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Nelcya Delanoë I. Les amérindiens : état des lieux In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 84 n°1, 1998. pp. 248-263. Citer ce document / Cite this document : Delanoë Nelcya. I. Les amérindiens : état des lieux . In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 84 n°1, 1998. pp. 248- 263. doi : 10.3406/jsa.1998.2822 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1998_num_84_1_2822

Les amérindiens état des lieux

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Nelcya Delanoë

I. Les amérindiens : état des lieuxIn: Journal de la Société des Américanistes. Tome 84 n°1, 1998. pp. 248-263.

Citer ce document / Cite this document :

Delanoë Nelcya. I. Les amérindiens : état des lieux . In: Journal de la Société des Américanistes. Tome 84 n°1, 1998. pp. 248-263.

doi : 10.3406/jsa.1998.2822

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jsa_0037-9174_1998_num_84_1_2822

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2. — ÉTATS-UNIS

I. LES AMÉRINDIENS : ÉTAT DES LIEUX

Depuis un siècle au moins, la situation des Indiens des États-Unis n'a jamais été aussi favorable... et, paradoxalement, n'a jamais été autant menacée.

Les nations indiennes des États-Unis ont toujours été déclarées souveraines mais, en 1 83 1 , cette souveraineté fut circonscrite au nom d'un statut particulier qui a permis ensuite de vider petit à petit celle-ci de sa substance. Toutefois, à l'heure du New Deal puis avec le Mouvement des droits civiques des années soixante, les droits des Indiens ont été réactivés, l'économie des réserves (plus ou moins) stimulée tandis que l'évolution des concepts fédéraux sur la notion d'identité, amérindienne en particulier, accompagnait le net accroissement démographique de la population indienne. À l'élévation (relative) du niveau de vie de celle-ci a correspondu une multiplication des formations universitaires et juridiques de générations d'Indiens, désormais moteurs de cette renaissance. Si celle-ci est aujourd'hui de nouveau contestée alors qu'elle n'a jamais été aussi prometteuse, c'est que la situation constitutionnelle paradoxale des Indiens des États-Unis place ceux-ci au cœur d'un système fédéral qui s'est construit sur leurs terres tout en demeurant le garant des droits des tribus. Aujourd'hui, les contradictions paraissent d'autant plus intolérables aux différents acteurs de ce rapport de forces que les intérêts enjeu sont colossaux.

CHRONIQUE DU GROUPE D'INFORMATION SUR LES AMÉRIDIENS 249

Origines et développement

Estimations et polémiques

On sait que l'origine des Indiens du Nouveau Monde a d'abord fait l'objet d'hypothèses fantaisistes — tour à tour enfants de Babel, descendants miraculés des Égyptiens, des Troyens, des Grecs, des Étrusques, des Tartares, des Mandingues, des Irlandais, des Basques, des Normands ou des Huns — avant que ne s'impose la théorie de la migration, en plusieurs vagues, de populations originaires du continent asiatique vers le continent américain via le Détroit de Bering. Constamment affinée au fur et à mesure que des découvertes, archéologiques en particulier, venaient enrichir les connaissances de la communauté scientifique, cette théorie recouvre plusieurs écoles, elles-mêmes divisées autour de trois questions : époques auxquelles ces migrations ont eu lieu ; manière dont s'est opérée la diffusion des groupes de migrants ; évaluation quantitative des populations précolombiennes, et notamment au moment de la Conquête.

Les réponses auxquelles les chercheurs aboutissent ne cessent de faire rebondir le débat. C'est qu'au-delà des enjeux scientifiques, ces chiffres, comparés aux recensements dont on dispose depuis la fin du xixe siècle — dont on conçoit qu'ils suscitent des controverses et qu'ils soient à manier avec précaution — , posent la question du génocide de ces populations. Si Kroeber (1939), par exemple, évaluait la population indienne des futurs États-Unis à un million de personnes en 1650, pour Dobyns (1966), qui a des positions maximalistes, la population aborigène aurait tourné, avant la Conquête, autour de 8 à 10 millions de personnes tandis que, selon Driver (1975), cette population indienne (et inuit) aurait été de 3 à 4 millions en 1492. Comparés aux deux millions d'Indiens de 1998, on conviendra que ces chiffres sont une entrée en matière indispensable à l'histoire moderne des États-Unis.

Depuis une bonne vingtaine d'années cependant, tant la théorie de l'origine asiatique du peuplement de l'Amérique que les évaluations quantitatives qui en sont faites sont rejetées en bloc par un certain nombre de chercheurs et d'intellectuels amérindiens des États-Unis, au nom de données et d'un savoir autochtones qu'ils disent être délibérément négligés par une communauté scientifique étroite d'esprit et éprise de son pouvoir institutionnel.

Ainsi Vine Deloria Jr., anthropologue, chercheur et écrivain sioux de Standing

Rock, rédige-t-il, dans un bi-mensuel indien (News from Indian Country, vol. XII, n° 8, fin avril 1998), un article qui résume ces positions sous le titre Revised Estimates

of Indian « Arrival », a Big Scam (« La révision des estimations de « l'arrivée » des Indiens : une belle escroquerie »). Il s'agit pour Deloria de réfuter les conclusions de la réunion de Y American Association for the Advancement of Science (tenue en février 1998) au cours de laquelle Dennis Stanford, de la Smithsonian Institution, avait fait le point sur les dernières découvertes — squelettes, sites historiques, recherches linguistiques et génétiques — qui confirment que les migrations auraient bien eu lieu en trois ou quatre phases et auraient pu commencer il y a 33 000 à 40 000 ans (Monte Verde, sud du Chili). Selon Deloria, il s'agit là de :

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« projections d'ordinateurs à partir de théories fumeuses sur la nature de la structure du langage. Quant aux études de l'ADN, elles révèlent en fait que les Indiens sont probablement d'origine autochtone comme l'ont toujours dit les traditionalistes... Tous ces ajustements absurdes parce qu'une poignée d'individus, prestigieux et intelligents, refusent de modifier leurs doctrines plutôt que de prendre en compte des preuves qui vont à leur encontre... Tant que les « scientifiques » croiront que l'homme est originaire d'Afrique, ils diront que nous avons franchi les monstrueux glaciers du Détroit de Bering... »

Deloria accompagne son article d'une liste de seize sites archéologiques, principalement situés aux États-Unis, mais aussi au Canada, au Mexique et au Brésil, dont le plus ancien est vieux de 300 000 ans et le plus récent de 40 000, et auxquels les anthropologues refusent de s'intéresser. Il conteste enfin l'idée selon laquelle « L'Homme de Kenwick », découvert en 1996 aux États-Unis (à la frontière des États de l'Orégon et de Washington) et vieux de 9 500 ans, serait « un soi-disant blanc ». Comment pourrait-il n'être pas Indien alors qu'il ressemble de manière frappante à Black Hawk, chef Sac bien connu ?

La réponse est entre les mains du ministère des Affaires intérieures, et particulièrement de sa section archéologique, à qui a été confiée la tâche délicate, prescrite d'ailleurs par la loi de 1991 sur la protection et la réhabilitation des tombes autochtones (Native American Graves Protection and Reparation Act), de dire s'il s'agit d'un squelette indien ou pas.

Recensements et réalités

En 1990, le Bureau du recensement, qui dépend du ministère du Commerce, dénombrait 1 937 391 American Indians (c'est-à-dire Eskimo, ou Aleut, non compris) soit, en projection pour 1998, un peu plus de deux millions d'Amérindiens sur 269 millions d'habitants (à peine 1 % de la population américaine).

Ce recensement de 1990, le dernier en date, les répartit ainsi :

Northeast Nouvelle Angleterre 34 013 Moyen- Atlantique 87 173

Midwest Centre nord-est 157 555 Centre nord-ouest 189 904

South Atlantique sud 184 637 Centre sud-est 46 0 1 5 Centre sud-ouest 354 71 1

West Montagne 482 000 Pacifique 400 983

Selon ce compte, les Cherokee constituent aujourd'hui la tribu (terme officiel aux États-Unis) la plus importante — 369 035 membres, vivant en Oklahoma principalement. Contrairement à une idée largement répandue qui faisait d'eux la plus grosse tribu, les Navajo ne viennent qu'en second, avec 225 298 membres, regroupés pour la plupart au Nouveau Mexique.

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Ces chiffres du recensement l sont intéressants à plus d'un titre, et d'abord en raison de l'accroissement de la population indienne qu'ils mettent en évidence. Évalués à 255 000 environ à la fin du siècle dernier et à 237 000 en 1900, les Indiens étaient, selon le recensement de 1970, au nombre de 792 730, soit une augmentation de 122 % par rapport à 1950. Ce pourcentage, démographiquement invraisemblable, demeure pourtant en dessous de la réalité. En effet, les résultats de 1970, déjà contestés à l'époque, ont aussitôt été ré-évalués par les autorités compétentes comme par les intéressés eux-mêmes, à un million d'Indiens au moins. Or, on constate en 1998 que l'accroissement de la population indienne n'a pas cessé depuis 1950, suivant une courbe inhabituellement ascendante.

Sans doute le recensement de la population indienne des États-Unis souffrait-il à l'époque de nombreuses et graves insuffisances, techniques, matérielles, administratives et sociologiques. Mais les statistiques incertaines du Bureau du recensement et les rattrapages subséquents ne suffisent pas à tout expliquer. Conscient de l'inadéquation de ses critères, le Bureau du recensement a en effet décidé en 1960 d'autoriser les Indiens à l'auto-identification. La progression démographique propre au milieu indien tient donc pour une part à la modification des paramètres du recensement, mais également à l'adoption très progressive de ceux-ci de la part des Indiens eux-mêmes 2. Combiné aux manifestations spectaculaires du « Renouveau indien » 3 qui en appelaient à l'affirmation identitaire, le principe d'auto-identification a fini par inciter nombre d'entre eux à décliner publiquement leur appartenance au monde indien. D'autant que, parallèlement, certaines tribus (les Cherokee par exemple) modifiaient les critères d'appartenance de leurs membres, actuels ou potentiels, ne manquant pas ainsi de grossir leurs rangs.

Histoire et démographie

L'histoire des États-Unis des années soixante doit être ici convoquée, ne serait-ce que brièvement, pour mieux comprendre ce phénomène. En effet, avec le Mouvement des droits civiques, c'est une explosion de manifestations protestataires et revendicatives qui secouent le pays, et les Indiens ne sont pas en reste. En retour, le président Johnson4, du parti Démocrate, puis le président Nixon5, du parti Républicain, invitent le Congrès à satisfaire ces revendications. Celles-ci feront d'ailleurs, en 1969, l'objet d'un « Manifeste des Indiens de toutes les tribus », rédigé par ceux-ci depuis le pénitencier de l'île d'Alcatraz, situé dans la baie de San Francisco, qu'ils occupèrent pendant 18 mois à partir de 1969 6. L'humour dévastateur de ce texte, l'excellente organisation des Indiens, qui bénéficient d'une part du soutien des étudiants de Berkeley et des environs, eux-mêmes en pleine révolte, et d'autre part de celui des médias, leur valent une audience nationale et internationale immédiate. Avec le Red Power, c'est une visibilité nouvelle que les Indiens acquièrent sur la scène américaine ; au-delà du succès médiatique qu'ils rencontrent, ils obtiennent du Congrès le vote d'une série de lois destinées à lutter contre le sous-développement chronique et grave dont souffrent depuis un siècle maintenant les Premiers Américains.

Ce retour du fédéral dans les affaires indiennes signifiait l'injection en terre indienne de subsides et de moyens nouveaux, eux-mêmes proportionnels au nombre d'Indiens officiellement admis comme membres de la tribu, laquelle rouvrit donc ses

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dossiers. L'heure était à la reconstitution généalogique comme à celle des forces... et à l'ouverture de nouveaux débats, dont le moindre n'était pas, et n'est toujours pas, de savoir qui est ou non Indien. Autrement dit : comment peut-on être Indien des États-Unis aujourd'hui ?

RÉSERVES, CONSEILS TRIBAUX, TRIBUS

La réserve, un espace ambigu

Si l'on trouve des Indiens dans tous les États de la fédération américaine, les deux-tiers d'entre eux vivent sur la réserve ou aux abords de celle-ci, et l'autre tiers dans les villes, dans ce qu'on appelle des ghettos rouges 7.

En 1990, sur les 400 tribus qui revendiquent leur existence en tant que telle, le recensement ne dénombre que 205 tribus officiellement « reconnues » par le gouvernement fédéral (les Sioux, par ailleurs, se subdivisant en 33 sous-groupes comptant pour une seule tribu). Quant à la reconnaissance des tribus par le gouvernement fédéral, elle découle de preuves historiques et politiques (traités, lois, attestations foncières, relevés de cadastres, traces archéologiques diverses, archives) qui attestent de la pérennité de l'existence sociale et politique de la tribu en un lieu précis, et de ses relations avec les États-Unis. Cette reconnaisance implique que cette tribu a des droits et le gouvernement fédéral des devoirs, jusqu'alors bafoués, au détriment de ces Indiens mais à l'avantage de la fédération : ces droits en effet coûtent cher à l'Etat fédéral. Depuis les années soixante, aidées de batteries d'avocats, d'anthropologues et d'historiens, de nombreuses tribus, notamment de la côte est des États-Unis (où la rumeur voulait qu'il n'existât plus un seul Indien, depuis le temps...), se sont adressées tant au Congrès qu'aux tribunaux et finalement à la Cour Suprême pour se voir restituer leur statut ancestral et être désormais qualifiées de « tribus fédéralement reconnues ». Ces combats, menés non sans d'éclatants succès (cas des Péquot, Connecticut) et quelques compromis intéressants (cas des Passamaquody et des Penobscot dans les États du Massachussets et du Maine), déclenchèrent des réactions en chaînes qui ont bouleversé non seulement la réalité sur le terrain mais la perception que les Américains eux-mêmes se faisaient de leur histoire. Les Indiens étaient de retour, et avec eux, fantasmes, conflits et rêves, ceux du New Age compris...

Le nombre officiel des réserves s'élève aujourd'hui à 314 {cf. carte), correspondant à peu près à 27 millions d'hectares (soit 2,3 % des terres des États-Unis) répartis dans 27 États. Les tribus ne sont les seules et uniques propriétaires fonciers que de 140 de ces réserves, et presque 50 % de ceux qui vivent sur les réserves sont des non-Indiens (locataires ou propriétaires à un titre ou à un autre). Certaines d'entre elles sont immenses, comme celle des Navajo, qui, avec ses 7,5 millions d'hectares (à peu près la taille de la Virginie de l'Ouest), est la plus grande réserve des États-Unis, d'autres minuscules comme un mouchoir de poche, tel ce quart d'hectare qu'occupent les Golden Hill Péquot du Connecticut. Si, par ailleurs, la plupart des Indiens vivent désormais à l'ouest du Mississippi, 25 % d'entre eux sont encore installés dans le nord-est et la Caroline du Nord abrite une importante communauté indienne (Cherokee, Creek, Lumbee), la cinquième des États-Unis, derrière la Californie, l'Okla- homa, l'Arizona et le Nouveau Mexique.

Illustration non autorisée à la diffusion

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Quant aux Indiens urbains, c'est à Los Angeles, non loin de Hollywood, qu'ils sont les plus nombreux, 60 000 au moins ; puis, en ordre décroissant, et pour ne citer que les principales agglomérations, à San Francisco, Tulsa et Oklahoma City, New York et Buffalo, Phoenix et Tucson, Minneapolis, Seattle, Denver, Portland et Albuquerque. Mais qu'ils vivent dans les Dakota brûlants l'été, glacés l'hiver, ou à Chicago, gloire de l'architecture moderne et capitale de la déshérence sociale, les Indiens des États-Unis demeurent la communauté la plus pauvre et la plus fragile du pays, avec en particulier le plus fort taux de suicide (particulièrement chez les adolescents), et des taux d'alcoolisme, de chômage et de violence domestique dévastateurs 8.

La Loi de solution terminale (Termination Policy) des années 1950 devait en finir avec la réserve, et abolir le statut tribal en urbanisant (Relocation Program) les Indiens, qui n'avaient pas été consultés. Elle suscita un tel tollé qu'elle fut abandonnée au bout d'une dizaine d'années, non sans avoir créé, avec leur délocalisation forcée, la disparition d'une centaine de tribus et d'irréversibles dégâts pour des milliers d'Indiens. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de constater que, malgré ses avatars et la misère qui y règne le plus souvent, les Indiens tiennent à la réserve comme à la prunelle de leurs yeux : emblème historique et symbolique de la souveraineté indienne, elle en constitue le soubassement et le cœur, quand bien même la majorité des Indiens n'y vivent plus en permanence. Ainsi ceux-ci y retournent-ils régulièrement, parce qu'ils y sont connus et reconnus, qu'ils y retrouvent familles et rites, et, avec eux, un statut complexe, à multiples facettes.

Réserve et monopole fédéral

Qu'est-ce donc qu'une réserve indienne aux États-Unis aujourd'hui ? C'est d'abord ce qui subsiste du système de tenure foncière indien, jadis extrêmement varié selon les ensembles écologiques et les économies de base (traditionnellement rattachés à des aires culturelles) auxquels ce système appartenait. Expédient temporaire ou solution définitive, la réserve a d'autre part été historiquement constituée au fil du déroulement spatial et temporel de la conquête euro-américaine, dont elle a subi toutes les péripéties, au nom d'une notion de propriété de la terre qui ignorait les modalités indiennes de la tenure foncière. Aujourd'hui insérée dans l'Etat-nation américain, la réserve correspond à « une aire géographique, gouvernée par la loi tribale, et sur laquelle ne s'étendent ni la loi fédérale ni celle de l'État » 9. Reliquat effectif ou fictif des terres indiennes, la réserve, c'est ce que les États-Unis n'ont pas pu complètement s'approprier... et qui a, de tout temps, été du ressort exclusif du pouvoir fédéral.

A cette « anomalie politique », que représente la réserve selon certains 10, ont présidé : la Constitution américaine n, avec un législatif fort et un exécutif qui n'a eu (et n'a) de cesse que de le concurrencer ; la Cour Suprême, qui dit le droit ; le traité, outil placé entre les mains du seul gouvernement fédéral et qui, en tant qu'il relève du droit international, est supérieur à la loi de la nation. En d'autres termes, un système aux origines anti-colonialistes, anti-impérialistes et anti-autoritaires et qui, cherchant sa forme démocratique au-delà de l'équilibre des trois pouvoirs, dut en passer et par une guerre civile, qualifiée de « première guerre moderne » en raison de son coût humain, pour sauver la fédération et mettre hors-la-loi, sinon l'inégalité entre êtres humains, voire entre citoyens, du moins l'esclavage... et par des guerres indiennes pour

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s'approprier le socle de son expansion. La réserve est donc un précipité d'ethno- histoire américaine et des principes constitutionnels qui fondent l'Etat américain.

Le traité

La Constitution autorise le président à signer un traité, qui doit être ratifié par les 2/3 du Sénat, au nom des États-Unis. La même constitution précise qu'un traité représente « la loi supérieure de la nation ». Plus de trois cents traités américano- indiens ont été signés entre 1776 et 1871, pratiquement un au moins par tribu. Le sens de ces traités a bien évidemment évolué avec le temps. Signe de la parité jusqu'en 1812, le traité garantit aux Indiens que leurs terres, c'est-à-dire celles qu'ils n'ont pas cédées à l'État-nation en voie de constitution, leur sont non seulement réservées (c'est-à-dire interdites aux non-Indiens), mais qu'ils y sont souverains. À partir de 1812, date à laquelle les États-Unis ont définitivement repoussé l'Angleterre, après la France, en terre canadienne, et se sentent enfin maîtres chez eux, le traité devient l'instrument de la déportation des puissances indiennes à l'ouest du Mississippi, puis de leur rapide dépossession de ce qui aurait dû, à tout jamais, constituer le « Territoire Indien », avec pratique de la réduction des corps en affamant les populations et des âmes en imposant une acculturation brutale. Enfin, le traité est le signe de leur écrasement militaire, toutefois long et difficile à obtenir. La pratique du traité est abandonnée en 1871, à l'heure des derniers grands soulèvements millénaristes qui, après avoir embrasé les Plaines, finirent dans la fosse commune de Wounded Knee (1887). La réserve n'est plus qu'une terre pénitentiaire dès lors que les États-Unis ont fait de ces nations souveraines des tribus clochardisées 12.

« A trust relationship »

Toutefois, si ces traités stipulent que les Indiens cèdent des terres aux États-Unis, ceux-ci s'engagent en échange à protéger éternellement ces « réserves » et leurs habitants, à prodiguer à ceux-ci, qui ne sont pas imposables du fait du traité, biens et services, et à assurer leur bien-être. Ces traités et leurs solennelles promesses instaurent une relation particulière, une manière de protectorat, défini en 1831 par un célèbre attendu de la Cour Suprême qui fait des nations indiennes souveraines des « nations intérieures et dépendantes » (domestic dependent nations) et de l'État fédéral leur protecteur à tout jamais. C'est la fameuse « trust relationship » qui fait de celui-ci le « garant » des terres, y compris de celles cédées aux États-Unis comme à tout propriétaire individuel, indien ou non-indien, sous forme de propriété privée (parcelles ou lotissements, « allotted land »). Cette promesse, toujours amendée ou trahie, a pris la forme géo-spatiale de la réserve, dont l'existence renvoie toujours au traité, lui-même détourné ou bafoué. Incarnation de la dette des États-Unis à l'égard des Indiens, la réserve fait pourtant de ces pauvres leurs créditeurs. Dans ce pays démocratique, l'arme de la dépossession des vaincus s'est lentement transmuée en outil de leur (relative) réappropriation, faisant ainsi des Indiens des États-Unis, par ailleurs les plus pauvres des citoyens américains, les plus riches des Indiens des Amériques.

L'abolition de la pratique des traités n'ayant en effet pas eu d'effet rétroactif, à partir des années soixante-dix, les tribus ont bataillé devant les cours et jusqu'à la

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Cour Suprême pour obtenir l'application intégrale de ces traités, voire leur réparation, non sans succès. De nouvelles décisions sont venues compléter et réviser l'arsenal du droit indien, déjà complexe, contribuant à renforcer la présence des tribus sur la scène nationale et à relever quelque peu le niveau de vie des Indiens de la réserve, jusque là délaissé par Washington.

Ayant de tout temps constitué le domaine réservé du Congrès, les affaires indiennes dépendent étroitement, on le voit, de ce même Congrès, qui légifère et peut en vérité défaire aujourd'hui ce qu'il a voté hier. Mais l'enjeu politique est devenu tel que toute tentative de revenir sur les droits des Indiens réaffirmés depuis les années soixante déclenche pour Tintant de fermes oppositions, tant de la part des intéressés eux-mêmes que d'une coalition d'intérêts hétéroclites mais puissants. Sur place, la vie de la réserve est gérée par le conseil tribal qui ne doit aucun compte à l'État dont la tribu fait désormais géographiquement partie. Son seul interlocuteur est Washington, ce qui n'a pas manqué de créer, dès l'origine, d'intenses conflits de pouvoirs, particulièrement à propos des ressources naturelles, très convoitées, dont ces réserves se sont révélées être riches.

Le conseil tribal

De quels pouvoirs dispose donc le conseil tribal ? Au fil du temps, les pouvoirs que le gouvernement fédéral reconnaissait au conseil tribal sont allés en s'amenuisant, jusqu'à n'être plus qu'une caricature d'eux-mêmes à la fin du xoce siècle. Paradoxalement pourtant, la Cour Suprême a affirmé et répété 13 que les tribus possédaient « depuis des temps immémoriaux » 14 un droit inhérent à se gouverner elles-mêmes, tout comme elle a estimé plus récemment que les traités devaient désormais être interprétés en faveur des Indiens 15. Sous l'impulsion du président Johnson, qui dénonçait la condition tragique dans laquelle la nation avait abandonné « l'Américain oublié », la Loi des droits civiques des Indiens était votée, qui renonçait à la solution terminale. En 1975, presque cinq ans après le message spécial de Nixon sur « les Premiers Américains », le Congrès adoptait la Loi pour l'auto-détermination et l'éducation des Indiens, qui réaffirmait la suprématie de la souveraineté tribale, liée à la pratique du traité et représentée par un conseil tribal « reconnu » et « légalement établi ». Cette précision soulignait donc la représentativité, aux yeux du gouvernement fédéral, des seuls conseils élus conformément à la loi adoptée par le Congrès en 1934 16 sous l'impulsion du Commissaire aux Affaires indiennes de l'époque, le réformiste et new dealer John Collier. Depuis lors, une rivalité s'est instaurée entre conseils traditionnels et officiels, entre modernistes affichés et traditionalistes de l'ombre, et celle-ci n'a fait que s'aiguiser au sein même de bien des tribus comme entre elles, tandis que les administrations successivement en place à Washington en jouent plus ou moins habilement, au nom du nécessaire renforcement d'un (introuvable) leadership indien.

Ce conseil, ou gouvernement tribal démocratiquement élu (du moins pour les tribus, une bonne centaine, qui optèrent en 1934 pour l'IRA [Indian Reorganisation Act], leur donnant droit à des subsides mais dont l'utilisation est soumise au contrôle fédéral), jouit donc, tant que le Congrès y consent, d'une souveraineté relative mais réelle. En tant que gouvernement tribal, le conseil représente en effet le pouvoir

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législatif, son président, le pouvoir exécutif, et la cour tribale, le pouvoir judiciaire. Toutefois, ces trois branches ne sont que rarement l'objet d'une séparation constitutionnelle. Ainsi le gouvernement tribal concentre-t-il le plus souvent sa souveraineté en un seul et même corps, qu'il exerce tant sur les membres de la tribu que sur son territoire — droit de lever l'impôt sur la réserve, auprès des Indiens comme des non-Indiens (ce droit-là est désormais l'objet de litiges de plus en plus violents), de dire la loi (généralement un dosage de droit traditionnel et de droit moderne) et de l'appliquer aux membres de la tribu exclusivement et dans certaines limites. La cour tribale peut en effet rendre la justice en cas de délits dits mineurs, les crimes dits majeurs — assassinat, racket, vol à main armée — demeurant du seul ressort des instances fédérales.

À travers son conseil tribal, la tribu organise les élections et se donne une constitution et il n'en est pas deux qui soient identiques. Elle décide aussi, par la voix de son conseil, de qui peut faire ou non partie de la tribu. Comme le rappelait la Cour Suprême des États-Unis : « le droit d'une tribu à dire qui peut en être membre et jouir des droits tribaux que cette appartenance confère a toujours été considéré comme essentiel à son existence de communauté politique indépendante » 17.

L'autorité tribale implique le droit d'adopter des membres au sein de la tribu, de décider des droits que cette adoption confère à ceux-ci ainsi que le droit de retirer à quelqu'un son titre de membre de la tribu. Qu'il s'agisse d'une adoption ou d'une appartenance, chaque tribu fixe les critères d'éligibilité. Ceux-ci varient d'une tribu à l'autre, mais dans l'ensemble, ils sont fonction de la « pureté du sang » : dans la plupart des tribus, on admet les quarterons, mais certaines vont jusqu'à accepter un/trente-deuxième [?] de sang indien (exemple cherokee). Certaines tribus ont d'autres exigences : résidence sur la réserve, candidature déposée par les parents dans les quelques années qui ont suivi la naissance, père membre de la tribu (ainsi une tribu a-t-elle refusé, en 1975, que le fils d'une Pueblo pur-sang et d'un non-Indien puisse prétendre au titre de membre de la tribu) 18. En cas de conflit entre le conseil tribal et un membre putatif, on voit souvent ce dernier faire appel auprès des cours fédérales et jusqu'à la Cour Suprême s'il le faut, laquelle a tendance, depuis une trentaine d'années, à renvoyer la décision devant le conseil tribal, et éventuellement à appeler à de nouvelles élections au sein de la tribu. Réunis en 1997, les deux cents délégués présents à la troisième Conférence nationale sur l'enrôlement tribal (Third National Tribal Enrollment Conference, TANEC) adoptaient, au nom des soixante-dix tribus qu'ils représentaient, la résolution suivante :

« À toute nation tribale souveraine qui, suite à la décision de son conseil tribal, en ferait la demande officielle au BIA [Bureau of Indian Affairs], devrait être accordée autorité absolue et totale sur le rôle tribal de base. À cette tribu devrait être accordé le droit souverain de corriger le pourcentage de sang requis, ou toute autre information figurant sur le rôle de base... La tribu disposerait ainsi d'une autorité discrétionnaire sur tout ce qui concerne le rôle de base, soumis aux lois et coutumes de la tribu. »

Ainsi un Indien est-il à la fois membre d'une tribu et citoyen américain (la citoyenneté ayant été officiellement accordée en 1924 à tous les Indiens qui ne l'avaient pas déjà acquise à un titre ou un autre, mais toujours au coup par coup — traité, service rendu à la nation, haut fait de guerre). Cette double appartenance et cette

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double loyauté, compliquée par l'insertion des tribus au sein d'un État puissant et appartenant lui-même à une fédération, signent la particularité qu'il y a à être un Amérindien aux États-Unis aujourd'hui.

Terres indiennes et ressources

Cette double appartenance tend à devenir, pour les Indiens qui peuvent justifier de la première, un enjeu de taille en raison des ressources, parfois colossales, que recèlent certaines réserves : charbon, pétrole, gaz, uranium, cobalt ; ressources halieutiques, forestières, gibier et droit de chasse, richesse en eau, pacages et pâturages. Celles-ci sont en général exploitées par de puissantes compagnies qui avaient négocié, dans les années cinquante, des baux parmi les plus désavantageux qui existent à l'échelle mondiale — redevances fixées en-dessous du cours du marché, pour des décennies, sans clause de réajustement, et gérées, comme toute l'économie de la réserve, par le Bureau des Affaires indiennes {Bureau of Indian Affairs, ou BIA, créé en 1824 par le Congrès et placé sous la responsabilité du ministère de la Guerre ; en 1849, il était transféré au ministère de l'Intérieur, tout juste créé). Si le BIA est fondé à exploiter ces ressources, celles-ci — pâturages et eau en particulier — sont aussi parfois gérées, en tout ou en partie, par l'État dans lequel se trouve la réserve, à des conditions non moins défavorables.

Face au pillage dont ils étaient l'objet, et concients de leur vulnérabilité, les conseils tribaux ont, à partir des années soixante, renoncé à se fier à leur organisme de tutelle, censé superviser ces accords dans le sens de leurs intérêts, et se sont dotés, sans demander l'autorisation du BIA (malgré l'obligation qui leur en était faite), d'organismes de conseils — cabinets d'avocats, d'ingénieurs, bureaux d'études, d'économistes, consultants écologistes, dont nombre de jeunes Indiens des tribus, que les lois récentes avaient envoyés à l'université. Forts de cette première ligne de défense, les tribus ont ensuite constitué des associations locales, régionales et bientôt nationales, ainsi que des lobbies à Washington, désormais d'ailleurs encouragés par l'administration fédérale. Ainsi, certains baux et accords signés avec le conseil tribal, de même que l'impôt sur les compagnies, jusqu'alors prélevé par l'État local, ont-ils été suspendus voire renégociés dès 1975, au fil de discussions serrées entre les conseils tribaux, les États, le Congrès et la Cour Suprême (le BIA ayant, à partir de 1982, rétrocédé sa responsabilité de gestionnaire aux conseils tribaux).

Cette libéralisation radicale de la gestion des réserves a ainsi transféré aux conseils tribaux de nouvelles responsabilités et la possibilité de veiller directement, et enfin de près, sur leurs intérêts (le conseil n'a toutefois pas le droit de vendre de terres tribales sans l'accord de l'administration fédérale). Pourtant, l'économie des réserves n'en a, en général, pas été radicalement améliorée : les créations d'entreprises et de services demeurent sporadiques, peu rentables — n'était, dans certaines régions comme le Sud-Ouest, le développement du tourisme et de l'artisanat, par ailleurs l'un et l'autre sources d'autres problèmes et conflits — , les emplois et la formation professionnelle ne sont ni significatifs ni durables. Les Indiens ne peuvent pratiquement pas obtenir de crédits, ni individuellement ni collectivement, malgré leurs richesses foncières et naturelles, puisqu'ils n'ont pas le droit d'hypothéquer leurs terres. Enfin, la corruption

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des gouvernements tribaux n'a pas tardé à défrayer la chronique et les enrichissements individuels n'ont pas sérieusement fait reculer la pauvreté de la majorité.

Portés devant les cours de justice, les conflits de pouvoir entre les États et les citoyens américains d'un côté, le gouvernement fédéral et les Indiens de l'autre, quand ils sont réglés ici ressurgissent ailleurs tandis que montent les enchères. Il en est ainsi de l'eau, cet or blanc du xxie siècle, qui constitue désormais une ressource stratégique, particulièrement dans l'ouest du pays, où l'agriculture extensive et les immenses métropoles sises en territoire semi-désertique (Phoenix, Los Angeles) sont de grandes consommatrices. De coûteuses batailles autour des droits de l'eau, de sa conservation et de sa propreté, perdurent depuis des années. Certaines municipalités ont d'ailleurs trouvé plus judicieux de négocier d'emblée des accords de coopération avec la tribu et la compagnie des eaux concernées, comme dans le Kansas, où vient d'être signé avec les Kickapoo un accord qui devrait profiter à une dizaine de villes de la région et à tous ses habitants. Les Indiens sont en effet en position de force du fait que leurs droits sont garantis par traité et que, depuis 1988, la loi les autorise à fixer les normes de la lutte contre la pollution de l'eau (et de l'air) au niveau de la réserve. De la même façon, les conseils tribaux sont libres de refuser la syndicalisation chez eux, ce que déjà trois tribus ont mis en pratique. Paradoxalement, le vent du libéralisme économique souffle, depuis l'administration du président Reagan, en faveur des droits complexes mais inaliénables, et très bien défendus désormais, des conseils tribaux. Mais jusqu'à quand ? En effet, le backlash anti-Indien ne s'est pas fait attendre et de nombreuses associations se sont constituées depuis la fin des années 1970 pour déposer, via leurs sénateurs, des projets qui en appellent à une solution terminale des droits indiens, qualifiés de privilèges qui appauvriraient le reste de la nation. En vain jusqu'à ce jour, malgré de multiples litiges en cours.

« Le retour du bison »

La tension n'a fait que monter avec le vote en 1988 de Y Indian Gaming Regulatory Act (Loi sur le jeu en terres indiennes) destiné à promouvoir l'auto-suffisance et le développement économique des tribus, conformément à la demande formulée par le président Reagan en 1983 : « L'autonomie des tribus est liée à la réduction de leur dépendance à l'égard des subsides fédéraux. Celles-ci doivent, pour y parvenir, accroître le pourcentage de leur contribution à leur budget de fonctionnement » 19.

À partir de 1981, la diminution des contributions de l'État à la vie publique américaine, la baisse des impôts locaux et fédéraux sur le revenu, la précarisation des emplois, liée à la désindustrialisation, la délocalisation, la robotisation et la concurrence étrangère, appauvrissent et précarisent une bonne partie de la population américaine. Parallèlement à la réduction des budgets de l'éducation, de la santé, de l'aide au logement et aux chômeurs, s'impose donc la nécessité de réduire les budgets fédéraux importants, quand bien même ceux consacrés aux Indiens demeurent peu efficaces. Le recours à l'industrie du jeu, alors en pleine expansion, se présenta comme une solution de rechange facile à mettre en place et immédiatement rentable. Le développement des loteries d'abord, soutenues par les États qui avaient vu fondre, eux aussi, leurs subsides fédéraux, vint renflouer leurs caisses et celles de leurs administrés.

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Mais l'autorisation accordée aux Indiens d'ouvrir des casinos sur leurs réserves allait dépasser toutes les espérances : les gains ainsi accumulés n'étant pas imposables, les Indiens en ont habilement proposé un pourcentage conséquent à l'État local, ainsi transformé en partenaire et en protecteur. En 1998, c'est plus de 130 tribus qui ont signé des accords (et il s'en signe de nouveaux chaque année) avec plus de 25 États et avec le gouvernement fédéral, qui supervise le tout.

Sous l'effet de leur brusque enrichissement, les conseils tribaux ont pu investir massivement, et d'abord pour améliorer la vie sur la réserve : logements, écoles tribales mais aussi publiques, routes, cliniques, assurances sociales, développement de médias (presse, sites internet, films) et d'institutions culturelles (musées, archives, parcs archéologiques) ; mais aussi création d'entreprises, investissements boursiers, engagements politiques sur la scène locale, régionale et nationale, avec financements simultanés des deux grands partis politiques et création de plusieurs associations professionnelles de défense de leurs entreprises du jeu (NIGC, National Indian Gaming Commission), en butte à de multiples offensives. Célébré comme « le retour du bison » par les conseils tribaux qui sont partie prenante, le développement des casinos, avec leurs machines à sous (source principale de rapport) mais aussi leur accompagnement touristique et culturel, a eu pour effet de multiplier les contradictions et les affrontements intra et inter-tribaux, entre Indiens et non-Indiens, entre Las Vegas, Atlantic City et les réserves, entre les États d'un côté, les réserves et le gouvernement fédéral de l'autre. Négociations secrètes et bras de fer, alliances et retournements, mais aussi débats au Congrès, conversations à la Maison Blanche, lobbying, commissions, enquêtes, rapports, campagnes virulentes, stratégies de la communication, constitution de ligues tous azimuts, mortels règlements de compte armés et putsches tribaux : sous les pattes du bison au galop, la terre tremble et la controverse fait rage.

Résultats ? Certaines tribus indiennes (Oneida, Péquot, Cherokee, Lac Courte Oreille, Menominee, Seneca) ont incontestablement acquis des pouvoirs économiques et politiques inconnus jusqu'à ce jour. Leurs réserves s'en portent mieux, 1'afïlux de capitaux ayant permis à leurs dirigeants de réaliser des investissements collectifs urgents et de promouvoir l'avenir, avec réduction du chômage, formation professionnelle, investissements scolaires et universitaires (construction et ouvertures d'écoles sur la réserve, subventions à des écoles municipales voisines, envois massifs de leurs jeunes dans les meilleures universités), ré-appropriation identitaire et culturelle (bourses d'études, de voyages et de recherches (in)directement liées au passé et au devenir de la tribu, organisation de colloques, congrès, cérémonies, pow-wows). Mais en janvier 1998, sur injonction du ministère de la Justice, le ministre de l'Intérieur, Bruce Babbitt, devait répondre devant une commission d'enquête sénatoriale d'une éventuelle complaisance envers des tribus du Minnesota et du Wisconsin, hostiles à l'ouverture, entre Saint Paul et Minneapolis, d'un casino rival. En effet, le ministre ayant refusé, comme l'y autorise la loi, la création du Hudson Casino, prévu par trois bandes Chippewa, celles-ci ont allégué qu'à ce refus ne seraient pas étrangers les $ 400 000 donnés au Parti démocrate en 1995-96 par les tribus qui redoutaient la concurrence de ce casino. Babbitt affirme qu'il s'agit là d'une campagne de déstabilisation menée par les Républicains. Une enquête a depuis été ouverte par le ministère de la Justice.

Plus grave : la loi autorisant une tribu à ouvrir un casino quasiment contre l'avis de l'État dans lequel elle réside, ce dernier s'est ému, à divers titres, et a, selon les cas,

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négocié, fait de l'obstruction, trouvé un compromis — protection des entreprises de jeu non-indiennes situées à l'intérieur de ses frontières, protestations de ligues hostiles au jeu, désir de contrôler la vie dans la réserve, de plus en plus autonome au fur et à mesure que s'accroissent ses gains, rivalités fiscales, etc. Certains des États concernés ont par ailleurs rapidement riposté à un paragraphe de la loi autorisant les conseils tribaux à porter plainte au niveau fédéral contre tout État qui s'opposerait « de mauvaise foi » à négocier l'ouverture d'un casino. En 1996, la Cour Suprême a donné raison aux États, au nom du 1 Ie amendement de la constitution américaine 20 qui leur garantit, en défense de leur souveraineté, l'immunité contre toute poursuite « par des citoyens membres d'un autre État»21. La Cour affirme ainsi non seulement que l'immunité des États est bel et bien garantie par la Constitution, mais que le Congrès n'a pas le pouvoir de lever cette immunité. Cette décision, dont l'importance n'a échappé à aucun acteur du monde politique et juridique, renforce le droit des États, restreint l'étendue du pouvoir fédéral, du législatif en particulier. Cent trente ans après la guerre de Sécession, elle contribue à relancer un débat de fond sur le poids spécifique des États dans la fédération et donc sur l'essence même du fédéralisme. On le voit, la question indienne touche, à travers la question de la souveraineté tribale, à la nature même du système politique américain.

Conséquemment, lors de divers procès intentés par certains États à l'intérieur des frontières desquels elles se trouvent, certaines tribus ont à leur tour argué de leur immunité — par exemple à propos de la délicate question de l'imposition des commerces ouverts par des non-Indiens sur la réserve avec ou sans l'accord tribal ; ou de l'épineux problème de la non-taxation par la tribu des marchandises vendues aux non-Indiens à l'intérieur de la réserve ; récemment, l'État de New York a fini par retirer sa plainte contre les Oneida, à propos de cigarettes vendues « hors-taxes », et a trouvé un compromis, qui revient à une forme de partage avec les conseils tribaux officiels (depuis, les Seneca se sont mis à leur tour à vendre des cigarettes duty-free sur Internet ; l'État de New York a ouvert une enquête). La multiplication de ces conflits et de ces bras de fer a cristallisé une mobilisation contre le concept « d'immunité souveraine », déclaré « anachronique » par le puissant sénateur Slade Gorton, Républicain de l'État du Washington qui, en mars 1998, déposait au Congrès un projet de loi proposant l'abrogation de l'immunité tribale. Un mois plus tard, la Cour Suprême de l'Oklahoma déclarait « de nature privée » le contrat signé entre la tribu kiowa et Mr. Robert Hoover, et, ce faisant, comme étant du seul ressort de la juridiction de l'État. La tribu n'ayant pas honoré sa part du contrat, elle fut condamnée à verser des dommages et intérêts. Arguant de leur immunité, ici déniée, les Kiowa ont fait appel. Affaire à suivre... En mai 1998, dans l'espoir de résoudre à l'amiable une affaire similaire, les Menominee du Wisconsin ont proposé l'idée d'une assurance fédérale obligatoirement contractée par les conseils tribaux qui les couvrirait financièrement en cas de poursuites pénales ou civiles. Conscientes des sommes colossales que risquerait de leur coûter ce genre de procès, ô combien ruineux, quelle souveraineté effective ces tribus, éventuellement contraintes à la faillite économique, pourraient- elles désormais défendre ?

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Conclusion

L'ironie de l'histoire a fait que l'histoire américaine s'est parfois retournée à l'avantage des Indiens des États-Unis. En fait, au-delà de l'ironie, il faut voir dans ces retournements le fruit de la résistance et de la capacité d'adaptation des tribus et de leurs conseils tribaux, au gré des formidables transformations de leur mode de vie, de pensée et de fonctionnement qu'elles ont certes dû subir mais qu'elles ont aussi inventées. En pays indien, on n'a jamais douté de ce que l'actuelle envolée économique des réserves risquait d'être superficielle et de valoir aux Indiens un sérieux retour de bâton. Le nombre de projets hostiles que suscitent tant la multiplication des casinos que d'autres sources de revenus — eau, pêche, chasse, forêts, usines à papier — ne fait que confirmer cette appréciation de la situation. Aussi les tribus et les conseils sont-ils plus que jamais sur leurs gardes, mobilisés et organisés. Parallèlement, ils diversifient leurs ressources et leurs modes de production, prévoyant bases de repli et terrains de négociations. Enfin, ils (re)construisent pour eux-mêmes traditions et emblèmes de la souveraineté, entre discours précolombien et modernité, tissant des solidarités (et des rivalités) nouvelles, pan-indiennes et néo-indiennes, tant à l'échelle du pays que du continent. Sur la scène nationale et internationale, ils sont redevenus des acteurs incontournables de l'histoire. La question reste posée de savoir comment les États- Unis sauront relever ce défi.

Paris, mai 1998 Nelcya Delanoë

Professeur, Université de Paris X

NOTES

1. 1990 Census of Population, Characteristics of American Indians by Tribe and Language, US Department of Commerce, Economics and Statistics Administration, Bureau of the Census, Washington, G.P.O. 1994.

2. Depuis 1980, le recensement s'appuie sur l'auto-identification de toutes les personnes interrogées, mais auxquelles ne sont proposées que certaines catégories au demeurant assez confuses — la couleur : « blanc » ou « noir » ; la langue : « hispanique » ; l'origine (vaguement) géographique : « asiatique » ou « originaire des îles du Pacifique » ; la définition ethno-historique : « américain indien » — , et qui, entre autres limitations, font ipso facto l'impasse sur le métissage.

3. Voir J. Rostkowski, 1986. 4. Lyndon В. Johnson, « Special Message to the Congress on the Problem of the American Indian »,

6 mars 1968, Public Papers of the Presidents of the United States, vol. 1. 5. Richard Nixon, « Special Message to the Congress on Indian Affairs », 8 juillet 1970, Public Papers of

the Presidents of the United States, vol. 2. 6. Alcatraz Manifesto : Proclamation to The Great White Father and to All His People, 14-novembre 1969. 7. Certains estiment aujourd'hui cette proportion entre Indiens des réserves et Indiens des villes à

un-quart/trois-quarts. En 1970, la proportion était de moitié/moitié. 8. Sur la réserve sioux de Standing Rock, dans la bourgade de McLauglin (799 habitants), on a

dénombré, entre août 1997 et janvier 1998, 45 tentatives de suicides en milieu adolescent, dont 4 fatales, in : News from Indian Country, mi-mars 1998, vol. 12, n° 5.

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9. Voir F. Cohen, 1972 (1946). 10. F. P. Průcha, 1994. 11. Voir M.-F. Toinet, 1987. 12. Voir N. Delanoë, 1996. 1 3 . Attendu de la Cour Suprême, Oklahoma Tax Comm 'n v. Citizen Band Potawatomi Indian Tribe, 1 99 1 . 14. Attendu de la Cour Suprême, Worcester v. Georgia, 1832. 15. Attendu de la Cour Suprême, County of Oneida v. Oneida Indian Nation, 1985. 16. Indian Reorganisation Act (IRA), autrement connu sous le nom de Wheeler Howard Act. 17. Attendu de la Cour Suprême, Santa Clara Pueblo v. Martinez, 1978. 18. Ibidem. 19. « Statement on Indian Policy », 19, Weekly Сотр. of Pres. Doc, 99 (1983). 20. Voir N. Delanoë, 1996 (chap. 9 : « Du tapis vert au casino rouge »). 21. Attendu de la Cour Suprême, Seminole Tribe of Florida v. Florida et al, 1996.

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