Les Aroumains en Roumanie depuis 1990.- N.Trifon

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    Nicolas Trifon

    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 : comment se passer

    d'une (belle-)mre patrie devenue encombranteIn: Revue dtudes comparatives Est-Ouest. Volume 38, 2007, N4. Les politisations de l'identit dans les Balkans

    contemporains. pp. 173-200.

    Abstract

    Aromanians in Romania since 1990:How to do without a cumbersome fatherland?

    The self-identification of a significant number of Aromanians as a distinct group in Romania came as a surprise. Not only is their

    Latin- based language close to Romanian; but also, during the last decades of the Ottoman Empire, Romania funded schools for

    Aromanians living along the borders shared by Greece, Albania, Macedonia and Bulgaria. The Aromanians in Romania moved

    from this area, and most of them settled in southern Dobruja between 1925 and 1932. Following a description of the arguments

    used, in 2005, by advocates and opponents of granting Aromanians the status of "national minority", the stakes are evaluated at

    the scale of Romania and of the Balkans. Questions are raised about the formation of a sense of identity in Aromanian

    communities and the forms of political activism arising out of it.

    Rsum

    L'auto-identification d'une partie significative des Aroumains comme groupe distinct de la nation roumaine a surpris. En effet, leurlangue, issue du latin, est a priori proche du roumain et, pendant les dernires dcennies de l'existence de l'Empire ottoman, les

    coles destines aux Aroumains vivant dans la rgion situe au carrefour de la Grce, de l'Albanie, de la Rpublique de

    Macdoine et de la Bulgarie actuelles taient finances par l'tat roumain. Or c'est de cette rgion que proviennent les

    Aroumains de Roumanie, installs pour la plupart comme colons dans la Dobroudja du Sud pendant la priode 1925-1932.

    L'auteur se propose de reconstituer le dbat ayant oppos partisans et adversaires du statut de minorit nationale pour les

    Aroumains tout au long de l'anne 2005 et d'analyser ses enjeux, tant en Roumanie qu' l'chelle des Balkans. Il interroge ce

    faisant les modes de construction des identits au sein des communauts aroumaines, ainsi que les formes de mobilisation

    auxquelles elles donnent lieu.

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    Trifon Nicolas. Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 : comment se passer d'une (belle-)mre patrie devenue encombrante.

    In: Revue dtudes comparatives Est-Ouest. Volume 38, 2007, N4. Les politisations de l'identit dans les Balkans

    contemporains. pp. 173-200.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_2007_num_38_4_1868

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_receo_1017http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_2007_num_38_4_1868http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_2007_num_38_4_1868http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_receo_1017
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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990Comment se passer d'une (belle-) mre patrie devenue encombranteNicolas TRIFON

    crivain ([email protected])

    Rsum : L'auto-identification d'une partie significative des Aroumains comme groupe istinct de la nation roumaine a surpris. En effet, leur langue, issue du latin,est a priori proche du roumain et, pendant les dernires dcennies de l'existencede l'Empire ottoman, les coles destines aux Aroumains vivant dans la rgion situe au carrefour de la Grce, de l'Albanie, de la Rpublique de Macdoine et de laBulgarie actuelles taient finances par l'tat roumain. Or c'est de cette rgion queproviennent les Aroumains de Roumanie, installs pour la plupart comme colonsdans la Dobroudja du Sud pendant la priode 1925-1932. L'auteur se propose dereconstituer le dbat ayant oppos partisans et adversaires du statut de minoritnationale pour les Aroumains tout au long de l'anne 2005 et d'analyser ses enjeux,tant en Roumanie qu' l'chelle des Balkans. Il interroge ce faisant les modes deconstruction des identits au sein des communauts aroumaines, ainsi que les formes de mobilisation auxquelles elles donnent lieu.

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    174 Nicolas TrifonDescendants des populations romanises l'poque de l'administrationromaine des Balkans, les Aroumains ont longtemps pratiqu le nomadismeastoral et exerc des professions lies l'levage, au transport, puis

    l'artisanat ou au commerce. De confession orthodoxe, ils sont disperssdans des rgions situes au nord de la Grce, au sud de l'Albanie, en Rpublique de Macdoine, en Bulgarie et, depuis les annes 1920, dans laDobroudja roumaine. Telle est la fiche signaltique qu'un fonctionnairebalkanique honnte et un tant soit peu comptent pourrait tablir de nosjours sur les Aroumains l'intention d'un tranger l'interrogeant leursujet. Il n'en restera cependant pas l et s'empressera d'apporter des prcisions variant selon la nation au service de laquelle se trouve l'administrationont il relve. En effet, pour les uns, les Aroumains seraient l'originedes Grecs ayant adopt le latin lors de l'occupation romaine, pour d'autres,des Illyriens, comme les anctres des Albanais. Pour d'autres encore, ilssont apparents aux Roumains dont ils constitueraient la branche mridionale coupe par l'invasion slave, tandis que d'aucuns voient en eux lesreliquats d'une population romanise assimile depuis longtemps par lesSlaves. L'accent sera mis sur leurs contributions au mouvement nationaldu pays o ils vivent et sur la place de choix qu'ils occupent au sein de lanation en titre, nation dont ils matrisent si bien la langue ; le fait que celle-ci ne soit pas leur langue maternelle sera prsent comme un accident historique incongru, voire fcheux, mais qui ne saurait porter consquenceen raison du recul de sa pratique parmi les jeunes gnrations. En priv,notre fonctionnaire risque cependant de s'carter quelque peu de la version officielle. On ne sait pas d'o ils viennent ni ce qu'ils se disent entreeux ni ce qu'ils pensent de nous, sont-ils d'ailleurs vraiment des ntres ? ,s'interrogera-t-il en reprenant au passage les strotypes peu engageantscirculant sur la rusticit, la richesse ou la perfidie de ces tranges Koutso-valaques (en Grce), Tchobanes (en Albanie), Tsintsars (en Bulgarie et enSerbie) ou Macdoniens (en Roumanie)1.

    Toujours bien enracine, la version populaire prcde sans doute la version officielle qui, elle, ne remonte qu' l'institution, partir du milieu duXIXe sicle, des nations modernes dans les Balkans et des lgendes censesrenforcer leur lgitimit. En revanche, ce n'est que depuis quelques annesque l'on peut obtenir dans les pays balkaniques des renseignements aussineutres sur les Aroumains que ceux figurant dans la fiche signaltique 1. Kutsovlachos signifie valaque boiteux , oban berger et, par extension, rustre ; laprononciation du son ts serait l'origine du mot cincar, synonyme parfois d' avare et de commerant sans scrupules . En Roumanie, makedoni est rarement pjoratif. Le mot vlasi dsigne en pays slave tant les Aroumains que les Roumains, notamment du Timok. Il est neutre, alorsque vlachos en grec veut dire au figur pquenot, plouc . Macdoroumains, Roumains du Sudet Grecs ou Hellnes vlachophones (Vlachofonos Ellinos) sont des nologismes. Rares sont lespeuples qui aient donn lieu autant d'exonymes que les Armani et, en Albanie, les Rrmni (dulatin romanus, comme pour les Roumains).Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 175mentionne plus haut. Si rien n'indique que de tels renseignements (disponibles depuis la fin du XVIIIe sicle) puissent battre en brche les versionspopulaires et nationales leur propos, il y a l un changement bien rel mettre sur le compte de l'irruption des Aroumains sur la scne publique la faveur des bouleversements qui ont marqu, en 1990, le Sud-Est europen. Mme symboliques, les avances de ce type ne sont pas ngligeablesaux yeux des intresss, qui reviennent de loin.

    Passs par pertes et profits lors de la liquidation dfinitive de l'Empireottoman, ils se sont tenus l'cart des processus politiques tout au long du court XXe sicle , pour reprendre les termes d'Eric Hobsbawm (2000).Les lamentations n'ont pas manqu mais elles taient peine audibles etsans effet aucun, tandis que les consquences de la brve aventure tenteen leur nom pendant la Seconde Guerre mondiale les rendront encoreplus circonspects. Pour les retrouver dans l'actualit balkanique, il fautremonter la priode allant du Congrs de Berlin (1878) la fin de laseconde guerre balkanique (1913). Le rle, au demeurant secondaire etassez confus, qu'ils ont t amens jouer, ils le doivent surtout au rseaud'coles cr en Macdoine partir de 1864 par l'tat roumain, la demande et avec le concours de ceux d'entre eux qui entendaient s'opposer l'assimilation aux nations grecque, bulgare, serbe et albanaise qui s'affrontaient alors dans la rgion (Peyfuss, 1974). L'adhsion, au nom de laparent linguistique, la lointaine nation roumaine fera long feu et ce paysfinira par les abandonner lors des pourparlers de paix de 1913, se contentant'annexer la Dobroudja du Sud au dtriment de la Bulgarie, principalperdant des guerres balkaniques. Dans les royaumes de Grce, de Bulgarie,'Albanie, des Serbes, des Croates et des Slovnes, les Aroumains seretrouvaient ainsi dpourvus de droits spcifiques sur le plan national. Lemaigre acquis de leurs luttes antrieures - le statut de millet valaque accord par le sultan en 1905 - volait en clats2. Bon gr mal gr, ils finirontpar s'y faire avec le temps mais, comme tant d'autres questions nationalesrop vite enterres sous la pression des rapports de force, la questionaroumaine rejaillira aprs 1990. Nous avons donc affaire un retour enquelque sorte, doubl cependant d'un tournant, puisque dsormais certains Aroumains prennent publiquement leurs distances avec la nation del'tat o ils vivent. Le concert des nations serait-il en train de s'enrichird'une nouvelle composante ?

    2. partir du milieu du XIXe sicle, le millet acquiert une signification nationale alorsqu'auparavant il dsignait seulement un groupe confessionnel. Le millet ulah rsultant del'irad (dcret mis par le sultan) du 9-22 mai 1905 tait cependant incomplet en raison durefus du Patriarcat cumnique de Constantinople de l'entriner.iEsf-OEST

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    176 Nicolas TrifonLe nouveau rcit national

    premire vue, l'affirmation des Aroumains pendant ces dix-sept dernires annes semble suivre un scnario des plus classique, du mme ordreque ceux qui ont dj fait maintes fois leurs preuves par le pass dans largion : des initiatives sont prises au milieu des annes 1980 au sein de ladiaspora occidentale (en Allemagne fdrale surtout, en France, aux tats-Unis et en Australie), relayes sur le terrain par quelques figures isoles la fin des annes 1980 avant d'tre plbiscites une fois que le contexte -l'implosion des rgimes communistes et le dmembrement de la Yougoslaviel'a permis. On ne compte plus les associations qui voient le jour dansles annes 1990 en Albanie, en Rpublique de Macdoine, en Roumanie eten Bulgarie, pendant que de nouvelles associations naissent en Grce ol'on en recense aujourd'hui plus d'une centaine. Les Aroumains semblentredoubler d'activit pour rattraper le temps perdu et certains responsablesassociatifs s'emploient doter la communaut des signes distinctifs d'unejeune nation : rcriture de l'histoire, drapeau, emblme. En avril 2001,un parti valaque est fond en Rpublique de Macdoine3, tandis qu'enseptembre 2005, des dlgus de Bulgarie, Rpublique de Macdoine,Roumanie et Albanie fondent Kora, en Albanie, un Conseil nationalaroumain. L'normit de la tche ne semble pas les dissuader. Toutefois,on ne saurait se contenter de ce rcit mis en exergue par les activistes desassociations aroumaines. Notons que les premiers lu i accorder du crditsont ceux-l mmes qui voient dans les revendications des minoritaires,quelle qu'en soit la nature, une attaque contre la nation majoritaire et unfacteur de dstabilisation de l'tat.

    Plusieurs lments, que nous nous contenterons de mentionner, devraient tre pris en considration. Premirement, ce ne sont pas les Aroumains, mais des Aroumains qui tiennent et adhrent au discours peu ouprou national mergent et qui participent au mouvement associatif quis'ensuit. Ce phnomne est net sur le plan de l'expression politique : on nepeut parler de vote ethnique . On trouve des Aroumains - se prsentantou, le plus souvent, ne se prsentant pas comme tels - qui accdent despostes de responsabilit en qualit de membres des partis gnralistes :parmi les ministres, il en existe un nombre non ngligeable en Grce, tandis qu'en Rpublique de Macdoine, le banquier valaque , Hari Kostov,a t nomm Premier ministre en 2004, poste o il n'est rest que quelquesmois. D'autres Aroumains n'hsitent pas spculer sur les liens rels ouimaginaires qui existeraient entre les Aroumains et la nation au sein de la-3. Il s'agit du Partia aArmnjloru ditMachidunii (Parti des Aroumains de Macdoine). Officiellement ce parti est enregistr comme tant celui des Valaques {Stranka na Vlasite odMakedonia). Depuis, une autre formation, l'Union dmocratique des Aroumains, fait officede parti valaque concurrent. Les deux se sont prsents aux lections dans des coalitions, desorte que l'on ne peut pas estimer leur impact.Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 177quelle ils voluent pour participer au dbat et la vie politique du pays. Ilsoccupent gnralement une position plutt subalterne mais font un bruitpisodiquement rpercut dans des tats comme la Grce et la Roumanie.Aussi bien les tenants de la position autonome - qui prennent leurs distances avec les autres nations balkaniques - que les acteurs aroumainscherchant s'imposer comme un facteur national part occupent, sur lesscnes politiques, une place modeste. Enfin, comme nous l'avons dj indiqu, c'est dans un seul pays, la Rpublique de Macdoine, qu'un partipolitique national aroumain a vu le jour.

    Deuximement, il faut relativiser le nouveau discours national aroumain, exhib avec fiert par les uns, dnonc par les autres. Il apparatplus fluctuant, moins tranchant, une fois regard de plus prs. L'irruptiondes Aroumains sur la scne publique balkanique n'tait pas concevableen dehors du contexte de l'poque o elle a eu lieu, une poque marquepar la dmocratisation de la vie politique, la libralisation de l'conomie,la redistribution des cartes sur le plan social, la dstabilisation rgionaleet, surtout, une crise symbolique qui a favoris l'mergence de nouveauxacteurs collectifs. Tout en tenant compte de ces prcisions, qui permettentune approche plus raliste du mouvement d'affirmation sur le plan nationales Aroumains, il convient de ne pas perdre de vue les facteurs qui enlimitent objectivement la porte. Ceux-ci ne sont pas nouveaux. Au XIXesicle, la dispersion gographique et la mobilit des Aroumains (qui sontbergers, artisans ou commerants mais non paysans , c'est--dire agriculteurs sdentaires) ont largement influenc la posture de profil bas quela plupart d'entre eux ont t amens adopter lors des conflits nationauxdes dernires dcennies de l'administration ottomane. De ce point de vue,leurs positions n'ont cess de s'affaiblir. Alors que plus de 500 000 personnes parlaient l'aroumain au dbut du XXe sicle, il en reste aujourd'huienviron la moiti disperses en Albanie, Bulgarie, Grce, ex-Rpubliqueyougoslave de Macdoine... 4, indiquait Lluis Maria de Puig dans son rapport au Conseil de l'Europe en 1997.

    La nouveaut est que, de nos jours, certains Aroumains se revendiquentexplicitement dans les Balkans comme une composante part, originale,non rductible aux autres composantes nationales de la rgion. Ils le fonten dpit du dclin de leur poids dmographique, mais aussi cause de lui.La perspective de l'extinction terme d'une culture et d'une langue justifien quelque sorte dans leur cas des demandes qui peuvent, par ailleurs,paratre dmesures. Or leur dmarche s'expose une objection : quandbien mme on s'accorderait sur la ncessit de prserver une culture et4. Conseil de l'Europe, Assemble parlementaire, Rapport sur les Aroumains, document7728, du 17 janvier 1997, rapporteur Luis Maria de Puig. Ce texte a conduit l'adoption,par le Conseil, de la recommandation 1333 qui prconisait la protection de la langue et dela culture aroumaines.

    lEST-OUEST

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    178 Nicolas Trifonune langue menaces de disparition et sur le bien-fond du souhait de ceuxqui les vhiculent de continuer les faire vivre, n'est-il pas saugrenu, dplac, sinon absurde, de formuler de telles revendications en termes nationaux ? Les Aroumains eux-mmes hsitent et les dbats font rage parmieux quand il s'agit de confrer un caractre national la composante qu'ilsconstituent de fait et de se positionner par rapport aux composantes nationales reconnues dans la rgion. Pourtant, ont-ils le choix ? Y a-t-il unealternative la voie nationale ?Minorits et cadre national

    Pour constituer un cas part, limit, les Aroumains ne se retrouventpas moins dans la mme situation que les autres groupes minoritaires quidemandent des droits spcifiques - reconnaissance et prise en compte destraits qui les diffrencient de la majorit - lorsqu'ils n'en ont pas ou l'extension des droits dont ils jouissent dj. Le problme dans les Balkans estque le cadre dans lequel ces demandes sont conues et formules n'est pasneutre : il est national avant d'tre citoyen. De ce point de vue, rien n'estplus insoutenable que le discours moralisateur qui reproche aux petits de faire comme les grands en matire de nationalisme et d'aggraverainsi les tensions au lieu de les apaiser. Le modle dont les groupes minoritaires isposent est bel et bien national et structure le cadre dans lequel ilsagissent. Formules dans des termes autres que nationaux, leurs revendicationsont d'autant moins de chances d'aboutir que leurs auteurs seraientde toute faon vite souponns d'arrire-penses nationales, alors qu'unefois formules dans des termes nationaux, elles sont perues avant toutcomme une atteinte aux prrogatives de la nation majoritaire. L'obtentionde droits spcifiques et leur respect dpendent donc du rapport de forcequi s'instaure entre le groupe minoritaire et la nation majoritaire mais,dans certains cas, l'intrt que le premier prsente aux yeux de la secondelu i confre une certaine marge de manuvre. Or le rapport de force est apriori dfavorable au groupe minoritaire et l'intrt qu'il peut prsenterpour la nation majoritaire est relatif, les avantages qui en dcoulent tantconditionnels. Par consquent, la satisfaction des revendications du groupeminoritaire dpend en grande partie de la capacit de l'tat o se trouve lanation laquelle il peut tre rattach exercer des pressions en sa faveursur l'tat au sein duquel il volue.

    La mre patrie a donc parfois pu constituer un facteur d'quilibredans les rapports minorit-majorit et d'aucuns continuent invoquercette mtaphore un peu dpasse et d'un got douteux. Cependant, cerle ne s'est vrifi que dans un nombre restreint de cas et en temps depaix puisque ceux qui estimaient avoir t les perdants des traits de paixpostrieurs des conflagrations mondiales ou rgionales (Bucarest 1913,Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 179Versailles 1919) n'ont pas hsit agresser et occuper leurs voisins au nomde la minorit protge - et parfois avec le concours de celle-ci. Qui plusest, dans les anciennes possessions ottomanes du Sud-Est europen, cetquilibre s'est rvl prcaire parce qu'il excluait des pans entiers de la population, ceux dont la mre patrie n'tait pas en mesure d'intervenir enleur faveur (tels les Albanais vivant en dehors des frontires de l'Albaniemoderne) ou ceux qui ne pouvaient se raccrocher de manire satisfaisante une mre patrie au regard des critres en vigueur. Ce fut le cas deceux que l'on continuait appeler avec mpris les Turcs , savoir lesSlaves de confession musulmane dans les Rhodopes (les Pomaks de Bulgarie et de Grce) et en Bosnie, mme aprs le dcret de Tito instaurant en1968 la nationalit musulmane. Les Macdoniens slaves eux-mmes n'ontobtenu un statut national propre qu'au lendemain de la Seconde Guerremondiale, aprs avoir t prsents comme Bulgares puis Serbes du Sud. leur faon, les Aroumains - dont certains comptaient nagure sur le soutien de la lointaine Roumanie - font eux aussi partie du lot et il n'y a riend'tonnant ce qu'ils se manifestent justement l'heure o les mrespatries , proches ou lointaines, ont cess d'tre le seul recours pour l'affirmation des groupes minoritaires si l'on en juge par le rle secondaire joupar l'Albanie dans les victoires obtenues par les albanophones au Kosovoou par la dbcle au sein des populations serbes de Croatie provoque parl'intervention de la mre patrie serbe. Mais la comparaison s'arrte l.

    Le passage de l'tat de minorit de fait celui de minorit de droit estloin de faire l'unanimit parmi les Aroumains. Ils cumulent les handicapscomme nous venons de le voir et ne peuvent pas avancer des demandesd'autonomie territoriale en raison de leur dispersion. elles seules, lespressions de la majorit n'expliquent pas les hsitations de bien d'entreeux franchir le pas. Faire partie d'une minorit dclare dans les Balkansne prsente pas que des avantages, loin s'en faut. Certes, cela peut aider rparer des injustices, obtenir des moyens d'expression et d'affirmationsur le plan culturel dont on tait auparavant priv. Mais les inconvnientsne manquent pas, commencer par celui de se retrouver marginalis, sinon rejet, par la socit englobante dans laquelle l'on a, par ailleurs, toutintrt s'intgrer pour se raliser pleinement. Les risques encourus parune population aussi renomme - et parfois jalouse - pour sa capacit se fondre et, souvent, prosprer dans la socit englobante que les Aroumains sont considrables. Ces derniers sont d'autant moins enclins s'exposer de tels risques qu'ils ne subissent pas de discriminations d'ordreconfessionnel ou racial. Les minorits n'ont, en effet, pas bonne pressedans la rgion. Pour nombre de Balkaniques, elles font figure de phnomnecontre-nature , de corps tranger , dont on n'accepte l'existencequ' contrecur. Enfin, revendiquer son appartenance une minorit, exiger sa reconnaissance par l'tat o l'on vit, mme dans le climat plus fa-

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    180 Nicolas Trifonvorable de ces dernires annes, n'est pas forcment valorisant, surtout encomparaison avec le prestige et les avantages que confre l'appartenance la majorit. parpills aux quatre coins des Balkans, les Aroumains ontconnu de prs la condition de minoritaires de fait ; les avantages, parfoissubstantiels, que certains ont su en tirer ne pouvaient pas compenser lesinconvnients et les frustrations qui dcoulaient de leur isolement et del'incomprhension laquelle ils se heurtaient. Leurs hsitations lorsqu'ils'agit d'assumer et de formaliser leur condition de minoritaires sont donccomprhensibles. Les horizons et les perspectives qui se profilent ds lorsqu'ils se projettent comme tels une chelle plus grande sont tout aussiincertains et problmatiques que les risques encourus court terme sontvidents.La trajectoire aroumaine en Roumanie

    De ce point de vue, la dtermination dont font preuve les Aroumainsqui demandent en Roumanie leur reconnaissance comme minorit nationale de quoi surprendre. Ce pays s'est longtemps prsent comme leur mre patrie et a t sollicit ce titre par bien des Aroumains acquis l'ide nationale. la fin du XIXe sicle, l'tat roumain a mis en place unrseau d'coles dans les rgions habites par les Aroumains sous administration ottomane et exerc des pressions sur le plan diplomatique enleur faveur. C'est dans ce pays qu'une vie intellectuelle aroumaine a puvoir le jour et qu'un grand nombre de publications aroumaines et sur lesAroumains ont t dites. Pourtant, la prsence des Aroumains commecommunaut proprement parler y est rcente. Elle remonte la colonisation de la Dobroudja du Sud (roumaine entre 1913 et 1940) pendant lapriode 1925-1932 lorsque quelque trente mille d'entre eux sont arrivsde Bulgarie, de Grce, d'Albanie et de Yougoslavie (Cua, 1996). Ils ontquitt cette province au lendemain de sa cession la Bulgarie en 1940pour s'tablir au nord de la Dobroudja et dans le reste de la Roumanie,notamment en Valachie et dans le Banat. Ceux qui se sont installs dansle Banat connatront la dportation l'poque de la collectivisation et desconflits avec la Yougoslavie titiste (1951-1956) cependant que, rapport la taille de la communaut aroumaine, le nombre de dtenus politiques quien taient issus fut considrable.

    Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 181Carte 2LesAroumains dans la Dobroudja roumaine aprs 1940

    Sites peuplement exclusivement aroumainSites haut taux de population aroumameSites faible taux de population aroumameDoo Sites sans population aroumam e significative

    Source :ThedeKahl 1999

    LstumNicolae Blcescu9

    aStejaru^ , ., e- Cernavod Nvodan0

    Canal Danube- Mer Noire OvidiuPoiana9Mer Noire

    Constanta

    Kartographie Hchst/Kahl IEST-OUEST

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    182 Nicolas Trifon partir des annes 1960, la situation des Aroumains commence sestabiliser. On peut relever chez eux une tendance constante au regroupementans les quartiers de villes comme Constanta, Bucarest, mais aussiSlobozia ou Clrasj et, bien entendu, dans les villages de la Dobroudja.Au recensement ralis en 2002, on en dnombrait 26 387, contre 1 823lors du dernier recensement de l'poque communiste, en 19775. Les r

    eprsentants de la communaut revendiquent entre cent et cent cinquantemille membres, chiffre galement donn par les mdias. En rgle gnrale,leur mobilit sociale tant forte, la situation conomique des Aroumains sesitue au-dessus de la moyenne. Difficilement concevable dans les premiresnrations, le mariage extracommunautaire est pratiqu de nos jours,mais une chelle rduite. La langue a t assez bien conserve : plus de lamoiti de ceux qui ont t recenss comme aroumains en 2002 ont dclarl'aroumain comme langue maternelle.

    Chose surprenante dans un pays comme la Roumanie, c'est bel et bienparce qu'ils ne sont pas autochtones - autrement dit parce qu'ils l'taientdans les pays qu'ils ont quitts pour venir en Roumanie - que certainsAroumains se posent de nos jours en minorit nationale, procdant aupassage une valuation critique du soutien apport par la Roumanie leur cause par le pass. L'histoire se rpte, a-t-on coutume de dire propos des questions nationales. Pas forcment. Nous considrons que lesAroumains ne constituent pas une partie intgrante du peuple roumain.Nous vivons depuis quatre-vingts ans sur ce territoire et nous nous sommes toujours comports comme une vritable ethnie. Nous sommes la troisime minorit nationale, aprs les Hongrois et les Roms. Nous entendonsconserver notre identit et notre patrimoine culturel , dclarait ainsi levice-prsident de la Communaut aroumaine de Roumanie, Rida Dumi-tru, l'agence Rompres le 9 juin 20056. Qui aurait pu prvoir et mmeconcevoir avant 1990 une telle dclaration ?

    Les diffrences entre les Roumains et les Aroumains sont apparues assez nettement ds le milieu du XIXe sicle quand les premires relationssuivies se sont noues entre eux, mme si l'accent a t longtemps mis surleurs points communs. Leurs langues sont proches mais il n'y a pas d'inter-comprhension automatique et ils appartiennent des aires gographiques,historiques et culturelles distinctes.Aussi ingnieuses fussent-elles, les multiples pculations censes les rapprocher ne pouvaient combler les mille ansd'absence de contact et les centaines de kilomtres sparant leurs pays. Enrevanche, le dbat public sur les implications nationales de ces diffrencesest trs rcent. Il a surgi au lendemain de la chute de Nicolae Ceauescu, en5. Dans les statistiques roumaines, ils figurent non pas comme une nationalit mais commeune catgorie part parmi les Roumains. Il en va de mme pour les Szeklers ou Sicules(Hongrois), ainsi que pour les Souabes et les Saxons (Allemands).6. L'auteur de cette dclaration s'appuie sur les estimations du poids respectif des minorits.Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 183dcembre 1989, lorsque les Aroumains - comme nombre d'autres segmentsde la socit en Roumanie - ont pu s'exprimer et s'associer librement. Lediscours dvelopp partir de cette date est du mme ordre que celui tenupar les Aroumains des autres pays balkaniques aprs la chute des rgimescommunistes et au sein de la diaspora : on se revendique haut et fort comme roumain, on cherche reconstituer l'histoire rcente et lointaine desAroumains, on s'interroge sur son cours capricieux et on s'inquite des m enaces qui psent sur l'avenir de la langue et de la culture aroumaines.

    Dsormais, une nouvelle dynamique communautaire se dveloppe, porte par des personnes issues de milieux sociaux trs divers dont le passpolitique rcent ( l'poque communiste) et l'engagement partisan actuelcorrespondent la large gamme des options disponibles en Roumanie, leurprincipal point commun tant la pratique de la langue et des traditions festi-ves, ainsi que les proccupations face l'avenir. C'est ce titre, et principalementutour d'une mme volont de prserver la langue aroumaine, que desassociations aroumaines ont t fondes aprs 1990. Pendant longtemps, lanature des moyens politiques se donner pour atteindre ces objectifs a faitquestion. Dans bien des cas, le passage du priv au public s'est effectu parle biais de ces associations rcemment cres. Ceci explique le caractre assez structur des activits et le poids non ngligeable des relations familialeset claniques dans les associations qui les promeuvent. Nanmoins, le cercles'largit assez vite et les retrouvailles entre ceux qui s'taient perdus de vue,qui s'vitaient auparavant ou, encore, qui s'taient invitablement dtachsdes milieux aroumains ou avaient rompu avec eux joueront un rle non ngligeable. Dans le mme temps, le retour sur la scne publique influencera lecomportement des participants et le contenu de leurs activits. Les membresd'une mme famille se retrouveront parfois sur des positions opposes et lecritre de l'ge et du sexe se verra en certaines occasions battu en brche,l'intrt de la communaut ne se confondant plus forcment avec celui dela famille. De ce point de vue, dans une socit aussi conservatrice sur leplan des murs que la socit aroumaine dont sont issues les nouvelles associations, il se produit un petit bouleversement de l'ordre traditionnel donttmoignent, par exemple, le rle de premier plan jou par les femmes et lesliens intenses qui se tissent entre des personnes partageant des vues, dessensibilits, des objectifs loigns des critres, des valeurs et des calculs envigueur dans le cadre familial et clanique.

    Les proccupations d'ordre identitaire ont t d'emble prsentes maissous des formes trs diverses, souvent implicites, en sorte qu'il faudra attendre un certain temps pour qu'merge une position commune ou, plutt,un ple mettant en accord des positions plus ou moins proches. La plupartdes militants, jeunes et moins jeunes, de la cause aroumaine se sont formsau cours de ce processus. Rares taient ceux qui avaient une position bienarrte sur la question avant 1990 et mme eux ont parfois t amens

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    1 84 Nicolas Trifonla modifier au gr de l'volution de la situation pendant les annes quiont suivi. Les considrations d'ordre pratique, portant sur les mesures prendre pour faire aboutir les objectifs autour desquels ont t cres lesassociations, ont jou un rle dterminant. Les rsultats de l'activisme ontt probants en juger par la multiplication des revues priodiques, deslivres, des cassettes, des CD audio ou des DVD dits, des spectacles dechant et de danse prsents, des festivals, colloques et rencontres organiss.es performances reposaient sur le bnvolat, d'autant plus remarquable qu'il avait lieu dans un contexte conomique difficile, marqu parla recherche effrne d'activits rmunres, et, en second lieu, sur le m cnat priv, presque exclusivement aroumain, le plus souvent sans aucuneide des fondations et des ONG internationales. Toutefois, les limitestaient galement videntes, surtout dans le domaine de l'enseignementde l'aroumain. Par exemple, les pressions exerces au niveau local pourobtenir l'introduction de cours de langue dans des coles frquentes pardes lves issus de familles aroumaines ont donn des rsultats mitigs et,surtout, provisoires puisqu'ils ne pouvaient se traduire par des acquis institutionnels, les demandes devant tre ritres tous les ans. Le dclin de lalangue, principal marqueur identitaire des Aroumains quel que soit le payso ils se trouvent, a t ralenti mais la tendance n'a pas t inverse et rienne permet d'estimer qu'elle le sera. En tout cas, les rares mesures adoptespar l'tat roumain, ponctuelles et conditionnelles, n'ont pas constitu unerponse satisfaisante aux revendications des associations. Il devenait ainsiimpratif de se situer par rapport l'tat et donc la nation roumaine.

    C'est essentiellement dans cette perspective que l'on peut interprter lasolution adopte, parfois leur corps dfendant, par bon nombre d'activistes du renouveau culturel aroumain en Roumanie, savoir la demandeofficielle du statut de minorit nationale en avril 2005. Le statut de communaut culturelle avait de loin la prfrence de la plupart d'entre eux,tandis que certains penchaient pour celui de groupe ethnique . Or seulle statut de minorit nationale dbouchait sur des droits consquents etsa demande par les Aroumains s'inscrivait dans les dispositions constitutionnelles en vigueur en Roumanie, pays o d'autres groupes, moins nombreux et pas forcment autochtones, bnficient de ce statut. En procdantainsi, pour des raisons avant tout pragmatiques, ils entendaient galementlever les ambiguts et les non-dits qui sous-tendaient, depuis 1990, le dbatidentitaire des Aroumains sur leur rapport la Roumanie et la rouma-nit . Ce qui frappe le plus dans ce dbat, souvent tour tour pathtique,confus et houleux, c'est la relative nonchalance, voire l'absence de complexes, avec laquelle nombre de participants revendiquent en public leurparticularisme, leur diffrence, et prennent ainsi, de fait, des distances avecla Roumanie. de trs rares exceptions prs, ils ne le vivent pas comme unacte d'hostilit et, gnralement, leurs propos et initiatives ne sont pas per-Voluhe 38 , Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 185us comme hostiles. Ceci ressort assez clairement de leurs interventions,prises de position, professions de foi et analyses, tant dans les discussionspubliques que dans la presse crite (aroumaine et roumaine). S'ils n'hsitent as se faire l'cho complaisant des anathemes profrs contre lesAroumains qui se revendiquent comme une minorit, les mdias prfrentne pas entrer dans les dtails, se contentant de les ignorer. En effet, longtemps prsents comme des frres du Sud, les Aroumains ne sont pasperus de la mme faon que les autres minorits nationales. Leur dmarche'apparente davantage une libration (on dit tout haut ce que l'ona longtemps tu et qu' force de taire, on a fini parfois par oublier) qu' unrepli sur soi. De toute faon, leur diffrence n'est pas un secret pour les autres . On assiste justement un dpassement du repli sur soi domestiquet frileux qui avait prvalu pendant des dcennies et dont on ne pouvait se dbarrasser qu'en quittant la communaut et en rompant avec elle.Il est difficile en l'occurrence de dceler dans la dynamique actuelle lessignes d'un processus de ghettosation, d'(auto)minoration. l'instar desautres Aroumains des Balkans, ils fonctionnent avant tout comme uneminorit qui se conduit comme une majorit pour reprendre la formuleutilise par le gographe et anthropologue Thede Kahl (2002).

    Les ralits aroumaines en Roumanie (comme dans les autres pays) autournant des XXe et XXIe sicles sont videmment plus complexes et pluscontradictoires que ne le laissent entendre les discours tenus en leur nomou leur propos. La rponse la question de savoir qui est aroumain variera selon les critres retenus et la conjoncture dans laquelle elle est souleve. Avec e temps, elle peut varier. Par exemple, l'cart entre les estimations, me vraisemblables, et les rsultats des recensements n'est pas d la seule mauvaise disposition de l'administration et aux pressions exercescontre les recenss. Cet aspect n'est que rarement mis en avant dans lesdiscours tenus au nom des Aroumains et l'on prfre faire l'impasse sur lesventuelles diffrences dans les sentiments nationaux.

    Du moment o l'on veut parler au nom d'une communaut et la reprsenter, il faut avoir l'esprit qu'elle est constitue de plusieurs composantes distinctes qui mritent le mme respect, crivait en substanceAlexandru Gica (2000, p. 11) dans le priodique intgralement rdig enaroumain Bana armneasc (La vie aroumaine). Il posait sur un ton sereinun problme camoufl par les uns, vit par les autres, et soulignait les effets pervers des surenchres et des tendances parler au nom de tous. Cetype d'argumentation contribuera faire accepter une certaine pluralitsur le plan identitaire en ddramatisant les clivages de fait et se rvleraun prcieux garde-fou contre la drive ethniciste et le raccourci nationaliste.armi les personnes qui rclament en Roumanie le statut de minorit ationale pour les Aroumains, il y a videment celles qui partagentles convictions d'Alexandru Gica, lequel se prsentait dans l'article cit

    lEST-OUEST

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    186 Nicolas Trifonplus haut comme aroumain, et pas autre chose . D'autres, peut-tre plusnombreux, se considrent comme aroumains mais aussi comme roumains.D'autres encore se sentent plutt roumains sans tre disposs pour autant couper les ponts avec la communaut dont ils sont issus. NOUS NE SOMMES PAS UNE MINORIT,NOUS SOMMES ROUMAINS ET NOUS ENTENDONS LE RESTER !

    Ces distinctions et le dbat qu'elles ont suscit sont loin d'tre la causedu conflit qui surgit en 2005 lorsque la demande du statut de minoritest dpose auprs des organismes lgaux. Plus prcisment, la controverse t provoque pour l'essentiel par ceux qui rejetaient purementet simplement la discussion en la matire et proclamaient que les Aroumains taient roumains, un point c'est tout. Cette polmique est le rsultatattendu et prvisible de divergences qui remontent au lendemain de lachute de Ceauescu et qui s'taient dj traduites plusieurs reprises pardes conflits ouverts. Pendant longtemps, cependant, il y a eu cohabitation,chacun y trouvant en quelque sorte son compte et caressant l'espoir deconvaincre l'autre. Pourtant, ds ses premiers numros, Deteptarea (Lerveil), revue rdige en roumain avec des textes en aroumain et diteavec le soutien du Ministre de la culture (ce qui n'est pas le cas de Banaarmneasc), a publi des ditoriaux trs engags. Elle a multipli les accusations de nationalisme (aroumain), antinationalisme (roumain), de trahison,de sparatisme l'adresse des schismatiques (souvent supposs tels),et sa ligne n'a gure connu d'inflexion depuis lors. L'accusation devanaitla revendication dans un exercice rhtorique courant l'Est : on passe dela suspicion l'accusation avec une rapidit dconcertante travers desarguments infaillibles. Qui n'adhre pas au nationalisme est en train detrahir, d'adhrer un autre nationalisme. Du jour au lendemain, d'ancienscollaborateurs de la revue ou proches de ses rdacteurs se sont vus suspects de caresser des ambitions politiques, puis accuss de se partagerles postes d'un futur et hypothtique tat aroumain. Les coupables tardaient rpondre, certains continuaient se chercher, d'autres se montraient bien dtermins mais refusaient de polmiquer sur ce terrain, proccups davantage par les initiatives et les interventions allant dans le sensd'une affirmation autonome des Aroumains.

    La presse roumaine, nationale et rgionale, allait se faire l'cho de cesdissensions aprs avoir rendu compte, avec une certaine sympathie, desdiffrentes initiatives marquant le renouveau aroumain dans le pays sansprivilgier les unes par rapport aux autres. La plupart des mdias ont cependant fini par montrer ouvertement de la complaisance pour les vrais Aroumains, c'est--dire roumains ; rares furent les hommes politiques nonaroumains prendre parti, tandis que les instances administratives sollici-Volume 38 , Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 187tes par les uns et les autres adoptaient une attitude plutt attentiste.Radio Romania international, qui diffuse depuis mars 1991 une mission enaroumain ( raison d'une demi-heure par jour) anime par des journalistesprofessionnels, a toujours conserv une certaine neutralit.

    Le conflit, en effet, se cantonnait avant tout dans le monde aroumain.Prcisons d'emble qu'il s'agit d'un petit monde puisque, numriquement,il correspond un segment peine significatif sur le plan national, composde gens qui souvent se connaissent, participent des activits communes(rencontres, colloques, congrs, ouvrages collectifs, revues...) et continuent se frquenter malgr les divergences qui les opposent. Aussi n'est-il pastoujours facile de saisir de l'extrieur les tenants et les aboutissants desquerelles intestines que les activistes aroumains exhibent en public, desquerelles souvent motives davantage par des rivalits et des ambitionspersonnelles que par des convictions opposes. Les Roumains hsitent s'aventurer dans les affaires d'un monde peru comme la fois secret etdroutant parce que rgi par des critres et des repres qui ne se confondentas avec ceux ayant cours en Roumanie. S'il est un domaine dans lequel on s'accorde mettre en vidence les diffrences entre les Aroumainset les Roumains, c'est bien celui communment appel mentalit , lespremiers tant de ce point de vue plus proches des Grecs du Nord, desAlbanais du Sud ou encore des Macdoniens slaves aux yeux des seconds.Les Roumains qui ont tent d'intervenir, mme ponctuellement et avec lesmeilleures intentions, dans ces dbats en ont souvent t vite dissuads parl'hostilit marque des uns ou des autres.

    Lors d'un entretien paru en 2002 sous le titre Nous ne sommes pas uneminorit, nous sommes roumains et nous entendons le rester ! dans unmensuel rput de politique internationale7, l'crivain Hristu Cndroveanu,le directeur de la revue Deteptarea, s'indignait des propos que le ministrede la Culture, Andrei Pleu, lui aurait tenus : Acceptez le fait d'tre uneminorit et vous aurez le soutien [de l'tat], comme les Albanais qui nesont que quelques milliers chez nous. Dans ce mme entretien, il appelait e ses vux notre Roumanie faire un geste pour les Aroumainsdont la situation est catastrophique en Grce, en Albanie et en Rpublique de Macdoine. Bien entendu, on ne pourra pas ouvrir les coles[roumaines] d'antan [1864-1945] parce que, de nos jours, les Aroumainscroient tre un autre peuple, parler une autre langue, tre autre chose debeaucoup plus intelligent , ajoutait-il.

    Aux yeux de ceux qui demanderaient plus tard le statut de minorit, leconstat de H. Cndroveanu sur les Aroumains de Grce ou d'Albanie valaitaussi pour leurs congnres de Roumanie dont les perspectives n'taient7. Entretien avec Marius Dobrescu dans Lumea magazin (Le monde, magazine), n 4, 2002,Bucarest, pp. 31-35.

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    188 Nicolas Trifonpas plus encourageantes et qui se sentaient galement autre chose . Lasolution prconise par l'crivain, auteur par ailleurs de plusieurs anthologiesittraires aroumaines fort apprcies, allait de toute vidence l'en-contre de ce qu'ils souhaitaient. Elle correspondait du reste la politiqueadopte par l'tat roumain postcommuniste en faveur des Roumains departout , une notion fourre-tout englobant des catgories aussi disparatesque les Roumains de la Rpublique de Moldavie, les migrations ancienneset rcentes en Occident et dans le Nouveau Monde ou les Roumains (Vala-ques) du nord-est de la Serbie (le Timok). En quoi l'ouverture prvue d'uncentre culturel roumain Skopje ou les bourses accordes par la Roumanie de jeunes Albanais ou Bulgares issus de familles aroumaines au nom d'unehypothtique appartenance nationale commune empcheraient-elles le dclin de l'lment aroumain dans ces pays ? Cette politique pourrait, toutau plus, favoriser la roumanisation de quelques heureux lus. Mme ensupposant que l'tat roumain irait jusqu'au bout du raisonnement affich etdemanderait aux tats balkaniques voisins de reconnatre comme minoritroumaine les Aroumains vivant sur leur sol, les rsultats seraient tout aussidrisoires pour la simple raison que la plupart des Aroumains de ces payssont hostiles une telle dcision. Les responsables des associations aroumainese la Rpublique de Macdoine l'ont clairement signifi au prsidentroumain, Ion Iliescu, lors de sa visite dans ce pays en novembre 20028.

    Enfin, en Roumanie mme, ce n'est pas la slavisation, l'albanisation ou la grcisation tant dplores et dcries par les patriotes roumains, mais la roumanisation que sont confronts les Aroumains. Ainsi s'explique, pourl'essentiel, l'hostilit de nombre d'entre eux la solution qu'impliquent lesmesures adoptes ces dernires annes par l'tat roumain et le discours lesjustifiant. En s'affirmant comme une composante d'un ensemble transnationalistinct des Roumains, ils s'attaquaient de front la place qui leur taitdvolue dans la lgende nationale roumaine. Ils faisaient voler en clats la notion de mre patrie et, surtout, rduisaient la marge de manuvre qui leuravait permis de maintenir, de cultiver et de faire accepter leur particularismependant des dcennies. En effet, avoir t considrs comme des Roumainsdu Sud ne les a pas empchs de mettre en valeur leur particularisme, bien aucontraire, et c'est longtemps en Roumanie qu'ils ont pu le faire avec la plusgrande libert, mme sous le rgime communiste si l'on en juge par les ouvragesarus leur propos pendant cette priode. Cette situation peut expliqueren partie le caractre tardif de leur raction et les rticences de certains d'entreux prendre des distances avec la mre patrie . Ces rticences, que l'on8. Ceci n'a pas empch le secrtaire d'tat pour les relations avec les Roumains de l'tranger,oru Vasile Ionescu, de prsenter, au lendemain de la visite du prsident, les soi-disant Aroumains , comme la branche mridionale du peuple roumain et de la langueroumaine. La Roumanie ne recherche pas le retour la mre patrie de ces territoires parcequ'elle est en train d'intgrer l'Europe , a-t-il prcis, dans un entretien sur Deutsche Welle,le 21 novembre 2002.Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 189peut retrouver galement chez des Aroumains vivant en dehors de la Roumanie,coulent de la rponse forcment incertaine la question suivante : en secoupant de la Roumanie, le seul pays qui, dans l'histoire, s'est engag vis--visdes Aroumains et qui semble de nouveau dispos faire un geste pour eux,ne risquent-ils pas de se retrouver encore plus isols et oublis ?

    Le principal argument de ceux qui continuent invoquer, avec plus oumoins de conviction, la mre patrie roumaine repose sur ce bilan, positifen comparaison avec ce qui s'est produit dans les autres pays balkaniqueso les Aroumains, bien qu' autochtones , ont t longtemps privs de toutdroit national et parfois perscuts, notamment sous la dictature de Metaxapuis des colonels en Grce. Il a de moins en moins d'audience auprs deceux qui se considrent comme autre chose en Roumanie depuis que lesAroumains des pays balkaniques voisins sont revenus sur la scne publiqueet peuvent s'y manifester de diverses faons9. Le deuxime argument, d'ordremoral - la reconnaissance pour tout ce que la Roumanie a fait pour lesAroumains - semble encore moins recevable pour au moins deux raisons.D'une part, ce pays apparat comme de plus en plus coresponsable de l'chechistorique essuy sur le terrain par ceux qui se sont appuys sur la Roumanie.'autre part, le sort rserv aux Aroumains qui en ont migr a laissdes traces dans la mmoire de leurs descendants qui, souvent, ne se sententgure redevables la nation et l'tat roumains. Les dplacements successifsuxquels ils ont t contraints et les obstacles affronts jusqu'au dbutdes annes 1960 ont renforc chez eux l'esprit communautaire et contribuau maintien de la langue et des traditions, transmises uniquement au seinde la communaut. Ainsi s'explique galement la dtermination dont fontpreuve certains Aroumains lorsqu'il s'agit d'affirmer leur particularisme.

    Les arguments qui portent le mieux contre ces nouveaux imposteursminoritaires , tratres et autres sparatistes sont en fin de comptetrs pragmatiques : ils veulent obtenir des subsides de l'tat en tant queminorit, entrer d'office au Parlement, etc. Plutt que les arguments historiques et moraux, ce sont ces accusations qui sont relayes par la presse etqui risquent de sduire une partie de l'opinion publique roumaine, assezdsoriente devant une question aussi embrouille et qui ne la concerneen fin du compte que de trs loin. En effet, ceux qui profrent de tellesaccusations ne sont-ils pas eux-mmes des Aroumains ?

    9. noter que les Aroumains arrivs en Roumanie entre 1925 et 1932 sont souvent rests encontact avec leurs parents rests en Grce, Bulgarie ou Yougoslavie ; depuis 1990, au-deldes liens de parent, les Aroumains de tous ces pays se retrouvent assez frquemment l'occasion des manifestations culturelles qui ont lieu dans la rgion.List- ou est

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    190 Nicolas Trifon TOUS LES VRAIS SAVANTSAROUMAINS...

    Si elle a mis longtemps mrir, l'aspiration s'affirmer au grand jouret se faire accepter comme autre chose a t nonce dans des termes trs clairs en 2005 malgr - et le plus souvent contre - les intellectuelsd'origine aroumaine qui se sont exprims publiquement ce sujet10. Surce point, la situation des Aroumains en Roumanie infirme quelque peu lerle dterminant que l'on attribue d'ordinaire aux intellectuels dans l'essor des mouvements et des revendications d'ordre national.

    Tous les vrais savants [rudits, lettrs] aroumains sont d'accord avecmoi sur le fait que nous sommes roumains et que nous ne devons en aucuncas accepter d'tre considrs comme une minorit , affirmait en guisede conclusion H. Cndroveanu dans l'entretien cit plus haut. Il n'taitpas trs loin de la vrit en juger par les positions adoptes par la plupart des Aroumains qui se sont fait en Roumanie, par le pass comme denos jours, un nom travers leurs contributions sur la langue, l'histoire, lalittrature, les murs ou le folklore aroumains11. La situation de ceux quiappartenaient aux anciennes gnrations, ns sur les territoires ottomansqui allaient devenir grecs, bulgares, albanais ou serbes, forms aux colesroumaines sur place puis en Roumanie, impliqus pour la plupart dans lesinitiatives culturelles et scolaires soutenues par la Roumanie, tait forcment contradictoire12. On ne saurait leur attribuer la paternit de la lgendeationale roumaine propos des Aroumains qui rsultait d'une sortede consensus entre l'intelligentsia et la classe politique roumaine dans lecontexte de l'poque. En revanche, ils ont particip sa lgitimation dansla mesure o ils se sont toujours abstenus d'en dbattre dans une perspectiveritique. Dj peu confiants dans les chances de russite de l'entrepriseroumaine dans les Balkans avant 1913, ils ne pouvaient que prendre actede son chec et c'est sans grandes illusions, mais avec beaucoup de persvrance, qu'ils ont men leurs travaux, souvent remarquables, par la suite.

    La position des intellectuels roumains d'origine aroumaine travaillantsur les Aroumains aprs la Seconde Guerre mondiale n'tait pas plusconfortable. En termes politiques, la question tait taboue au nom de lanon-ingrence dans les affaires des autres pays. Pourtant, les tudes arou-10. Prcisons d'emble que nous nous rfrons ici exclusivement ceux qui ont ouvertementpris position sur la question. Tous les cas de figure sont reprsents parmi les intellectuelsroumains d'origine aroumaine. La question identitaire tant l'affaire de tout le monde et dechacun, certains intellectuels se refusent d'intervenir et d'influencer le dbat en se prvalantde leur autorit scientifique : c'est le cas notamment de l'anthropologue Irina Nicolau etdu linguiste Nicolae Saramandu qui, dans leurs travaux, se sont contents d'accompagner lerenouveau aroumain et de lui fournir les repres indispensables.11. Parmi les classiques des tudes aroumaines, citons Tache Papahagi.Theodor Capidan etGeorge Murnu.12. Les coles finances par la Roumanie ont fait l'objet de nombreuses publications enRoumanie. Pour un traitement global et critique, voir Tovaru, 1934.

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 191maines ont t poursuivies, avec des rsultats galement remarquables sil'on pense, par exemple, au monumental dictionnaire de Tache Papahagiparu en 1963. L'implosion du rgime communiste inaugure une priodenouvelle, marque par une fcheuse tendance reprendre les processusau point o ils en taient la veille de la prise du pouvoir par les communistes, comme si rien ne s'tait pass entre-temps. Il en va ainsi tant dela politique du gouvernement postcommuniste que du discours des mdias qui tendent prsenter les Aroumains comme des victimes la foisdu caprice de l'histoire (1913) et du rgime communiste (qui a impos lesilence sur leur sort dans les Balkans)13. Certains intellectuels d'originearoumaine n'ont pas hsit s'engouffrer dans cette brche alors qu'ausein de la communaut dont ils sont issus, laquelle ils continuent souventd'appartenir et dont ils s'estiment les porte-parole de droit, des changements onsidrables taient intervenus.

    Comme nous l'avons expos plus haut, de nombreux facteurs ont joudans la dtermination de la communaut cultiver ses traits distinctifs. Lesrecueils de contes et de posies, les enregistrements musicaux, les tudeshistoriques, etc., parus avant et aprs la chute du rgime, y ont galementcontribu et les membres les plus actifs des nouvelles associations se rclament naturellement des linguistes, historiens, crivains qui ont parl etfait parler des Aroumains. En revanche, ils ne sont gure disposs suivre leurs consignes. Le malentendu tait invitable. Les uns et les autresont d se rsigner une vidence quelque peu contrariante : cela n'a pasbeaucoup de sens de parler d'intellectuel aroumain ou d'lite aroumaine.Il s'agit tout simplement d'Aroumain(e)s qui ont acquis du prestige sur leplan national en raison de leurs travaux consacrs aux Aroumains. Bienentendu, ils ne sont ni plus ni moins aroumains que les autres mais, en unsens, leur situation est autrement inconfortable. Sans aller jusqu' se faireles vecteurs des aspirations d'une partie de leur communaut, en supposantu'ils les partagent, le simple fait d'mettre des rserves sur les modesde prsentation des Aroumains en Roumanie signifierait s'exposer uneobjection de taille, lie leur origine aroumaine, et courir ventuellementle risque de voir leur statut dcliner et mme de perdre leurs sources derevenu sans obtenir grand-chose en retour14. Une solution ne pourrait venir que de l'extrieur. Or aucun intellectuel de renom en Roumanie nes'est manifest ce sujet. Les raisons sont diverses mais le verrouillage13 . Dans l'entretien cit plus haut, le secrtaire d'tat pour les relations avec les Roumains l'tranger rappelle les efforts dploys par l'tat roumain aprs 1990 pour revenir lanormalit dans ses rapports avec les Roumains de l'tranger.14. Rappelons ce sujet que, dans un pays comme la Roumanie o l'tat demeure le principalmployeur dans le domaine culturel, les travaux portant sur l'histoire, les coutumes et lalangue d'un segment rput prestigieux de la nation en titre sont sans doute plus valorisantset plus payants que ceux vous une petite minorit dont le statut est incertain.

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    192 Nicolas Trifondu terrain par des intellectuels d'origine aroumaine et les dissensions quicaractrisent le monde aroumain n'y sont pas pour rien.

    La situation est d'autant plus dsesprante que les conceptions scientis-tes lgues par le XIXe sicle en matire de dtermination de la nation des uns et des autres, parfois reprises et systmatises sous le rgime communiste, ne laissent gure de place aux nuances. Prompts se mettre audiapason de leurs collgues occidentaux dans bien des domaines, les intellectuels est-europens et surtout balkaniques se montrent peu enclins lessuivre lorsqu'il s'agit des questions nationales. Certains prfrent ne pasprendre position pour viter les complications, d'autres continuent se poser en garants et gardiens de la vrit nationale, vrit qui ne saurait tretablie que scientifiquement. Le fait que les vrits scientifiques nationalesd'une nation infirment celles non moins scientifiques d'une autre nation,limitrophe, ne semble pas perturber outre mesure les intellectuels balkaniques.a diffrence aroumaine ne saurait avoir droit de cit en Roumanie,comme ailleurs, sans que l'on dmontre au pralable que l'aroumain estune langue, que les Aroumains constituent un peuple part. Et, quandbien mme y arriverait-on, cela signifierait-il qu'ils devraient avoir un tat,se constituer en nation, se sparer de celles parmi lesquelles ils vivent ?

    La sance consacre par l'Acadmie roumaine L'aroumain et lesAroumains aujourd'hui le 28 janvier 2005 n'est pas alle jusque-l, loins'en faut : elle a surtout signifi la difficult, sinon l'impossibilit, d'un dbat serein sur ce sujet. Mieux vaut donc ne pas le contrarier...

    Le discours d'ouverture, prononc sur un ton dcontract par le prsident de l'Acadmie, le critique et historien de la littrature Eugen Simion,refltait bien la perception courante des Macdoniens dans le pays. Ilrapporte notamment sa surprise en entendant les quelque 400 500 participants un mariage aroumain Paris au dbut des annes 1970 s'entretenirntre eux dans une langue dont il ne comprenait qu'un mot par-ci,par-l. Cependant, en rendant hommage cette puissante famille de laromanit et de la roumanit , il parla de dialecte avant de dresser unportrait d'ensemble plus contrast. Pour l'imaginaire collectif [roumain],'Aroumain, ce frre mridional, est rentr chez lui tel le fils prodigue, unretour plutt contraint entre nous soit dit. Il dblatre contre tous ou, comment le dire, il a une langue de vipre. Mieux vaut donc ne pas le contrarieret, si on le fait, il faut s'attendre une brouille pour la vie .

    La linguiste de renomme internationale Matilda Caragiu Mariofeanu taitl'invite de marque de la sance. Polmique souhait, loin de la rigueur etde la prcision dont elle tmoigne dans ses crits, elle illustra jusqu' la cari-Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 193cature le strotype avanc par le prsident de l'institution dont elle venaitd'tre nomme membre part entire. Elle mit au cur de son interventionla dfense et illustration de ce qu'elle prsente comme son credo scientifique,un texte paru pour la premire fois en 1993 sous le titre Un dodca-logue des Aroumains : 12 vrits incontestables, historiques et actuelles sur lesAroumains et leur langue15. Elle s'insurge notamment contre l'interprtationerrone de la premire vrit dont l'intitul est le suivant : Les Aroumains(Macdo-Valaques) et leur langue maternelle existent aujourd'hui et depuisdeux mille ans . Cette formule lui a valu dans la presse l'accusation de partager des opinions anti-roumaines et de soutenir que les Aroumains sontun autre peuple no-latin, qui parle une autre langue que le roumain . Cesaccusations,qui manaient d'auteurs aroumains, taient faciles rfuter. Ellesont t partiellement reprises, dans des termes plus pondrs, par un auteur,non aroumain cette fois, ditorialiste l'hebdomadaire qui avait publi leDodcalogue ; son article, intitul Le contentieux des Aroumains , se faisaitl'cho de leurs dissensions (Ornea, 1995). C'est cet auteur en particulier queM. Caragiu Mariofeanu rpondait en rappelant sa position que l'on peut rsumer comme suit : oui, l'aroumain est la langue maternelle des Aroumains, maiscela ne veut pas dire que l'aroumain est une langue diffrente du roumain parce ue le roumain est la langue littraire des Aroumains. L'aroumain commele daco-roumain sont deux hypostases (variantes) d'une mme langue,le proto-roumain ou le roumain commun, ou ancien, issu du latin populaire,qui a connu une scission lors de l'arrive massive des Slaves dans le Sud-Esteuropen. Cette thorie, qui fait le consensus parmi les linguistes roumains, estfonde sur une hypothse cohrente mais qui ne change rien au fait que lesdeux variantes ont volu sparment pendant le dernier millnaire. Qu'il n'yait pas une langue littraire, standard, aroumaine, comme il y en a une pourle roumain est facile expliquer d'ailleurs ; considrer que le roumain est lalangue littraire des Aroumains en est une autre. Elle l'est ncessairementen Roumanie mais pas dans les autres pays o vivent les Aroumains. forced'viter cette problmatique, la position de Matilda Caragiu Mariojeanu estpeu convaincante et se prte invitablement au malentendu. Sa tentative pourle dissiper fut encore moins convaincante lors de cette session. Elle retourna,avec une extrme violence contre les membres de la communaut favorablesd'une manire ou d'une autre une affirmation autonome des Aroumains, les15. Romania literar, vol. XXVI, n 33, 1993. Le texte a t traduit en plusieurs languesdont le franais dans micRomania (Littratures en langues romanes de moindre expansion),n 26, Charleroi (Belgique), 1998. Parmi ses travaux plus rcents, citons Identitatei identificare n problema aromneasc (La question aroumaine : identit et identification),omania literar, vol. XXXI, n 51-52, 1998, la contribution la plus pertinente monavis sur l'identification chez les Aroumains, et le premier volume de son dictionnaire del'aroumain, Dicfionar aromn (macedo-vlah), 1 A-D, Ed . Enciclopedic, Bucarest,1997. Sacommunication l'Acadmie a t reprise dans le volume Aromnii i aromna n contiinfacontemporan (Les Aroumains et l'aroumain dans la conscience contemporaine), EdituraAcademiei, Bucarest, 2006, pp. 58-80.

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    194 Nicolas Trifonaccusations que l'on avait profres son encontre et qu'elle venait d'voquer. Une vritable hystrie s'est empare du monde aroumain. On diraitque les esprits ont t intoxiqus... , affirma-t-elle en dsignant nommmentcomme responsables les acteurs, toutes tendances confondues, du renouveauaroumain de ces dernires dcennies et en prcisant : mais moi, je suis unescientifique, je sers la vrit, je ne fais que dcrire et je n'impose rien personne .16 L'argument d'autorit, cependant, ne pouvait pas convaincre l'auditoire, compos en majorit d'Aroumains, peu habitus pour la plupart auxsessions acadmiques mais bien dcids se faire entendre. En aroumain. Larupture tait consomme17.pilogue : les chiens aboient, la caravane passe

    L'intervention de Matilda Caragiu Mariojeanu s'intitulait Une criseidentitaire aroumaine . Quelques jours plus tard, Mariana Bara, galement linguiste, faisait circuler sur le Forum Armnamea un texte ayantpour titre Une crise de l'identit ou de la description des Aroumains ? La rponse la question ainsi formule est sans quivoque : la crise d'identites Aroumains est due l'inadquation entre le discours officiel et lesralits aroumaines telles qu'on peut les observer de nos jours en Roumaniet dans les Balkans. Cette crise est minimise, associe une psychoseou hystrie par imitation, l'Acadmie comme dans les mdias roumains,parce que l'on se refuse procder la rvaluation critique d'un discoursforg au XIXe sicle, avec les critres du XIXe sicle et presque exclusivement en Roumanie. Or il suffit de consulter les sources et les analyseshistoriques, linguistiques et anthropologiques autres que roumaines disponibles sur le sujet pour obtenir une tout autre prsentation et interprtationes ralits aroumaines dans les Balkans. Pour la premire fois enRoumanie, une intellectuelle roumaine d'origine aroumaine remettait encause sans mnagement la lgende nationale roumaine18.16. Prcisons, si besoin est, que la critique, formule en cette occasion, de l'amateurisme de certaineshories fantaisistes, initiatives prcipites et autres exagrations qui caractrisent la dynamiqueroumaine actuelle est justifie et bienvenue. Signalons par ailleurs que, en voquant la diffrence entre les Aroumains autochtones et ceux de la diaspora (de Roumanie) et en cartantla dichotomie langue-dialecte propos des rapports entre le roumain et l'aroumain, M. CaragiuMariojeanu continue s'exposer aux accusations contre lesquelles elle ne cesse de s'insurger.17. Critique cause des attaques ad hominem profres, qui relevaient parfois de la purecalomnie, cette prestation ne saurait changer le destin des travaux de son auteur qui demeurent une rfrence incontournable. Matilda est une lgende pour les Aroumains deRoumanie. Comme tout personnage de lgende, elle est une figure nigmatique , pouvait-on lire dans l'avant-propos sign par Alexandru Gica du recueil d'hommages dit par laSocit culturelle aroumaine de Bucarest en 2002 : Crji di vrari tr Matilda = Carte de iubirepentru Matilda Caragiu Mariofeanu (Livre d'amour pour Matilda Caragiu Mario^eanu).18. Pour la position de M. Bara, voir sa confrence prononce le 17 avril 2004 l'Universitde Colombia (New York) dite en anglais par Editura cartea aromna, Bucarest, 2005 sousle titre On theAroman cultural and Ethnie Identity.Volume 38, Dcembre 2007

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 195 partir de cette date, les vnements se sont acclrs. Le prsident dela communaut, Costic Canacheu, dput du Parti dmocratique au Par

    lement, a jou un rle dterminant dans la transformation politique dela dynamique aroumaine des dernires annes. La nouvelle orientation at littralement plbiscite lors de l'Assemble gnrale du 16 avril 2005, Bucarest. 524 dlgus ont vot en faveur du document, un seul s'est abstenu. Cependant, Dumitru Piceava par exemple, l'diteur de la revue Banaarmneasc, pourtant promoteur de longue date de cette initiative, n'a pasparticip au vote en mettant des rserves sur le caractre dmocratiquede la consultation des associations la veille de l'assemble. Notre stratgie pour la sauvegarde et l'essor de la langue et de la culture aroumainesrepose sur l'affirmation de notre propre identit et sur la participation auconcert multiculturel europen et universel , stipulait le document sollicitant'enregistrement des Aroumains comme minorit nationale19.

    Les protestations publiques se sont poursuivies de plus belle pendantque les positions dfendues par la communaut n'taient pratiquementpas relayes par les mdias, sinon de manire caricaturale, l'exception del'agence de presse nationale. Le clivage entre les Aroumains et leur liten'a cess de s'accentuer : protestation solennelle d'un autre dput, d'unex-ministre, sans oublier les dclarations ritres d'autres personnalits demoindre envergure...20 La confrontation entre partisans et adversaires dclars du statut de minorit nationale a nettement tourn l'avantage despremiers l'occasion des deux manifestations parallles organises dans lecadre des XIIes Journes de la culture aroumaine Constata du 26 au 28aot 200521. Cette rencontre a contribu radicaliser les positions des seconds. Les auteurs d'une diatribe publie dans un quotidien de Constantacontre les actions antinationales et anhistoriques (...) des reprsentants dela soi-disant communaut aroumaine , ces roublards motivs par desintrts explicitement pcuniaires , n'hsitent pas s'insurger contre leursprtentions de remplacer dans les coles la langue roumaine littraire parleur "langue maternelle" . Dans le mme temps, tout en se flicitant du faitque les mdias les ignorent, ils s'inquitent de l'intrt que pourrait leur accorder le trop tolrant tat roumain (Lascu & Bardu, 2005).

    Parmi les points qui furent marqus, on peut signaler l'attribution, lafin de l'anne, d'une subvention la publication de la revue de la com-19. Dpche Rompres date du 18 avril 2005.20. L'appartenance politique n'a pas d'incidence particulire sur les positions adoptes parrapport la communaut. L'lite dont il est question ici est compose de ceux qui ont atteintune notorit sur le plan national, notamment dans les domaines politique et acadmique, etqui sont connus comme aroumains (et se prsentent parfois comme tels).21. Pour le compte rendu de ces deux manifestations (qui se sont droules, la premire enaroumain, la seconde en roumain) et du traitement mdiatique auquel elles ont eu droit, voir La Roumanie : les Aroumains dans le collimateur des mdias , Courrier des Balkans, mis enligne le 7 septembre 2005.

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    196 Nicolas Trifonmunaut, Armnamea, par le Ministre de la culture, laquelle peut treinterprte comme une forme indirecte de reconnaissance alors que lediscours portant sur l'absurdit des revendications de la communautcontinue d'tre prpondrant. en juger par les premiers numros decette revue, publie en aroumain et en roumain, elle est moins vivante queBana armneasc, qui continue de paratre. L'issue demeure cependantincertaine, la Constitution roumaine ne prvoyant pas de modalit lgalepour inscrire les Aroumains aux cts des vingt autres minorits nationaleseconnues, dont plus de la moiti comptent moins de membres d'aprsles donnes du recensement.Toujours est-il que, fin 2007, les autorits roumaines refusaient toujours de prendre position.

    Les chiens aboient, la caravane passe , pourrait-on tre tent deconclure. Mais pour aller o ? En effet, les perspectives ouvertes parl'ventuelle obtention du statut de minorit nationale sont encore plusincertaines que l'issue de la dmarche en cours. Les deux scnarios quise dgagent des prises de position et initiatives ont au moins un point encommun : la volont d'en finir avec l'ambigut qui caractrise l'attitudesur le plan national des Aroumains. Or cette ambigut est trop ancrepour qu'elle s'vanouisse du jour au lendemain. Par ailleurs, les deux scnarios sont parfaitement contradictoires, premire vue tout au moins. regarder de plus prs, ils s'alimentent rciproquement, ce qui expliquepour une grande part la polarisation actuelle. Enfin, on peut dceler chezleurs partisans et adeptes des proccupations qui ne sont pas toujours formules ni avoues et dont la prise en compte permet de corriger quelquepeu l'image qu'ils veulent donner d'eux-mmes.

    Les Aroumains favorables au statut de minorit cherchent, certes, se doter des moyens indispensables pour assurer au groupe sa survie - sur le plande la langue notamment - mais encore structurer un sentiment communautairessez hsitant et travaill par des tendances diverses. Plutt que la simplereconnaissance de droit d'un tat de fait, le statut de minorit constitue pourceux d'entre eux qui se battent pour l'obtenir le point de dpart d'une constructionouvelle, ce qui implique invitablement le recours des artifices et unebonne dose de volontarisme. Dans ce sens, la minorit nationale aroumaineen Roumanie n'existe pas encore : certains sont en train de l'inventer, de luidonner forme et de la proposer comme la solution nationale des problmesen tout genre, y compris mais pas seulement d'ordre identitaire, des problmesqui pourraient aussi tre poss et rsolus autrement.

    Dans l'engagement des partisans de ces deux scnarios, il n'est pas aisde dpartager ce qui relve de la conviction, de la passion, de l'intrt court et moyen terme, de l'attachement une vision du monde ou del'adhsion un projet politique dtermin. Par certains cts, le secondscnario s'inscrit dans une stratgie qui n'est pas nouvelle et qui a dj

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 197fait ses preuves chez les Aroumains. En pratiquant la surenchre dansl'acceptation du discours de la nation au sein de laquelle ils voluent, ilscherchent faire admettre et ainsi faire perdurer leur particularisme, detoute manire condamn leurs yeux, lui assurer une place spciale, dechoix si possible.

    On peut se risquer une comparaison avec la situation en Grce. Dans cepays, l'adhsion des Aroumains la lgende nationale grecque s'est inscritedans la continuit, a t favorise par la tradition (appartenance l'glisegrecque, appropriation du grec, longtemps lingua franca du commerce), inculque par les rseaux ecclsiastique et scolaire, tandis que les Aroumains,nettement moins nombreux et qui, la fin du XIXe sicle, avaient pousdans les Balkans la cause roumaine, opraient une rupture, s'engageaientdans une aventure qui allait finir douloureusement. Si ceux qui sont venusen Roumanie ont bnfici d'un statut valoris, notamment comme victimes d'un combat mal engag puis perdu par la Roumanie, les Aroumains deGrce ont d attendre longtemps pour se manifester comme tels, au grandjour, en utilisant la marge de manuvre rsultant de la place qui leur taitconcde en qualit de Grecs vlachophones dans la lgende nationale grecque. Les Aroumains alias les Grecs vlachophones de Grce qui se prsententt sont parfois acclams comme plus grecs que les Grecs depuis lafin des annes 1980 ont pris, d'une certaine manire, le relais des Aroumainsde Roumanie alias les Roumains du Sud qui ont eu longtemps droit untraitement de faveur, tout au moins sur le plan symbolique, en Roumanie.C'est cette tradition que s'accrochent les contempteurs de ceux qui seproclament minoritaires de nos jours, mais avec moins de succs que leursans. Il est vrai que l'on s'mancipe plus facilement d'une mre patrie que l'on a en quelque sorte choisie et qui n'a pas rpondu aux attentes.

    Ceci tant, les uns et les autres sont confronts un problme. On nese rclame pas impunment, ses propres yeux et aux yeux des autres,comme Grec en Grce et comme Roumain en Roumanie alors que l'onpartage les mmes traits distinctifs. Et c'est justement au nom de l'appartenance un ensemble supranational, balkanique, que les Aroumains deRoumanie demandent le statut de minorit en Roumanie. Dans leurs tentatives pour s'manciper des nations dans lesquelles ils sont appels sefondre, les Aroumains, qui sont de petites minorits dans chacun des payso ils voluent et ne constituent nulle part la majorit, se rfrent frquemment cet ensemble22. L'utopie aroumaine consiste dans l'espoir devoir cet ensemble prendre forme, se structurer, fonctionner. En attendant,le monde aroumain (armnamea), pour reprendre le mot qu'ils utilisent22. Dans la Constitution de la Rpublique de Macdoine de 2001, les Aroumains figurentsous la formule : del ot vlaskiot narod (partie ou composante du peuple valaque), ce quisous-entend l'existence d'un peuple valaque l'chelle des Balkans dont les Aroumains ouValaques vivant dans ce pays seraient l'une des composantes.

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    198 Nicolas Trifonpour dsigner leur entit, est compos de groupes qui, la rfrence unensemble plus vaste mise part, sont des minorits qui se dfinissent avanttout par rapport aux majorits environnantes. Qu'ils le veuillent ou non, lesAroumains de nos jours sont aussi roumains en Roumanie, grecs en Grce,albanais en Albanie... et, en cela, diffrents les uns des autres. Enfin, rappelons, si besoin tait, que tant leur affirmation comme minorit en Roumanie et ailleurs que l'tablissement de liens durables entre eux l'chelledes Balkans dpendent, en fin de compte, de l'volution des rapports entreles majorits et les minorits dans la rgion. Dans l'tat actuel, tel qu'ilrsulte de l'histoire nationale,post-ottomane, ainsi que nous l'avons indiquplus haut, le chemin conduisant la reconnaissance comme minorit d'ungroupe qui ne bnficie pas d'un soutien extrieur consquent demeuresem d'embches, tandis que les projections transnationales ne sauraientporter consquence dans une zone quadrille par des frontires aussitanches et intriorises par la plupart des habitants, des frontires qui, desurcrot, se sont multiplies ces derniers temps. Le morcellement en coursdes Balkans, l'mergence de micro-tats, les revendications en tout genre,celle des Aroumains y compris, sont attribus d'ordinaire aux initiativesintempestives des nouveaux acteurs locaux, issus souvent de groupes minoritaires, minors ou estimant l'tre, plus ou moins instrumentaliss par lespuissances trangres. On oublie trop souvent que ce morcellement estaussi et surtout la consquence de la crise ouverte provoque par les tensions qui caractrisent les rapports entre les majorits et les minorits dansle cadre national. Seule une refonte intgrale de ce cadre permettrait demettre fin un te l processus et d'entamer une recomposition quitable.

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    Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 199Rfrences bibliographiques

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