdemesadmirateurs.Kaeden’estplus là,bienentendu.Jem’imprègnedupaysagependantunmoment.Pourquoibrandissait-ellecettepancarte?

Pourquoime demande-t-elle de regagner la République ? S’agit-il d’un avertissement ou d’unpiège?Siellenousvoulaitdumal,pourquoia-t-ellefrappéBaxteravantdenouslaissernousenfuir,àPierra?EllenousamêmeconseillédenousdépêchersinousnevoulionspasquelesPatriotesnousrattrapent.JemetourneversJunequidortencore.Sarespirationestplusrégulièreetsesjouesmoinsrougesqu’aumomentdenotreinterpellation,quelquesheuresplustôt.Pourtant,j’hésiteàlaréveiller.

Plusieursminutess’écoulentaveclenteur.J’attendsdevoirsiKaedevachercherànouscontacter.Lesderniersévénementssesontenchaînéssurunrythmeinfernaletl’inactionmemetmalàl’aise.Jedécouvresoudainquej’aitropdetempsdevantmoi.

Unbruitétoufférésonnecontrelaportedubalcon.Jemelèved’unbond.Ils’agitpeut-êtred’unebrancheoud’unetuilearrachéesparlevent.Jesuistendu,enalerte.Lesilenceretombe,puisquelquechosefrappelavitreaveclemêmebruitsourd.

Jemelèveetjemedirigeverslaporte.Jejetteuncoupd’œilprudentàl’extérieur.Personne.Surlebalcon,deuxpetitespierressontbienenvue.Unmessageestattachéàl’uned’elles.

J’entrouvrelaporteetjem’empareducaillouavecleboutdepapierenrouléautour.Jefermeetjedéplielafeuille.Quelquesmotsysontgriffonnésàlahâte.

«Sors.Viensseul.C’estimportant.Jesuislàpourt’aider.Nousdevonsparler.

K.»Important?Jefroisselepapier.Commentpeut-elledirequec’estimportant?Qu’est-cequin’est

pas important en cemoment ? Elle nous a aidés à fuir, mais ce n’est pas pour ça que je lui faisconfiance.

Ilnes’estpasécouléuneminutequandunnouveaucailloufrappelaporte.Jevaislechercher.«Situnevienspasmeparlercettenuit,tuleregretteras.

K.»Lamenacememetencolère.Kaedepeutnouscauserdegrosennuisenrévélantquenoussommes

responsablesdel’échecdel’attentat.Jereste immobileenrelisant lemessage.Jepeuxpeut-être luiaccorder quelques minutes, pensé-je. Pas plus. Juste le temps de voir ce qu’elle veut. Et puis jeregagnerailachambre.

J’attrape mon manteau, j’inspire un grand coup et je me dirige vers le balcon. Mes doigtsactionnentleloquetensilence.Unventfroidmefrappeauvisagedèsquejemetsunpieddehors.Jem’accroupis, jefermederrièremoiet jeverrouille laporte.Siquelqu’unveutentrerpourfairedumalàJune,illuifaudrafaireassezdebruitpourattirerl’attentiondesgardes.Jesautesurlecôtédubalconet jemeretourneavantdemesuspendreaubord.Jemebalanceentrelepremierétageet lerez-de-chaussée,puisjelâcheprise.

Mes bottes s’enfoncent dans la neige avec un léger crissement. Je jette un dernier regard aureborddupremierétageafindepouvoirreconnaîtrel’immeubleetlebalcondelachambre.Jeglissemescheveuxdansmoncoletjemeplaquecontrelemur.

Lesruessontdésertesetsilencieusesàcetteheure.J’attendsquelquesminutesavantdemedécideràbouger.Allez,Kaede.Monsoufflecourtdessinedepetitsnuagesdevapeur.Mesyeuxfouillentlesmoindresrecoinsàlarecherched’undangerpotentiel,maisjesuisseul.Tuvoulaismevoir,non?Ehbien,jet’attends.

—Parle-moi,murmuré-jeenlongeantlebâtiment.J’aipeurqu’unepatrouillemesurprenne,maisiln’yapersonne.Soudain,jemefige.Uneombreestaccroupiedansuneruellevoisine.Mesmusclessecontractent.—Sorsdelà!soufflé-jeassezfortpourêtreentendu.Jet’aivue.Kaedeémerged’unezonesombreetmefaitsignedelarejoindre.—Viens,dit-elleàvoixbasse.Dépêche-toi.Elles’éloigned’unpasrapideetdisparaîtdansuneruelledissimuléeparunerangéedebuissons

enneigés.Nous remontons lepassage jusqu’àune intersectionavecune rueplus importante.Kaedes’yengagesanshésiter. Je lasuis.Mesyeuxsontà l’affût. Jecherche lesendroitsd’où jepourraisgagner les toits en cas d’attaque surprise. Je suis si tendu que les poils demanuque sont hérisséscommeceuxd’unchatencolère.

Kaederalentitpeuàpeujusqu’àcequenoussoyonsàlamêmehauteur.Elleagardélesbottesetlepantalonqu’elleportaitpendantl’attentat,maiselleaabandonnésavestemilitairepourunecapeenlaineetuneécharpe.Elles’estlavélevisagepoursedébarrasserdelabandedecamouflagenoirentraversdesyeux.

— OK. Dis-moi ce que tu veux, et vite ! lui dis-je. Je ne veux pas laisser June seule troplongtemps.Qu’est-cequetufousici?

Jeprends soindemaintenirunedistancede sécuritéentreelleetmoi, aucasoùelledécideraitsoudaindemeplanteruncouteaudansleventre.Ilsembleraitqu’ellesoitvenueseule,certes,maisj’ailafermeintentiondenepasm’écarterdesruesprincipales.Jepourraism’enfuirplusfacilementsi le besoin s’en fait sentir.Nous croisons quelques ouvriers qui avancent d’un pas pressé dans lalueurdespanneauxpublicitairesquis’étalentsurlesmursdesbâtiments.LesyeuxdeKaedebrillentd’uneangoissequifrôlel’affolement.Jen’aijamaisvuunetelleexpressionsursonvisage.

—Jenepouvaispasgrimper jusqu’àvotre chambre, dit-elle. (L’écharpe étouffe sesparoles etellel’écarted’ungesteirrité.)Cesmauditsgardesm’auraiententendue.C’esttoilecourrier,pasmoi.JetejurequejenesuispasvenuepourfairedumalàtachèreJune.Elleestpeut-êtreseule,maiselle

nerisquerien.Jeneseraipaslongue.—Est-cequetunousassuivisdansletunnel?Kaedehochelatête.—J’airéussiàdégagerassezdegravatspourfranchirl’éboulement.—Oùsontlesautres?Elle ajuste ses gants, souffle dans sesmains etmarmonne un commentaire désobligeant sur la

météo.—Ilsnesontpaslà.Jesuisseule.Jedevaisteprévenir.Unebouleseformedansmonestomac.—Meprévenirdequoi?C’estàproposdeTess?Kaedecessedeseréchaufferpourm’asseneruncoupdepoingdanslescôtes.—L’attentataéchoué.(Ellelèvelesmainsavantquejepuissel’interrompre.)Ouais,ouais,jesais.

Tu étais au courant.Un paquet de Patriotes ont été arrêtés.Certains ont réussi à s’enfuir. Tess faitpartiedeceux-là.Elles’estéchappéeavecdespilotesetdescourriers–dontPascaoetBaxter.

Jecracheunjuron.Tess.J’aisoudainl’enviedepartiràsarecherchepourm’assurerqu’ellenecraintrien.Puisjemerappellesesderniersmots.Kaedereprendlaparolesanss’arrêter.

— Je ne sais pas où ils sont en cemoment.Et je vaismaintenant te dire quelque chose que tuignores.Quelquechoseque j’ignoraisavantqueJuneet toi faisiezcapoter l’assassinat.Jordan– lecourrier,tutesouviensd’elle?–adécouvertl’infosurundisqueduretellel’afaitpasseràundenoshackers.

Elle inspireungrandcoup,s’arrêteetbaisse la têtepourcontempler lesol.Ellepoursuitd’unevoixfaiblequineluiressemblepas.

— Day, Razor s’est foutu de notre gueule. Il a menti aux Patriotes et il les a vendus à laRépublique.

Jem’arrêteàmontour.—Quoi?—RazornousaditquelesColoniesnoussoutenaientafinquenouspuissionsassassinerl’Elector

etfairelarévolution.C’étaientdesconneries.Lejourdel’attentat,onadécouvertquec’étaitleSénatquiétaitderrièretoutça!(Ellesecouelatête.)C’estlaRépubliquequinousafinancéspourquenoustuionsAnden!Tuarrivesàcroireça,toi?

Jerestesilencieux,sidéré.LesparolesdeJunerésonnentdansmatête.Ellem’aditqueleCongrèsn’aimait guère le nouvelElector, qu’elle doutait de la sincérité deRazor. Il y a quelque chose quisonnefauxdansseshistoires.

— Tout le monde a été trompé, sauf Razor, poursuit Kaede devant mon silence. (Nous nousremettonsenmarche.)Lessénateursveulentlapeaud’Anden.Ilsontpenséqu’ilspourraientseservirdenousetnouscollerlaresponsabilitédumeurtresurledos.

Moncœurbatsivitequej’entendsàpeinemesparoles.— Pourquoi Razor aurait-il vendu les Patriotes comme ça ? Est-ce qu’il ne fait pas partie du

mouvement depuis dix ans ? Et je croyais que le Congrès tenait à tout prix à empêcher unerévolution?

LesépaulesdeKaedes’affaissentetunlongnuagedevapeurfusedesabouche.—Les services secretsde laRépubliqueontdécouvertqu’il travaillaitpour lesPatriotes il y a

deux ans, alors il a passé unmarché avec les sénateurs : il convainquait les Patriotes d’assassinerAnden,lejeunetrublionindomptable,enéchanged’unpardonpoursesactesdetrahison.Auboutducompte,c’estRazorquidevaitdevenirleprochainElector.AvectonsoutienetceluideJune,lepeuple

l’auraitconsidérécommeunhéros.ToutlemondeauraitcruquelesPatriotesavaientprislepouvoiret que laRépublique n’était plus qu’unmauvais souvenir.Razor n’a aucune envie de reformer lesÉtats-Unisd’Amérique.Ilveutjustesauversapeau.Ilseratoujoursducôtédeceluiquialeplusdechancesdel’emporter.

Je ferme lesyeux.Monmonde s’est transforméenmaelström. Junenem’avait-ellepasmis engarde contre Razor ? Je croyais servir la révolution et je travaillais pour les sénateurs de laRépublique.Cesonteuxquiveulent lamortd’Anden.Jecomprendsmieuxpourquoi lesColonsnesaventpascequelesPatriotespréparent.J’ouvrelesyeux.

—MaisRazoraéchoué.Andenesttoujoursenvie.—Andenesttoujoursenvie,répèteKaede.Heureusement.J’auraisdûfaireconfianceàJune.MahainedunouvelElectortremble,seratatineetfaiblit.Est-ce

queçasignifie…Est-cequeçasignifiequ’Andenabeletbienlibérémonfrère?Edenest-illibre,ensécurité?J’observeKaede.

—Tuasfaittoutcecheminpourm’apprendrequeRazorestuntraître?—Ouais.Et tusaispourquoi?(Ellesepencheversmoietsonnezeffleurelemien.)Andenva

perdrelecontrôledupays.Larévoltegronde.(Ellelèvedeuxdoigts.)S’ilestrenversé,onauradumalàempêcherRazordeprendrelepouvoir.Encemoment,Razor–aveclesoutienducommandantJameson–etAndensedisputentlafidélitédel’armée.Legouvernementvabientôtsescinderendeux.

—Quoi?Qu’est-cequelecommandantJamesonvientfairedanscettehistoire?—On a trouvé la transcription d’une conversation entre elle etRazor sur le disque dur. Tu te

rappelles que nous l’avons croisée sur leRSDynasty ?Razor a prétendu qu’il ignorait ce qu’ellefaisaitàbord.Moi,jecroisqu’ellet’areconnu.Ellevoulaitsansdoutetevoirdesespropresyeux.Pours’assurerquetufaisaisbienpartieduplandeRazor.(Kaedeesquisseunegrimace.)J’auraisdûm’apercevoir que Razor préparait quelque chose de louche. Et je me suis trompée sur Andenégalement.

—Pourquoiest-cequelesortdelaRépubliquet’intéressetant?(Lesrafaleschargéesdeneigebalaientlaruecommepoursoulignerlafroideurdemavoix.)Etpourquoimaintenant?

—J’ai rejoint lesPatriotespour l’argent, je le reconnais. (Kaedesecoue la têteet ses lèvressecontractent.) D’abord, je n’ai pas été payée parce que l’attentat a foiré. Ensuite, je n’ai jamais eul’intentiondefoutreunpaysenl’airetdeplacerlesortdescivilsdelaRépubliqueentrelesmainsd’unputaindenouvelElector.(Savoixfaiblitetsesyeuxseperdentdanslevague.)Jenesaisplustrop…J’espéraispeut-êtrequ’aucontactdesPatriotesjedécouvriraisunidéalplusnoblequefairedupognon.Unifierdeuxnationsdivisées,çaauraiteudelagueule.

Leventhivernalmefouettelevisage.Kaeden’apasbesoindemedirepourquoielleestvenuemechercher.Jel’aicomprisenl’écoutantparler.JemerappellecequeTessm’aditàLamar:«Tuesdevenuunhéros,Day.Toutlemondeattendtonprochainexploit.»Désormais, jesuissansdoute laseule personne en mesure de sauver Anden, la seule personne que les citoyens de la Républiqueécouteront.

Nousnoustaisonsetnousnousenfonçonsdansunrecoinsombrepouréviterdeuxpoliciersquiapprochent.Leursbottessoulèventdespaquetsdeneige.Jelesregardes’éloignerdanslaruelleparlaquellenoussommesarrivés.Oùvont-ils?

Kaedeseremetenroute.Ellearemontésonécharpesursabouche.—EtlesColonies?demandé-je.—Quoi,lesColonies?marmonne-t-elleàtraversl’épaisseurdutissu.—PourquoinepaslaisserlaRépubliques’effondreretlesColoniesprendrelepouvoir?Qu’est-

cequetuenpenses?—Iln’ajamaisétéprévudelaisserlesColoniesgagnerlaguerre.LesPatriotesvoulaientrecréer

lesÉtats-Unisd’Amérique.Partouslesmoyens.Elle s’interromptet faitun signepourme fairecomprendrequenousdevons tournerdansune

autre rue.Nous franchissons deux pâtés demaisons avant de nous arrêter devant une interminablerangéed’immeublesdélabrés.

—Qu’est-cequec’estqueça?demandé-je.Kaede ne répond pas. Jeme tourne vers le bâtiment le plus proche. Il est haut d’une trentaine

d’étages et s’étend sur plusieurs pâtés demaisons. Tous les vingt ou trentemètres, deminusculesportessombressonttailléesdanslafaçade.Desruisseletscoulentlelongdesmurs,desfenêtresetdesbalconsdélabrésendessinantde répugnants serpentinsdemoisissures.Vuduciel, lebâtimentdoitressembleràungigantesqueparpaingnoir.

Jelecontemple,boucheouverte.Aprèslespectacledesgratte-cielétincelantsdesColonies,jesuissidéré de découvrir un immeuble délabré à ce point. Dans la République, j’ai vu des complexesrésidentiels abandonnés qui étaient en meilleur état. Les fenêtres et les couloirs sont si étroitsqu’aucunelumièrenedoitparveniraufond.Jejetteuncoupd’œilparuneentréesombre.

Lesténèbres.Seulementlesténèbres.Le«flicflac»desgouttesd’eauetunvagueéchodepas.Detempsentemps, j’aperçoisunelumièreenmouvement,commesiquelqu’unsepromenaitavecunelanterne. Je lève la tête vers les étages. La plupart des vitres sont fêlées, brisées ou manquantes.CertainesontétéremplacéespardesfilmsplastiqueetduScotch.Surlesbalcons,devieuxrécipientsrécupèrentlesgouttesd’eau.Deshaillonssontsuspendussurlesrambardes.Desgensdoiventvivreici.Cettepenséemefait frissonner. Jeme tourne.Àunpâtédemaisonsdedistance,desgratte-cielbrillentdemillefeux.Jemetournedenouveauetj’observelamassedebétonpourri.

Quelquechoseattiremonattentionauboutdelarue.Jem’arracheàlacontemplationdumonstrearchitectural.À hauteur de l’intersection la plus proche, j’aperçois une femme d’âgemoyen vêtued’unmanteaumisérable et d’une paire de bottes pour homme.Elle crie et supplie deux personnesportantunelourdearmureenplastique.Desvisièrestransparentescouvrentleursvisagesetellessontcoifféesdechapeauxàlargebord.

—Regarde,mesouffleKaede.Ellem’entraînedansuneentréesombre.Nousglissonslatêteàl’extérieurpourécoutercequise

passe.Les troisprotagonistessontéloignés,mais lavoixde lafemmenousparvientsansdifficultédansl’aircalmeetglacé.

—…manquéunseulpaiementcetteannée!Jepeuxmerendreàlabanquedèsl’ouvertureetvousdonnertoutcequej’ai!

Unhommel’interrompt.— Vous connaissez la politique de DesCon, madame. Nous ne pouvons pas enquêter pour le

comptedepersonnesquin’ontpasrégléleurdûaupostedepolicedeleurquartier.La femmeest en larmes.Elle se tord lesmains si fort que jemedemande si elle ne va pas se

briserlesdoigts.—Ilyasûrementquelquechoseàfaire!Quelquechosequejepeuxvousdonner,unautreposte

depoliceauqueljepeuxm’adresser!Je…Ledeuxièmehommesecouelatête.—TouslespostesdepolicesuiventlerèglementissuparDesCon.Quiestvotreemployeur?—CloudCorporation,répondlafemmeavecespoir.Commesisaréponseallaitlesfairerevenirsurleurdécision.

—CloudCorporationencouragesesemployésànepassortiraprès23heures.(Ilfaitunsignedetêteendirectiondubâtimentmonstrueux.)Sivousneregagnezpasvotredomicile,DesConferaunrapportàCloudCorporationetvousrisquezdeperdrevotreemploi.

—Maisilsontvolétoutcequej’avais!lancelafemmeenéclatantensanglots.Maporteest…maporte est complètement défoncée. Tout a disparu : la nourriture, mes vêtements… Les coupableshabitentaumêmeétagequemoi.Sivousvenezavecmoi,vous lesarrêterezsansdifficulté.Jesaisdansquelappartementilssont.

Lesdeuxhommess’éloignentdéjà.Lamalheureuseleurcourtaprèsencontinuantdelessupplier.Ilsneluiprêtentplusattention.

—Monappartement…Sivousnefaitesrien,commentest-cequejevais…Leshommesmenacentdelasignalerdenouveau.Unefoisqu’ilssontpartis,jemetourneversKaede.—Qu’est-cequis’estpassé?—Tun’aspascompris?lâche-t-ellesuruntonsarcastique.Nousquittonsnotrecachetteobscurepourregagnerlarue.Nousrestonssilencieuxpendantunmoment.—Laclasseouvrièresefaitexploiterpartout,ditenfinKaede.Tun’espasd’accord?Voilàmon

avis:parcertainsaspects,lesColoniessontmieuxquelaRépublique,maisl’inverseestvrai,crois-moiounon.Lasociétéparfaitedontturêvaisn’estqu’uneutopie,Day.Ellen’existepas.Jetenaisàcequetut’enrendescomptepartoi-même.

Nousprenonslechemindel’hôpital.Deuxsoldatsnouscroisent.Ilsavancentd’unpasrapideetilsnenousdemandentmêmepascequenousfaisons là.Millepensées tourbillonnentdansmatête.Monpèren’a sansdoute jamaismis lespiedsdans lesColonieset, s’il l’a fait, iln’enavuque lasurface.CommeJuneetmoiànotrearrivée.Unebouleamèreseformedansmagorge.

—Est-cequetufaisconfianceàAnden?demandé-jeauboutd’unmoment.Est-cequeçavautlecoupdelesauver?Est-cequelaRépubliquevautlecoupd’êtresauvée?

Kaede s’engage dans une succession de rues avant de s’arrêter devant une boutique. Dans lavitrine,desécransminiaturesdiffusentdifférentsprogrammesdesColonies.Kaedem’entraînedansla ruellequi fait le coinet les ténèbresnousenveloppent.Elle s’arrêteetmontre les écrans. JemesouviensêtrepassédevantunmagasinsemblablepeuaprèsnotrearrivéeàTribune.

— Les Colonies diffusent des programmes piratés sur les ondes de la République. Il y a unechaîneréservéeàça.Mais,depuisl’échecdel’attentat,cebulletind’informationstourneenboucle.

Mesyeux seposent sur les lignesquidéfilent surunmoniteur.Dansunpremier temps, je suistellementabsorbéparmespenséesquejesuisincapabledemeconcentrersurcequejevois.Puisjem’aperçoisquelesnouvellesnetraitentpasdelaguerreoudesColonies.Ellesconcernentl’Elector.En voyant Anden sur l’écran, j’éprouve un élan de dégoût. Je tends l’oreille, curieux de savoircommentlesColoniesinterprètentlesderniersévénements.

Dessous-titresapparaissentsouslevisagedel’Elector.Jeleslisavecincrédulité.«L’ELECTORLIBERELEFREREDUCÉLEBREREBELLEDAY.ILS’ADRESSERAALAPOPULATIONDEMAINDEPUISLA

TOURDUCAPITOLE».

—Àpartir d’aujourd’hui, déclareAndendansunevidéopréenregistrée,EdenBataarWing est

officiellement dégagé de ses obligations militaires et, en remerciement de son effort, exemptéd’Examen.Touteslespersonnestransportéeslelongdelalignedefrontontégalementétélibéréeset

renduesàleursfamilles.Jemefrottelesyeuxavantderelirelessous-titres.Lesphrasesnesesontpasvolatilisées.Andenabienlibérémonfrère.Soudain, je ne sens plus l’air froid. Je ne sens plus rien.Mes jambes flageolent. Je respire en

rythmeaveclesbattementsdemoncœur.Cen’estpaspossible.L’ElectordoitfairecettedéclarationpourmeconvaincrederegagnerlaRépubliqueetdetravaillerpourlui.Ilessaiedemepiéger,desedonnerunebonneimage.Jamaisiln’auraitlibéréEden–nilesautresprisonniers,commelegarçonrencontréàLamar–sansespérerdescontreparties.Jamais.

Jamais?Commentpeux-tupenserça?AprèscequeJunet’adit?AprèscequeKaedet’adit?Turefusesencoredeluifaireconfiance?Maisqu’est-cequiteprend?

Je continue à regarder l’écran. Le discours enregistré laisse place à une vidéomontrant Edensortantdutribunalsousescorte,sansmenottesetvêtud’habitsdefilsdebonnefamille.

Sesbouclesblondessontbrosséesavecsoin.Ilscrutelaruedesesyeuxaveugles,maisilsourit.Jem’appuiecontreunecongèrepournepasperdrel’équilibre.Edensembleêtreenbonnesanté.Dequandcereportagedate-t-il?

Unnouveausujetapparaîtavec les imagesde l’attentatmanquécontreAnden,suiviparunfilmtourné sur la ligne de front. Les commentaires sont très différents de ceux des programmes de laRépublique.

«ATTENTATMANQUÉCONTRELENOUVELELECTORPRIMO.DENOUVEAUXTROUBLESSECOUENTLARÉPUBLIQUE.»

Toutenbasdel’écran,unelignepluspetiteannonce:«CETTEDIFFUSIONVOUSESTOFFERTEPAR

EVERGREENENT.»,suiviedulogocirculairemaintenantfamilier.

—PrendsunedécisionencequiconcerneAnden,marmonneKaede.Ellecessed’essuyerlesfloconsquisedéposentsursescils.Jemesuistrompé.Cetterévélationmepèsesurl’estomaccommeunpoidsmort,commeunroc

deculpabilitéquimetourmenteenmerappelant lamanièredont j’ai traitéJunequandelleavoulum’expliquer lasituationdans l’abrisouterrain.Toutes leshorreursque je luiaidites.Jesongeauxpublicitésétranges,dérangeantes,quej’aivuessurlesécransdesColonies.Jesongeaumonstrueuxbâtimentdélabréoùs’entassentlespauvresgens.Jesongeàladéceptionquej’éprouveendécouvrantquecetendroitn’estpasleparadisquemonpèreavaitimaginé.Sesrêvesdegratte-ciellumineuxetdeviemeilleuren’étaientqu’unmirage.

Je songe à tout ce que je voulais faire quand toute cette histoire serait terminée…Gagner lesColonies en compagnie de June, de Tess et d’Eden…Commencer une nouvelle vie…Oublier laRépublique…Jen’ai pas choisi le bon endroit oùme réfugier et je neme suis pas enfui pour lesbonnesraisons.Jepenseaunombredefoisoùj’aidûaffronterdessoldats,àmahainepourAndenetlesgensriches.Jepenseauxquartierspauvresoùj’aigrandi.JedétestelaRépublique,non?Jerêvede lavoir raséepar lesbulldozers,non?Cen’estquemaintenantque jemerendscomptedemonerreur. Ce n’est pas la République que je déteste, mais les lois de la République. J’aime ce pays.J’aimeseshabitants.Jenevaispasmemettreauservicedel’Elector,maisdupeuple.

—Est-cequeleshaut-parleursdelatourduCapitolesonttoujoursbranchéssurlesJumboTron?demandé-jeàKaede.

—Pour peu que je sache, répond-elle.Avec tout ce qui s’est passé au cours des quarante-huitdernièresheures,jedoutequequelqu’unaitremarquélesdérivationspirates.

Mesyeuxseposentsurleschasseursalignéssurlestoits.—Tuesvraimentaussibonnepilotequetuleprétends?Kaedehausselesépaulesetgrimaceunsourire.—Jesuisencoremeilleure.Unplanprendformedansmatête.Deuxnouveauxsoldatspassentdanslarue.Cettefois-ci,unfrissondemalaiseparcourtmanuque.

Ceshommes,commelesprécédents,ontprislecheminparlequelKaedeetmoisommesarrivés.Jevérifiequ’iln’yapersonned’autreenvueetj’abandonnemonrecoinobscur.

Non.Non.Non.Pasmaintenant.Kaedem’emboîtelepas.—Qu’est-cequisepasse?souffle-t-elle.Tuesaussipâlequ’unetempêtedeneige.Jel’ailaisséeseuleetsansdéfensedanscequejecroyaisêtreunendroitsûr.Jel’aiabandonnée

auxloups.Siquelquechoseluiarriveàcausedemoi…Jememetsàcourir.—Jecroisquetouscessoldatsserendentàl’hôpital,dis-je.IlsvontchercherJune.

JUNE

JE SUIS ARRACHÉE À MON RÊVE ET JE ME RÉVEILLE EN SURSAUT. MES yeux balaient aussitôt la pièce.L’illusiondeMetiasdisparaît.Jesuisdansunechambred’hôpitaletDayn’estpaslà.Ilesttarddanslanuit.Nesommes-nouspasvenusiciauparavant?J’ailevaguesouvenirdeDayassisàmonchevet.Ilmesemblelevoirsortirsurlebalconpoursaluerunefouleenthousiaste.Maisiln’estpaslà.Oùest-ilpassé?

Àcauseduvertige,ilmefautunesecondesupplémentairepourcomprendrecequim’aréveillée.Jene suispas seuledans lapièce.Cinqou six soldatsdesColoniesme regardent.L’und’eux,unegranderouquineauxcheveuxlongs,pointesonarmeversmoi.

—C’estelle?demande-t-elleenmetenantenjoue.Unsoldatplusâgéluirépond.—Ouais.OnnesavaitpasqueDayprotégeaitunofficierennemi.Cettefillen’estautrequeJune

Iparis, l’enfant prodige de la République. DesCon Corporation sera ravie. Elle va rapporter unesacrée fortune. (Ilm’adresseunsourireglacé.)Maintenant,machère,dites-nousdoncoùestpasséDay.

Seizeminutess’écoulent.Lessoldatsm’ontbâillonnéeetattachélesmainsdansledosavecune

paire de menottes. Trois d’entre eux se tiennent près de la porte ouverte pendant que les autresmontentlagardesurlebalcon.Jepousseungémissement.Mafièvreesttombéeetmesmusclesontcesséd’êtredouloureux,maisj’aitoujourslatêtequitourne.

OùestdoncpasséDay?Unhommeparledanssonmicro.— Oui. (Bref silence.) Nous allons la conduire dans une cellule. DesCon va en tirer des

informations très intéressantes.Nous enverronsDay la rejoindrepour interrogatoire dès quenousauronsmislamainsurlui.

Unsoldatmaintientlaportedelachambreouverteduboutdupied.Jecomprendsqu’ilsattendentunchariotpourm’emmener.Celasignifiequejen’aiquedeuxoutroisminutespouragir.

Jemordsmonbâillon,chassemanauséeetdéglutis.Mespenséesetmessouvenirssemélangent.Jeclignedesyeuxenmedemandantsijenesuispaslejouetd’unehallucination.LesPatriotessontsoutenus par la République. Pourquoi n’ai-je pas compris cela plus tôt ? C’était évident depuis ledébut : l’ameublement luxueux de l’appartement deVegas, la facilité avec laquelle nous pouvionsnousdéplacergrâceàRazor…

J’observel’hommequiparledanssonmicro.CommentavertirDay?Iladûsortirenpassantparle balcon. À son retour, je ne serai plus là, mais les soldats l’attendront pour lui demander desexplications.Iln’estpasimpossiblequ’onnousprennepourdesagentsdelaRépublique.Jecaressel’anneaudetrombonestressés.

L’anneaudetrombonestressés!

Mesdoigtssefigent.Centimètreparcentimètre,jefaisglisserlabagueetj’essaiededéfairelesentrelacs métalliques. Un soldat me regarde. Je ferme les yeux et je laisse échapper un faiblegémissementdedouleuràtraversmonbâillon.L’hommeseretournepourreprendresaconversation.Mesdoigtsglissentsurl’anneauetleredressent.Sixtrombonesformentlebijou.Jedétordslesdeuxpremiers et je plie les autres pour leur donner la forme d’un Z – du moins, je l’espère. Cesmanipulationssontdifficilesetdescrampesdouloureusesenvahissentmesbras.

Soudain,unhommepostésur lebalcons’interromptpourobserver larueencontrebas.Il resteimmobile,lesyeuxàl’affût.S’ilaentenduDay,celui-cis’estsûrementcaché.L’hommeredresselatête pour scruter les toits pendant quelques instants, puis il se détend. À travers la porte ouverte,j’entendsdesgensparleraufondducouloir,ainsiquelebruitparticulierderouessurunsolcarrelé.Lechariotapproche.

Jedoismedépêcher.Jeglisseuntrombone,puisdeuxdanslaserruredesmenottes.Ladouleurdansmesbrasestinsoutenable,maisjen’aipasletempsdefaireunepause.Avecdesgestesprudents,j’enfonceunfilmétalliqueet jelefaistournerjusqu’àcequ’ilentreencontactaveclagoupille.Jesoulèvecelle-cigrâceàunetorsiondupoignet.

—DesConestencheminavecdesrenforts,murmureunhomme.J’enfonceledeuxièmefilmétalliqueetlaserrurelaisseéchapperuncliquetisàpeineperceptible.

Deuxsoldatsetuneinfirmièreentrentavecunchariot.Ilss’arrêtentpendantunefractiondeseconde,puiss’approchentdemonlit.Mesmenottess’ouvrentets’écartentavecunpetitbruitsec.Unhommeposesesyeuxbleusetlaiteuxsurmoietfaitunemouequisoulèveseslèvresépaisses.Ilaentendulecliquetis et remarqué le subtil changement d’expression sur mon visage. Il baisse la tête pourregardermesbras.

Sijedoistentermachance,c’estmaintenantoujamais.Jerouleversleborddulitetjebondis.Lesmenottes tombent sur le drap aumoment oùmes pieds touchent le sol. Le vertigeme frappecommeunevaguegéante,maisjeparviensàgarderlecontrôledemoncorps.Unhommesortsonarmeetme lanceunesommation,mais iln’estpasassez rapide. Jedonneuncoupdepieddans lechariotdetoutesmesforces.Ilserenverseenpercutantlesoldat.Quelqu’unm’attrapepar-derrière.Jemebaissebrusquementetjeluiéchappe.Mesyeuxsontrivéssurlebalcon.

Trois soldats me séparent encore de mon objectif. Ils se précipitent sur moi. J’évite les deuxpremiers,maisletroisièmemesaisitàl’épauleetpasseunbrasautourdemoncou.Ilmefaitchuteretcommenceàm’étouffer.Jemedébatsavecl’énergiedudésespoir.

—On ne bouge plus ! lance un autre homme en essayant deme passer une nouvelle paire demenottes.

Jelaisseéchapperunhurlement,jemetourneetj’enfoncemesdentsdanslachairdesonbras.Marésistanceestvaine.Onvamecapturer,m’arrêter.Àcetinstant,laportevitréedubalconvoleenéclats.Lessoldatssetournent,stupéfaits.Lemonde

entiersemetà tanguer.Dansunconcertdecrisetdebruitsdebottes, jevoisdeuxsilhouettesfaireirruptiondanslachambre.Jereconnaislafille.

Kaede?pensé-jeavecincrédulité.EtpuisilyaDay.Kaededonneuncoupdepiedquitoucheunsoldataucou.Daypercutel’hommequimemaintient

àterreetl’envoieroulerdansuncoindelapièce.Ilbonditsursespiedsavantquequelqu’unaitletempsderéagir.Ilmeprendlesmainsetm’aideàmelever.

Kaedeadéjàregagnélebalcon.—Netirezpas!lanceunsoldatderrièrenous.Ilsonttropdevaleur!

Day se précipite dehors et saute sur le reborddubalcon.Avec l’aide deKaede, ilme redressetandisquedeuxgardesseruentsurnous.

Mesgenouxflageolent.Monbrusqueregaindevitalitén’apasrésistélongtempsàlamaladie.Jesuis trop faible.Day redescend et s’accroupit près demoi.Kaedepousseunululement avant de seprécipiterversunsoldatetdelejeteràterre.

—Nousnousreverronslà-haut!nouscrie-t-elle.Puiselles’éloignedansunescènedechaos,renversant lesgardeslesunsaprèslesautres.Jela

voiséviterleursbrastendusetdisparaîtredanslecouloir.Daymeprendlesmainsetlesglisseautourdesoncou.—Nemelâchepas!Ilseredresse.Jeserrelesjambesautourdeluietjem’accrochedetoutesmesforces.Ilmontesur

lereborddubalcontandisquesesbottesfontgrincerleséclatsdeverre.Ilsautesurlasailliequifaitle tour du premier étage et je comprends tout de suite ce qu’il a l’intention de faire.Nous allonsgagner le toit, où doivent se trouver des chasseurs. Kaede passe par l’escalier, nous prenons uncheminplusdirect.

Nous longeons le bâtiment et je m’agrippe à Day. Les mèches de ses cheveux me balaient levisage tandis qu’il se hisse sur la corniche du niveau supérieur. Je sens sa respiration rapide, sesmusclesdurscontremapeau.Encoredeuxétagesàgravir.Unsoldatenvisagedenoussuivre,puisrenonceetregagneprécipitammentlachambrepourprendrel’escalier.

Daycherchedespointsd’appuietpoursuit sonascension.Nous sommespresquearrivés sur letoit.Dessoldatssesont rassembléssur lapelouseencontrebas.Je lesvoispointer leursarmessurnous.Dayserrelesdentsetmedéposesurlasaillie.

—Passelapremière,souffle-t-ilenmesoulevant.J’attrape la corniche et je me hisse au sommet de l’immeuble en rassemblant mes dernières

forces.JemeretourneetjemepenchepourprendrelamaindeDay.Ilgrimpeàsontour.J’aperçoisunetraînéerougesursapaume.Iladûseblesserpendantl’ascension.

J’aitoujourslevertige.—Tamain,dis-je.Il me fait signe que c’est sans importance et il passe un bras autour de ma taille avant de

m’entraînerverslechasseurleplusproche.Dessoldatsfontirruptionparlaportedutoit.Jetournelatêteetregardeunesilhouettequiseprécipiteversnousplusvitequelesautres.

Kaede.

DAY

KAEDE NE PERD PAS UNE SECONDE. ELLE ME MONTRE LE CHASSEUR LE plus proche et saute sur le petitescalier permettant d’accéder au cockpit. Des balles sifflent. June s’appuie contremoi de tout sonpoids.Jesensquesesdernièresforcesl’abandonnent.Jelasoulèveetlacalecontremapoitrine.Lessoldats accélèrent en comprenant les intentions de Kaede, mais elle a trop d’avance. Je m’élancederrièreelle.

Les réacteurs de l’appareil rugissent au moment où je gravis la première marche. Sous lacarlingue,deuxénormestuyèrespivotentverslesolaveclenteur.Préparez-vousaudécollage.

—Magnez-vousunpeu!crieKaededepuislecockpit.Elledisparaîtdansl’habitacleenlâchantunchapeletd’injures.—Pose-moi,ditJune.J’obéis.Elle trébuche,seredresseetgrimpedeuxmarches.Jerestederrièreelle, lesyeuxfixés

sur les soldats. Ils ne sont plusqu’àquelquesmètresdenous. Junegravit lamarche suivante et seglissedanslecockpit.Jemetournepourlarejoindrequandungardemesaisitparlepantalonetmetireenarrière.

Tuoubliesquetuasl’avantageenmatièredevitesseetdecentredegravité.Restesurlapointedespieds.Rappelle-toi, le plus important, c’est la précision.Les conseils de Juneme reviennent àl’esprit.Lesoldatmelanceuncoupdepoing.Jemebaisse,jeglissecontreluietlefrappedetoutesmesforcesauventre.L’hommeposeungenouàterre.Crochetaufoie.

Deux autres soldats arrivent àmahauteur. Jemeprépare à les affronter,mais l’und’entre euxpousseuncriettombeenarrière,uneballedansl’épaule.Jetournelatêteverslecockpit.JunepointelepistoletdeKaedesurnospoursuivants.J’atteinslesommetdelarampe.Juneestdéjàsangléesurlesiègecentral,justederrièreKaede.

—Dépêche-toi!hurlecelle-ci.Les moteurs laissent échapper un rugissement suraigu alors que les soldats gravissent les

premièresmarchesdel’escalier.Je saute sur la rambarde en fer qui fait le tour de la plate-forme et jem’accroche au bord du

cockpitavantdepousserdetoutesmesforcesaveclespiedsLarampevacillependantuninstant,puisbascule.Les soldats hurlent et s’écartent précipitamment.Quand la structure s’écrase sur le toit, jesuisdéjàentraindemesanglersurmonsiège.Kaedefermelaverrièreetmonestomacécrasemavessielorsquel’appareils’arracheausolpourfilerversleciel.J’aperçoisdespilotescourirverslesautresavionsalignéssurlesbâtimentsvoisins.Unchasseurdécolledutoitdel’hôpital.

—Merde!cracheKaede.Jevaistouslestuer!Ilsm’onttouchéeauxcôtes.(Jesenslestuyèrespivoter.)Accrochez-vous!Çavasecouer!

Nous cessons de prendre de l’altitude. Le rugissement des moteurs devient assourdissant et,soudain,noussommespropulsésenavant.Lemondedéfileàtoutevitesseetj’ail’impressionquematêtevas’écrasercontreledossierdusiègetandisqueKaedeaccélère.Ellepousseuncridejoie.Unevoixgrésilledansl’habitacle.

—Aupilotenonidentifié,vousavezordredeposervotreappareilsur-le-champ!

L’hommeparled’unevoixempreintedenervosité.Ils’agitsansdoutedupiloteduchasseurquinoussuit.

—Sivousnerespectezpascesordres,nousouvrironslefeu.Jerépète.Atterrissezsur-le-champounousouvrironslefeu!

—Nousn’avonsqu’un seul chasseur au train.Onva régler le problèmevite fait ! Inspirez ungrandcoup,lesamis!

L’appareilviresibrusquementqu’unvoilenoirdescenddevantmesyeux.—Tuvasbien?demandé-jeàJune.Junemerépondquelquechosequejenecomprendspasàcausedurugissementdesmoteurs.Kaede presse un bouton et pousse un levier aussi loin que possible.Ma tête heurte la verrière

tandis que nous accomplissons un virage à cent quatre-vingts degrés en une fraction de seconde.J’aperçoisunavionfilerversnousàunevitesseterrifiante.Instinctivement,jelèvelesmainspourmeprotéger.

—Kaede!Atten…,hurleJune.Kaedeouvrelefeu.Untorrentdelumièresbrillantesfileversnotrepoursuivant.Notreappareilse

cabreetseprécipiteversleciel.Kaedeadûfairemouche,carj’entendsuneexplosionderrièrenous.L’autrechasseurasûrementététouchéauréservoiroubienunerafaleadétruitlecockpit.

—Ilsvontavoirdumalànoussuivremaintenant!lanceKaede.Nousavonstropd’avanceetilsnefranchirontpaslalignedefront.Jevaispoussercepetitbijouàfond.Nousseronsdansl’espaceaériendelaRépubliquedansdeuxoutroisminutes.

Jeneluidemandepascommentellecomptefranchirlalignedefrontsanssefaireabattre.Jeregardelesgratte-cieldesColoniesàtraverslaverrière.Jesoupireetjemelaisseallercontre

ledossierdemonsiège.Leslumières,lestoursrutilantes,toutcequemonpèremedécrivaitaucoursdesraresnuitsqu’ilpassaitàlamaison.Lespectacleestsijoli,deloin.

—Alors?demandeKaede.Jen’aipas l’intentiondebrûlerdukérosènepour rien,Day.OnvatoujoursàDenver?

—Oui.—Quelestleplan?demandeJune.Sa voix est faible, mais déterminée. Elle sait que nous allons accomplir quelque chose de

primordial.Elleasentiquej’avaischangé.Jesuisenvahiparuncalmeétrange.—NousmettonslecapsurlatourduCapitole.JevaisannonceràlaRépubliquequejesoutiens

Anden.

JUNE

DEUXMINUTESPOURATTEINDRELAFRONTIÈREDELARÉPUBLIQUE.Nousvolonsàplusdemilledeuxcentcinquantekilomètresàl’heure,carj’aisenti lebrusquechangementdepressionindiquantquenousavionsfranchilemurduson.J’aieul’impressionqu’onmetiraitd’unemaredeboue.Noussommesdoncàunevingtainedekilomètresdelalignedefront,etàplusieurscentainesdeDenver.Daym’arépététoutcequeKaedeluiaracontéàproposdesPatriotes,duvraivisagedeRazor,d’Edenetdeladétermination farouchedes sénateurs à sedébarrasserd’Anden.C’est tout ceque j’aidécouvert, etmême un peu plus. J’étais dans le brouillard lorsque nous avons quitté la chambre d’hôpital pourgagnerletoit.Lafraîcheurdel’airnocturneetlesmanœuvresàvivealluredeKaedem’ontpermisderetrouvermalucidité.Jepeuxdésormaisétablirdesschémasderéflexionplusprécis.

—Nousapprochonsdelalignedefront,annonceKaede.Elleaàpeineterminésaphrasequedesexplosionsrésonnentauloin.Ellessontétouffées,maisje

senslesondesdechocbienquenousvolionsàplusieurscentainesdemètresd’altitude.L’appareilsesoulève brusquement et je suis écrasée sur mon siège. Kaede a décidé de voler plus haut pouréchapper aux missiles sol-air. J’inspire un grand coup et je me force à respirer sur un rythmerégulier tandis que le jet file vers le ciel.De petits bruits résonnent sans fin dansmes oreilles. JeregardeKaederejoindreuneformationdechasseursdesColonies.

—Nousn’allonspaspouvoirresteraveceuxtrèslongtemps,dit-elle.(Savoixesttendueparladouleur,sablessureaucôtésansdoute.)Accrochez-vous!

—Day?articulé-jetantbienquemal.Aucuneréponse.Pendantuninstant,jemedemandes’iln’apasperduconnaissance.—Jesuistoujourslà,dit-ilenfin.Ilparled’unevoixdétachée,commes’ilseconcentraitpournepass’évanouir.—NousarriveronsàDenverdansquelquesminutes,lâcheKaede.L’appareil se stabilise. Je jette un coup d’œil à travers la verrière et j’aperçois des poches de

nuagesencontrebas.Jeretiensmonsouffle.Àvuedenez,ilyaaumoinscentcinquantedirigeablesqui constellent l’horizon comme des vagues de petites dagues fendant l’air. Les vaisseaux desColonies sont reconnaissables à la ligne dorée peinte aumilieu de la piste de décollage que nousapercevonsmalgréladistance.Enfacedeleurformation,unegrandebandedecielestzébréed’éclatsdelumièreetdevolutesdefuméeauparcourserratique.Del’autrecôté, j’aperçoislesrangéesdesvaisseauxdelaRépublique.Jelesidentifieàl’étoilerougesangquis’étalesurleursflancs.Unpeupartout,deschasseurss’affrontentdansdesballetsendiablés.Nousdevonsnoustrouveràunpeuplusde cent cinquantemètres au-dessus d’eux,mais je ne suis pas certaine que cette distance est assezgrandepournousmettreàl’abridudanger.

Unealarmesedéclenchesurletableaudebord.Unevoixrésonnedansl’habitacle.—Aupilotenonidentifié,vousn’avezpasl’autorisationdepénétrerdanscettezone,déclareun

hommeàl’accentdesColonies.Votreescadren’estpasengagée.VousavezordredevousposersurDesConNeufimmédiatement.

—Négatif,répliqueKaede.

Elletiresurlemancheàbalaietnotreappareilsecabreversleciel.—Aupilotenonidentifié,vousavezordredevousposersurDesConNeufimmédiatement!Kaede coupe le haut-parleur pendant une seconde et se tourne vers nous. Elle est un peu trop

enjouéeàmongoûtcomptetenudenotresituation.—Cecrétinnenouslâchepas,déclare-t-ellesuruntonfaussementautoritaire.Onadeuxsuiveurs

auxfesses.Ellerebranchelehaut-parleuretrépondavecgaieté:—Vatefairemettre,DesCon.Jevaism’assurerquetusaisteservirdetonparachute!Soninterlocuteurlaisseéchapperunhoquetchoquéetfurieux.—Modifiezvotretrajectoireetpréparez-vousà…Kaedepousseuncriàvouspercerlestympans.—Tirez-vousdemonciel,lesgars!L’appareil bondit en avant à une vitesse stupéfiante avant d’amorcer une vrille. Des éclats de

lumièrefrôlent lacarlingue.Lesdeuxchasseursquinouspoursuiventsesontapprochésassezprèspourouvrirlefeu.J’ail’impressionquemonestomacremontedansmagorgequandKaedeamorceunpiquéetcoupelemoteur.Noustombonssivitequ’unvoilenoiretblancobscurcitmavision.Jemesenssombrerdansl’inconscience.

Uninstantplustard,jemeréveilleensursaut.J’aidûperdreconnaissance.Noustombonstoujours.Nousfilonsverslesolcommeunsacdeplomb.Endessousdenous,les

dirigeablesgrossissentàunevitesseterrifiante.J’ail’impressionquenousallonspercuterlapistededécollage de l’un d’eux.Non !Nous allons beaucoup trop vite !Nous allons nous désagréger.Denouvellesflèchesdelumièrefrôlentlacarlingue.Nospoursuivantsn’ontpasabandonnélapartie.

Sanslemoindreavertissement,Kaederelancelesmoteursetunrugissementenvahit l’habitacle.Elle tiresur lemancheàbalaiet l’appareil se redressepresqueàcentquatre-vingtsdegrés. Jesuisécraséesurmonfauteuiletmavisions’obscurcitdenouveau.Jesombredansl’inconscience.Quandje reviens à moi, je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé. Quelques secondes ? Quelquesminutes?Jetournelatêteetjeconstatequenousreprenonsdel’altitude.

Endessousdenous,j’ailetempsd’apercevoirlesdeuxautresappareilsquicroisentnotrechemin.Ils essaient de se redresser,mais c’est trop tard.Une violente explosion retentit dans notre dos etl’ondedechocnoussecouesurnossièges. Ilsontdûs’écraser sur lepontd’undirigeableavec lapuissancedévastatriced’unedizainedebombes.Deséclairsjaunesetorangésjaillissentd’unnaviredesColonies.Nousfranchissonsdésormaislenoman’slandaérienentrelesdeuxnations.Kaedeselancedansunenouvellevrillepouréviterun tirdebarrage.Nousnous redressonset traversons laflottedelaRépublique.Unmalheureuxaviondechasseperdudansunchaosinfernal.Jehoquetteencontemplantlespectacle.LessoldatsdelaRépubliquedoiventsedemanderpourquoicechasseurdesColonies a attaquédes appareilsde sonproprecamp.Leur étonnementnousaccorde sansdoute letempsnécessairepourfranchirlalignedefront.

— Je parie que c’était lameilleuremanœuvre de retournement que vous avez jamais vue, pasvrai?s’enthousiasmeKaede.

Elleéclatederire,maisj’ail’impressionqu’elleseforceunpeu.Devantnous,nousapercevonsleshautessilhouettesdestoursdeDenverainsiquelesmurailles

protectricesdel’Armure.Lavilleestenveloppéedansunemerdebrouillard.Derrièrenous,j’entendslespremièresrafalesdesappareilsdelaRépubliquequinousontprisenchasse.Ilsnevontpasnousfairedecadeaux.

—Commentva-t-onfairepourentrerdansDenver?demandeDayencriant.

Kaedeeffectueuntonneauettireunmissileenarrièreavantd’accélérer.—Jem’enoccupe!lance-t-elle.—Nousnepouvonspaspasserau-dessusdelaville,dis-jeàmontour.L’Armureestéquipéede

batteriesdemissilesdetouslescôtés.Nousseronsabattusavantdel’avoirfranchie.—Aucunevillen’estimprenable!ditKaede.Ellemanœuvreafindeperdredel’altitude.Nospoursuivantssonttoujoursderrièrenous.—Jesaiscequejefais,ajoute-t-elle.NousapprochonsdeDenvertrèsvite.J’aperçoislasilhouettecendréeetmenaçantedel’Armure

quisedressedevantnousavecsesénormespiliersgrisâtresespacésdetrentemètres.Iln’existepasde muraille plus impressionnante dans toute la République. Je ferme les yeux. C’est impossible.Impossible!Kaedeneréussirajamaisànousfairefranchiruntelobstacle.Uneescadredechasseursyparviendraitpeut-être–etencore.J’imagineunmissilenouspercuteretnossiègeséjectablesnouspropulser au-dessus de la ville, puis je vois les tirs qui déchirent nos parachutes et nos corps quis’abattentsurlesol.L’Armureesttouteprochemaintenant.LessoldatsdelaRépubliquedoiventnousattendre depuis un moment et les missiles sont sûrement pointés sur nous. Je parie que c’est lapremièrefoisqu’ilsvoientunchasseurdesColoniesapprochersiprèsdelacapitale.

Kaedeplongedenouveau.Etpourdebon!Ellepiqueàquatre-vingt-dixdegrés,commesielleavait l’intentiondes’écraser.Derrièremoi, j’entendsDay inspirerungrandcoup.Lesbâtimentsseprécipitentànotrerencontre.

Elleaperdulecontrôledel’appareil!Jelesavais!Onaététouchés!Àladernièreseconde,Kaederedresselechasseur.Nousfrôlonslestoitsàlavitesseduson.Nous

sommes si bas que j’ai l’impression que les sommets des immeubles vont éventrer le jet. Kaededécélèrebrusquementet,quelquesinstantsplustard,l’appareilavancesilentementqu’ilestauborddu décrochage. Je comprends alors ce qu’elle veut faire. C’est complètement idiot. Elle n’a pasl’intentiondepasserau-dessusdel’Armure.Elleal’intentiondesefaufilerdansuntunnelferroviairepourpasserà travers.Undes tunnelsque j’aiempruntés lorsque j’aipris le trainencompagniedel’Elector.Biensûr!Lesbatteriesdemissilesair-solquiassurentladéfensedel’Armurenesontpascapables de toucher une cible qui se déplace en rase-mottes. L’angle est beaucoup trop bas. Et lesmitrailleuses ne sont pas assez puissantes pour nous abattre. Mais, si Kaede fait une erreur dequelquescentimètres,nouspercuteronsunrempartdebétonetnousexploseronsdansunegerbedeflammes.Noussommesmaintenantsibasque jedistinguedessoldatsquicourentausommetde lamuraille.Lesordresdoiventfuser.

C’estsansimportancecomptetenudenotresituation.L’Armureestàquelquescentainesdemètresdevantnouset,l’instantsuivant,nousnousprécipitonsverslaboucheobscured’untunnelferroviaire.

—Accrochez-vous!lanceKaede.Elle fait descendre l’appareil un peu plus bas et je me demande comment cela est possible.

L’entréebéedevantnouscommelagueuled’unmonstreaffamé.Nousn’allonspasyarriver.Letunnelestbeaucouptropétroit.Lechasseurs’engouffredanslagalerienoire.Desétincellesfontreculerlesténèbrestandisque

lesextrémitésdesailesfrottentcontrelesparois.Nousentendonsungrondementsourdau-dessusdenostêtes.Jecomprendsquelesportesd’accèsdutunnelseferment,maisilesttroptard.

La seconde suivante, nous jaillissons à l’air libre pour survoler Denver. Kaede tire sur unemanettepourralentirunpeuplus.

—Redresse!Redresse!hurleDay.Lesbâtimentsdéfilentautourdenous.Nousvolonstropbas.Etnousnousdirigeonsdroitsurune

caserne.Kaede vire brusquement et nous évitons l’immeuble d’un cheveu. Et puis nous perdons de

l’altitude. Encore. L’appareil heurte le sol et entame une longue glissade. Dans l’habitacle, noussommesprojetésenavantet lesharnaisnouscoupent lesouffle.J’ai l’impressionqu’onm’arracheles bras et les jambes. Des civils et des militaires fuient pour se réfugier contre les façades desimmeubles.Laverrière s’étoile àplusieursendroits. Il s’agit sansdoutede soldatsdésemparésquinous tirent dessus. Quelques pâtés de maisons devant nous, j’aperçois de gens plaqués contre lesimmeublestoutlelongdelarue.Boucheouverte,ilsregardentlechasseurglissersurlachaussée.

Uneailepercuteunefaçadeetl’appareilpivotepours’immobiliserbrutalementdansuneruelle.Je suis projetée contremon siège. La verrière s’ouvre avant que j’aie le temps de reprendremonsouffle.Jeparviensàdéfairemonharnaisetj’escaladetantbienquemallebordducockpit.

—Kaede!(JeplisselesyeuxpourapercevoirDayetlajeunefemmeàtraverslafumée.)Nousdevons…

Je ne termine pasma phrase.Kaede est affaissée sur son siège, le harnais toujours bouclé, leslunettesdepilotesurlefront–jecroisqu’ellen’ajamaisprislapeinedelesenfiler.Sesyeuxvidescontemplentletableaudebord.Unepetitetachedesangmaculesachemise,toutprèsdelablessurequ’elleareçuequandnousnoussommesemparésdel’appareil.Lorsdel’atterrissageencatastrophe,une balle a traversé la verrière pour la frapper. Elle qui, il y a quelques instants encore, semblaitinvincible.

Jerestepétrifiéependantplusieurssecondes.Autourdemoi,lesbruitsetlechaosparaissentvenirde très loin.La fuméecouvre tout, à l’exceptiondu corpsde la jeune fille sanglée sur le siègedepilote.Une petite voix se fraie un chemin à travers le brouillard noir et blanc qui anesthésiemonesprit.Unevoixfamilièreetchargéedelumièrequimepousseàmeressaisir.

Bouge!medit-elle.Maintenant!Jem’arracheàlacontemplationducorpsdeKaedeetjechercheDayavecfrénésie.Iln’estplus

danslejet.Jedescendssuruneaileetjeglisseàl’aveugletteàtraverslafuméeetlesdébris.Jetouchelesolàquatrepattes.Jenevoisplusrien.

Dayapparaîtentredeuxtourbillonsnoirsetseprécipiteversmoi.Ilmerelèveetjesongesoudainànotrepremièrerencontre,quandilasurgidenullepartavecsesyeuxbleusetsonvisagecouvertdepoussière,lamaintendueversmoi.Jeremarquesonexpressiondouloureuse.IladûvoirKaede,luiaussi.

—Tevoilà!Jepensaisquetuétaisdéjàsortie,souffle-t-ilalorsquenousnousfrayonsuncheminentrelesdébris.Ilfautqu’onsefondedanslafoule.

J’aimalàlajambe.Jedoisêtrecouverted’hématomesaprèsnotreatterrissagemouvementé.Nousnousarrêtons sousuneailedéchiquetéeaumomentoù lespremiers soldats se ruentvers

l’appareil. La moitié des militaires présents ont formé une barrière pour empêcher les civilsd’approcher.Ilsnoustournentledos.Lesautresavancentàtraverslafuméeetlesplaquesdemétaltorduesenbraquantleurslampestorchesdevanteux.Ilscherchentd’éventuelssurvivants.L’und’entreeuxadûrepérerKaede.Ilcriequelquechoseetsescamaradessedirigentverslui.

—C’est un chasseur des Colonies ! s’exclame-t-il d’une voix incrédule. Il a réussi à franchirl’ArmureetàpénétrerdansDenver.

L’ailenousdissimuleàleurvue,maiscelanedurerapas.Labarrièredesoldatsnousempêchedenousmêleràlafoule.

Autourdenousetdanstoutelacitémontentdesbruitsdeverrebrisé,deshurlements,desslogans.Seules les personnes qui se trouvent à proximité de l’épave de notre appareil doivent comprendre

qu’unjetdesColoniess’estécrasé.JetournelatêteverslatourduCapitole,quisedresseauloin.Lavoixd’Andenrésonnedanschaquequartier, transmisepar leshaut-parleursde laville. Ildoit faireunedéclarationendirect,sûrementdiffuséepartouslesJumboTrondeDenver…etdelanation.JevoisdesémeutiersfurieuxlancerdescocktailsMolotovendirectiondessoldats.LesgensignorentqueleCongrèslesobserveenattendantlemomentoùleurcolèrefranchiralepointdenon-retour,lemoment qui permettra à Razor de renverser Anden. Celui-ci ne parviendra jamais à calmer lapopulation.Jesupposequedesémeutessemblablesontlieudanstoutlepays,danschaqueville,danschaque rue. Si les Patriotes étaient parvenus à diffuser la mort de l’Elector depuis le centre detransmissiondelatourduCapitole,rienn’auraitpuempêcherlarévolution.

—Maintenant!crieDay.Nousnousélançonsdanslarue.Lessoldatsformantlecordondesécuriténes’attendaientpasà

cela.Ilssontsisurprisqu’ilsn’ontpasletempsdenousattrapernimêmedenoustirerdessus.Nousnousglissonsentreeuxetnousnousenfonçonsdanslafoule.Daybaisseaussitôtlatêteetm’entraîneàtraversuneforêtdensedebrasetdejambes.Samainserrelamienneavecforce.Jerespireparà-coups,difficilement,maisjeneveuxpasqu’onralentisseàcausedemoi.Jecontinue.Lesgenscrientdesurpriseennousvoyantpassercommedesbouletsdecanon.

Derrièrenous,lessoldatslancentdescrisd’alarme.—Là-bas!hurlel’und’eux.Plusieursdétonationsrésonnent.Ilssontànotrepoursuite.Nouscontinuonsànousfrayeruncheminàtraverslafoule.J’entendsparfoisdesexclamations.

Est-cequecen’estpasDay?Est-cequeDayest revenuàbordd’un jetdesColonies? Je jetteunregard par-dessus mon épaule. Je m’aperçois que la moitié des soldats, ne sachant pas où noussommes, se dirigent dans une mauvaise direction. Deux autres sont juste derrière nous. Nous nesommesplusqu’àunpâtédemaisonsdelatourduCapitole,maisj’ail’impressionquec’estauboutdumonde.Parfois,j’entraperçoislebâtimententrelesgensquisepoussentetquis’agitentdanstouslessens.LesJumboTronmontrentAndenàunbalcon,minusculesilhouettesolitaireenveloppéedenoiretderouge.Illèvelesmainsdansungested’apaisement.

IlabesoindusoutiendeDay.Derrièrenous,quatresoldatsgagnentduterrain.Lapoursuitesapemesdernièresforces.Jesuisà

bout de souffle et j’ai le plus grand mal à respirer. Day a ralenti pour calquer son allure sur lamienne.Jecomprendsqu’àcerythmenousneréussironsjamais.Jeserresamainetjesecouelatête.

—Parsdevant!luidis-jesuruntonferme.—Tu esmalade ? (Il fait lamoue et accélère en tirant surmon bras.)Nous sommes presque

arrivés.—Non!(Jemepenchetandisquenousavançonsàtraverslafoule.)C’estnotredernièrechance.

Aucundenousn’yarriverasijecontinueàteralentir.Dayhésite,confrontéàunterribledilemme.Nousavonsdéjàétéséparéset,s’ilmelâche,ilcraint

deneplusmerevoir.—Jenepeuxpluscourirtrèsvite,maisjepeuxmecacheraumilieudelafoule,dis-je.Fais-moi

confiance.Brusquement,ilmeprenddanssesbras,m’attirecontreluietm’embrasseavecfougue.Seslèvres

sontbrûlantesetjeluirendssonbaiseravecpassiontandisquemesmainsseplaquentdanssondos.— Je suis désolé de ne pas t’avoir crue, murmure-t-il. Cache-toi. Reste à l’abri. Nous nous

reverronsbientôt.Ilserremesmainsetdisparaît.J’inspireuneboufféed’airglacial.

Bouge,June!Iln’yapasdetempsàperdre.Jeresteimmobile,jemetourneetjem’accroupisaumomentoùlessoldatsarriventàmahauteur.

Lepremiern’apas le tempsdemevoir. Je le saisiset leprojetteà terre.Sondosheurte le sol. Jen’ose pas regarder derrièremoi. Jem’enfonce dans la foule d’un pas chancelant. Je garde la têtebaisséejusqu’àcequelesmilitairessesoientéloignés.Jesuisabasourdieparlenombredepersonnesdans les rues.Unpeupartout, des affrontements opposent civils et policiers urbains.Au-dessusduchaos,lesJumboTrondiffusenttoujoursl’allocutiond’Anden.Jevoissonvisagegrave.Ilappelleaucalmedanssacagedevitreblindée.

Sixminutespassent. Je suisàunedizainedemètresde l’entréede la tourduCapitolequand jem’aperçoisqu’autourdemoideplusenplusdegenssetaisent.IlsneregardentplusAnden.

—Là-haut!crieunevoix.Desdoigtssepointentversungarçonauxcheveuxpresqueblancsperchésurunbalcondelatour,

aumêmeétagequ’Anden,maissurlafaçadeopposée.Leslumièressereflètentsurlaparoideverreblindé et, depuis la rue, on dirait que le garçon est entouré d’une aura éclatante. Je retiens marespirationetjem’arrête.C’estDay.

DAY

LORSQUEJ’ATTEINSLATOURDUCAPITOLE,JESUISTREMPÉDESUEURettoutmoncorpsestdouloureux.Jeme dirige vers la façade qui se trouve à l’opposé de la place principale et j’observe les gens quipassent devantmoi en se bousculant sansménagement, à gauche et à droite. Les JumboTron sontaveuglants. Ils diffusent tous l’image du jeune Elector qui demande en vain aux manifestants deregagnerleursdomicilesparmesuredesécurité.Illessuppliedesedisperseravantquelasituationdégénère. Il essaie de les rassurer en leur expliquant les réformes qu’il a prévu d’engager, lasuppressiondel’Examenetlechangementdumoded’attributiondescarrières.Jesaisquesonbeaudiscourspolitiquen’estpasprèsdecontenterlafoule.Andenestpeut-êtreplusâgéetplussagequeJuneetmoi,maisilaperdudevueunélémentcrucial.

Lesgensnelecroientpas,ilsneluifontpasconfiance.JesuisprêtàparierqueleCongrèsobservelesévénementsavecravissement.Razorégalement.

Andensait-ilqueRazorcomplotedanssondos?Jeplisselesyeuxetjebondispourmesuspendreaureborddupremierétagedubâtiment.J’imaginequeJuneestjustederrièremoi,qu’ellem’encourage.

Leshaut-parleurssontbranchésainsiqueKaedemel’aexpliquéàLamar.Jemepencheau-dessusdelacornichepourobserverlescâbles.C’estbiença.J’avaistrafiquéunedérivationidentiquelanuitoù j’ai rencontré June. Je voulais lui demander des médicaments contre l’épidémie parl’intermédiairedeshaut-parleurs.Cettefois-ci, jenevaispasm’adresseràune jeunefilledansuneruelledéserte,maisàtoutelapopulationdelacapitale,àtousleshabitantsdelaRépublique.

Leventmepiquelesjouesetsiffledansmesoreilles,m’obligeantsanscesseàsurveillermespas.Jepourraismourirmaintenant.Lessoldatspostéssurlestoitspourraienttrèsbienm’abattreavantquej’atteigneunepositionàpeuprèssûre,derrièrelesvitresblindéesd’unbalcon,plusieursdizainesdemètresau-dessusdelafoule.Àmoinsqu’ilsnem’aientreconnuetaientdécidédenepastirer.

Jegrimpejusqu’audixièmeétage,l’étageauquelAndenfaitsondiscours.Jem’accroupispendantunesecondeet je jetteuncoupd’œilenbas.Jesuisassezhaut.Quandj’atteindrai l’autrefaçadedubâtiment,toutlemondemeverra.Lafoulealesyeuxrivéssurlebalcond’Anden,lespoingsbrandispar la colère.Demonperchoir, je remarque que beaucoup arborent la fameusemèche pourpre. IlsembleraitquelestentativesdelaRépubliquepourl’interdirenesoientpasunefrancheréussite.

Autourduparvis,despoliciersdelasécuritéurbaineetdesmilitairesjouentdelamatraqueavecardeur.Ilsfrappentsanspitiéenrepoussantlafouleavecleursbouclierstransparents.Jesuisétonnéqu’ilsn’aientpasencoreouvertlefeu.Mesmainstremblentderage.Iln’yapasgrand-chosedeplusintimidant que des centaines de soldats en tenues antiémeutes rassemblés en une ligne sombre etmenaçante, le visage caché derrière un casque anonyme, face à desmanifestants désarmés. Jemeplaquecontre laparoiet je respire l’air froidde lanuitpourmecalmer. Jem’efforcedepenseràJune,àsonfrèreetàl’Elector.Jesongeque,derrièrelescasquesdessoldats,ilyauncertainnombredegensconvenablesavecdesparents,desfrères,dessœurs,desenfants.J’espèrequec’estsurordred’Andenquepersonnen’aencoretiré.Jedoisycroire,sinonjeneparviendraijamaisàconvaincrelepeuple.

—N’aiepaspeur,soufflé-je,yeuxclos.Tunepeuxpastepermettreuntelluxe.

Lorsquej’émergedelapénombre,jemedépêchedelongerlacornichepourtourneraucoindubâtiment.Jebondissurlebalconleplusproche.Jefaisfaceauparvis.Lesvitresblindéesdresséessurlescôtésmedépassentdetrentecentimètres,maislevents’yengouffreparlehaut.J’ôtemacasquetteetjelalancepar-dessuslaparoitransparente.Elletombeenvoletant,emportéeparunebourrasque.Mescheveuxcascadent surmesépaules. Jemebaisse, arrache les filsd’unhaut-parleuret soulèvecelui-cipourm’enservircommed’unmégaphone.Puisj’attends.

Dans un premier temps, personne ne fait attention àmoi. Au bout d’unmoment, un visage setournedansmadirection,sansdouteattiréparlesrefletsbrillantsdemescheveux.Puisundeuxième.Untroisième.Unpetitgroupe.Bientôt,ilssontdesdizainesàmepointerdudoigt.Lesrugissementsetlesslogansfurieuxbaissentd’intensité.JemedemandesiJunemevoit.Surlestoits,lessoldatsmetiennentenjoue,maisilsnetirentpas.Commemoi,ilssontprisonniersdecemomentfigéettendu.J’ai enviedem’enfuir encourant.De faire ceque j’ai l’habitudede faire, ceque j’ai toujours faitdepuiscinqans.M’échapper.Disparaîtredanslesténèbres.

Mais,cettefois-ci,jefaisface.Jesuisfatiguédecourir.Le silence s’installe au fur et à mesure que les gens tournent la tête vers moi. Tout d’abord,

j’entends des remarques incrédules, voire des petits rires. Ça ne peut pas être Day, pensent-ilssûrement.C’estsansdouteunimposteur.Jenebougepasetlesmurmuresenflent.Maintenant,toutlemondea lesyeuxfixéssurmoi.Je tourne la têtevers lebalcond’Anden.Mêmeluimeregarde.Jeretiensmonsouffleenespérantqu’ilnevapasordonnerdemefaireabattre.Sommes-nousvraimentdumêmecôté?

Puislafoulesemetàscanderunnom.«Day!Day!Day!»J’aidumalàycroire.Ilsscandentmonnometl’échodeleursvoixrésonnedanschaquequartier,

dans chaque rue. Je suis incapable de faire lemoindregeste.Des larmes remplissentmesyeux. Jeserrelesmainsautourdemonmégaphonedefortuneavantdeleporteràmeslèvres.

—HabitantsdelaRépublique!crié-je.Est-cequevousm’entendez?Mesparolestonnentàtraverstousleshaut-parleursduparvis–etsansdoutedupays.Jesursaute.

Lesmanifestantslancentunetelleacclamationquelesolsemetàtrembler.Unsénateuradûdonnerdesordres, car jevois certains soldats lever leurs armes.Uneballe siffle et vient frapper leverreblindédansunegerbed’étincelles.Jeresteimmobile.

L’Electorsedépêched’adresserunsigneàsesgardes.Ceux-ciportentlamainàleursoreillesetparlentdansleursmicros.Andenapeut-êtreordonnéqu’onnemefasseaucunmal.J’essaiedem’enpersuader.

—Jeneferaispasçaàvotreplace,crié-jeentournantlatêtedansladirectionprésuméedutireur.Restesurtesgardes!L’acclamationsetransformeenrugissementdecolère.— Vous ne voudriez quand même pas provoquer un soulèvement populaire, n’est-ce pas,

messieurslessénateurs?«Day!Day!Day!»Jepoursuis.—Aujourd’hui,messieurs les sénateurs, jevousadresseunultimatum! (Jeme tournevers les

JumboTron.) Vous avez arrêté de nombreux Patriotes pour un crime dont vous êtes responsables.Libérez-les!Tous!Sivousnelefaitespas,jedemanderaiauxgensdemanifesterleurcolèreetvousvousretrouverezavecunerévolutionsurlesbras.Maissûrementpascellequevousespériez!

Lafoulecriesonapprobation.Oncontinueàscandermonnomavecfrénésie.

—Citoyens de laRépublique ! (Un tonnerre d’acclamations saluemes paroles.)Écoutez-moi !Aujourd’hui,jevouslanceunultimatum,àvousaussi!

Je reste silencieux et les cris s’apaisent peu à peu. Les manifestants se taisent. J’approche lemégaphoneunpeuplusprèsdemabouche.

—Jem’appelleDay. (Mavoix fait trembler l’air.) J’aicombattu les injusticescontre lesquellesvousprotestezcesoir.J’aiconnulessouffrancesquevousavezendurées.Commevous,j’aivudesparentsetdesamismourirdesmainsdessoldatsdelaRépublique.

Jeclignedesyeuxpourchasserlessouvenirsquimenacentdemesubmerger.Continue!—J’aieufaim.J’aiétébattu,humilié,torturé,insultéetréduitausilence.J’airisquémaviepour

vousetvousavezrisquélavôtrepourmoi.Nousavonsrisquénosviespournotrepays.Paslepaysdans lequel nous vivons aujourd’hui, mais le pays de nos rêves. Vous êtes tous, jusqu’au dernierd’entrevous,deshéros!

Des cris de joie montent du parvis malgré les soldats qui essaient en vain d’immobiliser etd’arrêterlespersonnesisolées.D’autress’efforcentdeneutraliserlesbranchementsdeshaut-parleurseffectuéspar lesPatriotes,envain. Jecomprendssoudainque leCongrèsapeur.Peurdemoi. Ilatoujourseupeurdemoi.Alorsjecontinue.Jeraconteàlafoulecequiestarrivéàmamèreetàmesfrères,cequiestarrivéàJune.JeleurparledesPatriotes,delatentatived’assassinatorganiséeparlessénateurs. J’espère que Razor n’en perd pas un mot. J’espère qu’il bout de rage. Je parle et lesmanifestantssontsuspendusàmeslèvres.

—Est-cequevousmefaitesconfiance?crié-je.La foule répond en chœur. Une marée humaine pousse des rugissements assourdissants,

indomptables.Simamanétaitlà,sipapaetJohnétaientlà,meregarderaient-ilsensouriant?J’inspireungrandcoupetjefrissonne.

Finiscequetuesvenufaire.Jemeconcentresurlesgens,puissurlejeuneElector.Jerassemblemonénergieetjeprononce

desparolesquejen’auraisjamaiscruprononcerunjour.—CitoyensdelaRépublique,sachezquiestvotreennemi!Votreennemi,c’estlemodedevieque

nousimposelaRépublique!Lesloisetlestraditionsquinousoppriment,legouvernementquinousaconduitslà.LeprécédentElector.LeCongrès!(JelèvelebrasetpointeledoigtversAnden.)Maiscen’estpas…lenouvelElector!

Lafoulesetait.Lesgensmeregardent.—Vous pensez que leCongrès veutmettre un terme à l’Examen ?Aider vos familles ?C’est

faux ! (Je garde le doigt pointé vers Anden et, pour la première fois, je me force à lui faireconfiance.)LenouvelElector est jeune et ambitieux. Il ne ressemblepas à sonpère. Il souhaite sebattrepourvous,commejel’aifait.Mais,d’abord,ilfautluilaisserunechancedeprouversabonnefoi.Sivousêtesderrièrelui,sivouslesoutenez,ilnoustireradenotremisère.Ilchangeranotrevie,pasàpas.Ilpeutbâtirlepaysdontnousrêvonstous.Jesuisvenucesoirpourvoustous,etpourlui.Est-cequevousmefaitesconfiance?(Jehausselavoix.)CitoyensdelaRépublique,est-cequevousmefaitesconfiance?

Mavoixrésonnedansunprofondsilence.Puisj’entendsquelquesvoix.Desvoixquienflent.Lafoule lève les yeux et les poings vers moi dans une clameur sans fin. La vague du changementapproche.

—Danscecas,faites-vousentendre!Exprimezvotresoutienàl’Electorcommejel’aifait,etils’exprimerapourvous!

Les hurlements de joie sont assourdissants. Ils noient tous les autres bruits. Le jeune Electorm’observe toujours. Je comprends alors que June a raison. Je ne veux pas voir la Républiques’effondrer.Jeveuxlavoirchanger.

JUNE

DEUXJOURSONTPASSÉ–CINQUANTE-DEUXHEURESETHUITMINUTES,plusexactement–depuisqueDayaescaladélafaçadedelatourduCapitolepourannoncersonsoutienaunouvelElector.Chaquefoisquejefermelesyeux,jelerevoissurlebalcon,lescheveuxflamboyantcommeunebalisedanslesténèbresdelanuit.J’entendssesmotsrésonneravecclartéetpuissanceàtraverslaville,àtraverslepays.Chaquefoisquejerêve, jesenslabrûluredenotredernierbaisersurmeslèvres, lefeuet lapeur derrière ses yeux. Chaque citoyen de la République a entendu son discours cette nuit-là. Il arendulepouvoiràAndenetAndenaconquislepays.D’unseulcoup.

C’estmondeuxièmejourdanscethôpitaldesfaubourgsdeDenver.Ledeuxièmeaprès-midiquejepassesansDayàmoncôté.Ilsetrouvequelquesétagesplusbas.Ilsubitlesmêmestestsquemoipourvérifierqu’ilestenbonnesantéetquelesColonsn’ontpasimplantéunsystèmedesurveillancedanssoncrâne.Ilvaretrouversonfrèredansquelquesminutes.Ledocteurquis’occupedemoientrepours’assurerquejevaisbien.L’examennesedéroulerapasvraimentdansl’intimité.Auplafond,des camérasde surveillance sont installéesdans tous les coinsde la piècepour retransmettremonimageàlapopulation.LaRépubliquenetientsurtoutpasàcequelesgensimaginentqueDayetmoinesommespassoignésdanslesmeilleuresconditions.

Surunmur,unécranmemontrelachambredeDay.C’étaitlaseuleexigencequej’aiposéepouraccepterd’êtreséparéede lui si longtemps. Jevoudrais tant luiparler.Dèsque lemédecinenauraterminéavecsesrayonsXetsesappareils,jebrancherailemicro.

— Bonjour, mademoiselle Iparis, me lance le docteur tandis que les infirmières posent sixélectrodessurmoi.

Jemarmonneunvaguesalutsanscesserd’observerDaysurl’écran.Ilparleavecsonmédecin.Ilacroisélesbrasd’unairrebelleetilarboreuneexpressiondubitative.Detempsentemps,ilregardeuncoinduplafondquejenepeuxpasvoir.Jemedemandes’ilm’observesurunécran,luiaussi.

Le docteur remarque que je pense à autre chose et il répond àma question sansme laisser letempsdelaposer.

—Vousleverrezbientôt,mademoiselleIparis.D’accord?Jevouslepromets.Maintenant,voussavezcequevousavezàfaire,n’est-cepas?Fermezlesyeuxetinspirezungrandcoup.

Je chassema frustration et je fais cequ’onmedemande.Des lumières clignotent derrièremespaupièresetunesensationdefroidmordanttraversemoncerveauavantdedescendrelelongdemacolonnevertébrale.Ondéposeunmasquedegelautourdemaboucheetdemonnez.Jedoisfaireuneffortpournepascéderàlapanique.Jeluttecontrelaclaustrophobieetlapeurdemenoyer.Cenesontquedestests,merépété-jeensilence.DestestsdestinésàvérifierquelesColoniesnem’ontpasfait un lavage de cerveau, que mon équilibre mental n’est pas perturbé, que l’Elector – et laRépublique–peuteffectivementmefaireconfiance.Riendeplus.

Les heures passent. L’examen se termine enfin et le docteurm’annonce que je peux ouvrir lesyeux.

—C’étaitparfait,mademoiselleIparis,dit-ilentapantquelquechosesursatablette.Votretouxvapeut-êtreêtreunpeulongueàdisparaître,maisvousavezsurvécuauxeffetslesplusdangereuxdela

maladie.Nouspouvonsvousgarderquelquesjoursdeplus…(Ilsouritenvoyantmonfroncementdesourcilsexaspéré.)Mais,sivouspréférezquitterl’hôpitaletregagnervotrenouvelappartement,nouspouvons nous en occuper dans la journée. Quoi qu’il en soit, notre Elector est impatient de vousparleravantvotredépart.

—Comment vaDay ? demandé-je. (J’ai dumal à poser la question en gardant un ton calme.)Quandpourrai-jelevoir?

Ledocteurfroncelessourcilsàsontour.—Est-cequenousn’enavonspasdéjàparlé?Dayquitteral’hôpitalpeudetempsaprèsvous.Il

doitd’abordvoirsonfrère.Ilexaminemonvisage.Ilahésité.Quelquechosenevapas.Ilyaunproblèmeavecl’étatdesanté

deDay. Je ledevineenobservant le léger tressaillementdesmusclesdesonvisage. Il saitquelquechosequej’ignore.

Jesuisarrachéeàmesinquiétudesquandilposesatabletteàcôtédelui.Ilseredresseetesquisseunsourirequin’ariendenaturel.

—Bien.Ceseratoutpouraujourd’hui.Demain,vousserezofficiellementréintégréeauseindelaRépublique. Vous recevrez votre nouvelle affectation. L’Elector va arriver dans quelques minutes.Vousavezunpeudetempspourreprendrevosesprits.

Surcesmots,ilquittelachambreavecsesinfirmièresetsesmachines.Jeresteseule.Jem’assieds sur le lit et je garde unœil sur la porte. Je suis enveloppée dans une cape rouge

sombre,maisj’aidumalàsentirlachaleur.QuandAndenarriveenfin,jefrissonne.Il entre de ce pas élégant qui n’appartient qu’à lui. Il porte ununiforme, des bottes sombres et

silencieusesainsiqu’uneécharpenoire.Lesbouclesdesescheveuxsontcoupéesàlaperfection.Unepairede lunettesà finemonture reposebiendroit sur sonnez. Il souritet salueenmevoyant.Songeste ravive de douloureux souvenirs de Metias. Je dois me concentrer sur mes pieds pendantquelquesinstantspourmeressaisir.Parchance,Andenpensequejebaisselatêtepourluirendresonsalut.

—Elector,dis-je.Ilsourittoujours.Sesyeuxvertsglissentsurmoi.—Commentvoussentez-vous,June?Jesourisàmontour.—Assezbien.Iléclated’unpetitrireetbaisselatête.Ils’approche,maisnefaitpasminedes’asseoirsurlelità

côtédemoi.Jelissonattirancepourmoidanssonregard,àsamanièredesavourerchacundemesmots,chacundemesgestes.IlaquandmêmedûentendredesrumeursàproposdemarelationavecDaymais,s’ilsaitquelquechose,ilnelemontrepas.

Ils’aperçoitquej’airemarquésonregardinsistantetilprendunairembarrassé.—LaRépublique,enfin,legouvernement,adécidéquevouspouviezêtreréintégréedansl’armée

àvotreanciengrade.Commeagent.Ici,àDenver.Ainsi,jenerentreraipasàLosAngeles.Auxdernièresnouvelles,laquarantaineaétélevéeaprès

qu’Anden a ordonné une enquête pour identifier les traîtres siégeant au Sénat. Razor et lecommandant Jamesonont été arrêtéspour trahison.En cemomentmême, Jamesondoit noushaïr,Dayetmoi,commeellen’ajamaishaïpersonne.J’imaginesonvisagedéforméparlarageetjenepeuxretenirunfrisson.

—Merci,dis-jeaprèsunmomentdesilence.Jevoussuistrèsreconnaissante.Andenagitelamainavecdésinvolture.

—Cen’estrien.Dayetvousm’avezrenduunfierservice.Jeluiadresseunsalutrapideetpastrèsappuyé.L’influencedeDaysefaitencoresentir.Aprèsson

discoursimprovisédepuisunbalcondelatourduCapitole,leCongrèsetl’arméen’ontpasprotestéquandAnden a ordonné de laisser lesmanifestants rentrer chez eux en toute impunité, quand il aordonné la libération des Patriotes arrêtés lors de la tentative d’assassinat – à condition qu’ils sesoumettent à une certaine surveillance. Si les sénateurs ne craignaient pasDay par le passé, ils lecraignent aujourd’hui. Il lui suffirait de quelquesmots bien sentis pour déclencher une révolutiontotale.

—Mais…Andenaparlétoutbas.Ilsortlesmainsdesespochesetcroiselesbrassursapoitrine.—J’aiuneautrepropositionàvousfaire.J’estimequevousméritezunposteplusimportantque

celuid’agent.Unsouvenirmetraversel’esprit.Jesuisdansletrainavecluietilmefaituneoffresilencieuse.—Quelgenredeposte?demandé-je.Andensedécideenfinàs’asseoirauborddulit.Ilestsiprèsquejesenssonsoufflesurmapeau,

quejedistinguel’ombred’unebarbesursonmenton.—June,laRépubliquen’ajamaisconnuuntelétatd’instabilité.Dayl’asauvéeduchaos,maisje

doisencoregouvernerdansdesconditionsdifficiles.Denombreuxsénateurssebattententreeuxdansl’espoirdegagnerunpeuplusdepouvoir.Beaucoupdegensattendentavecimpatiencequejefasseunfauxpas.(Ilsetaitpendantuneseconde.)LediscoursdeDaynesuffirapasàm’attirerlesbonnesgrâcesdupeupleéternellementetjenepeuxpasgarantirl’unitédelanationtoutseul.

Jesensqu’ilditlavérité.Jedistinguelestracesdesonépuisementsursonvisage,lafrustrationquiaccompagnelesgrandesresponsabilités.

—QuandmonpèreétaitunjeuneElector,ildirigeaitlepaysavecl’aidedemamère.Ensemble.L’Elector et son princeps. Jamais il n’a été plus puissant qu’à cemoment-là. J’aimeraismoi aussiavoirunallié,unepersonne forteet intelligente sur laquelle jepeuxcompterdavantageque sur leCongrès.(Monsoufflesefaitcourttandisquel’offred’Andenseprécise.)Jeveuxquelqu’unquisaitprendre le pouls de la population, quelqu’un capable de réussir avec brio tout ce qu’il accomplit,quelqu’unquipartagemesidéesencequiconcerneleschangementsàapporteraupays.Bienentendu,il n’est pas possible de passer directement d’agent à princeps. Il faut d’abord subir une longueformation et apprendre de nombreuses choses. C’est une vocation qu’il faut cultiver pendant desannées, des dizaines d’années.Devenir sénateur, puis président duSénat.Ce n’est pas une carrièrequ’onproposeaupremiervenu,surtoutquandiln’aaucuneexpériencedelaviepolitique.Etpuisilyaurad’autrescandidatsenlicepourmeseconder.(Ils’interrompt,puisreprendsuruntondifférent.)Qu’enpensez-vous?

Je secoue la tête. J’ai encore dumal à comprendre ce qu’Andenme propose exactement. Unechance de devenir princeps, le deuxième personnage de la République après l’Elector ? Ce seraitaccepterdepasserlaplusgrandepartiedemontempsàsoncôté,d’êtresonombrependantaumoinsdixans.DixanssansvoirDay.Laviequejem’étaisimaginéevacillesoudain.Andenm’offre-t-ilceposteparcequ’ilmecroitcapabled’enassumerlesresponsabilités?Oubienselaisse-t-ilinfluencerparsessentimentsdansl’espoirdepasserplusdetempsenmacompagnie?Etcommentpourrais-jerivaliseraveclesautrescandidats,dontcertainsdoiventavoiraumoinsvingtansdeplusquemoietuneexpériencedesénateur?J’inspireungrandcoupencherchantcommentrefuseravecdiplomatie.

—Elector,jecrainsque…—Jenevouspousseraipasàlefaire,m’interromptAnden.(Ildéglutitetesquisseunpetitsourire

hésitant.)Vousêtestotalementlibrederefuser.Sachezcependantquevouspouveztrèsbienoccuperleposte de princeps sans… (J’ai l’impression que ses jours rosissent.)Vous n’êtes pas obligée de…Je…LaRépubliquevousseraitreconnaissantesivousacceptiez.

— Je ne suis pas sûre de posséder les qualités nécessaires pour faire face à de tellesresponsabilités,dis-je.Vousn’aurezaucunmalàtrouverquelqu’undebienmeilleurquemoi.

Andenmeprendlesmains.—VousêtesnéepoursecouerlavieilleRépublique,June.Iln’yapersonnedemeilleurquevous.

DAY

LESDOCTEURSNEM’AIMENTPAS,DEPUIS LEDÉBUT.C’ESTRÉCIPROQUE,bienentendu. Jen’aipasde trèsbonssouvenirsdemespassagesdansleshôpitaux.

Ilyadeuxjours,quandonestvenumecherchersurlebalcondelatourduCapitole,aprèsavoircalmélafouleendélire,onm’apoussédansuneambulancequim’aconduitdirectementàl’hôpital.Àl’arrivée,j’aicasséleslunettesd’undocteuretdonnédescoupsdepieddanslesplateauxenmétaldesinfirmiersquivenaientm’ausculter.«Sijamaisvousposezlamainsurmoi,ai-jegrondé,jevousbriselanuque.»Lepersonnelaétéobligédem’attacher.J’airéclaméEdenenhurlantdetoutesmesforces,enmenaçantdemettrelefeuàl’hôpitalsionnemedonnaitpassatisfaction.J’airéclaméJune.J’airéclamélapreuvedelalibérationdesPatriotes.J’aiexigédevoirlecorpsdeKaede.J’aisuppliéqu’onluiaccordeunenterrementdécent.

Mesréactionsontétéretransmisesendirectparcequ’unefoules’étaitrassembléedevantl’hôpitalpours’assurerquej’étaisbientraité.Jemesuiscalmépetitàpetitet,quandlesgensontvuquej’étaisenvie,ilssesontdispersés.

— Cela ne signifie pas que vous n’êtes plus filmé, m’a averti un médecin en me donnant unpantalonetunechemisedel’arméedelaRépublique.

Jevoisàpeinesesyeuxderrièrelesverreséblouissantsdesespetiteslunettesrondes.Ilreprendlaparoleenmarmonnantafinquelesmicrosdescamérasnel’enregistrentpas.

—Vousavezétéentièrementpardonnéparl’Elector.Votrefrèredevraitarriveràl’hôpitald’uneminuteàl’autre.

Jemetais.Aprèslesévénementsquiontsuivilacontaminationd’Eden,j’aidumalàcroirequejevaisenfinleretrouver.Jenesaisquoifaire,sinonsourireaudocteurengrinçantdesdents.Ilmerendmonsourireavecuneexpressionquiindiquetrèsclairementqu’ilnem’aimepas.Puisilseremetàparlerdes testsetde l’endroitoù jevaisvivrequand toutecettehistoireseraenfin terminée. Iln’aaucuneenviedemevoirpluslongtempsquenécessaire,jelesens,maisilneleditpas.Pasdevantlescamérasbranchéesenpermanence.Ducoindel’œil,j’aperçoislemoniteuraccrochéaumur.Jevoiscequ’onfaitàJune.Ellesembleenbonnesanté.Elledoitsesoumettreauxmêmesexamensquemoi.Pourtant,unebouleseformedansmagorgeetrefusedes’enaller.

—Ilyaunedernièrechoseque je souhaiteraisvousdireenprivé,dit lemédecin. (Je l’écouted’une oreille distraite.) C’est assez important. C’est à propos des radios. On a découvert quelquechoseetj’estimequevousdevezenêtreinformé.

Jemepenchepourl’écoutermais,àcetinstant,l’interphonedelachambresemetenmarche.—Docteur,veuillezinformervotrepatientqu’EdenBataarWingestarrivé.Eden.Edenestlà.Soudain, jeme fichedu résultat des radios commedemapremière chemise.Eden est dans cet

hôpital,danslecouloir.Lemédecinreprendlaparole,maisjemelèvesansl’écouter.J’ouvrelaporteengrandetjemeprécipitedehors.

Dans un premier temps, je ne le vois pas. Il y a trop d’infirmières dans le couloir. Puis jeremarqueunepetitesilhouetteassisesurunbancquibalancesesjambes.Sonteintdénoteunebonne

santéetsatêteestcouvertedebouclesblondvénitienquinetiennentpasenplace.Ilporteununiformescolaire trop large etdesbottesd’enfant. Ilme sembleplusgrand,mais c’estpeut-êtreparcequ’ils’assieddésormaisavecledosbiendroit.Quandilsetourneversmoi,jevoisunepairedelunettesàmonturenoireetàverresépaissursonnez.Sesyeuxsontdesétoilespourpresetopalescentesquimerappellent ceux du jeune garçon que j’ai rencontré dans lewagonmédical par une froide nuit oùtombaitunmélangedeneigeetdepluie.

—Eden!lancé-jed’unevoixrauque.Sesyeuxrestentdanslevague,maisunincroyablesourirevientéclairersonvisage.Ilselèveet

essaiedesedirigerversmoi,maisils’immobilise,carilnemevoitpas.—C’esttoi,Daniel?demande-t-ild’unevoixtremblanteethésitante.Jemeprécipiteversluietjeleserrecontremoienlesoulevantdeterre.—Oui,dis-jedansunsouffle.C’estmoi,Daniel.Il éclate en sanglots et ses bras se referment autour de mon cou avec tant de force que j’ai

l’impression qu’il ne me lâchera jamais. J’inspire un grand coup pour refouler mes larmes. Lamaladiel’apresquerenduaveugle,maisilestlà.Ilestvivantetenbonnesanté.Ilmarcheetilparle.C’estplusquesuffisant.

—Jesuiscontentdeterevoir,gamin,articulé-jeenluiébouriffantlescheveux.Tum’asmanqué.Je ne saurais dire combien de temps nous restons là, dans le couloir.Quelquesminutes ?Des

heures ? C’est sans importance. De longues secondes s’égrènent les unes après les autres et jem’efforcedefairedurercemomentaussilongtempsquepossible.J’ail’impressiond’étreindretoutemafamille.Ilesttoutcequimerestedeprécieux.Aumoins,jenel’aipasperdu,lui.

J’entendsquelqu’untousserderrièremoi.—Day,ditledocteur.Il s’appuie dans l’encadrement de la porte de ma chambre. La lumière fluorescente rend son

visagegraveetsombre.JereposeEden,maisjegardeunemainsursonépaule.—Veuillezme suivre.Cene serapas long, je vous le promets. Je…euh…(Il s’interrompt en

apercevant mon frère.) Il serait préférable que votre frère vous attende devant la porte. Pour lemoment.Jevousassurequenousseronsderetourdansquelquesminutes,puisonvousconduiraàvotrenouvelappartement.

Jenebougepas.Jen’aipastrèsenviedeluifaireconfiance.—Jevouslepromets,répèteledocteur.Sijemens,vousavezassezd’influencepourdemanderà

l’Electordemefairearrêter.Iln’apastort.J’attendsquelquessecondesdeplusenmâchouillantl’intérieurdemajoue,puisje

tapotelatêted’Eden.—Je reviens toutdesuite,OK?Resteassis sur lebanc.Ne t’éloignesurtoutpas.Siquelqu’un

essaiedetefairebouger,tucries.C’estcompris?Edens’essuielenezd’unreversdemainetacquiesce.Je le reconduis à son banc, puis je regagne la chambre, suivi par le médecin. Celui-ci ferme

derrièreluietlaserrurelaisseéchapperunpetitcliquetis.—Qu’est-cequevousvoulez?demandé-jed’unevoiximpatiente.Mesyeuxreviennenttoujoursseposersurlaporte,commesijecraignaisqu’elledisparaisseau

premier moment d’inattention. Sur le moniteur accroché au mur, je vois June qui attend dans sachambre.

Ledocteurnesembleplusencolèrecontremoi.Ilappuiesuruninterrupteurmuraletmarmonnequelquechoseàproposdescamérasdontilfautcouperleson.

—Comme je vous le disais tout à l’heure… au cours des tests médicaux, nous avons fait unexamendevotrecerveaupournousassurerqu’iln’avaitpasétémodifiépendantvotreséjourdanslesColonies. Nous n’avons pas trouvé trace de lamoindremanipulation,mais nous avons découvertautrechose…

Il se tourne et appuie sur un petit appareil qu’il pointe vers un écran éclairé. Je découvre uneimagedemoncerveau.Jefroncelessourcils.Jenecomprendspasgrand-choseàcequejevois.Lemédecinattiremonattentionsurunezonesombreaubasdel’écran.

— Nous avons trouvé ceci à proximité de votre hippocampe gauche. Nous pensons que celaremonteàdenombreusesannées.Ilestprobablequelasituationaempiréaufildutemps.

J’observelatached’unairintrigué,puisjemetourneverslemédecin.Jenesuispastrèsintéressépar cette histoire, surtout qu’Edenm’attend de l’autre côté de la porte. Surtout que je vais bientôtrevoirJune.

—Super.Etalors?—Avez-voussouffertdeviolentesmigraines?Cesdernierstempsoudanslepassé?Oui, bien sûr. J’ai des migraines depuis qu’on m’a fait ces examens au Los Angeles Central

Hospital,lanuitoùjeseraismortsijenem’étaispasenfui.Jehochelatête.Lemédecincroiselesbras.— Nos dossiers montrent que vous avez été le sujet… d’expériences après votre échec à

l’Examen.Onapratiquédestestssurvotrecerveau.Vous…euh…(Iltousse,ilaleplusgrandmalàprononcer lasuite.)Vousétiezcensémourir trèsrapidement,maisvousavezsurvécu.Ilsembleraitque leseffetsdesexpériences se fassentenfin sentir. (Ilpoursuitdansunsouffle.)Personnenesaittoutceci.Pasmêmel’Elector.Nousn’avonsaucuneenviequelepaysreplongedanslechaos.Dansunpremiertemps,nousavonspenséquenousserionsenmesuredevoussoignergrâceàunethérapiemêlantchirurgieetsoinsmédicamenteux.Puisnousavonsétudiéleproblèmeplusendétailetnousnoussommesrenducomptequecettechoseestvéritablementincrustéedanslestissussainsdevotrehippocampe. Il est impossiblede stabiliservotre condition sans causerdegravesdommagesàvosfacultéscognitives.

Jedéglutisavecpeine.—Et?Qu’est-cequeçaveutdiretoutça?Ledocteurôteseslunettesetpousseunlongsoupir.—Çasignifiequevousêtesentraindemourir,Day.

JUNE

20.07Deuxheuresaprèsmasortiedel’hôpital.ImmeubleOxford,secteurdeLodo,Denver.-3°C.

DAYESTSORTIHIERÀ7HEURES.JEL’AIAPPELÉTROISFOISDEPUIS,maisjen’aipasréussiàlejoindre.Cen’estqu’ilyadeuxheuresquej’aienfinentendusavoixdansmonoreillette.

—Tu es libre, June ? (La douceur de sa voixm’a fait frissonner.) Ça ne te dérange pas si jepasse?Jevoudraisteparler.

—Jet’attends,ai-jerépondu.Laconversationn’estpasalléeplusloin.Ilvabientôtarriver.Jesuisembarrassée,maisjedoisreconnaîtreque,malgrémeseffortspour

m’occuperaucoursdessoixantedernièresminutes–rangementdel’appartement,brossaged’Ollie–,jenepensequ’àcequeDayveutmedire.

C’estcurieuxderetrouverunendroitàsoi,unemaisonavecmillechosesnouvelles.Descanapéslisses,destablesenverre,deschandeliersalambiqués,duplancher.Pourtoutdire,jenemesensplustrèsàl’aiseàl’idéedeposséderquelquechose.J’aperçoisquelquesfloconsdeneigeprintaniersquivolettentdevantunefenêtre.Olliedortprèsdemoisurundesdeuxcanapés.Quandjesuissortiedel’hôpital,dessoldatsm’ontconduiteàlatourOxfordàbordd’uneJeep.Lapremièrechosequej’aivueenentrantdanslebâtiment,cefutOllie.Ilagitaitlaqueueavecfrénésieenfourrantsonmuseauentremesmains.Onm’aditquel’ElectoravaitordonnédepuisuncertaintempsquemonchiensoitconduitàDenveret traitéavecleplusgrandsoin.OllieaétéprisenchargetoutdesuiteaprèsqueThomasm’eutarrêtée.Jeretrouveenfincetêtrequi,àmesyeux,estunfragmentdeMetias.JemedemandecequeThomaspensedelatournurepriseparlesévénements.Secontentera-t-ildesuivreleprotocole et deme saluer la prochaine fois que nous nous croiserons ?Me jurera-t-il une fidélitééternelle?Àmoinsqu’AndenaitordonnésonarrestationenmêmetempsquecelleducommandantJamesonetdeRazor.Jenesaispastropquoipenseràcetteidée.

Hier,nousavonsenterréKaede.Legouvernementvoulaitunecrémation,puisl’installationd’unepetite plaque commémorative sur la paroi d’une tour funéraire. J’ai insisté pour obtenir quelquechosed’unpeumoinsaustère.Unevraie tombe.Trentecentimètrescarréspourelleseule.Andenaaussitôt acceptéma requête, bien entendu.Que feraitKaede si elle était toujours parmi nous ? LaRépubliqueaurait-ellefinipar l’intégrerauseindesonarméedel’air?Est-cequeDayestallé luirendrehommage?Secroit-ilresponsabledesamort,commemoi?Est-cequec’estpourcetteraisonqu’ilaattendusilongtempspourmecontacteraprèssasortiedel’hôpital?

Queva-t-ilsepassermaintenant?Quellerouteallons-nousprendre?20.12.Dayestenretard.Jegardelesyeuxrivéssurlaporte.Jesuisincapabledefairequoiquece

soitd’autre.J’aipeurdelemanquersijeclignedespaupières.20.15.Unedoucesonnerierésonnedansl’appartement.Ollies’étire,lèvelesoreillesetgémit.Il

estlà.Jebondispresqueducanapé.Daysedéplacesisilencieusementquemêmemonchienn’apasentendusespasdanslecouloir.

J’ouvrelaporte…etjemefige.Lesparolesderetrouvaillesquej’aipréparéesrestentbloquéesdansmagorge.Dayestdevantmoi,lesmainsdanslespoches.J’ailesoufflecoupéendécouvrantlaprestancequeluiconfèresonnouveluniformedelaRépublique–noiravecdesbandesgriseslelongdesjambesdupantalonetautourdesboutonsdelaveste.Ilporteégalementunmanteauavecuncolen diagonale typique de Denver. Ses jolis gants en néoprène blanc sortent de sa poche. Ils sontdécorésparunechaînetteenor.Sescheveuxcoulentdanssondoscommeunecascadeétincelante.Ilssontparsemésdefinsfloconsdeneige, toutcommelessourcilsquisurplombentsesyeuxbrillantsd’unbleuaussiincroyablequeravissant.J’aidumalàrespirerenlecontemplant.Jemerendscomptealors que je ne l’ai jamais vu qu’avec des vêtements de tous les jours – et au grand jamais enuniforme.Jenem’étaispaspréparéeàuntelspectacle.Jen’avaisjamaisimaginéqu’ilseraitencoreplusséduisantqued’habitude.

Dayremarquemasurpriseetgrimaceunsourirenarquois.—C’était pour une petite photo, dit-il enmontrant l’uniforme. Pour la poignée demain avec

l’Elector.Cen’estpasmoiquiaichoisilecostume,commetut’endoutes.J’espèrevraimentquej’aieuraisondefaireconfianceàcetype,sinonjenem’enremettraijamais.

— Tu as réussi à éviter la foule rassemblée devant ton immeuble ? demandé-je enfin. (Jemeressaisisetjeparviensàesquisserunvaguesourire.)D’aprèscertainesrumeurs,ilsembleraitquedenombreusespersonnesexigentquecesoittoilenouvelElector.

Ilserenfrogne,agacé,etillaisseéchapperungrognement.—DaycommeElector,hein?Benvoyons!Jen’aimetoujourspaslaRépubliquetellequ’elleest

aujourd’hui. Il faudrauncertain tempspourque jechanged’avis.Non.Mondomaine,c’est savoiréviterlesautres,justement.Jen’aipastrèsenviederencontrerdesgensencemoment.

Jedécèleunepointedetristessedanssavoix.Jedevinequ’ilestalléserecueillirsurlatombedeKaede.Ilseraclelagorgeenremarquantquejel’observe.Ilmetendunepetiteboîteenvelours.Jesuisintriguéeparlaformalitédesongeste.

—J’aiachetéçaenchemin.C’estpourtoi,machère.Jelaisseéchapperunfaiblemurmuredesurprise.—Merci.Je prends la boîte avec précaution. Je l’admire pendant unmoment, puis j’incline la tête pour

regarderDay.—Enquelhonneur?Dayramèneunemèchederrièresonoreilleets’efforcedeprendreunairblasé.—J’aipenséquec’étaitjoli,c’esttout.J’ouvrelaboîteetj’inspireungrandcoupendécouvrantcequisetrouveàl’intérieur:unechaîne

enargentavecunrubisenformedelarme,entourédetroisfilsd’argentetbordédepetitsdiamants.—C’est…magnifique!(Jesensmesjouess’empourprer.)Tuasdûpayercelaunefortune.Depuis quand est-ce que j’ai recours à des formules de politesse aussi codifiées quand je

m’adresseàDay?Ilsecouelatête.— Il semblerait que la République ait décidé deme couvrir de crédits pour s’assurer demon

contentement.Lerubisestbien tapierreporte-bonheur,n’est-cepas?J’aipenséque tuméritaisuncadeau un peu plus joli qu’un anneau de trombones tressés. (Il tapote la tête d’Ollie et fait mined’admirermonappartement.)Pasmal.Çaressembleunpeuaumien.

JesaisqueDayaétéinstallédansunlogementsemblableàdeuxpâtésdemaisonsdumien,danslamêmerue.

—Merci,dis-je enposant laboîte sur le comptoirde la cuisine. (Je lui adresseunclind’œil.)Maisjepréféraisquandmêmel’anneaudetrombonestressés.

Pendantunefractiondeseconde,unéclairdejoieéclairesesyeux.J’aienviedeleprendredansmes bras et de collermes lèvres sur les siennes,mais… il y a quelque chose d’étrange dans sonattitudeetjepréfèregardermesdistances.

Jeposeunequestionenespérantqu’ellemepermettradedécouvrircequisepasse.—CommentvaEden?—Plutôtbien.(Dayobservelapièceunefoisdeplusavantdetournerlesyeuxversmoi.)Compte

tenudetoutcequiluiestarrivé,dumoins.Jebaisselatête.—Jesuis…désolée.J’aiapprispoursesyeux.Il…—Ilestvivant,m’interromptDayavecdouceur.Çasuffitàmonbonheur.Jehochelatêteavecembarrasetunlongsilences’installe.—Tuvoulaismeparler?dis-jeenfin.—Oui.Ilbaisselesyeux,tripotesesgantsetsedécideàglisserlesmainsdanssespoches.—J’aientenduparlerdupostequ’Andent’aproposé.Jeluitourneledosetjevaism’asseoirsurlecanapé.Ilnes’estpasécouléquarante-huitheures

depuis ma conversation avec Anden, mais la nouvelle a déjà été annoncée par deux fois sur lesJumboTrondelaville.

JUNEIPARISPRESSENTIEPOURSUIVRELAFORMATIONDEPRINCEPS.

Je devrais être heureuse que ce soitDay qui en ait parlé le premier, car jeme suis longtemps

demandé comment aborder cette question. Ilm’a épargné une tâche difficile. Pourtant,mon poulss’accélèreetjem’aperçoisquejesuisaussinerveusequejel’avaisprévu.Est-ilfurieuxparcequejeneluienaipasparléplustôt?

—Qu’est-cequetuasentenduexactement?demandé-je.Ils’approchepours’asseoiràcôtédemoi.Songenoueffleuremacuisse.Àcesimplecontact,je

sens mon estomac se nouer. Je regarde son visage pour voir s’il l’a fait exprès.Mais ses lèvrestrahissentdelagêne,commes’ilsavaitletourquelaconversationallaitprendreetqu’ilappréhendaitcemoment.

—Desrumeursracontentquetuvasservird’aideàAnden,quetuvasdevoirlesuivrecommeuneombre,quetuvasentreprendreuneformationpourdevenirsonprinceps.C’estvrai?

Jesoupireetmesépauless’affaissent.Jeglisselatêteentremesmains.EnentendantcesparolesdanslabouchedeDay,jemesurel’importanceduchoixquejedoisfaire.Biensûr,jecomprendslesraisons pour lesquelles Anden m’a proposé ce poste. J’espère que je suis capable de changer laRépublique.J’ai reçuunentraînementmilitaireetMetiasm’aapprisbiendeschoses.Jesaisque jeseraisenmesuredefairedubontravailaugouvernement,mais…

—C’estvrai.Jemedépêched’ajouter:— Cela n’a rien à voir avec une proposition de mariage ! Rien du tout ! C’est purement

professionnel. Et je ne serai qu’une candidate parmi d’autres.Mais cela impliquerait que je serais

absentependantdessemaines…euh…peut-êtremêmedesmoisd’affilée.Loinde…Loinde toi, voudrais-je dire,mais j’aurais l’impression de parler comme unemidinette. Je ne

termine pas ma phrase. Je me contente de lui raconter tout ce qui m’est passé par la tête depuisqu’Andenm’afaitcetteoffre.J’yailonguementréfléchi.Jeluiparledel’emploidutempssurchargéd’unprincepselect.Jeluiexpliquelesmoyensquej’ai imaginéspourm’accorderunpeudetempslibresij’acceptaislaproposition.Jeluiavouequejenesaispastropdansquellemesurejesuisprêteàmesacrifierpourlebiendelanation.Auboutd’unmoment,jem’aperçoisquejenefaisquemerépéter,maisjesuissoulagéedepouvoirpartagermesdoutesavecDay,aveclegarçonquej’aime.Jen’essaiemêmepasdemetaire.Siquelqu’unméritedetoutsavoir,c’estbienlui.

—JenesaispasquoidireàAnden,dis-jepourterminer.Ilnecherchepasàmepresser,maisilvafalloirquejeluidonneuneréponsed’icipeu.

Dayrestesilencieux.L’échodemesinterminablesexplicationsflotteentrenous.Jesuisincapablededécrirel’expressiondesonvisage.Unairperdu.Ondiraitqu’onaarrachéetpiétinél’éclatdesesyeux.J’yvoisunetristessediscrète,maisintense,quimebriselecœur.Quesepasse-t-ildanssatête?Me croit-il ? Pense-t-il, commemoi au départ, qu’Andenme fait cette offre pour des raisons trèspersonnelles?Est-iltristeparcequ’ilsongeàcesdixansoùnousnenousverronspresquepas?Jel’observe et j’attends. J’essaie d’anticiper sa réaction. Il va être mécontent, c’est certain. Il vaprotester.Commentpourrait-ilenêtreautrementpuisquemoi-mêmeje…

—Acceptesaproposition,dit-ilsoudain.Jemepencheverslui,persuadéed’avoirmalentendu.—Quoi?Ilmeregardeavecattention.Samaintremblelégèrement,commes’ilavaitenviedelaleverpour

mecaresserlajoue.Maisellerestecolléecontresacuisse.—Jesuisvenutedired’acceptersaproposition,dit-ilàvoixbasse.Jeclignedesyeux.J’aimalà lagorge.Unbrouillardlumineuxdescenddevantmesyeux.Ilest

impossiblequ’ilaitditcela. J’attendaisdesdizainesde réponsesdifférentes,maiscertainementpascelle-là.Maispourquoisuis-jedansuntelétat?Àcausedecequ’iladitouàcausedutonsurlequelil l’adit ?Le tond’unhommequin’aplusenviede lutter,qui jette l’éponge. Je le regardeenmedemandant si je ne suis pas victime d’une hallucination. Mais son expression, triste et distante,demeure.Jemedétournedeluietglissemesfessesaubordducanapé.Malgrél’engourdissementquienvahitmonesprit,jem’entendsdemander:

—Pourquoi?—Pourquoipas?répliqueDay.Il parle d’une voix détachée et irrégulière. Une voix qui me fait penser à une fleur fanée et

ratatinée.Je ne comprends pas. Est-ce qu’il s’agit d’une plaisanterie ? Ou bien il va ajouter que nous

trouveronstoujoursunmoyenderesterensemble…Maisilsetait.Pourquoimeconseille-t-ild’accepterl’offred’Anden?Jepensaisqu’ilseraitheureuxd’enavoir

finiavectoutescesaventures,touscesdrames.Jepensaisquenousallionsreprendreunsemblantdevienormale,quoiquecelapuissesignifier.IlmeseraitfaciledenégocieruncompromisavecAnden,oubienderefusersonoffre.Pourquoinemeledemande-t-ilpas?Jecroyaisquec’étaitlui,leplussentimentaldenousdeux.

Il esquisse un sourire amer devant mon manque de réaction. Nous restons assis, sans noustoucher,dansuneatmosphèrelourdeetgrave.Nousentendonslessecondess’égrenerensilence.Auboutdequelquesminutes,ilinspireungrandcoup.

—Je…euh…ilyaautrechosequejevoulaistedire.Jehochelatêtesansdireunmot.Jesuisterrifiéeparlesmotsquivontsuivre.Terrifiéeàl’idée

qu’ilm’expliquepourquoiilmedemanded’accepter.Il hésite pendant un long moment, commence une phrase et s’interrompt. Il secoue la tête en

laissant échapperunpetit rire tragique. Je sensqu’il préfèrene riendire, qu’il préfèregarder sonsecretpourl’enfouiraufonddesoncœur.

— Tu sais, dit-il enfin. Je me demande parfois ce qui se serait passé si nous nous étionsrencontrés…dansuncontextenormal.Commetoutlemonde.Sijet’avaiscroiséedansunerueparun matin ensoleillé. Si je t’avais trouvée jolie au point de m’arrêter, de faire demi-tour et de teprendrelamainendisant:«Salut,jem’appelleDaniel.»

Jefermelesyeuxenimaginantcettescènequimeréchauffelecœur.Toutauraitétésifacile,sitranquille.

—Siseulement,murmuré-je.Dayjoueaveclachaînettedoréed’ungant.—Andenestl’ElectorPrimodelaRépublique.Unechancepareillenesereprésenterasûrement

pas.Jecomprendscequ’ilessaiedemedire.—Net’inquiètepas.JetrouveraiunmoyendechangerlaRépubliquemêmesijerefusesonoffre.

Oubienjepeuxnégocieruncompromis.Ilyabiendesmanièresde…—Écoute-moi,June,murmure-t-ilenlevantlesmainspourm’interrompre.Parcequejenesais

passij’aurailecouragederépéter.Je tremble à lamanière dont il prononcemonnom. Ilm’adresse un sourire qui casse quelque

chose enmoi. Je ne sais pas quoimais, en regardant son visage, j’ai l’impression que nous nousvoyonspourladernièrefois.

—Ne tournonspasautourdupot.Toietmoisavons trèsbiencequidoitsepasser.Nousnousconnaissons depuis deuxmois à peine. J’ai passéma vie entière à lutter contre laRépublique quel’Electoradécidédechanger.Toi…tafamilleasouffertautantquelamienne.(Ils’interromptetsesyeuxseperdentdans levague.) Je serais sansdoutecapabledebalancerquelquesdiscoursduhautd’unbalcon,deconvaincreunefoule,maisjeneconnaisrienàlapolitique.Jeneseraijamaisqu’unsymbole,alorsquetoi…tuescedontlesgensontbesoin,depuistoujours.Tuasl’occasiondefairebougerleschoses.

Ilprendmamainet touchel’endroitoù jeportais l’anneaude trombones.Jesens lescalsdesapaume,laterribledouceurdesongeste.

—C’esttonchoix,biensûr,maistusaisquetudoislefaire.Neprendspasunedécisionparcequetutesenscoupableoujenesaisquoi.Net’inquiètepaspourmoi.Jesaisquec’estàcausedemoiquetuhésites.Jelelissurtonvisage.

Je reste silencieuse. De quoi parle-t-il ? Qu’y a-t-il sur mon visage ? À quoi est-ce que jeressembleencemoment?

Daysoupiredevantmonmanquederéaction.Sonexpressionmedonneenviedehurler.—June,dit-ilaveclenteur.(Derrièresesmots,j’entendsquesavoixestprêteàsebriser.)Çane

marcherajamaisentrenous.Jamais.Voilàlavéritableraison.Jesecouelatête,refusantd’enentendredavantage.Tout,maispascela.

S’ilteplaît,neledispas!Day,jet’enprie!nedispasça!—Noustrouveronsunesolution,dis-je.(Lesdétailsaffluentdansmatête.)Jetravailleraidansune

patrouilledelavillependantunmoment.C’estprobablementunedessolutionslesplusréalistes.Je

doisdevenirlapremièreconseillèred’unsénateur,àsupposerquejesouhaitefaireunecarrièreenpolitique.Ilyadouzesénateursquivivent…

Daynemeregardemêmepas.—Nousn’étionspasfaitsl’unpourl’autre.Ilyatrop…ilyatropdechosesquisesontpassées.

(Ilpoursuitdansunsouffle.)Tropdechoses.Lepoidsdecettedéclarationmefrappecommeunegifle.Toutcelan’arienàvoiravecl’offre

d’Anden.Ils’agitdequelquechosedetoutàfaitdifférent.Daytiendraitlemêmediscourssil’Electornem’avaitpasproposécetteformation.Notredisputedansletunnel!Jevoudraisluidirequ’ilatort,maisjesuisincapabled’avancerlemoindreargument.Ilaraison.Commentai-jepupenserunseulinstantquenotrerelationnesouffriraitpasdesconséquencesdemesactes,decequejeluiaiinfligé?Comment ai-jepu être assez arrogantepour imaginerque tout finirait par s’arranger entrenous ?Quequelquesbonnes actions feraientoublier tout cequ’il a enduré à causedemoi ?Lavérité estimmuable.Malgré tous ses efforts, Day ne peut pasme voir sans penser à ce qui est arrivé à safamille, sans voir ce que j’ai fait. Ces images le hanteront jusqu’à son dernier souffle. Ellesformeronttoujoursunebarrièreinsurmontableentrenous.

Jedoislelaisserpartir.Jesensleslarmesmemonterauxyeux,maisjen’osepasleslaissers’échapper.—Alors,c’estfini?soufflé-jed’unevoixtremblantesouslecoupdel’effort.Aprèstoutceque

nousavonsvécu?Jeparle,mais jecomprendsquec’est inutile.Lesdégâtssontfaits.Lepointdenon-retouraété

franchi.Daysevoûteetpresselesmainscontresesyeux.—Jesuisdésolé,murmure-t-il.D’interminablessecondess’écoulent.Auboutd’uneéternité,jedéglutistantbienquemal.Jenepleureraipas!L’amournesuitaucune

logique,maisl’amourn’estpassansconséquence.Jesuisresponsabledecequis’estpasséetjedoisl’assumer.

Assume,June!C’estmoiquidevraisêtredésolée.Aulieudedirecequej’aienviededire,jeparviensàchasser

lestremblementsdemavoixpourarticuleruneréponseconvenable.Laréponsequejedoisdonner.—JecommuniqueraimadécisionàAnden.Daypasselamaindanssescheveuxetouvrelabouchepourdirequelquechose,maisillaferme

sansavoirprononcéunmot.Jesensqu’ilnem’apastoutdit,qu’ilmecachequelquechose,maisjene lui demande rien. Cela ne changerait rien de toute manière. Il y a bien assez de raisons pourdémontrerquenousn’étionspasfaitsl’unpourl’autre.Unrayondeluneseglisseparlafenêtreetvient se refléter dans ses yeux.Un autremoment passe, seulement troublé par lemurmure de nosrespirations.

—Ehbien,je…Sa voix se brise et je le vois serrer les poings. Il reste immobile pendant un instant pour

rassemblersoncourage.—Jeferaismieuxdetelaisserdormir.Tudoisêtrefatiguée.Ilselèveetajustesonmanteau.Nouséchangeonsundernierhochementdetêteenguisedesalut,

puisils’inclineavecpolitesse,setourneetsedirigeverslaporte.—Bonnenuit,June.Moncœursaigne.Moncœurestdéchiré,broyé,réduitàunemassesanguinolente.Jenepeuxpas

lelaisserpartirainsi.Nousavonspartagétropdechosespourdevenirdesétrangers.Nosadieuxnedevraientpasse réduireàunecourbettepolie. Je retrouvesoudain l’usagedemes jambeset jemeprécipiteversluiaumomentoùilatteintlaporte.

—Attends!Ilpivote.Jen’aipasletempsd’ajouterunmot.Ilfaitunpasenavantetprendmonvisageentre

sesmains.Puis ilm’embrasse unedernière fois. Il déverse sa chaleur, sa vitalité, son amour et saterriblepeineenmoi.Jelancemesbrasautourdesoncoutandisquelessiensglissentsurmataille.Meslèvress’écartentpourluietsabouchesepressecontrelamienneavecénergiepourdévorermonsouffle.Neparspas! supplié-je intérieurement.Mais jesens l’adieudanssonbaiseret, soudain, jen’aiplus la forcede retenirmes larmes. Il tremble.Sonvisageesthumide. Jem’accrocheà luidecraintequ’ildisparaisseàl’instantoùjelelâcherai,decraintedemeretrouverseuledanscettepiècesombre,seuledanslenéant.Day,legarçondesruesquinepossédaitriend’autrequelesvêtementsqu’ilportaitetunéclatdefranchisedanssesyeux,lemaîtredemoncœur.

Legarçondontl’âmerivalisedebeautéavecsoncorps.Unrayondelumièredansunmondedeténèbres.Monrayondelumière.

MarieLuadorelesdystopies–peut-êtreest-ceparcequ’elleestnéeen1984?C’estenregardantlefilmLesMisérablesqu’elleaeul’idéedemettreenscèneunhors-la-loidegénieetuneenquêtriceexceptionnelle… auXXIe siècle ! Avant de se consacrer exclusivement à l’écriture,Marie Lu étaitdirectrice artistique d’un studio de jeux vidéo. Elle vit en Californie et Legend est sa premièretrilogie.

REMERCIEMENTS

L’écriture deProdigy a été une expérience très différente de l’écriture deLegend, une expérienceimpliquantdes crisesdepaniqueetdenombreuses crisesde larmesdésespérées au-dessusdemonportable, une expérience qui m’a amenée à approfondir considérablement la psychologie de mespersonnages,àdéterrer leurspenséeset leurssouvenirs lesplussombres.Heureusementpourmoi,ungroupedegenshorsducommunm’aaidéeàconcevoirceroman.Jeremerciemonagent,KristinNelson,d’avoirété lapremièreà lire lemanuscrit.J’auraispréférémourir dans des sablesmouvants plutôt que deme passer de ses conseils et de ses remarques. Jeremercietoutel’équipedeNLA,quim’atoujourssoutenue;l’extraordinairebêta-lectriceEllenOh,quiavupasserunedespremièresversionsdeProdigyetquim’afaitentendreraisonsurcertainesscènes de la plus haute importance ; JJ, qui a été un bêta-lecteur et un conseiller d’une rareperspicacitéaucoursdelagestationdeceroman.Je remercie également mes deux super éditeurs, Jen Besser et Ari Lewin, qui ont transformé lapremièreversiondeProdigyenunromanquejen’auraisjamaiseuletalentd’écrireseule.Mercidem’avoirpousséeàmieuxdéfinirl’intrigue,lespersonnagesainsiqueleurmonde.Lespersonnesquipensent que les romans ne sont plus relus et corrigés n’ont jamais travaillé avec vous. Vous êtesvraimentincroyables.PetitsalutspécialàLittlePrimo.Merciàtoutel’équipedePullmanChildren’setPenguinYoungReaderspourleursoutiensansfaille:Don Weisberg, Shauna Fay, Anna Jarzab, Jessica Schoffel, Elyse Marshall, Scottie Bowditch,Lori Thorn, Linda McCarthy, Erin Dempsey, Shanta Newlin, Emily Romero, Erin Gallagher,MiaGarcia, LisaKelly, CourtneyWood,MarieKent et tous ceux quim’ont aidée à donner vie àLegendetProdigy.Unauteurnepeutespérermeilleurgroupedesoutien.Je remercie les fantastiques équipes de CBS Films, Temple Hill et UTA pour leur dévouement àLegend : Wolfgang Hammer, Grey Munford, Matt Gilhooley, Ally Mielnicki, Christine Batista,IsaacKlausner,WyckGodfrey,MartyBowen,GinaMartinez,KassieEvashevskietWayneAlexander.J’aidumalàcroireàlachancequej’ai.Merciàtouslesblogueurs,critiquesetjournalistesquiontparlédeLegendetdeProdigy;àtousleslibrairesdupaysquiontmiscesromansdanslesmainsdeslecteurs.J’aiunegrandeadmirationpourvotretravail,quiconsisteàmarierlebonlivreaveclebonlecteur.Merci à mes incroyables fans et lecteurs pour leurs lettres enthousiastes et leurs aimablesencouragements. Chaque fois que j’ai lu un message à propos de Legend, j’ai éprouvé le besoind’écrireunesuiteaussicaptivantequepossible.Mercideprendreletempsdeliremesromans.Enfin, merci au cercle intérieur, ma mère, Andre et tous mes amis. Merci mille fois pour votresoutien.Vousêtesirremplaçables.

Dumêmeauteur:

Legend:1.Legend2.Prodigy

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Titreoriginal:ProdigyCopyright©2013byXiweiLuTousdroitsréservés.OriginellementpubliéparG.P.Putnam’sSons,unedivisionduPenguinYoungReadersGroup,membredugroupePenguin(États-Unis)Inc.©Bragelonne2013,pourlaprésentetraductionDesigndecouverture:©LoriThornLoin°49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesseL’œuvreprésente sur le fichierquevousvenezd’acquérirestprotégéepar ledroitd’auteur.Toutecopieouutilisationautrequepersonnelleconstitueraunecontrefaçonetserasusceptibled’entraînerdespoursuitescivilesetpénales.ISBN:978-2-8205-1256-7CASTELMORE60-62,rued’Hauteville–75010ParisE-mail:[email protected]:www.castelmore.fr

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