4
A la bibliothèque : LES COMPORTEMENTS D'ENFANTS D'IMMIGRES MAGHRÉBINS approche sociologique, par Abdelwahed Allouche S 2 CD CD Q Q N°103-AUTOMNE1985/57

LES COMPORTEMENTS D'ENFANTS D'IMMIGRES ...cnlj.bnf.fr/sites/default/files/revues_document_joint/...1982, les enfants d'immigrés maghrébins de 0 à 14 ans représentent plus de la

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • A la bibliothèque :

    LES COMPORTEMENTSD'ENFANTS

    D'IMMIGRESMAGHRÉBINS

    approche sociologique,par Abdelwahed Allouche

    S 2CD CD

    Q Q

    N°103-AUTOMNE1985/57

  • Selon le recensement général de la population de1982, les enfants d'immigrés maghrébins de 0 à14 ans représentent plus de la moitié des enfants recen-sés comme étrangers, soit 477 000 enfants. Ils fréquen-tent les écoles et passent aussi plusieurs heures par jourdans les bibliothèques et dans d'autres institutions cul-turelles.Leurs pratiques de lecture et leurs comportementsdiffèrent-ils de ceux d'autres enfants ? Il est néces-saire, avant de répondre à cette question, de préciserqu'il est difficile de parler d'un comportement uniqueet homogène de ces enfants face au livre, et que lanotion d'enfant étranger ou immigré ne rend pascompte de la réalité des enfants issus de l'immigrationet ne peut pas être un facteur explicatif des particulari-tés constatées à leur égard.

    Situer le débat sur le plan sociologique, c'est d'abordévacuer de notre champ de réflexion les jugements sub-jectifs — objectivement justifiables par le personneldes bibliothèques et par les enseignants, par exem-ple — et les notions du sens commun telles que bon oumauvais lecteur, perturbation ou bon fonctionnementde la bibliothèque..., afin de remonter aux explicationsqui permettent de clarifier les comportements.L'appartenance ethno-culturelle n'est qu'un paramè-tre parmi tant d'autres qui peut nous renseigner sur lesattitudes face au livre. Chaque enfant est une indivi-dualité originale par ses particularités psychologiques,et par les conditionnements qu'il subit à travers sonappartenance sociale (la classe dont il est issu), sonappartenance sexuelle (rôles sociaux attribués à cha-que sexe), les différenciations selon l'âge et les rapportsà l'institution scolaire.

    L'interpénétration de ces différentes variables rendillusoire le fait de parler d'un comportement au singu-lier du public qui fréquente les bibliothèques. L'identi-fication à un groupe n'est pas magiquement homogé-néisante de l'ensemble des comportements d'un indi-vidu. La question de l'importance que revêt l'origineculturelle de l'enfant d'immigré dans l'ensemble de cesparamètres reste posée : s'agit-il d'une donnée fonda-mentale qui détermine ses agissements ou d'une accen-tuation des comportements identifiables en termes declasses sociales ?

    L'enfant d'immigré maghrébin subit la doubleinfluence de la socialisation du pays d'installation et dela famille. Celle-ci n'est pas l'image fidèle de la cultured'origine des travailleurs immigrés telle qu'elle existeactuellement au Maghreb, mais la reconstitution, paremprunt et réinterprétation, d'une nouvelle culture :la culture immigrée. Les enfants d'immigrés ne sontpas des enfants immigrés car ils n'ont pas fait le choixd'immigrer, et dans la mesure où ils n'héritent pasdirectement de la culture du pays d'origine, mais de laculture immigrée de leurs parents (c'est-à-dire le noyaudur de la culture originelle plus le processus d'accultu-ration nécessaire à une adaptation à la vie en France).De ce fait, et de la même façon que les enfants issus del'immigration ne sont pas des immigrés et encoremoins des étrangers, la problématique qu'ils mettenten œuvre n'est pas réductible à celle des enfants fran-çais.

    Au confluent de deux cultures (et non entre deux cul-tures), leurs comportements sont régis par deux systè-mes de référence dont l'un fait appel aux valeurs de lalaïcité, de l'individualisme et de l'égalité des sexes, etl'autre aux valeurs de la « Tarbya » (la bonne éduca-tion) avec ses composantes : la religion, l'honneur dela famille, l'autorité du père et la soumission de lafemme et des enfants à cette autorité. Comprendrel'armature de la culture immigrée, les conditions de viedes familles migrantes, la perception de la sociétéd'arrivée de cette immigration permettent de rendrelisibles les attitudes et les comportements des enfants« beurs » * face au livre.

    Par opposition aux « êtres au travail » qui caractérisent lestravailleurs immigrés, leur progéniture se définitavant tout comme « êtres à l'école » (ou exclus del'école). C'est pour eux la seule possibilité de s'en sortiret de mériter une reconnaissance. Un échec dans cedomaine signifie une exclusion culturelle dans le sensanthropologique, la négation d'appartenance à lasociété française qui s'ajoute à l'exclusion économiqueque les enfants d'immigrés partagent avec les enfantsfrançais des classes populaires. La lecture instrumen-tale (liée aux contraintes scolaires) est par conséquent

    * « Beur » : Arabe, Maghrébin, né en France.

    58 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS

  • le lieu d'une double angoisse : peur de l'exclusion éco-nomique et de l'exclusion culturelle.Les filles d'origine maghrébine sont dans leur majoritéconscientes de cet enjeu ; conscience proportionnelleaux faibles chances que leur laisse la société d'origined'une réinsertion (égale à une émigration) dans le res-pect de l'égalité avec les garçons. Leurs lectures dansles bibliothèques sont de ce fait orientées en fonctiondu programme scolaire. Nombreuses sont celles quiviennent pour faire des devoirs ou des enquêtes, beau-coup plus que les filles françaises ou les garçons d'ori-gine maghrébine.

    Mais cette lecture instrumentale n'est qu'un aspect desactivités livresques des filles d'origine maghrébine quise livrent facilement à la lecture des romans et surtoutdes contes. Ces derniers tirent leur force de la naturede l'éducation qu'elles subissent. La littérature oraledans laquelle elles ont grandi est faite de pratiquesmagiques, de légendes et de fantasmes qui compensentl'enfermement relatif et la frustration sexuelle dus aumythe de la virginité, considérée comme un patrimoinefamilial.

    Le rôle de gardienne des enfants confié par le père à lamère et par la mère à la fille, ainsi que la dichotomieintérieur/femme-extérieur/homme, expliquent en par-tie l'appropriation spécifique de l'espace de la biblio-thèque par les filles d'immigrés maghrébins. En effet,la bibliothèque est vécue, chez beaucoup d'entre elles,comme un lieu de vie prolongeant l'intimité familiale.Elle offre la possibilité de s'occuper des petits frères etdes petites sœurs dans un cadre agréable, de participeractivement à l'animation et de discuter avec les copineset les bibliothécaires. A la bibliothèque de la Joie parles livres, à Clamart, certaines filles assidues font aussile burau de prêt. C'est une façon de confirmer leur uti-lité (dans la culture maghrébine les filles qui aidentsont surnommées « Bnett dar », filles de maison, etdonc bonnes à marier) et de posséder symboliquementun bien culturel mis à la disposition de tous, en passantde l'attitude d'emprunteur à celle de prêteur.Une sociabilité identique, mais qui revêt d'autres for-mes, apparaît dans les comportements des garçonsd'origine maghrébine. Pour certains d'entre eux, labibliothèque n'est pas le lieu sacro-saint de l'écrit,mais plutôt un espace de rencontre ouvert à des activi-

    tés diverses où la non-lecture tient une place impor-tante. C'est à la bibliothèque qu'on peut rencontrer uncopain pour lire ensemble une bande dessinée, ou diresans gêne ce qui passe par la tête, ou s'amuser enattendant le moment d'une activité sportive... Lesentrées et sorties fréquentes, les visites quotidiennessemblent avoir comme fonction l'intégration del'espace bibliothèque à la rue et au trajet quotidien deces enfants. Evacués de la maison — lieu privilégié dela mère maghrébine et cadre permettant la protectionde son intégrité féminine — ils essayent de se consti-tuer en groupes (souvent mixtes : enfants français etd'immigrés) pour se protéger contre le danger del'extérieur. Il n'est pas étonnant alors de les voir veniren groupes à la bibliothèque et consacrer un tempsimportant aux activités ludiques.Les bandes dessinées sont la lecture préférée de tous lesenfants. Mais en privilégiant la culture de la débrouil-lardise et en exprimant le déroulement de l'action parl'image, ce genre de livre est facilement accessible à unpublic dont les dispositions psychologiques à undéchiffrage complexe du texte ne sont pas grandes,quelle que soit l'origine culturelle d'ailleurs.

    Dans l'esprit de l'enfant issu de l'immigration, lesparents sont souvent absents de l'acte de lire. En effet,ils ne participent pas activement à l'apprentissage de lalecture ; ils ne l'accompagnent que rarement à labibliothèque et ne lisent pas régulièrement chez eux.Parfois illettrés, même en arabe, et exclus de l'universlangagier du pays d'installation, ils accordent pourtantune grande importance à la lecture de leurs enfants etsurtout aux résultats scolaires. La réussite à l'école estpour eux une légitimation de l'immigration vécuecomme un exil douloureux : « C'est à cause d'eux etdu pain qu'on est ici».

    Dans une tentative de conciliation de leur identité pre-mière et de leur socialisation en France (faire coïnciderla terre natale et la terre effective), il arrive que lesenfants de maghrébins empruntent des livres écritsdans leur langue d'origine pour les consulter avec lesparents. Mais la langue d'origine est vécue par certainscomme un obstacle à une insertion possible et un piègetendu qui augmenterait les chances de leur exclusionde la société française.

    N°103-AUTOMNE1985/59

  • La perception souvent négative du Maghrébin ren-force chez l'enfant ce sentiment. L'immigré porte surlui-même une image dévalorisante, et la société d'ins-tallation établit avec lui des rapports tendus, médiati-sés par l'histoire coloniale et accentués par l'étrangetéentre les valeurs culturelles maghrébines et les valeursjudéo-chrétiennes. Cette situation ne laisse aux enfantsd'immigrés d'autres choix que de s'assimiler ou de seretrancher dans une agressivité qui prend parfois lesformes d'une réaction négative envers tout ce qui estproposé. L'agressivité vis-à-vis d'un livre déchiré oupiétiné — et qui est en réalité un cas extrême et excep-tionnel — peut être la réaction vis-à-vis d'une sociétéqui ne veut pas reconnaître en eux les siens.

    La violence à l'égard de l'abondance des livres et desbiens culturels d'une façon générale n'est-elle pas uneattitude légitime de tous ceux qui se sentent déshéritéset privés ? Les enfants des classes populaires françai-ses partagent ce sentiment de privation avec les enfantsde Maghrébins. Certains comportements décritscomme spécifiques se retrouvent parfois chez lesenfants d'immigrés d'autres pays ou chez les enfantsd'ouvriers français. Ces derniers n'ont pas souvent leurchambre ou leur bibliothèque. Leurs parents ne lisentpas souvent. Le quartier est conçu comme le prolonge-ment de l'espace familial et l'autorité paternelle estforte. La lecture instrumentale est souvent privilégiéepar rapport à la lecture désirée, et l'école est un lieud'angoisse et un espoir de promotion sociale. L'égalitésexuelle n'est pas toujours respectée...

    Malgré ces rapprochements, le poids de la religiosité,l'importance de l'honneur familial, le respect-craintedu père, la soumission de la femme, la non-verbalisation de la sexualité constituent des élémentsde différenciation dans les comportements des enfantsde Maghrébins par rapports aux autres enfants etfavorisent l'émergence de particularités non réducti-bles aux habitus de classes. En outre l'immigration,par les mécanismes d'acceptation ou de refus, déclen-che des positionnements identitaires qui conditionnentles comportements. Il y a au moins trois possibilités dese définir par rapport à son identité, et donc au moinstrois façons de se comporter à la bibliothèque :

    1) ceux qui cherchent à être considérés comme lesautres en tentant de gommer leurs différences ;2) ceux qui se définissent par rapport à la culture d'ori-gine et qui sont les moins perméables à l'accultura-tion ;3) ceux qui essayent de s'adapter au modèle du paysd'installation tout en ménageant celui des parents.Il va sans dire que, malgré son importance, l'apparte-nance ethno-culturelle n'est pas le seul facteur explica-tif des différences des comportements. Il est nécessairede faire intervenir les résultats scolaires, l'âge, le sexe,l'appartenance sociale, le niveau d'instruction desparents... afin de rendre intelligibles les comporte-ments des enfants face au livre.Mais gardons à l'esprit que l'enfant, qu'il soit d'originemaghrébine ou portugaise, d'origine prolétarienne oubourgeoise, est avant tout un enfant.

    A.A.

    60 /LA REVUE DES LIVRES POUR ENFANTS