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UNIVERSITÉ DE LIMOGES Ecole Doctorale n° 88 Pierre Couvrat FACULTÉ DE DROIT ET DES SCIENCES ECONOMIQUES Observatoire des mutations institutionnelles et juridiques THÈSE POUR L’OBTENTION DU GRADE DE DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ DE LIMOGES Discipline : Droit public Présentée et soutenue publiquement le 7 décembre 2012 par Julien BETAILLE LES CONDITIONS JURIDIQUES DE L’EFFECTIVITE DE LA NORME EN DROIT PUBLIC INTERNE : illustrations en droit de l’urbanisme et en droit de l’environnement Thèse dirigée par M. Michel PRIEUR, Professeur émérite à l’Université de Limoges, Doyen honoraire de la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges JURY Rapporteurs Mme Marie-Anne COHENDET, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne M. Yves JEGOUZO, Professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancien conseiller d'Etat en service extraordinaire Examinateurs M. Eric MILLARD, Professeur à l’Université Paris Ouest – Nanterre La Défense M. Gérard MONEDIAIRE, Professeur à l’Université de Limoges Mme Catherine TEITGEN-COLLY, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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  • UNIVERSIT DE LIMOGES Ecole Doctorale n 88 Pierre Couvrat

    FACULT DE DROIT ET DES SCIENCES ECONOMIQUES

    Observatoire des mutations institutionnelles et juridiques

    THSE POUR LOBTENTION DU GRADE DE

    DOCTEUR DE LUNIVERSIT DE LIMOGES

    Discipline : Droit public

    Prsente et soutenue publiquement le 7 dcembre 2012 par

    Julien BETAILLE

    LES CONDITIONS JURIDIQUES DE LEFFECTIVITE DE LA NORME EN DROIT PUBLIC INTERNE :

    illustrations en droit de lurbanisme et en droit de lenvironnement

    Thse dirige par

    M. Michel PRIEUR, Professeur mrite lUniversit de Limoges, Doyen honoraire de la Facult de droit et des

    sciences conomiques de Limoges JURY Rapporteurs Mme Marie-Anne COHENDET, Professeur lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne

    M. Yves JEGOUZO, Professeur mrite lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne, ancien conseiller d'Etat en service extraordinaire Examinateurs

    M. Eric MILLARD, Professeur lUniversit Paris Ouest Nanterre La Dfense M. Grard MONEDIAIRE, Professeur lUniversit de Limoges

    Mme Catherine TEITGEN-COLLY, Professeur lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne

  • LUniversit de Limoges nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans cette thse ; ces opinons doivent tre considres comme propres leurs auteurs.

  • Mes remerciements sadressent, en priorit, mon directeur de thse, Monsieur le

    Professeur Michel Prieur, pour la rigueur et louverture desprit avec laquelle il a dirig mes recherches, pour son enthousiasme et la gnrosit avec laquelle il partage sans cesse son exprience prcieuse ainsi que pour son soutien et la confiance quil a su discrtement me tmoigner.

    Je tiens galement exprimer toute ma reconnaissance Monsieur le Professeur Grard Mondiaire pour sa bienveillance, ses conseils prcieux et le soutien quil a bien voulu mapporter.

    Plus largement, mes remerciements sadressent aux nombreuses personnes qui, par leurs conseils, leur soutien ou, tout simplement, par leur amiti, ont activement contribu ce que cette thse de doctorat puisse voir le jour.

    Jadresse plus intimement mes remerciements ma sur Adeline qui a accept la

    tche fastidieuse de relire ce travail et ds lors celle de se rsigner apprhender les subtilits de la langue du Droit. Je la remercie galement pour mavoir souvent, malgr elle mais avec toute sa gnrosit, ouvert la voie.

    Mes remerciements se dirigent aussi vers mon ami Jean-Marc qui fait partie de ces

    rencontres clairantes que lon fait lUniversit.

    Enfin, que ceux qui mont accompagn durant les moments les plus difficiles trouvent ici toutes les marques de ma reconnaissance et de mon affection.

  • A mes parents,

  • SOMMAIRE PARTIE I : LES CONDITIONS CLASSIQUES DE LEFFECTIVITE TITRE I : LA COHERENCE DE LORDRE JURIDIQUE CHAPITRE I : LA RECEPTION DES NORMES DORIGINE EXTERNE CHAPITRE II : LARTICULATION DES NORMES INTERNES TITRE II : LA SANCTION DE LA NORME CHAPITRE I : LA SANCTION PAR LA PUISSANCE PUBLIQUE CHAPITRE II : LA SANCTION DE LA PUISSANCE PUBLIQUE PARTIE II : LES CONDITIONS AMPLIATIVES DE LEFFECTIVITE TITRE I : LA CONCEPTION DE LA NORME CHAPITRE I : LELABORATION DE LA NORME CHAPITRE II : LA MISE EN UVRE DE LA NORME TITRE II : LA RECEPTION DE LA NORME CHAPITRE I : LA RECEPTION DE LA NORME PAR SES DESTINATAIRES CHAPITRE II : LA RECEPTION DE LA NORME PAR LE JUGE

  • Principaux sigles et abrviations Abrviations relatives aux publications AFDI : Annuaire franais de droit international AJDA : Revue Actualit juridique du droit administratif APD : Archives de philosophie du droit BJDU : Bulletin de jurisprudence de droit de lurbanisme CCC : Cahiers du Conseil constitutionnel CJEG : Cahiers juridiques de llectricit et du gaz Constr.-urb. : Revue Construction urbanisme Dalloz : Recueil Dalloz DAUH : Droit de lamnagement, de lurbanisme et de lhabitat Droit adm. : Revue Droit administratif Droit de lenv. : Revue Droit de lenvironnement EDCE : Etudes et documents du Conseil dEtat GACEDH : Grands arrts de la Cour europenne des droits de lhomme (PUF) JCP A : La semaine juridique Administrations et collectivits territoriales JCP G : La semaine juridique Edition gnrale LPA : Les Petites affiches RCADI : Recueil des cours de lAcadmie de droit international RDI : Revue de droit immobilier RDP : Revue du droit public et de la science politique REDE : Revue europenne de droit de lenvironnement RFAP : Revue franaise dadministration publique RFDA : Revue franaise de droit administratif RFDC : Revue franaise de droit constitutionnel RGDIP : Revue gnrale de droit international public RJE : Revue juridique de lenvironnement RRJ : Revue de la recherche juridique Droit prospectif RSC : Revue de science criminelle RTD civ. : Revue trimestrielle de droit civil RTDE : Revue trimestrielle de droit europen Abrviations relatives aux institutions AAI : Autorit administrative indpendante AN : Assemble nationale CA : Cour dappel CAA : Cour administrative dappel CADA : Commission daccs aux documents administratifs Cass. : Cour de cassation CC : Conseil constitutionnel franais

    CE : Conseil dEtat franais CIJ : Cour internationale de justice CJCE : Cour de justice des communauts europennes CJUE : Cour de justice de lUnion europenne CNDP : Commission nationale du dbat public Cour EDH : Cour europenne des droits de lhomme GRIDAUH : Groupement de recherche sur les institutions et le droit de lamnagement, de lurbanisme et de lhabitat TA : Tribunal administratif TC : Tribunal des conflits TPIUE : Tribunal de premire instance de lUnion europenne UE : Union europenne Divers

    Concl. : conclusions Chron. : chronique Dact. : dactylographie Dir. : (sous la direction) DUP : Dclaration dutilit publique Ed. : dition Et al. : et les autres (auteurs) ICPE : Installations classes pour la protection de lenvironnement Infra : voir plus bas JOUE : Journal officiel de lUnion europenne JOCE : Journal officiel des Communauts europennes JORF : Journal officiel de la Rpublique franaise n : numro Obs. : observations op. cit. : uvre cite prcdemment p. : page PIG : Projet dintrt gnral PLU : plan local durbanisme QPC : Question prioritaire de constitutionnalit s. : suivants SCOT : Schma de cohrence territoriale Supra : voir plus haut Rec. : recueil TCE : Trait instituant la Communaut Europenne TFUE : Trait sur le fonctionnement de lUnion europenne TUE : Trait sur lUnion europenne V. : voir : paragraphe

  • Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit public interne

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    INTRODUCTION

    Le droit dit "ce quil faut faire", il ne peut pas dire "ce quon en fera" .

    Georges Vedel1

    1. La question de leffectivit de la norme juridique est au cur dun paradoxe qui conduit ncessairement les juristes sinterroger sur la fonction mme du droit. Dun ct, le droit serait fait pour tre appliqu 2. De lautre, le destin du droit serait selon Denys de Bchillon de demeurer partiellement ineffectif 3. Ces deux visions ne sont pas opposes. Elles traduisent simplement des difficults relles orienter le monde des faits vers celui de la norme. Pour Jean Rivero, il faudrait mme se rsigner ce quune marge plus ou moins large spare le sollen et le sein, la norme et le rel 4. En effet, la norme ne simpose pas delle-mme, par le simple fait de son adoption. Nul ne peut vraiment prvoir la trajectoire de son emprise sur le monde des faits, sa participation concrte la ralisation du but qui lui est assign.

    En revanche, dfaut de prvoir , le juriste peut tenter de comprendre en quoi le systme juridique lui-mme cest--dire son propre objet dtude contribue leffectivit des normes qui le composent. Pour cela, il lui faut ncessairement acqurir une connaissance des conditions juridiques qui influencent leffectivit de la norme. Cest sur cette question, celle de la contribution du systme juridique leffectivit de ses propres normes, que porte cette tude.

    Avant dexposer la faon dont une telle tude peut tre entreprise, il convient denvisager lapparition du terme effectivit dans la langue franaise et dans la doctrine juridique. A ce stade, il sagit essentiellement de montrer les proccupations dont cette apparition tmoigne, ce qui nous permettra toutefois de commencer lever certaines quivoques qui ont pris corps autour dun mot utilis par les juristes dans au moins deux acceptions diffrentes.

    2. Le substantif effectivit ne figure pas dans lensemble des dictionnaires de langue franaise. Aucune mention nen est faite dans le Petit Robert de la langue franaise, dans le dictionnaire Littr5, pas davantage que dans le dictionnaire de lacadmie franaise6. Le mot

    1 Georges VEDEL, Le hasard et la ncessit , Pouvoirs, n 50, 1989, p. 27. 2 Jean CARBONNIER, Droit et passion du droit sous la Ve Rpublique, Flammarion, 1996, p. 20. 3 Denys de BECHILLON, Quest-ce quune rgle de droit ?, Odile Jacob, 1997, Paris, p. 61. Lauteur ajoute que vouloir quil ny ait de Droit authentique que parfaitement respect, cest se tromper de monde (p. 62). 4 Jean RIVERO, Sur leffet dissuasif de la sanction juridique , in Mlanges offerts Pierre Raynaud, Dalloz, Paris, 1985, p. 685. 5 Du moins dans sa version contemporaine (v. la version intgrale disponible sur littre.reverso.net).

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    effectivit nest donc pas encore tout fait entr dans la langue franaise. Sa rception incomplte, voire difficile, dans le langage commun ny est probablement pas trangre.

    Son tymologie peut tre aisment retrace. Le dictionnaire Larousse indique que leffectivit est le caractre de ce qui est effectif 7. Or, le mot effectif provient du latin effectus qui, ds lantiquit, peut avoir deux significations diffrentes8. Dans un sens, effectus, orthographi sans accent sur le u , indique ce qui est fait, excut ou achev. Dans lautre, effects, orthographi avec un accent, indique un effet, une ralisation, un accomplissement. Il est par exemple employ dans ce sens l par Cicron dans les Tusculanes et dans son Trait de la divination en quarante cinq avant Jsus-Christ9. Ces deux acceptions se retrouvent ensuite dans les premiers dictionnaires de langue franaise. Le mot effectif apparat en ancien franais dans le sens de ce qui a ou peult avoir effect 10 en 1464 puis, deux sicles plus tard, en 1641, sous la plume de Corneille dans le sens de ce qui est rel 11.

    3. Cette dualit tymologique explique probablement le double sens contemporain de ladjectif effectif et, par ricochet, du substantif effectivit . Ladjectif effectif peut aujourdhui aussi bien tre dfini comme ce qui produit un effet rel que comme ce qui existe rellement 12. Par consquent, leffectivit peut, dans le premier sens, renvoyer ce qui engendre un effet , mais aussi, dans le second sens, ce qui est rel . Autrement dit, lutilisation du terme effectivit peut chercher dune part exprimer que quelque chose a produit un effet sur la ralit ou, dautre part, que quelque chose est rel, cest--dire existe dans les faits 13. Ce mot indique donc tantt une action en cours nous la dsignerons comme l effectivit-action , tantt un tat rsultant du pass que nous dsignerons comme l effectivit-tat .

    4. Une recherche, dans les crits de langue franaise, du mot effectivit et non plus du mot effectif , permet de se faire une ide de son apparition. Elle montre que, dans un premier temps, cest leffectivit-tat cest--dire le caractre de ce qui existe dans le rel qui a domin dans la langue franaise en gnral14 et en droit international en particulier15. Elle ne doit cependant pas faire oublier lautre signification de ce mot, leffectivit-action.

    6 Ce dernier est un dictionnaire dit normatif , cest--dire qui tend orienter lutilisation des mots, qui prescrit le bon usage de la langue (disponible en ligne sur le site : atilf.atilf.fr). 7 Une dfinition identique est propose par le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL). V. lentre effectivit , in CNRTL CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr. Le CNRTL a t cr en 2005 par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et constitue le fruit dun travail commun plusieurs universits. 8 V. Flix GAFFIOT, Dictionnaire Latin Franais, Hachette, Paris, 1934, p. 573. 9 CICERON, Tusculanes, Livre second, I. , 45 avant Jsus-Christ ; Trait de la divination, livre second, LXXI., 45 avant Jsus-Christ. 10 V. ltymologie sous lentre effectif in CNRTL CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr. 11 Etymologie sous lentre effectif in CNRTL CNRS-ATILF, ibidem : CORNEILLE, Pompe, 1641-1644, IV, 3 : ce glorieux titre, prsent effectif . Les tragdies de Corneille se droulant sous lAntiquit, il est possible de faire lhypothse que celui-ci ait forg cette signification du mot effectif en sinspirant du latin antique dans le but de rendre sa tragdie plus fidle au contexte linguistique de lpoque antique. 12 Entre effectif , in CNRTL CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr. 13 Entre rel , in Le Petit Robert de la langue franaise 2013. 14 Si le terme effectivit est aujourdhui en grande majorit utilis dans le domaine juridique, il trouve ses premires origines en langue franaise dans les domaines de la philosophie et des mathmatiques. Le terme

  • Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit public interne

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    Leffectivit-action, comprise comme le caractre de ce qui produit un effet sur le rel, napparat vritablement dans la langue franaise qu partir de la seconde moiti du XXe sicle16. Cette signification du mot effectivit drive du latin effects, orthographi avec un accent. Ainsi, dans la langue franaise, elle constitue un nologisme, plus prcisment un nologisme dit de sens dans la mesure o ce mot existait auparavant, mais sest vu employ dans un sens nouveau .

    5. Il est difficile dexpliquer cette transformation de sens. Cependant, deux lments, diffrents mais troitement lis, peuvent tre avancs. La premire explication est lexicale. On sait qu la fin du XIXe sicle, le mot efficience dsignait la capacit de produire un

    effectivit semble tre n la toute fin du XVIIIe et au dbut du XIXe sicle. Il est alors en trs grande majorit utilis dans le sens de leffectivit-tat, cest--dire comme le caractre de ce qui existe dans le rel, dans les faits. Cest par exemple le cas de louvrage le plus ancien quil nous a t possible de recenser. Le nouvel homme, publi en 1795, applique ainsi le mot effectivit Dieu pour expliquer en quoi la prsence de ce dernier est tangible dans la ralit (v. Louis-Claude de SAINT-MARTIN (prsum), Le nouvel homme, Cercle social, Paris, 1795, p. 183). Le mot est ensuite tour tour utilis en 1816 en philosophie des mathmatiques (Hon WRONSKI, Philosophie de la technie algorithmique Seconde section, contenant les lois des sries comme prparation la rforme des mathmatiques, Paris, 1816 et 1817, p. 379. Du mme auteur, mais dans un autre domaine, v. Hon WRONSKI et Jzef MARIA, Messianisme, union finale de la philosophie et de la religion constituant la philosophie absolue. Mtapolitique messianique, dsordre rvolutionnaire du monde civilis, G. Doyen, Paris, 1840, p. 53) et dans le cadre de la philosophie de lhistoire en 1845 (Labb PICARD, Quelques rflexions sur la philosophie de lhistoire , in Prcis analytique des travaux de lacadmie royale des sciences, belles-lettres et des arts de Rouen, Rouen, 1845). Dans ces deux cas, cest toujours le mme sens qui est utilis, comme dailleurs dans une thse de philosophie soutenue en 1846 (Guillaume TIBERGHIEN, Dissertation sur la thorie de l'Infini, thse, philosophie, Bruxelles, Wouters frres, 1846, p. 21) ou dans un manuel dconomie politique de 1863 (Gustave de MOLINARI, Cours d'conomie politique, 2me d., t II, A. Lacroix, Verboeckhoven, 1863, p. 342). Leffectivit exprime ce qui existe dans la ralit. Cest ainsi en toute logique que Pierre Larousse inscrit cette signification du mot effectivit dans son Grand dictionnaire universel du XIXe sicle en 1870. Leffectivit est ainsi dfinie comme tat, caractre, nature de ce qui est effectif (Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe sicle : franais, historique, gographique, mythologique, bibliographique, littraire, artistique, scientifique, etc. etc., t. 7, Administration du grand Dictionnaire universel, Paris, 1870, p. 219 ; nous soulignons). 15 Cest au plus tard dans le dernier quart du XIXe sicle que le terme effectivit commence tre employ en droit international. Ainsi, dans un rapport publi dans lAnnuaire de l'Institut de droit international en 1877 (F. de MARTITZ, Quatrime commission dtudes Examen de la thorie de la confrence de Berlin de 1885 sur loccupation des territoires , in Annuaire de l'Institut de droit international, Pedone, 1877, p. 248), ce terme est utilis dans le cadre de lapprciation juridique de la ralit de loccupation dun territoire. Dans le champ du droit international, leffectivit sentend donc dans le sens le plus communment admis cette poque. Cette acception perdure dailleurs aujourdhui de faon spcifique dans cette matire (v. infra, 39). En 1882, ce mme sens du mot effectivit est utilis concernant le blocus maritime qui, pour exister et devenir obligatoire (Paul FAUCHILLE, Du blocus maritime : tude de droit international et de droit compar, A. Rousseau, Paris, 1882, p. 74), doit tre rel. Trois annes plus tard, un dictionnaire de droit international utilise ce mot dans le cadre de la dfinition juridique du blocus (Charles CALVO, Dictionnaire de droit international public et priv, t. 1, Guillaumin & Cie, Paris, 1885, p. 96) et en 1886, le dictionnaire dEmile Littr dfinit le mot effectivit comme la qualit de ce qui est effectif en faisant explicitement rfrence au cas des blocus en droit international (Emile LITTRE, Dictionnaire de la langue franaise supplment renfermant un grand nombre de termes dart, de science, dagriculture etc. et de nologismes de tous genres appuys dexemples, Hachette, Paris, 1886, p. 364). Le XXe sicle naissant, il est alors temps pour Antoine Rougier de prsenter une nouvelle thorie sur leffectivit du blocus maritime dans la revue gnrale de droit international public (Antoine ROUGIER, Une nouvelle thorie sur leffectivit du blocus maritime , RGDIP, t. X, 1900, p. 603. 16 Il est cependant possible den trouver lutilisation dans un ouvrage de 1835 (v. SAINT-ROMAN, Alexis Jacques SERRE, Lettres sur la patrie, la lgitimit et la souverainet du peuple, Dentu, 1835, p. 100).

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    effet 17, ce qui correspond, sy mprendre, au sens donn au mot effectivit partir de la seconde moiti du XXe sicle. Cela nous conduit la seconde explication. Une partie de la doctrine juridique franaise a largement utilis cette signification du mot effectivit , bien diffrente de celle que retient classiquement le droit international, partir des annes cinquante. On peut ainsi relever lutilisation de cette signification du mot par Jean-Marie Auby en 1953 dans un article consacr lobligation du gouvernement dassurer lexcution des lois18. Nanmoins, cest davantage Jean Carbonnier qui a popularis cette signification de leffectivit dans un article de 1957 intitul Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit 19, mme sil nen donne pas de dfinition prcise. Celle-ci devient alors une des notions cardinales de la sociologie juridique. Trs peu de temps aprs, elle apparat dans des ouvrages de thorie du droit. Michel Virally y fait ainsi largement rfrence dans La pense juridique, ouvrage paru en 1960 20 et la thse de Paul Amselek, soutenue en 1962, y consacre dimportants dveloppements21. Mme sil est possible que Jean Carbonnier ait influenc ces deux derniers auteurs, il est aussi probable quils aient repris ce mot en raison de son utilisation par des auteurs de langue trangre, notamment des thoriciens du droit tels quAlf Ross22 - qui utilise tantt le mot effectivity , tantt le mot effectiveness 23 ou surtout Hans Kelsen qui utilise le mot allemand effektivitt gnralement traduit par efficacit 24 et dont la premire dition de la Thorie pure du droit parat en 193425.

    17 Entre efficience sous longlet tymologie , in CNRTL CNRS-ATILF, www.cnrtl.fr. Ce sens du mot efficience est recens pour lanne 1893 et est issu du latin classique efficientia qui dsigne la facult de produire un effet . 18 V. Jean-Marie AUBY, Lobligation gouvernementale dassurer lexcution des lois , JCP, 1953, n 1080. 19 Jean CARBONNIER, Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit , Lanne sociologique, 1957-1958, p. 3. 20 Michel VIRALLY, La pense juridique, 1960, Ed. Panthon Assas, LGDJ, 1998, notamment p. 137 et s.. 21 Paul AMSELEK, Perspectives critiques dune rflexion pistmologique sur la thorie du droit (Essai de phnomnologie juridique), thse, droit, Paris, 1962, p. 332 et s.. 22 Alf ROSS, On law and justice, (1959), The Lawbook Exchange Ltd., Clark, 2007, p. 35 ; 68 ; 70. Cette hypothse est la moins probable dans la mesure o louvrage parat, en anglais, un et trois ans seulement avant ceux de Michel Virally et de Paul Amselek. 23 Les mots effectiveness , efficacy et effectivity sont souvent assimils. A notre sens, effectivity est celui qui est le plus fidle au sens du mot effectivit . En effet, le mot effectiveness se traduit en franais par le mot efficacit et le mot efficacy renvoie lui aussi lefficacit dans la mesure o il est dfini comme la capacit produire leffet attendu ( an ability to bring about the intended result : Shorter Oxford English Dictionary on historical principles, 5me d., Vol. 1, Oxford University Press, 2002, p. 794). Nous aurons loccasion dexpliciter plus loin la diffrence que lon peut faire, du moins de nos jours, entre leffectivit et lefficacit. En revanche, si le mot effectivity nest pas recens par tous les dictionnaires anglais (v. par ex. John s. JAMES, Strouds judicial dictionary of words and phrases, 5me d., Vol. 2, London Sweet & Maxwell Limited, 1986), il est parfois dfini comme the degree of effectiveness (Shorter Oxford English Dictionary, op. cit., p. 794), ce qui revient lui donner un sens trs proche de celui de leffectivit (v. infra, 18). Ce mot est aussi utilis par les juristes soit dans le sens quil revt en droit international (v. par ex. ds 1933 : Josef L. KUNZ, The Law of Nations, Static and Dynamic , The American Journal of International Law, Vol. 27, n 4, 1933, p. 630), soit dans un sens plus proche de celui de la sociologie juridique (v. Alan HUNT, The theory of critical legal studies , Oxford Journal of Legal Studies, vol. 6, n 1, 1986, p. 40 : Effectivity is intended to demarcate the consequences for the development of some complex social element of its legal dimension or manifestation ). 24 Sur cette question de traduction, v. infra, 57). 25 La seconde dition parat en 1960 en allemand et en 1962 en franais (v. Hans KELSEN, Thorie pure du droit, 2me d., (1960), trad. Ch. Eisenmann, LGDJ Bruylant, 1999).

  • Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit public interne

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    Mme si les significations retenues en sociologie juridique et thorie du droit diffrent26, elles demeurent proches, surtout au regard du sens retenu en droit international qui est beaucoup plus loign. Cest cette signification nouvelle de l effectivit envisage, ce stade27, comme le caractre de ce qui produit un effet sur le rel (effectivit-action) qui sera au centre de notre tude.

    6. La seconde explication de lapparition, aprs la seconde guerre mondiale, dune signification nouvelle donne au mot effectivit peut tre recherche du ct de la science des nologismes, la nologie. Celle-ci apprend, parmi dautres raisons, quun nologisme peut tre suscit par un besoin de conceptualisation dans le cadre de lacquisition de nouvelles connaissances. Toute langue vivante doit intgrer des mcanismes de nologie propres crer les nouvelles units lexicales quimposent le progrs des connaissances et les transformations des techniques 28. Le nologisme effectivit semble bien procder de la recherche du mot juste . En labsence de mot exprimant exactement ce que lon a en tte, on est conduit, quelquefois par ttonnement en crer un pour inclure dans la trame conceptuelle du discours un peu de ce qui, dans lunivers, se perd jamais, faute dun nom qui permette de le faire passer dans le discours 29. Il est ainsi probable que les notions voisines de leffectivit, celles d application , d excution ou encore d efficacit 30 ne permettaient pas de dsigner ce qui est devenu la nouvelle signification du mot effectivit . Mais, outre ce besoin de conceptualisation, les dbats juridiques qui se sont manifests au tournant de la seconde guerre mondiale et qui ont, pour la plupart, perdur ensuite, ne sont probablement pas trangers limportant dveloppement que la notion deffectivit a connu en doctrine.

    Les nologismes peuvent aussi maner du besoin de dnommer la nouvelle ralit 31. Cette nouvelle ralit ne sest pas construite en un jour. Dans la priode qui prcde la seconde guerre mondiale, les rflexions de la doctrine juridique concernent en partie le rapport du droit au fait32. Cest surtout la loi, comprise depuis la Rvolution franaise comme lexpression de la volont gnrale, qui est critique. Outre louvrage de Jean Cruet intitul La vie du droit et limpuissance des lois paru au dbut du XXe sicle33, la loi est mise en cause en raison de son idalisme, trop loign de la ralit sociale. Elle devrait ainsi

    26 V. infra, 15. 27 V. infra, 21. 28 Jean PRUVOST et Jean-Franois SABLAYROLLES, Les nologismes, 2me d., Que sais-je ?, PUF, 2012, p. 9. 29 Jean PRUVOST et Jean-Franois SABLAYROLLES, ibidem, 2012, p. 87. 30 Sur cette distinction, v. infra, 18. 31 Jean PRUVOST et Jean-Franois SABLAYROLLES, ibidem, 2012, p. 54. 32 Nous remercions M. Bruno Bittmann qui achve une thse dhistoire du droit sur le sujet L'esprit de la loi et le rgime de Vichy. Ruptures et continuits juridiques d'une Rpublique une autre pour les clairages quil a bien voulu nous apporter. 33 Lauteur nutilise cependant pas le mot effectivit . V. Jean CRUET, La vie du droit et limpuissance des lois, Flammarion, Paris, 1908.

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    sadapter au fait34. Georges Burdeau constate en outre, en 1939, qu aucun des caractres de la conception traditionnelle de la loi ne subsiste aujourdhui. La loi nest ni gnrale, ni abstraite, ni permanente 35. Paralllement, le rle du Parlement dans llaboration des lois recule au profit des techniciens de ladministration36 et elle est concurrence par dautres sources du droit. Mais, plus largement, Georges Burdeau semble regretter une transformation de la fonction de la loi dans la socit. Ainsi, le Parlement nintervient pas seulement pour donner une forme juridique aux rapports sociaux mais pour les crer, les encourager ou en limiter leffet 37. Il met en vidence le fait que la loi devient un procd de gouvernement , cest--dire un moyen grce auquel le pouvoir politique essaie de raliser lordre social qui correspond sa conception du bien commun. La loi est linstrument par lequel stablit le monopole du pouvoir dans la direction des actions humaines 38. La fonction de direction de la norme est ici mise en vidence. Or, cette fonction est, comme nous le verrons, troitement lie la question de leffectivit.

    7. Nanmoins, cest probablement Georges Ripert qui, juste aprs la seconde guerre mondiale, va aborder le plus directement le thme de leffectivit. Le dclin du droit, publi en 194939, a probablement contribu attirer lattention de la doctrine sur le thme de leffectivit40. Lauteur nutilise pas le terme deffectivit, mais il consacre cette question dimportants dveloppements sous lintitul Lesprit de dsobissance . Ce dernier est, selon lauteur, un pril mortel pour le droit 41. Ainsi nat le dsordre. Il nat des lois qui sont violes et de celles qui ne sont pas appliques. Il saggrave par limpuissance de lEtat les faire appliquer et parfois mme par lexemple quil donne en ne les appliquant pas. () La rpression est inefficace, car on ne lutte pas utilement contre une rsistance gnrale lapplication de la loi. Ce dclin du droit est trs remarquable notre poque. La dsobissance saccompagne dun mpris pour le droit impuissant 42. Outre une rflexion complmentaire sur linscurit juridique, Georges Ripert stigmatise les lois inutiles, la dfaillance de lEtat quant leur sanction voire son refus de les appliquer. Peu de temps aprs, Jean-Marie Auby dtaille, de faon plus raisonne, lobligation du pouvoir excutif dexcuter les lois43 et en 1955, dans Les forces cratrices du droit, Georges Ripert dveloppe la question de la rception des lois 44. Il revient de nouveau sur le rle du pouvoir excutif

    34 En ce sens, v. Gaston MORIN, La loi et le contrat. La dcadence de leur souverainet, Flix Alcan, Paris, 1927. 35 Georges BURDEAU, Essai sur l'volution de la notion de loi en droit franais , APD, vol. 9, n 1-2, 1939, p. 44. 36 V. Xavier PERROT, Ladministration lgislateur. Le cas des Beaux-arts (1907-1944) , Revue dhistoire des facults de droit et de la culture juridique, n 31, 2012, p. 269 et s.. 37 Georges BURDEAU, Essai sur l'volution de la notion de loi en droit franais , op. cit., p. 43. 38 Georges BURDEAU, ibidem, p. 48. 39 Georges RIPERT, Le dclin du droit, LGDJ, Paris, 1949. 40 Celui de Jean Cruet prcit a cependant eu un certain retentissement intellectuel. Il est par exemple cit par Alf Ross dans On Law and Justice, op. cit., p. 78. 41 Georges RIPERT, Le dclin du droit, op. cit., p. 95. 42 Georges RIPERT, Le dclin du droit, op. cit., p. 97. 43 Jean-Marie AUBY, Lobligation gouvernementale dassurer lexcution des lois , JCP, 1953, n 1080. 44 Georges RIPERT, Les forces cratrices du droit, LGDJ, Paris, 1955, p. 364 et s..

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    dans lapplication des lois, insiste sur linertie et les tolrances administratives mais tend le champ de la rflexion au rle des juges et de linterprtation dans la rception des lois comme celui de lapplication de ces dernires par les intresses. Se forme ainsi un questionnement de plus en plus global sur ce qui est, en filigrane, le thme de l(in)effectivit de la loi. Cela nest probablement pas tranger un certain dsenchantement par rapport la toute puissance de la loi suggre par le lgicentrisme. En effet, la suite de la rvolution franaise et de la thorie du contrat social de Rousseau sest dveloppe une idoltrie de la loi, expression de la volont gnrale 45. Or, ce moment, cette source du droit justifie lobissance aux lois du pays 46. Le lgicentrisme et lobissance qui laccompagne seffritent47. Paralllement, lEtat providence se dveloppe considrablement dans le contexte de laprs guerre. Ce dveloppement saccompagne dun certain panjuridisme qui suscite ncessairement des interrogations fortes de la doctrine sur linflation des lois, sur la scurit juridique et sur la place de la puissance publique. Lensemble de ces questions a trs certainement influenc les rflexions de Jean Carbonnier sur leffectivit de la rgle de droit. Plus largement, la question de l(in)effectivit alimente, encore aujourdhui, rgulirement les interrogations plus gnrales de la doctrine sur le crise du droit48. Ainsi, par le truchement des analyses tendant relever lineffectivit ou linefficacit des lois et du droit, il sagit de dresser le procs dun systme et dune certaine conception du droit 49 . Leffectivit est ainsi, explicitement50 ou implicitement51, au cur du discours de la doctrine sur le droit.

    En filigrane, ce discours soulve lenjeu principal dun questionnement sur leffectivit des normes juridiques : la place du droit dans la direction des conduites humaines (1). Une fois cet enjeu soulign, encore faut-il fournir des prcisions sur les termes de norme et d effectivit largement sollicits dans cette tude (2) avant den prciser lobjet (3), den circonscrire le domaine (4), den justifier la mthode (5) et la posture thorique (6). Il sera alors possible dexpliciter davantage la problmatique retenue (7).

    45 Charles PERELMAN, Ontologie juridique et sources du droit , APD, t. 27, 1982, p. 25. 46 Charles PERELMAN, ibidem, p. 25. 47 Sur laffaiblissement du lgicentrisme, v. Xavier BIOY et Philippe RAIMBAULT, La puissance de la loi en question , in Philippe RAIMBAULT (dir.), La puissance publique lheure europenne, Dalloz, 2006, p. 101. 48 V. par exemple, Bruno OPPETIT, Lhypothse du dclin du droit , Droits, n 4, 1986, p. 9 et s. ; Franois TERRE, La "crise de la loi" , APD, t. 25, 1980, p. 17 ; Jean-Denis BREDIN, Les maladies du droit , Revue de jurisprudence commerciale, 2005, p. 221 ; Jean-Pierre CAMBY, Le dsordre normatif , in Confluences Mlanges en l'honneur de Jacqueline Morand-Deviller, Montchrestien, Paris, 2008, p. 227 et s.. En ce qui concerne plus singulirement le droit administratif, v. par exemple Jean BOULOUIS, Supprimer le droit administratif ? , Pouvoirs, 1988, n 46, p. 12 ; Brigitte FERRARI, Le dclin du droit administratif franais : entre chimre et ralit , AJDA, 2006, p. 1021. 49 Vincent RICHARD, Le droit et leffectivit contribution ltude dune notion, thse, droit, Paris II, 2003, p. 430. 50 Par exemple, leffectivit est ruine par la crise qualitative et quantitative qui affecte le droit (Stphane RIALS, Quelles crises ? Quel droit ? , Droits, n 4, 1986, p. 4). 51 La technique juridique est en crise parce que trop sollicite, donc en proie une perte de substance et dautorit, gnratrice de dysfonctionnements, tout en demeurant fortement exploite (Aude ROUYERE, Le droit comme indice. Existe-t-il des politiques denvironnement ? , in Didier RENARD, Jacques CAILLOSSE et Denys de BECHILLON (dir.), Lanalyse des politiques publiques aux prises avec le droit, Droit et socit, n 30, LGDJ, 2000, p. 72).

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    1. LA PLACE DU DROIT DANS LA DIRECTION DES CONDUITES HUMAINES EN QUESTION

    Le droit assure, au sein de la socit, une fonction de direction des conduites (1.1) au service de la puissance publique comme de la dmocratie (1.2). La question de leffectivit des normes juridiques interroge directement la capacit du droit assurer cette fonction de faon satisfaisante, soulignant ainsi lintrt que peut reprsenter le souci de leffectivit.

    1.1 Une fonction intrinsque de direction

    8. Le droit, en tant que discours prescriptif, assure une fonction de direction des conduites humaines qui lui est consubstantielle. En effet, le droit est insparable du Pouvoir qui porte en lui, latente, la ralisation de lide. () La conception ne va jamais sans laction 52. Entre autres auteurs53, Paul Amselek insiste ainsi sur le fait que les rgles juridiques sont des outils de direction publique des conduites humaines, des outils de commandement ou gouvernement public , le droit remplissant alors un office de direction publique 54. Cette fonction de direction est en quelque sorte consubstantielle au droit et sinscrit directement dans son rapport au fait . Le droit, en tant quinstrument politique, entend ainsi avec plus ou moins de succs que le fait se conforme la rgle 55.

    Ds lors, ltude de cette fonction de direction revt de nombreux enjeux. Pour lauteur allemand Eberhard Schmidt-Assmann, elle sintgre plus largement dans une science de la direction, entendue comme la discipline qui sintresse aux structures de rgulation 56 et permet de mieux apprhender les dbats qui traversent le droit, notamment administratif. Pour lui, outre dautoriser un dialogue avec les sciences sociales, elle permet de dterminer o se trouvent les cls et les lignes dvolution future de la science du droit 57.

    9. Surtout, ltude de la fonction de direction du droit doit permettre de comprendre comment le droit assure cette fonction, sur le plan thorique comme au regard de lintrt pratique du droit. Mme si cela peut tre peru comme une pure banalit, nombreux sont les auteurs insister sur le fait que le droit est fait pour tre appliqu, pour exercer une emprise relle sur les faits. Pour Jean Rivero, la norme juridique est faite pour rgir le rel, et pour se traduire dans les faits. (). Si elle demeure dans lempyre, elle peut intresser le 52 Georges BURDEAU, Trait de science politique, 2me d., t. 1, LGDJ, 1966, p. 414. 53 Pour Michel Virally, le droit a pour finalit dordonner la socit (Michel VIRALLY, La pense juridique, op. cit., p. 39) et pour Hans Kelsen, il est un ordre de la conduite humaine (Hans KELSEN, Thorie pure du droit, 2me d., (1960), trad. Ch. Eisenmann, LGDJ Bruylant, 1999, p. 39). 54 Paul AMSELEK, Le droit, technique de direction publique des conduites humaines , Droits, n 10, 1989, p. 10. 55 Franois TERRE, Forces et faiblesses de la norme , in Catherine THIBIERGE et alii, La force normative, naissance dun concept, LGDJ-Bruylant, Paris, 2009, p. 19. 56 Eberhard SCHMIDT-ASSMANN, Principes de base dune rforme du droit administratif (partie 1) , RFDA, 2008, p. 433. 57 Eberhard SCHMIDT-ASSMANN, ibidem, p. 433.

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    philosophe et se prter la mditation du juriste, mais elle ne modifie en rien le destin des hommes, qui seul importe 58. Franois Gny souligne quant lui que le droit dpourvu de la puissance de fait, indispensable pour le mettre en effet, nest quun idal sans vie, une entit de lesprit, trangre lordre rel du monde 59. Linsistance de ces auteurs a ainsi pour but de souligner ce que lon peut appeler la fonction instrumentale 60 du droit. Ce dernier demeure ncessairement un vecteur indispensable pour faire accder un projet politique au rel, en le transcrivant en termes d'obligation juridique et en le parant des attributs de la normativit 61.

    La question de leffectivit des normes juridiques se situe ainsi au cur de ces enjeux dans le sens o leffectivit dune telle norme a ncessairement une influence directe sur sa capacit assurer sa fonction de direction des conduites humaines, sa fonction instrumentale. Les enjeux sont plus profonds encore dans la mesure o cette fonction de direction des conduites ne constitue pas une fin en soi mais est au contraire au service de la puissance publique et de la dmocratie.

    1.2 Une fonction au service de la puissance publique et de la dmocratie

    Lineffectivit des normes juridiques, en compromettant la capacit du droit exercer sa fonction de direction, affecte ncessairement la puissance publique comme la dmocratie62.

    10. En premier lieu, la puissance publique, envisage comme l ensemble des pouvoirs de lEtat et des autres personnes publiques 63, sexerce traditionnellement par le droit64. Ainsi, lineffectivit est susceptible dinterroger directement la capacit du droit demeurer un outil de cette puissance. Certes, cette question sinscrit dans un contexte plus vaste de fragilisation de la souverainet de lEtat. Ce dernier est en effet confront laffirmation de nouveaux acteurs tels que les firmes multinationales et les organisations non gouvernementales sous leffet de la mondialisation, la constitution densembles rgionaux comme la construction europenne, la rvaluation de la place de lEtat providence, aux mouvements de dcentralisation et de dconcentration ou encore sa fragmentation du fait de la mise en place

    58 Jean RIVERO, Sur leffet dissuasif de la sanction juridique , in Mlanges offerts Pierre Raynaud, Dalloz, Paris, 1985, p. 675. Dans le mme sens, v. Christian ATIAS, Quelle positivit ? Quelle notion de droit ? , in APD, t. 27, Sirey, 1982, p. 209. 59 Franois GENY, Justice et force (pour lintgration de la force dans le droit) , in Etudes de droit civil la mmoire de Henri Capitant, Dalloz, Paris, 1939, p. 241. 60 Jacques CHEVALLIER, Changement politique et droit administratif , in CURAPP, Les usages sociaux du droit, PUF, 1989, p. 297. 61 Jacques CHEVALLIER, ibidem, p. 297. 62 Notre rflexion se place dans le cadre dun rgime dmocratique. Au sein dun rgime autoritaire ou totalitaire, la fonction de direction du droit est mise au service de toutes autres fins comme le sacrifice de la libert et/ou de lgalit (v. Marie-Anne COHENDET, Droit constitutionnel, 5me d., Montchrestien, 2011, n 18-2). 63 Entre Puissance , in Grard CORNU, Vocabulaire juridique, 8me d., PUF, 2007, p. 744. 64 Sur la puissance publique, v. AFDA, La puissance publique, Lexisnexis, 2012.

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    dautorits indpendantes65. Pour autant, le droit a trs certainement sa place dans cette fragilisation de la puissance de lEtat. Ainsi, pour Jean-Marc Sauv, la crise de la puissance publique se nourrit de la crise de la loi et de la crise du droit 66. Pour Etienne Picard, le thme de l impuissance publique renvoie une certaine incapacit de la puissance publique () assurer le respect des lois ou, (), garantir certains droits fondamentaux, () ; cest--dire son incapacit, au moins partielle, mnager les conditions de leur effectivit 67. Ainsi, si le droit est un instrument de la puissance publique et ds lors un moyen de rgulation des conduites 68, il ne le demeure pleinement que dans la mesure o il bnficie dune certaine effectivit. Il en va ici, pour Mathieu Toran, de lemprise mme de lEtat sur la socit 69.

    Mais, au-del, tant donn que la rgulation tatique ne passe pas seulement par le droit 70, celui-ci est susceptible dtre concurrenc, en tant quinstrument de la puissance publique, par dautres modes de rgulation. Ainsi est-il possible, en sciences sociales, de sinterroger sur le pilotage de laction publique avec ou sans le droit . Patrice Duran explique ainsi que si parler de management public revient sinterroger sur les conditions de possibilit dun pilotage de laction publique, une telle rflexion ne peut manquer dvoquer la place de la rgle de droit dans notre dispositif de pouvoir 71. Une interrogation sur leffectivit du droit en tant quensemble de normes juridiques devient alors, tout du moins aux yeux dune partie de la doctrine, particulirement ncessaire72 puisque ds lors quelle est affaiblie, cest la place du droit en tant quinstrument de pouvoir qui est susceptible dtre mise en cause. Ltude, par les juristes, de leffectivit des normes juridiques, singulirement des conditions de cette effectivit, a ainsi vocation apporter des lments de rponse ce type dinterrogation transdisciplinaire.

    11. En second lieu, la fonction instrumentale du droit est aussi au cur denjeux de nature dmocratique. Tout dabord, la puissance publique ne saurait prtendre labsolu ou linconditionnalit 73. La thorie de lEtat de droit74 vient ainsi encadrer la puissance de lEtat et des personnes publiques. Dans un tel Etat, la toute puissance du pouvoir trouve sa limite

    65 V. Jacques CHEVALLIER, LEtat, 2me d., Dalloz, 2011, p. 93 et s.. 66 Jean-Marc SAUVE, Etat de droit et efficacit , AJDA, 1999, n spcial, p. 119. 67 Etienne PICARD, Limpuissance publique en droit , AJDA, 1999, n spcial, p. 11. 68 Jacques CHEVALLIER, La rgulation juridique en question , Droit et Socit, n 49, 2001, p. 830. 69 Mathieu TEORAN, Lobligation pour ladministration dassurer leffectivit des normes juridiques, thse, droit, Paris I, 2007, p. 29. 70 Jacques CHEVALLIER, ibidem, p. 831. 71 Patrice DURAN, Piloter laction publique, avec ou sans le droit ? , Politiques et Management public, Vol. 11, n 4, 1993, p. 5. 72 En ce sens, v. Jacques CHEVALLIER, La rgulation juridique en question , op. cit., p. 831 ; Eberhard SCHMIDT-ASSMANN, Principes de base, op. cit., p. 432. Cette question renvoie plus largement la notion de gouvernabilit considre comme l aptitude des groupes tre gouverns mais aussi les techniques de gouvernement mettre en uvre pour y parvenir (Jacques CHEVALLIER, Prsentation , in Jacques CHEVALLIER (dir.), La gouvernabilit, PUF, 1996, p. 5). 73 Etienne PICARD, Limpuissance publique en droit , numro spcial Puissance ou impuissance publique ? , AJDA, 1999, p. 11. 74 V. Jacques CHEVALLIER, LEtat de droit, 5me d., Clefs politique, Montchrestien, 2010, p. 13 et s..

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    dans la rgle juridique quil est tenu de respecter 75. La personnification juridique de lEtat offre le socle thorique de sa soumission au droit et par consquent, la fonction de direction du droit sexerce aussi lgard de lEtat lui-mme. La question de lineffectivit des normes juridiques concerne donc aussi la concrtisation de cette fiction juridique envisage comme condition de la dmocratie.

    Ensuite, dans le cadre dun systme dmocratique, le pouvoir rsulte en dernire analyse, quelles que soient ses modalits dexpression, de la volont du peuple76. Or, la fonction de direction du droit est directement lie cette souverainet du peuple. La mise en cause de cette fonction par la question de leffectivit des normes juridiques affecte ainsi indirectement lexercice de la souverainet du peuple dans une dmocratie. Cette ide tait dj, en filigrane, prsente chez Hobbes et Rousseau. Pour le premier, il faut excuter les conventions quon a faites, dfaut de quoi, les conventions sont vaines et ne sont que des mots vides, et, le droit que tous ont sur toutes choses tant maintenu, nous sommes encore dans ltat de guerre 77. Pour le second, afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera dobir la volont gnrale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon quon le forcera dtre libre 78. Cette proccupation est dailleurs constante. Pour Didier Truchet, il en va du droit public comme de tout droit : les rgles qui le composent doivent tre respectes par ceux qui elles simposent, faute de quoi le droit dgnrerait dans lanarchie ou larbitraire 79.

    Enfin, si la question de leffectivit des normes juridiques est susceptible daffecter lensemble des droits fondamentaux80, elle peut directement compromettre la ralisation du principe dgalit devant la loi81 puisque des diffrences de traitement peuvent rsulter dune application htrogne de la loi selon les territoires ou les personnes considres.

    De leffectivit des normes juridiques peuvent ainsi, indirectement, dpendre, non seulement la puissance de lEtat mais aussi certaines des garanties les plus lmentaires de la dmocratie. Lintrt de ltude de leffectivit des normes juridiques sur un plan gnral ayant ainsi t mis en vidence, il convient dsormais dexposer un certain nombre de prcisions terminologiques indispensables.

    75 Jean RIVERO, Etat de droit, Etat du droit in L'Etat de droit Mlanges en l'honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 609. 76 On se bornera ici rappeler larticle 3 de la Constitution franaise : la souverainet nationale appartient au peuple qui lexerce par ses reprsentants et par la voie du rfrendum . 77 Thomas HOBBES, Leviathan, 1651, Folio, Gallimard, Paris, 2000, p. 248. 78 Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, 1762, Flammarion, 2008, p. 354. 79 Didier TRUCHET, Le droit public, 2me d., Que sais-je ?, PUF, 2010, p. 71. 80 V. Vronique CHAMPEIL-DESPLATS et Danile LOCHAK (dir.), A la recherche de leffectivit des droits de lhomme, Presses universitaires de Paris 10, 2008. 81 Article 1er de la Constitution franaise et article 1er de la Dclaration des droits de lhomme et du citoyen.

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    2. PRECISIONS SUR LA TERMINOLOGIE UTILISEE

    Lobjet de cette recherche ne porte pas sur la dfinition de ce quest, sur le plan juridique, leffectivit dune norme. Pour autant, il va de soi que la recherche des conditions juridiques de leffectivit de la norme ne peut prosprer sans quil ait t pralablement tabli ce que nous entendons, dans le cadre de ce travail, par norme (2.1) et par effectivit (2.2). Cette dernire notion appelle des dveloppements plus importants dans la mesure o elle est la plus directement lie notre objet de recherche que sont les conditions de cette effectivit.

    2.1 La norme juridique envisage comme la signification dun acte de volont

    12. Du latin norma, qui exprime lide de rgle , le terme norme peut tre rapproch dun ordre, dune prescription. Dans le cadre de cette tude, on considrera tout dabord la suite de Hans Kelsen quune norme est la signification dun acte de volont 82. Cet acte est celui par lequel une conduite est ou prescrite, ou permise et en particulier habilite 83. Cette dfinition de la norme en tant que signification dun acte de volont semble pouvoir recueillir laccord des deux principaux courants du positivisme juridique, le courant normativiste comme le courant raliste84, mme si ses implications thoriques varient selon le point de vue partir duquel on se place. A ce stade de lanalyse85, on peut se limiter retenir que le point de divergence entre ces deux courants porte sur le vritable titulaire du pouvoir normatif86. Dans une optique normativiste, lacte de volont est en principe accompli par le lgislateur et le rle des juges se limite appliquer la norme qui rsulte de cet acte. Au contraire, pour les ralistes, cest linterprte, et titre principal le juge, qui accomplit lacte de volont exprimant la signification du simple nonc produit par le lgislateur. Il en rsulte dans cette optique que le pouvoir normatif se situe bien davantage du ct des juges que du ct du lgislateur87.

    82 Hans KELSEN, Thorie gnrale des normes, (1979), Lviathan, PUF, 1996, p. 2. 83 Hans KELSEN, Thorie pure du droit, 2me d., (1960), trad. Ch. Eisenmann, LGDJ Bruylant, 1999, p. 13. 84 V. Eric MILLARD, Quest-ce quune norme juridique ? , CCC, n 21, 2006, p. 59. 85 V. infra, 58 et s. ; 829 et s.. 86 Plus largement, v. Otto PFERSMANN, Entre norme , in Denis ALLAND et Stphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 1079 et s. ; Eric MILLARD, Quest-ce quune norme juridique ? , CCC, n 21, 2006, p. 59 et s.. 87 Les dfinitions de la norme donnes par le dictionnaire de thorie et de sociologie du droit refltent la divergence entre ces deux courants (M.T. et D.L., in Andr-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, 1re d., LGDJ, 1988, p. 267). Ainsi, dans une optique normativiste, la norme est un nonc impratif ou prescriptif appartenant un ordre ou systme normatif, et obligatoire dans ce systme . La validit de la norme implique ici ncessairement son caractre obligatoire, ce qui nest pas le cas pour les ralistes. De plus, norme et nonc sont confondus. Dans une optique raliste, elle est la signification prescriptive dun nonc, quelle que soit sa forme, et en gnral de tout acte humain, au regard dun certain

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    13. Ensuite, la norme est envisage dans le cadre de cette tude comme lexpression dun devoir tre . Pour Hans Kelsen, la norme signifie que quelque chose doit tre ou avoir lieu , il sagit dun acte dirig vers le comportement dautrui 88. La signification de cet acte est quune personne (ou dautres personnes) doit se comporter dune manire dtermine 89. Ainsi, dans une optique normativiste, une norme consiste modliser des actions par lobligation, la permission ou linterdiction. Elle dcrit un monde idal, non le monde rel 90. Cela a deux implications importantes pour ltude de leffectivit. Dune part, la distinction entre le devoir tre et l tre implique ncessairement quun cart est possible entre le ple normatif et le ple factuel. Cest dans cet interstice que se situe ltude de leffectivit de la norme. Dautre part, lobjet du devoir tre constitu par la norme est dinfluencer l tre , cest--dire le fait. Le devoir tre entend donc gouverner les faits 91. Cest la fonction de direction des conduites humaines exerce par les normes juridiques.

    14. Enfin, le terme de norme est privilgi en ce quil couvre un champ tendu. Il dsigne en effet un concept plus gnral que celui de "rgle" ou de "loi", couvrant toutes les varits dobligations, de permissions ou dinterdictions, quel que soit le domaine (droit, morale, etc.) et quel que soit le degr de gnralit ou de particularit, dabstraction ou de concrtisation 92. Il permet aussi dinclure les principes 93. En outre, seules les normes juridiques seront envisages dans le cadre de cette tude. On entend par l exclure les normes morales94 et se limiter aux normes considres comme valides au sein dun ordre juridique donn95. De plus, la rfrence, frquente dans le titre de cette tude et dans les pages qui vont suivre, leffectivit de la norme ne doit pas induire en erreur. Le singulier exprime le choix denvisager leffectivit des normes juridiques dans un sens gnrique. Il sagit de faire ressortir que les conditions juridiques de leffectivit ont des caractres communs lensemble des normes juridiques envisages en tant que genre, ce qui nimplique pas ncessairement, comme nous le verrons, que ces conditions exercent leur fonction de faon homogne ou absolue. Il sagit simplement de souligner quen principe, lidentification des conditions qui sont susceptibles dinfluencer leffectivit est commune lensemble des normes juridiques.

    ordre ou systme normatif . La norme est ici distingue de lnonc qui nen est que le support. Seule constitue une norme la signification de cet nonc, laquelle rsulte de la volont de linterprte. 88 Hans KELSEN, Thorie gnrale des normes, (1979), Lviathan, PUF, 1996, p. 2. 89 Hans KELSEN, ibidem, p. 2. 90 Otto PFERSMANN, Entre norme , op. cit., p. 1080. 91 Etienne PICARD, Limpuissance publique en droit , AJDA, 1999, n spcial, p. 11. 92 Otto PFERSMANN, Entre norme , op. cit., p. 1079. 93 Dans le cadre dune critique de la distinction tablie par Ronald Dworkin entre les normes et principes (Ronald DWORKIN, Prendre les droits au srieux, PUF, Paris, 1996, p. 80), Michel Troper objecte juste titre que le fait que les principes nimposent pas une conduite prcise ne signifie pas quils ne sont pas des normes (Michel TROPER, Philosophie du droit, 3me d, Que sais-je ?, PUF, 2011, p. 75). Les principes ne se distinguent des autres normes que par leur degr lev de gnralit ou leur caractre vague ou programmatique (ibidem, p. 76). 94 Une norme morale, comme toute autre norme, peut aussi tre effective. Lorsquune norme morale correspond au contenu dune norme juridique, son effectivit peut mme venir appuyer celle de la norme juridique. 95 V. infra, 58.

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    2.2 La notion deffectivit : dfinition et qualification juridique

    Envisager ltude des conditions juridiques de leffectivit de la norme implique ncessairement dexpliciter les contours de la notion deffectivit et den fournir une dfinition de nature permettre son analyse juridique (2.2.1) avant denvisager la position de lexigence deffectivit par rapport au droit positif (2.2.2).

    2.2.1 Vers une dfinition stipulative de la notion deffectivit Si elle est largement utilise par la doctrine, la notion deffectivit nen est pas moins particulirement fuyante. Ds 1962, Paul Amselek considrait que la notion deffectivit tait trop mal dfinie pour tre retenue par la science du droit96. Depuis, de nombreuses tudes, dont deux thses97, ont tent de prciser cette notion. Nanmoins, elle reste apprhende de faon relativement diverse selon les disciplines et selon les auteurs. Si la notion deffectivit est si hermtique une dfinition prcise, cest probablement d la richesse quelle suggre. Elle ne se laisse que difficilement enfermer dans une logique de respect/non-respect ou deffectivit/absence deffectivit. Partant de ce constat, deux voies peuvent permettre de limiter les difficults qui en rsultent. Dune part, il est possible de procder par exclusion98 en prcisant les diffrences que la notion entretient avec celle defficacit. Dautre part, il sagit denvisager une dfinition stipulative de la notion deffectivit, cest--dire une dfinition qui, comme lexplique Michel Troper, ne sera ni vraie ni fausse, mais seulement opratoire pour un problme spcifique 99, savoir, dans le cadre qui nous incombe, ltude des conditions juridiques de leffectivit.

    Le degr deffectivit : manifestation de la richesse de la notion deffectivit

    15. Les dfinitions de leffectivit proposes en sociologie juridique permettent denvisager la mesure des effets des normes juridiques. Il revient en effet la sociologie dvaluer les situations et les comportements sociaux au regard de la rgle de droit cense

    96 V. Paul AMSELEK, Perspectives critiques dune rflexion pistmologique sur la thorie du droit (Essai de phnomnologie juridique), thse, droit, Paris, 1962, p. 334. 97 V. Vincent RICHARD, Le droit et leffectivit contribution ltude dune notion, thse, droit, Paris II, 2003 ; Yann LEROY, Leffectivit du droit au travers dun questionnement en droit du travail, thse, droit, Nancy, LGDJ, 2011. Ces deux thses ne concernent pas lacception, diffrente, que revt cette notion en droit international. 98 V. Charles EISENMANN, Quelques problmes de mthodologie des dfinitions et classifications en science juridique , APD, 1966, t. 11, p. 26. 99 Michel TROPER, Pour une dfinition stipulative du droit , Droits, n 10, 1989, p. 102.

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    les ordonner 100. Leffectivit a ici une vocation pratique dans la mesure o elle vise valuer les degrs dapplication du droit, prciser les mcanismes de pntration du droit dans la socit 101. Ainsi, la notion deffectivit est dans ce cadre linstrument conceptuel dvaluation (du) degr de rception (de la norme), le moyen de mesurer des "carts" entre pratique et droit 102. La mesure concrte de cet cart103 relve en grande partie des techniques propres la sociologie104 et elle ne peut que difficilement tre apprhende par lanalyse juridique. Nanmoins, lide quil est possible de mesurer les effets dune norme juridique rejaillit sur les dfinitions de leffectivit proposes en sociologie juridique et contribue souligner la richesse de cette notion. Pierre Lascoumes dfinit ainsi leffectivit comme le degr de ralisation, dans les pratiques sociales, des rgles nonces par le droit 105 et considre quelle renvoie la possibilit dune mesure existant entre le droit en vigueur et la ralit sociale quil est cens ordonner. Il sagit dun concept valuatif de la rception et de la mise en uvre des normes juridiques 106. En montrant, comme le fait Jean Carbonnier, que lineffectivit de la rgle (comme son effectivit) est susceptible de degrs 107, la sociologie fournit une information particulirement importante. Celle-ci montre en effet la ncessit de prendre une distance critique vis--vis de toutes les approches dichotomiques qui raisonnent en termes de respect/violation 108. Cette ide de degrs constitue notre sens la richesse essentielle de la notion deffectivit par rapport dautres notions existantes comme celles dapplication, dexcution, de respect, de conformit, etc.. Pour la distinguer de ces notions, une dfinition de leffectivit doit donc ncessairement, sinon intgrer, du moins ne pas faire obstacle cette ide de degrs de leffectivit. Pour autant, un certain nombre de dfinitions de leffectivit proposes en doctrine ne permettent pas suffisamment dintgrer lide de degrs deffectivit. Notre point de vue est que cette ide est une information essentielle pour comprendre cette notion. Par consquent, elle ne peut pas tre ignore par les dfinitions de la notion, y compris par les dfinitions qui ne relvent pas de la sociologie juridique.

    100 Jacques COMMAILLE, entre effectivit in Denis ALLAND et Stphane RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, p. 583. 101 Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit , in CURAPP, Les usages sociaux du droit, PUF, 1989, p. 128. 102 Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, Thories et pratiques de leffectivit du droit , Droit et Socit, n 2, 1986, p. 127. 103 Sur cette question, v. Vincent RICHARD, Le droit et leffectivit, op. cit., p. 268 et s. ; Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit , op. cit., p. 135 et s.. 104 Sur les dmarches sociologiques de cette valuation, v. Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, Thories et pratiques de leffectivit du droit , op. cit., p. 137 et s.. Pour des exemples, v. Pierre GUIBENTIF, Les effets du droit comme objet de la sociologie juridique. Rflexions mthodologiques et perspectives de recherche, Genve, CETEL, 1979 ; Valrie DEMERS, Le contrle des fumeurs. Une tude deffectivit du droit, Montral, ditions Thmis, 1996. 105 Pierre LASCOUMES, entre effectivit , in Andr-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, 2me d., LGDJ, 1993, p. 217. 106 Pierre LASCOUMES, ibidem, p. 218. 107 Jean CARBONNIER, Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit , op. cit., p. 14. 108 Pierre LASCOUMES, Lanalyse sociologique des effets de la norme juridique : de la contrainte linteraction , in Andre LAJOIE et al. (dir.), Thories et mergence du droit : pluralisme, surdtermination et effectivit, Thmis, BRUYLANT, 1998, p. 156.

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    16. En premier lieu, fonder une dfinition de leffectivit sur une logique de respect/non-respect de la norme prsente le risque de savrer excessivement rducteur. Par exemple, pour Marie-Anne Cohendet, leffectivit dune norme est la relation de conformit entre les comportements quelle prescrit et les comportements rels 109. Ainsi, est effective une rgle qui est respecte 110. Ce type de dfinition induit probablement un risque dopposition trop ferme entre conformit et non-conformit ou entre respect et non-respect. Mathieu Toran dfinit quant lui leffectivit comme la variable synthtisant le jugement port sur le rapport de conformit entre la norme et les comportements tombant dans le champ dapplication de cette norme 111. Si cette dfinition intgre lide de variable , laquelle peut tre rapproche de celle de degrs , elle demeure fonde sur le rapport de conformit et reste donc susceptible dtre critique sous le mme angle que la prcdente. Leffectivit ne peut tre rduite lopposition entre respect et non-respect de la norme. En effet, le respect ou encore lapplication de la norme ne correspond pas ncessairement exactement son effectivit. Une norme peut tre respecte sans tre automatiquement effective 112. Par exemple, si lon considre le cas du port obligatoire de la ceinture de scurit dans les automobiles, une telle norme peut tre parfaitement respecte par tous les automobilistes sans pour autant quelle produise un effet par rapport lobjectif de rduction du nombre de tus. Si lon admet que la notion deffectivit porte sur les effets dune norme, ces derniers ne peuvent tre apprcis quen regard de lobjectif de cette norme. Mme si la norme est respecte, un effet pervers peut venir contredire lobjectif de la norme. Il est alors possible daffirmer comme Eric Millard quun texte peut tre apparemment appliqu sans quil produise des effets qui apparaissent comme recherchs 113. Dans le cadre de cet exemple, le gain li au port de la ceinture peut tre contredit par un effet pervers114 comme le fait que, dans certains cas, il est lui-mme responsable de la mort de la personne. Une apprciation de leffectivit en terme de degrs semble ainsi invitable. Une norme nest pas effective ou ineffective, elle est plus ou moins effective. Entre leffectivit totale et lineffectivit totale, galement exceptionnelles, cest la grisaille de lineffectivit partielle qui domine 115.

    17. En second lieu, la dfinition propose, dans sa thse, par Yann Leroy ne nous semble pas satisfaisante. Cet auteur affirme que leffectivit est la qualit dune norme qui produit des effets . Elle vise tout la fois les effets concrets et symboliques, les effets juridiques, conomiques, sociaux ou de quelque autre nature, les effets dsirs ou non voulus, prvus ou 109 Marie-Anne COHENDET, Lgitimit, effectivit et validit , in Mlanges Pierre Avril, La rpublique, Montchrestien, Paris, 2001, p. 203. 110 Marie-Anne COHENDET, ibidem, p. 209. 111 Mathieu TEORAN, Lobligation pour ladministration dassurer leffectivit, op. cit., p. 47. 112 Linverse est galement possible. Cela est par exemple le cas d une limitation de vitesse qui, bien quelle entrane rarement une limitation effective de la vitesse des automobiles, augmente la vigilance des automobilistes et diminue le nombre daccidents (Florian COUVEINHES, Leffectivit en droit international, thse, droit, Paris II, 2011, p. 233). 113 Eric MILLARD, Thorie gnrale du droit, Connaissance du droit, Dalloz, 2006, p. 53. 114 Sur cette question, v. Yann LEROY, Leffectivit du droit au travers dun questionnement en droit du travail, op. cit., p. 333 ; Jean Carbonnier, Les phnomnes dincidence dans lapplication des lois , in Jean CARBONNIER, Flexible droit Pour une sociologie du droit sans rigueur, 10me d., LGDJ, 2001, p. 147. 115 Jean CARBONNIER, ibidem., p. 146.

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    non intentionnels, immdiats ou diffrs, la seule condition quils nentrent pas en contradiction avec les finalits des rgles de droit values 116. Nous nentendons pas contester la premire partie de cette dernire phrase. En revanche, lexclusion par lauteur des effets qui entrent en contradiction avec les finalits de la norme est contestable 117 . Leffectivit sapprcie bel et bien au regard de la finalit de la norme, mais elle ne se dtermine pas au sein dune opposition binaire. Yann Leroy dfend que les effets pervers de la norme ne peuvent pas tre accueillis au sein de la notion deffectivit 118. Il soppose lide quune norme qui engendre des effets pervers puisse tre qualifie deffective. En prsence de tels effets, la norme ne serait pas effective. Dans le cas contraire, elle serait effective. Le raisonnement conduit ici une logique binaire. Que nous le voulions ou non, les effets pervers sont ou ne sont pas. Ce sont des faits. Une norme ne peut pas tre juge ineffective seulement parce quelle engendre de tels effets. Il faut, pour comprendre ces effets pervers, rintgrer lide de degrs deffectivit. Ainsi, lorsquune norme produit des effets pervers, elle est moins effective que si elle nen avait pas engendrs. En revanche, il est dlicat daffirmer quelle nest pas effective du tout car cela reviendrait affirmer quelle ne produit aucun effet. Mme si la norme a engendr des effets pervers, elle reste susceptible, par ailleurs, de produire des effets qui abondent dans le sens de sa finalit. On est donc contraint, pour apprcier leffectivit dune norme, dtablir la balance entre ses effets ventuellement pervers et ceux qui concourent sa finalit. On obtient alors le degr deffectivit. Sauf dans des hypothses dcole, il nest pas possible daffirmer quune norme est ou nest pas effective, il est seulement possible davancer quune norme est plus ou moins effective. Suivre le raisonnement de Yann Leroy conduirait ainsi amputer la notion deffectivit dune partie de sa richesse119.

    En dfinitive, pour rendre compte de la richesse de la notion, une dfinition juridique de leffectivit nous semble devoir conserver lapport principal de la sociologie juridique, cest--dire lide que leffectivit est susceptible de degrs. Il convient en outre de distinguer la notion deffectivit de celle defficacit.

    116 Yann LEROY, Leffectivit du droit au travers dun questionnement en droit du travail, op. cit., p. 339. 117 Yann Leroy soppose laffirmation de Guy Rocher selon laquelle leffectivit peut dsigner tout effet de toute nature quune loi peut avoir (Guy ROCHER, Leffectivit du droit , in Andre LAJOIE et al. (dir.), Thories et mergence du droit, op. cit., p. 135). 118 Yann LEROY, Leffectivit du droit au travers dun questionnement en droit du travail, op. cit., p. 336. 119 Un exemple, utilis par lauteur, permet de mieux sen rendre compte. Il explique ainsi quun effet pervers de la norme qui rgit les licenciements conomiques est que les employeurs ont dans certains cas recours des licenciements pour motif personnel, rputs moins onreux que les prcdents, au lieu de procder des licenciements conomiques. Doit-on alors considrer que la loi sur les licenciements conomiques est ineffective ? Nous ne le pensons pas. La consquence de cet effet pervers est en effet une rduction du champ dapplication ratione personae du droit du licenciement conomique. Cela a pour consquence de rduire son effectivit, mais ce droit nen est pas pour autant ineffectif. A linverse, pour Yann Leroy, un tel effet ne peut toutefois pas tre considr comme une manifestation de leffectivit du droit du licenciement pour motif conomique. Lutilisation qui est faite des rgles apparat, en effet, en totale opposition avec la finalit de cette lgislation (Yann LEROY, ibidem, p. 337).

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    La distinction avec la notion voisine d efficacit

    18. La notion defficacit est usuellement dfinie comme le caractre de ce qui est efficace, cest--dire qui produit leffet que lon attend 120. Apparemment simple, la notion defficacit est aussi complexe que celle deffectivit. En effet, une ambigut est au cur de ces dfinitions de lefficacit et elle a ncessairement des consquences sur lapprhension juridique de cette notion. La dfinition de lefficacit fait rfrence leffet attendu, que lon attend . Partant, deux interprtations diffrentes peuvent tre retenues. Il est possible de considrer que leffet attendu renvoie celui qui concourt la finalit de la norme. A linverse, il est possible de considrer, comme nous le faisons, que leffet attendu est celui qui, non seulement concourt la finalit de la norme, mais surtout atteint cette finalit, lobjectif pos par lauteur de la norme. Par exemple, si lobjectif dune norme est de diminuer de vingt pour cent le niveau de pollution, celle-ci est efficace si la pollution baisse de vingt pour cent car lobjectif a t atteint. Par contre, si la pollution ne baisse que de quinze pour cent, la norme est simplement effective, elle produit des effets, cest son degr deffectivit. Cela implique que lefficacit correspond au degr deffectivit qui correspond lobjectif de la norme. Ainsi, dans cet exemple, une baisse de pollution entre zro et vingt pour cent correspond aux degrs deffectivit possibles de la norme et ce nest qu partir dun degr deffectivit suprieur ou gal vingt que le norme est considre comme efficace.

    19. Le choix entre la premire et la seconde interprtation dcoule, semble-t-il, du parti retenu pour dfinir la notion deffectivit. Par exemple, selon Marie-Anne Cohendet, lefficacit dune norme est le rapport entre lobjectif officiellement vis par le lgislateur au moyen de cette norme et le rsultat obtenu concrtement 121. Cette dfinition semble parfaitement cohrente par rapport la dfinition que cet auteur retient de leffectivit. Selon cet auteur, cette dernire sapprcie au regard du respect de la norme et la dfinition qui est retenue de lefficacit correspond in fine ce que nous appelons de notre ct le degr deffectivit. Cependant, il nous semble que si lon retient le parti dune dfinition de leffectivit centre sur le respect de la norme, la notion deffectivit napporte rien de vritablement original par rapport celle de respect de la norme. Dans cette optique, la richesse lie au degr ne se situe pas dans la notion deffectivit mais dans celle defficacit. Se pose cependant la question de savoir comment rendre compte de la seconde interprtation possible du mot efficace . Quelle est alors la notion qui va permettre de

    120 Entre efficace , in Le Petit Robert de la langue franaise 2013. 121 Marie-Anne COHENDET, Lgitimit, effectivit et validit , op. cit., p. 209. Semble-t-il dans le mme sens, le dictionnaire de thorie et de sociologie du droit indique que lefficacit est le mode dapprciation des consquences des normes juridiques et de leur adquation aux fins quelles visent (in Andr-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopdique, op. cit., p. 219). Pour autant, le terme d adquation aux finalits de la norme peut prter confusion. La dfinition ne nous dit pas si cette adquation doit tre totale ou partielle pour que la norme puisse tre considre comme efficace.

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    qualifier une norme qui a atteint son objectif ? Cest cet cueil que nous voudrions viter en retenant la seconde interprtation possible du mot efficacit .

    La seconde interprtation possible de la notion defficacit est retenue par Pierre Lascoumes et Evelyne Serverin. Ainsi, linefficacit est apprcie directement lorsquon considre que les rsultats attendus de telle ou telle rglementation ne sont pas obtenus 122. Par exemple, lensemble de la lgislation en matire de protection de lenvironnement est considr comme inefficace dans la mesure o il apparat que les pratiques polluantes se maintiennent un niveau lev 123, mme si les effets de cette lgislation ne sont pas nuls et ont permis de rduire, jusqu un certain degr, le niveau de pollution. Cette dfinition est parfaitement cohrente par rapport la dfinition que donne Pierre Lascoumes de leffectivit dans le dictionnaire de thorie et de sociologie du droit124. Il dfinit en quelque sorte leffectivit comme un degr et lefficacit comme un rsultat obtenu . Dautres auteurs retiennent une dfinition similaire. Ainsi, pour Guy Rocher, lefficacit dune loi fait rfrence au fait quelle atteint leffet dsir par son auteur 125. Pour Philippe Conte, lefficacit renvoie au rsultat de lapplication aux effets de leffet 126. Il sagit de savoir jusquo stendent les effets de la norme, sils ont ou non atteint lobjectif vis. En outre, pour Alexandre Flckiger, une politique ou une norme sont efficaces si les rsultats correspondent leurs objectifs 127. Lefficacit implique donc une correspondance entre les effets de la norme et son objectif.

    En dfinitive, les notions deffectivit et defficacit sont dans tous les cas dfinies lune par rapport lautre. Du parti qui est retenu pour dfinir la premire dpend la dfinition de la seconde. Sur le plan de la cohrence, les deux partis possibles sont galement valides. Nanmoins, le choix dune dfinition de leffectivit fonde sur le respect de la norme conduit assimiler cette notion celle de respect de la norme. Or, il nous semble que ces deux notions sont bien diffrentes.

    In fine, on retiendra que les notions de respect, deffectivit et defficacit relvent de trois types dinterrogations diffrentes. Tout dabord, sinterroger sur le respect dune norme implique de se demander si celle-ci a t viole ou non, ou encore si les comportements des destinataires de la norme ou les normes qui lui sont infrieures sont conformes la prescription quelle induit. Ensuite, sinterroger sur leffectivit de la norme conduit plus largement examiner son degr dinfluence sur les faits, tant entendu que le respect de la 122 Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, Thories et pratiques de leffectivit du droit , op. cit., p. 146. Semble-t-il dans le mme sens, Franois Rangeon considre que lefficacit est le caractre dun acte ou dune dcision qui produit leffet recherch par son auteur. (). Leffectivit est une condition ncessaire mais non suffisante de lefficacit 122 (Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit , op. cit., p. 130). 123 Pierre LASCOUMES et Evelyne SERVERIN, ibidem, p. 146. 124 Rappelons que pour Pierre LASCOUMES, leffectivit est le degr de ralisation, dans les pratiques sociales, des rgles nonces par le droit (v. supra, 15). 125 Guy ROCHER, Leffectivit du droit , op. cit., p. 135. 126 Philippe CONTE, Effectivit, Inefficacit, Sous-effectivit, Surefficacit : variations pour droit pnal , in Le droit priv franais la fin du XXme sicle - tudes offertes Pierre Catala, LexisNexis, 2001, p. 128. 127 Alexandre FLCKIGER, Lvaluation lgislative ou comment mesurer lefficacit des lois , Revue europenne des sciences sociales, 2007, n 138, p. 86.

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    norme ne correspond pas systmatiquement son effectivit. Enfin, sinterroger sur lefficacit dune norme consiste se demander si ses effets atteignent lobjectif quelle vise.

    20. Avant denvisager une dfinition de leffectivit, il convient encore de mentionner le sens dune dernire notion, celle defficience. Selon Franois Rangeon, lefficience du droit se dfinit comme son efficacit moindre cot 128. Ainsi, une norme obtient les effets escompts au moindre cot 129. En dfinitive, sur le plan de leur mesure, les diffrentes notions abordes relvent partiellement de disciplines diffrentes. Ainsi, le juriste analyse le respect dune norme, le sociologue du droit cherche mesurer les effets de la norme dans la socit (effectivit et efficacit)130 et lconomiste tente dvaluer lefficience de la norme131. Il est ds lors possible de considrer comme Jacqueline Morand-Deviller que traiter de lefficacit du droit est une tche difficile. Lefficacit conduit rflchir en terme de gestion, alors que leffectivit, qui sloigne moins des normes, est plus familire aux juristes 132. Encore faut-il pour cela que leffectivit soit dfinie de faon en autoriser ltude par le droit.

    Proposition de dfinition de l effectivit de la norme juridique

    21. Exposant la difficult de dfinir leffectivit, un auteur explique ainsi qu force de prcautions sur les mots, de rserves, de nuances et de scrupules tatillons pour savoir de quoi on parle, la question en suspens est indfiniment repousse et, avec elle, sa solution 133. Cet cueil doit en effet tre vit. Pour cela, il faut sen remettre une dfinition stipulative de leffectivit, cest--dire une dfinition qui ne prtend pas tre vraie ou fausse mais qui permet de lever lobstacle dfinitionnel ltude de notre objet de recherche, lequel nest pas leffectivit en tant que telle mais ses conditions juridiques. Cela nous conduit admettre, comme Eric Millard, que la polysmie nest pas un handicap aussi lourd quil parat de prime abord 134. Reprenant un auteur, il ajoute que la dfinition ventuellement avance ne 128 Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit , op. cit., p. 132. Lacception anglaise de ce terme confirme le sens avanc par Franois Rangeon. Ainsi, en anglais, tre efficient consiste obtenir le rsultat dsir en gaspillant le moins defforts possible ( producing the desired result with the minimum wasted effort (Shorter Oxford English Dictionary on historical principles, op. cit., p. 794). 129 Franois RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit , op. cit., p. 133. En revanche, Marie-Anne Cohendet considre que lefficience dsigne lensemble des effets produits par une norme, quels quils soient. A lintrieur de cet ensemble deffets se situe un sous-ensemble, contenant les effets recherchs (Marie-Anne COHENDET, Lgitimit, effectivit et validit , op. cit., p. 208). 130 Le sociologue tente dvaluer le degr deffectivit, ce que les outils juridiques ne permettent pas de faire. Lobjet de cette recherche nest donc pas lvaluation de leffectivit de la norme (v. infra, 27). 131 Sur ce point, v. les travaux des conomistes du mouvement Law & Economics. V. Thierry KIRAT, Economie du droit, Repres, n 261, La dcouverte, 2012. Pour une approche critique, v. Rgis LANNEAU, Les fondements pistmologiques du mouvement Law & Economics, thse, droit, Nanterre, 2009. 132 Jacqueline MORAND-DEVILLER, Avant-propos , in Olivera BOSKOVIC (dir.), Lefficacit du droit de lenvironnement Mise en uvre et sanctions, Dalloz, 2010, p. 8. 133 Philippe CONTE, Effectivit, Inefficacit, Sous-effectivit, Surefficacit, op. cit., p. 125. 134 Eric MILLARD, Famille et droit public Recherches sur la construction dun objet juridique, thse, droit, Lyon III, LGDJ, 1995, p. 11.

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    peut ni constituer un aboutissement, ni dlimiter excessivement lanalyse. Un premier impratif simpose ds lors une dfinition stipulative de leffectivit. Celle-ci doit ncessairement demeurer relativement ouverte. Dans le mme temps, un deuxime impratif se fait jour. Notre dfinition de leffectivit ne doit pas induire de confusion avec les notions voisines que nous avons abordes, notamment celle defficacit. En outre, cette dfinition doit demeurer fidle la notion deffectivit et sa richesse. Un troisime impratif est donc de conserver lide que leffectivit est susceptible de degrs. Enfin, cette dfinition doit permettre, et cest le quatrime impratif, dapprhender correctement notre objet de recherche, les conditions juridiques de leffectivit.

    22. Avant denvisager une proposition de dfinition de leffectivit, il convient dexaminer celles qui ont t proposes en doctrine.

    En premier lieu, la dfinition la plus gnralement admise de leffectivit est celle propose par le Vocabulaire juridique dirig par Grard Cornu. Leffectivit y est dfinie comme le caractre dune rgle de droit qui produit leffet voulu, qui est applique rellement 135. Est effectif ce qui produit leffet recherch 136. Cette dfinition a le mrite dtre relativement simple et de prserver partiellement lide de degrs deffectivit travers le terme vague d effet . Nanmoins, la rfrence leffet voulu ou recherch prsente un risque de confusion avec la dfinition de lefficacit. Cet effet voulu ou recherch est-il seulement celui qui va dans le sens de la finalit de la norme ou celui qui atteint lobjectif de la norme ?

    En deuxime lieu, Denys de Bchillon considre leffectivit comme la proprit de produire des effets dans la ralit empirique 137. Lindtermination du terme effet , qui est employ au pluriel, permet de laisser ouverte lide de degrs deffectivit. Cependant, cette dfinition ne donne aucune direction leffectivit puisquelle ne prcise pas que le degr deffectivit doit tre apprci au regard de la finalit, de lobjectif de la norme. Pour savoir si une norme est plus ou moins effective, encore faut-il pouvoir connatre ltalon de mesure, dautant plus que des effets pervers et des effets concourant lobjectif de la norme sont susceptibles de se produire simultanment.

    En troisime lieu, Eric Millard dfinit leffectivit des droits de lhomme . Pour lui, leffectivit est comprise au sens large comme ralisation sociale, jusqu un certain degr, de ce que (les) notions de droits recouvrent 138. Cette dfinition est intressante dans la mesure o elle intgre lide de degr et le terme de ralisation sociale semble sous entendre que les effets de la norme sont apprcis au regard de lobjectif du droit de lHomme considr. Il convient, dans le cadre de notre tude, de souligner ce point.

    135 Grard CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8me d., PUF, 2007, p. 345. 136 Grard CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, 8me d., PUF, 2007, p. 345. 137 Denys de BECHILLON, Quest ce quune rgle de droit ?, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 87. 138 Eric MILLARD, Entre Effectivit des droits de lhomme , in Jol ANDRIANTSIMBAZOVINA et al. (dir.), Dictionnaire des droits de lhomme, PUF, Paris, 2008, p. 349.

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    En quatrime et dernier lieu, Franois Ost et Michel Van de Kerchove dfinissent leffectivit comme la capacit de la rgle orienter le comportement de ses destinataires 139. Cette dfinition est aussi intressante mais on peut de nouveau regretter que lide que la rgle oriente les comportements dans le sens de sa finalit demeure implicite. Nanmoins, il est possible de prendre cette dfinition comme point de dpart. Ds lors, leffectivit pourrait tre dfinie comme la capacit de la norme juridique orienter, dans le sens de sa finalit, le comportement de ses destinataires.

    23. Plus largement encore, nous retiendrons, dans le cadre de cette tude, que leffectivit de la norme peut tre considre comme tant :

    le degr dinfluence quexerce la norme juridique sur les faits au regard de sa propre finalit.

    Nanmoins, encore faut-il vrifier que cette dfinition rponde aux quatre impratifs pralablement tablis. En premier lieu, cette dfinition est suffisamment et volontairement large pour ne pas rduire excessivement le champ de ltude. En deuxime lieu, cette dfinition, en ne faisant aucune rfrence latteinte de lobjectif de la norme, se distingue de celle de lefficacit140. En troisime lieu, en dsignant explicitement leffectivit comme un degr dinfluence et en ne se fondant pas seulement sur le respect de la norme, cette dfinition prserve la richesse de cette notion et permet dinclure dans son champ les ventuels effets pervers. En quatrime et dernier lieu, elle nous semble mme de permettre ltude des conditions de leffectivit, principalement parce quelle ne limite pas au seul respect de la norme les conditions juridiques de leffectivit. Nous tenterons en effet de dmontrer que ces conditions dpassent largement celles du seul respect ou de la seule application de la norme.

    Enfin, cette dfinition na aucunement la prtention de mettre fin aux dbats concernant la notion deffectivit. Elle vise simplement permettre de dplacer un temps le dbat au del de la notion mme deffectivit. Jean Carbonnier considrait dailleurs de faon radicale que dans des recherches ultrieures, il pourrait tre prfrable de dissoudre la notion 141 et il pointait la question de la diversit des causes dineffectivit comme un objet possible dtude. De faon ngative, ces causes dineffectivit ne sont autres que les conditions de leffectivit. Nanmoins, avant denvisager cette question, il convient de prciser la position de lexigence deffectivit au regard du droit positif.

    139 Franois OST et Michel VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au rseau pour une thorie dialectique du droit, Publ. des Facults universitaires de Saint Louis, Bruxelles, 2002, p. 329. 140 Lefficacit pourrait alors tre dfinie comme la qualit dune norme dont les effets atteignent son objectif. 141 Jean CARBONNIER, Effectivit et ineffectivit de la rgle de droit , op. cit., p. 15.

  • Les conditions juridiques de leffectivit de la norme en droit public interne

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    2.2.2 La position de lexigence deffectivit par rapport au droit positif

    Si lexigence deffectivit est inhrente la nature de la norme juridique, il nexiste pas, en droit positif, dobligation gnrale et autonome deffectivit.

    Une exigence inhrente la nature de la norme juridique

    24. Assurer leffectivit de la norme constitue-t-elle une obligation juridique au regard du droit positif ? Avant dexaminer cette question, on peut dabord constater que leffectivit des normes juridiques constitue, probablement, au minimum une exigence dordre moral. Lineffectivit est dailleurs souvent stigmatise et dnonce dans le discours commun. Elle est aussi souvent critique par une partie de la doctrine juridique, sous entendant que les normes devraient ncessairement tre effectives. Par exemple, Jean Carbonnier expliquait que linapplication des lois atteste quune fonction gouvernementale nest pas remplie : cest un non-sens, quelque chose danormal et de condamnable 142. Le discours sur le droit est empreint de cette exigence deffectivit.

    Si elle est probablement une exigence morale, lexigence deffectivit apparat avant tout inhrente la nature de la norme juridique. Pour Rudolf von Jhering, lessence du droit est la ralisation pratique 143. Leffectivit est de mme lexpression essentielle 144 du droit selon Franois Terr. Elle apparat comme une exigence inhrente la norme juridique puisque celle-ci est, pour Jean Rivero, faite pour rgir le rel, et pour se traduire dans les faits 145. Il nous semble que lexigence deffectivit de la norme dcoule de sa fonction de direction des conduites humaines dj explicite146. Cest parce que la norme juridique exerce une telle fonction quelle doit influencer le fait. Partant, affirmer, dans une norme juridique, que celle-ci doit tre effective relve bien davantage de la tautologie que dune ncessit juridique ou pratique. Nanmoins, le droit