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Mercredi 8 février 2012 au CEDIAS (Musée Social) - 5, rue Las Cases, 75007 Paris Contact Presse : SOS éducation 01 45 81 22 67 LES ACTES DU COLLOQUE En partenariat avec :

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Mercredi 8 février 2012au CEDIAS (Musée Social) - 5, rue Las Cases, 75007 Paris

Contact Presse : SOS éducation 01 45 81 22 67

Les actes du coLLoque

En partenariat avec :

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SOMMAIrE

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p26 - p31

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Intervenants

ouvertureOlivia Millioz, directrice de communication pour SOS éducation

difficultés de lecture : de l’échec à la déscolarisationTable ronde : témoignages de parents et de représentants d’associationsNelly Daviau, mère de ValentineValérie Lemaitre-Coevoet, enseignanteAnne-Marie Gaignard, Plus Jamais ZéroSonia Imloul, Respect 93

Questions de la salle

Le défi de l’école primairerachida Dati, Maire du 7ème arrondissement, député européen

troubles de l’apprentissage : tout ce que l’on peut éviter1ère partie : L’avis des spécialistes en cabinetBrigitte Etienne, orthophonisteFrançoise Cousin, orthophoniste

Questions de la salle

2e partie : Lecture, écriture et pensée autonomeJoseph Vaillé, logopédagogue

Questions de la salle

à la recherche de l’efficacité : les apports des études anglo-saxonnesL’importance des études à grande échelleFranck ramus, directeur de recherches au CNRSRéussir avec tous les enfants : l’expérience écossaiserhona Johnston, professeur à l’université de Hull

p4 - p6

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aucun laissé pour compte à l’école : l’angleterre est sur le point de gagner son pariElizabeth Nonweiler, enseignante, spécialiste de l’apprentissage de la lecture

Nos collégiens sont-ils tous dysorthographiques ?Marc-Olivier Sephiha, professeur de collège

Questions de la salle

Les réponses possibles en grande section de maternelle et en cPClaude Huguenin, psychopédagogue, Le Droit de LireBrigitte Guigui, professeur des écoles

comment diffuser les bonnes pratiques : agir par la formation et l’informationFrédéric Prat, président de Lire-écrire

clôture des débatséchange avec Andreï Makine, écrivain

p80 - p91

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SOS éducation remerciel’ensemble de ses donateurs.

Leur générosité et leur mobilisation ont permis d’organiser cette manifestation.

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Françoise Cousin est orthophoniste à Paris. En 32 ans d’exercice, elle a suivi des centaines d’enfants. Sa pratique lui donne un recul que peu de cliniciens s’autorisent à avoir. Quels que soient les problèmes pour lesquels ils viennent la voir, beaucoup d’enfants auraient pu se passer de rééducation si on leur avait appris dès le CP à véritablement décoder. Elle l’observe tous les jours en repre-nant les bases avec eux.

rachida Dati, ancien garde des Sceaux, est aujourd’hui député européen et maire du VIIème arrondissement de Paris. Mère d’une petite fille qui vient d’en-trer à l’école, elle a lancé, à la mairie, le premier salon du livre des tout-petits et de la jeunesse, en 2010. Elle s’est battue aux côtés du collège-lycée Sainte-Jeanne-Elisabeth pour que cet établissement de l’arrondissement obtienne le label « Internat d’excellence ».

Nelly Daviau est la mère de Valentine dont la scolarité est, depuis des années, un véritable parcours du combattant. Les dictées autant que les prises de notes sont un calvaire. En classe, elle est très agitée et régulièrement punie. Valentine va être soutenue par une orthophoniste pendant tout son primaire. Cela ne suffira pas.

Brigitte Etienne est orthophoniste depuis 35 ans et exerce en milieu rural. Elle voit de plus en plus d’élèves souffrant de difficultés sévères en lecture et en écri-ture. Enseignante à l’école d’orthophonie de l’Université de Tours, elle va diriger trois recherches dans des écoles primaires auprès d’élèves ayant appris à lire avec différentes méthodes. Ces recherches sont les seules études réalisées en France sur le sujet.

Anne-Marie Gaignard a fait partie, toute sa scolarité, de ces élèves stigmatisés par une mauvaise orthographe. Diagnostiquée dyslexique, ce n’est qu’à 36 ans qu’elle se rend compte que ce n’est pas son cerveau qui est en cause mais la fa-çon dont elle a appris à lire et à écrire. En 2010, elle a fondé l’association Plus Jamais Zéro pour venir en aide aux enfants en très grande difficulté scolaire.Elle est l’auteur de Hugo et les Rois volumes 1,2 et 3, Le robert, 2003-2004 ; Grammaticus, éditions Duteil, 2009-2010 et Coaching orthographique, 9 défis pour écrire sans faute, éditions de Boeck Duculot , 2010.

Brigitte Guigui est institutrice depuis plus de 30 ans. Elle partage son expérience et son savoir-faire en vidéo sur internet, lors de conférences au sein de l’asso-ciation Trans-Maître dont elle est un des membres actifs et maintenant comme porte-parole du collectif Permis de Lire. « Le cœur de notre métier d’instituteur, c’est l’écriture ».

LES INTErVENANTS

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Claude Huguenin est psychopédagogue. Depuis plus de 20 ans, dans son cabinet de Genève, elle suit des enfants souffrant de troubles de l’apprentissage, ou, parfois, de simples blocages en lecture. Aussi, a-t-elle imaginé une bande dessinée où les lettres sont incarnées par de petits personnages. L’enfant découvre ainsi progressivement les lettres, leur son et leur forme.

Sonia Imloul connaît bien Saint-Denis pour y avoir grandi. Elle crée, en 2004, respect 93. Cette association se consacre aux enfants de 6 à 17 ans en grande difficulté scolaire dans les quartiers les plus sensibles de Saint-Denis. Son objectif est de responsabiliser ces familles que ni l’école, ni les services sociaux ne sont, jusque-là, parvenus à mobiliser. Sonia Imloul a publié en 2008 Enfants bandits ? La violence des 3-13 ans dans les banlieues aux éditions Panama.

rhona Johnston est professeur de psychologie à l’Université de Hull. Ses travaux ont révolutionné l’apprentissage de la lecture en Angleterre. Entre 1997 et 2004, elle suit trois cents enfants qui apprennent à lire avec des méthodes différentes dans les zones défavorisées du Clackmannanshire. Les résultats de sa recherche sont sans appel : les enfants ayant appris à lire avec les méthodes syllabiques ont trois à quatre années d’avance sur ceux qui ont appris avec des méthodes globales ou mixtes. Depuis cette publication, les gouvernements successifs, travaillistes comme conservateurs, s’emploient à convertir chaque enseignant à la méthode syllabique.

Valérie Lemaitre-Coevoet est enseignante en maternelle et en primaire depuis 20 ans. Elle est issue d’une famille qui a largement contribué à renforcer les rangs de l’éduca-tion nationale. Son parcours personnel l’amène à réfléchir à ces questions d’appren-tissage de la lecture et de l’écriture. En effet, son fils est diagnostiqué dyspraxique et sa fille souffre de troubles spatio-visuels.

Andreï Makine, né en Sibérie, a toujours écrit en français. Il fait partie de nos plus grands écrivains. Pour Le Testament français, roman publié en 1995, il reçoit le prix Goncourt, le prix Goncourt des lycéens et le prix Médicis. Andreï Makine est un amoureux de notre langue, un très grand observateur de la France et des Français. « Cette langue [le français] s’imposait car elle avait été ciselée par d’immenses écri-vains qui avaient sculpté leurs œuvres dans sa substance vivante tout en profilant, affinant, ennoblissant cette substance par leur génie. Pouchkine aimait cette langue de l’Europe non pas pour ses gracieusetés verbales mais pour l’énergie, l’audace et l’élégance avec lesquelles le français abordait l’univers des hommes. » Extrait de Cette France qu’on oublie d’aimer, 2006.

Elizabeth Nonweiler est une « convertie ». Pendant 30 ans, elle a enseigné la lecture en Angleterre avec des méthodes mixtes. En testant par hasard la méthode syllabique, elle découvre que tous les enfants peuvent apprendre à lire, même ceux issus des milieux les plus défavorisés. Devenue une véritable ambassadrice de la méthode sylla-

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bique, elle n’hésite pas à parcourir le monde entier pour former les enseignants anglophones, où qu’ils soient.

Frédéric Prat, est président de l’association Lire-écrire qui réalise un important travail d’information auprès du grand public et de conseil auprès des parents. Ingénieur de formation, Frédéric Prat a enseigné pendant plusieurs années la physique-chimie au collège, au lycée, ainsi qu’à l’université. Au début des an-nées 2000, il décide de rejoindre le milieu associatif. Il travaille aujourd’hui dans les quartiers populaires de Marseille avec des élèves de collège comme responsable pédagogique de l’association Massabielle.

Frank ramus est directeur de recherches au CNrS, au Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistiques. Depuis plusieurs années, ses recherches portent en particulier sur les origines de la dyslexie. Ses derniers travaux ana-lysent le rôle que jouerait une anomalie du cortex auditif dans les trois princi-pales manifestations de la dyslexie. Franck ramus tient un blog dans lequel il aborde régulièrement les questions d’apprentissage de la lecture.

Marc-Olivier Sephiha a fait du théâtre pendant dix ans avant de devenir profes-seur de français. Il exerce depuis cinq ans, dans un collège classé en zone pré-vention violence. Tellement surpris par la pauvreté de la langue de ses élèves, il leur fait passer un test. « 95% de mes élèves font des fautes de sons ». Il met en place des ateliers de remédiation : pendant 20 heures, il revient sur les bases et en particulier sur l’identification correcte des sons. Il est l’un des porte-parole du collectif Permis de lire et auteur de l’étude Dysorthographies au collège.

Joseph Vaillé, ingénieur agronome de formation, se consacre depuis plus de douze ans exclusivement à l’aide aux personnes en difficulté d’apprentissage, enfants comme adultes. Joseph Vaillé rencontre des jeunes cadres diplômés qui n’arrivent pas à identifier les points importants d’un texte. Ils n’ont pas appris à penser de manière autonome. Il est l’auteur de Violence, illettrisme : la faute à l’école, paru en 2001 aux éditions de Paris et de La destruction programmée de la pensée : comment résister, paru en 2007 aux éditions Godefroy de Bouillon.

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Olivia Millioz, porte-parole de SOS éducation : Je veux tout d’abord vous remercier tous d’avoir bravé ce froid terrible et d’être arrivés à l’heure pour notre colloque. Mon nom est Olivia Millioz, je m’occupe de SOS Éducation. Vous avez certainement re-marqué que cette manifestation est organisée par SOS Éducation, en partenariat avec six autres associations que je voudrais remercier ce matin. Sans elles, nous n’aurions jamais pu avoir autant d’intervenants, ni d’une telle qualité : le collectif Permis de Lire, l’association Lire Écrire, Le Droit de Lire, Plus Jamais Zéro, Respect 93, et Trans-Maître. Je vous invite à vous rendre sur les sites de ces associations qui font un travail formidable. Nous sommes vraiment très heureux d’avoir pu organiser une journée qui rassemble autant d’associations et autant d’intervenants. Encore une fois, je remercie toutes ces personnes.

Nous allons essayer de mener des débats aussi chaleureux que possible et je compte sur vous pour cela. Vous vous êtes déplacés pour poser toutes les questions que vous avez en tête. Toutes sont autorisées, même les questions les plus triviales. Nous sommes ici pour parler d’un sujet extrêmement important dont il est trop peu souvent question. Il ne faut pas ressortir d’ici avec des questions que vous auriez en tête et que vous n’auriez pas osé poser.

Il vous a été remis un dossier du participant, sans programme. Vous l’aurez peut-être dans la journée, car nous avons eu un petit problème d’impression. Je voudrais d’ores et déjà vous inviter à rester jusqu’à la fin de la journée. À la fin de la journée, de 16h30 à 17h00, nous aurons l’immense honneur de recevoir un très grand écrivain de

la langue française : Andreï Makine. Il est né en Sibérie, il a écrit plus d’une quinzaine de romans directement en français. C’est un amoureux de notre langue. Le Testa-ment Français, son roman le plus connu, a reçu le prix Goncourt, le prix Goncourt des Lycéens et le prix Médicis en 1995. C’est une personne remarquable qui a un amour de la langue à transmettre. Je vous invite à en profiter, car ses interventions sont raris-simes. Il s’agira d’un échange entre vous et lui. Cette paren-

OUVErTUrE

Malgré un froid polaire et des troittoirs enneigés en ce début de février, plus de 200 personnes se sont rendues au colloque de SOS Éducation.

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thèse de fin de journée sur le goût de la lecture, le goût de transmettre, le goût de lire sont un échange avec vous. N’hésitez pas à lui poser directement des questions.

Ce n’est pas plus mal, finale-ment, que vous n’ayez pas le programme entre les mains. Il est en effet complètement bouleversé. Rachida Dati devait ouvrir la journée mais elle a eu un empêchement de dernière minute et intervien-dra à 10h30. Nous tenions à lui donner la parole car elle est un exemple en politique -il y en a peu - de l’importance d’apprendre à lire quand les parents ne sont pas là pour vous aider. L’école compte énormément pour accéder à l’écriture. Elle incarne cela.

Voilà essentiellement ce que je souhaitais vous dire. Je voulais juste faire un zoom sur cette question : Vaincre l’illettrisme, ça commence au CP. Ceux d’entre vous qui nous connaissent déjà, savent que SOS Éducation est une association militante. Nous vou-lons porter sur la place publique les débats sur l’école que nous pensons éminemment importants. Un débat nous semble central aujourd’hui : faire en sorte que tous les en-fants qui arrivent à l’école puissent au moins apprendre à lire et à écrire correctement. Et c’est le cœur de cette journée.

Peut-être vous êtes-vous réveillés comme moi, ce matin, avec la radio et avec notre ministre de l’Éducation qui nous annonce un plan langues étrangères, qui met l’accent sur la maîtrise de l’anglais ou de l’espagnol pour tous les collégiens. Cet apprentissage serait intensifié dès la maternelle. C’est une idée. À 80 jours des présidentielles, pour SOS Éducation, et je ne crois pas trahir en disant cela, et les autres associations qui sont présentes, cela ne me semble pas être la priorité des priorités pour notre école. La priorité des priorités, c’est cette question de l’illettrisme, qui touche beaucoup plus d’enfants qu’on ne le pense.

Évidemment, les autorités ont assez peu de chiffres à leur disposition, ce qui ne manque pas de nous étonner. La seule étude portant sur cette question re-monte à 2004. Tous les chiffres que nous donnons à SOS Éducation, ou dont les autres parlent - quand ils osent parler de ce sujet-remontent à cette année-là. Ces chiffres ont été médiatisés par le Haut Conseil de l’Éducation. Il apparaît que 15% des élèves sortent de l’école primaire illettrés ou quasi-illettrés, 25% ont des problèmes très graves

Olivia Millioz, porte-parole de SOS Éducation, a tenu à remercier chacun pour sa mobilisation.

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en lecture et en écriture. 40% des enfants sortent de l’école primaire avec des difficultés qui n’ont pas été surmontées. Notre école ne permet pas de rat-traper ce retard par la suite au collège, sauf de manière exceptionnelle.

C’est donc très important de revenir sur ces fondamentaux et sur le rôle de l’école pri-maire. À SOS Éducation, nous essayons de faire travailler parents, professeurs et spécialistes main dans la main et de ne pas se rejeter la faute les uns sur les autres. Au contraire. Mais ce n’est pas évident. Quand on a un enfant en difficulté, nous avons tous tendance à accuser. C’est un réflexe. Les réponses de cer-tains professionnels ou spécialistes sont parfois étonnantes et nous réagissons parfois vivement. Nous allons donc essayer ici, au cours de cette journée, de construire une réflexion tous ensemble et de mettre l’accent sur le problème.

Quelques chiffres, les plus récents, sont donnés dans des études réalisées à la fin du collège et montrent que le problème de l’illettrisme s’aggrave au lieu de diminuer. Les enfants en grande difficulté, quasiment illettrés à la sortie du collège re-présentaient 15% des élèves en 2003 et 18% en 2009. Nous souhaitons que la situation change et nous allons voir comment cela pourrait être possible au cours de cette journée.

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DIFFICULTéS DE LECTUrE : DE L’éCHEC à LA DéSCOLArISATION

Table ronde : témoignages de parents et d’associations

Olivia Millioz : Nous avons intitulé cette première table ronde « Difficultés de lecture : de l’échec à la déscolarisation », car il est très rare d’entendre la parole de ces parents ou des responsables d’associations en contact avec des enfants en difficulté. Tant que nos enfants n’ont pas de problèmes, on ne sait pas et on n’imagine même pas que des

Nelly Daviau est la mère de Valentine dont la scolarité est, depuis des années, un véritable parcours du combattant. Les dictées autant que les prises de notes sont un calvaire. En classe, elle est très agitée et régulière-ment punie. Valentine va être soutenue par une orthophoniste pendant tout son primaire. Cela ne suffira pas.

Valérie Lemaitre-Coevoet est enseignante en maternelle et en primaire de-puis 20 ans. Elle est issue d’une famille qui a largement contribué à ren-forcer les rangs de l’éducation nationale. Son parcours personnel l’amène à réfléchir à ces questions d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. En effet, son fils est diagnostiqué dyspraxique et sa fille souffre de troubles spatio-visuels.

Anne-Marie Gaignard a fait partie, toute sa scolarité, de ces élèves stigmati-sés par une mauvaise orthographe. Diagnostiquée dyslexique, ce n’est qu’à 36 ans qu’elle se rend compte que ce n’est pas son cerveau qui est en cause mais la façon dont elle a appris à lire et à écrire. En 2010, elle a fondé l’association Plus Jamais Zéro pour venir en aide aux enfants en très grande difficulté scolaire.Elle est l’auteur de Hugo et les Rois volumes 1,2 et 3, Le robert, 2003-2004 ; Grammaticus, éditions Duteil, 2009-2010 et Coaching orthographique, 9 défis pour écrire sans faute, éditions de Boeck Duculot , 2010.

Sonia Imloul connaît bien Saint-Denis pour y avoir grandi. Elle crée en 2004, respect 93. Cette association se consacre aux enfants de 6 à 17 ans en grande difficulté scolaire dans les quartiers les plus sensibles de Saint-Denis. Son objectif est de responsabiliser ces familles que ni l’école, ni les services sociaux ne sont, jusque-là, parvenus à mobiliser. Sonia Imloul a publié, en 2008, Enfants bandits ? La violence des 3-13 ans dans les banlieues aux éditions Panama.

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enfants ne parviennent pas à lire.

Nelly, vous êtes la maman de Valentine et c’est en cette qualité de parent que vous êtes invitée. Valentine est votre troisième enfant, et vous avez été très étonnée quand elle a commencé à avoir des difficultés, alors que cela avait très bien marché pour les autres.

Nelly Daviau : Tout à l’heure, Olivia, vous avez très bien dit : lorsqu’on n’a pas de pro-blèmes avec ses enfants, on ne peut pas se rendre compte dans quel état d’esprit peut être un parent qui voit son en-fant en difficulté. Valentine est notre troisième en-fant. Les deux aînés n’ont pas de difficultés jusqu’à présent, tandis que Va-lentine a eu très tôt des problèmes de langage. On s’est vite rendu compte qu’elle aurait besoin d’aide, et nous sommes allés voir assez rapidement une orthophoniste. Nous avons eu de la chance : nous étions dans une petite école de campagne avec des institutrices à l’écoute, où il y a eu un échange intéressant. Mais Valentine, en fin de CP, ne savait pas vraiment lire. Avec mon mari, nous nous sommes dit qu’il valait mieux discuter avec l’institutrice, et proposer un redoublement. Nous étions plutôt dans cette optique-là. Mais l’institutrice nous a dit que, même si Valentine avait un problème de lecture, pour les autres matières cela se passait plutôt bien. Donc, nous allions l’aider à passer en CE1 et l’accompagnerions, les institutrices et nous. Le soir, nous prenions en charge Valentine. Il y avait régulièrement des pleurs à la maison, parce qu’il y avait déjà tout ce travail à l’école, et le soir, il fallait encore travail-ler. Valentine n’en pouvait plus. On a trouvé une petite organisation interne. Rentrée de l’école à 16h30, elle goûtait ; on faisait un premier travail, je la laissais un peu tranquille, on dînait, et on reprenait le travail le soir…. sans savoir si la façon dont on travaillait était bénéfique pour elle. On a accompagné Valentine jusqu’en CM2. Elle n’a jamais redoublé. Je trouvais même qu’elle ne se débrouillait pas trop mal.

En sixième, on est arrivé au collège, en expliquant à la direction et aux pro-fesseurs, qu’elle avait été détectée dyslexique. Il faut vous dire que Valen-tine avait été suivie par une orthophoniste de la moyenne section jusqu’en CM2, quand elle nous a dit: « les parents, là, j’en peux plus d’aller chez l’or-thophoniste. » On lui a répondu : « Écoute, on entend bien ce que tu nous dis, on va essayer, on va laisser le premier trimestre passer pour la sixième ; et si tu en as besoin, il faudra peut-être retourner chez l’orthophoniste. ». Du coup, la sixième ne

Parents, enseignants, professionnels témoignent de la souffrance des enfants qui n’arrivent pas à apprendre à lire.

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s’est pas trop mal passée. Par contre, la cinquième, ça a été une catastrophe. Le collège était prévenu dès la sixième... Mais, en cinquième, j’avais l’im-pression qu’elle avait changé de collège. Il n’y a eu aucune transmission. Valentine était en grande difficulté, et elle avait l’impression que personne ne s’en rendait compte. Elle était presque en déprime. Vraiment.

Je continuais à prendre des renseignements, à aller à des conférences sur la dyslexie – car je pensais encore que mon enfant était dyslexique. Un soir de conférence, j’ai entendu parler d’Anne-Marie Gaignard. Elle avait inventé une méthode, cela m’a plu. Je me suis dit que cela pourrait aider notre Valentine. Il ne fallait pas qu’on se trompe car Valentine en avait marre qu’on l’emmène à droite et à gauche sans qu’on puisse l’aider. On a rencontré Anne-Marie et ça a été une belle rencontre.

OM : La difficulté pour l’instant, c’est que la salle ne sait pas encore qui est Anne-Marie Gaignard. Au début, quel est le problème de Valentine, et à quel âge ?

ND : On s’est rendu compte rapidement que Valen-tine avait, comparée à ses sœurs, un trouble du lan-gage. C’est pour cela qu’on avait pris les devants en l’emmenant chez une orthophoniste. Ensuite, au CP, c’est la découverte de la lecture. En fin de CP, elle ne savait pas lire. Ensuite est venu le problème de l’écri-ture. En CE1, CE2, Valentine nous laissait des messages : elle écrivait en phonétique. Je me suis dit que ce n’était pas possible et qu’on ne pou-vait pas la laisser continuer comme ça. Aujourd’hui on se dit que c’est dommage de ne pas avoir rencon-tré Anne-Marie plus tôt...

OM : Alors je vais présenter Anne-Marie Gaignard. On ne peut plus laisser ce suspens ! Surtout que, vous allez le voir, Anne-Marie Gaignard, c’est véritablement un « cas ». Anne-Marie, vous avez cru longtemps que vous étiez dyslexique. C’était ce que tout le monde vous disait. Et ce n’est qu’à l’âge de 36 ans que vous avez compris, enfin, que vous n’étiez pas du tout dyslexique, mais dysorthographique. Et ça a changé votre vie, car vous aviez été dans votre enfance, stigmatisée, dans votre famille, dans votre entourage, par le fait que vous n’arriviez pas à lire et à écrire comme les autres.

Anne-Marie Gaignard : Oui. Bonjour à tous. Merci d’être aussi nombreux. Nelly vous a expliqué un petit peu. Je vais essayer de me présenter rapidement: ancienne dysortho-graphique sévère, j’avais l’étiquette de celle qui fait les fautes. Mais c’était plus que cela parce que je me reconnais bien sur le « pays-zage », tel qu’il est écrit là. [Elle montre une affiche dans la salle sur laquelle une dictée pleine de fautes est reproduite]. J’écrivais comme j’entendais. Salle d’eau : « saldo » sans avoir la conscience des mots.

La fille de Nelly Daviau, a été en échec pendant tout son primaire : elle n’arrivait pas à lire correctement.

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Et ça m’a collé à la peau, jusqu’à un soir de conférence où j’ai été invitée pour témoigner des recherches que j’avais pu faire et de ce que j’avais trouvé pour aider les enfants. Et ce soir-là, il y avait deux transparents : l’un qui expliquait parfaitement bien ce qu’est la dyslexie. On peut parler de pathologie. On va piloter un apprentissage chez l’orthopho-niste qui est vraiment là pour ça et fait pour ça, quand l’enfant est dyslexique avéré. Et le deuxième transparent, qui a d’ailleurs beaucoup de similitude, c’est la fameuse dysortho-graphie. Sauf qu’il y a deux types de dysorthographie – en tout cas, je le définis comme ça – l’une qui est liée à une dyslexie : quand l’enfant est réparé, il est forcément dysor-thographique sévère. On pourrait dire une faute par mot. Et puis la dysorthographie qui arrive par un ratage d’apprentissage. Et ce soir-là - je crois que je témoignais devant 300 personnes - j’ai fait pleurer la moitié des mamans qui étaient dans la salle, en révélant que je n’étais pas dyslexique, que cela ne correspondait pas à tout ce que j’avais entendu, avec tous les problèmes réels qui sont liés à cette saloperie de dyslexie. Je n’étais pas dedans : je n’avais pas de problèmes de repère spatio-temporel, je savais si on était le matin, le midi, l’après-midi ; j’étais excellente en sport ; je gagnais des médailles. Je me disais «ce n’est pas moi, ça ! ». À 36 ans. Imaginez-vous le choc! Tellement terrible que ça m’a couchée pendant deux mois. 17 kilos en moins – sur quelqu’un comme moi... Je disparaissais de la surface de la terre. J’en ai voulu terriblement aux gens qui m’avaient mis ce bouquin de lecture sous les yeux, qui était de la méthode globale – je suis née en 61 – c’était en 68, en plein dedans. J’ai fait des re-cherches : j’ai découvert que l’établissement où j’étais inscrite était pilote pour les Pays de Loire. J’avais servi de cobaye, et ça, c’était intolérable.

Et ça l’est encore. Et au-jourd’hui je crie et je m’asso-cie à SOS Éducation, du fond du cœur, en disant : « il faut arrêter le massacre ! ». La méthode syllabique est réellement une aide cer-taine. Il n’y a même pas à se poser de questions. C’est mon quotidien. Ce sont les parents qui m’ap-pellent : « C’est le parcours du combattant. S’il vous plaît, sortez mon gamin de là. Il est en cinquième, il écrit comme ça » [Elle tient un stylo dans

une position tordue]. Le problème, c’est qu’on va le retrouver en terminale, en master... et l’entreprise n’en veut plus, non plus.

Donc, cette méthode globale, c’est mon cauchemar. J’adorais les mots. J’adorais l’oral – d’ailleurs, je l’ai développé. Mais je ne pouvais pas me servir de

Anne-Marie Gaignard a souffert toute sa jeunesse d’avoir été dia-gnostiquée, à tort, dyslexique.

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mon crayon. À chaque fois que je me servais de ce foutu crayon, c’était pour me faire descendre. Et ça m’a suivie toute ma scolarité. Je ne pouvais pas avoir un 20/20. Les points sautaient. Aujourd’hui, on les fait moins sauter... mais je partais d’entrée avec - 4, - 6.

C’est un parcours personnel, qui m’a amenée un jour de grand vent, un jour d’orage même – je voulais assassiner tous les gens qui étaient sur mon chemin, cela a été ter-rible – à me recoller dans un bouquin de grammaire, pour voir ce qu’il se passait. J’avais quand même plus de 35 ans. Je me suis dit : « Je vais le comprendre, ce bou-quin ». Et bien, non ! Toujours pas. On m’avait offert un dictionnaire. Je me suis dit « je suis sauvée : un dictionnaire, il y a tous les mots dedans ! Je vais les apprendre par cœur ». Je dormais avec mon dictionnaire... mais voilà : fallait-il encore trouver le mot. À l’époque, ma mère me disait d’apprendre tant de mots dans le dictionnaire et de lui réciter les définitions.

« Hélicoptère ». Je l’ai cherché, je ne l’ai jamais trouvé. Parce que je ne suis pas allée au « h »! De l’humiliation en permanence : du rouge sur la copie... on ne comprend pas ce qu’il nous arrive.

Je me suis d’abord tournée vers Philippe Roux qui est l’ancien directeur de l’Institu-tion des Lavandes, la seule institution en France habilitée à recevoir des dyslexiques sévères, avec qui j’ai travaillé un an. J’ai participé aussi à des recherches en neuros-ciences...

Parce qu’on m’avait collé, petite, deux étiquettes sur le dos : « celle qui fait une faute par mot » ; et la deuxième – j’avais 8 ans, plaquée le long d’un mur, quand l’institutrice a dit à ma mère : « Je pense que votre fille ne sera pas en mesure de balayer les couloirs d’un hôpital ».

Je me le suis promis : le jour où je m’y mets, personne ne me jugera sur les mots. J’ai tout repris à zéro. En essayant de m’en sortir avec le Bled et le Bescherelle – et Dieu sait si j’en ai fait des cures – ça ne me parlait toujours pas. Et pourtant j’avais déjà trouvé des choses, à ma façon. Mais tout ce qui était codifié ne me parlait pas : COD, COI, épithète, attribut... ça m’horripile, je ne comprends rien et je m’en fous : ce que je veux, c’est écrire.

C’est ce que je dis aux enfants. Je suis la présidente de l’association Plus Jamais Zéro. Quand un enfant s’assied chez moi, je lui dis : « Regarde-moi bien dans les yeux. Moi, je ne vais pas te mentir. Parce que moi, on m’a menti toute ma vie. Cela m’a bou-sillé ma première partie de vie. J’ai perdu un premier mari à cause de ça. Parce qu’on se construit sur quelque chose de bancal. On n’est pas debout sur ses deux pieds... à cause d’une méthode de … »

Cela ne sera pas le mot de la fin. Mais si je suis venue aujourd’hui, c’est pour vous dire

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« Stop ! ». Je ne sais pas qui est présent dans la salle. Mais s’il y a des responsables, des gens qui sont capables d’entendre ce que je viens de dire, je vous parle de tous les en-fants, les fameux 40 % qui arrivent sans posséder les sens du langage, qui pensent que c’est de leur faute. C’est cela que je ne tolère pas, et qui me fait lever tous les matins. Je lutte contre cela, et j’irai jusqu’au bout, et je ne lâcherai pas le morceau.

Merci à SOS Éducation de m’avoir invitée. Depuis, j’ai écrit Hugo et les rois. Cette méthode a été publiée – consécration – aux éditions Le Robert, les éditions du diction-naire Le Robert ! Moi qui dormais avec mon dictionnaire...!

Quand j’écris, j’écris avec un « capital - mots ». Vous voyez où j’en suis ! Quand je suis sur la plage, en train de me reposer, que je prends un jeu de mots fléchés et que je vois que mon mot ne rentre pas dans les cases... qu’est-ce que je constate ? J’ai doublé une consonne là où il ne fallait pas. C’est une vie. Je suis marquée au fer rouge. Ça ne me quittera jamais. Parce que je pense qu’on est dysorthographique à vie. C’est une espèce de saloperie qui nous colle à la peau. Tout ça à cause de certains instituteurs qui n’entendent rien. De certains orthophonistes qui font du travail auprès de dyslexiques, oui, mais pas sur la dysorthographie,...

Des années, pendant que les autres jouaient, je rêvais d’avoir un bouquin dans les mains : je ne pouvais pas. Mon premier roman, je l’ai fini, j’avais 36 ans. C’était Le Zèbre d’Alexandre Jardin.

Et un jour, je me suis dit « j’écris pour eux ». Donc j’ai inventé une histoire, car il n’y a que comme ça, que je m’y repérais. J’ai personnifié être et avoir qui sont pour moi les deux rois de la grammaire française. Si on ne les a pas compris, on ne peut pas aller au-delà. Quand je vois des gamins qui apprennent le passé composé, alors qu’ils n’ont pas connaissance de ce qu’est « avoir », dans sa réalité, qui est un vrai salopard, qui nous tend des pièges dans toutes les phrases... il y a des choses qui ne vont pas.

[Applaudissements]

OM : On est marqué au fer rouge par ces difficultés du départ. J’aurais dû commencer cette table ronde en vous présentant les excuses de Christophe Rousseau qui devait être là. Il a eu un AVC et il est dans une situation difficile. S’il avait été là, il vous aurait raconté l’histoire de sa fille, Juliette, que vous pourriez présenter, Anne-Marie, car vous l’avez suivie dans votre association Plus Jamais Zéro, que vous avez créée pour accompagner ces enfants qui connaissent aujourd’hui ce que vous avez connu il y a 30 ans.

AMG  : Oui, une pensée pour Christophe qui est entre la vie et la mort. C’est arrivé vendredi soir. C’est le papa de Juliette. Un monsieur extraordinaire qui connaît bien lui aussi le parcours du combattant et qui est arrivé par le bouche à oreille, avec sa petite fille. J’ai cru sur le coup qu’elle était maquillée, tellement la bouche, du nez jusqu’au menton, était d’un rouge écarlate. Quand il est entré, il m’a

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dit « je suis désolé de vous amener ma fille comme ça, je ne sais plus où aller. Ma fille est en train de se manger de l’intérieur... ». Cela ressortait à l’extérieur : elle était tel-lement stressée et mal de ne pas avoir accès, ni à la lecture, ni à l’écriture... Quand je l’ai connue, elle était en CM1. Je lui ai demandé ce qu’elle venait chercher. Elle m’a dit qu’elle ne savait pas lire. Je lui ai dit que j’allais essayer de l’aider. Je lui ai dit « Mais qu’est-ce qui se passe, pourquoi es-tu dans cet état-là ? ». Elle m’a répondu : « Je ne veux pas qu’on me regarde, alors je me défigure ».« Tu pars à l’envers : si tu te défigures, tout le monde va te regarder ! On ne voit que ça : que ce rouge que tu as autour de la bouche. ». « S’il te plaît, aide-moi ! »

Quand on se rend compte qu’un enfant est malheureux comme ça, on ne peut pas lui mentir. On a commencé une remédiation, qui a été un peu plus longue que pour les autres enfants qui passent à Plus jamais zéro. J’ai su un peu plus tard que cette enfant-là, quand elle est sortie, a dit à son papa : « Tu vois, il y a enfin quelqu’un qui me comprend ». Depuis, elle va mieux. Elle sait lire. Elle sait écrire. Elle va en-trer en sixième l’année prochaine. Elle a encore quelques difficultés dans les lectures d’énoncés... Évidemment, quand on a un énoncé de 3 km...! Qu’on leur donne plutôt des énoncés courts ! Qu’on leur demande de calculer, point! On peut aider. Juliette va mieux. Ce qui arrive à son papa ne va pas faciliter les choses. Je voulais juste souligner le fait que Juliette n’a pas appris en 9 mois – c’est à peu près le temps qu’il faut pour faire les choses bien. Au mois d’octobre, elle savait déjà lire, m’avait dit son père. Je lui ai présenté un bouquin. Il était écrit : « la péniche descend la rivière ». Elle jette un petit coup d’œil et lit : « le bateau descend la rivière ». « Ce n’est pas mal, on y est presque... mais ce n’est pas ce qui est écrit ». Et Juliette com-prend qu’il faut qu’elle décode. Il faut repasser par là. Elle est en train de reprendre conscience du mot, ce que la méthode globale ne permet pas.

Moi, elle me faisait rêver, la méthode globale. Mais ça ne m’a pas aidée à apprendre à lire. Cette méthode de lecture, on pense qu’elle va servir à apprendre à écrire. En tout cas, avec mes yeux d’enfants, je me disais, chouette, je vais apprendre à lire donc je vais savoir écrire. Mais non. Ma mère me disait : « Tu n’as qu’à lire ; lis, tu sauras écrire ! » Mais non. Des dictées, on peut en faire des kilos. Si on n’a pas la clef : comment fait-on ?

OM : Je vais passer la parole maintenant à Valérie Lemaitre-Coevoet qui est professeur des écoles. Ça fait 20 ans que vous enseignez à l’Éducation nationale. Vous faites partie d’une famille qui a largement contribué à grossir les rangs de l’Éducation nationale. Donc, vous baignez dans ce milieu. Et pourtant quand vous avez été confrontée à des problèmes avec vos enfants, vous avez été très étonnée.

Valérie Lemaitre-Coevoet : Effectivement, je suis enseignante. Mais cela fait quelques années que je suis en maternelle. En élémentaire, je me posais déjà des questions. On se demande comment on va arriver à aider tous ces enfants. La maternelle, c’était les prendre au départ, et pour moi, c’était plus simple. Maintenant, j’ai deux enfants, l’un de 14 ans qui est en quatrième, et l’autre qui a 12 ans et qui est en sixième. Tous les deux ont eu des parcours très difficiles à l’école. L’aîné, en maternelle, n’aimait pas le

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graphisme. Je me disais : « c’est un garçon ». Il était cochon… « c’est un garçon »... [rires].

En CP, grand soulagement : il a appris à lire tout de suite ; il était très performant en mathématiques. Nous étions extrêmement contents, on s’est bien rapproché – car c’était difficile à la maison pour tout le reste : il ne s’habillait pas bien... Je suis allée voir des coachs du comportement pour qu’on essaie d’arranger tout ça. En CE1, c’était pas mal. En CE2, il était toujours très bon élève, mais la maîtresse me dit « Regardez, c’est un cochon ». Je le voyais bien. Mais comme aux évaluations nationales, il était le meilleur de la classe, on faisait avec !

En CM1, il n’a pas eu une maîtresse très « tradition-nelle ». Là, il a été un peu plus perdu, parce qu’il n’y avait pas les mêmes exigences, il n’y avait pas le cadre dont il avait besoin. Nous sommes allés chez une graphothé-rapeute, qui m’a dit qu’il ne fallait pas le faire recopier, qu’il fallait le laisser écrire. J’ai arrêté. On a changé de graphothérapeute : en séance, il écrivait très bien ; la séance d’après, il n’a même pas reconnu ce qu’il avait écrit. Il n’appliquait pas ce qu’il faisait en séance. La graphothérapeute disait qu’il fallait du temps. Mais à l’école, quand il copiait un texte, il y avait 32 fautes dans la copie, c’était un peu inquiétant. On a laissé comme ça.

Un jour chez l’ophtalmologiste, je vois une affiche : « J’écris comme un cochon, je mange salement, je ne sais pas m’habiller, je suis nul en sport ». Je lui ai dit « Mais c’est toi ! » Il m’a répondu qu’il n’était pas nul en sport – mais au bout de 5 ans de natation, il n’avançait pas beaucoup.

Tout ça correspondait à la dyspraxie. J’appelle vite l’association DMF1. De là, je fais un bilan chez l’ergothérapeute, chez l’orthophoniste et un bilan chez le neuropédiatre, qui nous dit que notre fils est dyspraxique, mais qu’il n’a pas de lésions au cerveau. Il a fait de l’ergothérapie, pour passer sur le clavier. Ça n’ar-range pas son écriture, mais il écrit sur l’ordinateur. Il a fait un bilan chez la psy-chologue : il est précoce; c’est pour ça qu’il compense énormément. Mais il est aussi

1 Dyspraxique Mais Fantastique est une association d’information et d’aide aux dyspraxiques.

Enseignante, Valérie Lemaitre-Coevoet (à gauche) a eu les pires difficultés à faire reconnaître le handicap de son fils, dyspraxique, à l’institution scolaire.

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en dépression. Je comprenais mieux pourquoi le soir en rentrant de l’école, pour faire les devoirs, il pleurait ; pour aller se laver, il pleurait... Quand on a su qu’il était dys-praxique, tout le monde a été un peu soulagé. Son père a eu du mal à l’accepter. C’est un peu un handicap. On n’a pas fait des enfants modèles... Comme c’était le premier, j’ai focalisé toute mon attention sur cet enfant.

La seconde ne voulait pas aller à l’école, depuis la toute petite section. Comme j’étais institutrice en maternelle, je trouvais ça bien, l’école. Je lui disais qu’elle allait faire plein de choses, avoir des copines... cela ne s’est pas passé comme je pensais. Et je ne l’ai pas vu tout de suite. Au mois de mai, quand la maîtresse m’a demandé si ma fille était sourde: « Quand je l’appelle dans la classe, elle ne vient pas », je lui ai répondu non. Un matin, je suis restée cinq minutes pour voir comment cela se passait – je n’osais pas trop rester vis-à-vis de l’instituteur. Et en effet, ma fille était tétanisée au milieu de la classe et ne bougeait pas. L’école commençait mal...

Heureusement, l’année suivante, elle a eu une maîtresse plus avenante qui l’a prise sous son aile. Elle était dans une classe à double niveau : elle s’occupait des autres qui étaient plus petits. Elle était toujours dans ce rôle. Je me suis dit qu’elle serait peut-être infirmière ou assistante sociale...

En maternelle, elle faisait des caprices à moi – pas à son père. On a été chez la psy-chologue : « oui, Madame, il faut couper le cordon... ». [rires] Elle a toujours eu son doudou, elle suce ses doigts. À 11 ans, c’est toujours pareil. On met toujours ça sur le compte d’autre chose... En CP, au bout de 2 mois, elle ne voulait plus aller à l’école. La remplaçante faisait ce qu’elle pouvait : si on n’est pas formé pour s’occuper des CP, c’est un peu compliqué... Je suis allée voir la maîtresse ; je suis allée voir l’inspection – étant enseignante, je me suis dit que je pouvais aller voir l’inspection pour aider cette enseignante qui n’y arrive pas avec ses CP. Et là, on m’a dit : « 4 mois dans une scolarité, ce n’est rien ».

OM : Évidemment, ce sont des problèmes très différents qui sont exposés. La dysor-thographie, la dyslexie, la dyspraxie, etc. Par contre, ce qu’il y a de commun, c’est la dif-ficulté à voir les problèmes chez un enfant, que l’on soit parent, que l’on soit professeur, que l’on soit spécialiste. Les problèmes sont multiformes. C’est difficile d’avoir une réponse. Et si l’on s’organise aujourd’hui, c’est pour essayer de faire en sorte que moins d’enfants arrivent avec des troubles, lorsqu’il s’agit de troubles légers. Les troubles de vos enfants sont des troubles beaucoup plus lourds.

Dans tous ces exemples, que vous soyez parents ou enseignants de l’Éducation natio-nale, vous allez vivre le même parcours du combattant. Vous allez connaître les mêmes difficultés, la même surdité de vos interlocuteurs à certains moments, les mêmes ré-flexions parfois aberrantes qui vous déstabilisent. Il faut en effet être conscient que les intervenants qui se prononcent n’ont pas toujours les réponses.

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Le but n’est pas d’accuser tel praticien, tel enseignant ou les parents mais de mettre le problème sur la table et d’en parler. Et je souhaitais aussi en parler avec Sonia Imloul, de l’association Respect 93. Elle connaît bien la Seine-Saint-Denis, elle y est née, elle y a monté ce projet associatif qui consiste à travailler avec des familles directement dont les enfants ont été repérés comme étant en difficulté scolaire. Si je vous ai invitée, c’est moins pour parler de l’association que pour parler des problèmes que vous rencontrez auprès de ces jeunes. Il faut savoir que les problèmes d’illettrisme sont 4 fois plus importants en ZEP que dans la moyenne des établissements.

Sonia Imloul : J’ai créé avec d’autres parents, en 2004, Respect 93 qui est maintenant également Respect 75. Nous avons maintenant la chance de travailler dans le XXème arrondissement de Paris. Avec notre équipe, nous privilégions la scolarité de l’enfant. Qu’est-ce que cela signifie dans les zones de grande pauvreté ? C’est d’abord faire en sorte que ces enfants ne tombent pas dans la délinquance. Malheureuse-ment, c’est plus souvent le cas dans ces quartiers qu’ailleurs pour de multiples raisons.

Nous nous sommes fédérés et nous nous sommes demandé comment intervenir pour construire l’avenir de ces petits et comment remettre le parent au cœur du dispositif. Le premier éducateur n’est pas l’école, mais le parent. La presse ne cesse de relayer des exemples de parents démissionnaires, déficitaires. Or ce n’est pas si fréquent.

Nous avons commencé par expliquer autour de nous en 2004 qu’il fau-drait commencer par repérer des enfants très tôt, le plus tôt possible, qui ont potentiellement un problème. Certains s’insurgent en parlant de déterminisme. Il s’agit simplement, selon moi, de bon sens. Je préfère un médecin qui va prendre le risque de m’envoyer faire une radio ou des examens complémentaires, quitte à ce qu’il n’y ait rien derrière et qui va me dire : « finalement, il n’y a rien. J’ai cru un instant qu’il y avait peut-être quelque chose », plutôt qu’un médecin qui va attendre que je sois en phase terminale pour intervenir. Dans le 93, nous nous sommes dit que dès qu’un enfant présente des signes de décrochage scolaire ou de comportement déviant ou asocial, nous intervenons directement auprès du parent.

OM : Pourquoi un enfant présente-t-il un risque de décrochage scolaire ou un compor-tement déviant ?

SI : Il existe plusieurs raisons. La première, la plus fréquente est à chercher au sein de la famille : un divorce qui se passe mal, la maladie, le chômage, des mères ou des parents toxicomanes. C’est vraiment au cas par cas. Par ricochet, l’enfant va porter le problème de la famille. Une deuxième problématique est liée à l’illettrisme. Nous l’avons souvent vu dans les familles que nous avons accompagnées.

Dans le département de la Seine Saint Denis, 63% des enfants arrivent en sixième sans savoir ni lire, ni écrire. Des parents eux-mêmes illettrés n’osent pas aller vers l’instituteur pour dire : « je ne peux pas suivre mon enfant, car moi-

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même, je ne sais pas lire ». C’est un pro-blème autant pour l’enfant que pour le parent. Le lien va se déliter. Lorsqu’on vous convoque via le carnet de corres-pondance, c’est rarement pour annoncer de bonnes nouvelles. Si vous ne savez pas lire, comment voulez-vous savoir que vous êtes convoqué, que votre enfant ren-contre des soucis. Souvent, il se produit un renversement d’autorité. C’est l’enfant qui va porter son parent. L’école considé-rera alors que « ce parent est défaillant, il ne suit pas son enfant, il ne l’accompagne pas, on ne le voit pas. » Je mets au défi quiconque d’aller vers un instituteur pour lui dire : « je suis comme mon enfant : je

ne sais ni lire, ni écrire ». Le drame est que cela se passe en France. Nous avons des moyens, il existe des forces vives comme Madame Gaignard ou Olivia avec qui j’ai déjà longuement discuté de ces questions.

Nous pouvons aujourd’hui aider ces enfants, en les repérant, en essayant de créer un lien avec le parent, sans le maintenir artificiellement de classe en classe, pour pouvoir le « dégager » artificiellement à partir de 13 ans. Or c’est exactement ce qu’il se passe. L’école est obligatoire jusqu’à 16 ans, mais les enfants poly-exclus qui ne savent ni lire ni écrire en sixième ou en cin-quième disparaissent bien avant 16 ans. Où sont-ils ? Que deviennent-ils ? Nous avons eu l’occasion de rédiger un rapport sur les questions d’illettrisme. J’ai posé la question à certains élèves :

• Mais enfin, ton professeur s’est bien rendu compte que tu ne savais ni lire ni écrire ?

• Oui, mais il m’a dit que c’était normal, que ce n’était pas grave, que de toute façon, je ferai autre chose.

À une petite fille très mignonne à laquelle je posais la question :• Pourquoi tu ne lis jamais ? • Ben, parce que je ne sais pas lire.• Comment fais-tu pour rendre tes rédactions ?? • Ben, je ne les rends pas. J’ai des moyennes négatives.

Je le dis et je le répète : la question de l’intervention précoce, ciblée doit vraiment, à mon sens, être une question fondamentale. On ne doit pas laisser des enfants de 4, 5, 6 ans perdre le fil de l’école.

L’école républicaine est une chose extraordinaire. Vous savez que c’est une arme de sa-

Sonia Imloul, présidente de Respect 93 témoigne : en Seine-Saint-Denis, 63% des élèves entrent en 6ème sans savoir ni lire, ni écrire.

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voir écrire. Armons nos enfants. Ce n’est pas forcément ce qui est fait dans ces quartiers défavorisés. Tout cela n’arrive pas qu’en Seine-Saint-Denis. C’est la même chose dans des zones rurales ou urbaines, par exemple à Saint-Lô où je me suis rendue récemment.

Qu’est-ce que cela signifie ? Au prétexte de ne pas être très riche, on ne peut pas ap-prendre à lire et à écrire ? Je dis non. Il faut penser une politique différente et qu’on intervienne le plus tôt possible, pour ne plus entendre ce que j’ai entendu encore avant-hier : « cet enfant de 6 ans est déjà condamné ».

OM : Je vais reprendre mon rôle très désagréable, car je suis également la gardienne de l’heure. Nous allons maintenant vous laisser la parole à vous la salle.

questions de la salle

Question à Sonia Imloul : Comment entrez-vous en contact avec ces familles ?

SI : Nous avons deux façons de faire. Nous avons des accords avec le Conseil Général de Seine-Saint-Denis, et nous avons la possibilité d’entrer dans les écoles. Nous avons créé le « Bureau des Parents ». Nous sommes l’intermédiaire entre le parent et l’en-fant. Dès qu’un enfant présente des signes de décrochage, nous invitons via le carnet de correspondance, mais également par téléphone – car nous avons remarqué qu’il y avait des parents qui ne savaient pas lire – à venir nous rencontrer. À partir de là, nous établissons un diagnostic de ce qui ne va pas au sein de la famille, de façon ciblée, et nous prenons à bras le corps, selon le modèle canadien, et surtout pas dans la pres-cription, le problème de la famille. Comme c’est un échange de bons procédés, cette famille s’engage à mettre en place les moyens – ça peut être de se faire accompagner psychologiquement, mais encore une fois, c’est vraiment au cas par cas – de tirer sa famille vers le haut, et d’avancer avec son enfant. Nous avons

des cas de mamans qui ne savent ni lire, ni écrire. Des femmes de notre association forment ces mamans, de ma-nière accélérée. On les réé-duque en quelque sorte. Et elles le disent elles-mêmes.

À Paris, c’est un peu différent. À la demande du préfet de police, M. Michel Gaudin, nous intervenons via les commissariats également. Un primo-délinquant, quand il est attrapé, la famille a la possibilité de nous contacter tout de suite –

Ne pas savoir lire à l’école : une souffrance qui frappe toutes les familles.

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soit le commissariat, soit la famille – et on intervient de manière ciblée, pour que l’enfant ne décroche pas scolairement, et pour certains, ne devienne pas délinquant.

Question à Nelly Daviau : Je m’intéresse, avant de vaincre l’illettrisme, à sa préven-tion. Je vois bien que vous êtes une mère très impliquée, qui a tout de suite emmené son enfant chez l’orthophoniste... Vous êtes un parent cultivé. Je voulais savoir si votre enfant avait lu, petite, voire tout bébé, feuilleté des livres d’images.

ND : Valentine a toujours pris des livres, regardé les images. Et avec mon mari, nous avions pris l’habitude avec nos aînées de lire une histoire. Chaque soir, même si cela ne durait pas très longtemps. Du coup Valentine, dès le plus jeune âge, a toujours regardé les livres, les dessins... ça l’a vraiment intéressée, autant que ses sœurs, d’ailleurs.

Salle : Bonjour, je suis Franck Ramus, chercheur au CNRS, je suis spécialiste des troubles de l’apprentissage. Je réagis puisqu’il y a plusieurs troubles qui ont été évoqués. La fille de Madame Daviaud, qui a visiblement un trouble du langage et une dyslexie. Madame qui a parlé de dysorthographie. Madame qui a parlé de dyspraxie. Ce que je n’ai pas bien compris, c’est que, en filigrane, soit implicitement, soit explicitement, pour ces différents cas, des méthodes d’enseignement ont été mises en cause. Et je n’ai pas bien compris les éléments qui permettaient de les mettre en cause. Par exemple, pour ce qui est de la fille de Madame Daviau, on a bien compris qu’elle avait un trouble du langage qui s’était manifesté dès la moyenne section de la maternelle. Donc ça, ce n’est pas la conséquence des méthodes de lecture en CP. On est bien d’accord. On sait bien que les troubles du langage engendrent des difficultés dans l’apprentissage du langage écrit.

Après, il y a effectivement tout le problème de savoir comment l’école prend en compte les cas de dyslexie, et là, il y aurait beaucoup de choses à dire. Mais on ne peut pas dire que le problème de votre enfant ait été engendré par les méthodes d’enseignement. On peut faire la même remarque pour la dyspraxie du garçon de Madame. La dyspraxie n’est pas la conséquence de quelque méthode que ce soit.

Pour ce qui est de la dysorthographie, Madame l’attribue aux méthodes d’enseigne-ment qu’elle a subies. C’est peut-être vrai, peut-être pas. La dysorthographie est aussi un trouble spécifique des apprentissages. Si vous ouvrez l’expertise collective de l’In-serm publiée en 2007, la dysorthographie fait partie des troubles de l’apprentissage qui peut avoir une cause biologique, tout autant que la dyslexie. Elle n’est pas nécessaire-ment associée à la dyslexie.

Tout ça pour dire, que sur ces cas particuliers, il n’est pas évident d’attribuer une cau-salité à des méthodes d’enseignement.

AMG : J’entends. C’est justement le gros problème entre la dyslexie et la dysorthogra-phie, c’est pour ça aussi que je suis là : il faut arrêter de faire l’amalgame des deux. On est dysorthographique, et ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les neurosciences, quand

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on a été dyslexique. Quand l’orthophoniste a fait son travail, l’enfant a pris un certain nombre de repères dans le temps et dans l’espace, elle a pilonné les sons « eil » de soleil, « euil » d’écureuil, jusqu’à plus soif. Il n’empêche qu’il est forcément dysorthographique. C’est lié à sa dyslexie. Mais je ne vous autoriserai pas à dire que la dysortho-graphie seule n’existe pas. C’est prouvé. Je n’ai jamais été dyslexique.

Frank ramus : On est tout à fait d’accord. La dysorthographie seule existe. Ce que je dis, c’est que ce n’est pas nécessairement la conséquence d’une mauvaise méthode d’ensei-gnement.

AMG : Bien sûr que si : que voulez-vous que ce soit d’autre ? Dans ma famille, tout le monde est instit...

Fr : Visiblement vous ne sem-blez pas considérer d’autres hypothèses.... ça peut être dû à un trouble d’origine bio-logique, tout comme la dys-lexie, mais qui affecte l’ap-prentissage de l’orthographe, plutôt qu’à l’apprentissage de la lecture.

AMG  : On m’a passée au crible...

OM : Le principe n’est pas de faire une démonstration. Ce sont juste des éclairages sur des cas. Après, la position de SOS Éducation, et d’autres, vous est claire : en utilisant certaines méthodes, on pour-

rait éviter que beaucoup d’enfants aient des problèmes, et leur permettre de mieux maîtriser la lecture. Des scientifiques le disent à l’étranger. On aura l’occasion d’avoir ce débat avec les interventions des Anglaises et avec vous-même, Franck Ramus. Mais n’anticipons pas. Le but de cette table ronde n’était pas de faire une démonstration, mais juste des éclairages de parents, de responsables d’associations.

Salle  : Je suis maman de 3 enfants, j’ai une formation de professeur de lettres clas-siques. Aujourd’hui, je travaille dans la formation professionnelle continue, où nous luttons aussi contre l’illettrisme. Je suis là en tant que maman, mais aussi en tant que personne qui travaille dans la formation professionnelle continue et qui est de l’autre côté, maintenant. J’ai une petite fille de six ans, qui est entrée au CP, et qui apprend à

Parents, professionnels et spécialistes ont contribué à faire de cette journée un événement exceptionnel où tout a pu être dit.

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lire avec la méthode Justine. C’est en consultant le site de SOS Éducation que cela a profondément résonné en moi. En entendant les mamans et Anne-Marie Gaignard, encore plus : ma fille dort avec un diction-naire. Elle ne sait pas lire. Nous sommes au mois de février, elle ne sait tou-jours pas lire, elle est dégoûtée. Pour moi, c’était un grand choc, puisque j’ai tou-jours adoré lire. Je pense à Madame Lemaitre, qui elle-même est enseignante, ça a dû être un grand choc pour elle de voir que ses enfants avaient eu des difficultés à l’école. C’est mon aînée. Je suis allée voir la maîtresse, qui m’a dit qu’elle était peut-être précoce et m’a conseillé d’aller voir un psychologue. Ce qu’on a fait. On verra ce que ça donnera. Je réagis de manière assez vive à ce que vient de dire ce chercheur : il y a des méthodes de lecture qui sont en cause. Et effectivement la méthode syllabique, ça marche.

Salle  : Je m’appelle Brigitte Étienne, je suis orthophoniste et je suis très sensible à la souffrance, et des parents et des enfants. Je suis à la retraite depuis un an, mais je travaille 40 heures par semaine : j’ai à peu près 80 rendez-vous par semaine. Et je suis très sensible à la souf-france de ces enfants qui partent en septembre avec une espérance : « je vais apprendre à lire » et je les retrouve au mois de janvier complètement désespérés. Les mamans ne comprennent pas, les papas sont désespérés... Cette souffrance n’est pas prise en compte suffisamment. On les envoie chez les psychologues, on étiquette les enfants, et je ne suis pas sûre que les étiquettes de dyslexique, de dyspraxique, de dysorthographique soient appliquées comme il faut. Je refuse de mettre des étiquettes au départ. On attend, on travaille ensemble et après on ver-ra. Les vrais dyslexiques se révèleront quand on aura d’abord essayé de remettre le code en place.

Salle : Bonjour, je suis également maman d’une enfant qui souffre d’un trouble de l’apprentissage, mais là n’est pas l’objet. Il y a beaucoup de témoignages et c’est important. Il y a un thème qui a été abordé et qui est fondamental, c’est la détection précoce des difficultés, quelle que soit la nature de ces difficultés. Et je voudrais savoir ce qui est fait aujourd’hui dans les écoles...

Plusieurs intervenants en même temps : « Rien ».

Et quelles seraient les actions à mener pour aider ces enfants dont l’avenir est condamné parce qu’il n’y a pas d’action...

Salle  : Pourrais-je répondre à la dame ? Je me présente, je suis maître E et je travaille dans un Rased2. Le maître E, c’est celui qui travaille avec la psychologue scolaire pour détecter les enfants en grande difficulté scolaire. On cherche des solutions avec la famille. On travaille au sein

2 rASED = réseaux d’Aides Spécialisées aux élèves en Difficulté.

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d’un réseau. On est appelé dans les classes. On fait des tests. On essaie de trouver des solutions. Je suis aussi confrontée à la violence et au grand mal-être des enfants. On voit différentes classes. Il y a différentes méthodes d’ensei-gnement de la lecture. Et les résultats sont extrêmement différents d’une méthode à une autre. Réellement. De tout ce que j’entends des parents, on a l’im-pression que la lecture relève de la magie. Mais il n’y a rien de magique !

Si les parents jouaient déjà avec les sons, avec leurs enfants, à faire le bruit des lettres, et à associer deux bruits ensemble : l’enfant comprendrait le mécanisme. L’enfant ap-prend en jouant. Et ça on l’oublie : on est tout le temps dans la performance, on attend toujours des résultats d’un enfant alors qu’on a besoin qu’il joue pour pouvoir se déve-lopper, et apprendre en jouant.

Salle : J’ai une petite remarque de papi, parce qu’il faudrait bien que les papis prennent la parole. Je l’ai vu avec ma petite fille, et elle me paraissait coincée dans son évolu-tion au CP. Je lui ai demandé de lire une affiche de cinéma. Et je la voyais concentrée comme ce n’est pas possible. Et elle essayait de deviner le sens des mots. Et je me suis dit : danger ! Parce que quand on lit, c’est un peu comme quand on danse, il faut se laisser aller. Et on se laisse aller quand on lit par syllabes. Même si on ne comprend pas le mot, on le lit. Et la plupart du temps on ne le comprend pas d’ailleurs. Alors je lui ai dit : « Surtout fais plaisir à ton papi adoré, lis par syllabes ». Elle répond : « oui, mais la maîtresse... » J’ai tout de suite arrêté là car la méthode globale ou semi-globale, c’est un désastre. Il faut le dire, ça. C’est trop simple de dire que ça dépend de la psy-chologie d’untel. Ma petite fille va un peu mieux dans la lecture. Grâce à son papi...

[rires et applaudissements]

Salle : Bonjour, je suis native d’Algérie. J’ai eu un parcours au départ très difficile. À l’âge de 7 ans, je savais à peine lire et écrire le français. Ça a été un parcours ressemblant à celui d’Anne-Marie Gaignard. Je me suis efforcée, grâce à une maman qui était endurante, d’apprendre le français. Et plus encore, car j’ai réussi à avoir un CAP d’aide-comptable et je suis arrivée à la Ville de Paris. Ça a été un combat, mais il y a eu une récompense. Mes enfants n’ont malheureusement pas eu le même parcours. Ils ont été en difficulté. On a pensé au départ que mon fils était dyslexique. Mais ce n’était pas le cas. On l’a mis dans des structures très difficiles, de type hôpital de jour, puis EM Pro3, ce qui a été une souffrance pour lui comme pour nous, parents. Je me demande comment on a pu en arriver là... Si mes enfants ont eu des difficultés monstres pour s’insérer dans la vie active. Aujourd’hui, existe-t-il des aides permettant aux enfants d’identifier leur handicap ?

OM : Nous n’allons pas pouvoir répondre, ni prendre d’autres questions.

3 Les Externats Médico-Professionnels accueillent des adolescents et de jeunes adultes, présentant une déficience intellectuelle légère ou moyenne pouvant être associée à des troubles de la personnalité et/ou du comportement mais pour lesquels des actions de formation sont envisageables.

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LE DéFI DE L’éCOLE PrIMAIrE

Olivia Millioz : Ancien garde des Sceaux, aujourd’hui député européen, maire du VIIe arrondissement, je vous ai demandé d’intervenir car je tenais absolument à ce qu’une femme ou un homme politique, pour lequel vaincre l’illettrisme a un sens personnel, s’exprime au cours de ce colloque. Vous en êtes l’exemple. Et je vous remercie d’être venue.

rachida Dati : Vous avez raison de le pré-ciser : vaincre l’illettrisme est indis-sociable de mon parcours, aussi bien personnel que professionnel, pour de nombreuses raisons ; déjà par les actions militantes que j’ai pu engager. Il s’agit d’actions trans-partis. Je ne suis pas venue vous parler au nom d’un parti ou d’un en-gagement politique, mais d’un engagement personnel, mais aussi collectif.

Vous êtes soutenus par des bénévoles, par des anonymes, dans un combat qui contribue à la cohésion de notre société. Aujourd’hui, vous le savez bien, ne pas sa-voir lire et écrire est un véritable handicap. 20 % des enfants arrivent en sixième sans savoir ni lire, ni écrire... Les fon-damentaux s’acquièrent en CP, et pourtant ils arrivent en sixième sans les avoir ac-quis. 40 % des enfants de sixième ne maîtrisent pas les fondamentaux qu’ils ont appris en CP. Je me suis engagée, auprès d’associations mais aussi auprès de personnalités.

Je l’ai fait dans les quartiers où je suis née, dans les quartiers populaires. Mes parents ne savaient ni lire ni écrire, et mon père a appris à lire et à écrire avec nous, lorsque nous étions en CP. Il apprenait l’alphabet en même temps que nous. C’est ainsi qu’il s’est inséré. Maman ne savait ni lire, ni écrire. Elle était beaucoup plus portée sur l’édu-cation de ses enfants. Ça a été un combat à chaque fois. Même quand nous étions au collège, on donnait des cours à ceux qui étaient en école primaire. Et quand on

rachida Dati, ancien garde des Sceaux, est aujourd’hui député européen et maire du VIIe arrondissement de Paris. Mère d’une petite fille qui vient d’entrer à l’école, elle a lancé, à la mairie, le premier salon du livre des tout-petits et de la jeunesse, en 2010. Elle s’est battue aux côtés du collège-lycée Sainte-Jeanne-Elisabeth pour que cet établissement de l’arrondisse-ment obtienne le label « Internat d’excellence ».

Rachida Dati a salué la mobilisation du public pour lutter contre l’illettrisme à l’école.

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était au lycée, on en donnait à ceux qui étaient au collège et à l’école primaire. Et aux mamans. Car je considère que n’avoir ne serait-ce que quelques rudiments est indispensable pour la cohésion, l’insertion, l’intégration. Dans une société en crise, où l’on essaie d’opposer les uns aux autres, les communautés les unes contre les autres, quand vous êtes engagé contre l’illettrisme, vous vous rendez compte que c’est non seulement un facteur d’intégration, mais c’est une valeur fondamentale de notre pays. On parle des valeurs de la République, certains parlent de civilisation, moi je parlerai de fondamentaux essentiels pour avoir un destin commun. On peut être différent et avoir des valeurs communes qui nous amènent à avoir un destin commun. Et ce destin, c’est d’avoir un parcours comme le mien, même si mes parents n’avaient pas l’origine, ni la condition sociale qu’on pourrait imaginer. Moi, je crois en ce pays, je crois en ses valeurs, je crois au parcours républicain. Et vos actions sont vraiment des actions républicaines. Le soutien scolaire, j’y tiens. Le tutorat, j’y tiens.

J’ai réalisé beaucoup d’actions avec l’AFEV1, une association étudiante. Il s’agit d’étu-diants qui se mettent au service d’élèves pour du soutien scolaire, mais aussi pour des décrocheurs scolaires, ou pour des enfants qui sont sans formation ni qualification, pour les aider à rédiger un CV, pour se préparer à un entretien d’embauche, pour les aider à trouver une formation ou un apprentissage. C’est ça aussi, vaincre l’illettrisme.

Comme magistrat, également et ce, bien avant d’être garde des Sceaux, en dépit de quelques divergences idéologiques, j’ai donné beaucoup de moyens, d’actions et d’as-sistance au GENEPI2, - qui mène des actions d’éducation, d’alphabétisation au sein des centres pénitentiaires-, notamment pour les mineurs, pour mettre en place des cours d’alphabétisation... pour que ces enfants ne perdent pas les fondamentaux. À un moment donné, ils sortent de prison et il faut les réinsérer.

Je ne suis pas pour le laxisme, mais pour la prévention et l’insertion ! Plus on prévient, plus on évite la récidive et c’est le seul moyen de réinsérer. Avant même de parler de soutien scolaire, il faut d’abord maîtriser les fondamentaux.

Je ne peux qu’être à vos côtés, pour vous soutenir dans vos actions, dans vos engagements. Et au-delà des aspects de politique politicienne, il s’agit d’actions essentielles à la cohésion de la société. Toutes les études le disent : les enfants qui ne maîtrisent pas les fondamentaux finissent même par avoir des difficultés psychologiques. J’ai beaucoup travaillé avec le pédo-psychiatre Philippe Jeammet. À propos de l’illettrisme, il dit que souvent les troubles psychologiques sont liés au fait que les enfants ne maîtrisent pas les fondamentaux. À l’école, mais aussi dans la vie.

1 L’Association de la Fondation étudiante pour la Ville met en relation des étudiants et des enfants issus des quartiers défavorisés, pour du soutien scolaire ou des projets collectifs.

2 Le Groupement étudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées rassemble 1300 étu-diants bénévoles qui interviennent chaque semaine dans plus de 80 établissements pénitentiaires pour proposer du soutien scolaire et des activités culturelles et socio-éducatives

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Je ne peux que soutenir vos actions et je tenais à être avec vous. Non pas pour faire un discours protocolaire, mais pour y mettre beaucoup d’engagement personnel. Mais surtout, ce n’est pas moi qui compte : regardez le monde dans cette salle. Sans vous, on ne pourrait pas y arriver. Vous êtes nombreux dans cette salle à œuvrer tous les jours à la cohésion de cette société, à l’insertion de nos jeunes et de nos enfants. Quand on voit le taux de chômage des jeunes, le taux de décrochage scolaire, c’est que le système scolaire n’est pas forcé-ment adapté à certains enfants.

[Une réaction de la salle sur les baisses d’effectifs votées par la droite et le manque de moyens]

Là d’où je viens, j’ai connu la sectorisation. J’étais favorable à la fin de la carte scolaire. Là où je vous rejoins – et je vous invite à lire le rapport de la Cour des comptes-, c’est sur la manière dont nous avons mené la réforme de la carte scolaire, qui n’était pas forcément celle envisagée au départ. Il y a des corrections à faire. La carte scolaire était un moyen de répartir les moyens sur tout le territoire pour que tout le monde ait la même éducation.

Vous parlez de « la droite ». Je suis très à l’aise sur ces sujets. J’ai connu la gauche, dans les quartiers popu-laires. Y compris dans les collecti-vités. Qu’est-ce qui s’est passé ? À un moment donné, les quartiers ou-vriers, les quartiers populaires se sont communautarisés, ghettoïsés. J’ai connu les quartiers ouvriers. Petit à petit, il y a eu de plus en plus de chô-mage. Et ces quartiers sont devenus une concentration de difficultés. On se retrouvait avec un immeuble dont tous les enfants étaient dans la même classe. Vous parlez du problème des effectifs, je suis à la fois d’ac-cord et pas d’accord avec vous. Je suis d’accord, car quand vous concentrez toutes les difficultés dans une classe, il vaut mieux ne pas avoir 35 élèves. En revanche, je ne suis pas d’accord avec vous car, dans le VIIe arrondissement dont je suis maire, tous les établissements comptent plus de 30 élèves, et nous avons 100 % de réussite, tous les établissements sont excellents. Ce n’est donc pas forcément une question de moyens, ni une question d’effectifs.

C’est comme les prisons : les prisons, c’est le bout de la chaîne, quand tout a échoué.

Joseph Vaillé, logopédagogue aux côtés de Rachida Dati, maire du 7ème arrondissement et de Brigitte étienne et Françoise Cousin, orthophonistes.

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L’école se retrouve au bout de la chaîne de difficultés sociales, de prévention, d’inser-tion. On se retrouve avec 30 élèves pour lesquels l’environnement familial est dégradé, dont les parents sont au chômage, ou alors la maman est toute seule pour élever les en-fants. On a une concentration de difficultés dans l’immeuble, mais aussi dans la classe.

Aussi, comment faire ? Je suis pour une réforme de la carte scolaire, en ne concentrant pas toutes les difficultés au même endroit. Ce n’est pas normal qu’on ait des établissements où tout va bien... Ceux qui bénéficient de la dérogation sont ceux qui ont accès à l’information. Les gens qui sont un peu paumés, les parents qui ne savent pas comment faire, qui ne savent pas écrire, qui ne savent pas qu’ils peuvent demander une dérogation, ni où s’adres-ser. Ils ne savent même pas que le maire est responsable des écoles primaires.

Il faut répartir les élèves de manière plus égalitaire, de manière sociale. La droite a peut-être mal fait. Mais je peux dire aussi « la gauche a mal fait ». Mais ce n’est pas le sujet. À un moment donné, il faut un peu d’unité nationale. J’ai vécu la gauche dans les quar-tiers. Je vous invite à lire mon livre – si vous voulez, je peux vous l’envoyer. C’est objectif. À un moment donné, vous avez eu l’exclusion, la ghettoïsation, le repli communautaire...

Parce que quand on parle d’intégrisme, ce n’est pas le sujet. Quand vous vous sentez exclu, vous vous repliez sur le plus petit dénominateur, pour vous recréer une identité. Le sujet, ce n’est pas la religion, mais comment on est citoyen. La religion ne concerne pas la citoyenneté ou la nationalité. Quand on parle de problèmes d’intégration, cela concerne les enfants français. Je me bats pour cela, y compris dans ma famille politique. Dans le domaine de l’éducation, l’illettrisme va être notre premier combat.

J’ai eu deux idées, quand j’étais collaboratrice de Nicolas Sarkozy au ministère de l’In-térieur. Et je l’ai écrit noir sur blanc : les internats d’excellence et les études dirigées. J’ai un internat d’excellence dans le VIIe arrondissement et je suis très contente d’avoir fait ça. J’ai demandé une subvention pour cet internat, au conseil régional. On m’a répondu : « Nous ne favorisons pas l’excellence, nous favorisons la mixité sociale ».

J’ai 15 jeunes filles venues d’autres académies – je suis focalisée sur les femmes et les jeunes filles depuis toujours – du nord et de l’est de Paris, mais aussi de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Elles sont scolarisées dans cet internat d’excellence avec d’autres enfants de condition sociale différente. Vous ne pouvez pas imaginer comme elles ont progressé. Avec des difficultés. Nous avons fait du sur-mesure pour chacune de ces jeunes filles. C’est ça, pour moi, l’insertion et la mixité. Ce n’est pas de dire : « restez chacun dans votre coin » Et s’il y a un problème, on vous montre du doigt. Je crois à la mixité. Je crois à la République, je crois à l’insertion.

On peut dire droite ou gauche. Mais sur les sujets d’éducation et d’insertion, il faut faire un peu d’unité nationale. J’ai rendu hommage à Lionel Jospin qui a créé l’apprentis-sage, les sections techniques, les bacs technologiques, les formations professionnelles. C’est la gauche qui a créé cela. Ce n’est pas mon genre de les rejeter parce que c’est de

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gauche. Ce sont des voies qui ont permis à certains jeunes inadaptés au système sco-laire de continuer.

À mon époque, c’était CAP ou BEP puis « terminé pour vous ». Ce n’était pas possible de se raccrocher à des études après. Si on ne vous jugeait pas très bon, on vous envoyait en CAP ou en BEP. On m’a dit : « tes parents ne pourront pas te payer des études, il vaut mieux faire des sections courtes... » En plus, on dévaluait les métiers, on consi-dérait que c’était nul. J’ai connu des gens qui ont fait des CAP, BEP, et qui se sont arrêtés. L’avantage de l’évolution politique, notamment sous la gauche, c’est de dire : « on crée des sections techniques, technologiques, des formations professionnelles ». Maintenant, si vous faites un CAP, vous pouvez faire un BEP, un bac professionnel, un bac technique, un BTS, une école d’ingénieur, un IUT, une école de commerce... C’est ça aussi, l’unité nationale.

Nous sommes tous responsables. Il ne faut pas refuser le débat, ni se bra-quer. Sinon les premiers à être atteints, ce sont les enfants, notamment dans les quartiers populaires. Car généralement, on s’en fiche un peu. Pour moi, quelles que soient les personnes, quels que soient les enfants, nous avons une responsabilité vis-à-vis d’eux. Ces enfants, on va les retrouver dans notre paysage. Il faudra les soutenir, les insérer, leur donner des fon-damentaux. Je crois aux vertus de l’école – sinon je ne serais pas là. Je crois aux vertus de la formation. Je crois aux vertus de l’insertion et de l’intégration. Évitons d’être politicien. L’enjeu est trop grave.

On peut se tromper. Vous pouvez vous tromper. Là où on ne peut pas se tromper, c’est si on y met tous de la bonne volonté. C’est pour ça que je trouve que les études dirigées sont un succès. Mais ce qu’il faut renforcer, c’est l’école primaire, et notamment la lutte contre l’illettrisme. Parce qu’on n’est pas encore au point. Mais ça va être l’enjeu des années à venir, quelle que soit la famille politique. On ne peut pas laisser des gamins arriver en sixième illettrés. 40 % d’une classe d’âge, c’est énorme. Sans les fonda-mentaux, ce n’est pas possible.

[Applaudissements]

OM : On espère qu’on pourra vous donner nos lumières sur ces questions-là. D’autant que les solutions que préconise SOS Éducation avec les autres associations ne coûtent rien. Et nous aurons l’occasion durant cette journée de reparler de la question des moyens. Vous la reposerez forcément. Je précise déjà maintenant que ce que nous pensons à SOS Éducation, c’est que ce n’est pas un problème de moyens. L’illettrisme que l’on connaît aujourd’hui à la sortie de l’école primaire, on le connaissait déjà il y a deux ans, cinq ans, huit ans. Par contre, c’est le problème – pardon Madame Dati – de l’inaction politique.

rD : Quand on est au pouvoir, on a une responsabilité. Le courage, il est où ? Quand

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vous essayez d’obtenir un mandat, pour pouvoir agir. Le courage, il est là, parce que vous pouvez prendre des risques, être battu, perdre votre boulot ou une subvention, pour une association qui s’engage. Mais une fois que vous êtes au pouvoir : où est le courage ? Il est simplement dans la responsabilité. Si je suis élue, c’est que vous m’avez fait confiance. Je serais irresponsable de ne pas tenir parole. Je connais tellement de personnes, une fois parties du pouvoir, qui regrettent de ne pas avoir agi de telle ou telle manière. Le courage se manifeste avant.

Quand j’étais magistrat, j’avais le pouvoir de décision. Parfois, j’expérimentais avec des enfants sous main de justice. Je prenais un risque. La politique, on n’aime cela que si on agit. Sinon, je ne vois pas l’intérêt. Je n’étais pas prédestinée à faire de la politique. Mais agir, je le fais depuis très longtemps, surtout, en ce qui concerne l’insertion, le tutorat...

OM : Et l’école, et le parcours initial. Parce que nous, nous croyons à ce que l’on peut donner au départ à l’enfant. Bien plus qu’au tutorat, bien plus qu’aux cours de soutien. Et je sais que vous le savez en tant que maire, puisque vous avez fait des actions comme le « Salon du livre de la jeunesse et des tout petits ». Vous savez aussi que l’école peut le faire, et c’est cette chance-là que nous ne voulons pas gâcher.

rD : Il est vrai que nous avons fait à la mairie du VIIe le « Salon du livre des tout pe-tits ». C’est très intéressant, parce qu’on les amène à toucher les livres, à regarder les il-lustrations. On a organisé des ateliers d’écriture, des ateliers de calligraphie. Je trouve que c’est très intéressant. Pour aller un peu plus loin, je fais venir assez régulièrement à la mairie des troisièmes et des terminales. Je demande à des éditeurs d’apporter des livres et de faire un discours sur l’éducation, sur la nécessité de travailler et sur la nécessité de lire, car parfois vous avez des familles qui n’ont pas de livres. Et c’est plus fréquent qu’on le croit. Ce n’est pas une question d’origine sociale. Dans certaines familles, on ne lit pas. On peut parfois être découragé.

Mais, quand je reçois les nombreuses associations dont vous faites partie, et que je me rends compte de toutes les actions qui sont menées, ça nous encourage, comme diraient certains jeunes, « à ne pas lâcher l’affaire ». J’ai été ravie d’être à vos côtés ce matin. Qu’on soit de droite ou de gauche, il suffit d’être de bonne volonté : si on aime son pays, c’est qu’on aime ses enfants, et qu’on a envie que tous réussissent, qu’ils soient tous épanouis. Et pour cela, vous avez rai-son, il faut tout mettre sur l’éducation dès le départ, dans le parcours initial. Merci.

Le père de Rachida Dati a appris à lire en aidant ses enfants à faire leurs devoirs.

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TrOUBLES DE L’APPrENTISSAGE : TOUT CE QUE L’ON PEUT éVITEr

1ère Partie : L’avis des spécialistes en cabinet

Olivia Millioz : Si je vous ai de-mandé de venir aujourd’hui, c’est parce que vous avez plus de 30 ans de recul sur la question. Vous avez reçu, l’une et l’autre, des centaines d’enfants, vu des centaines de cas.Françoise, vous exercez de-puis le début à Paris. Brigitte, vous avez un point de vue ru-ral. On voulait d’abord savoir ceci : « qui vient chez vous ? »

Françoise Cousin : Cela fait plus de 32 ans que je travaille.Je vois, entre autres, beaucoup d’enfants qui viennent pour des problèmes d’appren-tissage du langage écrit. Je vois aussi des enfants qui viennent pour des problèmes logico-mathématiques. Aussi bizarre que cela puisse paraître, ce sont ces pro-blèmes logico-mathématiques qui m’ont amenée à me poser des questions.

Françoise Cousin est orthophoniste à Paris. En 32 ans d’exercice, elle a suivi des centaines d’enfants. Sa pratique lui donne un recul que peu de cliniciens s’autorisent à avoir. Quels que soient les problèmes pour lesquels ils viennent la voir, beaucoup d’enfants auraient pu se passer de rééducation si on leur avait appris dès le CP à véritablement décoder. Elle l’observe tous les jours en reprenant les bases avec eux.

Brigitte Etienne est orthophoniste depuis 35 ans et exerce en milieu rural. Elle voit de plus en plus d’élèves souffrant de difficultés sévères en lecture et en écriture. Enseignante à l’école d’orthophonie de l’Université de Tours, elle va diriger trois recherches dans des écoles primaires auprès d’élèves ayant appris à lire avec différentes méthodes. Ces recherches sont les seules études réalisées en France sur le sujet.

Brigitte étienne et Françoise Cousin, orthophonistes, osent dire qu’elles ne devraient pas voir certains enfants.

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La première question que je pose à un enfant qui vient pour un problème logico-mathématique, que ce soit au CP, en CE1, en sixième, en cinquième, c’est s’il se souvient de la méthode avec laquelle il a appris à lire. Et là, c’est assez confondant : je retrouve toujours une méthode semi-globale. Pour moi, semi-globale ou globale, même problème ! J’expliquerai pourquoi j’ai été amenée à poser cette question, car c’est une chose qui m’a absolument sidérée.

Parmi ces enfants, il y en a qui sont réellement dyslexiques, dysorthogra-phiques, et là c’est un autre problème. Sauf qu’une méthode semi-globale les fait plonger trois fois plus : ils ont déjà la tête sous l’eau, et on appuie dessus.

Ceux qui viennent parce qu’ils ont un problème pour appréhender l’écrit, on ne devrait pas les voir s’ils avaient été formés avec une autre méthode. Ce n’est pas notre rôle.

On est formé pour rééduquer des pathologies, on n’est pas formé pour faire du rattrapage scolaire. Sauf que si on laisse ces enfants comme ça, ça finit par devenir pathologique.

Là, nous sommes au mois de janvier-février. En ce moment, je vois ceux qui ont démarré le CP dans l’enthousiasme. J’en ai 4 qui viennent d’arriver. Ils ne comprennent pas. Le stock de mots appris par cœur est complet. Ils n’arrivent pas à en rajouter. Ils n’ont pas compris qu’ils pouvaient jouer avec les sons, avec les lettres. Ils sont en train de se créer un « catalogue de la Redoute » dans la tête, au lieu d’avoir un mécano avec plein de pièces et avec lequel on construit, on peut faire des mots qui existent ou qui n’existent pas. On peut jouer. Ce que disait Madame la maître E tout à l’heure.

Brigitte Etienne : Je travaille depuis 34 ans.• J’ai des enfants de plusieurs styles.• Il y a les retards de langage ;• Il y a les cheveux sur la langue ;• Celui qui dit un « crin » à la place d’un

« train ».

Ceux-là sont repérés en moyenne sec-tion. Je dois avouer que le Rased fait son boulot comme il faut : il m’envoie beaucoup d’enfants qui ont des troubles de la parole, des troubles du langage. Ils demandent leurs rendez-vous en moyenne section, je ne peux les prendre qu’en début de grande section car j’ai 9 mois d’attente, et il faut travailler pendant la grande section pour faire disparaître

Orthophoniste en milieu rural, Brigitte étienne a une liste d’attente de 9 mois.

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ces problèmes. Ces enfants-là, je les vois assez tôt. Généralement, on travaille pen-dant 9 mois, et à la fin, en juin, ils sont prêts à apprendre à lire. On a travaillé la conscience phonologique, c’est-à-dire dans « bateau » on entend « b » « a », « t », « o »... On a travaillé les sons. Et ils sont très désireux d’apprendre à lire. Si je les lâche au mois de juin, avec la méthode Justine, Ribambelle... enfin toutes les méthodes semi-globales qu’on connaît, ils reviennent au mois de janvier, et ils n’ont rien com-pris. Ils connaissent les sons oralement, ils ont fait de mauvaises associations : le b=d, début=debout … ils connaissent des stocks de mots et ils n’y arrivent pas.

Un certain nombre d’enfants n’a pas eu de problèmes de langage. Ils ont fait un CP et s’en sont sortis sans savoir vraiment bien lire. Ou en lisant simplement leur livre de lecture :

• Ceux qui ont une bonne mémoire n’ont aucun problème ;• Ceux qui ont une mémoire plus mauvaise m’arrivent en CE1 ;• Et les autres arrivent au fil des années, en CE2, en CM1, d’autres en CM2...• Plus ils sont performants en mémoire, plus ils vont arriver tard. Et plus la diffi-

culté de réparation sera importante.

Je me bats depuis 20 ans pour essayer de faire changer les méthodes de lecture, et j’ai eu un succès, je ne sais pas comment, dans une petite ville proche de la nôtre : une école publique, dont l’instituteur a changé de méthode, en optant pour la méthode syllabique « Lire avec Léo et Léa ». Cette méthode a un vocabulaire un peu recherché, mais qui est finalement intéressant, parce que les en-fants sont obligés de rechercher le sens de ces mots-là, qu’ils ne connaissent pas. Deux ans après, toute la ville voulait s’inscrire dans ce CP, puisqu’il marchait bien. L’école privée qui marchait encore en semi-globale a vu filer tous ses élèves à l’école publique. L’école privée a fini par changer de méthode ! Et maintenant, toute cette ville, qui n’a que deux écoles primaires, est en syllabique. De cette ville, je n’ai maintenant que les vrais cas de dyslexie.

• Sur mes trois dernières années d’exercice, pour dire les choses concrètement, j’ai reçu 45 élèves de CP. Sur ces 45 élèves de CP en difficulté, il y en a 3 qui ont eu une méthode syllabique. Et ils étaient en vraie difficulté de lecture et ils correspondent à ce que Monsieur Ramus observe dans les vraies dyslexies, c’est-à-dire qu’ils ont un cerveau qui ne marche pas comme les autres car il y a des connections qui ne se font pas bien.

• Sur 25 élèves de CE1 cette année, j’en ai un sur 25 qui a eu une méthode sylla-bique. Tous les autres ont eu des méthodes semi-globales.

• Sur mes 18 élèves de CM2 de cette année, je n’en ai aucun ayant appris avec une méthode syllabique.

Je ne fais pas une corrélation systématique, mais j’ai quand même fait 3 études à l’université de Tours avec mes étudiantes. Des mémoires faits de façon pas très officielle, car au départ, ce n’était pas dans l’air du temps, en 2005. Ils ont montré

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sérieusement que la méthode syllabique convenait à tout le monde, même aux enfants qui sont en situation de bilinguisme, même aux enfants qui sont en difficulté scolaire.

Dans la première étude, il y avait même une enfant dont le pédiatre avait dit qu’elle n’apprendrait jamais à lire, à cause d’un trouble du cervelet. Elle a appris à lire. Elle lisait plus lentement que les autres, mais elle déchiffrait. C’est sûr que le problème de mémorisation des mots étant important, elle ne comprenait que les mots qu’elle avait en stock de vocabulaire, mais n’empêche qu’elle pouvait déchiffrer tout. Et dire : « ce mot-là, qu’est-ce que ça veut dire ? ».

Le problème, c’est que les enfants maintenant me disent « je ne connais pas ce mot-là, je ne l’ai pas appris à l’école ». Je suis horrifiée.Pour en venir au problème de l’illettrisme, j’ai eu un enfant de CM2 qui m’a été adressé. La maîtresse me dit qu’il est intelligent - j’ai un très bon rapport avec les enseignants, sauf quelques - uns qui sont des farouches partisans de la méthode semi-globale. Cette maîtresse lui fait redoubler son CM2 parce qu’on va pouvoir l’en sortir. Je le prends en charge, sur un deuxième CM2. Je lui donne le code, tout simplement : ce signe-là fait ce son-là. Je ne pilonne pas. Je joue. J’ai créé un jeu qui s’appelle « Rigo-lettres », pour justement passer par le jeu et dédramatiser. Je lui apprends à lire, je lui apprends aussi à écrire, dans la foulée. Il fait une sixième un peu délicate. Aujourd’hui il est en bac pro plasturgie, il marche du tonnerre et veut faire un BTS l’année prochaine. Trois ans après que je l’ai sorti d’affaire, son père m’appelle et me dit : « il a vraiment réussi, il passe en quatrième. Est-ce que vous pouvez m’apprendre à lire ? ». À 45 ans, le papa est venu pour que je lui apprenne à lire. Et je l’ai encore. C’est un homme d’un courage impressionnant, qui après avoir galéré en travaillant au SMIC, est en train de passer un CAP de plombier, pour créer son entreprise. Il a encore du mal avec l’orthographe, mais je suis extrêmement heureuse de ce résultat. Il faut un courage monstrueux pour dire à 45 ans « je ne sais pas lire ». C’est le seul adulte que j’ai, mais je l’aiderai tant que je le pourrai.

OM : J’avais juste une question supplémentaire pour l’une et l’autre. On l’a compris, vous êtes aujourd’hui des passionaria de la méthode syllabique. En vous fréquen-tant, ce que j’ai compris, c’est que vous êtes devenues des passionaria. Ce n’était pas un a priori de départ. Est-ce que je me trompe ?

FC : Je ne sais pas. Je dirais qu’il y a des choses qui m’ont sauté au visage. Je ne m’étais finalement pas tellement posé la question. Lorsque j’ai fait mes études d’ortho-phoniste, j’ai été diplômée en 1979, je n’ai pas le souvenir que l’on ait réellement travail-lé sur certaines méthodes plutôt que sur d’autres. Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est quand je me suis formée pour travailler les problèmes logico-mathématiques et que j’ai vu des enfants qui agissaient de la façon suivante. Il y a une chose qui m’a absolument sur-prise. On se trouvait devant un problème de mathématique quelconque et l’enfant me disait : « je n’ai pas appris la réponse » « Attends, il y a quelque chose qui ne va pas »

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C’est là que j’ai commencé à demander « Comment as-tu appris à lire ? ». Quand on est orthophoniste, on utilise des bilans cotés. Vous avez le bilan du langage écrit, vous avez le bilan des mathématiques et finalement quand on fait le bilan des mathématiques, on ne teste pas forcément le langage écrit dans sa profondeur. Alors là j’ai commencé à « bidouiller » et à me rendre compte que ces enfants avaient un fonctionnement du cerveau qui ne les pousse pas à réfléchir. C’est « je sais » ou « je ne sais pas » mais ce qu’il a trouvé n’est pas le fruit d’une réflexion. Et là, cela a commencé à me faire peur. Je vous cite une réflexion d’une maman, orthophoniste, qui a une petite fille de six ans qui vient de rentrer au CP et qui a dit la chose suivante : « la dernière année de maternelle, ça a été formidable, j’ai vu ma fille qui découvrait les sons, les as-sociations, c’était superbe de voir son esprit s’éveiller. Elle est rentrée en CP. J’ai vu que la méthode utilisée était Ratus, cela m’a moyennement plu mais surtout j’ai vu que ma fille arrêtait de penser. » Cela fait écho à ce que je vois au niveau mathéma-tiques, quand je vois ces enfants qui ne s’autorisent pas à faire aller le cerveau dans tous les sens. C’est simple il faut bien tourner pour obtenir une vraie mayonnaise qui tienne. C’est la même chose à l’écrit. Il faut écrire des mots et s’apercevoir que quand on met la lettre dans ce sens là, cela fait ça ! Donc la question des méthodes bonnes ou mauvaises n’a pas été pour moi un a priori de départ. C’est à partir de 1988, que j’ai commencé à faire des corrélations et à me dire qu’il y a quelque chose qui cloche. Spontanément, je ne me sentais pas en phase avec une méthode qui utilise uniquement la mémoire et beaucoup la mémoire visuelle parce que person-nellement je suis assez auditive - c’est souvent le cas paraît-il chez les orthophonistes ! - mais je me rends compte que si je fais confiance simplement à ma vision, ça ne marche pas. Je vais dire : « oui, oui, je me souviens très bien, c’était écrit en haut à gauche

et en rouge » et la réalité, c’est que c’était écrit en bas, à droite et en vert. Je me méfie. Et je me dis qu’un enfant à qui on va demander effective-ment de stocker visuellement – il stocke, comme disait Brigitte, grosso modo « dessus » – « des-sous », c’est à peu près la même chose, on ne va pas chipoter...oui mais cela change quand même beaucoup le sens. Donc ils ont des enveloppes globales, ils n’utilisent quasiment pas leur audi-tion ; ceux qui sont auditifs, ont la tête sous l’eau, cela se voit tout de suite. J’ai deux personnes de 24 et 28 ans qui viennent d’arriver à mon cabi-net et qui me disent : « ça a été une galère pour moi ». Elles viennent de prendre conscience que le visuel ne fonctionne pas pour elles. Elles se sont forcées et forcées à faire marcher leurs yeux parce qu’il fallait qu’elles enregistrent visuelle-ment alors que quand on leur fait faire quelque chose, elles parlent. Elles ont besoin de verbali-ser tout ce qu’elles font parce que c’est l’auditif

« Les enfants n’apprennent plus à réfléchir » remarque Françoise Cousin, orthophoniste à Paris depuis 30 ans.

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qui leur manque. Cet aspect-là du problème des méthodes est un peu passé sous silence.

Un autre point par rapport à ce que disait Brigitte tout à l’heure sur les enfants que l’on voit et qui sont en CP. Le plus beau cas dont je me souvienne est un enfant de CP qui est arrivé fin mai dans mon cabinet ne sachant absolument pas lire. La maman était absolument paniquée : « Il va redoubler ». « Je le vois mais je vous préviens, je le vois tous les jours. Et je ne vais pas le prendre à 19 heures, non il sort de l’école, il vient à 15 heures ». La directrice accepte. L’école accepte. C’était une directrice qui n’acceptait jamais d’habitude et là, elle a accepté. J’ai vu cet enfant tous les jours. On a monté la lecture en un mois. Cet enfant ne comprenait pas ce système global, cela le dépas-sait et il le refusait. Donc quand j’ai abordé les choses de façon tout à fait différente en partant de la plus petite unité et en faisant les associations, il a monté cela. Je vois la directrice qui me dit « Bon d’accord, il va passer parce qu’il a acquis la combinatoire mais l’année prochaine, il redouble ». L’année suivante, il a fait son CE1 et puis ils ont déménagé. Et plusieurs années après, je reçois un coup de téléphone de la maman qui me dit « Écoutez, je me permets de vous appeler parce que Vincent est maintenant en seconde, il n’a jamais redoublé, il est premier de sa classe et je voulais simplement vous remercier ». Je me suis dit : « ce gamin, il s’en est sorti simplement parce qu’il a refusé le système, mais ceux qui font des efforts et qui essayent de s’adapter, c’est très très difficile ». Ils ont pris un pli dont on va avoir énor-mément de mal à sortir. C’est dommage parce qu’ils ne vont pas être gênés seulement pour la lecture. Et en mathématiques particulièrement parce que les énoncés sont relativement courts et il faut arriver à comprendre tous les mots. Dans une histoire, on peut arriver à broder et à compenser. On ne compense pas sur un énoncé de problème.

BE : Je voulais réagir là-dessus car c’est important. La lecture c’est à la fois le sens et le code. Le code d’abord. Je suis un peu contaminée par le fait qu’on accentue sur le sens. La lecture, c’est le code et le sens. Et je voulais vous donner l’exemple d’un petit garçon Pierre qui devait lire : « Léa voyant le chagrin de Léo ». Déjà, il commence par me dire Léo, ensuite il ne me dit même pas voyant mais « Léo voyage ». Je lui dis « Tu es sûr que c’est cela qui est écrit? ». Donc il fait une deuxième hypothèse : « voyons ». Je lui dis « regarde un peu », « voyez » et il a terminé par « voyante » mais quand ils ont cinq phrases comme cela, et qu’ils lisent en donnant quatre hypothèses pour un seul mot à chaque ligne, forcément au bout des quatre lignes, ils ne comprennent plus rien ! Ils ne peuvent pas accéder au sens s’ils n’ont pas le mot exact tout de suite.

Alors je sais bien que les enfants d’aujourd’hui sont des enfants beaucoup plus visuels que les enfants d’autrefois. Il y a soixante ans quand j’étais petite, le canal d’informa-tion, c’étaient les oreilles. On écoutait aux portes, on écoutait les conversations des grandes personnes. On s’informait par les oreilles. Les enfants de maintenant s’infor-ment énormément avec leurs yeux. Comme ils sont très tôt devant la télé, ils sont beau-coup plus visuels que nous. Raison de plus pour utiliser ce canal mais ne pas le surchar-

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ger. Les méthodes semi-globales le surchargent.

J’ai aussi un autre exemple. Un enfant qui a 13,70 de moyenne générale ; 11 en français.Dans un paragraphe de cinq lignes, il est capable de lire :

« bonsoir » à la place de « besoin »,« assis » à la place de « ici »,« debout » à la place de « dessous »,« autobus » à la place de « automobile »,« rateau » à la place de « carreau »,« caillou » à la place de « cahier ».

Forcément, il n’a rien compris. Et pour finir quand je lui fais écrire un résumé, il est capable d’écrire « caillou » « cahou », c’est-à-dire qu’il a pris le début de cahier et la fin de caillou. Cela veut dire que cet enfant qui n’a pas vraiment le code, il fait des va-et-vient, des hypothèses à partir de la silhouette globale du mot ou à partir du début du mot. Pour eux « regardez », « regardons » « regarderai », c’est pareil ! Ils ne lisent pas la fin des verbes. Cela leur donne une pensée floue, une pensée très approximative. On leur colle des étiquettes très vite. Je suis totalement contre les étiquettes. Je ne veux pas parler de dyslexie, de dyspraxie, je leur dis « tu as des difficultés, on va jouer, on va travailler et on va y arriver ». Au-dessus de mon bureau, il y a la phrase que Marc-Olivier Sephiha m’a envoyée « Le travail acharné vient à bout de tout ». Je leur précise qu’ils ne vont pas y arriver d’un coup : « tu as mis de mauvaises associations dans ton cerveau alors il va falloir rectifier tout cela ». Les enfants viennent avec un plaisir total. Je dédramatise beaucoup et j’écoute beaucoup leur souffrance.

OM : Juste une question encore et je laisse la parole à la salle. On a dit que les mé-thodes ont évolué depuis 2006, qu’elles étaient beaucoup plus syllabiques aupara-vant. Je n’ai pas l’impression que c’est ce que vous constatez, vous, en cabinet ? Est-ce que je « sur-interprète » ?

FC : Non, moi je ne constate pas de changement. Alors évidemment, il y a plein d’en-fants que je ne vois pas. Sur mon secteur, je suis dans le XIVe arrondissement de Pa-ris, je connais les écoles. Il y a seulement une école avec une méthode b.a.-ba., toutes les autres sont semi-globales : nous avons Justine, Ratus, Ribambelle, Grindelire et d’autres. Ces livres inondent la vue de l’enfant et ne lui permettent pas de cibler une information. De plus, j’ai un principe : aucun, aucun mot n’est appris globalement y compris – ce qui me fait grincer des dents – ce que l’on appelle les mots-outils. Les mots-outils, il n’y a pas de problème, ils ont la liste. Il y a écrit « cependant », il fait partie de la liste et l’enfant va lire « avec » qui fait aussi partie des mots-outils ! Et cela, c’est un défaut récurrent que l’on voit même jusqu’en quatrième, en troisième. Moi, je ne vois pas réellement d’évolution dans les méthodes d’apprentissage.

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BE : Moi, je n’en vois pas du tout non plus à part mes deux écoles que je vous citais tout à l’heure où cela a changé grâce à un instituteur. Dans mon coin, ce ne sont que des méthodes semi-globales. Mon conseil aux parents : si vous pouvez, si vous avez la patience – parce que pour apprendre à lire à un enfant il faut la patience, il faut aussi valoriser ce qu’ils font de bien et rectifier les erreurs sans en avoir l’air – je dis aux parents mais seulement quand il y a une bonne relation, il ne faut pas marteler, je leur dis de commencer en maternelle à leur apprendre le bruit des lettres et surtout pas l’alphabet. J’en vois en moyenne section. Il y en a un qui m’est arrivé hier. Il a des problèmes de langage et en moyenne section de mater-nelle, il connaît déjà l’alphabet. Alors évidemment le m et le n pour lui, c’est pareil. Les méthodes n’ont pas changé, certaines maîtresses font plus de sons. Dans les 45 CP dont je vous parlais tout à l’heure, ils n’ont pas de manuel, ils ont un cahier de sons, et ils ont des photocopies de textes et ils lisent des phrases dont ils n’ont pas tous les morceaux. Or Stanislas Dehaene, dans « Les neurones de la lecture », a cherché à partir d’une hypothèse ce que moi je trouvais en observant le terrain, alors je me suis dit que l’on avait des chances que ce soit la vérité et il avait dit « il ne faut pas faire lire aux enfants des mots dont ils n’ont pas tous les éléments isolément. Vous ne lisez pas le mot « travail » tant que vous n’avez pas appris le son « ail », le son « v » « vvvv », le son « t » « ttt » le son « r » « rrrr » et le son « a ». C’est mathématique. Ce qui fait qu’au début c’est vrai, quand vous n’avez que le p et le t, vous faites « paté » et « tapé », ce n’est pas énorme. Les quatre premières semaines, les textes sont un peu limités. Mais quand vous voyez les plaisanteries des enfants de 5, 6 ans – j’en fréquente depuis 34 ans ! - ils peuvent supporter d’être pendant quatre semaines avec des mots et des phrases un peu simples et d’ailleurs, ils y prennent plaisir puisque ce sont eux qui lisent et eux qui y arrivent. C’est un peu comme moi quand j’ai pris le métro ce matin. C’est la première fois que je prends le métro toute seule depuis 35 ans - j’habite à la campagne – et j’ai été extrê-mement fière de sortir à Solférino pour venir jusqu’ici sans m’être trompée, sans être partie Porte de la Chapelle au lieu de Mairie d’Issy et je suis fière de moi comme un gamin qui vient de lire une ligne de lecture. Et je crois que c’est important. Comme ils sont fiers d’eux, cela leur donne le moteur pour continuer. Ils ne peuvent continuer leurs efforts que s’ils sont fiers.

Ce que je voulais rajouter aussi, c’est que, du temps de Jules Ferry, les enfants auxquels on apprenait à lire étaient des enfants qui parlaient patois et qui parlaient le patois breton, le patois auvergnat, le patois alsacien. Les en-fants apprenaient le français en même temps qu’ils apprenaient la lecture. Maintenant on nous dit qu’il faut avoir un bon stock de vocabulaire français pour ap-prendre à lire. Mais c’est faux ! Si vous apprenez avec la méthode b.a.-ba, vous appre-nez à lire sans avoir besoin de connaître au préalable le français. Pourquoi ? Parce que quand vous avez lu un mot, vous dites au professeur qui est en face de vous « Et cela veut dire quoi, ce machin-là ? » Il vous explique le sens ou vous montre une image pour que vous compreniez. Tandis qu’avec la méthode globale vous avez besoin de cette connaissance préalable du vocabulaire. Toutes les études qui sont faites aujourd’hui

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partent d’un préalable qui n’est pas bon : il faut un bon stock lexical pour apprendre à lire. Ce n’est pas vrai avec la méthode syllabique. Une de mes étudiantes a testé le jeu des syllabes avec une enfant turque dont les parents ne parlaient pas fran-çais et qui elle-même parlait très très mal français et quand elle a compris le système de la syllabe à deux lettres puis le système de la syllabe à trois lettres, cela a été magique. Tous les jours, elle demandait « ce mot-là que j’ai lu, cela veut dire quoi ? ». Les copains, la maîtresse, les aides à l’école le lui disaient. Du coup, elle a acquis un stock de vocabulaire en trois mois qui était colossal. Au niveau national, on est parti d’une fausse hypothèse et du coup, on a fait des études très très bien faites, mais qui sont fausses.

OM : Je voulais rajouter, parce que j’ai oublié de le dire en l’introduisant, que Brigitte Etienne est la seule orthophoniste en France à s’être posé la question de l’efficacité des méthodes de lecture au point de réaliser des études compa-ratives entre les méthodes. C’est ce qu’elle vous a expliqué. Elle a eu la curiosité du praticien et de pousser cette curiosité jusqu’au bout. Et les conclusions ont été fla-grantes.

BE : Pour la première étude, on avait apparié les enfants de même niveau : on avait évalué la mémoire, le langage oral, le vocabulaire, la compréhension, le niveau socio-culturel, fratrie et on les avait associés. On était parti de 25 élèves par classe, et il en restait 10 dans chaque classe, qui pouvaient s’apparier. On avait donc 10 enfants de la classe Léo et Léa et 10 enfants de la classe Abracadalire.

Dans chaque classe :• trois enfants étaient bien partis pour arriver à apprendre à lire,• deux étaient en difficulté• cinq avaient un pronostic moyen d’apprentissage de la lecture avec les tests que

l’on a en orthophonie.

À la sortie,• dans la classe Léo et Léa, il y en avait dix qui savaient lire ;• dans l’autre classe il y en avait deux qui savaient lire et huit qui étaient

en difficulté.

Cette étude n’a pas beaucoup plu. Alors j’aurais dû transformer ce mémoire en une publication scientifique. Je n’avais absolument pas le temps avec mes 50 heures de travail par semaine de faire ce travail de mise en forme de mon étude. Et l’année d’après, j’ai fait une autre étude et l’année d’après encore une autre étude. Les trois ont montré la même chose. Les médecins me poussent à les publier avec les canons de la recherche parce que les médecins voient trop d’enfants qui sont déprimés mais je ne suis pas soutenue au-delà de ce milieu. J’ai même déjà entendu dans des colloques sérieux : « la méthode de lecture est une variable qui s’annule ». Alors je suis prête à mobiliser des étudiantes en orthophonie pour faire des études à plus

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grande échelle puisque l’on me reproche d’avoir travaillé à petite échelle. Mais pour l’instant je n’ai pas encore eu l’aval de l’université pour le faire.

questions de la salle

Salle  : Bonjour, je suis directrice d’école primaire dans le nord de Paris. En grande section de maternelle, dans mon école, on apprend avec la méthode: « Jean qui rit ». Et en CP, on continue avec une méthode syllabique. Ce n’est pas facile, parce que les enseignantes qui sortent de formation n’apprennent pas ces méthodes. L’école leur offre des formations en parallèle. Ça marche très bien. En janvier presque tous les enfants de CP savent lire, et je n’ai pas de problèmes de dyslexie, de dysorthographie... C’est un constat.

Il y a une grande mode dans l’enseignement privé, en ce moment, qui est de corriger les troubles par l’utilisation de l’informatique, et d’utiliser, dans les classes supérieures, les TBI (tableaux de bords interactifs). Je ne vous cache pas que ça m’inquiète beau-coup, et j’aurais bien aimé avoir des conseils, des informations, pour y voir plus clair.

Brigitte étienne  : Moi, je ne suis pas contre l’informatique systématiquement. Par exemple pour l’enfant qui a des mouvements involontaires du bras, et qui ne peut pas écrire. J’essaie de pousser l’enfant à écrire le plus possible. Dans l’apprentissage du graphisme, nous voyons des aberrations : les enfants copient le modèle de leur prénom en moyenne section. Je n’avais eu qu’un dysgraphique en 10 ans, dans mes premières années de travail. J’ai commencé en 78, en 88, j’ai eu un enfant suivi pour dysgraphie. Aujourd’hui, certains de mes patients tiennent leur crayon comme une louche, comme une cuillère à soupe. Ils ne peuvent pas voir ce qu’ils écrivent. Ils ne peuvent pas se re-lire et de toute façon, ils sont persuadés d’avoir écrit « debout » au lieu de « dessous »... Pour les enfants très handicapés, l’informatique est intéressante.

Elle l’est aussi au niveau phonologique. On a des tas de possibilités de jeux, on leur fait entendre un son et on leur demande ce qu’ils ont entendu. Pour la distinction entre les sourdes et les sonores, c’est-à-dire les lettres qui résonnent sous le menton, b, d, g, v, z, j... cela permet aux enfants de faire travailler les oreilles. Je ne me sers de l’informa-tique que pour cela. C’est une grande mode à Paris, qui commence à arriver en pro-vince. J’en ai trois ou quatre pour qui on veut acheter un ordinateur : je ne suis pas sûre que cela résolve leurs problèmes.

Salle : Je m’occupe de soutien scolaire depuis 20 ans et j’ai aussi trifouillé du côté des professions de bas niveau. Je trouve que la méthode non syllabique n’apprend pas la prononciation. Je vois des aide-ménagères qu’on envoie chez des personnes âgées, et qui ne savent pas prononcer le nom de la rue. Elles sont un peu perdues, elles ne savent pas lire un plan, et elles demandent le nom d’une rue sans pouvoir être comprises. Si les enfants dont je m’occupe font parfois 30 fautes d’orthographe, je m’aperçois qu’ils ne

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savent pas écouter. La méthode syllabique oblige à aller au fond des mots. J’ai des familles dont la mère maghrébine est illettrée, et j’ai apprécié la méthode « Sami et Julie », car ces femmes qui ont une prononciation gutturale peuvent voir si leur enfant prononce bien, parce qu’il y a les mouvements de la bouche. Beaucoup d’étrangers ont du mal à comprendre que nous avons une langue labiale, et ne savent pas faire tra-vailler leurs lèvres. Et la méthode syllabique est, pour ces familles maghrébines, très importante.

Salle : Je suis étudiante en orthopho-nie. J’aimerais prendre 5 minutes pour faire la différence entre l’illet-trisme et les troubles de l’apprentis-sage. Pour l’instant, on a beaucoup parlé des dyslexies, des dysorthogra-phies, et des troubles des apprentis-sages... pouvez-vous définir une diffé-rence avec l’illettrisme ?

BE  : L’illettrisme, c’est le fait de ne pas connaître les lettres et l’association des lettres, ce qu’on appelle la combinatoire, et

qui permet, à partir de lettres, de former des mots. Donc à partir des mots, de pouvoir les lire en associant des lettres. Quand vous voyez le mot « demain », vous pouvez aussi lire « dem » « ain » mais comme ça n’existe pas en français, vous allez être obli-gée de segmenter. L’illettrisme, c’est non seulement quelqu’un qui va vous dire « b » à la place de « d », « en » à la place de « e », et « n » à la place de « ain ». Ils auront un flou artistique sur le bruit des lettres et la connaissance des lettres. Quand ils arrivent en sixième, ils ont tout oublié, ils mélangent tout. En plus comme on leur apprend en maternelle le prénom des petits enfants et que vous avez des garçons qui s’appellent « Morgan » qui se dit « Morgane », et d’autres prénoms qui ne correspondent pas à la prononciation française, ils mettent en place des associations qui sont mauvaises. Je suis contre l’apprentissage global des prénoms des enfants. Les prénoms de maintenant ne correspondent plus phonologiquement aux sons de la langue française.

L’illettrisme, c’est donc cette confusion.

L’analphabétisme, c’est le fait de ne même pas connaître les lettres. L’illettrisme, c’est le fait de ne pas pouvoir utiliser ce code, car il n’est pas installé. Il y a plusieurs niveaux dans l’illettrisme. Quand on va voir les résultats de la journée obligatoire de préparation à la défense, je pense que les chiffres sont sous-estimés. De 40 %, on pourrait monter à 50 %. Et dans certains secteurs, beaucoup plus. Là où je suis – et je suis tout à fait d’accord avec Madame Dati - il faut faire de la préven-

Professeurs, orthophonistes, parents, tous ont manifesté leur intérêt et leur grande qualité d’écoute.

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tion plutôt que de la réparation. Je prêche contre mon propre camp : nous, orthophonistes, nous sommes des réparateurs. Un inspecteur ne compre-nait pas pourquoi je me battais pour un changement des méthodes de lec-ture. J’ai toujours dit : je perdrais 30 % de mes patients, mais je serais contente ! Je sais que si l’on change de méthode de lecture, j’aurai moins de per-sonnes à mon cabinet. Vous me direz que je suis à la retraite : mais j’ai une fille et une belle-fille orthophonistes. Et je suis enseignante en orthophonie. Mais si l’on change, l’illettrisme perdra du terrain : ça donnera une sécurité aux enfants, qu’ils n’ont pas actuellement.

Question : Apprendre par la méthode globale ne revient-il pas à apprendre des idéo-grammes comme en chinois ? - alors que les asiatiques ont beaucoup de difficultés...

BE et FC : Tout à fait !

Et la deuxième question que je voulais poser : quand on n’a pas la méthode syllabique, quand on apprend l’anglais ou l’espagnol, on retrouve les mêmes difficultés à acquérir un stock lexical, au lieu de déchiffrer syllabe par syllabe...

BE et FC : Tout à fait !

OM : Merci beaucoup.

[Applaudissements]

2e Partie : Lecture, écriture et pensée autonome

Joseph Vaillé, ingénieur agronome de formation, se consacre depuis plus de douze ans exclusivement à l’aide aux personnes en difficulté d’ap-prentissage, enfants comme adultes. Joseph Vaillé rencontre des jeunes cadres diplômés qui n’arrivent pas à identifier les points importants d’un texte. Ils n’ont pas appris à penser de manière autonome. Il est l’auteur de Violence, illettrisme : la faute à l’école, paru en 2001 aux Éditions de Paris et de La destruction programmée de la pensée : comment résister, paru en 2007 aux Éditions Godefroy de Bouillon.

Olivia Millioz : Monsieur Vaillé, vous êtes ingénieur agronome de formation. Vous êtes aussi l’auteur de deux ouvrages : Violence, illettrisme, la faute à l’école et le deuxième : La destruction programmée de la pensée. Ça fait 30 ans que vous suivez votre femme, Elisabeth Nuyts, 12 ans que vous travaillez avec elle. Vous vous êtes concentré sur le rôle de la parole, ce qu’elle peut apporter pour éviter des troubles de langage.

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Joseph Vaillé : Ce que je vais vous expo-ser, c’est essentiellement le travail de mon épouse : « L’école des illusionnistes », qui lui a valu le prix « Enseignement et liberté », en 2002. Si on s’intitule « logopédagogue », c’est parce qu’on estime que la parole joue un rôle central en matière d’éduca-tion. C’est elle qui permet à l’homme de mettre en place sa pensée. La pen-sée, c’est d’abord une pensée langagière, c’est-à-dire une parole intériorisée. Voyons tout de suite ce qui peut entraver la parole aujourd’hui. Et comment la libérer.

Il est quand même surprenant aujourd’hui de voir que toutes les poussettes des ma-mans sont pour la plupart, tournées vers l’extérieur. Or des études très sérieuses me-nées aux États-Unis ont prouvé qu’un enfant de moins de neuf mois ne voit pas au-delà de deux mètres. Si donc vous le tournez vers l’extérieur pour soi-disant lui présenter le monde, vous ne lui présentez rien du tout, vous le mettez dans le flou. S’il se met à brailler, on lui met une tétine dans la bouche. On n’arrange pas les choses, parce que là, la parole ne se met pas en place.

C’est facile de bricoler une poussette pour retourner l’enfant vers sa mère. Il la voit sou-rire, il voit le monde au travers de ses yeux, et c’est la mère qui lui présente le monde. Et il faut que la mère lui parle. Ensuite, la sucette, c’est extrêmement gênant. La nuit, non, les voisins en sont ravis d’ailleurs ! Mais dans la journée, il faut libérer l’enfant. S’il a besoin de sucer, il sucera son pouce. Mais quand il bricolera, il utilisera ses mains et sa bouche sera libérée. C’est important. Le fait de sucer met la langue dans une certaine position, en forme de goulette. Tandis que quand on parle, la langue prend des positions extrêmement différentes, ce qui facilite l’émission d’une voix audible. Si l’enfant ne peut pas babiller, il va prendre du retard. Et pas seulement du retard. Il va avoir des problèmes d’élocution.

Tout ça, c’est facile à corriger.

Ultérieurement, l’enfant va aller dans des crèches ou en maternelle. Il y va très tôt, dès 3 ans. Là, ça pose des problèmes à la personne qui les garde, parce qu’un enfant de 3 ans a besoin de beaucoup bouger et de beaucoup parler. Pour gérer ça, c’est extrêmement difficile. Alors, on a dit aux enseignantes qu’il y avait quelque chose de très commode : « vous leur faites la comptine du Roi du silence ». Effectivement, c’est très efficace. Mais ce que la personne ne voit pas, c’est que cette injonction que l’enfant a intériorisée, dont il n’a même pas conscience, retentit sur les apprentis-sages ultérieurs.

Joseph Vaillé explique combien la parole est fon-damentale pour apprendre.

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Je vous donne la comptine la plus utilisée :Je fais le tour de ma maison,Je ferme mes fenêtres,Je ferme mes volets,Je ferme la porte d’entrée,Et je jette la clef.

Quelle incidence croyez-vous que ça peut avoir ? Tout est fermé. Alors que faisons-nous, nous logopédagogues ? Nous faisons l’inverse.

Je fais le tour de ma maison,J’ouvre mes fenêtres pour voir,J’ouvre mes volets pour entendre,J’ouvre ma porte d’entrée pour parler,Et je vais parler de tout ce que je vois, de tout ce que j’entends, de tout ce que je touche, et de tout ce que je ressens.

Eh bien ! Pour l’enfant qui continue à parler dans la vie courante, mais qui a sa parole entravée dans la vie scolaire, après cet exercice, il est plus facile de le faire lire en par-lant et de le faire écrire en parlant. Sinon, c’est extrêmement difficile.

Il y a aussi une autre pratique qui a des conséquences néfastes, et qu’on peut faire facilement partir, c’est que dans certaines classes, les cours sont organisés en deux groupes. C’est-à-dire que la personne qui s’en occupe, organise un groupe en disant : « voilà ce que vous avez à faire, maintenant vous le faites, et surtout, vous n’écoutez plus, je m’occupe des autres ». Cette injonction qu’on entend et ré-entend x fois, finit par se graver dans l’enfant. Et on a vu passer des personnes qui avaient 30 ans passés, et qui étaient encore fortement marquées.

Je vous raconte une anecdote que je trouve délicieuse. Mon fils recevait un enfant. Et quand on reçoit les enfants, on regarde toujours les pa-rents. Et il me dit : « j’en ai assez de cette dame, parce que dès que je parle, elle s’en-dort». Le lendemain, c’était pareil. Ma femme a dit que le mieux était de l’inviter à man-ger. On l’a invitée. On n’a pas parlé d’elle, mais d’un enfant. Et le mari réagissait en disant que c’était certainement ce

Tous les participants ont été très sensibles à l’humour du logo-pédagogue.

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qu’elle avait vécu. Elisabeth lui a fait dire la comptine : « j’ai le droit d’écouter, même lorsqu’on ne s’adresse pas directement à moi ». Cette dame s’y est prêtée de bonne grâce, et peu de temps après, le mari nous appelle en disant : « c’est extraordinaire ce que vous lui avez fait ». Maintenant je la prends en conférence et elle ne s’endort plus ![Rires]

Lors de l’apprentissage de la lecture, les IUFM, notamment par le biais de Foucam-bert, ont dit de lire des yeux. Et qu’on devait lire silencieusement. Je peux en parler en connaissance de cause, puisque mon fils l’a eu : il a eu droit à du scotch sur la bouche. Quand on fait des choses comme ça, je vous garantis que ça secoue les gamins. Mais il y a d’autres moyens, malheureusement. Ça, c’était le scotch physique. Un autre consiste à dire à l’enfant de se taire et de se mettre une fermeture éclair (virtuelle). Et il y en a un autre, qu’on a vu moins fréquemment. On avait fait simuler à l’enfant la couture de ses lèvres. Et pour le libérer, on a été obligé de lui dire : on prend des ciseaux, on te coupe les fils, tu prends les fils et l’aiguille et tu jettes tout ça. Et s’il avait eu du scotch, on lui dit qu’il n’en a plus, et qu’il peut se passer du gras sur les lèvres, de telle manière que si on voulait lui en mettre à nouveau, il ne collerait plus. Et ça les libère. C’est très facile à faire.

Au cours du cursus scolaire, il y a des professeurs qui écrivent au tableau sans par-ler. C’est très gênant pour les enfants qui ont pour principal repère la parole.

Et lors de l’apprentissage de la lecture, il est demandé à l’enfant d’écrire sans parler. Même dans les écoles maternelles, quand un enfant fait des dessins, il lui est demandé de le faire sans parler. Une maman qui nous avait amené son enfant, dont elle n’avait pas trop le temps de s’occuper à cause de son travail, ne savait plus quoi faire, car quand à l’école on lui demandait de faire un dessin, il trouait carrément la page. Il tenait son crayon comme un couteau et il trouait la page. Elisabeth lui a dit : quand vous préparez votre repas le soir, dites à l’enfant de venir sur la table où vous travaillez, et faites le dessiner en chantant ce qu’il dessine : « je fais la tête, c’est un rond, dessous je fais le corps, maintenant je fais les bras, etc. » Et l’enfant, en chantant, s’est mis à faire des dessins sans problème.

Lors de l’apprentissage de l’écriture, il est demandé aussi d’écrire sans parler. Et on s’est aperçu – on n’est pas les premiers – que lorsqu’un enfant écrivait en par-lant, au même rythme que sa voix, il faisait beaucoup moins de fautes et que son écriture était beaucoup plus lisible.

Je crois que tout ça est à connaître, d’abord pour le corriger, mais aussi, il faut savoir que cette année, c’est l’année de l’autisme. Il a été dit que l’autisme serait la grande cause nationale de l’année 2012. Il ne faudrait pas qu’on se contente d’accompagner les pauvres gens qui sont dans cet état. Mais songer que peut-être leur parole a été bâillon-née et la débâillonner. On a vu que c’était très facile. Je vous ai donné des exemples qui sont tout à fait probants. Nous, on l’applique tous les jours. On a vu l’incidence de la parole, qui joue aussi bien pour la lecture que pour l’écriture.

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Voyons encore ce qui peut gêner l’apprentissage de la lecture. C’est le mouve-ment de l’œil. Dans la préface de « Gafi le fantôme », de Bentolila, il est dit que l’œil doit prendre de l’avance sur la voix. En clair, ça veut dire qu’un œil va plus loin que ce qui est dit. Ce qui est dit, c’est que ça favorise la fluidité de la lecture. Et c’est vrai : l’enfant a une lecture fluide. Mais quand on lui demande de nous ra-conter ce qu’il a lu, c’est le gros hic.

Ce que nous faisons : pour concentrer les deux yeux et la parole sur le même mot, nous mettons un cache pour cacher la ligne qui se situe en dessous de ce qui est lu, et un autre cache qui dévoile les mots les uns après les autres, de façon à habituer l’enfant à cette coordination entre ses deux yeux et sa parole. Cet exercice, assez contraignant au départ, arrive à des résultats rapides. Le cache, un peu gênant à déplacer, peut être remplacé par le doigt, et quand il n’en a plus besoin, il peut l’enlever complètement.

Une fois rectifié, l’enfant se rend compte qu’avant, il lisait pour les autres. Mainte-nant il lit pour lui-même. « Avant je faisais du son ». Quand il lit en ce concentrant sur les mots, il accède au sens et il le mémorise. Et là, ça devient intéressant, la lecture.

Ce qui est à prendre en considération, c’est que tout soit fait pour faciliter les choses. Quand un enfant a des difficultés, et qu’on veut le faire lire, c’est intéressant de lui pro-poser deux polices différentes. Une police normale, et une police qui a été grossie de 20 %, et de lui dire : « c’est le même texte, qu’est-ce que tu veux ? ». Et souvent, l’enfant se dirige vers la page où les caractères ont été grossis.

Il y a des méthodes, pour que la présentation soit plus intéressante, qui mettent des caractères en couleur, des couleurs pâles, sur fond de couleur. Un enfant, qui n’a pas une très bonne vue, ou qui est plus auditif que visuel, n’est pas du tout aidé par ce genre de caractère. Il vaut mieux lui présenter des caractères noirs sur fond blanc, qui soient bien nets, bien clairs.

Par ailleurs, on s’est aperçu, que quand l’enfant est en difficulté, quand on lui propose de tenir sa feuille non plus à plat mais un peu relevée, il adopte souvent cette position. D’ailleurs, rappelez-vous, quand on était enfant, on avait tous des pupitres qui étaient inclinés. Alors que maintenant c’est à plat. Ça mériterait d’être étudié par des neurolo-gues, pour voir s’il y a une incidence. Quand je prends de la distance, je vois moins bien les détails quand c’est à plat que quand c’est incliné...

Un public attentif tout au long de la journée.

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Ce sont des choses toutes simples. Cela mériterait de les mettre en œuvre avant d’aller chercher des causes qui peut-être existent mais qui peut-être n’existent pas.

L’homme ne naît pas conscient. Il le devient si on l’y aide par la parole. La parole joue un rôle central. C’est ce que nous venons de voir.

On parlait de méthodes tout à l’heure. Je sais bien que c’est conflictuel. Mais il faut y revenir. On ne sait plus vraiment de quoi on parle. Quand on parle d’alphabétique... Notre alphabet est un héritage fabuleux. Avoir 7 voyelles qui portent la voix et 19 consonnes qui sonnent avec les voyelles : c’est une splendeur. À notre avis, il y a deux types de méthodes : la méthode alphabétique et les autres.

Quand on est dans l’alphabétique, les 7 voyelles peuvent se retenir de façon consciente. Car notre cerveau est fait de telle manière qu’on ne peut retenir de façon consciente que 7 éléments + ou – 2. Si on en a plus, on peut retenir, mais on n’est plus dans des circuits conscients.

Dans la lecture alphabétique, on part de l’élément lu, vers le tout entendu. Dans les autres méthodes, qui ne sont pas alphabétiques, on s’adresse à des circuits neuronaux qui sont intuitifs. On part du tout entendu vers l’élément. On part du son au signe et on revient au son. Alors que dans l’alphabétique, on part du signe, on va au son, du son, on va au sens, et le sens permet la mémoire. Mais le sens est pris en compte.

Le vocabulaire que l’on a avec la méthode alphabétique est un vocabulaire acquis dans un bain linguistique. On écoute les paroles et on enrichit son vocabulaire.

Dans les méthodes qui s’adressent aux circuits intuitifs, on a accès aux mots-outils, dans les livres de pédagogie, on parle de mots-clefs ; et cela aboutit à la pensée flash. Et effectivement, quand on lit un petit passage à un enfant, et qu’on lui demande de parler du passage qu’il vient de lire, bien souvent le sens n’a rien à voir. Et quand on lui demande comment il a fait, il répond : «c’est facile, certains mots m’ont sauté à la figure». Ce sont ces mots-clefs qu’il a appris et dont il connaît le sens.

On se retrouve dans la position de quelqu’un qui arrive dans un pays étranger, et qui ne connaîtrait que quelques mots. À partir de là, il essaie de comprendre le sens. On est dans une écoute intuitive, mais qui n’est pas réfléchie, parce qu’on n’ac-cède pas à la totalité du message.

Et ça, on le retrouve même chez des personnes qui sont hautement diplômées. Ça m’est arrivé avec un docteur. Il repérait quelques mots-clefs et il refaisait l’histoire. Si vous écri-viez une lettre d’amour et que vous n’aviez pas les mêmes mots-clefs que la personne qui la lirait, le message risquerait d’être différent. Et on risque de passer à côté de la déclaration !

Il y a des blocages de l’écriture qui sont durs. Il y a par exemple la comptine de la

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vilaine petite main.

Ma main est une fleur,Mes doigts sont des pétales,Je t’aime un peu, beaucoup, à la folie,Pas du tout, vilaine petite main.Et on envoie la main derrière l’épaule. Le gamin, pour écrire, n’est quand même pas très à l’aise.

Par la suite, il y a des comptines qui portent sur le pouce, ou sur l’index et le majeur. Or, on écrit avec ces trois doigts. Les neurologues appellent ça la pince. Et il se trouve que c’est relié directement au cerveau. Essayez d’écrire en tenant avec quatre doigts, et vous allez retrouver l’écriture de vos élèves.

Quand on coordonne l’écriture et la voix, on a un autre type d’écriture. C’est une écri-ture consciente.

J’avais beaucoup d’autres éléments... mais Rachida Dati m’a pris mon temps !

[Rires et applaudissements]

questions de la salle

Pour abonder dans le sens de l’intervenant, je ne suis pas qu’un papy, j’ai été professeur au collège et au lycée, et la musicalité de la langue, vous avez raison de faire l’éloge des sons, des voyelles, de ces merveilleuses voyelles, quand on étudie les assonances, les al-litérations, etc., cette disponibilité à la musique, à l’esthétique, à la beauté et bien si l’on commence mal avec la lecture globale, on perd tout cela. Cette pauvreté se voit quand on est professeur de collège et de lycée et là je vous remercie parce que c’est vraiment important d’insister sur l’oral, sur l’oralité parce qu’elle est essentielle au collège et au lycée. Voilà c’est tout ce que je voulais vous dire, je vous remercie beaucoup.

Delphine Frydig de l’association Droit de Lire : Je rebondissais sur le 7 voyelles parce que je ne compte que 6 voyelles.

Joseph Vaillé : Je ne tiens pas compte du y et je distingue : a, e, i, o, u, é, è. Ce qui compte c’est que cela soit conscient. Cela doit se situer entre 5 et 9. Dans les sons, j’en mets 7.

Olivia Millioz : Merci infiniment d’avoir apporté ces quelques éclairages même si c’était bien trop court.

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à LA rECHErCHE DE L’EFFICACITé :

LES APPOrTS DES éTUDES ANGLO-SAxONNES

1ère Partie : L’importance des études à grande échelle

Olivia Millioz : Frank Ramus est directeur de recherches au CNRS. Comme il se définit lui-même sur son site, il n’est ni médecin, ni psychologue, ni orthophoniste. Son pro-pos est de faire des études dans son laboratoire. Il a accepté de venir nous présenter les études réalisées aux États-Unis sur plusieurs années, auprès de différentes popu-lations, le National Reading Panel, et de présenter les conclusions de ces études. Il est passionné par l’apprentissage de la lecture, même si, en tant que chercheur, il s’est spécialisé dans les recherches sur la dyslexie.

J’espère avoir présenté de manière correcte toutes vos casquettes.

Frank ramus, directeur de recherches au CNrS : Je suis un scientifique et je m’abstiens

Frank ramus est directeur de recherches au CNrS, au Laboratoire de Sciences Cognitives et Psycholinguistiques. Depuis plusieurs années, ses recherches portent en particulier sur les origines de la dyslexie. Ses der-niers travaux analysent le rôle que jouerait une anomalie du cortex auditif dans les trois principales manifestations de la dyslexie. Franck ramus tient un blog dans lequel il aborde régulièrement les questions d’apprentissage de la lecture.

rhona Johnston est professeur de psychologie à l’Université de Hull. Ses travaux ont révolutionné l’apprentissage de la lecture en Angleterre. Entre 1997 et 2004, elle suit trois cents enfants qui apprennent à lire avec des méthodes différentes dans les zones défavorisées du Clackmannanshire. Les résultats de sa recherche sont sans appel : les enfants ayant appris à lire avec les méthodes syllabiques ont trois à quatre années d’avance sur ceux qui ont appris avec des méthodes globales ou mixtes. Depuis cette publication, les gouvernements successifs, travaillistes comme conserva-teurs, s’emploient à convertir chaque enseignant à la méthode syllabique.

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de tirer des généralités à partir de mon expérience individuelle. Je réalise qu’il s’agit d’un cas particulier dont nous ne pouvons pas tirer des conclusions générales. Pour tirer des conclusions générales, il faut aller un peu plus loin.

L’aPPreNtIssage de La Lecture : tout Le MoNde a uN avIs, MaIs quI a raIsoN ?

• Apprendre à lire est naturel comme apprendre à parler.

• L’enfant ne peut apprendre que par tâtonnement expérimental.

• L’enfant construit son propre savoir.• L’enfant assimile de manière globale.• L’enseignement doit être implicite.

• Toute évaluation ou notation est nocive. • La lecture a pour but la compréhension,

l’accent doit donc être placé sur l’accès au sens.

• L’apprentissage du code (CGP) est nui-sible, car il détourne l’enfant du sens et le transforme en “perroquet” qui ânonne.

Fr : Cette première diapositive illustre nombre de choses qui se disent sur l’apprentissage de la lecture. Vous pouvez en considérer certaines comme de la pure fantaisie, d’autres comme des résultats acquis. Pour le scientifique, il s’agit simplement de les considérer comme des hy-pothèses potentiellement valables, qui doivent être testées. Les hypothèses se prouvent ou se réfutent. Malheureusement, cela a rarement été le cas, dans l’histoire de l’enseignement de la lecture. Ces points ont souvent été affirmés, en se référant à des intuitions ou à des observations individuelles, mais en allant rarement au-delà.

Nous avons entendu beaucoup de témoignages aujourd’hui, qui vont dans le sens de la colonne de droite. Or, j’entends de nombreux témoignages qui ne vont pas forcément dans le sens de ce qu’on entend ici, qui sont contradictoires. Des enseignants me disent que la méthode Léo et Léa est une catastrophe, car trop abstraite, les phrases qu’ils doivent lire n’ont aucun sens. Vous le savez sans doute, mais n’êtes pas confrontés à ce genre de témoignages directement. Or, je peux vous dire qu’il y en a beaucoup.

Je ne suis pas en train de me livrer à un argumentaire sur les méthodes globales. Je vous livre simplement mon expérience. Je reste perplexe en constatant que ces témoi-gnages peuvent diverger autant. Nous ne pouvons en rester aux témoignages. Il faut aller au-delà. L’approche scientifique tente d’atteindre une connaissance objective sur l’état du monde. Les témoignages sont une source importante pour savoir vers quelle direction s’orienter. Il faut s’en servir pour formuler des hypothèses, puis tester ces hypothèses expérimentalement puis formuler les théories sur la base des données col-

Frank Ramus est directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la dyslexie.

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lectées et non le contraire. Donc, essayons d’aller au-delà des témoignages afin de bâtir une véritable connaissance scientifique sur l’apprentissage de la lecture.

La psychologie cognitive et les neurosciences cognitives se sont exprimées sur l’apprentissage de la lecture. Je ne peux vous passer en revue l’ensemble des connaissances issues de ces recherches. Voici seulement un graphe qui devrait vous effrayer un petit peu.

La psychologie cognitive travaille sur le traitement de l’information dans le cerveau. Lorsqu’on lit, on effectue des traitements complexes des informations visuelles, so-nores, nous accédons à la mémoire à long terme. La recherche en psychologie cognitive a permis d’élaborer des modèles cognitifs du traitement de l’information que vous avez dans le traitement de la lecture (graphe de droite).

En parallèle, la neuropsychologie et les neurosciences cognitives ont permis d’établir des liens entre différentes régions et fonctions cérébrales (diagramme de droite).

Aujourd’hui, nous savons pas mal de choses sur le traitement de l’information pen-dant la lecture, la manière dont le cerveau effectue le traitement de l’information, et la manière dont cela se passe au cours de l’apprentissage. L’ouvrage de mon collègue Stanislas Dehaene, Les Neurones de la Lecture, est une excellente source d’information sur toutes ces connaissances.

Je devrais mentionner les recherches en sciences de l’éducation réalisées dans d’autres pays nous informant sur les processus d’apprentissage. Gough and Tunmer (1986, Grande-Bretagne) ont proposé une équation relativement simple pour expliquer la

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performance en compréhension de texte : Compréhension de texte = Reconnaissance des mots écrits x Compréhension orale

Pour comprendre un texte, il faut en identifier tous les mots, puis comprendre les phrases formées. Sont mises en jeu les mêmes compétences linguistiques que celles impliquées à l’oral, pour en extraire le sens. Si les compétences orales sont faibles, les compétences écrites sont également faibles. C’est la raison pour laquelle les compétences en vocabulaire sont nécessaires dans le cadre de la compré-hension du texte, et non dans le cadre du décodage.

Quelques habiletés plus spécifiques à la lecture concernent le parcours visuel sur la page. Il existe également des spécificités du langage qui apparaissent dans le français écrit mais pas à l’oral. Tout cela, l’enfant doit l’apprendre.

L’étape de la compréhension orale précède l’apprentissage de la lecture. À deux ans, l’enfant parle et développe son langage. Tout au long de la maternelle notamment, il développe son langage oral, ses connaissances en vocabulaire, la familiarité avec les sons de la parole. Cela devrait être un point particulièrement important pour les en-fants qui sont faibles dans ces domaines.

La reconnaissance de l’écrit est au cœur de l’apprentissage de la lecture.

Voici un canular envoyé par e-mail :

uN caNuLar réPaNdu :

Sleon une édtue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des ltteers dnas un mto n’a pas d’ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire soeint à la bnnoe pclae. Le rsete peut êrte dnas un dsérorde ttoal et vuos puoevz tujoruos lrie snas porlbème. C’est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre elle-mmêe, mias le mot cmome un tuot.

Ce canular essaie de vous faire croire qu’il suffirait de reconnaître la silhouette du mot pour l’identifier. C’est totalement faux, ce dont vous pouvez vous rendre compte en comparant le temps que vous mettez à le lire avec le temps que vous mettriez à lire ce même texte écrit à l’endroit. Cela prendra le double du temps sous cette forme qui relève de l’anagramme.

De même, il est impossible de reconnaître les mots à leur silhouette, cette dernière n’étant pas suffisante pour singulariser les mots individuellement. Chaque mot est identifié de manière unique par la séquence spécifique des lettres. Les lecteurs avertis que nous sommes peuvent reconnaître les

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mots directement, car ceux-ci sont déjà stockés dans notre mémoire à long terme. Cette illusion de facilité ne doit pas conduire à croire qu’on iden-tifie le mot à sa silhouette. Les recherches en neurosciences cognitives montrent clairement que le cerveau traite visuellement toutes les lettres qui composent le mot en parallèle, de façon extrêmement rapide. Il reconnaît la forme orthographique des mots par la séquence ordonnée qui les compose.

Les travaux de S. Dehaene montrent que certaines régions du cerveau répondent spéci-fiquement au mot écrit qui existe, par rapport à des mots écrits qui n’existent pas mais ont la même silhouette visuelle. Le cerveau, lui, ne se laisse pas avoir.

Cela vous donne un tout petit aperçu de ce que l’on peut obtenir par les recherches scientifiques en lecture. Toutes ces recherches nous permettent de mieux comprendre les mécanismes des apprentissages et les pathologies de l’apprentissage (dyslexie, dys-praxie etc..), mais ce n’est pas ainsi que nous saurons comment l’enseigner.

Pour savoir comment enseigner, nous devons évaluer les méthodes d’en-seignement. Peut-on tester scientifiquement des méthodes pédagogiques ? Beaucoup de gens en doutent, notamment dans les sciences de l’éducation en France. C’est, en fait, parfaitement possible. Il s’agit de la même démarche que pour évaluer l’efficacité entre deux traitements médicaux : il suffit d’administrer un traitement A, à un groupe de patients choisis au hasard et un traitement B, à un autre groupe de patients choisis au hasard, éviter d’influencer les deux groupes différemment, de regarder où en est chaque groupe avant et après traitement. Si une différence statistique apparaît, cela peut montrer qu’un traitement est plus efficace que l’autre. J’aurais pu parler de mé-thode d’enseignement au lieu de traitement. Madame Étienne a mentionné une étude qu’elle avait réalisée dans ce sens.

Les méthodes existent, elles peuvent être mises en œuvre selon un protocole rigoureux et quelques moyens. Cela a été fait pour comparer les méthodes d’enseignement de la lecture. Nous sommes obligés auparavant de parler de terminologie. Ici nous enten-dons parler de syllabique et de global, qui sont des termes vagues et génériques, alors que nous ne savons pas à quoi cela se réfère.

Syllabique désigne les méthodes phoniques synthétiques, qui enseignent les relations entre lettres et sons, de manière synthétique : elles partent des plus petites unités, les lettres et les phonèmes et les fusionnent pour former des unités plus grandes que sont les syllabes et les mots. Il s’agit de l’approche synthétique.

Elle doit être opposée à d’autres méthodes phoniques qui enseignent les relations entre lettres et sons mais qui commencent par des unités plus grosses : les mots dont on identifie les similarités, découpés ensuite en syllabes, elles-mêmes découpées en unités plus petites encore que sont les lettres et les phonèmes.

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Nombre de méthodes ne sont pas phoniques et évitent d’enseigner les relations entre lettres et sons ou alors l’enseignent mais de façon désordonnée et non systématique, parmi lesquelles les méthodes analytiques non phoniques ou idéo-visuelles. Ces der-nières sont une espèce d’épouvantail de méthodes globales. Elles apprennent à recon-naître les mots du français comme s’il s’agissait d’idéogrammes chinois. C’était le che-val de bataille de Foucambert qui a été cité plus tôt.

Il existe un éventail de méthodes. Or nous opposons syllabique et global, sachant que pour certains, le syllabique peut englober des méthodes analytiques, tandis que le glo-bal n’est pas très clair : parle-t-on de méthodes idéo-visuelles ou, dans l’esprit de cer-tains, inclue-t-il aussi des méthodes phoniques analytiques ?

Je vous propose donc cette terminologie au moins le temps de cet exposé et de passer à la méta-analyse réalisée aux États-Unis par le National Reading Panel qui était une espèce de revue des recherches scientifiques, réalisée à l’initiative du Congrès américain, entre 1997 et 2000. Nombre de scientifiques compétents en psycho-logie et en sciences de l’éducation ont passé en revue les études scientifiques réalisées sur l’efficacité des différentes méthodes de lecture. Pour les sciences de l’éducation, qui, aux États-Unis, réalisent des recherches scientifiques, ils ont trouvé 75 études, et en ont sélectionné une partie sur les critères méthodologiques et ont réalisé une méta-analyse comme pour évaluer l’efficacité d’un médicament. Ils en ont conclu que, pour que les enfants deviennent de bons lecteurs, il faut leur enseigner :

• des capacités de conscience phonémique, à savoir manipuler les sons qui consti-tuent la langue parlée

• des capacités phoniques (je m’excuse pour cet anglicisme, mais c’est le seul mot qu’on ait trouvé en français), c’est-à-dire la compréhension du lien entre les lettres et les sons

• la capacité à lire couramment, avec vitesse et précision, expression• la capacité à appliquer des stratégies spécifiques afin d’améliorer leurs capacités

de compréhension et leur plaisir de lire.

Tout ceci semble tomber sous le coup du bon sens. Ces résultats sont quantifiés, ce qui n’est pas inintéressant. En effet, ces résultats ont été classés en deux catégories - les résultats ont été obtenus à partir d’une grande hétérogénéité de méthodes utilisées dans les différentes études : les phoniques qui enseignent systématiquement les rela-tions entre lettres et sons et les non-phoniques qui forment un gros paquet hétérogène allant des méthodes idéo-visuelles les plus extrêmes incluant des méthodes à moitié phoniques mais qui n’enseignent pas toutes les relations entre lettres et sons, ou du moins, pas de façon systématique. Ils ont mesuré l’avantage entre méthodes phoniques et non-phoniques.

Les méthodes phoniques sont en moyenne plus efficaces que les méthodes non pho-niques. C’est vrai pour le décodage des mots et pour la compréhension de texte contrai-rement à ce que disaient les partisans de méthodes non-phoniques, qui soutenaient

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que prêter attention aux mots entiers permettait d’accéder plus facilement au sens ». Cette première série de résultats intéressants se maintient dans le temps.

Une deuxième série de résul-tats intéressants implique de stratifier les enfants qui ont fait l’objet de ces études. Il s’agit de comprendre si ces études bénéficient plus à cer-tains enfants qu’à d’autres. Il apparaît que les méthodes phoniques bénéficient particulièrement aux enfants présentant un risque de développer un trouble de l’appren-tissage de la lecture, soit qu’ils aient de faibles capaci-tés de langage oral ou viennent d’un milieu socio-économique particulièrement défa-vorisé. Mais tous les groupes d’enfants en bénéficient de façon claire. Suite à ces résultats, le gouvernement américain a privilégié l’approche phonique à partir des années 2000.

L’appellation « méthode phonique » est particulièrement vaste : elle recouvre des ap-proches plutôt synthétiques, d’autres plutôt analytiques, d’autres sont mixtes, entre les deux. Le National Reading Panel s’est donc posé une question secondaire : existe-t-il des différences d’efficacité entre les méthodes analytiques et les méthodes synthétiques ?

Le NRP a trouvé que les méthodes synthétiques ont un avantage de 0,45 écart-type sur les méthodes non-phoniques. Les méthodes analytiques ont un avantage de 0,34 écart-type sur les méthodes non-phoniques. La comparaison directe entre les méthodes ana-lytiques et les méthodes phoniques est une différence de 0,11 écart-type, ce qui n’est pas statistiquement significatif. La conclusion du National Reading Panel était de dire que les données collectées à ce jour ne sont pas suffisantes. Plus de recherches seront nécessaires pour éventuellement départager les méthodes synthétiques et analytiques.

C’est sur cette question particulière que Rhona Johnston va vous présenter son étude et peut-être des données nouvelles. Madame Johnston va vous présenter une ou deux études de plus. Il ne s’agit que d’une étude supplémentaire qui va s’ajouter aux 38 déjà passées en revue par le NRP. De même que l’on s’abstient de tirer des conclusions très générales à partir d’un témoignage, nous devons nous abstenir de tirer des conclusions très générales à partir d’une seule étude, tout simplement parce que d’autres études trouvent le résultat opposé. Nous devons donc être extrêmement prudents et regarder très précisément en quoi diffèrent les études, quels facteurs font la différence et réaliser des méta-analyses pour étudier les résultats globaux qui émergent malgré les contradictions.

Frank Ramus et Rhona Johnston : le Français et la Britannique confrontent leurs analyses.

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Pour conclure, les données disponibles permettent de montrer que les méthodes non phoniques sont à exclure, ce qui a été le mérite de la réforme de 2006 de Gilles de Ro-bien. C’est également son mérite d’avoir écouté les chercheurs et de ménager le statu quo sur les méthodes phoniques, en l’absence de données probantes permettant de les départager.

Dernier message, restons prudents ! Toutes ces études ont été réalisées dans des pays anglophones. En France, deux études ont été publiées qui comparent des méthodes phoniques et idéovisuelles. Elles comparaient donc des méthodes extrêmes. Sans sur-prise, R. Goigoux en France, Braibant et Gérard en Belgique, ont montré que les mé-thodes phoniques étaient supérieures aux méthodes idéovisuelles. Mais elles n’ont pas résolu la question entre méthodes synthétiques et analytiques. Aucune étude n’a par ailleurs évalué les vraies méthodes actuellement utilisées en France : les méthodes de lecture-écriture, les méthodes naturelles, ... qui n’ont jamais été évaluées. Certaines personnes me disent qu’elles sont formidables. Tant qu’on n’aura pas mené d’études d’évaluation, on ne le saura pas. Il est important de mener de vraies études scienti-fiques sur les méthodes ayant cours actuellement dans nos écoles.

OM : Je vous remercie, Frank, pour avoir exposé la prudence du chercheur français ainsi que sa volonté de mener des études pour en savoir plus et pour obtenir des don-nées scientifiques en France.

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2e Partie : Réussir avec tous les enfants : l’expérience écossaise

Olivia Millioz : Je voudrais maintenant remercier infiniment Rhona Johnston, d’avoir maintenu sa venue en France, en dépit des intempéries et des grèves des compagnies aériennes. Rhona Johnston vient du fin fond de l’Angleterre et elle a eu beaucoup de mérite à venir nous retrouver aujourd’hui. Je l’en remercie.

Rhona, vous êtes une star dans votre pays. Et ce n’est pas un vain mot : tous les cher-cheurs en sciences de l’éducation, tous les enseignants se sont penchés sur vos travaux et s’en sont inspiré, y compris les personnalités politiques. Depuis quelques années, un miracle se déroule en Angleterre : des enfants issus de milieux défavorisés qui n’arri-vaient pas à apprendre à lire dans les écoles publiques y parviennent aujourd’hui. Cela, l’Angleterre vous le doit. Je vous remercie infiniment de venir exposer vos travaux aujourd’hui en France. Ils sont pour nous un guide pour la réflexion et l’action.

rhona Johnston : Je vous remercie pour votre invitation ainsi que de m’accueillir avec un climat digne de l’Écosse.

J’ai été conviée à vous présenter ma recherche et la façon dont je l’ai menée. Je suis psycho-logue et j’ai mené des études comparant les méthodes de lecture.

Les différentes méthodes anglaisesd’apprentissage de la lecture

Méthodes NoNPhoNIques PhoNIques

whole words analytic phonics synthetic phonics

équivalent en français

Méthodeglobale

Méthodemixte

Méthodesyllabique

Principe defonctionnement

Apprentissage de mots entiers

Point de départ :mots entiers appris par cœur puis analysés et découpés en sons

Point de départ : sons assemblés pour former des mots

exemples

sacchatmaison

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L’Angleterre a toujours privilégié les méthodes globales ou mixtes

Au départ, j’ai mené des recherches sur la façon dont les enfants lisent et les méthodes d’enseignement de la lec-ture. Il est devenu rapidement évident que les enfants lisent beaucoup mieux grâce aux méthodes qui privilé-gient l’étude des sons (phonics).

J’ai approfondi mes recherches à ce sujet et cela m’a conduite à l’étude que je vous présente aujourd’hui. C’est en travaillant en Écosse où elles étaient encore utilisées que j’ai découvert les méthodes qui privilégient les sons et leurs différentes approches. Les méthodes mixtes (analytic phonics) étaient traditionnellement utilisées en Grande-Bretagne, mais elles avaient fini par disparaître en Angleterre, au profit de la méthode globale.

Au cours de mes recherches, j’ai découvert que, si les méthodes syllabiques (synthetic phonics) sont courantes dans les langues ayant une orthographe régulière, et utilisées dans des pays tels que l’Autriche, les Pays-Bas, la Suède, elles n’avaient jamais été utili-sées en Grande-Bretagne.

Les méthodes mixtes et syllabiques se ressemblent. Comment les distinguer ?

• Les méthodes syllabiques (synthetic phonics) partent de la plus petite unité de langage : les sons, qui composent les mots. Les élèves apprennent à les reconnaître, à les assembler, à les écrire. Dans notre étude, dès la première semaine d’école, les élèves ont commencé à reconnaître et à assembler les sons pour savoir comment prononcer les mots peu familiers.

• Les méthodes mixtes (analytic phonics), à l’inverse, partent de mots en-tiers. Elles peuvent enseigner la reconnaissance et l’assemblage des sons mais, en Grande Bretagne, cela ne commence qu’à la fin de la grande section de ma-ternelle, une fois que les enfants sont habitués à reconnaître les mots entiers.

En Écosse, j’ai découvert au cours de mon étude, que la reconnaissance et l’assemblage des sons étaient de moins en moins utilisés. Peu d’écoles y avaient recours. Ce n’est qu’à la fin de la grande section de maternelle que les enfants apprennent à prononcer les lettres en fonction de leur position dans les mots. Ils apprennent ainsi un son par semaine.

Les reproches adressés aux méthodes syllabiques en Angleterre

Les méthodes syllabiques ont été très critiquées en Grande Bretagne : elles ne

Rhona Johnston est une star dans son pays. Ses travaux démontrant l’efficaci-té des méthodes syllabiques ont influen-cé chercheurs et décideurs politiques.

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permettaient pas d’introduire des livres dès le début de l’apprentissage de la lecture. C’était à la mode, en Angleterre de donner un livre à lire à l’enfant dès le premier jour, même si, bien évidemment, il était incapable de le déchiffrer. Dans la réalité, les livres de lecture avec les méthodes syllabiques sont introduits assez vite, en tout cas bien plus tôt que ne le pensent leurs détracteurs.

On leur a également reproché de ne pas être adaptées à l’anglais, en raison des irrégularités de l’orthographe. Certaines personnes préfèrent enseigner la lecture avec des unités de sons plus grandes.

Tout ce débat nous a donné envie avec Joyce Watson de réaliser des études sur l’effica-cité des méthodes syllabiques comparée aux méthodes mixtes. Cela n’avait jamais été fait. Nous allons être amenées à en conduire deux successivement.

Ces travaux ont été publiés après le rapport du National Reading Panel aux États-Unis et leurs conclusions vont dans le même sens.

La première étude comparative menée en 1995 réalisée auprès de 90 enfants

La première étude a commencé à Fife en Écosse, en 1995. Les élèves suivaient un programme mixte en classe entière. Nous y avons ajouté un programme expérimental que les enfants sui-vaient en petits groupes, hors de la classe. Le programme expérimental a débuté peu de temps après le début de l’année scolaire. L’âge des enfants variait de 4 ans et demi, à 5 ans et demi.

Ces leçons supplémentaires comprenaient deux sessions hebdomadaires de 15 minutes, pendant 10 semaines, soit un total de 4 h 45 de leçons supplémentaires, ce qui est assez peu.

Les méthodes syllabiques enseignent bien plus rapidement le son des lettres (5 à 6 sons par semaine) que les méthodes mixtes (qui enseignent en moyenne un son par semaine). Était-ce à cause de ce rythme rapide que les méthodes syllabiques étaient plus efficaces ? Nous avons donc étudié cet aspect.

Les élèves étaient divisés en trois groupes.

Groupe 1 : les enfants du premier groupe (whole word) apprenaient à lire avec des méthodes globales et à prononcer des mots entiers. Goupe 2 : le deuxième groupe (accelerated analytic phonics) apprenait 2 sons par semaine, avec une méthode mixte.Groupe 3 : le troisième groupe apprenait avec une méthode syllabique (synthetic phonics).Le son de chaque lettre était appris avant de lire les mots. Ce groupe appre-nait de manière intensive à reconnaître et à assembler les sons.

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Des résultats surprenants

Les enfants du groupe global sont âgés de 5,9 ans. Leur niveau de lecture et d’écriture correspond à celui d’enfants de 5,5 ans (étude réalisée par Fife).

Nous avons été très surprises des résultats, car l’expérience n’avait duré qu’un court laps de temps.

Au début de l’année scolaire suivante, soit 9 mois après la fin de l’expérience, le groupe syllabique lisait encore avec une avance de 3,5 mois comparée à l’âge des enfants. Ils avaient conservé leur avance.

Le groupe méthode globale et le groupe méthode mixte, avaient en revanche, 5 à 6 mois de retard en lecture. Le groupe des syllabiques avait donc 9 mois d’avance en lecture et en ortho-graphe, et cela, grâce à 4h45 de cours supplémentaires, 9 mois auparavant. Les enfants ont appris une technique qu’ils ont continué à appliquer même si l’enseignant n’était plus là pour les encourager.

La deuxième étude comparative menée de 1997 à 2004 réalisée auprès de 304 enfants

L’étude du Clackmannanshire est une réplique de la première étude. Au moment où nous

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terminions l’étude de Fife, le gouvernement écossais demandait aux conseils locaux de lan-cer des appels d’offres pour améliorer le niveau dès les premières années d’école.

Nous avons été invitées à rencontrer les membres chargés de l’éducation du conseil du Clackmannanshire, qui avaient entendu parler de notre recherche. Lorsque nous avons présenté notre étude de Fife, ils nous ont dit que c’était exactement ce qu’ils voulaient. Nous avons commencé cette seconde étude en 1997.

C’était un grand pas franchi en avant : nous pouvions travailler avec les ensei-gnants pour mener notre expérience. Une personne était chargée de visiter les établisse-ments pour vérifier que les instituteurs appliquaient rigoureusement la méthode synthétique.

Grâce au conseil, les enseignants étaient obligés d’utiliser cette méthode. Bien sûr, tous n’étaient pas d’accord et plusieurs ont émis des objections mais tous l’ont appliquée.

L’étude de Fife portait sur 90 enfants. Dans le Clackmannanshire, nous avons commencé avec 304 enfants, répartis en 3 groupes. L’âge moyen était de 5 ans au début de l’étude :

Groupe 1 – mixte : Un groupe apprenait à lire avec la traditionnelle méthode mixte utilisée en Écosse.Groupe 2 – mixte + enseignement phonémique renforcé : Un autre groupe utilisait cette méthode en première partie de chaque session. Pendant la deuxième partie, ils travaillaient uniquement sur les phonèmes, c’est-à-dire les sons des mots, mais sans étudier leur correspondance avec les lettres. Cette méthode avait la réputa-tion de faciliter l’apprentissage de la lecture. Groupe 3 – syllabique : le dernier groupe apprenait avec un programme sylla-bique. Les élèves apprenaient le son et les lettres en même temps.

Cet apprentissage se déroulait par session de 20 minutes par jour, pendant 16 semaines entre septembre et février.

L’étude a failli ne pas arriver à terme.

Pour les autorités locales, il était tellement évident que la méthode syllabique était plus efficace pour apprendre à lire qu’ils ne voulaient pas attendre la fin de l’expérimentation. Ils souhaitaient, pour des raisons éthiques, agréger le groupe mixte au groupe syllabique.

Ils ne pouvaient pas concevoir de laisser les deux autres groupes continuer à apprendre avec des méthodes mixtes peu efficaces d’autant que les enfants issus de zones en plus ou moins grande difficulté socio-économique représentaient environ 40% de l’échantillon.

Nous avons terminé le programme en réalisant un test a posteriori, mais, à terme, nous n’avions plus de groupe témoin.

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Une avance du groupe syllabique déterminante

Les résultats sont conformes à ceux de la première étude.

Le groupe syllabique est largement en avance sur les deux autres groupes, que ce soit en lecture ou en orthographe :

• 7 mois en lecture • 8 à 9 mois en orthographe.

Les deux groupes utilisant des méthodes mixtes ont à peu près les mêmes ré-sultats. La région elle-même nourrissait de grands espoirs pour le programme mêlant mixte et enseignement phonémique renforcé. Mais il n’a eu aucun effet notable. Les deux groupes utilisant des méthodes mixtes ont eu des résultats très similaires.

Lorsque nous avons commencé, nous devions mener cette étude en neuf mois.

Nous nous sommes débrouillées pour obtenir des fonds nous permettant de suivre les enfants pendant tout le primaire.

Le National Reading Panel et d’autres travaux ont montré que, lorsqu’on réalise ce type d’études, les résultats sont sensibles pendant quelques années mais finissent par dis-paraître. Au contraire, dans le Clackmannanshire, les résultats se sont confirmés année après année.

Les méthodes syllabiques sont particulièrement profitables pour les garçons

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Un résultat s’est révélé particulièrement surprenant : dans les enquêtes internationales, les garçons lisent moins bien que les filles et ont une moins bonne compréhension de l’écrit. C’est le cas dans tous les pays. Une étude sur la méthode mixte montre que les garçons décrochent par rapport aux filles dès la troisième année, dans les trois domaines : lecture, orthographe, compréhension de l’écrit.

Dans cette étude, aussi bien en CP qu’en fin de CE2, les garçons ont des résul-tats significativement meilleurs que les filles.

en fin de ce1 garçons Filles

Lecture de mots 3,9 ans* 3,1 ans

écriture 2,0 ans* 1,4 ans

Compréhension écrite 3,5 mois 3,5 mois

Ces résultats sont totalement inattendus et perdurent jusqu’à la fin de notre étude. Les garçons tirent donc énormément d’avantages de l’utilisation de méthodes syllabiques.

La proportion d’échecs en lecture est très faible avec la méthode syllabique

Les enfants ayant plus de 2 ans de retard par rapport aux résultats attendus à leur âge en lecture, écriture et compréhension de l’écrit, sont considérés, par les scientifiques comme pouvant souffrir de difficultés de type dyslexique.

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À la fin du primaire, la proportion d’enfants ayant de grosses difficultés en lecture n’est que de 5,6 %; seuls 10,1% des élèves ont des difficultés en orthographe et 14,9% en compréhension de l’écrit.

La méthode syllabique est plus efficace pour les enfants issus de zones défavorisées

Nous nous attendions à ce que les enfants issus de familles défavorisées obtiennent de moins bons résultats que ceux issus de milieux plus aisés, ce que montraient d’autres re-cherches. Or cette différence ne s’est fait sentir qu’à la fin du primaire. Ce résultat est apparu statistiquement signi-ficatif en CM2 , lorsque les en-fants sont âgés de 11 ans. Les enfants issus de milieux plus favorisés ont alors un avan-tage de 6,2 mois.

Les méthodes syllabiques sont particulièrement efficaces pour les en-fants issus de zones défavorisées explique Rhona Johnston (au centre).

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Les enfants issus de milieux favorisés avaient une avance de 6,8 mois, mais seulement à partir du CM2.

Comparaison de la compréhension de l’écrit entre enfants défavorisés et enfants favorisés

La compréhension de l’écrit est la compétence la plus difficile à améliorer car elle est intimement liée au développement du langage et de la compréhension orale. Elle n’ap-paraît qu’à la fin du primaire. L’influence du milieu d’origine ne joue qu’à partir de la fin de l’école primaire.

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Environ 40% des enfants sont issus de zones plus ou moins gravement défavorisées. Nous pensions que les enfants défavorisés auraient de moins bons résultats que ceux issus de milieux plus aisés. Or en lecture de mots, comme en orthographe, les diffé-rences ne sont clairement apparues qu’à partir du CM2 (et seulement de façon margi-nale pour la lecture).

Il s’agit, selon moi, d’un avantage majeur : cette méthode est efficace pour les enfants issus des milieux les plus défavorisés.

Comparaison des échantillons de Clackmannanshire et d’Angleterre avec des enfants de 10 ans

Il s’agit, selon moi, d’un avantage majeur : cette méthode est efficace pour les enfants issus des milieux les plus défavorisés.

Johnston, McGeown, and Watson, in press

Nous avions perdu notre groupe de contrôle pour des raisons éthiques. Nous avons donc décidé de comparer notre échantillon du Clackmannanshire avec un échan-tillon en Angleterre qui avait appris à lire grâce à une méthode mixte. Nous avons utilisé des scores standards car il y avait une petite différence d’âge entre les groupes. Chaque échantillon était composé d’environ 200 enfants. L’âge chronologique moyen de l’échantillon du Clackmannanshire était de 10,7 ans et de 10,5 ans pour l’échantillon anglais. Les enfants avaient à peu près le même niveau de vocabulaire.

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L’échantillon du Clackmannanshire avait 10 points d’avance en lecture de mots, 4,47 points d’avance en compréhension de l’écrit et 8,33 points d’avance en orthographe. Toutes les comparaisons étaient statistiquement significatives.

On pourrait supposer que ces gains ont été réalisés au prix d’un enseignement intensif de la lecture. Une étude sur la question a été réalisée dans une classe de petite section. La première année, l’enseignante a utilisé une méthode mixte. L’année suivante, elle a utilisé une méthode syllabique.

organisation du travail en classe

Méthodemixte

TempsMéthode syllabique

Temps

étude des sons 0,80 heure étude des sons et écriture 3,33 heures

Grands Livres 3,50 heures Grands livres 1,50 heures

Lecture individuelle 0,20 heure Lecture en groupe 0,42 heure

Activités d’écriture 2,50 heures

total 7,00 heures total 5,25 heures

Âge de lecture 5,1 ans Âge de lecture 5,45 ans

Non seulement la méthode de phonique synthétique permet de passer moins de temps sur l’apprentissage de la lecture, mais elle améliore considérablement la lecture de mots.

Cette étude a-t-elle influencé la politique du gouvernement ?

2005 : • Nous avons apporté nos résultats au Comité Éducation et Compétences de la

Chambre des Communes (l’équivalent d’une commission de l’Assemblée natio-nale)

• Le comité a recommandé que le ministère anglais de l’Éducation mène une nou-velle étude en Angleterre

• Le ministère de l’Éducation a chargé Sir Jim Rose de réaliser ce rapport. Il est allé visiter différentes écoles du Clackmannanshire.

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2006 :• Le rapport Rose reconnaît que la méthode phonique synthétique a de meilleurs

résultats que le programme gouvernemental existant

2007 :• Le ministère de l’Éducation lance son propre programme de phonique synthé-

tique : Letters and Sounds

2010 :• L’Office for standard in Education (Ofsted), le service d’inspection anglais, publie

son rapport annuel Reading by 6 : how the best schools do it ? • Les écoles qui utilisent des méthodes phoniques synthétiques ont des résultats

supérieurs à la moyenne, même si les élèves viennent de zones défavorisées.

Les méthodes syllabiques sont aujourd’hui fortement recommandées. Mais beaucoup d’enseignants continuent d’utiliser des méthodes mixtes. Malheureusement, les gens pensent qu’enseigner la combinatoire est comme un vaccin, qu’il suffit d’en faire un tout petit peu pour que ce soit efficace. Au contraire, il s’agit d’une méthode spécifique, que vous devez enseigner rigoureusement dès le départ. Ainsi elle donnera d’excellents résultats.

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AUCUN LAISSé POUr COMPTE : L’ANGLETErrE SUr LE POINT

DE GAGNEr SON PArI

Olivia Millioz : Avant de passer la parole à Elizabeth, je tiens à rappeler que ce colloque se tient aujourd’hui grâce à la générosité des membres de SOS Éducation. Je sais que certains sont présents aujourd’hui et je tiens à les remercier infiniment. Sans les dons et la générosité des membres de l’association, nous ne pourrions pas entre-prendre ce genre de manifestation. J’adresse un grand merci à tous ceux qui soutiennent SOS Éducation. Je tenais à le rappeler également car SOS Éducation ne reçoit aucune subvention. Nous voulons garder notre liberté de parole. Cette liberté a un prix : celle d’aller vous demander de nous financer.

OM : Merci, Elizabeth, d’avoir accepté de traverser la Manche. Vous participez au mi-racle anglais. Vous êtes vous-même une convertie. Vous utilisiez au départ des mé-thodes globales et mixtes et vous êtes passée aux synthetic phonics.

Pour éviter toute confusion, je tiens à préciser que les synthetic phonics désignent des méthodes syllabiques. En France, la notion de méthode syllabique a été tota-lement dévoyée. Lorsque vous demandez une méthode syllabique dans une librairie, on vous vend tout et n’importe quoi sous l’appellation syllabique. L’un des principes majeurs régissant les méthodes syllabiques rigoureuses, ou les synthetic phonics est de ne pas mettre sous les yeux d’un enfant des mots qu’il ne puisse décomposer en lettres. C’est la principale différence.

Les analytical phonics sont des méthodes mixtes. Elles introduisent du syllabique mais il ne s’agit pas de méthodes rigoureusement syllabiques. Aujourd’hui tout le monde parle de syllabique, mais peu savent vraiment de quoi il s’agit.

Elizabeth, vous avez été enseignante pendant 30 ans. Aujourd’hui, vous formez des en-

Elizabeth Nonweiler est une « convertie ». Pendant 30 ans, elle a ensei-gné la lecture en Angleterre avec des méthodes mixtes. En testant par hasard la méthode syllabique, elle découvre que tous les enfants peuvent apprendre à lire, même ceux issus des milieux les plus défavorisés. Deve-nue une véritable ambassadrice de la méthode syllabique, elle n’hésite pas à parcourir le monde entier pour former les enseignants anglophones, où qu’ils soient.

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seignants. Vous faites partie de ce groupe d’enseignantes qui est allé à la rencontre des décideurs politiques, avec l’étude de Rhona Johnston à la main en disant « voici ce que nous devons faire. Il faut qu’on le dise dans toutes les écoles ». Je vous laisse la parole.

Elizabeth Nonweiler : Mon nom est Elizabeth Nonweiler, je suis venue vous parler de :• mon parcours• ce que je dis aux enseignants• les évolutions survenues en Angleterre

Et notamment comment nous allons de l’apprentissage de la lecture à la lecture au service de l’apprentissage.

Mais tout d’abord, permettez-moi de me présenter.

J’ai été institutrice pendant 30 ans. J’ai re-joint une école dont la directrice a voulu que j’utilise une méthode syllabique [méthode exclusivement syllabique] appelée Jolly Phonics (Jolly Phonique en français) afin d’amélio-rer le niveau. J’ai été absolument ravie des résultats obtenus. Les enfants commençaient très vite à lire tout seuls. Les résultats étaient impressionnants.

Mais j’étais également très en colère. Pour-quoi personne ne m’avait parlé de cette méthode auparavant ? J’ai alors voulu en par-ler aux autres enseignants afin qu’ils ne passent pas des années à enseigner sans savoir, comme je l’avais fait moi-même.

Lorsque j’ai quitté cette école, j’ai commencé à enseigner à des enfants de 6 à 12 ans qui avaient des difficultés pour apprendre à lire. J’ai découvert que certaines de ces diffi-cultés avaient empiré à cause de l’enseignement qu’ils avaient reçu, le même que celui que j’avais dispensé pendant des années.

J’ai étudié les différentes recherches à ce sujet, mais il existait assez peu de travaux sur les méthodes syllabiques que je promeus. La recherche de Rhona Johnston menée dans le Clackmannanshire est une exception.

J’ai rejoint la Reading Reform Foundation, un groupe de professionnels, qui agit pour améliorer l’enseignement de la lecture en Angleterre, mais également auprès de tous les anglophones en Espagne, au Japon, à Hong Kong et partout ailleurs dans le monde.

Les membres de la Reading Reform Foundation sont enseignants, universitaires, au-

Institutrice pendant 30 ans, elizabeth Nonweiler forme aujourd’hui des ensei-gnants aux méthodes syllabiques.

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teurs de programmes mais aussi parents. Ce sont des gens fantastiques et j’ai beaucoup appris auprès d’eux.

J’ai ensuite commencé à former et à conseiller d’autres enseignants.

Mon site Internet : www.teachtoread.com et mon adresse e-mail : [email protected]. N’hésitez surtout pas à m’envoyer un e-mail si vous avez des questions ou si vous souhaitez me faire part de votre propre expérience pour enseigner la lecture aux enfants.

Je vais maintenant vous raconter ce que je dis aux enseignants que je forme pour leur expliquer pourquoi ils devraient changer leur façon d’enseigner la lecture aux enfants .

Le français comme l’anglais s’écrivent tous deux au moyen du code alphabétique. Avec ce code, les sons sont représentés par des lettres.

Pour lire les mots, nous décodons les lettres pour trouver les sons. Nous assemblons des sons pour lire les mots.

En anglais, assembler et synthétiser signifient quasiment la même chose. Nous appelons donc cette manière d’enseigner « phonique synthétique ».

Avec cette méthode, les enfants voient le premier mot et lisent “ c...a...t...c.aa.t...cat ” (chat)

Ils voient le suivant et lisent, “ sh...ee...p...shsh.eeee.p...sheep ” (mouton)

Ils voient le dernier et lisent, “ b...r...igh...t...brr.igh.t...bright ” (brillant)

Pourquoi ne pas utiliser d’autres méthodes ?

Il existe d’autres méthodes auxquelles j’ai été formée. Je ne les promeus ni ne les encou-rage plus à présent. J’avais l’habitude de demander aux enfants de mémoriser des mots entiers sans leur expliquer de quelles lettres ils étaient composés. Je leur demandais de deviner le mot à partir de la première lettre… ou à partir d’une image… ou d’essayer avec un mot et, si cela n’avait pas de sens, d’essayer avec un autre.

Je voudrais maintenant que vous vous mettiez dans la peau d’un enfant qui commence à aller à l’école.

Vous ne pouvez rien lire excepté votre propre prénom. Mais vous faites partie de ces enfants qui veulent faire plaisir à la maîtresse et vous voulez apprendre à lire. La maî-tresse annonce : « Aujourd’hui, nous allons apprendre à lire des mots ». Elle vous montre une carte : et vous dit : « Ce mot signifie jardin. Apprenez ce mot ».

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Pour un enfant français qui ne sait rien des lettres que nous utilisons pour écrire, ni qu’elles représentent des sons, un mot en français ressemble à ce mot arabe (si bien sûr, vous ne savez pas lire l’arabe). Que feriez-vous si vous étiez à la place d’un enfant ? Peut-être que, pour vous rappeler du symbole qui signifie jardin, vous penseriez qu’il y a un petit cercle au-dessus du mot.

Le jour suivant, la maîtresse vous montre ceci : Que répondez-vous ? .... « jardin ». « C’est bien essayé mais ce mot signifie « fleurs » ». Que ressentez-vous ? Vous vous sentez perdu ? Énervé? Vous avez fait de votre mieux, vous vouliez apprendre à lire et maintenant, tout ce que vous savez, c’est que lire est difficile.

Mais vous n’êtes pas du genre à abandonner si facilement, donc vous étudiez les diffé-rences entre les modèles. Afin de retenir les deux, vous vous rappelez que celui qui a un cercle et une boucle sur la droite signifie « jardin ». Celui qui a un cercle et un trait au-dessus à droite est « fleur »

: jardin fleur : Le jour suivant, la maîtresse vous montre ce mot : Et dit : « ce mot signifie « école » ». Vous compre-nez que mémoriser des mots entiers quand vous ne savez pas à quoi servent les sym-boles peut être vraiment très difficile. Quelques enfants y parviennent facilement. Avec une bonne mémoire visuelle, on peut retenir plus de 1000 mots rien qu’à leur forme. Mais vous avez besoin de lire des dizaines de milliers de mots pour accéder au collège.

Certains enfants ne par-viennent pas du tout à se rappeler la forme des mots.

Je vais vous parler de l’histoire de Daniel. Daniel avait 12 ans. Il avait été exclu de sa première école primaire quatre fois en raison de son mauvais com-portement. Il a été renvoyé deux fois de la seconde école primaire qu’il fréquentait.

elizabeth Nonweiler : « Pourriez-vous lire ce mot sans connaître l’arabe ? C’est comme un enfant qui doit reconnaître les mots sans avoir appris les lettres. »

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La seconde fois, après qu’il eut frappé la directrice, il n’a pas été autorisé à revenir et a été exclu définitivement.

J’ai évalué son niveau et j’ai remarqué que, dans les tests qui ne nécessitaient pas de lecture, ses résultats étaient légèrement au-dessus de la moyenne. Il était d’une intelli-gence moyenne. Ses résultats étaient quasi nuls en lecture. Il ne pouvait pas lire.

Je suis certaine qu’il existait un lien entre ses résultats en lecture et son mauvais com-portement. J’ai consulté son dossier scolaire de primaire. Chaque année, son objectif était de mémoriser 45 mots-clefs. Il n’y arrivait pas. Il n’avait pas le type de cerveau capable de mémoriser un mot uniquement grâce à sa forme.

Je lui ai appris à lire en utilisant une méthode phonique synthétique, une heure par semaine pendant l’année. À la fin de l’année, il m’a lu un article de journal sur les voitures. Daniel aimait beaucoup les voitures. Il l’a lu lentement mais tout seul. Il n’avait pas besoin de moi pour savoir si ce qu’il lisait était correct ou non. C’était il y a 2 ans. Je n’ai plus eu de ses nouvelles depuis, mais j’espère que sa lecture a continué à s’améliorer.

Je vais maintenant vous raconter l’histoire d’Angelina.

Angelina n’avait que 6 ans. Sa maîtresse lui a enseigné une méthode mixte mais Ange-lina ne parvenait pas à décoder les sons pour lire les mots. Elle perdait confiance en elle. Lorsqu’elle voyait le mot « fish », elle pouvait prononcer les sons « f...i...sh », mais elle ne pouvait les assembler pour prononcer « fish ». Lorsqu’elle voyait le mot « dog » elle lisait « d...o...g...og ». Lorsqu’elle voyait écrit « splash », elle lisait « s...p...l...a...sh... lash ».

Elle ne parvenait pas à se souvenir du début du mot lorsqu’elle déchiffrait la fin, ni à assembler les sons.

Sa maîtresse décida que passer par le décodage-assemblage était trop difficile et elle a décidé de passer à une méthode non-phonique, à une méthode qui n’enseigne pas les correspondances entre les sons et les lettres.

Angelina a appris de nombreux mots de cette façon et la maîtresse était contente. J’en ai parlé à ma collègue dont les élèves, âgés de douze - treize ans, ne savent pas lire. Elle était furieuse : « Très bien. Angelina est peut-être ca-pable de lire beaucoup de mots à six ans, mais lorsqu’elle en aura sept, elle sera incapable de lire des textes qui ne font pas partie de ses livres de classe. Elle ne sera pas capable de lire toute seule. Lorsqu’elle ira au collège, elle n’aura quasiment plus aucune confiance en elle. »

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Angelina ne peut lire que les mots qu’elle a appris par cœur, elle ne sait pas lire des mots qu’elle n’a jamais vus.

Si vous cessez d’enseigner la méthode syllabique à un enfant parce que cela paraît trop dur, il ne lira jamais mieux qu’un enfant de 7 ans. Les enfants qui comprennent le prin-cipe des méthodes syllabiques s’en sortiront parce qu’ils pourront avancer tout seuls.

Imaginez maintenant que vous êtes un enfant qui a commencé à apprendre à lire des mots en arabe. Imaginez que vous êtes à l’école depuis quelques mois. Votre institutrice vous a parlé du son que produisent certaines lettres en début de mot. Par exemple, la lettre « l » en début de mot ... lune, lit, légume, lait, laitue, lettre, lapin. Un jour, l’insti-tutrice vous lit une histoire au sujet d’un lapin. Le jour suivant, elle vous donne le livre et vous demande de le lire. Que faites-vous ?

Vous essayez de deviner à partir de l’image ?

Vous essayez de vous rappeler l’histoire que vous a lue la maîtresse le jour précédent ?

Je me rappelle d’une élève qui était très heureuse de me lire une histoire dans son livre favori. Mais à la moitié de l’histoire, elle s’est assombrie. Elle ne se rappelait plus de la suite de l’histoire. Elle ne la lisait pas, elle l’avait apprise par cœur.

Vous avez peut-être remarqué que l’un des mots commence par un « l », donc vous imaginez qu’il s’agit de « lapin », mais cela pourrait tout aussi bien être « légume » ou « laitue ». Deviner à partir de la première lettre donne presque toujours des résultats faux. Cela ne fonctionne qu’avec les livres élaborés exprès pour les enfants, lorsque l’éditeur a voulu mettre en évidence ce que le mot

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représente. Cela ne fonctionne pas avec les autres livres.

Vous avez peut-être remarqué que l’un des mots a une forme qui ressemble à l’un de ceux que la maîtresse vous a demandé d’apprendre par cœur. Vous essayez mais cela n’a pas de sens, donc vous essayez un autre mot.

Vous regardez l’image, vous regardez la première lettre des mots, vous devinez, et si cela n’a pas de sens, vous recommencez avec un autre mot.

Et vous gardez un œil sur la maîtresse pour voir si elle est contente de ce que vous lisez ou pas. Les enfants qui essaient de lire en devinant dé-pendent de leur institutrice. Ils ne peuvent pas lire seuls ;

Voici la traduction du texte en français :

Il était une fois un lapin affamé qui avait trouvé le jardin potager d’un homme riche qui n’a jamais, jamais, jamais mangé de légumes. Ainsi, le lapin affamé a mangé un chou, deux têtes de laitue et trois carottes. Puis il s’en est allé dire hop-hop-hop qu’il avait trouvé une bonne maison.

Lewis avait 10 ans. Il savait bien s’exprimer. Ses parents travaillaient. Le problème : il avait le niveau de lecture d’un enfant de 7 ans. Il a appris à lire avec des méthodes mixtes et à utiliser différentes stratégies : apprendre des mots par cœur, deviner.

Il pouvait lire facilement les livres de l’école, car il connaissait les personnages des his-toires ainsi que les mots utilisés dans ces livres. Il était doué pour deviner à partir des images. Il trouvait que le décodage était compliqué et ne l’utilisait pas correctement. Il devinait souvent les mots et ne pouvait lire un texte comportant des mots qui ne lui étaient pas familiers s’il n’y avait pas d’images pour servir d’indices. Il ne lisait pas avec précision. En voyant le mot « slit » (fente), il lisait « spilled » (renversé). Lorsque je l’ai arrêté pour lui demander de dire les sons et de les assembler, il a pu lire « slit » correctement. Mais cela lui a pris du temps et c’était difficile. De plus, chaque fois qu’il se heurtait à ce type de difficultés, son professeur l’encou-rageait à regarder l’image pour savoir de quoi il s’agissait.

Mais pour lire avec précision, il devait tomber juste dès la première fois sans un ensei-gnant pour lui demander de recommencer. J’ai recommencé son apprentissage de la lecture avec une méthode syllabique et j’ai été très stricte. J’ai insisté pour qu’il lise précisément les mots écrits dès la première fois. Il avait un point s’il y parvenait. Il s’énervait contre moi lorsqu’il n’y arrivait pas.

Au bout d’un an, il est entré au collège et je ne l’ai plus suivi. Lorsqu’il a eu 12 ans, sa mère m’a appelée pour me dire qu’il avait eu un test de compréhension de l’écrit à l’école. Il avait le niveau équivalent à celui d’un élève de 13 ans et demi.

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Il n’avait donc aucun problème de compréhension, seulement un problème de préci-sion de la lecture. Dès qu’il a pu lire les mots précisément, il a pu lire et comprendre ce qu’il lisait.

Alors, que s’est-il passé en Angleterre ?

Il s’est passé beaucoup de choses depuis que j’ai commencé à utiliser les méthodes syllabiques.

En 2005, la recherche de Rhona Johnston a eu un écho considérable en Angleterre. En 2006, le rapport Rose a été publié. En 2007, la méthode Letters and Sounds a été envoyée dans toutes les écoles anglaises. L’année dernière, en 2011, le gouverne-ment a lancé un cofinancement pour les méthodes et les formations approuvées. Cette année, les élèves âgés de 6 ans passeront un test de déchiffrage des mots.

Approfondissons un peu : la recherche de Rhona Johnston a eu une influence déterminante en Angleterre, notamment auprès des décideurs politiques sur la manière dont les enfants devaient apprendre à lire. Le gouvernement a donc demandé à Jim Rose1 d’enquêter sur l’enseignement de la lecture en Angleterre. Il est arrivé à la conclusion que « la supériorité de la méthode phonique synthé-tique est écrasante ».

Après la publication du Rapport Rose, en 2007, le gouvernement a publié un pro-gramme phonique synthétique appelé « Letters and Sounds » et l’a envoyé gratuitement à toutes les écoles publiques anglaises. Il comportait un guide d’utilisation et un programme d’enseignement en 6 phases.

En septembre 2011, le gouvernement a également publié un catalogue des programmes et des formations phoniques synthétiques approuvées. Ma formation a été approuvée, mais je peux vous avouer qu’obtenir cette approbation a été une expérience horrible.

Les écoles peuvent maintenant dépenser jusqu’à 6000£ pour acquérir des programmes ou suivre des formations approuvées et le gouvernement s’engage à en payer la moitié.

En juin 2012, tous les enfants âgés de 6 ans (en grande section de mater-nelle) passeront un test : ils devront lire 40 mots. La moitié sont des mots existants, l’autre moitié sont des « non-mots ».Tous les mots présenteront des correspondances lettres-sons que les enfants sont censés avoir appris.

1 Sir Jim rose, ancien directeur de l’OFSTED, le service d’inspection de l’éducation anglais, est char-gé, en 2005, par la Secrétaire d’état à l’éducation, ruth Kelly, de réaliser un rapport sur les moyens d’améliorer l’enseignement de la lecture dans les écoles publiques anglaises. Il s’appuie sur l’étude du Clackmannanshire ainsi que sur des écoles utilisant les méthodes syllabiques. Dès la publication de son rapport, en mars 2006, le gouvernement anglais décide d’imposer la méthode syllabique dans l’ap-prentissage de la lecture.

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Les enfants devront être capables de lire la majorité des mots correctement.

Les enfants qui n’auront pas su lire correctement au moins 32 mots, pas-seront de nouveau le test l’année suivante. Leurs écoles devront proposer des cours de soutien pour les aider à rattraper leur retard.

Les enseignants ne sont pas rassurés. Beaucoup d’écoles enseignent les méthodes mixtes, mais elles ne savent pas enseigner correctement le décodage, ou alors trop peu. J’ai fait de nombreuses formations ces derniers temps, pour préparer les enseignants au test. Je leur conseille de n’utiliser que des mots existants dans les leçons, pas de mots inventés. Mais ils doivent aussi utiliser des mots peu familiers.

Pour les enfants, les mots peu familiers ressemblent à des mots inventés. Par exemple, on m’a dit que ces mots sont peu courants pour les enfants français âgés de 6 ans :

gradin intime levain fonder ronge montbonté preux louche foi effroi toisonmoisson rogner hennir tréteau fendu

Quoi qu’il en soit, s’ils ont appris à lire en décodant, ils seront à même de lire ces mots. Tout d’abord, ils déchiffreront ces mots en utilisant la méthode syllabique. Puis la maîtresse pourra expliquer ce que ces mots signifient. Le vocabulaire des enfants s’enrichira grâce à la lecture.

Ainsi progressivement, au lieu d’apprendre à lire, ils liront pour apprendre, qu’il s’agisse de littérature, d’histoire, de géographie…

Essayons cela à un niveau adulte.

Je vais vous montrer des mots existants dans le vocabulaire français mais qui ne vous sont peut-être pas familiers. Tout d’abord, vous allez les déchiffrer puis vous référer au contexte pour en comprendre le sens :

• « La touloupe se met la laine en dedans et quand elle est neuve, la peau tannée est d’une couleur saumon pâle. » (Gautier)

• Combien d’entre vous connaissent le mot « touloupe »? • Pouvez-vous le prononcer ? • Oui, c’est facile car vous savez quel est le son produit par ces lettres. • Que pensez-vous que cela signifie ? • Vous voyez que vous utilisez le contexte pour comprendre le sens.

« Touloupe : peau d’agneau, de mouton, veste en peau de mouton, portée par les paysans russes »

En voici un autre :« Il était maigre, dégingandé, la figure longue, salie de quelques rares poils de barbe, avec les cheveux jaunes et la pâleur anémique de toute la famille. » (Zola)

• Combien d’entre vous connaissent déjà le mot souligné ? Savez-vous ce qu’il si-

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gnifie ? (une marée de mains se lève dans la salle). • Ah ! On ne m’a pas bien informée. J’ai cru qu’il s’agissait d’un mot peu courant

en français.« Dégingandé : disproportionné dans sa haute taille et déséquilibré dans sa démarche. »

L’enfant qui ne peut pas lire demande : « tu lis quoi ici ? » L’enfant qui sait lire demande « ça veut dire quoi « dégingandé » ?

Une dernière chose : que pouvons-nous faire avec les enfants qui disent qu’ils détestent lire? Les enfants qui luttent pour lire n’aiment pas lire. Si vous voulez qu’ils aiment cela, nous devons nous assurer qu’ils sachent décoder les mots facilement.

J’espère que vous avez trouvé cela intéressant. Je vous remercie.

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Olivia Millioz : On revient en France avec Marc-Olivier Sephiha. Je suis très contente de vous accueillir à cette tribune. Vous êtes, professeur depuis 5 ans, dans un collège classé en zone prévention violence. Vous avez écrit une étude très intéressante qui s’ap-pelle « dysorthographies au collège ».

Vous n’avez pas toujours été professeur. Vous avez longtemps fait du théâtre et vous continuez. Vous avez été très étonné de ce que vous avez découvert en arrivant au col-lège. À tel point, que maintenant vous faites passer un test à vos élèves en début d’an-née, la première semaine de septembre. Et là, je souligne qu’il y a une opération à faire, j’en appelle à la population ici présente. Ce test est une dictée dans laquelle tous les sons de la langue française sont présents. Ce test permet de relever les fautes commises par les élèves. Vous allez expliquer son principe. Si vous êtes convaincu par ce qu’il va vous exposer, on pourrait véritablement faire passer ce test dans d’autres écoles. Donc vraiment, j’en appelle à tous les professeurs qui sont présents dans la salle, n’hésitez pas à prendre contact avec Marc-Olivier. Si on avait la possibilité l’année prochaine, à la rentrée prochaine, de faire passer ce test dans plusieurs écoles, dans le maximum d’écoles et de produire les résultats, on commencerait vraiment à marquer des points sur le sujet. Voilà, j’ai trop parlé, je te laisse le micro.

Marc-Olivier Sephiha : Je n’ai plus besoin de rien dire… si… Bonjour ! Je vais essayer de ne pas lire mes notes parce j’ai tellement de choses à vous dire que si je commence à les lire, je vais m’y perdre encore plus. J’ai commencé à enseigner, il y a à peine 5 ans. Je ne compte pas mon année d’IUFM, c’est une fausse année, catastrophique, horrible. On a l’impression de passer en Union Soviétique deux jours par semaine. Bon, j’exa-gère un tout petit peu, mais c’est à peu près ça. Et puis cette année-là, j’avais aussi des

NOS COLLéGIENSSONT-ILS TOUS

DySOrTHOGrAPHIQUES ?

Marc-Olivier Sephiha a fait du théâtre pendant dix ans avant de devenir professeur de français. Il exerce depuis cinq ans, dans un collège classé en zone prévention violence. Tellement surpris par la pauvreté de la langue de ses élèves, il leur fait passer un test. « 95% de mes élèves font des fautes de sons ». Il met en place des ateliers de remédiation : pendant 20 heures, il revient sur les bases et en particulier sur l’identification correcte des sons. Il est l’un des porte-parole du collectif Permis de lire et auteur de l’étude : Dysorthographies au collège.

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élèves qui étaient beaucoup plus faciles que ceux que j’ai eus ensuite. J’étais dans un très bon collège du Vème arrondissement dans lequel les élèves arrivent en choisissant l’option russe.

Ce n’est pas les élèves que j’ai aujourd’hui et c’est vrai que l’on a l’impression de chan-ger de planète. C’est presqu’aussi exotique que l’Angleterre, voire plus !

Ce qui est très difficile, il a en été question ce matin avec Monsieur Ramus qui faisait remarquer que les témoignages ne suffisaient pas à établir des constats et en même temps ils sont très importants, car ils ont une valeur. Il y a une souf-france des élèves qui est incon-testable. Et de beaucoup d’entre eux. Il y a une souffrance des parents qui est incontestable. Ils pensent qu’ils sont de mauvais parents parce que leurs enfants ne réussissent pas. Il y a une souf-france des professeurs qui pensent qu’ils sont de mau-vais professeurs parce qu’ils ont en face d’eux des élèves qui sont dans une indisponibilité telle et eux- mêmes n’ont aucun outil pour travailler. Je pense qu’on oublie quand on parle de l’école les sujets essentiels qui sont :

• la question du contenu, • la question des programmes, • la question des manuels, • la question de la finalité de l’école aussi : est-ce que la finalité de l’école est-de

former des citoyens qui ont quelques règles du vivre ensemble ? De mon point de vue, NON. Si on leur donne un bon apprentissage, ce seront de bons citoyens. Mais si on vise juste à en faire des citoyens et que l’on ne les instruit pas, ils ne sont ni citoyens, ni formés, ni instruits. Rien. Je ne suis pas le seul à le dire : heu-reusement ! Heureusement, j’ai pu m’appuyer sur des aînés, importants. Je pour-rais en citer beaucoup. Il y a Laurent Lafforgue, Marc Le Bris, Brigitte Guigui, etc., des gens qui ont justement travaillé à la fois en essayant de relier l’analyse d’ensemble, celle qu’apporte, par exemple, Monsieur Ramus et en même temps l’expérience concrète de terrain. On doit être capable d’entendre qu’il y a un élève qui souffre. On essaye de savoir pourquoi il y a quelque chose qui ne va pas. On essaie de savoir pourquoi. L’analyse est nécessaire quand on a des copies en face

Marc-Olivier Sephiha a testé ses élèves de 6ème et de 3ème : 99% font des fautes de sons.

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de soi. Quand on a des copies sous les yeux, si on n’a pas réfléchi un peu à la ques-tion de ces difficultés, on ne voit pas les erreurs. La première année où j’ai été enseignant, je n’ai pas vu. Il y a des erreurs que je n’ai pas vues. Je voyais bien que cela n’allait pas, mais je ne comprenais pas pourquoi. Donc je passais parce que tant que l’on n’a pas la bonne analyse, on ne voit pas ce qui est en face de soi.

L’année d’après, je suis arrivé en ZEP, en zone prévention violence, là où l’on envoie les débutants. C’est normal, d’accord ! Passons. Il y avait tellement d’erreurs autres que celles pour lesquelles j’avais été formé. Je savais qu’ils auraient des difficul-tés en grammaire. Je savais qu’ils auraient des difficultés en orthographe, etc. Mais ce n’étaient pas ces erreurs-là que je voyais. Je ne savais pas trop les analyser. C’est un élève qui a fait une erreur tellement monumentale qu’il m’a ouvert les yeux. Cela a été une révélation. La dictée proposée était tirée d’Albert Camus. Je m’étais inspiré d’un cours de Marc Le Bris qui l’utilisait. Heureusement que j’avais trouvé ce texte. C’était une phrase toute simple, c’était « Lui est entré dans l’eau doucement » et l’élève avait écrit : « i rente doum », pour « Lui est entré dans l’eau doucement ». Là, je me suis dit : il faut que je fasse quelque chose. J’ai compris que la grammaire - c’est important la grammaire, je ne dis pas le contraire - mais là, ce n’était pas le problème. C’est tellement quelque chose d’autre qui se produit, bien en amont de l’apprentissage des règles de grammaire.

J’ai repris toutes les copies, de tous les élèves et j’ai commencé à chercher à analyser le problème. En regardant les fautes, toutes les fautes qu’ils commet-taient, je me suis demandé : est-ce qu’ils écrivent bien les sons ? Au départ, on ne sait pas, ils écrivent tellement mal… On joue aux devinettes avec ce qu’ils ont écrit… enfin je me suis rendu compte qu’ils faisaient tous des erreurs de sons. Tous.

C’était difficile à quantifier. L’année dernière, pour la première fois, j’ai com-posé ma propre dictée. J’ai pris quatre, cinq méthodes alphabétiques et puis je me suis assuré que dans le texte que j’étais en train de composer, il y avait tous les graphèmes du français. Il y en a à peu près 130. Je ne propose pas une démarche scientifique, j’essaie d’être efficace. Donc, j’ai fait passer ce test, l’année dernière.

Je me suis rendu compte très clairement que sur les 4 classes que j’avais, 95% des élèves faisaient des erreurs de sons en 6e 5e 4e 3e. Cette année, c’est pire encore ! Cela donnait des choses comme par exemple :

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Heureusement que cela vous fait rire, moi cela me fait pleurer ! Il y en a d’autres en-core :

[Brouhaha dans la salle, tout le monde essaye de déchiffrer le texte sur la diapositive à voix haute.]

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Soyons très clairs, tous les élèves ne font pas autant de fautes, mais des co-pies comme cela, j’en ai à peu près un tiers par classe. C’est-à-dire 7-8 élèves sur 24 -25. Comme je suis en ZEP, il y a un peu moins d’élèves par classe. Les autres élèves font aussi des fautes de sons mais un peu moins. Il y en a un par classe qui ne fait aucune faute de sons.

Maintenant qu’est-ce que je fais ? J’ai fait mon test. D’accord, on voit l’état du dé-sastre ! Pour essayer d’avancer dans mon travail, j’ai fait alors un tableau à double entrée. J’ai recensé dans la première colonne tous les types de fautes. Ensuite, à l’horizontal, vous trouvez les initiales des élèves. Comme cela, on voit que sur un type de sons, plusieurs élèves font la faute, voire toute la classe. Et puis on peut aussi analyser la situation par élève.

J’ai un principal qui vient du monde professionnel, il a tout de suite compris qu’il y avait un problème technique quand je lui ai montré les copies de tout à l’heure. Il m’a autorisé à faire des ateliers spécifiques pour prendre les élèves les plus en difficulté. Je tâtonnais, je découvrais totalement. Cette année, j’ai fait le travail que je faisais en atelier l’année dernière, en classe entière sur le « c », le « s », le « g ». Car sur ces graphèmes, quasiment tous les élèves font des erreurs. Pour aller un peu plus loin, dans la compréhension – tout simplement, je vous le dis, je n’ai aucune religion en matière de méthode de lecture, je n’ai pas de royalties sur une méthode - je suis allé regarder avec quelle méthode ils avaient appris. J’ai demandé

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à chacun de mes élèves avec quelle méthode il avait appris à lire et puis à chaque fois que je rencontrais des parents, je leur demandais : « est-ce que vous avez aidé vos enfants à apprendre à lire en grande section ou au CP ? Et si oui, quel sup-port avez-vous utilisé ? ».

Il s’est avéré la chose suivante : les élèves, qui ne faisaient aucune faute de sons, étaient ceux qui avaient appris à lire avec la méthode Boscher en grande section avec leurs parents. C’est une réalité, est-ce que l’on peut la généraliser ? Il faudrait faire des études beaucoup plus complètes, et j’en serais ravi !

J’ai fait une chose toute simple, j’ai fait les moyennes par méthode.

J’ai fait la moyenne de tous les élèves qui avaient eu la même méthode. J’en avais plusieurs qui avaient eu la méthode « Kimamila », la méthode : « Un monde à lire ». « Kimamila », c’est le nom du personnage principal, le petit lutin, l’horrible petit lutin Kimamila. Il y aussi « Grindelire », cela s’écrit d’une manière curieuse déjà. On com-prend que cela va être compliqué. « Justine », c’est aussi une méthode mixte.

C’est le tableau de l’année dernière. Cette année, j’en ai plus et en fait les écarts sont encore plus grands. Parce que je tâtonnais, je tâtonne encore d’ ailleurs, je tâtonne tout le temps ! Je n’avais pas compté le nombre d’erreurs réellement commises. J’avais sim-plement mis des notes /20 : quand un élève avait 20 fautes, il avait 0 et quand un autre avait 40 fautes, il avait aussi 0 ! J’ai maintenant affiné la mesure.

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Je n’ai cette année malheureusement que deux élèves qui ont eu la méthode Boscher, les autres ont tous eu des méthodes mixtes parce qu’ils viennent des mêmes écoles.

Alors cela, c’est le constat de départ. Donc l’année dernière, j’ai mis en place des ateliers et tout simplement, j’ai repris en classe entière les graphèmes principaux sur lesquels les élèves butaient, donc j’ai repris le travail sur le son « e », le « c », le « s », le « g », les différents sons « ai », « eille », « aille » , « ouille » etc. J’essaye mais c’est compliqué de garder pour les ateliers les sons sur lesquels tous les élèves ne butent pas mais qui en gênent beaucoup comme« ion », « ien », etc. et pour ça, j’ai donc repris évidemment les choses au début. Mais je ne pouvais pas leur mettre la méthode Boscher dans les mains comme ils ont 12 ans ,13 ans, 14 ans. C’est com-pliqué parce même si j’aime beaucoup la méthode Boscher, Brigitte Guigui en parlera après moi et beaucoup mieux, ils auraient été dégoûtés par le caractère enfantin : ils se seraient dit qu’on les prenait pour des bébés, ils le pensent un peu. J’utilise mon expérience de comédien, je fais un peu l’idiot alors ils comprennent qu’on les prend par un autre biais, cela devient un jeu effectivement comme on l’a dit ce matin. Et en fait, on se rend compte que ces élèves en très grande difficulté sont :

• soit des élèves qui ont d’énormes problèmes de comportement, surexcités, ce sont ceux que le CPE va voir tout le temps ;

• soit des élèves qui sont, Monsieur Vaillé en a parlé aussi ce matin - totalement amorphes, totalement inertes, qui sont affalés sur leur table comme des méduses échouées ;

• soit les deux. Comme ils ont appris avec des méthodes qui sont justement aléa-toires, qui leur demandent des devinettes, soit c’est bon, c’est sûr mais ils ne savent pas comment ils ont eu le résultat, soit c’est faux et ils s’écroulent et ils sont désespérés. Alors du coup, ils sont soit amorphes en se disant : « je ne vais pas y arriver donc je m’écroule, c’est le désespoir total », soit c’est : « j’ai une idée, j’ai tellement peur qu’elle m’échappe parce que je ne sais pas comment j’y suis arrivé », et ils sont prêts à se lever de leur table pour dire « Monsieur, Mon-sieur, vite ! Interroge-moi ! Interroge-moi ! ». Et d’ailleurs c’est vrai, si on ne les interroge pas tout de suite, j’en interroge un autre et je reviens vers celui qui levait la main, il ne sait plus.

Ceci dit les ateliers ont un effet très impressionnant sur eux. Les élèves qui sont en difficulté, les plus amorphes, se réveillent ; les plus agités se canalisent. Ils ont tout à coup les yeux qui brillent alors qu’ils étaient complètement endormis pendant tout le reste des cours. Ce n’est pas aussi miraculeux que je le vou-drais, peut-être de mon fait, c’est possible, mais cela a un effet incontestable. L’effet direct, c’est que ces élèves sont passés de 2/20 de moyenne en orthographe phonétique - orthographe lexicale - orthographe grammaticale au premier texte à 11/20 de moyenne au même texte 9 mois après, donc avec 20 heures de remédiation.

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C’est très impressionnant parce que cela veut dire qu’ils ont au moins tous réduit leurs fautes par 2.

Voilà, j’aurais des tas d’autres choses à dire mais si je peux répondre à vos questions…

[Applaudissements]

MOS  : Excusez-moi, comme je n’ai pas lu mes notes, je profite encore de deux mi-nutes avant que vous posiez des questions. J’ai lu les tra-vaux de Madame Etienne qui nous a parlé ce matin et qui m’ont semblé très très éclai-rants. Ils m’ont beaucoup aidé. Du coup, j’ai cherché à faire un travail analogue avec une orthophoniste qui vient m’aider dans les ateliers. Elle observe, me propose des tests plus poussés, notamment pour faire des tests de lecture. Elle fait passer des tests de lecture à mes élèves - il faut prendre 5 à 10 minutes par élève, alors si on veut en faire passer 60, cela prend beau-coup de temps. Les premiers résultats qu’elle a obtenus, sont très impressionnants. Je n’ai pas pu en apporter mais ils sont disponibles. Si vous me les demandez, je vous les montrerai volontiers. On voit d’abord qu’ils ont des erreurs phonétiques classiques c’est-a-dire qu’ils ont du mal à déchiffrer des mots un peu compliqués. Deuxième chose très attendue, ils remplacent les mots les uns par les autres en fonction de la silhouette : « sommeil » donne « soleil ». Ou bien, ils vont lire le début et pas lire le mot jusqu’au bout et du coup toutes les conju-gaisons sont complètement abrasées c’est-à-dire qu’il n y a plus de temps, plus de mode, plus rien. Tout est au présent. « exigeons » « exigeait », c’est la même chose pour eux, la terminaison n’est jamais lue. Ils vont au plus connu, ce qui est le plus ressassé. Tous les textes sont réduits.

Ce qui m’a surpris, ce à quoi je n’avais pas du tout pensé, décidément je suis très naïf, c’est que les erreurs, qui reviennent le plus souvent, concernent plus du tiers des élèves, ce sont les fautes sur les mots-outils ; comme on a beaucoup parlé de cela, j’en profite. Je crois que, comme ils ont appris ces mots-outils, ce que l’on appelle horriblement des mots-outils, ce sont des mots appris globalement, de manière visuelle sans les déchif-frer, du coup, ils n’ont pas de sens pour eux et ils les remplacent allégrement les uns par les autres. Ce qui fait que même des textes extrêmement simples avec des prépo-

Marc-Olivier Sephiha montre le travail qu’il est nécessaire de faire avec des collégiens qui n’ont pas les bases.

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sitions, des conjonctions, des pronoms, des articles ou même le verbe être ou le verbe avoir, tous ces éléments sont appris comme des mots-outils, ils sont appris très tôt et ils n’ont aucun sens pour les élèves. « La » est remplacé par « les » ou par « le ». « Du » est remplacé par « dans » ou par « en » etc.

La piste donnée dans l’apprentissage au départ est tellement mauvaise, c’est tellement « je vais deviner ce que c’est que ce mot-outil » et on a « sur » pour « sous » que plus aucune phrase n’a de sens, même la phrase la plus simple. Même « la », « l » « a », ce n’est pas déchiffré. C’est colossal. Je ne sais pas encore comment le résoudre. C’est aussi réussir à déconstruire le mauvais apprentissage qui donne des mauvais réflexes. C’est beaucoup plus compliqué.

OM : Marc-Olivier Sephiha est aussi porte-parole du collectif Permis de lire et donc il reviendra à la dernière table ronde. La dernière table ronde reviendra sur un ensemble de propositions. S’il y a une question…

questions de la salle

Salle : Bonjour, je voudrais savoir comment vous utilisez ce que vous nous avez exposé dans les ateliers de remédiation. Je ne vois pas pratiquement dans vos ateliers com-ment vous pouvez remettre cela.

MOS : Dans l’organisation du cours, avec les enfants de collège, qu’est-ce que je leur fais faire ? Il y a un élément très important, je ne l’ai pas répété comme on en a parlé toute la matinée, on dit souvent que le « mixte » a l’air d’être plus ouvert, plus souple. Le mixte a l’air d’être un bon compromis. C’est tout à fait faux puisque le mixte est principalement visuel. Là où l’alphabétique va être plurisensoriel selon les principes de Montessori mais pas seulement. C’est formidable à travailler parce que l’approche est très progressive, on part de la lettre puis on va au mot puis à la phrase etc. La lettre, la syllabe, le mot, la phrase, et on fait systématiquement cela, tout en par-lant du sens. Et dans chaque séance, il faut à la fois faire : « dire », « entendre », « lire », « écrire ». Le principe, c’est que plus les différents sens seront convoqués, plus ce sera facile à intégrer pour les différents élèves en fonc-tion de leur profil pédagogique comme dirait La Garanderie. Et de toute façon, tous ont besoin que ce soit conforté par les différents sens donc à chaque fois que l’on dit une lettre, on va s’amuser à la dire, à l’entendre, à la lire et à l’écrire.

Salle : Un grand nombre de personnalités se sont engagées dans la lutte contre l’illet-trisme à grand renfort de tambours et de trompettes, je voudrais savoir si certaines de ces personnalités se sont intéressées à votre étude ?

MOS : Il y a des gens qui se sont intéressés à cette étude. J’ai été reçu au ministère,

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j’ai été reçu à la DGESCO, j’ai été reçu par le conseiller de Sarkozy à l’Élysée. Le sen-timent que j’ai, c’est qu’il n’y a rien à attendre de tous ces gens. J’exagère un peu. J’y vais quand ils m’invitent. Mais je sens que, la plupart du temps, beaucoup de gens veulent préserver leur carrière, ils ne veulent pas se lancer dans des débats qui soient si polémiques, un peu trop techniques, qui font qu’ils n’ont pas envie de mettre le nez dedans : il faut travailler, il faut réfléchir à tout cela. Il faut se coltiner les difficultés.

Salle : Manque-t-il des moyens ?

MOS : Alors moi, je n ai aucun moyen, si ce n’est mes papiers, mes quelques heures. Ce ne sont pas tellement des questions de moyens. L’année dernière, j’intervenais en plus des cours, cette année mon principal m’a autorisé à faire ces ateliers à l’intérieur même des cours parce qu’il avait les résultats de l’année dernière.

Salle : Je travaille sur la rela-tion parents – enfants et très souvent on retombe sur la problématique des devoirs et comment aider l’enfant. Est-ce que vous auriez des petites techniques à partager avec nous ? Comment les motiver et leur permettre d’apprendre en leur donnant du plaisir ?

MOS : Je peux dire très rapi-dement parce que j’ai lu les travaux de Monsieur Vaillé et d’Elisabeth Nuyts, que j’ap-prouve et que je confirme, à quel point la parole est une donnée essentielle, qui change tout. Quand on voit un élève qui ne comprend rien, qui oublie des syllabes, voilà une des clés : écrire en parlant et parler au rythme de l’écriture, cela change tout. Cela change tout à la seconde. Je ne pensais pas que cela avait un tel effet. Pour moi, la crise que traverse l’école est liée à des erreurs philosophiques profondes et l’une de ces erreurs est la suivante : on pense souvent que la motivation doit ve-nir avant le travail, mais c’est l’inverse. Je vais le dire autrement plutôt que d’en faire une position de principe. Ce que j’ai constaté, c’est que la joie des élèves vient quand on leur a permis de surmonter leurs difficultés. Il n’y a rien de pire que de leur dire : « tu n’y arrives pas alors on va trouver un moyen de contourner la difficulté, on va faire autre chose, ça va être ludique, etc. ». Ce qu’ils adorent, c’est qu’on leur donne les moyens de surmonter une dif-ficulté que jusque-là ils n’arrivaient pas à affronter. Et à ce moment-là, c’est merveilleux, ils ont les yeux grands ouverts et ils disent « Ah, mais

Delphine Frydig, présidente du Droit de Lire, l’une des associations partenaires de l’événement.

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c’est facile alors ! » et cela, c’est merveilleux. Je suis ravi. Ce sont vraiment les moments de grâce. Et vous voyez l’élève a une joie extraordinaire à se dire « Ça, je ne le maîtrisais pas et maintenant ça y est ». Parce que cela veut dire « je peux me tromper mais je sais comment revenir au bon résultat, je vais pouvoir appliquer ce raisonne-ment dans plein d’autres apprentissages ».

Salle : Vous qui faites du théâtre, est-ce que vous sentez une évolution de l’expression des élèves au fur et à mesure que vous leur apprenez à écrire ?

MOS : Je fais du théâtre, je fais même des ateliers théâtre avec eux et je dois dire – et ce n’est pas du tout démagogique - que ces élèves de ZEP majoritairement issus de l’immigration ont une énergie extraordinaire que n’avaient pas mes élèves du Vème arrondissement à Paris. Le problème est que cette énergie n’est pas du tout canali-sée. Elle est complètement chaotique et du coup on se dit encore plus : « mais quel gâchis ! ». Si ont leur avait appris à se structurer avec l’apprentissage de l’orthographe, de la grammaire, des mathématiques aussi, on aurait des gens prodigieux alors que là cela part dans tous les sens.

Salle  : Je me présente, Elisabeth de Langres, je suis orthophoniste et j’ai travaillé pendant 22 ans dans les centres d’adaptation psychopéda-gogique que la mairie de Paris a mis en place. Donc, je n’ai pas travaillé dans l’Éducation nationale mais avec l’Éducation nationale. Qu’est-ce qu’ils ont en Angleterre comme système ? Est-ce qu’ils ont comme nous une Éducation nationale qui ne se remet jamais en cause et qui ne veut jamais rien entendre ? Je vous donne deux courts exemples. Un comme le vôtre : j’avais une collègue qui était orthophoniste et dont le mari était instituteur dans le 20ème arrondissement. Il a regardé un peu ce que faisait sa femme, a pris ce qui l’inté-ressait et il est arrivé à plus de 90% de réussite dans le 20ème arrondissement en fin de CP. Au bout de trois ans, tout le monde l’a poussé, ses collègues lui ont dit, va voir l’Éducation nationale, etc. II a pris rendez-vous. Et vous savez ce qu’on lui a dit ? Écou-tez Monsieur, vous avez des résultats, on ne vous embête pas, mais soyez content déjà que l’on ne vous sanctionne pas pour ne pas faire ce que l’on vous a enseigné à faire. La deuxième chose : nous, orthophonistes du centre d’adaptation psychopédagogique, nous avons été appelées avec ma collègue pour faire un peu de repérage dans les écoles, dans les maternelles pour voir ce que l’on pouvait faire au niveau de la grande section de maternelle pour repérer ceux qu’il faudrait aider dès la maternelle pour qu’ils aient des chances de mieux réussir après. Je travaillais dans le 19ème arrondissement. Dans

Professeurs, parents, inspecteurs ont exprimé à plusieurs reprises le souhait de voir l’apprentissage évoluer.

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une école, il y avait 79 ethnies différentes. On allait dans les écoles. On se mettait dans les classes, on regardait et on ramenait après en avoir discuté avec l’institutrice et les parents certains enfants au centre pour leur permettre de résoudre leurs difficultés. Et un beau jour, on a changé d’inspectrice. On rencontre la nouvelle.

La directrice nous avait présentées comme les deux orthophonistes du CAPP qui veulent bien venir aider. « Comment cela, mais elles ne sont pas de l’Éducation natio-nale ? » La directrice : « Oui, elles ne sont pas de l’Éducation nationale mais c’est nous qui leur avions demandé d’intervenir » L’inspectrice : « l’Éducation nationale ne veut pas de gens qui ne sont pas de l’Éducation nationale, alors vous êtes priées dès demain de ne plus remettre les pieds dans l’établissement ». Alors, que voulez-vous faire ! Est-ce qu’en Angleterre, ils ont plus de facilités ?

Olivia Millioz : Non, en Angleterre, ils ont les mêmes difficultés. Un certain nombre de fonctionnaires au ministère sont très réfractaires. Par contre, ce qu’ils ont fondamen-talement changé, c’est leur service d’inspection. Attention, la révolution est en train de se faire. Il est demandé à ce service d’inspection d’accompagner les professeurs et de les guider. Ce qui est aussi fondamentalement différent en Angleterre, c’est que les écoles sont notées. Les écoles publiques sont notées en quatre niveaux : Très mauvais – Mauvais – Bon – Excellent. Et vous devez arriver à Bon ou Excellent. Et aujourd’hui, le service d’inspection doit vous amener à Bon ou Excellent. Vous avez une liberté pé-dagogique totale tant que vous avez de très bons résultats. Votre liberté pédagogique s’arrête si vos résultats sont insuffisants. On vous dit alors quelles sont les méthodes et quels sont les moyens que vous devez utiliser et à ce moment-là l’inspection vous accompagne. Mais le service d’inspection là-bas est exactement comme chez nous, il n’est pas uniforme, il est fait d’hommes et de femmes, qui interprètent, « sur-inter-prètent », « mes-interprètent ». C’est pareil, c’est en construction, mais la différence c’est qu’ils rendent des comptes publiquement. Les écoles sont notées. Vous pouvez aller sur le site du ministère de l’Éducation et vous allez voir la note de n’importe quel établissement, de n’importe quelle école publique élémentaire et vous allez avoir aussi la raison pour laquelle l’établissement a obtenu cette note-là. Et le but, ce n’est pas de dire « ah ! Il est très mauvais, « ah ! Il est très bon », c’est d’amener tout le monde à un niveau suffisant pour que les enfants, tous les enfants, quelle que soit leur origine s’en sortent. Voilà, j’espère avoir répondu à votre question ! Nous n’allons pas prendre de questions supplémentaires mais vous pouvez continuer à échanger après, en face à face, les uns avec les autres. Nous passons maintenant à la table ronde suivante.

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Olivia Millioz : Nous allons maintenant quitter le collège pour revenir en maternelle et au CP. Claude Huguenin est l’auteur de la fameuse Planète des Alphas, que certains d’entre vous connaissent et que d’autres vont découvrir.

Claude Huguenin : Je travaille depuis plus de 20 ans avec des enfants, qui pour l’essen-tiel, sont en échec scolaire avec des problèmes de lecture. Ils peuvent avoir des problèmes de dyslexie, de dyspraxie ou de simples blocages. Je suis comme la plupart d’entre vous : j’ai compris qu’il y a beaucoup de praticiens qui cherchaient des so-lutions. Il y a également beau-coup de parents qui sont en grande souffrance parce qu’ils ont des enfants qui ont des blocages ou du retard. On ne comprend pas ce qu’ils ont et on aimerait beaucoup les aider.

J’accueille actuellement une vingtaine d’enfants chaque semaine, en séance indivi-

LES réPONSES POSSIBLESEN GrANDE SECTION DE

MATErNELLE ET EN CP

Claude Huguenin est psychopédagogue. Depuis plus de 20 ans, dans son cabinet de Genève, elle suit des enfants souffrant de troubles de l’appren-tissage, ou, parfois, de simples blocages en lecture. Aussi, a-t-elle imaginé une bande dessinée où les lettres sont incarnées par de petits personnages. L’enfant découvre ainsi progressivement les lettres, leur son et leur forme.

Brigitte Guigui est institutrice depuis plus de 30 ans. Elle partage son expé-rience et son savoir-faire avec des vidéos sur Internet, lors de conférences au sein de l’association Trans-Maître dont elle est un des membres actifs et maintenant comme porte-parole du collectif Permis de Lire. « Le cœur de notre métier d’instituteur, c’est l’écriture ».

Depuis vingt ans, Claude Huguenin, psychopédagogue intervient auprès d’enfants en grande difficulté.

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duelle. Je vois un peu de tout. Ils ont de cinq à douze ou treize ans et savent à peine lire. Certains, parfois, sont surdoués : j’ai travaillé avec des enfants qui avaient un QI de 134. Ils ne savent pratiquement pas lire et sont en classes spécialisées.

Nous avons beaucoup parlé de la souffrance et je suis la première à en être consciente. Il m’est arrivé de voir une enfant en salle d’attente qui venait pour la première fois et de pen-ser : « On ne m’avait pas dit qu’elle avait un retard mental ». Or ce n’est pas du tout cela : cette enfant est parfaitement normale, mais l’échec dans lequel elle se trouve rend sa souf-france apparente et donne l’impression qu’elle a un handicap mental. J’en ai eu plusieurs.

Quelques mots sur mon parcours : je travaille sur l’apprentissage de la lecture et je suis psychopédagogue. Entre la théorie et la pratique, il existe deux mondes, je l’ai particulièrement ressenti ce matin : les scientifiques auxquels j’adhère, parce que j’ai lu à peu près toutes les dernières recherches. J’ai été personnellement en contact avec José Morais. Je comprends très bien leur point de vue scientifique. En tant que pra-ticien, nous sommes confrontés à la réalité concrète avec des enfants. En théorie, nous avons beau savoir ce qu’il convient de faire avec des enfants, comment y parvenir concrètement ?

Qu’est ce que l’écriture ?

Comme tout le monde le sait, finalement l’écriture est une manière astucieuse de représenter le langage oral et à l’heure actuelle, il y a deux grands systèmes d’écriture dans le monde. Il y a des systèmes idéovisuels comme le chinois. Ces écri-tures visent à dessiner le monde. Les symboles vont directement représenter les mots, les pictogrammes ou les idéogrammes. Dans ce genre de système d’écriture, et c’est son avantage, si on reconnaît le symbole, on accède directement au sens. L’inconvénient, en revanche, c’est qu’une mémoire d’éléphant est nécessaire, c’est-à-dire, par exemple pour le français, qu’il en faut des milliers. Dans le chinois ancien il en fallait à peu près 50 000. Si on veut éviter Alzheimer, c’est une solution intéressante pour la mémoire.

La deuxième grande catégorie regroupe les systèmes d’écriture syllabique [écriture qui se découpe en syllabes] comme certaines écritures africaines. Si on avait une écriture de ce type-là en français, le mot « moto » s’écrirait avec deux symboles : un pour « mo », un pour « to ». Si j’avais un mot qui commence par « ma », il faudrait un autre symbole, de même pour « mi », etc.

L’avantage : il est très facile de comprendre le fonctionnement de l’écriture syllabique. C’est beaucoup plus simple de décomposer les mots en syllabes. Je le fais tous les jours, avec les enfants pendant quelques minutes. Pour la plupart d’entre vous qui travaillez avec des enfants, la syllabe ne pose pas de gros problèmes : « mo » « to » / « cha » « peau », je n’ai jamais eu de difficultés à faire comprendre aux enfants, la décomposi-tion des mots en syllabes.

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L’inconvénient, c’est qu’il faut à peu près dix fois plus de symboles que dans un sys-tème alphabétique : environ 200 ou 300 symboles. Il faut une mémoire très impor-tante pour mémoriser tous ces symboles.

Avec 26 lettres en français, on peut écrire tous les mots de la langue fran-çaise et on pourrait encore en inventer beaucoup. C’est absolument génial. Celui qui a inventé le système alphabétique est génial, c’est extraordinaire ! Comme partout, il y a toujours un inconvénient ! Il faut comprendre comment le sys-tème alphabétique fonctionne et finalement ce que c’est. Pour comprendre comment il fonctionne, il faudra forcément revenir aux mots et comprendre qu’un mot français ou dans une autre langue doit être décomposé en phonèmes.

Un exemple concret : dans le mot film je ne vous apprendrai rien en disant qu’il y a /f/ /i/ /l/ m/. Personne ne va me regarder avec des yeux ronds en disant « mais qu’est-ce qu’elle sort comme ânerie ? Pourquoi nous dit-elle ça ? » Je ne vais pas faire un test pour savoir si tout le monde est capable de le faire. Si vous êtes capable de le faire c’est parce que vous, comme moi, avez appris à lire dans un système alphabétique. Vous, comme moi, avez probablement oublié comment vous avez appris à lire. Pour être franc, ceux qui ont souffert quand ils ont appris à lire s’en souviennent. En revanche, ceux qui ont appris comme tout le monde ne voient pas ce qu’il y a de sorcier à cela.

Quelqu’un qui ne sait pas lire, si je lui dis « fil »puis « il », sera incapable de dire qu’on a enlevé /f/ et toutes les personnes qui ont appris à lire dans un système autre qu’al-phabétique sont totalement incapables de faire ce genre d’exercice. Toutes les études scientifiques menées à ce jour ont démontré qu’on est capable de faire ce genre d’exer-cices parce qu’on a appris à lire dans un système alphabétique.

Pour apprendre à lire, que faut-il faire concrètement ? Qu’est-ce qu’un en-fant va devoir acquérir comme compétences ?

Il faudra d’abord comprendre le fonctionnement du système alphabétique, et, dans un premier temps prendre conscience de l’existence des phonèmes à l’in-térieur du langage oral. Il s’agit de développer la conscience phonémique, cette capacité à segmenter le langage en phonèmes qui nous paraît très simple certainement à nous tous. Quand l’enfant aura compris cela, il faudra évidemment qu’il comprenne que les lettres sont des symboles qui représentent ces petites unités du langage oral.

En théorie, c’est très simple, oui c’est très simple. Concrètement comment faire com-prendre cela aux enfants ?

Le développement de la conscience phonémique, c’est très difficile. Que fait-on ? Des exercices rébarbatifs avec des enfants de 5 - 6 ans ? Bon courage !

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Des exercices auditifs qui n’en finissent pas où l’on dit aux enfants « est-ce que tu entends /r/ dans ce mot ? ». Vous avez des enfants qui ouvrent de gros yeux ronds. On leur parle chinois, ce n’est pas facile.

Deuxième problème : quand vous avez enfin pu vous dire « qu’est-ce que je suis bon ! j’ai réussi à développer ça chez l’enfant. Il peut dire : « tu sais, maîtresse que dans « crabe » : il y a /c/r/a/be », C’est génial celui-là il n’aura pas de problèmes ». Mais le petit souci évidemment c’est que cela ne suffit pas pour savoir lire. Il faudra que l’enfant mette cela en relation avec les lettres qui vont représenter ces phonèmes.

Or, ce qu’on oublie quand on est grand et qu’on n’a plus 6 ans, c’est que les lettres, c’est très abstrait, horriblement abstrait et complètement arbi-traire. Nous avons vu un exemple tout à l’heure en arabe. Quand je vois ça, il me semble impossible d’écrire avec ça. Jamais je ne pourrai me mettre ça dans la tête et pourtant l’écriture arabe est bien une l’écriture alphabétique comme la nôtre.

Quand je me dis ça, je prends un « o » et je le regarde vraiment : on fait une petite barre à droite ça devient un « a », je la prolonge légèrement ça devient un « d », je la prolonge vers le bas ça devient un « q » ; je reprends le petit rond, on le met en haut à gauche, ça devient un « b », en bas ça devient un « p ». Pour un enfant qui a cet âge-là, la droite, la gauche, des problèmes de latéralisation, d’orientation dans l’espace sont des notions compliquées. Je prends un exemple tout simple, j’ai demandé où se trouvait le restau-rant à midi, « il suffit de prendre à droite » m’a-t-on dit en m’indiquant l’autre sens. Soit j’ai un problème soit ce n’est pas clair : j’ai fini par demander mais « à droite ou à gauche ? Ah à gauche ! » Cela m’arrive fréquemment et je me rends compte que c’est très complexe. En tant qu’adultes, cela nous arrive fréquemment de nous tromper. Quand on a cinq, six ans, c’est très difficile.

Mon problème principal, c’est de faire comprendre un sys-tème qui a été pensé par une grande personne à une petite personne de 6 ans. Comment peut-on faire ça concrète-ment ? Je connais pas mal de méthodes. Après ma forma-tion, j’ai utilisé la méthode gestuelle Borel-Maisonny.

J’avais des enfants qui me regardaient avec de gros yeux ronds : on avait beau essayer de travailler sur la segmenta-

Brigitte Guigui, institutrice, insiste sur la nécessité d’apprendre à écrire correctement dès le plus jeune âge.

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tion, cela me semblait clair mais la semaine d’après, il n’y avait plus rien. C’était du chinois !

Un jour, j’ai eu cette idée d’essayer de concrétiser les choses, de remettre tous ces termes de grande personne « phonèmes », « graphèmes »…, dans un monde d’enfant et de faire quelque chose de concret qui parle aux enfants. On va lire avec des lettres et des sons. Mais pour les enfants, ce n’est pas évident. Moi en tout cas, j’ai été complète-ment bloquée pour leur faire comprendre. Il était difficile de développer leur capacité à segmenter, de même que l’assemblage des sons pour former un mot. L’idée m’est venue sur le terrain pour mes propres besoins. Je ne savais pas comment faire et je voulais absolument faire quelque chose pour les enfants.

Je suis venue pour parler des raisons qui m’ont poussée à développer ma propre mé-thode. J’ai créé des personnages par exemple les voyelles sont des messieurs et des dames, par exemple le o est un personnage qui adore faire des bulles et qui pousse des « oh ! » émerveillés. Les consonnes sont des objets usuels par exemple, ou des ani-maux par exemple le f est une fusée etc. Ces personnages-là appartiennent à une his-toire, donc l’objectif est de donner le déclic aux enfants, qu’ils comprennent le système d’écriture en développant leur conscience phonémique.

Dès que l’enfant a développé la conscience phonémique, il doit être ca-pable de déchiffrer ses premiers mots. Le déchiffrage est au centre du débat aujourd’hui. Il est extrêmement important d’autant plus que le sentiment que nous avons d’être capables de reconnaître les mots comme des Lego - Monsieur Ramus nous en a fait la démonstration ce matin- vient du fait que nous sommes des lecteurs habiles et que nous nous sommes créés des patrons orthographiques.

Nous avons cette sensation de reconnaître les mots comme des photos, mais rien n’est plus faux. Comment devient-on un lecteur habile ? D’abord par le déchif-frage et son automatisation. Je prends par exemple le mot « mur », je donne ce mot à un enfant qui a développé la conscience phonémique. Il a compris comment le mot était constitué et que les lettres représentent les unités abstraites du langage oral appelées des phonèmes. Que va-t-il en faire s’il a compris ce qu’il fallait faire pour lire ? Il va prendre le « m », il va lire en mettant la valeur phonétique en faisant « m », il va prendre le « u », il va faire la même chose, il va les faire fusionner, il va faire la même chose avec la lettre « r » en mettant la valeur phonétique du « r ». Ensuite il va prononcer très lentement pour reconstituer le langage oral. Il va prononcer «mur ». On voit cela rien qu’en le regardant. Il va se faire des représentations mentales pour chercher le sens. « Ah ! « mur » sur lequel je grimpe !». Et tout à coup, l’enfant a un petit déclic, une petite lumière qui s’allume.

Le coût cognitif est très important au niveau du déchiffrage. Lorsque l’enfant a le déclic, qu’il a compris ce qu’il fallait faire pour devenir un lecteur habile, il faudra qu’il acquière les différentes correspondances usuelles en français s’il apprend à lire en

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français. Il faudra qu’il automatise le processus. On sait, au niveau scientifique, que pour automatiser le processus, il faut déchiffrer un mot entre 3 et 15 fois.

J’insiste sur l’importance de la prévention, dont il a déjà été question ce matin. Si un enfant peut avoir le déclic, c’est-à-dire comprendre le principe alphabétique, entrer dans la lecture en mettant en place le processus de déchiffrage de manière précoce, dès le début du CP, cela lui laisse le temps d’acquérir l’ensemble des corres-pondances en français, d’automatiser progressivement le processus de dé-chiffrage et, gentiment, de continuer sa scolarité en améliorant sa lecture, parce qu’on ne va pas être un lecteur habile en 3 mois. Un enfant qui lit comme un adulte en 3 mois, invente ou utilise des stratégies de compensa-tion mais ce n’est pas un lecteur, c’est impossible.

J’ai 3 enfants. J’ai dû leur donner le déclic lorsqu’ils sont entrés en CP. Une de mes filles apprenait à lire avec la méthode Gafi. Je lui ap-prenais à lire à la maison - je n’avais pas encore les Alpha à ce moment-là. Elle avait été malade juste avant d’aller à un spectacle pour Noël et là-dessus, elle me dit, (elle avait un sacré carac-tère) : « Maman, je veux aller faire mon spec-tacle, ce sera possible ». Je lui réponds que ce ne sera pas possible : « tu n’as pas lu le texte ». Il s’agissait d’un petit texte qui devait être soi-di-sant lu, mais en réalité, il était appris par cœur. Elle me dit : « je veux y aller ! », « Ma foi, tu te débrouilles ». Je me suis retrouvée avec les autres parents qui étaient dans la salle. Les en-fants sont arrivés avec leur texte qu’ils connaissaient par cœur et qu’ils récitaient. Elle est arrivée avec son texte qu’elle voyait pour la première fois et qu’elle a déchiffré. Vous pouvez imaginer, vous qui travaillez en tant qu’orthophonistes ou qui avez d’autres enfants qui lisent pour la première fois. Je trouvais cela extraordinaire mais malheu-reusement tous les parents autour de moi la regardaient en disant : « oh ! la pauvre petite, elle ne sait pas lire ! ». Mais c’était la seule qui lisait !

Olivia Millioz : Brigitte, vous enseignez depuis 30 ans. Vous êtes l’un des piliers d’une très importante association, Trans-Maître, qui essaie de faire travailler les enseignants en réseau et d’échanger sur leurs savoirs.

Brigitte Guigui : Nous parlerons tout à l’heure de la conception de Trans-Maître, qui est de continuer ce qui a été transmis de génération en génération et a été rompu en 1989 lorsque les IUFM sont apparus. À cette époque, les ensei-gnants ont été autorisés à créer eux-mêmes le savoir qui était transmis jusque-là. À partir du moment où chaque enseignant a pu créer une méthodologie de

« L’école de la République m’a tout donné » témoigne Brigitte Guigui, institutrice depuis 30 ans.

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façon empirique, tout s’est écroulé. Je l’ai constaté moi-même puisque j’ai commencé en 1980.

J’ai eu la chance de naître en 1960. L’école de la République dont je suis issue m’a tout donné. Grâce à un enseignement fondé sur le contenu et les techniques, nous avons tout appris : l’écri-ture, la lecture, la grammaire et nous sommes aujourd’hui médecins, instituteurs… Origi-naires d’Afrique du Nord, nos parents ne savaient pas tous lire, certains savaient lire mais pas écrire.

J’ai ensuite eu la chance d’avoir accès à l’École Normale d’Auteuil, qui ne m’a abso-lument pas formée, mais remise à niveau après le bac. J’ai eu la chance, à nouveau, d’avoir un professeur d’arts plastiques qui m’a enseigné la calligraphie. Je ne savais pas à l’époque, à quel point j’allais adorer la calligraphie, comme quoi, la vocation passe par la transmission et les rencontres avec de vrais enseignants qui maîtrisent leur matière.

Forte de ces enseignements techniques, j’ai réellement appris le métier sur le terrain. À l’époque, j’ai eu toutes les classes, de la maternelle au CM2.

Dans les années 1990, j’ai eu la charge d’une classe de CP sans problèmes, avec des enfants très structurés et un enseignement fondé, en maternelle, sur l’éveil. Tout était concret : il n’y avait ni photocopie, ni plan linéaire ou prématurément abstrait.

J’avais eu de très bons inspecteurs, de très bons conseillers pédagogiques qui nous donnaient des contenus lorsque nous étions démunis. En effet, nous étions débutants suppléants, remplaçants et apprenions le métier sur le terrain. Le terrain consistait également à aller dans les classes de nos collègues et à piquer les idées. La continuité a existé puisque nous allions prendre des idées chez nos collègues qui nous aidaient à construire nos propres pro-gressions. Or, en 1989, on a brisé la continuité en imposant des projets d’école. Le bateau a été retourné. On nous a dit : « ce qui est réel et vrai ne fonctionne pas, on va construire quelque chose de faux ».

Nous sommes rentrés dans le sophisme. À partir de là, rien n’allait plus. Nous avons assisté à une mise en spectacle de la lecture par une méthodologie globale. J’ai utilisé, dans cette classe de CP, une méthode semi-globale qui était disponible. J’ai remar-

Pourquoi ne pas proposer aux instituteurs d’apprendre sur le terrain et auprès de collègues expérimentés « qui maîtrisent leur matière » ?

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qué, au bout d’un mois, que les enfants apprenaient par cœur. Je suis allée voir ma directrice qui m’a dit : « Il y a des tas de vieux livres dans la cave. Al-lez voir et prenez ce que vous voulez. » J’ai trouvé la méthode Boscher, je suis remontée de la cave avec et j’ai commencé à l’utiliser avec mes élèves. Cela a fonctionné : mes élèves n’apprenaient plus par cœur, mais déchiffraient.

Pragmatique, j’ai abandonné ces méthodologies. J’ai ensuite été confrontée à ces mu-tations dans l’Éducation nationale où l’on devait justifier non pas le travail des élèves mais le nôtre, avec des préparations artificielles, théoriques, même si nous n’étions pas préparés à réfléchir sur les programmes. Nous avions simplement la prétention d’être de simples maîtres d’école, transmettant avec notre bon sens ce que nous avions nous-mêmes reçu de manière intelligente par d’autres. Nous avons été contraints de réfléchir lorsqu’on s’est opposé à nous, lorsque de jeunes inspecteurs nous ont interdit d’utiliser la méthode Boscher.

Comme instruire est un devoir, nous en avons fait une force et avons im-posé l’instruction. Nous avons fait acte de résistance et nous avons réussi. Nous n’avons été ni révoqués, ni renvoyés. Nous avons été soutenus par notre syndicat en vertu de la liberté pédagogique.

Cela s’est passé entre 1989 et 2004. En 2004, je suis allée sur Internet et j’ai tapé « Méthode Boscher ». Je voulais savoir si j’étais la seule au monde à l’utiliser. J’ai vu que Marc Le Bris l’utilisait également. Je me suis dit « chouette : au moins un ! ». À partir de là, je me suis sentie autorisée à l’utiliser dans ma classe.

En 2004 a eu lieu la rencontre de plusieurs consciences, comme en Angleterre, les dates semblent concorder. Des réseaux se sont constitués, dont le GRIP, le Grou-pement de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes, qui a été extrêmement important pour moi. Grâce à lui, j’ai été rapidement orientée vers de vraies lectures telles que les ouvrages de Ferdinand Buisson. En 2006, Gilles de Robien interdit les méthodes globales. Ça nous a énormément servi : à partir de là, nous n’étions plus persécutés. Xavier Darcos est arrivé et, à partir de 2008, les programmes ont apporté un changement sur le terrain.

En France, selon l’endroit où nous nous situons, nous aurons un taux de construc-tivisme extrêmement important. Il existe donc des écarts énormes entre la Seine-Saint-Denis, par exemple qui fut l’un des fiefs du pédagogisme et qui a eu l’un des taux d’illettrisme les plus importants et la Bretagne, où il va y avoir des îlots de résistance, ou à Angers, où ces difficultés seront moindres.

Mon propos maintenant sera extrêmement précis. J’ai constaté, à mon échelle, un progrès en lecture, mais une dégradation importante en écriture. Les enfants savent plus ou moins lire, ils arrivent à se débrouiller. Ce seront des citoyens qui se débrouillent, mais sont-ce des élèves, de futurs étudiants ? L’illettrisme, c’est

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ne pas savoir écrire, ne pas savoir rédiger. Si un enfant se débrouille en lecture, mais s’il ne fait pas un bon élève de CE1, s’il ne continue pas à écrire et à rédiger, il sera l’un de ces élèves que Marc-Olivier reçoit dans sa classe. Un enfant qui a eu la chance d’avoir appris à lire tant bien que mal, s’il n’apprend pas à écrire et à rédi-ger deviendra un exécrable élève en 6e, en 5e… Mon intervention sera axée sur l’écriture.

« Y-a-t-il des réponses à l’illettrisme en grande section et en CP ? Je pense qu’ap-prendre à écrire est la vraie réponse. Savoir lire, c’est savoir écrire. Nous en avons fait l’expérience avec certains de nos parents qui savaient lire, mais ne sa-vaient pas écrire et ont, à cause de cela, été handicapés toute leur vie. Ils ont essayé d’apprendre à écrire avec nous, mais cela a été très difficile, les résistances étaient énormes. Si on passe le cap de l’âge et de l’écriture, c’est quasiment irré-versible. »

Comment enseigner les premiers pas de l’écriture en grande section ?

Enseigner les premiers pas de l’écriture en grande section ne peut se faire que par un lien, un suivi et une continuité de la maternelle au CP. Mais ce lien ne peut s’opérer que dans un enseignement axé sur le respect des étapes du déve-loppement physique, émotionnel et mental de l’enfant dès la petite section.

La simple observation, le bon sens (qui a été perdu) nous montre qu’un enfant de 3 ans a besoin d’attention et de jeux, qu’à 4/5 ans, tout le pousse irrésistiblement à peindre et à créer, pour ensuite, à 5/6 ans, compter, écrire et lire.

Inclinons-nous devant son histoire comme devant notre propre histoire afin d’agir selon une logique de continuité que dicte notre bon sens. Or, que nous montre notre histoire ? Que notre humanité évolue à travers le temps. Que chaque étape de son évo-lution correspond à un âge précis et fort riche d’enseignements.

Pour penser une continuité idéale entre l’école maternelle et le CP, il faut considérer que le jeune enfant suit le même cheminement que l’humanité à ses débuts : depuis ses peintures rupestres et sa tradition essentiellement orale jusqu’à ses écritures pré-sémi-tiques et l’histoire écrite avec la lecture alphabétique et ses textes fondateurs.

Si nous nous appuyons sur ce cheminement, par une correspondance naturelle fon-dée sur l’histoire et la culture, nous sommes assurés de ne pas nous égarer dans des impasses intellectuelles.

Prenons alors le temps de donner aux enfants de chaque section l’enseignement appro-prié :

• Ainsi, en petite section, l’enfant est-il à l’aube de son humanité, lié au groupe dont il dépend.

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Dans un contexte chaleureux, à petits effectifs, nous veillons à stimuler les réflexes de base : les appétits, l’énergie, l’acquisition du langage par imprégnation et imitation, le maintien et la mobilité du corps par des jeux d’extérieur (aquatiques, équestres, …), d’intérieur (ateliers de mode-lage, musique, ...) et d’imitation des activités domestiques. Nous insistons pour développer la prononciation et l’articulation correcte de la langue par immersion dans un langage évolué fait de dialogues, de comptines, de chants et de contes. Or, le dialogue est limité dans les écoles à cause des trop gros effectifs et de l’obsession pédagogique prématurée.

• En moyenne section, l’enfant découvre ses facultés de conceptualisation, d’échange et de partage au sein du groupe. Il convient de cultiver ces facultés et de les nourrir, d’éduquer ses sens et ses émotions ; en développer l’expression ; favoriser l’usage de la main, plutôt qu’un apprentissage prématuré de la lecture et de l’écriture, par des initiations aux arts et métiers en lui faisant découvrir les matières, les couleurs et les techniques : la vannerie, le canevas, le tissage, la couture, le tricot, la dentelle, le crochet, la tapisserie, le pliage, la reliure, le collage, la cuisine, la peinture sous forme de fresques collectives, et tous les travaux manuels possibles qui seront reconduits pendant toute la scolarité. Ceci n’existe absolument plus dans la maternelle. Dans cette initiation sont transmises les techniques et la bonne tenue de tous les outils qui préparent de fait la bonne tenue du crayon. Nous avons actuellement des élèves au CP, issus de familles évoluées, de professeurs et de cadres, qui tiennent leur crayon n’importe com-ment, non parce que les parents sont mauvais, mais parce que les en-fants ne font plus rien de leur mains. Ils vivent dans un monde d’images, qui n’est même pas l’imaginaire.L’activité la plus importante de la maternelle reste le dessin, véritable préliminaire à l’écriture. C’est au travers des dessins des enfants de moyenne section et de leurs représentations spontanées du bonhomme, de la maison, de l’arbre... qu’on extrait comme des hiéroglyphes, idéogrammes et autres écritures primitives, des graphies universelles, des géométries récurrentes, le point, la droite, la courbe... premières gammes graphiques sous forme de décors et autres frises. L’expression corporelle offre un espace de créativité important. Les jeux proposent des difficultés croissantes qui introduisent la numération. Le langage s’affine et le vocabulaire s’enrichit au contact de ce foisonnement d’activi-tés. On peut dire que la moyenne section est la classe où se nourrit l’âme de l’enfant.

• La grande section est le prolongement conscient de la moyenne section : l’enfant s’individualise. Il tire des réflexions de cette matière acquise. Les gammes graphiques décoratives déjà amorcées en moyenne section deviennent art répétitif, véritable en-traînement graphique qui assure la fluidité ouvrant à l’écriture. En développant la dimension du plan qui sera l’espace de l’écriture-lec-ture du CP, la grande section peut déjà être, pour de nombreux enfants, un lieu d’apprentissage de l’écriture et de la lecture. Si la Grande Section est

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un peu une classe à la carte, tenant compte des différences de capacités, de rythmes individuels parfois importants, les objectifs y sont néanmoins précis. Il importe de travailler l’affinement du geste, l’éducation du regard et le début d’une réflexion. L’enfant apprend à dessiner selon des règles, des méthodes, en retrouvant des formes géométriques par exemple. De véritables cours de dessin peuvent y être dispensés avec étude de la perspective et des proportions.Le langage est enrichi par la poésie et le chant. Les vocalises permettent d’ex-traire les sons élémentaires : les voyelles chantantes. Les textes des chants et des poésies contenant des exclamations ainsi que les expressions des premières émotions naturelles : joie, crainte... en livrent la dimension émotionnelle. En même temps, on extrait des dessins, les lettres comme de véritables signes vivants : par exemple, la lettre « n » pourra être extraite du dessin du nuage, la lettre « l » de celui de la plume de l’oiseau, le « u » et le « i » de celui des vagues, le « i » étant survolé d’écume... On apprend à écrire en cursive les voyelles, certaines consonnes, des syllabes, des mots simples, voire des phrases, en respectant les règles de la calligraphie et selon la même méthode alphabétique de lecture que celle qui sera utilisée au CP.

• Au Cours Préparatoire, on resserre les différences de niveau de la Grande Section en proposant à tous un degré d’exigence maximal par l’usage simple, ri-goureux et strictement progressif de la lecture alphabétique, formidable progrès pour l’esprit depuis 5000 ans; c’est pourquoi, par souci de continuité et d’égalité et afin d’élever le niveau général, on présente un travail identique à l’ensemble des élèves. L’égalité des chances, c’est de permettre à chacun le dépas-sement de soi à la hauteur maximale de ses capacités, par l’usage de la méthode de lecture alphabétique héritée de notre évolution commune. Le CP correspond à l’âge de raison, l’âge où l’on se personnalise, l’âge d’entrée dans l’histoire écrite. C’est à ce moment-là que l’enfant va pouvoir associer son et graphisme. C’est là que la faculté d’abstraction se développe, le prédisposant à la volonté d’écrire et de lire. La discipline inhérente à toutes les pratiques artistiques et manuelles de la mater-nelle apprend à l’élève à fixer son attention, à se concentrer et à persévérer ; favo-risant ainsi l’acquisition des règles propres à l’apprentissage de la lecture alpha-bétique ; tout comme l’observance future des règles de la langue écrite.

Nos élèves souffrent actuellement d’un enseignement défectueux de la maternelle à la terminale, consécutif à des directives pédagogiques insensées et nocives qui les ont privés du formidable progrès que constitue l’apprentissage de la lecture alphabétique, de la grammaire analytique qui lui est inhérente, ainsi que de la richesse contenue dans les pratiques des arts et des métiers. Accablés, portant une croix qui ne leur appartient pas, nos élèves souffrent d’un déficit de transmission, d’une rupture avec notre histoire commune.

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COMMENT DIFFUSErLES BONNES PrATIQUES :AGIr PAr LA FOrMATION

ET L’INFOrMATION

Le collectif Permis de lire rassemble 25 associations. Il a pour objectif de rappeler - parce que les maîtres nous le disent - que tous les enfants peuvent apprendre à lire avant la fin du CP. Il est important d’agir avant la fin du CP afin que les retards ne s’accumulent pas de façon irrémédiable. Il y a également des faisceaux conver-gents montrant qu’il existe des méthodes efficaces. Nous les connaissons : les méthodes phoniques synthétiques favorisent l’apprentissage de la lec-ture auprès de tous les enfants, même ceux qui ont des difficultés, des han-dicaps, une dyslexie, ou qui viennent d’un milieu défavorisé.

Évidemment, certains enfants apprendront à lire malgré tout. Ils ont une force che-villée au corps qui leur permet de surmonter toutes les difficultés qu’on leur met sur le chemin. Ils peuvent bénéficier en plus, d’un accompagnement important de la part de leurs parents.

Il existe des méthodes efficaces. Madame Johnston disait que les décideurs politiques avaient décidé, au bout de 16 semaines, d’utiliser les « synthetic phonics » pour des questions d’éthique. Il s’agit bien d’éthique que de ne pas attendre des années - le temps de produire des études - avant d’utiliser ce qui fonctionne. C’est une question d’éthique d’agir dès aujourd’hui. On ne peut attendre indéfiniment en disant « on ne sait pas ». On peut prendre un risque en se disant : « Cela va marcher, parce que cela marche dans certains endroits. Puis on verra bien. » Si on se trompe, tant pis, c’est dommage mais au moins, on aura essayé.

Tout ce qui a été fait depuis 20 ans l’a été sans aucune étude préalable. Toutes les

Frédéric Prat est président de l’association Lire-écrire qui réalise un impor-tant travail d’information auprès du grand public et de conseil auprès des parents. Ingénieur de formation, Frédéric Prat a enseigné pendant plusieurs années la physique-chimie au collège, au lycée, ainsi qu’à l’université. Au début des années 2000, il décide de rejoindre le milieu associatif. Il travaille aujourd’hui dans les quartiers populaires de Marseille avec des élèves de collège comme responsable pédagogique de l’association Massabielle.

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évolutions sont arrivées sous prétexte qu’elles seraient plus efficaces. Or nous n’en savons rien du tout. Il n’existe aucune preuve scientifique prouvant leur efficacité. Je vous invite à signer le manifeste Permis de Lire ! afin d’interpeller les candi-dats à la présidentielle.

Dans un système scolaire principalement fondé sur l’écrit, l’enfant qui connaît des

difficultés de lecture en fin de CP est un enfant fragilisé partant avec un retard qu’il a peu de chances de combler.

Un rapport publié en 2007 par le Haut Conseil de l’Éducation révélait une situa-tion inacceptable : en France, « 4 écoliers sur 10, soit environ 300 000 élèves, sortent du CM2 avec de graves lacunes ». Selon ce même rapport, la grande majorité de ces élèves avait déjà des problèmes de lecture au CP.

Malgré ce cri d’alarme, aucun effort significatif n’a été entrepris depuis pour enrayer cet échec.

De nombreux exemples montrent pourtant qu’il est possible d’apprendre à lire à tous les enfants. Or, les écoles françaises obtiennent des résultats très inégaux et l’ave-nir d’un enfant dépend aujourd’hui de l’établissement qu’il fréquente, ce qui est pro-fondément injuste !

Le collectif Permis de lire ! souhaite donc attirer l’attention des candidats sur trois

propositions : 1. La classe de CP étant le moment crucial où se joue l’avenir de chaque enfant, la na-

tion doit s’engager à concentrer ses efforts sur cette classe afin que tous sachent lire en entrant au CE1. Cet engagement doit être inscrit dans les textes de loi.Le Code de l’éducation indique que la maîtrise de la lecture fait partie des com-pétences exigées en fin de scolarité, dans le cadre du socle commun de connais-sances. Cet objectif trop lointain n’a pas d’effet sur l’enseignement initial de la lecture. Le Code de l’éducation doit fixer un objectif à la fin du CP qui mobilisera

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les acteurs impliqués dans les apprentissages fondamentaux.

2. Parce qu’apprendre à lire à tous les enfants est un défi qui engage l’Éducation natio-nale ainsi que d’autres acteurs (familles, associations, municipalités, etc.), il faut que soit créée une autorité indépen-dante qui fera connaître l’efficacité des pratiques mises en œuvre dans ce domaine et pourra recommander les meilleures d’entre elles.L’objectif fixé dans la première proposition ne pourra être atteint que s’il y a une réelle mobilisation de tous les acteurs concer-nés par l’enseignement de la lecture. Une autorité indépendante pourra mesurer les efforts entrepris et contrôler les résultats obtenus. Elle pourra demander une éva-luation de l’efficacité des différentes pratiques et méthodes actuellement mises en œuvre dans les classes et en tirer des recommandations publiques. Elle devra s’intéresser aux résultats obtenus par les écoles, aux efforts développés pour amé-liorer la formation des enseignants intervenant dans l’apprentissage initial de la lecture. Elle s’occupera aussi de tout ce qui est fait avant le début de l’apprentis-sage pour mieux le préparer, par les municipalités et les écoles maternelles. Elle pourra aussi mesurer la contribution des parents et la faciliter.

3. Parce qu’apprendre à lire à tous les enfants d’une classe est difficile, et néces-site des connaissances et des savoir-faire spécifiques, il faut que la formation initiale et continue des professeurs des écoles comprenne une part importante consacrée à l’enseignement de la lecture, aux différentes méthodes existantes et à leurs résultats.Au cours des cinquante dernières années, de nombreuses manières d’enseigner la lecture ont vu le jour. Certaines, toujours pratiquées dans les classes, obtiennent des résultats désastreux, et s’avèrent peu rigoureuses et incomplètes ; d’autres ont de très bons résultats auprès des élèves, respectant les principes de l’ensei-gnement de la lecture et sa progression afin d’amener un enfant vers une lecture habile et de le rendre autonome. Aujourd’hui, il est temps de recueillir et de diffu-ser l’expérience d’enseignants chevronnés, les résultats des différentes études et recherches pour améliorer l’enseignement de la lecture en France.

Si vous aussi vous considérez que chaque enfant doit savoir lire en sortant du CP, n’hésitez pas : signez le manifeste du collectif Permis de Lire disponible sur www.permisdelire.fr.

Frédéric Prat, président de Lire-Ecrire, pré-sente la pétition du collectif Permis de Lire.

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Olivia Millioz : Pourquoi vous ai-je demandé de venir, Andreï Makine ? Vous êtes un défenseur hors pair de notre langue. Il suffit d’ouvrir n’importe lequel de vos livres pour le comprendre, pour comprendre que l’on peut transmettre l’amour d’une langue. Vous l’écrivez systématiquement. Nous avons pensé cet échange, après des discussions lourdes, pour savoir comment donner le goût de la lecture. Comment donner l’en-vie de lire nos grands classiques ?

Je rappelle que vous avez obtenu pour Le Testament Français, le prix Goncourt, le prix Goncourt lycéen, le prix Médicis (il faut avoir du souffle pour l’énoncer). Vous avez également écrit, plus ré-cemment Cette France qu’on oublie d’aimer. Lorsqu’on ouvre ce livre, on revoit tous ces auteurs français qu’on oublie d’aimer.

Vous qui êtes né en Sibérie, comment avez-vous été attiré par tous ces auteurs, alors que nombre de jeunes Fran-

CLôTUrE DES DéBATSÉchange avec Andreï Makine, écrivain

Andreï Makine, né en Sibérie, a toujours écrit en français. Il fait partie de nos plus grands écrivains. Pour Le Testament français, roman publié en 1995, il reçoit le prix Goncourt, le prix Goncourt des lycéens et le prix Médicis. Andreï Makine est un amoureux de notre langue, un très grand observateur de la France et des Français. « Cette langue [le français] s’imposait car elle avait été ciselée par d’im-menses écrivains qui avaient sculpté leurs œuvres dans sa substance vivante tout en profilant, affinant, ennoblissant cette substance par leur génie. Pouchkine aimait cette langue de l’Europe non pas pour ses gra-cieusetés verbales mais pour l’énergie, l’audace et l’élégance avec les-quelles le français abordait l’univers des hommes. » Extrait de Cette France qu’on oublie d’aimer, 2006.

Invité à clore le colloque, l’écrivain Andreï Makine explique com-ment lui est venue la passion de la lecture.

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çais qui ont accès aux bibliothèques, n’ouvrent même pas ces livres ?

Andreï Makine : La question que vous me posez est très pratique. Vous avez sans doute parlé de la théorie de la lecture. La lecture a quelque chose de très humain. Commençons par être très pratique. Si je prononce ce seul mot en trois lettres « m-e-r », chacun d’entre vous imagine une mer différente. Pour ceux d’entre vous qui ont vécu dans un port, vous l’avez non seulement vue, mais sentie dans votre être. Les gens de la plaine ont, eux, une idée très différente, ceux qui ont vécu sous les tropiques ont imaginé encore autre chose.

Je voudrais donc insister, de façon paradoxale sur ce caractère très compact de la lecture. Imaginez par exemple la même idée, la mer représentée par un cinéaste. De quelle machinerie n’a-t-il pas besoin pour nous faire comprendre ce qu’il veut dire ? Tandis qu’un écrivain ou n’importe lequel d’entre nous prend son stylo et écrit ces trois lettres très simples. L’écriture a quelque chose de magique, mais l’écrivain n’est pas un dieu. La lecture a ce côté magique. Il vous suffit de voir ces trois lettres pour imaginer tout un monde. Aucun autre outil, ici-bas, ne peut parvenir si simplement à ce but.

Surtout, cela forme tout de suite une communauté de sens, de langue. Ceux qui parlent français le comprendront immédiatement. Un mot peut nous unir.

Une chose encore plus importante,- que je n’avais pas encore comprise étant enfant, je ne l’ai sue que bien plus tard-, l’enfant sans doute comprend intuitivement qu’il existe un côté créatif. C’est ce qu’on oublie quand on enseigne une langue. La lecture est toujours créatrice et créative, car notre expé-rience est immédiatement impliquée dans la création d’un univers.

Un jour, j’ai rencontré un capitaine de bateau français qui m’a dit : « J’ai lu votre troisième roman : Au temps du fleuve Amour. Mais moi, j’ai navigué sur le fleuve Amour ». Il a com-mencé à me parler de cet immense fleuve qui sépare la Russie de la Chine avec une précision étonnante. Je me disais que j’avais juste évoqué, par mes paroles, cette réalité. Or sa lecture était plus riche que mon écriture. Il ne faut jamais oublier ce côté créatif de la lecture que j’ai découvert en lisant vos grands clas-siques.

OM : Quel a été votre premier choc classique ?

Du fin fond de la Sibérie communiste où il a grandi, Andreï Makine s’est passionné tout jeune pour les grands écrivains français.

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AM : Cela ne me rajeunit pas. Je commencerai par Maupassant qui a appris quelque chose de très important aux Russes : le côté concis de l’écriture. Les Russes écrivent des romans ou de longs récits. Maupassant a apporté la forme courte et Tchekhov lui en est redevable. Grâce à Maupassant, les Russes ont découvert que l’univers peut se créer en quelques pages, en quelques lignes. J’ai commencé à lire les nouvelles de Mau-passant qui sont accessibles aux enfants.

J’ai été bilingue assez tôt, ce que j’explique dans le Testament français. Le bilinguisme n’explique pas tout ; cela facilite le passage d’une langue à l’autre. Et là, j’en reviens aux classiques chers à Olivia. Les Français ont fait un grand bond en avant avec les classiques. Les Russes ne disposaient pas encore de cette maîtrise littéraire. Je ne vous parle pas de la maîtrise des langues française ou russe, mais tout simplement de la langue littéraire.

Prenez La Pléiade, la dramaturgie, Corneille, Racine, Ronsard, Du Bellay, puis les grands classiques, puis le baroque, puis le siècle des Lumières; chacune de ces étapes représentait une avancée énorme dans les langues. Le Russe, en découvrant tout ce soubassement intellectuel, est émerveillé. Nous avons commencé beaucoup plus tard. On parle beaucoup aujourd’hui de l’égalité ou de l’inégalité des civilisations. Hélas, je dois reconnaître que, sur ce point, nous étions un peu plus faibles que les Français. Nous avons commencé plus tard.

Pourquoi ce débat est-il faussé par certains nervis qui parlent maintenant de nazisme ? Voyez-vous, nous sommes unis sur ce petit globe terrestre. L’avancée d’une nation per-met à une autre nation de la rejoindre. L’un des fondateurs de la poésie russe, Cantemir, disait « Ce que j’emprunte aux Gaulois, je le leur rendrai en russe ». Lui n’a pas eu le temps, mais Tchekhov, Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï ont payé la note. Il vaut mieux considérer cette compétition entre les civilisations non pas comme une guerre entre civi-lisations, mais comme un échange, qui, pour les Russes s’est révélé plutôt fructueux.

Brigitte Guigui : Pour faire le lien entre l’école et vous : lorsque j’étais institutrice, la parole qui m’a fait le plus prendre conscience de l’enjeu était celle d’une conseillère pédagogique qui m’a dit en me regardant droit dans les yeux « le son n’a pas de sens ». Cela m’a tellement choquée que je me suis rendu compte que c’était tout le contraire. Grâce à elle, j’ai compris que le son a un sens. C’est le sens même de la lecture. Lorsque l’enfant entend un son, il est dans la compréhension même du mot. Le son a une signi-fication.

AM : Cela nous mène beaucoup plus loin. Si vous prenez une seule consonne, une seule voyelle en français, vous avez, pratiquement toujours un nom, un substantif, un adverbe, un sens. C’est une différence avec le russe : nous avons besoin de deux syl-labes. La langue se construit différemment. Ce n’est ni un avantage ni un désavantage, cela correspond à la logique d’une langue. Par exemple, vous prenez b et a, cela donne ba. En russe, ba ne veut rien dire, mais en français, cela signifie beaucoup de choses.

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La compacité du français vient de là. Maupassant, avec sa forme brève, a peut-être été nourri par cette structure linguistique qui lui est propre et qui vient du latin.

BG: Justement, Il existe une complémentarité entre les peuples et les cultures en fonc-tion des lieux et de la terre qui les portent.

AM : Camus n’aurait jamais pu être écrivain s’il n’y avait pas eu Dostoïevski. C’est évi-dent. On revient vers la compétition fertile, voire l’entraide entre les civilisations.

BG : Il s’agit des facettes d’une même humanité ! Les voyelles avec le ah ! ou le oh ! ce sont déjà des émotions. Je pense qu’il s’agit d’émotions primitives. Ces voyelles qu’on apprend en maternelle, ce sont déjà des émotions. Dire qu’elles ne font pas sens, c’est absurde !

AM : Vous auriez pu dire à votre institutrice qu’il existe parfois un travers dans la langue française, commis par exemple par Dumas, dans, il me semble, Le Collier de la Reine. « Ah !ah ! cria-t-il en portugais ». Il n’y a plus de sens.

Question : Personnellement, j’ai été touchée par le livre dont vous parlez, mais égale-ment par trois autres livres, qui ont fait l’objet, dans le Val de Marne, de courts-mé-trages : Maupassant, Voltaire et Jules Renard. Cela a été quelque chose de passionnant. Existe-t-il en russe des livres ayant donné lieu à des courts métrages ?

AM: Il y en a eu beaucoup d’après les œuvres de Tchekhov. C’était assez réussi. Pour-tant, je suis très réticent en ce qui concerne l’intervention dans le domaine littéraire. Les adaptations sont parfois très mauvaises. Mais là, c’était très réussi. Tchekhov colle assez bien au langage cinématographique grâce à la brièveté de sa forme peut-être.

OM : Vous observez beaucoup la France, la façon dont on évolue. Aujourd’hui, c’est difficile pour un enfant d’aller jusqu’au livre, en dépit d’une énorme production de la littérature jeunesse. En tant qu’observateur, quelle réflexion vous êtes-vous faite ?

AM: Je suis assez radical. Nous sommes entrés dans une civilisation qui n’a plus besoin de lecture. On peut vivre sans livre. Cela peut paraître violent, mais on voit quelle est la hiérarchie des valeurs. Les gens qui prennent la parole dans la société sont souvent des sportifs qui, dans une langue abso-lument incompréhensible, s’expriment sur tous les sujets. On peut se dire « voilà les idoles d’aujourd’hui », qui gagnent des milliards, sont adulées et propul-sées par une machinerie politico-médiatique. Un enfant qui entre dans ce monde peut se demander pourquoi passer des heures et des heures à des occupa-tions fatigantes, qui demandent une concentration importante et toutes ses forces mentales et psychiques pour lire un livre, quand on peut passer le temps autrement. La seule voie, à mon sens, est de lui enseigner ce côté créatif dont j’ai parlé.

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En commençant à lire le premier mot, il faut lui dire qu’il est créateur de sens : « Grâce à toi, cette terre n’est plus muette, tu lui donnes la pa-role ». Parlant de ce passage violent d’une civilisation à l’autre, je peux vous citer cette lettre d’une lectrice de Marseille, qui m’envoie un livre pour que je le dédicace. Ce livre est destiné à sa maman de 82 ans, qui vient de perdre sa maison dans un incendie avec toutes ses affaires. Elle est en train de reconstituer sa bibliothèque qui contenait quelques Makine. Elle veut les avoir de nouveau. Passer de cette génération, de cette ci-vilisation où une femme pouvait avant tout autre chose penser à avoir les livres qu’elle aime à cette civilisation actuelle, c’est un choc violent.

OM : Nous avons une responsabilité individuelle. Nous ne pouvons laisser passer une civilisation que nous avons tant aimée sans combattre. Ce que vous me dites me donne envie de retrousser mes manches pour combattre et ne pas laisser faire.

A. Makine : C’est en effet très mobilisateur. Nous sommes tous responsables, notam-ment les intellectuels. La vraie trahison vient de ces derniers. Combien de fois les intel-lectuels, même très haut placés, parlent de leur grand amour pour le football. Pourquoi insistent-ils sur le foot ? J’ai lu quelque part que Bernard Pivot est un véritable Français : il aime le vin et le football. Mais qu’est-ce que le football vient faire ici ? C’est un divertis-sement tout à fait légitime. On peut l’aimer, ou pas. Mais il est ridicule, à mon sens d’en faire une religion. Je ne sais pas si vous avez remarqué ce petit détail. Pour être natura-lisé en France, l’une des questions porte sur les joueurs de football français. Il faut les connaître. Imaginez la même situation à l’école du XIX° siècle ou à l’époque de Voltaire. Il faudra y réfléchir.

OM : Je ne pourrais pas être naturalisée alors !

Question : Personnellement, je ne suis absolu-ment pas une adepte du football et ma question n’aura aucun lien avec ce sport. En revanche, je n’irai pas jusqu’à tenir ces propos. Il s’agit d’un sport d’équipe, qui se passe sur un terrain bien délimité avec des règles très spécifiques. Il com-porte une valeur éducative, avec l’apprentissage de l’échec, qui comme la victoire est toujours re-mise en question. Il faut donc mesurer ces pro-pos, que je peux tenir moi-même de temps en temps.

AM : Vous avez tout à fait raison. Je parlais de la religion du football. Que les enfants jouent, par exemple devant l’église, dans le square, je suis tout à fait d’accord. Je parlais d’un petit groupe de sportifs milliardaires qu’on vend et qu’on achète, pour qui on signe des contrats. Je trouve cela répugnant. Cela ne devrait pas exister. Cette idéologie ne devrait pas exister.

Tant de livres et si peu de jeunes lecteurs : com-ment donner le goût de la lecture aux enfants ?

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Question : Ma vraie question n’était pas celle-là. Je voudrais revenir sur votre évoca-tion du mot « mer ». Vous avez très justement souligné que ce mot évoquait différentes images pour chacun de nous. Je voudrais savoir si, passant d’une langue à l’autre, ce mot, l’image que recouvre ce mot, est affectée.

AM : C’est tout d’abord une question de traduction. S’il y a des traducteurs dans la salle, ils savent à quel point l’exercice est difficile de passer non seulement d’une langue à l’autre, mais d’une civilisation à l’autre. Le mot « vin » que nous venons d’évoquer signifie une réalité culturelle complètement différente en Russie. Là-bas, nous n’avons pas cette culture traditionnelle extrêmement ramifiée dont vous avez hérité.

Pour traduire d’une langue à l’autre, il faudra non seulement un dictionnaire, mais aussi posséder toutes les références, toutes les connotations qu’un peuple porte en lui.

Question : À propos de la traduction, je ne sais pas si tout le monde ici a vu le film intitulé : « La Femme aux cinq éléphants. » C’est un hymne à la traduction, c’est merveilleux. Aussi je me demandais si l’une des causes principales de la désaffection de la lecture, ne serait pas l’omni-présence et la facilité de l’image ?

AM : J’ai consacré une pièce de théâtre à l’image. Comment pourrais-je mesurer mes propos ? L’image n’a rien d’extraordinaire. Vous entrez dans l’église Sainte Clotilde, et vous voyez ces images merveilleuses de peinture, de sculpture, de hauts et de bas-reliefs. Cela n’a rien d’affreux en soi.

Mais quand on commence à réfléchir par images, cela devient pavlovien. Comment réfléchissent les chiens de Pavlov ? On leur montre une image, généralement de nour-riture et les chiens salivent. L’homme moderne commence hélas à réagir ainsi. La richesse du mot et de la lecture réside dans la profondeur de réflexion. Dans l’image et dans ce signal primaire, il n’existe pas de réflexion, nous réagissons instinctivement. C’est là le danger : un monde sans réflexion, un monde sans possibilité de recul intellectuel par rapport à la réalité.

OM : Je vous remercie Andreï. Je conclurai simplement sur la responsabilité que nous avons en tant que parent, que professeur, car ce monde que vous venez d’esquisser en 5 minutes, nous avons la possibilité de le refuser. Je vous remercie infiniment d’être venu.

AM : Nous sommes là pour nous battre.

Télévision, Internet : l’omniprésence de l’image menace-t-elle la lecture ?

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association Loi 1901 sans but lucratif - 120 boulevard raspail - 75006 ParisTél. : 01 45 81 22 67 - Fax : 01 45 89 67 17E-mail : [email protected] - Site internet : www.soseducation.org

pour eux !

Merci