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LES BÛCHERS DE FAAITE

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LES BÛCHERS DE FAAITE

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BRUNO FOUCHEREAU

L'affaire des trois prêtresses

LES BÛCHERS DE FAAITE

Crimes & Enquêtes

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Collection dirigée par Paul Lefèvre

© Éditions J'ai lu, 1994

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Introduction

Le soleil de l'enfer

Les Tuamotu, à quatre cent cinquante kilomètres de Tahiti, ont longtemps été synonymes de paix, de bon- heur. Un archipel que les cartes postales et les affiches d'agences de voyages offrent à notre imaginaire comme un paradis terrestre. Les soixante-dix-huit îles qui le constituent s'étalent sur 14° de longitude et 8° de lati- tude entre le 137° et 151° W. et le 14° et 22° S. Ici, la vie semble faite d'équilibre. L'homme y savoure chaque instant, en parfaite harmonie avec une nature géné- reuse, dont les fruits suffisent à le nourrir.

Joyau des Tuamotu, l'île de Faaite, jusqu'aux terri- bles journées de septembre 1987, répondait aux images naïves et pourtant réelles d 'un bonheur innocent pré- servé dans son état sauvage. Cet état sauvage, quasi merveilleux, que les Français de métropole, « genti- ment racistes », croient forcément bon... Faaite, éloi- gnée, isolée, reliée seulement par radiotéléphone à Pa- peete, est desservie par d'irrégulières et rares goélettes. Autrement, rien. Pas de télévision, pas d'aéroport, pas de voitures et très peu d'instruction pour une popula- tion jeune : plus de cinquante pour cent des insulaires ont moins de vingt ans. Au moment du drame qui de- vait retenir l'attention de la planète entière, l'île comp- tait environ deux cents habitants...

La vie, dans cet éden, s'écoule doucement, au rythme du ressac sur les bancs de corail inondés de lumière.

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Les hommes travaillent à évider les noix de coco dont le fruit séché est expédié vers Tahiti, ce qui rapporte quelques francs. Un gain misérable, mais qui ne sert qu'à améliorer l 'ordinaire. Les poissons abondent dans le lagon, les langoustes sont nombreuses sur le récif. Bref, il est possible de se nourrir sans argent. Les fem- mes, le plus souvent, restent à la maison. Elles ne sa- vent pas nager - une aberration sur ce monticule de sable et de cocotiers posé au milieu de l'océan. L'élé- ment liquide est réservé aux hommes. Au sein de cette société patriarcale, la femme est cantonnée dans les tâches domestiques. Elle s 'occupe des enfants, tresse des paniers, fait la cuisine... L'avenir étire des perspec- tives immuables, et il n'y a aucun espoir de changer d'existence. La vie, presque comme hier, ne semble pas sortir d 'un cycle inexorable à jamais recommencé.

Malgré tout, l 'enseignement a fait son entrée. Depuis plusieurs années, la vie de la commune connaît un nou- veau rythme. Une école, une mairie ont été bâties au centre du village, là où se rassemblent quelques fare 1 autour de l'église. Une sorte de place s'est constituée, comme en métropole. Cependant, rares sont ceux qui parlent le français couramment. Peu l'écrivent. Et si la scolarité est obligatoire jusqu'à quatorze ans, l'école, elle, s 'arrête au C.M.l. Pour atteindre l'âge requis de l 'émancipation scolaire, on redouble donc jusqu'à la limite. La langue utilisée est le paumotu, un dialecte très proche du tahitien.

Découvert tardivement, l 'archipel des Tuamotu fut annexé par la France en 1880. Depuis 1945, ses habi- tants n'ont cessé de proclamer leur attachement au dra- peau tricolore, et plus encore au gaullisme. Mais ici, le grand pouvoir, c'est l'Eglise catholique. Tahiti et sa couronne, semée de cent vingt îles, sont aux mains quasi exclusives de Rome. Plus de soixante pour cent des biens sont siens, ce qui donne la mesure de l'in- fluence qu'exercent les prêtres sur la vie polynésienne. Le ministère ecclésiastique impliquant le célibat, bien peu de jeunes Polynésiens accèdent au sacerdoce. L'en- cadrement religieux — le principal problème du clergé - reste en grande partie européen. Dans cet univers où la religion tient une place primordiale, Faaite a long-

1. Ma i sons .

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temps été citée comme exemple de la réussite mission- naire au sein du Pacifique. Les actes de barbarie qui y ont été perpétrés en 1987 n'en ont paru que plus in- compréhensibles de prime abord. Mais les mœurs ca- tholiques si orthodoxes des villages d 'Europe trans- plantées en ces îles, plaquées parfois de manière si surréaliste sur la mentalité de la population, cachent mal l'incroyable confusion qui règne désormais dans l'identité et la culture polynésiennes. L'effroyable plon- gée dans l 'horreur qu'a vécue cette île paradisiaque en a été après coup l'insupportable révélateur. Car si le culte catholique se pratique en langue tahitienne, c'est là la seule concession octroyée par l'Eglise à cette ci- vilisation du Pacifique. Tout le reste a été construit sur le plus pur modèle romain, dans un mépris absolu de la culture locale, et imposé généralement par la force. L'église Sainte-Marie-Madeleine de Faaite a été rebâtie en 1959. Comme partout en France trônent ici des sta- tues de Jeanne d'Arc, de saint François Xavier... Plus encore, c'est un spectacle de la France profonde de l'Orléanais au XVIII siècle qu'offre régulièrement cette petite île. C'est dans une ferveur disparue ailleurs que se succèdent les pieuses processions. Derrière la Vierge, posée sur les épaules des pénitents, dans un débordement de prières, de pleurs, de flagellations, sous un soleil de plomb, mois après mois, année après année, presque chaque semaine se vit la Passion du petit peuple de Faaite.

Toutefois, ces pratiques catholiques ne sont pas aussi intégralistes qu'elles le paraissent. Depuis longtemps, l'Eglise, en ces terres, a pris conscience que, dans ses propres rites, survivaient les offices païens tant honnis. Et c'est là tout le paradoxe. Ce peuple souffre d 'un véritable dédoublement de la personnalité. Des Tua- motu à Tahiti, en passant par Papeete, la ferveur ca- tholique est devenue totale. Les Polynésiens eux-mêmes ont rejeté les anciennes religions, intimement persua- dés du danger de l'enfer et de l 'imminence d'une des- truction qui pourrait venir du diable, c'est-à-dire d'eux- mêmes, de leur culture, de leurs anciennes croyances. Des hommes et des enfants gagnés par une sorte de fanatisme catholique qui trouve sa mesure dans ce qu'ils essaient d'oublier, soit plusieurs millénaires d'une prodigieuse culture. Mais, tel un diable que l'on essaie d'enfermer dans une boîte, les vieux cultes ne

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cessent de rejaillir, d 'autant plus violemment qu'ils ont été opprimés puissamment. De très nombreux sociolo- gues ont démontré que dans telle ou telle procession, correspondant aux dates d 'une ancienne cérémonie proscrite, surgissaient des comportements païens ha- billés à la mode catholique. Des processions qui, en fait, faisaient inconsciemment référence à certains rites précis de l 'animisme polynésien. C'est dans ce creuset que sont nés le vaudou et la macumba, dans lesquels religion chrétienne et animisme se mêlent de façon plus ou moins extrême. Des pratiques magiques qui confi- nent le plus souvent au crime organisé. D'autant que les métaphysiques qui les inspirèrent sont absolument dévoyées. A Tahiti, nombre de personnes, pa r le biais du vaudou, ont été transformées en « zombies », escla- ves de quelques organisations « mafieuses ». A Papeete, plusieurs affaires ont éclaté ces dernières années. On a prélevé le cœur d'enfants assassinés pour servir à quelques sombres rituels... Cette terrible collision de nos cultures a engendré la confusion qui règne sur le mental polynésien. Une confusion dont le principal mo- teur est la peur. Une peur formidable, omniprésente, que la nature et les hommes ont contribué, d'une ma- nière extraordinaire, à intensifier. Par trois fois en un siècle, les îles Tuamotu ont été dévastées par un cy- clone. En 1903, en 1906 et en 1983, un désastre s'est abattu, qui n 'a épargné rien ni personne.

L'activité humaine a été tout aussi violente. Car juste en face de Faaite se trouve l'atoll de Mururoa... En 1963, les premiers éléments de l 'armée ont débarqué à Papeete. Le gouvernement français, qui ne disposait plus de ses champs de tir du Sahara, avait besoin de nouveaux sites pour poursuivre son programme d'ex- périmentation nucléaire. La première bombe explosera en 1966. Ces bombes qui explosent à l 'air libre vont terroriser les populations. Ces lueurs qui vont embraser le ciel jusqu'à la fin des années 70 vont être synonymes de l 'annonce de l'apocalypse. Elles vont frapper dura- blement l 'inconscient des Polynésiens. Bien sûr, tous savent de quoi il retourne réellement, d 'autant que l'installation du centre d'essais nucléaires a complète- ment bouleversé l 'économie de la région. Mais le re- gard superstitieux reste le plus fort. Aujourd'hui en- core, de nombreux psychiatres de Papeete soignent des insulaires victimes de phobies directement liées aux

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explosions thermiques... C'est ainsi que les forces du mal que l'on chasse avec fougue et vigueur, au regard des Polynésiens, s ' incarnent sans cesse, dans la popu- lation, et autour d'elle... Etonnant paradoxe où le dia- ble joue un rôle terrible et prépondérant. Forces du mal si propices à donner le pouvoir. Forces sombres si séduisantes de liberté et de plaisirs interdits. Le diable et les démons, qui sont au centre des scènes d'horreur, d'une épouvante indicible, qui ont marqué à jamais les plages de la petite île de Faaite. Diable et démons dont la présence réelle ou fantasmée est devenue insépara- ble de son nom.

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Les trois prêtresses de la fin des temps

D a n s sa pet i te m a i s o n des q u a r t i e r s p a u v r e s de Ta- hiti, Sylvia Alexandre écoute . Elle a t tend, elle ne sait p lus t rès b ien quoi. Elle devra i t peu t -ê t re s ' i n s t a l l e r ail- leurs, ma i s où... ? L hor loge , n a g u è r e p o u r elle un ob- jet d 'orguei l , est p r e s q u e devenue in suppor t ab l e . De- pu is l 'affaire, et tous ces m e u r t r e s , elle vit en recluse. Nul ne semble vouloi r se r a p p e l e r qu 'e l le existe. Sylvia Alexandre est t abou ! Depuis l 'affaire, Sylvia ne cesse de rumine r . P e r s o n n e ne lui en par le , ma i s tous la c ro ien t coupable . Depuis l 'affaire.. .

Peut -ê t re devrai t -el le tou t qui t ter . Mais, à c i n q u a n t e ans, il n ' e s t p a s facile de t r o u v e r u n lieu d ' accue i l . Cer- t a i n e m e n t p a s en mét ropole . T rop y souffrent , et ne peuven t en revenir . . . Pou r t an t , c ' es t d a n s ce m ê m e fau- teuil, assise à cet te m ê m e place, d e v a n t cet te m ê m e fenêtre, qu 'e l le a pr is sa décis ion. Cet inc royab le pet i t choix que l 'on dit à l 'o r ig ine de tout . Le choix d ' en t r e - p r e n d r e u n b a n a l voyage a fait b a s c u l e r la vie de dizai- nes de personnes . . . C'est là que tou t s 'es t peu t - ê t r e joué, là que le des t in a d ' a b o r d f rappé , a v a n t de d é r o u l e r son m a c a b r e tap is de folie e t de v io lence sous les p ieds de M a m a Sylvia... M a m a Sylvia qui veut se croi re , e n c o r e et toujours , innocente . . .

C o m m e n t aura i t -e l le p u ne pas é c o u t e r ce qui se di- sai t a u fond d 'e l le ? L 'espr i t par la i t , il lui c o m m a n d a i t d 'agir . Avait-elle le choix.. . ? Et puis , m a l g r é t ou t ce que l 'on peu t en dire, elle, elle n ' a t u é p e r s o n n e . Elle n ' a pas de s ang s u r les mains . Plus encore , n 'avai t -e l le pas p r éd i t tou t ce qui est a r r ivé ? N'avai t -e l le p a s mis

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e n g a r d e ces m a l h e u r e u x ? Sylvia se sen t v ic t ime et elle ne b o u g e pas. . . El le n ' a r r i v e p a s à se c o n v a i n c r e com- p lè tement . . . Alors, u n e fois enco re , elle fait déf i ler le long fi lm de s a vie, e t fixe de n o u v e a u d a n s sa m é m o i r e tous ces ges tes qui on t m e n é v i n g t - q u a t r e h o m m e s a u x assises, p o u r r é p o n d r e de c r i m e s effroyables , d o n t b e a u c o u p d e m e u r e n t inexpl icab les .

D e h o r s c ' e s t l 'h iver , e t le soleil é c r a s e tout .

N o u s s o m m e s e n 1987. Sylvia est ass ise à ce t te m ê m e place , en cet te a u t r e j o u r n é e d é c l i n a n t e de la fin juillet . Ce qu 'e l le r u m i n e r e s p i r e a lors la ga ie té et l ' exc i ta t ion : « Si Avelina et R a h e r a m ' a c c o m p a g n e n t , n o u s pour - rons faire d u b o n t ravai l . » Ce soir , Sylvia v ient de dé- c ide r de f r a p p e r u n g r a n d coup . D e m a i n , e n t o u r é e de ses aides, elle s ' e m b a r q u e r a p o u r Faa i te . Là-bas, elle dé l iv re ra son m e s s a g e !

Cela fait p a s m a l de t e m p s que Sylvia rou le sa bosse . E m p l o y é e a u b u r e a u d ' a i d e socia le d a n s u n hôpi ta l , elle s 'es t mise u n p e u a u vert . O n le lui a d e m a n d é , s u r t o u t à l 'évêché. Il fau t d i re que Sylvia ne fait p a s d a n s la d e m i - m e s u r e . M ê m e si ce n ' e s t p a s u n e « mys t ique à t e m p s p l e in », la pe t i te h i s to i re de son « hobby » est pa s s ionnan te . . . De Tahi t i à Papee te , n o m b r e u x son t ceux qui lui envo i en t des m a l a d e s . C a r M a m a Sylvia fait des m i r a c l e s ! P r o c h e d u R e n o u v e a u cha r i sma t i - q u e elle a r e n c o n t r é Avel ina T e k u r a r e r e et R a h e r a T e a n u a n u a d a n s des g r o u p e s d e p r i è r e s que déve loppe ce c o u r a n t de l 'Egl i se c a t h o l i q u e qui c o n n a î t u n succès i m p o r t a n t d a n s tou te la Polynésie . Une o b é d i e n c e ca- tho l ique , t rès d é m o n s t r a t i v e d a n s ses p r iè res , qui con- v ient p a r f a i t e m e n t a u t e m p é r a m e n t des Polynésiens . Depu i s p l u s i e u r s mois , en m a r g e des g r o u p e s de priè- res sous le c o n t r ô l e des d iocèses , Sylvia, s e c o n d é e p a r ses amis , a n i m e son p r o p r e g roupe . L 'humi l i t é , la t rès o r t h o d o x e l igne de c o n d u i t e des p r iè res , la s o u m i s s i o n aux p r ê t r e s ne son t p a s v r a i m e n t de son goût .

- L ' e sp r i t m e par le , je n e p e u x p a s c o n t e n i r sa pa- role, je dois d i re a u m o n d e les choses qui m e son t dic- tées ! a-t-elle r é p l i q u é à u n p r ê t r e qui lui d e m a n d a i t des expl ica t ions .

1. Mouvement de renouveau de l'Eglise catholique par la réno- vation de l 'âme des fidèles. Ce mouvement est à l'origine de soixante- dix pour cent des vocations actuelles.

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Les réunions de Mama Sylvia sont hautes en couleur. Chez elle, plus que partout ailleurs, les gens tombent dans l'esprit de Dieu (catharsis mystique). Les séances, que les trois femmes affectionnent plus particulière- ment d'organiser à Papeete, sont autant de démonstra- tions des incroyables pouvoirs de la prêtresse Sylvia. Presque chaque soir elle se met en transe, et l 'Esprit saint vient parler par sa bouche. A celui-ci elle prédit l'avenir, à tel autre elle transmet un message d 'un pa- rent disparu, ou encore tel autre est soudainement guéri. Le tout dans une hystérie hallucinante qui fait le succès croissant des trois prêtresses, et que l'on aide par quelques rasades de bière et de rhum. Mais les prodiges de Mama Sylvia ne s 'arrêtent pas là. Car on en raconte, des choses ! Par exemple, que certains se seraient mis à parler une langue incompréhensible. Que d'autres auraient vu le Christ et la Vierge Marie leur délivrer des messages...

Soir après soir, d'île en île, Mama Sylvia fait le tour des maisons. Chacun reçoit de son mieux la petite cour qui, immanquablement, suit les trois femmes. Le peu- ple pauvre de Polynésie aime les héros mystiques. Tout un petit monde se cristallise autour de ces séances qui ressemblent de plus en plus à des cérémonies de vau- dou très christianisé, ou plus encore à du s p i r i t i s m e A Papeete, des fonctionnaires fréquentent de plus en plus les réunions. Une employée du tribunal, de ma- nière très solennelle, a donné à Sylvia, comme un en- couragement, une prière très particulière. Une prière interdite par l'Eglise catholique... Ce qui n'est pas cou- rant... ! La prière du « Chapelet des larmes de sang » est pourtant tout à fait chrétienne dans ses références. Mais son origine est des plus douteuses. Elle aurait été transmise à quelque saint dont l'Eglise n 'a pas gardé trace, et devrait servir à l'exorcisme. En fait, le clergé la considère comme macabre et périlleuse. Cette prière e s t c e l l e d e s t a h u a q u i o f f i c i e n t e n m a r g e d ' u n p e u

1. Doctrine occultiste fondée au XIX siècle pa r le mage Allan Kar- dec. Ce courant métaphysique est l 'ancêtre de la parapsychologie. Son but était de prouver la survie de l'âme en communiquant avec celle du défunt.

2. Prêtres sorciers qui mélangent diverses influences religieuses. Leur pratique de base est l 'animisme polynésien. Organisés en coven, ils n'ont pas de structure pyramidale hiérarchique.

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t o u t , e t q u i u s e n t e t a b u s e n t d e s p o u v o i r s q u ' i l s a c q u i è - r e n t s u r l e s e s p r i t s s i m p l e s g r â c e à l e u r c h a r i s m e , g r â c e a u s s i à l a f o r c e s u g g e s t i v e , e t c o n v a i n c a n t e , d ' é t r a n g e s m i r a c l e s , q u i l a i s s e n t p a n t o i s p l u s d ' u n m é d e c i n e t p l u s d ' u n r a t i o n a l i s t e . . . L e s t a h u a , q u i g a g n e n t s i l e n c i e u s e - m e n t c h a q u e j o u r u n p e u p l u s d ' i n f l u e n c e . . . L e s t a h u a , d o n t l ' o r g a n i s a t i o n e s t i n f o r m e l l e , m a i s s o l i d a i r e . E u x , d o n t l e n o m g é n é r i q u e f a i t f r é m i r , s o n t t o u t d e m ê m e c e u x v e r s q u i t o u s s e t o u r n e n t l o r s q u e l a m a l a d i e e t l e m a l h e u r f r a p p e n t à l e u r p o r t e . L e s t a h u a , q u i r é c i t e n t c e s s u l f u r e u s e s p r i è r e s à l a m o d e c a t h o l i q u e i n t é g r a - l i s t e s u r l e s m a r a e 1 l e s a n t i q u e s l i e u x d e c u l t e . . .

C e t t e s i t u a t i o n o ù s e g r e f f e n t l a p o p u l a r i t é g r a n d i s - s a n t e , b i e n q u e l o c a l i s é e , d e S y l v i a e t l ' e x a l t a t i o n q u e l ' o n s a i t d a n g e r e u s e ic i , s u r t o u t d a n s le d o m a i n e m y s - t i q u e , i n q u i è t e l ' é v ê c h é . U n é v ê c h é d ' a u t a n t p l u s a u c o u r a n t d e s f a i t s q u e l ' a r c h e v ê q u e d e P a p e e t e , M i c h e l C o p p e n r a t h , e s t l e f r è r e d u p r ê t r e r e s p o n s a b l e d u R e - n o u v e a u c h a r i s m a t i q u e p o u r l a r é g i o n , H u b e r t . P o u r u n p e u , l ' a f f a i r e n e s o r t i r a i t p a s d e l a f a m i l l e ! C ' e s t a l o r s q u e le p è r e H u b e r t a p p r e n d q u e l e s t r o i s f e m m e s a g i s s e n t s u r u n e s é r i e d ' î l e s p l u s p e t i t e s q u e T a h i t i . D e s v o i x s ' é l è v e n t d ' A r u e , d e V a i r a o , d e M o o r e a . D e s h o m -

m e s e t d e s f e m m e s , f e r v e n t s c r o y a n t s , s o n t c h o q u é s p a r l e s p r a t i q u e s r i t u e l l e s d e M a m a S y l v i a . L e s r é u n i o n s , p a r é e s d ' u n h a b i l l a g e p l u s o u m o i n s c l a i r d e R e n o u v e a u c h a r i s m a t i q u e , f o n t g r i n c e r b i e n d e s d e n t s . D ' a u t a n t q u e l e s p r ê t r e s s e s r e m p o r t e n t u n s u c c è s c r o i s s a n t . L e s d é v o t s e u x - m ê m e s , q u o i q u e p e u n o m b r e u x , é v o q u e n t à l ' e n v i l e s m i r a c l e s q u i s e r é a l i s e n t . . . C ' e n e s t t r o p , l e p è r e H u b e r t C o p p e n r a t h s e d o i t d ' i n t e r v e n i r ! M a i s c o m m e n t ? I n t e r v e n i r t r o p d i r e c t e m e n t r i s q u e r a i t d ' o b l i g e r l e s â m e s d e s p a r o i s s e s « c o n t a m i n é e s » à p r e n d r e p o s i t i o n p o u r o u c o n t r e M a m a S y l v i a . D e p l u s , u n e c o n d a m n a t i o n p u b l i q u e d e M a m a p o u r r a i t j e t e r le d i s c r é d i t s u r l ' e n s e m b l e d u R e n o u v e a u c h a r i s m a t i q u e . D é j à , l e s d é t r a c t e u r s d e s t r o i s p r ê t r e s s e s s e s o n t v u r e - t o u r n e r d e s a r g u m e n t s l o u r d s d e p e r s p e c t i v e s . L o r s d ' u n e i n v e c t i v e e n t r e p a r t i s a n s e t d é n o n c i a t e u r s , u n

1. Hauts lieux de magie, ils sont les sites des anciens cultes. Si certains d'entre eux furent christianisés, beaucoup restent vénérés par la tradition populaire.

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dévot a lancé une attaque, qui a été rapportée à l'évê- ché. On accusait ni plus ni moins les suspicieux de racisme ! Et l'on affirmait que Mama Sylvia ne faisait rien de plus que le père Tardiff...

Le père Tardiff, l'un des principaux chefs de file du Renouveau charismatique, vit au Canada. C'est à la suite de son passage à Tahiti, en novembre 1982, que le mouvement a connu une véritable explosion en Po- lynésie. En quelques jours, et en quelques messes, il a fait tant de miraculés qu'il est impossible d'en dresser ici la liste. Notons seulement que, dès son arrivée, le mardi 3 novembre, il a dit une messe à l'église de Maria ho te Hau. C'est là qu'un premier aveugle a recouvré la vue. Le 8 novembre, d'autres guérisons miraculeuses ont eu lieu à la léproserie d'Orofara. Le samedi 13, devant quinze mille fidèles réunis au stade Pater, c'est huit paralytiques qui ont été « guéris »... Des miracles qui se sont multipliés dans une ambiance d'hystérie collective, où les fidèles, par grappes, tombaient en transe...

Aussi, lorsque l'on s'attaque à Mama Sylvia, beau- coup ne comprennent pas... Refuserait-on les honneurs à cette femme parce qu'elle est polynésienne ? Voilà l'idée piège que le père Hubert veut à tout prix éviter. Le mouvement va beaucoup trop vite, il est de plus en plus incontrôlable, il convient donc d'apaiser les ten- sions.

Le père Hubert, dans sa jolie petite maison de Tahiti, décroche son téléphone. Il connaît bien Sylvia Alexan- dre, il sait où la trouver.

La conversation est facile, courtoise, et efficace. Syl- via est trop heureuse que le père l'appelle. Très vite, elle semble entendre raison. Elle accepte sans sourcil- ler de cesser ses pratiques. Le père Hubert insiste pour qu'elle rejoigne un groupe de prières sous le contrôle du diocèse... Elle obtempère, comme se doit d'obéir une brebis égarée.

Pendant un mois Sylvia va ronger son frein. A ses aides, Avelina Tekurarere et Rahera Teanuanua, elle affirme qu'il s'agit là d'une épreuve. Elle croit ferme- ment que le père Hubert lui fait confiance, qu'elle doit faire preuve d'humilité avant d'endosser d'importantes responsabilités... Mais les tentations sont fortes, nom- breux ceux qui viennent relancer les prêtresses chez

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elles. Discrètement, en comité restreint, les réunions de prières vont reprendre à Tahiti, mais aussi sur de petites îles... Et c'est là que l'esprit va parler tout au fond de Sylvia. C'est à ce moment que les visions vont commencer.

Ces nuits de juillet 1987, Sylvia n'est pas près de les oublier. Soir après soir, elle voit :

- C'est un grand danger ! Et ce grand danger rôde sur les îles de l 'archipel des Tuamotu !

Plusieurs fois en transe, on dit qu'elle profère, de- vant ses aides et quelques rares fidèles, une véritable malédiction. Les Tuamotu sont visées. Une catastro- phe... Des trombes d'eau... le diable et des cohortes de démons sortis de l'enfer, attirés par le stupre et l'inso- lence des insulaires... Un malheur si terrible... On lui commande d'aller là-bas... Si elle n'y va pas, le pire est à craindre... Les anges l'affirment... Son assistance, ré- duite par la volonté du père Hubert, en est alors per- suadée : Sylvia a été chargée d'une mission par le Sei- gneur.

Voilà les pensées que Sylvia, assise dans son fauteuil, en cette journée de la fin juillet 1987, tourne et retourne dans sa tête. Hier soir encore, les voix en elle lui ont parlé. C'est là la grande décision qui était à prendre, et qui vient d'être prise. Une décision par laquelle le destin va frapper : Sylvia et ses aides vont se rendre à Faaite.

Sylvia se lève et va rejoindre Avelina chez Rahera. Toutes deux attendent Sylvia et sa décision. Les trois femmes se sont donné rendez-vous, car il faut s'orga- niser. Avant de se prononcer, Sylvia appelle le père Hubert. Sans trop de détails, elle lui explique. Elle vou- drait se rendre aux Tuamotu. Elle voudrait faire con- naître la réunion de prières charismatiques aux hom- mes et aux femmes de Faaite... Le père Hubert lui répond que ce n'est pas son rôle. Que ce n'est pas à elle d'aller vers les gens. Qu'elle doit attendre qu'ils viennent à elle...

Seule Sylvia a entendu les injonctions du père Hu- bert. Lorsqu'elle raccroche, elle semble tétanisée. Ra- hera s'empresse de la questionner :

- Alors, qu'a dit le père Hubert ? Sylvia ne répond pas tout de suite. Elle sent comme

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une confusion... Et puis les mots sortent de sa bouche, comme s'ils s 'échappaient :

- Le père Hubert a dit que nous devions manœuvrer en douceur. Que nous devions laisser les gens venir à nous. Que nous ne devions pas trop les brusquer en leur montrant la vérité !

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Le procureur est immédiatement conspué. Ce n'est qu'après avoir menacé de faire évacuer la salle que le président fait rétablir un semblant de calme. C'est dans un silence relatif que M Girard demande à interve- nir.

- Monseigneur, vous avez parlé à la télévision juste au moment de l 'ouverture du procès pour appeler au pardon. Etait-ce bien approprié ?

- Mon souci est celui de la communauté de Faaite. La justice des hommes ne regarde que les hommes. Nous travaillons, nous autres hommes d'Eglise, pour tous. Si nous restons cloîtrés, jamais nous ne pourrons vaincre les choses qui ont permis le drame de Faaite. Je me dois à tous, donc à l'avenir, et cet avenir n'est possible que par le pardon.

- Vous avez dit que les accusés avaient eu l'esprit obscurci. Sur quoi vous fondiez-vous pour dire cela ?

- Les accusés ne se sont jamais fait connaître pour des actes répréhensibles. Ils étaient persuadés que le démon était là. C'est une déviation totale des prières et de l'Evangile. Car dans les Evangiles, il est écrit que le possédé du démon n'est pas coupable. Il y a eu une déviation des croyances, donc leur responsabilité dans ces actes est à écarter !

La chaleur n 'a pas cessé de croître dans la salle d'au- dience et midi a sonné depuis un bon moment. Aussi le président lève-t-il la séance et propose que l'audition de Mgr Coppenrath reprenne l'après-midi. Les accusés sont ramenés en cellule, l'évêque regarde défiler ces hommes les menottes aux mains. Dehors, la chaleur a eu raison de tout. Dans les rues, rien ne bouge. Plus une place à l 'ombre qui ne soit libre. Le soleil tape sur Papeete comme sur une enclume.

A la reprise de l 'audience, le procureur Morey inter- roge Mgr Coppenrath.

- Lorsque vous parlez des gens de Faaite, vous leur attribuez le qualificatif de braves gens. La plupart des gens, avant de commettre un crime de sang, sont de braves gens. Un crime de sang a pour mobile la politi- que, la jalousie, le pouvoir, la religion... Les mobiles sont rarement crapuleux. Qu'en pensez-vous ?

- Quand je dis braves gens, j 'emploie l'expression dans un sens complet et total. Parce que ces gens, au

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moment du drame, n'étaient pas eux-mêmes. Ils n'étaient pas responsables de ce qu'ils faisaient !

- Je suis très réservé sur votre intervention. Ne fai- tes-vous pas passer le pardon avant la justice ?

- La justice est toujours ouverte à la charité. Je ne pense pas que vous vouliez les opposer !

- Si les accusés étaient acquittés, que se passe- rait-il ?

- Je ne sais pas si je peux répondre à votre question. Le premier livre de Pierre dit : « Respecte les autori- tés. » C'est un thème constant dans notre discours. Les accusés doivent se soumettre à la justice. Mais je crois qu'une peine trop lourde serait une souffrance inutile.

- Les vingt-quatre accusés expriment des regrets. Mais certains croient toujours avoir agi dans le bien et sauvé l'île de la destruction. Comment, alors, doit-on considérer leurs regrets ?

- Si l'esprit de certains est encore troublé par les visions qui furent les leurs, je sais que tous regrettent réellement le mal qu'ils ont fait. Ils veulent réparer. Ils pourraient reprendre une place discrète sur l'île.

M Girard prend la parole et lance avec ironie : - C'est plus difficile pour les victimes ! Mgr Coppenrath ne bronche pas. L'avocat l'inter-

roge : - Vous avez dit que les missionnaires respectaient

la culture polynésienne et que l'Evangile représentait un plus à cette culture. N'est-on pas en droit de vous demander si justement, au nom de l'Evangile, on ne devrait pas condamner les pratiques de la sorcellerie ?

- Non, je suis dans la vérité. Toutes les cultures ont des tendances mauvaises, même celles d'Europe, même la tradition catholique. Nous devons avoir le res- pect de ce qui se différencie de notre propre culture. J'ai admis ma responsabilité. Cependant, il ne s'agit pas de l'échec de la religion, mais d 'un échec à la re- ligion. C'est un débat de théologiens. Vous semblez re- mettre en cause mon intervention comme témoin. Il vous semble que je suis engagé du côté des accusés. C'est faux. Je suis des deux côtés. Bien sûr, ma présence au côté des « vingt-quatre » en prison est la plus visible. Ce n'est pas ma faute si, par ce drame et son jugement, ces hommes sont sur le devant de la scène. Si je n'avais pas été présent avec les détenus, combien aurait pesé

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mon absence sur ces hommes déjà très, très lourde- ment chargés ?

M Girard renonce à continuer son interrogatoire. Mgr Coppenrath retourne s'asseoir dans la salle.

Lui succède l'aumônier de la prison. Ce dernier va raconter comment les vingt-quatre accusés sont deve- nus des exemples pour le reste des détenus, souligner à quel point il est incroyable que des hommes aussi pacifiques aient pu commettre des actes aussi abomi- nables.

Le père Nicolas, qui est responsable de la paroisse de Faaite, vient ensuite témoigner. Il sillonne les Tua- motu depuis dix-sept ans. Pour lui, le drame a eu la peur et une « remontée » de croyances ancestrales pour moteur. Il raconte avec humour comment, sur l'atoll, lorsqu'il disait qu'il n'avait jamais vu de tupapau, on lui répondait : « Ah oui ! Mais tu es un prêtre ! »

M Piriou l'interroge : - Comment se passe la vie à Faaite actuellement ? - Rien de spécial, il n'y a pas de haine ni de rancune. - Y a-t-il une possibilité de reconstruire Faaite ? - Oui, je le crois fermement ! M Girard pose à son tour des questions : - Avez-vous rencontré d'autres pratiques de sorcel-

lerie depuis que vous êtes aux Tuamotu ? - Une fois, à Tumaï, en 1965. Un mort avait été dé-

terré et on l'avait brûlé. J'ai prévenu la gendarmerie, mais je n'ai plus jamais entendu parler de phénomènes de ce genre.

Après les ecclésiastiques, c'est au maire de la com- mune de se présenter à la barre. François Moo, la qua- rantaine, est le responsable administratif des îles d'Anaa, de Fakarava et de Faaite. Il vit à Anaa. Michel Teata était son maire délégué, élu sur la liste qu'il di- rigeait. Il commence sa déposition par une sorte d'aver- tissement.

- A propos des événements de Faaite, je ne suis au courant de rien, je n'ai rien vu, mais j'ai ouï dire !

Après avoir posé diverses questions auxquelles le maire n'a pas pu répondre, M Roux l'interroge sur sa commune.

- Comment concevez-vous le retour des accusés sur l'île ?

- Le jour où ils vont rentrer à Faaite, en tant que

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mai re , je vais les accue i l l i r avec h o n n e u r . J e p e n s e l eu r t r o u v e r u n emp lo i a u se in de la c o m m u n e . Q u a n d ils r en t r e ron t , ils p o u r r o n t r e c o n s t r u i r e l'île.

Le d e r n i e r t é m o i n de la j o u r n é e est le n o u v e a u m a i r e dé légué d e Faai te . Céles t in Tufauni , d o n t u n f rè re et u n beau- f rè re son t d a n s le box des accusés , r é p o n d a u x ques t ions d u p r o c u r e u r .

- Pouvez-vous n o u s d o n n e r vo t re avis s u r les famil- les des v ic t imes ?

- Je suis allé voi r tou tes les fami l les des vic t imes, j ' a i eu des conve r sa t ions avec c h a c u n e et tou tes dé s i r a i en t q u e les a ccusé s r e v i e n n e n t s u r l 'atoll .

Le p r o c u r e u r , u n e nouvel le fois, e n t r a î n e r a les dé- ba ts s u r le t e r r a i n des i n d e m n i s a t i o n s dou teuses , al- louées d a v a n t a g e a u x b o u r r e a u x q u ' a u x v ic t imes . Mais le m a i r e f e r a f ac i l emen t la d é m o n s t r a t i o n d e s a b o n n e foi.

M R o u x p r e n d a lo r s la p a r o l e : - L o r s q u e vous avez é té é lu m a i r e de Faa i te , êtes-

vous allé vo i r les a ccusé s e n p r i s o n ? - Lor sque j ' a i d e m a n d é l ' au to r i s a t i on d e r e n d r e vi-

site à ces j eunes , o n m e l 'a refusée. - A qui avez-vous d e m a n d é cet te a u t o r i s a t i o n ? - A Max Gatti . Cet te réponse , qui d é c l e n c h e u n e vague d e p ro tes t a -

t ions d a n s le publ ic , s e r a l ' une des d e r n i è r e s in te rven- t ions de la séance . Très vite, le p r é s i d e n t Bih l m e t fin à cet te s ep t i ème j o u r n é e d u p rocès . Le l e n d e m a i n ma- tin, on e n t e n d r a la p la ido i r ie de la p a r t i e civile e t le réquis i to i re d u p r o c u r e u r .

Les j u r é s qu i t t en t la sal le d ' a u d i e n c e avec u n e tem- pê t e sous le c r âne . Le l e n d e m a i n s e r a le j o u r le p lus grave de tous ceux pas sés d a n s cet te salle. Les différen- tes pa r t i e s v o n t dévoi le r t ou t e s l eurs ba t te r ies . Elles off r i ront a u x j u r é s l ' é ta lage c o n v a i n c a n t d e l eu r vér i té p o u r t a n t con t rad ic to i re . C 'es t u n e nu i t d ' i n t e r r o g a t i o n qui s 'ouvre p o u r tous.

Anonymemen t , l ' u n des ju rés , q u e l q u e s mo i s a p r è s le p rocès , a v o u e r a à u n j o u r n a l i s t e le t e r r ib le déch i re - m e n t qui fut le sien. Après sept j o u r s d ' a u d i e n c e , sep t j ou r s d ' u n e écou te max ima le , il se sen ta i t a b s o l u m e n t pe rdu . Les théor ies s u r ce qui s ' é ta i t p a s s é à F a a i t e sembla ien t se démul t ip l i e r e t s ' é t a l e r sous ses yeux à

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l'infini. Mais pas une ne lui paraissait plus digne qu'une autre d'être couronnée du label de vérité. Une idée d 'autant plus insupportable qu'il avait à juger de la responsabilité de ces hommes. Ces hommes, exhibés aux yeux du monde, étaient alors les symboles honteux de tout un peuple. Cet homme avouait un sentiment qu'il savait commun à tous les jurés : « Je me jugeais moi-même à travers ces vingt-quatre hommes. » Plus encore, leur culture polynésienne, où l'image de l'indi- vidu se confond absolument avec celle du groupe, les pousse vers des abysses de perplexité. Blanchir ces hommes serait une bonne solution, car ce serait blan- chir la Polynésie. Mais voilà, il faudrait pour cela les reconnaître irresponsables, les déclarer fous... C'est bien là le drame qui déchire encore plus profondément l 'âme des jurés. Car ils croient, tout naturellement, et très sérieusement, que leur choix fera de la Polynésie, aux yeux du monde, un pays de fous ou de criminels.

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La vérité des avocats

Tout a été entendu, il reste à trancher. C'est un peu le jugement avant le jugement que le public vient écou- ter aujourd'hui. Un public qui a bien changé depuis le début des audiences. Ce procès qui était « leur procès », beaucoup ont l'impression qu'il leur a été volé. Si cer- tains, comme le père Hubert, ou le D Ribstein, ont permis qu'il s'exprime quelque chose de leur cœur, pour le reste, les habitants de Faaite considèrent que leur vérité n'est plus là. Dès lors, la fin du procès est attendue, par la grande majorité du public, comme une fatalité supplémentaire, qu'il faudra supporter. Beau- coup sont repartis sur l'île.

L'audience démarre par la plaidoirie de la partie ci- vile. M Girard a soigné son allure. Il est sur son trente et un. Sa voix couvre les derniers chuchotements.

- Aujourd'hui, deux ans et demi après les faits, et au terme de sept jours de procès, qu'avons-nous appris ? Que les accusés restaient, et cela pratiquement sans aucun regret, sur leurs convictions. Les accusés parlent toujours de possession ! Malgré la visite des prêtres, des parents, de leurs conseils, ils s'entêtent... Ils main- tiennent la thèse de la possession démoniaque. Ils n'ont pas fait un seul pas vers le regret. La défense a ouvert les audiences par une annonce tonitruante : « Nous plaiderons l'acquittement, nous prouverons l'inexis- tence du crime... ! » Pour nous victimes, ces propos fu- rent un affront de plus, une douleur supplémentaire. Vous, mesdames et messieurs les jurés, comment avez- vous ressenti cela ?

Un silence pèse un instant sur la salle, très vite l'avo- cat enchaîne et affirme que trop de personnes se sont

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approchées de la barre pour dire : « Nous sommes res- ponsables ! » Pour lui, ce sont eux les irresponsables, car ils encouragent les criminels. Il rappelle que l'on fait le procès des accusés, pas de la religion, ni de la foi, ni même du Renouveau charismatique ! Ces phra- ses frappent l'assistance. Les jurés sont suspendus à ses lèvres. Après avoir de nouveau disculpé Sylvia Alexandre et ses aides, M Girard retrace les faits une ultime fois en soulignant ce qui lui semble être les res- ponsabilités et les comportements criminels. Il démon- tre comment les jeunes ont compris qu'ils détenaient quelque chose depuis que Sylvia était passée. L'avocat affirme que ces jeunes voulaient conserver cette chose. Qu'ils voulaient prendre le pouvoir car ils le croyaient à portée de main. L'avocat rappelle :

— Un homme a tenté de s ' interposer ! C'est Ioane ! Il sera la première victime. Ils vont le torturer jusqu'à la mort, puis le brûler.

Après avoir souligné la fascination du feu que subis- saient les accusés, l 'avocat repousse l'idée que ceux-ci étaient en état de démence. Pour lui, ils savaient par- faitement ce qu'ils faisaient, comme le confirme le rap- port des experts psychiatres... C'est l 'horreur des cri- mes et le parricide qui sont de nouveau étalés devant l'auditoire ! M Girard interpelle les jurés :

- Il doit y avoir réparation. C'est à vous qu'il appar- tient de décider. Vous devez répondre oui à la culpa- bilité des accusés... La loi est un verrou indispensable pour notre société, nous sommes fragiles et il serait inconsidéré d'acquitter ces hommes. Ce serait jeter de l'huile sur le feu... !

Ces mots, dans les rangs de la défense, on ne les supporte pas. Mais le président tue l'incident dans l'œuf. Il demande une courte suspension. Chacun se prépare alors au réquisitoire de M Morey. L'homme est un professionnel. Sa maîtrise du dossier est cer- taine. Même si les avocats des accusés le combattent, ils reconnaissent, inquiets, ses grandes qualités. C'est derrière une pile de dossiers, comme un mur, qu'ap- paraît M Morey à la reprise de l'audience. Penché sur le micro, sa concentration est au maximum. Son réqui- sitoire est un modèle d'école et de talent. Pas un élé- ment qui n'ait été parfaitement pesé. L'avocat déploie une énergie farouche pour convaincre les jurés et les juges. Ses arguments frappent la conscience de chacun.

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Tous les éléments mis en place par ses questions, lors des audiences, arrivent les uns derrière les autres. L'at- taque tant attendue par la défense est enfin donnée... M Morey reconstitue les faits, sans rien laisser dans l'ombre. Il soulève d'abord les difficultés techniques du procès, en l 'occurrence vingt-quatre accusés, sept vic- times, des motivations qu'il estime complexes... Il dé- clare vouloir parvenir à une peine équitable, comme s'il voulait apprivoiser la défense. Enfin, il donne sa version des faits. Pour lui, l 'absence de toute autorité, la résistance ou l'indifférence de la population face à ce mouvement dit « charismatique », assimilé à une « secte » par d'autres, fut l'occasion de régler quelques vieux contentieux...

- Si les prêtresses ont une responsabilité dans ce drame, c'est une responsabilité morale, et rien d'autre, lance M Morey.

Les trois femmes, à ses yeux, sont venues passer à Faaite des vacances. Certes, elles se seraient laissées aller à leur tendance mystique. Mais pour l'avocat, c'est là leur habitude. Il décrit alors Sylvia, qui a travaillé dans un hôpital, comme une femme dévouée, ne cher- chant qu'à aider ceux qui souffrent. A Faaite, Sylvia n'aurait rien fait d'autre que cela. Mais les gens de l'île auraient compris tout autre chose. Et c'est là que Syl- via aurait une responsabilité morale.

- Elle n'a pas pris assez de précautions. Elle a été mal comprise ! reconnaît l'avocat qui s'évertue à pré- senter Sylvia comme un bouc émissaire.

Pour lui on essaie d'accréditer une thèse : Sylvia est une folle, elle a mis le désordre dans un groupe d'in- digènes naïfs... ! La réalité serait tout autre. L'avocat prend alors le cas de François Mauati. Il le décrit comme un chef qui en impose par la parole et qui, grâce à son sens de la communication, domine le groupe. C'est un bon chef, car il est obéi. Léonard lui aussi est un leader. Mais lui, rappelle le magistrat, les psychia- tres l'ont décrit comme un fanatique. Ce serait un homme violent et cruel ! Paul, lui aussi, serait un chef. Comme les autres, son instruction et son éloquence lui donnent un pouvoir sur le groupe. Et en face de ces hommes, plus rien. Plus de maire, pas de prêtres, même le mutoï est parti. Le procureur raconte alors comment le catéchiste Huatea, être falot, passa très vite du côté des chasseurs de démons !...

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A Faaite, ces jours-là, il s'est produit une sorte de coup d'Etat. Les trois chefs découvrent leur pouvoir et trouvent là le moyen de combler un grand sentiment de frustration qui leur est commun. Ils contrôlent enfin la vie sociale et ils établissent une dictature sur les consciences. La majorité de la population était récep- tive à cette prise de contrôle !

Ces phrases glacent de nouveau l'assistance et M Mo- rey poursuit et affirme que ce pouvoir si fraîchement acquis, les trois hommes voulaient le conserver. Ils au- raient tué pour cela. Ceux qui résistaient furent brû- lés... Alors que la salle est plongée dans cette autre version des faits que dévoile M Morey, une version si éloignée de celle incriminant Sylvia Alexandre, le ma- gistrat pose une autre question. Il demande comment toutes ces personnes de grande intelligence, qui sont venues à la barre expliquer les pseudo-mécanismes cul- turels et mystiques de ce crime, n 'ont pas compris plus vite ce qui se passait à Faaite. Cette interrogation sur la lenteur à réagir de certains est une véritable accu- sation. Ainsi sont mis en cause les motifs de ceux qui cherchent à disculper les accusés. Des motifs qui se- raient comme de véritables couvertures, occultant des mobiles plus concrets et misérables. Les accusés n'au- raient-ils pas trouvé là un moyen de régler certains comptes ? Cette question, qui est omniprésente dans l 'argumentation du procureur, s'impose à l'esprit de tous. D'autant que les contentieux sont nombreux sur l'île. Et le procureur en dresse la liste. Fonciers tout d'abord, car la mère de Tufauni avait réclamé en vain une terre à Ioane Harrys, en 1983, après le cyclone. L'adultère est aussi source de nombreux conflits et c'est une constante qui se lit en filigrane dans le dossier de l'instruction. Enfin, les conflits professionnels. Par exemple, Michel Teata, le maire, n'est pas content de Paul Tehiva. Et cela avec raison, car les recettes de la poste, dont Paul est l 'un des responsables, ne seraient plus versées depuis mars 1987 ! Les faits prennent un jour particulièrement sombre et M Morey pose une question :

- Paul ne voulait-il pas tuer le maire à son retour ? Dernier constat de cette plaidoirie, les rivalités poli-

tiques. Elles sont fortes sur cette petite île. Le public apprend que Michel Teata n'est plus maire, c'est Cé- lestin, le frère de Léonard, qui occupe cette fonction

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aujourd'hui. Pour l'accusation, l 'antagonisme des am- bitions s'exprimait déjà bien avant le drame... La dé- fense, le public, les jurés attendent la suite. Les phrases ont été assenées comme des coups. L'avocat prend une respiration et poursuit :

- Les meurtres se sont organisés autour du prétexte de la chasse aux démons. Ils suivent toujours le même scénario. C'est François Mauati qui désigne les victi- mes. Elles sont systématiquement accusées d'être pos- sédées. Les séances d'exorcisme n'étaient que des séan- ces de tortures, où les tortionnaires arrachaient des aveux pour confirmer leurs accusations.

Quant aux crémations, pour M Morey, elles n'avaient qu'un but, faire disparaître les corps ! Les accusés reçoivent ces paroles comme autant de coups bas. Certains pleurent, d'autres prient, tous ont la tête baissée. M Morey frappe encore et décrit un à un ceux qui furent suppliciés. Il démontre comment ils s'oppo- saient aux jeunes qui venaient de prendre le pouvoir sur l'île. Ioane, qui voulait les arrêter. Simone Teata, qui leur en voulait d'avoir tué son mari. Mareko, qui refusait de se plier aux prières. Ragivaru, âgé de soixante-six ans, qui constituait une influence dange- reuse à leurs yeux... Après ce « déballage », reste à l'avo- cat à prononcer les peines qu'il demande au nom de ses clients et victimes. Chacun retient son souffle... Pour François Mauati, le chef de ce groupe d'assassins, aucune circonstance atténuante ne peut être retenue par l'accusation. M Morey demande vingt ans de pri- son. Pour les deux lieutenants, Léonard Tufauni et Paul Tehiva, susceptibles de bénéficier des circonstances at- ténuantes, il demande quinze ans de prison ! Pour ceux qui furent des exécutants zélés, tels Desmez, Tavita Tapi et quelques autres, M Morey requiert dix ans de prison. Pour ceux qui furent un peu moins pressés de servir les trois chefs, cinq à sept ans. Pour les autres, l'avocat accordera une certaine clémence et ne deman- dera que cinq ans, avec ou sans sursis. Le petit peuple de Faaite encore dans la salle a envie de rentrer sous terre. L'avocat continue :

- Je dis oui au pardon ! Mais dans le respect de la justice. Il faut juger selon les critères de la justice, sinon c'est un encouragement à la régression et la Polynésie n'en a pas besoin. Mesdames, messieurs les jurés, pen- sez aux malheureuses victimes dans vos délibérations !

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La salle est écrasée. La force de l'évocation vient d'éclairer, pour presque tous, un aspect inattendu du drame. Les jurés accusent du regard ceux qui, dans le box, n'osent même plus lever la tête. Qui peut croire, en cet instant, que les vingt-quatre ont agi en état de démence ?

C'est pourtant toute l 'œuvre à laquelle vont s'atteler les avocats de la défense. Le premier à parler et à re- lever le gant n'est autre que M Aurenche. Cet homme, qui par ailleurs est l 'avocat de l'évêché de Paris, sait que la partie sera rude. Il rassemble ses énergies et tend la main vers le box des accusés.

- On ne peut pas comparer ce qui s'est passé à Faaite avec d'autres drames qui se sont passés ailleurs. Ici, c'est tout un village qui demande justice. Tout est à considérer avec subtilité... Des jugements à l 'emporte- pièce pourraient non seulement être dommageables aux accusés, mais surtout à l'île de Faaite et à ses ha- bitants. Les accusés, que l 'on présente comme des monstres, ont tous des casiers judiciaires vierges. Ce qui prouve bien le caractère exceptionnel de cette af- faire !

M Aurenche va alors balayer l 'argumentation de son confrère sur « le coup d 'Etat » d 'un trait d'ironie. Il prend à partie les jurés et les supplie, s'ils croient en une sorte de prise de pouvoir qui a dérapé, de relâcher tout de suite les accusés ! Car si tel est le cas, ces hom- mes sont fous ! Comment peut-on espérer prendre le pouvoir sur Faaite ? C'est la question que pose avec humour la défense. L'avocat, plus sérieusement, argu- mente. Pour qu 'un tel drame se produise, après cent vingt ans de paix, il a fallu que quelque chose d'extraor- dinaire intervienne. Cette chose extraordinaire, au dire de M Aurenche, c'est Mama Sylvia qui l 'a introduite sur l'île. Pour lui, c'est le gavage de prières auquel elle a soumis hommes et femmes nuit et jour. Le magistrat met en avant ce véritable lavage de cerveau, où s'agi- taient, comme dans un cauchemar, le diable, les dé- mons, et une sourde menace de destruction. Puis, il démontre que Mama Sylvia n 'a cessé de mentir. Elle a avoué avoir récité cette fameuse prière interdite par l'Eglise et qui s'intitule : « Le Chapelet des larmes de sang. » Quelques feuilles dans une main, l'avocat s'ex- clame alors :

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- Or, presque chaque ligne de ce texte, que voici, parle du démon et du diable !

Me Aurenche, qui agite aux yeux de tous les paroles maudites de cette prière, provoque un vent de panique dans la salle. Il replie consciencieusement les feuilles de papier, les pose devant lui et continue :

- La justice doit refléter la profondeur de ce drame. Et ce drame est absolument irrationnel. Aussi la justice ne sera que lorsque l'irrationnel meurtrier, qui a con- duit six personnes au bûcher, lui, ne sera plus... Vous, jurés, vous devez vous placer dans l'après-Faaite. Je ne demande pas de reconstruire Faaite, je demande que Faaite puisse se reconstruire... J 'espère que, par une décision simpliste, vous ne mettrez pas une dernière pelletée sur les six victimes. Aussi je demande l'acquit- tement pour les vingt-quatre accusés.

Le second avocat de la défense est direct. M Mais- sonnier met immédiatement en accusation Sylvia Alexandre. Il narre comment, en un mois, elle trans- forma les habitants de Faaite. En utilisant d'anciennes méthodes pour prier Dieu, en bouleversant les habitu- des religieuses de l'île. L'avocat démontre comment les trois femmes prirent le contrôle de Faaite et de ses habitants. Il rappelle que ces femmes, non seulement faisaient croire qu'elles étaient envoyées par Monsei- gneur, mais en plus, pa r Dieu, ce qu'elles accréditaient par des visions et des transes. C'est ainsi, d'après M Maissonnier, qu'elles ancrèrent la terreur dans le mental des gens de Faaite, terreur qui fut à l'origine du drame. Après avoir appelé les jurés à prendre en compte cette terreur dans le déroulement du drame, en soulignant que tous les psychiatres s 'accordaient sur ce point, l'avocat laisse sa place à son confrère, M Lau. C'est à lui que va revenir la lourde tâche de donner les arguments strictement juridiques de la défense. Ses premières phrases visent à rassurer les jurés. M Lau leur explique qu'en cas d'acquittement la partie civile, représentant les victimes, pourra demander « la répa- ration du dommage ». Ce qui veut dire qu'en cas d'ac- quittement les intérêts des victimes seront préservés. Pour ce qui est de leur culpabilité, il faut que les accusés puissent être reconnus moralement responsables. En précisant tout le cadre légal de ce constat, M Lau joue une carte importante. Car il affirme que la volonté cri- minelle doit être établie. Toujours très technique, il ex-

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plique que, pour cette raison, la loi ne punit pas ceux qui ont agi dans les conditions prévues par l'article 64, soit sous l 'emprise de la folie. Pour lui, les vingt-quatre accusés ont agi en état de démence. Il attaque alors l 'accusation, qui selon lui, a insisté sur les détails hor- ribles pour mieux masquer le côté légal des faits. Enfin, M Lau renvoie brutalement les jurés face à leurs res- ponsabilités et les assure que toute condamnation pa- rachèverait l 'œuvre de destruction de Sylvia :

- Vous ne l 'accepterez pas et vous prendrez la déci- sion la plus chrétienne, conclut le jeune magistrat.

Le dernier avocat de la défense à parler aujourd'hui est M de Felice. Il est livide. Sa concentration est évi- dente. Il s 'adresse aux jurés avec une sorte d'humilité.

- Depuis le début de ce procès, je regarde vos visa- ges. J'ai vu l 'attention que vous avez portée à tout ce qui s'est prononcé ici. Le sens profond de cette affaire ne vous échappe pas... Ce n'était pas une provocation que de déclarer au début des audiences que nous plai- derions l 'acquittement, car nous sommes convaincus que les « vingt-quatre » étaient en état de démence au moment des faits. Il faut comprendre la vulnérabilité de ces hommes et de ces femmes qui vivent à Faaite. Leur vulnérabilité est tout à l 'image de la vulnérabilité de ce petit atoll perdu au milieu du Pacifique... Imagi- nez un petit village perdu et isolé de la Haute-Savoie. Dans une ferme bloquée par la neige, un ancien raconte des histoires. Au même moment, un chien hurle et une chouette ulule... C'est l 'enchaînement des idées les plus folles, des visions les plus apocalyptiques, puis ensuite c'est le drame... Ce qui s'est passé à Faaite s'est passé à notre avis de cette manière-là ! Un enchaînement de folies et de terreurs qui a créé une confusion telle qu'on ne savait plus qui était victime, qui était bourreau...

Le public réagit pa r un profond silence. Visiblement, les jurés sont de nouveau touchés par les mots de l'avo- cat. M de Felice reprend :

- On a parlé de terre, d'adultère et même d'un pro- blème d'argent lié à la poste de Faaite... Qu'est-ce que cela ? Nous nous devons d'être moins cartésiens. Pour comprendre, il nous faut être plus humbles et moins matérialistes. Bien sûr, vous êtes des juges et vous vous devez à la rigueur. Mais vous allez juger en votre âme et conscience. Vous allez juger des Polynésiens en étant vous-mêmes des Polynésiens. Je vous demande de par-

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donner par l'acquittement. Car ces hommes (l'avocat montre les accusés) sont déjà condamnés. Je les ob- serve depuis le début, courbés, car condamnés par eux- mêmes. J'ai le souvenir de ce qui a été dit de leur gen- tillesse, de leur hospitalité, de leur générosité avant le drame. Ces hommes ont obéi à une force à laquelle ils ne pouvaient pas résister. La communauté humaine tout entière a le pouvoir de leur dire : « Nous vous par- donnons, vous êtes innocents ! » Je vous demande de pardonner par l 'acquittement ! Je ne demande pas l'ou- bli, mais la réconciliation, pour que puisse se mettre en place une pédagogie de la responsabilité qui seule peut faire évoluer le mental polynésien et éviter la ré- gression.

M de Felice se tourne vers ses confrères. - Les avocats qui sont ici luttent pour les droits de

l'homme. Ils luttent contre les sévices, les tortures, la violence et les crimes politiques... Et nous plaiderions pour des tortionnaires et des tueurs, alors que nous faisons tout pour lutter contre cette violence ? Croyez- vous que nous viendrions à Papeete pour défendre des hommes qui sont le contraire de ce que nous som- mes... ? Je fais appel à votre sens de l'équité, à votre sens de la justice. J'ai senti une écoute de la part de tous les Polynésiens. Il y a une inquiétude, une angoisse en l'attente de votre verdict...

La foule du palais de justice se répand une huitième fois dans l'île. Jour après jour, Papeete vit une sorte de glaciation. Cette île écrasée de soleil est transie d'hor- reur, de dégoût et de doute. Plus rien ne sera comme avant. Demain, l'avenir de Faaite sera joué !

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Ultimes paroles

Les accusés le savent. La prochaine fois qu'ils ver- ront se remplir la salle, ce sera pour entendre les jurés énoncer leur verdict. Ce soir, ils rentreront peut-être à Faaite. Ce soir, ils seront peut-être avec leurs enfants, leur femme, leur famille...

M Yves Piriou va prendre la parole. Après lui, ce sera Me Roux, et les jurés iront délibérer. Les jurés décideront alors de la vérité et feront justice. M Piriou parle avec lenteur.

- Le ministère public disant que la condamnation devait être sévère sinon « Que penserait-on de la Poly- nésie ? », ce n'est pas de la justice, mais de la promotion touristique ! Pour bien vous faire comprendre ce qui se passe à Faaite, je voudrais vous raconter une anecdote. Le jour de la reconstitution, lorsque les accusés sont arrivés en bateau à Faaite, toute la population était sur le quai. Tous venaient leur donner... des colliers de fleurs ! Ce jour-là, un ancien de l'île est venu me voir. Il m 'a dit sur un ton de reproche : « Vous venez faire une reconstitution ? Moi je croyais que vous les rame- niez ! » Jamais les accusés ne trouveront plus durs ju- ges qu'eux-mêmes. Mesdames, messieurs les jurés, vous savez qu'ils étaient en état de démence et votre arrêt d 'acquittement sera un arrêt de vie !

Toujours le silence, un silence terrible, où plus rien ne semble bouger. M Piriou laisse sa place au dernier des avocats de la défense. M Roux sait que ses paroles seront décisives.

- Je m'appelle Faaite. Je m'appelle François, Léo- nard et Paul. Je suis une amuira 'a et quand vous vien- drez après le procès, je vous raconterai comment

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Faaite était avant le drame ! Mais avant cette visite, il y a devant vous quelques heures qui seront les plus longues de la vie de ces hommes. Ces vingt-quatre ac- cusés dormiront ce soir à la prison, ou, peut-être, si vous le décidez, ce soir ils seront libres. Qu'allez-vous faire de votre pouvoir de décision ? Vous avez entendu tellement de choses. Ces journées d'audience ont été particulièrement pénibles. Ce que je voudrais ajouter, c'est un coup de projecteur. Nous avons placé des pier- res sur le chemin de l 'acquittement et ces pierres sont des signes, comme sont des signes ces trois croix que vous verrez à Faaite lorsque vous viendrez. La pre- mière des croix porte la date de 1849, c'est l'Evangile qui est arrivé ! La deuxième, 1987, c'est le père Nicolas qui l'a fait lever à l'endroit du bûcher. La troisième croix est dans le cimetière, elle ne porte aucun nom... Et c'est la plus terrible, car cette croix sans nom, c'est la même que portent les accusés...

L'avocat, dans un élan d'émotion, se prend la tête entre les mains... M Roux compare alors le réquisitoire de l'avocat général à une pirogue mal taillée. Il la dé- crit comme enduite de vernis, et incapable de flotter... M Roux interpelle les jurés et leur demande de se sou- venir, au moment de prendre leur décision, de la peur des habitants de Faaite, des mensonges des trois fem- mes, de la menace de la disparition de l'île, et enfin de l'hystérie collective qui a coûté la vie à six personnes.

L'avocat va alors, avec conscience, prendre une grande feuille blanche et dessiner les grands actes du drame. Il va de nouveau développer la thèse du D Rib- stein, démontrer les mécanismes qui firent des accusés des déments. Après ce développement didactique, il s 'approche des jurés.

- Lorsque l'on dit que l 'homme est fait comme la nature, je veux bien le croire. Il suffit de regarder ce tableau pour en être certain. Ces personnes qui ont sombré dans un délire collectif, ne sont-elles pas à l'image d'un cyclone ? A ce propos, savez-vous qu'au- cun météorologue ne sait comment naît un cyclone ? Pas plus que les psychiatres ne savent comment vient la folie collective !

Très grave, M Roux interroge la cour. Il demande qui est compétent pour apprécier les phénomènes sur- naturels, qui peut affirmer qu'il ne s'est rien passé de

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surnaturel à Faaite. C'est aux jurés qu'il s 'adresse alors, et c'est comme un avertissement qu'il leur donne.

- Je vous ai parlé de croix. Laissez-moi vous dire que la troisième croix, qui se trouve au cimetière du village, verra arriver les vingt-quatre accusés. Car c'est à eux qu'il appartient d'écrire les noms de ceux qu'ils ont tués sur cette croix nue... Délivrez-les du drame de Faaite en les libérant, car leur chemin pour le pardon ne fait que commencer !

Un à un, les accusés vont se lever pour dire quelques mots. Tous demanderont leur pardon. Tous remercie- ront, presque avec les mêmes phrases, l 'ensemble des magistrats du procès. Puis, les jurés se retirent à 12 h 15 pour délibérer. Cent questions les attendent pour répondre de la culpabilité des accusés. Cent ques- tions qu'ils vont débattre pendant cinq heures. Derrière une lourde porte se décide alors le sort de vingt-quatre hommes du bout du monde.

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Dura lex sed igne natura

L'ambiance est presque joyeuse. Si les accusés trem- blent d'angoisse, dans le public beaucoup croient à leur acquittement. Les jurés n'ont pas des cœurs de pierre, tout de même ! La défense a si bien dit les choses. C'est sûr, ce soir les vingt-quatre seront à Faaite. L'horloge de la salle d'audience marque 16 h 45. Les gendarmes s'écartent de la lourde porte.

Les juges, les jurés sortent, leurs délibérations sont terminées. Le président demande alors aux jurés si, à leur avis, les accusés sont coupables. Et c'est un oui, terrible et froid, qui tombe. Tétanisée, la défense ne réagit même pas. Dans la salle, des hurlements con- trastent avec l'impassibilité des vingt-quatre. Le prési- dent donne lecture de la sentence. Les jurés ont voté la culpabilité à plus de huit voix. Les circonstances atténuantes sont tout de même accordées. François Mauati a été condamné à quatorze ans de réclusion criminelle, Léonard Tufauni à dix ans, Paul Mauati à dix ans également. William Teata, Tavita Tapi, Marce- lino Tinomano sont condamnés à huit ans de réclusion criminelle. Taihoro Tiaiho, Rémi Tetoofa, Edouard Tapi, Gérard Pito sont condamnés à six ans de réclu- sion criminelle. Gabriel Tufakamaru et Gabriel Tufauni sont condamnés à cinq ans de réclusion criminelle. Les autres seront tous condamnés à quatre ans de prison, pour certains avec sursis.

Comment décrire ce qui se passe alors dans la salle ? L'audience, qui dure encore quelques instants pour des procédures techniques, n'intéresse plus personne. M de Felice, livide, semble être en état de choc. M Maissonnier, les yeux rouges, manifeste son indi-