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LES COULEURS D'ODESSA

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D U M Ê M E A U T E U R

c h e z le m ê m e é d i t e u r

LA BÊTE A CHAGRIN

r o m a n

LE VENT EST UN MÉCHANT

r o m a n

c h e z d ' a u t r e s é d i t e u r s

LA VALISE ET LE CERCUEIL

LE TOMBEAU DE LA CHRÉTIENNE

MANGE TA SOUPE ET JOUE TON PIANO

LA PROCHAINE

LES IMBÉCILES EN LIBERTÉ

LES ADULTES INFANTILES

UNE TOUTE PETITE SANTÉ

LA GRANDE FUGUE

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ANNE LOESCH

LES COULEURS D'ODESSA

roman

CALMANN-LÉVY

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ISBN 2-7021-0299-9

© CALMANN-LÉVY, 1979 Imprimé en France

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En dernier ressort, l'artiste ne peint que ce qui lui plaît, et ce qui lui plaît est ce qu'il peut peindre.

NIETZSCHE

J'aime ce qui ne fut jamais. Odilon REDON

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PREMIÈRE PARTIE

C'était hier

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S

UR le bateau, personne n'avait reconnu Julius, Michel en était gêné. Avec son opulente chevelure blanche qui bouffait, ses moustaches en épis, son visage

parcheminé, sa couperose, ses yeux d'un bleu glacial et son costume croisé, le peintre pouvait donc passer inaperçu ? « Des méduses, murmurait-il après un regard circulaire sur les corps exposés au soleil. Le radeau de la méduse. » Il redressait sa haute taille, se frayait un passage à coups de canne, allait respirer la brise qui brassait la chaleur sans l'écarter, tel un ventilateur.

« La terre ! » Les passagers se ruèrent, se bousculèrent sur le pont : un

trait brun soulignait l'horizon que le soleil bardait de fumerolles blanchâtres. Au milieu des interjections, des cris, des rires, Julius, appuyé au bastingage, ruminait, les lèvres serrées.

« Je suis né avec la mer, lâcha-t-il brusquement. Elle emplissait les fenêtres de ma chambre, surgissait à tous les coins de rue. Et je la voyais comme une vaste coulée de lave : dure, impénétrable. La mer... Cézanne a renoncé à la peindre : trop de sensations à la fois, elle vous submerge, qui peut prétendre la saisir, l'organiser! J'ai essayé, à ma façon... »

Michel n'acquiesça pas : il savait combien le vieil homme exécrait tout commentaire de ses œuvres. Il bredouilla qu'il était heureux, qu'il était fier d'assister à ses retrouvailles avec la terre russe, après tant d'années...

« Cinquante, le coupa Julius. Mais qui parle de terre russe ! Je ne suis pas russe, je ne l'ai jamais été. Odessos, ma terre, c'étaient quelques cabanes, une enceinte de pierre, un

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fossé, des piquets. » Et, s'en retournant vers le large, des trirèmes, des voiles en accent circonflexe, des coques rondes chargées à ras bords de peaux et de bois. Odessos, c'était la Grèce. Puis pendant des siècles, plus rien : un petit village de pêcheurs.

Il reprit sa respiration, Michel pressentit qu'il allait essuyer un discours : rien ni personne ne pouvait interrom- pre le peintre. Des phrases toutes prêtes qu'il avait cent fois déroulées sans hâte ; des citations qu'il fallait admirer, des anecdotes dont il fallait rire. Un talent de conteur qui captivait le premier venu, et faisait fuir les autres. Michel se sentit pris au piège.

« Du reste, reprit Julius, on parlait toutes les langues à Odessa : l'allemand, le français, le grec, l'ukrainien, le yiddish — et le russe quand on ne pouvait pas faire autrement. J'habitais, moi, près du bazar grec... Il frissonna. Cette agitation, ces criailleries, ces relents d'huile d'olive, ces pieds nus qui clappaient sur un pavé toujours mouillé : ils me terrorisaient.

— Pourquoi ? » Julius chassa la question comme une guêpe. « Et je rêvais de vivre dans le centre. Le centre ! Si vous

saviez quelle séduction ridicule il exerça sur ma jeunesse ! Dans la famille, on n'en parlait qu'avec respect : le centre ! Là régnaient les nobles et leurs parasites, les propriétaires, les industriels, les armateurs — des êtres d'une autre espèce, qui voyageaient en première, allaient tous les jours au théâtre, avaient un cuisinier non une cuisinière, et une gouvernante française pour les enfants, parfois même leur propre équipage, avec valets de pied, pensez ! »

Il eut un rire cassé. Son orgueil d'avoir épousé une jeune fille du centre, de la rue Pouchkine s'il vous plaît : toute ma vie j'ai vénéré en Elsa une sorte de déesse qui pour moi avait renoncé à l'Olympe. Je me sentais coupable de pauvreté, de grossièreté, coupable de l'avoir entraînée si loin d'un monde qui n'existait plus. Je n'ai jamais tout à fait admis qu'il se fût englouti derrière moi. Il me semble que ce soir même, je vais entendre cliqueter éventails et bijoux, bottes et médail- les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire :

« Je suis sûr que vous aimerez Odessa, ses restaurants en plein air, ses brasseries, ses kiosques à musique, ses maga- sins regorgeant de produits exotiques, sa foule cosmopolite. Je connais des tas de petits cafés enfouis sous les tonnelles

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où vous boirez du kvas et mangerez du baclava. Vous aimerez son marché, vous aimerez ses plages, et ses larges boulevards ombragés de châtaigniers et d'acacias.

L'acacia voyez-vous chante ici le midi, comme le mimosa en France. Et il voile tous les péchés des immeubles bourgeois, des masures, en grimpant le long des façades, en s'insinuant jusqu'à l'intérieur des maisons par les balcons chargés de lilas, de fuchsias, de giroflées. Nous avons de la chance, nous sommes en mai, nous arrivons en pleine floraison. Vous n'avez jamais vu les fleurs de l'acacia? Veinées d'or et de sang, elles paraissent un peu desséchées, pleuvent sur les têtes, crissent sous les talons. Et lorsqu'elles se fanent, le vent charrie des tourbillons de pétales. Il les roule avec un bruit de vagues, les jette dans les cours, contre les murs ou contre les clôtures... Mais nous approchons, quelle heure est-il ? »

Julius se pencha et son visage aux joues creusées se figea. La grève se dessinait au loin, les eaux basses du liman brillaient comme des pièces d'argent. On apercevait des villas encastrées dans une opulente verdure, des jardins marquetés d'ocre et de carmin, des potagers vert salade, et des plages qui ourlaient d'or la masse sombre des pins et des thuyas.

La tour de Kovalevski apparut la première : une quille. Comme elle me semblait haute et massive ! Le dimanche, les parents nous emmenaient parfois la visiter, nous tournions autour de ses parois épaisses avec un respect que ne m'inspirera jamais Manhattan.

Voici le nouveau phare, et derrière lui l'ancien, désaffecté. Tous deux, bousculés par le soleil, se détachaient si nets, si proches, si familiers sur le rivage abrupt que Julius eut un sursaut. J'ai quinze ans, et je me promène en canoë avec Max et Justine, engoncés dans leurs maillots rayés.

Il suivait des yeux la ligne brisée du littoral, constatait qu'il en connaissait les moindres détails. Grande fontaine, moyenne fontaine, petite fontaine, talus escarpés envahis par l'aubépine et les églantiers : il devinait à leurs pieds les rochers moussus où se prélassaient des baigneurs et des pêcheurs prolongés de bambous. Il entendait la musique aux accents guillerets que diffusait l' « Arcadia », un restaurant sur pilotis, ombrelles multicolores et nappes soulevées par le vent. Ostrada lui parlait de ses cabines de bain, son tir et son manège de chevaux de bois ; Langeron de ses barques à fond plat alignées sur la grève, il voyait les filets séchant sur

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les avirons dressés en faisceaux, aspirait une odeur impé- rieuse d'iode et de saumure. Ma plage. Une bouffée d'allé- gresse à mesurer qu'un paysage au monde lui appartenait.

Soudain la côte s'ouvrit en deux et la ville apparut, digne et cambrée comme une duègne. La coupole du théâtre et la colonnade du palais Vorontsov surgirent, des cubes blancs percèrent à travers les feuillages, oui c'est cela, c'est bien cela, un rêve de pierre et de lumière. Julius exalté se tourna vers Michel et l'étreignit avec vigueur. « Rien n'a changé, voyez-vous, rien n'a changé ! » Il fouilla ses poches, en sortit une cigarette, oublia de l'allumer.

Le « Leonardo da Vinci », de la Lloyd Triestrino, pénétrait dans le port, une chaleur torpide écrasait l'eau verdâtre, une vive agitation régnait à bord : on pliait les chaises longues, trimballait des sacs et des valises, un chef de groupe tentait de réunir ses ouailles en brandissant de petits drapeaux. Julius fixait les quais, la rade qui somnolait sous la charge du soleil, c'était hier.

Hier, ces bouches écartelées de plaintes, ces yeux d'épou- vante, ces faces terreuses, tendues vers la passerelle qui conduisait au bateau, les mains courantes brisées par la pression des corps. Hier, ces enfants vociférants que les mères tenaient à bout de bras au-dessus d'un troupeau devenu fou. Hier, ces femmes piétinées, dont les cris stri- dents étaient vite étouffés. Quand un malheureux parvenait à atteindre la passerelle, à saisir la rampe, des poignes comme des serres s'agrippaient à son dos. Il avançait, traînant les autres, vacillait, trébuchait, tombait à l'eau et se noyait avec son terrible fardeau, c'était hier.

Toutes les rues qui descendaient vers le port étaient obstruées par la foule. Les maisons craquaient, les vitres éclataient, les portes cédaient sous la ruée, c'était hier.

Des valises éventrées, des ballots, des malles en osier entravaient les jambes. Les effets se répandaient, s'accro- chaient aux pieds et les fuyards tiraient avec eux des dentelles, des chemises de nuit, des rubans, c'est parfois tragique un ruban.

On distinguait des officiers, des soldats perdus dans la mêlée. Comme des cloches noires, les capes de feutre abandonnées par les Caucasiens ondulaient, voguaient par- dessus les têtes, ou les coiffaient au gré du vent. Une horrible poussière, détrempée de brouillard et de pluie : hier, c'était l'automne.

Les bateaux donnaient lentement de la bande sous le

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poids des rescapés. Matelots et sentinelles basculaient dans la masse mouvante qui les avalait. Les hurlements cou- vraient le chant du ressac cinglant le môle.

J'ai vu des équipages couper les amarres à la hache, et des navires quitter le quai sans retirer leurs échelles. Une à une, elles glissaient, s'effondraient avec leurs grappes humaines.

Alors les malédictions explosaient parmi les abandonnés, les sans-patrie, les sans-espoir, leurs clameurs vous déchi- raient, c'était hier.

Les bateaux s'éloignaient lentement. Sales, peinture écail- lée, ils rampaient, le bastingage au ras des flots, répandant une âcre fumée qui noyait les maisons, les plages.

Et pendant ce temps dans la ville, derrière ce délire : le silence, le vide. Odessa attendait la mort, c'était hier. Aujourd'hui, elle vit.

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Q

UE se passe-t-il ? Nous sommes arrivés à midi, et il est presque deux heures. Qu'attendons-nous pour débarquer? »

Julius sortit d'un long mutisme. Pour s'esclaffer : « Mes ex-compatriotes n'ont pas changé. Paperassiers,

tatillons, une méfiance qui vient du fond des âges. » Il évoqua les voyages dont il était coutumier, en Europe,

en Amérique et jusqu'au Japon : accueils chaleureux, toasts en son honneur, cour d'admirateurs, voiture confortable, chère délicate, draps frais. Il sourit en songeant qu'il était célèbre dans le monde entier, sauf dans son pays natal.

Autour de lui, par petits tas, les passagers s'étaient assis par terre ou sur leurs bagages. Ils s'éventaient, se tampon- naient le front avec leurs mouchoirs ; accablés de chaleur, ils se taisaient. Michel, chemise rayée, son blazer sous le bras, était resté debout auprès du vieux peintre, il rêvait d'une bière bien fraîche.

« Allons-y ! » La passerelle fut enfin jetée, grand remue-ménage. « Les groupes d'abord. » Michel se précipita vers le steward : « Monsieur est très fatigué, dit-il en désignant Julius. Ne

pourrions-nous pas passer sans attendre ? — Moi, je veux bien, mais ici, honneur aux groupes ! » Julius piqua une de ses crises d'hilarité qui embarras-

saient horriblement Michel, lorsque celui-ci revint à ses côtés. « Naïve hirondelle ! », s'exclama-t-il en lui prenant le menton, et longtemps il détailla ses traits : le front pur, le nez insolent, les larges, larges prunelles noisette. Il se félicitait d'avoir amené le jeune homme, quelle fraîcheur !

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Pourtant il avait rechigné à Paris : c'était le père de Michel, son marchand de tableaux, dont il souhaitait la compagnie.

Un douanier survint, uniforme kaki, galons dorés, semel- les de crêpe épaisses comme des sandwiches. Julius changea de physionomie, l'interpella en russe et déversa sur lui un torrent d'imprécations. L'autre écoutait, au garde-à-vous.

« Tovaritch? demanda-t-il quand il put placer un mot. — I'm french. — Alors vous pat ientez. Un moment , assura le fonction-

naire f legmatique, un tout pet i t moment . — La langue russe est faite pour les injures. Julius se

re tourna vers Michel. Quel plaisir délicat », dit-il en cla- quan t la langue.

Ils débarquèren t à qua t re heures. Julius s 'é t rangla en découvrant la gare mar i t ime : un grand cube de béton et de verre posé au bout du môle. Il examina i t les murs sales, le sol jonché d 'épluchures et de bouteil les vides, il reniflait : « Ça sent la saucisse et l 'urine ! » Un apparei l débi tai t de l 'eau minérale dans des verres de papier. « Voulez-vous que j ' a i l l e vous c h e r c h e r à boire? », proposa Michel avec empressement . « De l 'eau ? De l 'eau soviétique à déguster debout ? Ah non ! »

Ils échouèrent sur le quai , avec leurs valises, é tourdis p a r l 'a ir tiède, le cri des mar t ine ts , le va-et-vient des minijupes, des jeans qu' i ls observaient avec é tonnement . Il nous fau- drai t un porteur , Jul ius appela un gamin, t ira de sa poche un billet en lui désignant ses bagages : le gamin déta la comme s'il avait vu le diable.

Une dame en ta i l leur gris s 'avança. « Monsieur Levson? Je suis hôtesse d ' Intourist , je vous

a t tendais : si vous voulez bien me suivre... » Un français chanté, comme celui de Jul ius ; un sourire de

commande . Les deux voyageurs se laissèrent tomber sur les sièges défoncés d 'une vieille Volga qui s 'ébranla en éter- nuant .

« Nous n 'al lons pas loin, annonça l 'hôtesse. L' « Hôtel d 'Odessa » se trouve...

— Je sais, je sais. » Jul ius la fit taire d ' un sourire. Voici l 'escalier, c'est drôle,

vu d 'en bas il pa ra î t dérisoire, je suis fatigué. Le boulevard Nicolaievski, ses deux rangées de marronniers , ses bancs. Les palais jumeaux de Melnikov, pi lastres ioniques de sable et d 'or. Et dans son écrin de lauriers, l 'éclatante b lancheur du palais Vorontsov, c 'est ça, c'est bien ça. En franchissant

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la lourde por te vitrée de l'ex « Hôtel de Londres », Jul ius poussa un g rand soupir, il s ' aperçut qu' i l avai t eu peu r de ne r ien reconnaître . Les boiseries, les tapis, les lustres, les fauteuils de cuir et les grooms achevèrent de le rassurer . L' « Hôtel de Londres », je passais devant , je repassais, j 'enviais la société qui s'y étalai t , habi ts , épaules nues, colliers de perles... Ils n 'ont changé que le n o m : « Hôtel d 'Odessa », qu ' impor te !

« Confiez-moi votre passeport , mons ieur s'il vous plaît . Je vous le rendrai à votre dépar t .

— Parfait, di t Jul ius absent . Je suis pressé de me reposer, pouvez-vous m'indiquer . . .

— Un moment , monsieur , u n tout pet i t moment . » Le préposé à la récept ion remplissai t une fiche, d 'une

écr i ture joufflue. Puis il saisit un ca r ton où il nota un numéro.

« Vous devrez mont re r ceci à la femme d 'é tage pour qu'elle vous ouvre la porte. Ega lement au res tauran t , pour prouver que vous logez ici.

— Ah bon ? Jul ius saisit le carton. Faites-moi mon te r u n thé brûlant . . .

— On ne sert pas dans les chambres , monsieur . — Incroyable ! Où puis-je boire un thé ? — Le bar ferme à cinq heures. Le res t au ran t ouvre de six

heures à sept heures trente. — Après, on ne peut plus d îner ? — Non monsieur. — Eh bien, je ne fréquenterai pas souvent votre établisse-

ment . » Le préposé eut u n regard neutre. « Pourrais-je avoir une voiture à hui t heures ? — Il faut vous adresser au bu reau d ' Intouris t . Derrière

vous. Dépêchez-vous, il ferme à six heures. » Jul ius eut un haut-le-corps, « Dépêchez-vous », pour qui

me prend-il ! Il se re tourna, reconnut son hôtesse, assise à une peti te table, lui sourit. Elle ne lui rendi t pas son sourire.

« Pourrais-je avoir une voiture ce soir ? — Non monsieur . Demain. A quelle heure la voulez-

vous ? » Elle ouvri t u n cahier d'écolier. « Le ma t in ou l 'après-midi ? Vous avez droi t à trois heures

de voiture par jour. Avec guide. — Je n 'ai que faire d ' un guide. — Vous y avez droit. Une voix ferme. »

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Julius cogna sa canne contre le tapis. « Et si je veux me promener la nuit ? Dîner au restaurant... — Au restaurant ? » L'hôtesse eut un regard neutre. « Vous avez droit au restaurant de l'hôtel, répliqua-t-elle

simplement. — Encore heureux ! » Julius recula. « La voiture ? Demain matin ? Ou demain après-midi ? — Comme vous voudrez. — Ah non ! Vous avez droit... » Le droit. Le droit de me taire. Julius s'achemina vers

l'ascenseur. Michel, qui s'était discrètement tenu à l'écart, le rejoignit ; le peintre s'adoucit en se rappelant sa présence, lui, témoin d'une autre planète, où le seul nom de Julius Levson inclinait les têtes et supprimait les obstacles.

« Retrouvons-nous dans les salons vers six heures et demie, voulez-vous ? Nous déciderons de notre soirée. »

Une vaste chambre à l'ancienne, armoire à glace, commo- des ventrues, lit de noyer, rideaux de dentelle retenus par un ruban de velours. Mais une espèce de jazz émasculé flottait comme un parfum bon marché. Un groom apporta les valises, empocha prestement un pourboire sans remercier. Julius lui demanda comment se débarrasser de cette musi- quette. Impossible : elle disparaîtrait à dix heures.

Il sortit sur le balcon : la mer déferlait au loin sur Peresyp, hérissé de grues; les mâts de frêles voiliers oscillaient sur une eau émeraude. Le crépuscule courait dans les arbres, comme la vague du soir sur une large rivière. Une odeur un peu amère de thym et d'absinthe montait, les cigales bavardaient. Une foule paisible coulait le long du boulevard où circulaient peu de voitures, Julius s'étonna vaguement de ne pas apercevoir de toques, ni casquettes, ni capotes. Il regretta les fiacres, l'allègre martèlement des sabots, le grincement des roues. Quand s'allumèrent les lampadaires à trois lanternes qu'il avait toujours connus, il éprouva une joie indicible. Il avait besoin, comme il avait besoin que sa ville se ressemblât !

Le restaurant de l'hôtel, avec ses lourdes tentures grenat, sa vaisselle d'argent, ses nappes brodées et ses innombrables serveuses, tabliers et coiffes blancs, lui plut. Au milieu de la salle, une table de vingt couverts était servie : des concom- bres à la crème et un bout de tomate dans chaque assiette. Julius et Michel attendirent qu'on les installât, nul ne se

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dérangea. Ils finirent par prendre place sous l'œil absent d'un garçon qui tourna les talons.

« La carte, je vous prie, la carte ! réclama Julius en russe. Il tapa dans ses mains. Vous là-bas, la carte !

Vous là-bas jeta par-dessus son épaule : — Un moment s'il vous plaît, un tout petit moment. — Apportez-moi une tasse de thé. — Ah non monsieur, ici on dîne. Et cette table n'est pas

pour vous. » La serveuse parlait tout en comptant des fourchettes. « Où pouvons-nous nous asseoir ? — Au fond ! » Un geste vague. « Très bien. Apportez-moi la carte. — Un petit moment s'il vous plaît. » Ils se réfugièrent près de la fosse vide de l'orchestre. Dix

minutes, un quart d'heure passèrent. Une douzaine de clients poireautaient de leur côté, après avoir erré parmi le personnel qui s'occupait activement à essuyer des assiettes, plier des serviettes, distribuer des salières ou des cendriers.

« Ils le font exprès ! » Julius sauta sur ses pieds. « Venez, je connais un restaurant à deux pas : « La

Bohême. » Nous serons servis prestement. » Ils sortirent sans qu'on parût le remarquer. Boulevard

Nicolaïevski, le mufle chaud de la mer, ses chuchotements. La même foule déambulait, que Julius écartait à coups de canne. « Nous y voilà. » Une queue de cinquante personnes piétinait comme devant un cinéma. A travers les vitres embuées, on distinguait des gens debout, coude à coude, mastiquant d'énormes tartines, face à leurs assiettes garnies d'un brouet noirâtre. Julius frissonna. « Un taxi ! Prenons vite un taxi. Ce ne sont pas les endroits agréables qui manquent ! »

Ils se mirent à guetter les taxis, qui se signalaient par des damiers peints sur la portière. Il en passait très souvent, vides. Michel criait, Julius brandissait sa canne. Mais aucun ne s'arrêtait.

« Evidemment, ce sont des fonctionnaires ! » Ils revinrent lentement à l'hôtel. « Pouvez-vous nous appeler un taxi ? — Un moment s'il vous plaît monsieur, un tout petit

moment », répondit l'employé à la réception. Il faisait une addition à l'aide d'un boulier. Il la recom-

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mença trois fois, puis s'empara du téléphone. Julius s'était effondré sur une banquette. Il ferma les yeux. Serais-je parti sans la Révolution ? Quel peintre serais-je devenu ?

« Eh bien ce taxi ? — Je l'ai demandé monsieur, il n'est pas venu », mar-

monna l'employé. Ils retournèrent au restaurant. Il était fermé d'une grille.

« Pas même une tasse de thé », s'exclamait Julius, avec de grands gestes cocasses. Ils regagnaient leurs chambres, découragés, lorsque la femme d'étage leur signala un bar au rez-de-chaussée, où l'on devait payer en devises. Ils s'y précipitèrent.

Devant un jus d'orange corsé de vodka, et un zeste de jambon entre deux lamelles de pain, Julius évoqua avec volubilité les hors-d'œuvre de jadis : caviar frais, glauque et léger, caviar de conserve, pressé en brique, ceps marinés, radis noirs, salades de concombres, raisins au vinaigre et au sucre, harengs enrobés de carottes et d'oignons, esturgeon fumé, tomates farcies, balyk, cochon de lait au raifort, saumon fumé, saumon froid, pâté de choux. Des flacons de vodka blanche, de vodka au poivre et de vodka à la sorbe, des fioles d'eau-de-vie aux groseilles, aux framboises et au cassis, du vin blanc de Crimée, du vin rosé du Caucase, du vin français. Cela sentait le poisson, la marinade, le fenouil. Les domestiques glissaient entre les convives...

« Si vous voulez bien régler, monsieur. On ferme, il est dix heures. »

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I ci habitait la comtesse Potocka — le plus bel équipage de la ville : quatre chevaux noirs, livrées vert éme- raude à galons vermeils. Ici, la comtesse Branicka,

imaginez les attelages passant sous ce porche gothique : le matin les livreurs, le soir les visites. Ici, le comte Severine Potocki, d'origine polonaise comme tous ces nobles ukrai- niens : pas de Russes chez nous, presque pas. Ici, le général comte Witt, il fallait le voir en uniforme, pantalons bouf- fants et ceinturon d'argent. En face vivait sa maîtresse, la comtesse Sobanska, nièce de M Hanska, vous savez bien, la... fiancée de Balzac. Et là, c'était l'amiral Greigh... »

La tête renversée, Julius laissait fondre dans sa bouche ces noms comme des bonbons. Il avait ordonné au chauffeur de remonter lentement la rue Pouchkine, les hôtels particuliers se succédaient, écrasés sous la voûte flamboyante des acacias en fleurs.

« Arrêtez ! » cria-t-il soudain. La Volga se rangea contre le trottoir, face à un escalier en

fer à cheval d'une seule volée. Le perron était encadré de canéphores au sourire accueillant. Georges Andreïevich Tchoudovski. Je le revois saluant ses hôtes, grand, portant beau, redingote, lavallière, une marguerite à la boutonnière. Derrière lui, sa femme, Sophie Ivanovna, et sa fille. Derrière lui : Elsa. Non, Elsa ne m'a pas frappé. J'étais trop ébloui par l'assemblée répandue dans les salons illuminés. Je reconnaissais des ministres, avec leurs petites moustaches soigneusement collées, leurs dos barrés de rubans, leurs pantalons à sous-pied, blancs à bandes d'or, leurs souliers vernis. Les dignitaires étincelaient d'or et d'argent, bottes miroitantes, cartouchières, aiguillettes, dragonnes, sabres,

Page 22: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

éperons, dolmans, décorations. Même lorsqu'ils se tenaient immobiles, on entendait carillonner leurs médailles, j'écla- tais de vanité à me mélanger à ces demi-dieux.

La jeune femme qui leur servait de guide signala d'une voix fluette le musée d'art occidental dont la gloire était un Caravage récemment découvert, puis la maison de Pouchkine, l'hôtel Krasnaïa. Julius acquiesçait avec indiffé- rence. Il sursauta quand elle parla de philharmonie devant la Bourse du Commerce, haussa les épaules : rien n'avait changé, n'était-ce pas l'essentiel ? Ces façades percées de portes palladiennes, ces bossages mordorés, ces oriels alour- dis de feuilles grimpantes imposaient le passé. Un sentiment de revanche le souleva : sur le temps et les barbares, ces Rouges qui piétinaient places et avenues sans en soupçonner la grâce.

« Prenez la rue de Ribas, dit-il. — C'est la rue la plus commerçante de la ville, commenta

le guide, la plus... — Je sais. » Julius fixa longuement une austère bâtisse : le lycée

Richelieu. Il revoyait ses élèves en uniforme : pantalons longs, vareuse à col montant, et la casquette, enviable casquette, bleue, ornée d'un vaste écusson. Elle leur écrasait les oreilles qui pointaient en anse de cruche.

« C'est ici que vous avez fait vos études ? demanda Michel prêt à s'attendrir.

— Non. » Ils longèrent un parc dont les grilles ployaient sous les

grappes de lilas blanc, et débouchèrent place de la Cathé- drale.

« Voici la place de l'Armée soviétique, annonça le guide. — Ah bah ! Julius pouffa de rire. Désignant le monument

du comte Vorontsov, il plaisanta : et voici le mausolée de Staline, sans doute ? »

La jeune femme se mordit les lèvres, il lui tardait d'en avoir fini avec ce client difficile. Pourtant elle connaissait sa leçon et d'ordinaire éprouvait du plaisir à la réciter en français. Elle avait vingt-cinq ans et n'espérait pas visiter jamais l'Europe. Il faut être interprète à Moscou ou Lenin- grad, pour obtenir une bourse et passer deux ou trois jours à Paris avec un groupe. Paris ! Elle avait lu Balzac, Baudelaire et Boris Vian, Paris ! Des chaussures, le Louvre, le Sacré- Coeur ! Elle en rêvait, comme Julius d'Odessa.

« Odessa : un grand port, avait-elle entamé tout de suite

Page 23: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

après les présentations. Un centre industriel important. Quatorze établissements d'enseignement supérieur, un ins- titut agronomique, un institut de recherches médicales, un hôpital d'ophtalmologie...

— Ah oui, Filatov ! s'était écrié Julius. Faut-il que vous lui ayez fait un pont d'or pour parvenir à le garder! Nous sommes contemporains... »

Elle n'avait pas cillé. Elle avait cité avec conscience l'observatoire astronomique, l'observatoire géophysique. Puis elle avait insisté sur l'aspect thermal d'Odessa : soixante maisons de cure, quinze maisons de repos.

« Vous les avez construites ? Ou vous avez réquisitionné les villas abandonnées ? »

Elle avait regardé ses pieds, enchaîné : « En tout cas, Odessa... » Il ne l'écoutait plus. Tout était là, sous ses yeux, toute sa

nostalgie : portiques de colonnes doriques, frontons triangu- laires, pilastres cannelés, chapiteaux corinthiens, tout, même ces médaillons et ces guirlandes de stuc. Tout, mais rétréci, comme si cette harmonie avait été conçue à l'échelle d'un enfant.

L'escalier le déçut cruellement : il le trouva étroit, sans majesté. Dire que je le comparais jadis aux marches du Capitole ! Quant à la statue d'Armand Emmanuel, duc de Richelieu, elle n'était pas de Michel-Ange ! Il se sentait impitoyable, comme un amant trompé. Quand les cloches de l'Hôtel de Ville égrenèrent un petit air d'opérette, son agacement redoubla en reconnaissant l'hymne d'Odessa, oh ! Ces Russes le faisaient exprès ! Il éclata de rire, non, les Russes n'y étaient pour rien. « Charmant ! », s'exclama Michel, Julius lui saisit le bras avec gratitude.

« Et nous voici devant l'Opéra, qui a toujours joué un rôle important dans la vie des Odessites. La salle contient mille sept cents spectateurs. Les compositeurs Rimski-Korsakov, Anton Rubinstein, Tchaïkovski et d'autres chefs de réputa- tion mondiale ont dirigé l'orchestre. Le public applaudit la grande ballerine Anna Pavlova, la tragédienne Sarah Ber- nhardt, les chanteurs Chaliapine et Caruso... La Scala de Milan, naguère, venait chaque année. »

Julius scandait la tirade avec des grognements et des coups de canne sur le pavé. Mais il était ravi. « Ils » n'avaient pas touché à ce chef-d'œuvre de pâtisserie. Vaste rotonde à deux niveaux couronnée d'une balustrade, colon- nes ioniques, pilastres colossaux. Le dôme coiffé d'un bulbe

Page 24: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

devait toujours abriter la fresque crémeuse de la coupole — du moins n'auront-ils pas fait appel à Chagall !

Le monument se développait sur un écran de verdure qui fardait la pierre d'ocre et de rose. Julius flattait les murs d'une main de sculpteur, cette densité l'enchantait. « Il est des lieux que l'on retrouve comme un visage aimé, confia-t-il à Michel. On ne les voit pas, on ne saurait les juger... Venez ! » Il l'entraîna vers la loggia de style toscan qui regardait la mer, le fit asseoir sur le carrelage en losanges, jambes pendant au-dessus de la toison d'un pin parasol.

« D'ici, on n'aperçoit que la baie d'un bleu délavé, puis le large qui tourne au violet. Si vous saviez comme je me suis souvent réfugié sous cette arcade ! Je l'appelais mon coin d'Europe... »

Pourquoi ce besoin d'évasion ? Michel n'osa pas poser la question, il écouta le peintre lui décrire les fastes de l'Opéra : tous les soirs, fiacres, calèches, équipages déva- laient la rue Pouchkine et la rue Catherine II, et se bouscu- laient dans un nuage de poussière devant ce temple de l 'éclectisme bourgeois. Les cochers s'interpellaient, les laquais surgissaient raides comme des cartes à jouer, les messieurs s'inclinaient à en perdre leur pince-nez, les dames avançaient un pied chaussé d'étoiles, et tout ce beau monde s'engouffrait lentement sous la voûte qui résonnait de rires feutrés, de murmures, de frous-frous, de claquements de bottes.

« J'ai même vu quelques automobiles pétaradant au milieu des chevaux affolés. Car Odessa est morte sous anesthésie : jusqu'aux derniers jours, les gens se sont enivrés de fêtes, de bel canto, d'apparat. Une manière d'exorcisme.

— Monsieur je m'excuse, les trois heures sont écoulées, le chauffeur demande où il peut vous déposer. »

Julius sursauta, quoi ! Une heure de l'après-midi, je n'ai pas eu une pensée pour le déjeuner, depuis combien d'an- nées le temps n'a-t-il pas été aussi discret ! Jadis, quand je peignais, le temps s'évaporait. Jadis. Mais maintenant ces journées qu'il faut hâler; ma hâte de passer à table, je mange de plus en plus tôt ; mon soulagement à me rabattre sur quelque vernissage, paraître, boire un verre, deux, trois, parler, et saisir l'impatience dans le regard des gens. Pourquoi ne pas finir à Odessa ? Julius fut pris d'euphorie. Je louerais un atelier dans le centre, je garderais Michel, je n'aurais aucune difficulté : un Julius Levson, cela ne se refuse pas.

Page 25: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

« Je m'excuse monsieur, nous vous raccompagnons à l'hôtel ?

— Oui. Non, mais non, laissez-nous rue Pouchkine, ce sera très bien. »

Julius sauta de la voiture comme un jeune homme, adressa un clin d'œil à Michel : « Je connais par ici un restaurant caucasien dont vous me direz des nouvelles. S'il n'y a plus de table, nous irons au « Lézard vert » : excellente cuisine classique. J'ai le souvenir d'un bortsch... succulent. » Une légère brise traversait la haute tonnelle des acacias qui bruissaient, des pétales voltigeaient comme des confettis. Une foule au pas cadencé arpentait le trottoir, des hommes, des femmes, la bouche et les mains pleines de gros pain et de cochonnaille ; peu d'enfants, pas de chien. Au coin de la rue, un attroupement : collée au mur blond d'un hôtel particu- lier, une machine à débiter de l'eau. Ils introduisaient un kopeck dans une fente métallique, buvaient d'un trait, jetaient le verre en papier à la poubelle et s'effaçaient pour laisser place au suivant.

« Regardez-les ! s'écria Julius que le spectacle de la discipline avait toujours irrité. Et quel accoutrement... »

Des jupettes découvrant de plantureux cuisseaux, des genoux noyés dans la gélatine, des corsages à fleurs marqués de larges auréoles sous les aisselles, des sacs de plastique aux couleurs violentes, des coiffures mousseuses comme des œufs à la neige.

« Leur mode n'a jamais que dix ans de retard sur la nôtre, fit Michel.

— Peut-on parler de mode ? Julius gloussa. Ce sont des moujiks, voilà tout, des porcs gavés de seigle et de patates... Mais nous sommes arrivés. »

Ils s'arrêtèrent devant une cour : un tilleul embaumait, du linge dansait sur une corde. Julius interdit, je reconnais : au fond l'office, à droite le restaurant tapissé de boiseries, et l'on dégustait le café sous cet arbre... Il contempla les pavés déchaussés, les murs lézardés, les festons qui s'émiettaient au-dessus des fenêtres. Une femme apparut, en peignoir, portant un baquet. Il se détourna à regret, le cœur serré.

Il se mit à scruter les façades, les colonnades, découvrit ce qu'il redoutait : la pierre s'ébréchait, l'enduit se craquelait, les joints se disloquaient, les escaliers s'affaissaient, de larges estafilades sabraient les portes qui avaient perdu boutons de cuivre et marteaux de bronze. Il remarqua un

Page 26: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

balcon que des cordes soutenaient, brusquement se sentit très vieux, s'affaissa sur le pommeau de sa canne.

« Connaissez-vous Palerme ? murmura-t-il à Michel qui s'inquiétait. Ses palais dévastés, ses façades rongées par l'humidité, ses fontaines taries, ses fantômes ? Il haussa les épaules. Qu'importe après tout, que m'importe ? Odessa est une remise où achèvent de pourrir les décors d'une comédie qu'on ne jouera jamais plus. »

De « Lézard vert », point davantage. Restait son enseigne qui grinçait : un hareng au bout d'une fourchette. Encore une cour terreuse qui exhalait des relents de choux et de lessive, un rideau de velours effiloché dissimulait l'entrée.

« Passons rue Catherine II : il y a beaucoup de brasse- ries. »

La rue Catherine II offrait l'aspect d'une serre tant les acacias déliraient d'ombre et de senteurs. Demeures bour- geoises, des lanternes au-dessus des porches. L'œil exercé de Julius repéra aussitôt les mêmes stigmates, les mêmes flétrissures. Nulle terrasse de café n'envahissait le trottoir. Pas le moindre de ces petits kiosques à rafraîchissements, si pimpants avec leur tourniquet nickelé, qui se dressaient jadis aux carrefours. Les brasseries étaient remplacées par des magasins qui affichaient en vitrine un pain, une motte de beurre, un petit tas de tomates ou de pommes vertes. Et les gens faisaient la queue, un cabas sous le bras.

« Nous n'avons plus qu'à rentrer à pied. Deux ou trois kilomètres, je les ai couverts si souvent que mes jambes s'en souviendront... A moins que vous ne préfériez baguenauder le ventre creux ?

— Cela m'est égal », assura Michel avec un clair sourire. Julius le considéra un instant : l'ombre pennée des acacias

jouait sur son visage, de légers cernes soulignaient ses prunelles en boutons de bottine. Envie de le décoiffer, ou de lui pincer le nez. Ils se retrouvèrent en face de la rue de Ribas. Autrefois les élégantes, suivies de leurs caméristes, se pressaient devant les vitrines, palpaient les étoffes que leur déroulaient avec zèle des Juifs à casquette noire luisante. Elles s'exclamaient, papotaient, marchandaient : la rue entière bourdonnait comme une volière.

Les boutiques étaient là. Elles exposaient des chaussures par paires, bien alignées, trois ou quatre modèles, le cuir coûtait cher. Sur des mannequins corpulents : soutiens-gorge de satin blanc, gaines, chemisiers à fleurs, toujours les mêmes fleurs. Julius s'apprêtait à battre en retraite lorsqu'il

Page 27: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

aperçut un rassemblement : pourquoi faisaient-ils la queue, cette fois? Pour des foulards, un arrivage de foulards. Ils étaient une bonne centaine, en file indienne, à se surveiller du coin de l'œil : gare aux tricheurs. Soudain le marchand ferma sa porte et tira le rideau de fer : le stock était épuisé. Le troupeau se dispersa lentement, sans un murmure. « Ils ont les nerfs solides », conclut Julius avec une nuance de respect.

Des pétales flamboyants dessinaient des arabesques sur la chaussée, il s'amusa à les contrarier du bout de sa canne et ne releva les yeux que devant le musée. « Evadons-nous, allons voir ce Caravage, voulez-vous ? Il est dit que cette ville m' inspirera toujours l 'envie de fuir... » Michel acquiesça, un peu ahuri, et tous deux pénétrèrent sous un porche dont les marbres et les cuivres fleuraient l'encausti- que. En haut de l'escalier, une ribambelle de gardiennes jaspinaient : les cigales au Jardin des Oliviers.

Le Caravage était exposé seul dans une petite salle aux rideaux tirés. Visages surgis de la nuit, comme cernés par un projecteur. Le bras de Judas enveloppe les épaules de Jésus. Appuyé contre un mur, Julius contempla deux mains cris- pées aux doigts entrelacés, une bouche marquée de dégoût, les trognes des soldats. Ces jaunes, ces rouges enveloppés d'ombre, la lumière glissant sur un casque, ces volumes qui s'inscrivaient avec légèreté dans l'absence de perspective, subitement, le remplirent de joie. Joie du chercheur d'or devant une pépite. Joie de sa vie consacrée à la peinture, cette sublime futilité. Le mot futilité lui plaisait. Il trouvait prodigieux d'avoir pu cultiver sa manie pendant plus d'un demi-siècle, dans l'impunité, puis dans le succès, quelle farce ! Une quinte de toux le secoua, il tourna le dos à la « Trahison de Judas ». L'impression de sortir de table : rassasié.

Page 28: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

L

A hâte était tombée. Julius lisait des élégies de Goethe : il en traduisait des pages à Michel qui ravalait ses bâillements. Le matin, il fallait une

bonne heure pour obtenir du thé, des biscottes et de la confiture. En sortant de l'hôtel, un tampon de chaleur et de senteurs les bâillonnait, le soleil tonnait, la lumière les éblouissait. Ils se réfugiaient sous les marronniers du boule- vard Nicolaïevski, choisissaient un banc, contemplaient la mer caparaçonnée de strass qui s'ébrouait à travers les branchages. De lourds cargos se traînaient vers le port en ahanant, des voiliers toutes ailes déployées rasaient l'eau comme des mouettes. Autour d'eux, des nuées d'enfants pépiaient, sautaient à la corde, couraient derrière un cer- ceau ou égratignaient les plates-bandes avec pelles et râteaux. Des monitrices en uniforme d'infirmière les surveil- laient. Julius n'avait pas un regard pour ces bambins. Quand ils devenaient trop bruyants, il poussait jusqu'aux tilleuls qui foisonnaient de l'autre côté du boulevard. En pénétrant dans les fourrés épineux de noisetiers et de nerpruns, un parfum abrupt le saisissait. Il conduisait Michel vers des bornes moussues cachées sous les lilas. « Le coin des amoureux, disait-il d'une voix tendre. Vous voyez ces sentiers qui se faufilent vers la plage ? Ils portent des noms enchanteurs : « Allée des soupirs », « Val aux rossi- gnols », « Chemin de Diane ». Michel hochait la tête, un peu décontenancé.

A midi, ils retournaient au restaurant de l'hôtel. Trouver une table qui convienne au personnel. Obtenir la carte. Regarder les serveuses perdues dans un rêve d'efficacité : elles distribuaient dans toute la salle d'abord les cuillers,

Page 29: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

p u i s les f o u r c h e t t e s , p u i s les c o u t e a u x , p u i s les a s s i e t t e s , p u i s les v e r r e s , e t e n f i n les c a r a f e s d ' e a u t e i n t é e d e s i r op . P a s s e r c o m m a n d e : c o n c o m b r e s o u p o m m e s d e t e r r e à l a c r è m e , m o u t o n r e c u i t o u p o u l e t e n s a u c e . A t t e n d r e . J u l i u s e t M i c h e l r e n o n ç a i e n t a u d e s s e r t e t a u ca f é p o u r g a g n e r l a v o i t u r e , à t r o i s h e u r e s d e l ' a p r è s - m i d i .

« E m m e n e z - n o u s a u r a v i n d e l a Q u a r a n t a i n e , d e m a n d a

J u l i u s e n se g l i s s a n t s u r les s i èges a r r i è r e . — Il n ' y a p a s g r a n d - c h o s e à vo i r , p r o t e s t a f a i b l e m e n t le

g u i d e . — Si fa i t , j ' y s u i s n é ! » M o n q u a r t i e r . J ' a i g a r d é ses b r u i t s : le m a r t è l e m e n t d e s

fers , le f r a c a s d e s r o u e s , l a c l o c h e d e l ' o m n i b u s q u i p a s s a i t d e v a n t l a m a i s o n , le c o u p sec d e s c a n n e s s u r le t r o t t o i r b l e u , t a i l l é d a n s l a lave . J e l o n g e a i s les g r i l l e s d e fe r t a p i s s é e s d e v i g n e v ie rge , je m e h i s s a i s s u r la p o i n t e d e s p i e d s p o u r a p e r c e v o i r les j a r d i n s , les p a r t e r r e s d e d a h l i a s , d e c a p u c i n e s , d e b é g o n i a s . Ces m a r i a g e s d e m a u v e , d e v e r t e t d ' o r a n g e m e r a v i s s a i e n t . M o n r e g a r d se s u s p e n d a i t a u x e n s e i g n e s : u n e b o t t e , u n solei l , u n e g e r b e , u n t o n n e a u , u n e g r a p p e d e r a i s i n . Q u a n d j ' a v a i s f a u s s é c o m p a g n i e à l a v ie i l l e D o u n i a , je m e p r é c i p i t a i s a u b a z a r d e S a l o m o n . Il m e f a s c i n a i t , S a l o m o n , a v e c ses m o u s t a c h e s p e n d a n t e s , s a c e i n t u r e r o u g e , e t s o n p a n t a l o n f l a s q u e d e r o m a n i c h e l . J e m e g l i s s a i s d e r r i è r e le c o m p t o i r , je le r e g a r d a i s p e s e r le sel , le s u c r e , le ca fé , o u d é b a l l e r d e s c a i s s e s o d o r a n t e s . Avec u n r i e n d e s u f f i s a n c e , le v e n t r e e n a v a n t , il m e p r é s e n t a i t ses m a r c h a n d i s e s q u i v e n a i e n t d e s q u a t r e c o i n s d e l a R u s s i e : le v in d e G é o r g i e , le t a b a c d e F e o d o s s i a , le c a v i a r d ' A s t r a k h a n , la d e n t e l l e d e V o l o g d a , la v e r r e r i e d e M e t e t z , la m o u t a r d e d e S a r e p t a . . . Ces r i c h e s s e s m e b o u l e v e r s a i e n t . E f f luves d e s a v o n e t d e h a r e n g ; j e l e u r p r é f é r a i s le p a r f u m m i e l l e u x d e s n a t t e s d e c h a n v r e e n t a s s é e s d a n s l a r é s e r v e : je m ' e n d é l e c t a i s .

J u l i u s p u i s a i t e n v r a c d e s i m a g e s d a n s s a m é m o i r e , c o m m e o n t i r e d e s n u m é r o s d ' u n sac . L a r u e é t a i t e n c o m b r é e

d e c h a r i o t s ; c e r t a i n s t r a n s p o r t a i e n t d e s b a l l o t s d e f a r i n e q u i c o u l a i e n t s u r l a c h a u s s é e , d ' a u t r e s d u b o i s d e c h a u f f a g e , d ' a u t r e s d e s p ê c h e s v e l o u t é e s , d ' é n o r m e s p r u n e s c o u v e r t e s d ' u n e f l e u r v io l acée . De g r a n d s t a s d e p a s t è q u e s s ' a m o n c e - l a i e n t a u p i e d d e s a r b r e s . Il y e n a v a i t d e s n o i r e s e t v e r t e s a v e c u n r o n d b l a n c a u t o u r d e la t ige , c o m m e u n e t o n s u r e . E t il y a v a i t l es « p a s t è q u e s d e m o n a s t è r e », ova l e s , c l a i r e s , r a y é e s e n l o n g u e u r ; c ' é t a i e n t e l l es q u e n o u s e m p o r t i o n s à l a p l a g e p o u r n o u s d é s a l t é r e r . C e t t e b o u r r i q u e d e D o u n i a

Page 30: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

m'empêchait de me baigner quand j'en avais trop mangé, c'est drôle, des vingt années que j'ai passées à la Quaran- taine, je ne retrouve que mes aventures de gamin.

Par la porte ouverte des épiceries, je lorgnais les pots de bonbons où tremblait la flamme jaune pâle des lampes à pétrole. Je comptais mes kopecks, j'entrais dévoré de gour- mandise et de remords anticipés : Dounia me défendait ces confiseries bon marché. Je me gavais avant de rentrer, car elle fouillait mes poches.

Le marchand de légumes, un Iranien, agitait des panaches de papier au-dessus de ses poivrons marmoréens, de ses grosses tomates de Crimée, saupoudrées de pollen blanchâ- tre. Dounia ne lui achetait rien, elle disait qu'il était trop cher.

La pharmacie flamboyait avec son inscription en lettres dorées, et ses deux bocaux en forme de poire, pleins d'un liquide vermeil. Ces bocaux m'hypnotisaient : combien de gens pouvaient-ils tuer? Car ils contenaient du poison, naturellement, je... « Arrêtez ! Julius jaillit de ses songes. Arrêtez, maintenant je veux continuer à pied. »

Il emprunta un petit pont qui franchissait un ravin d'herbe pelée. Il s'arrêta pour contempler deux ou trois masures essaimées en contrebas, c'est ça, c'est bien ça. Et il entra dans sa rue. Au bout de quelques pas, il pirouetta, inquiet, j'ai dû confondre. Il récapitula : la mer à gauche, le mur de la Quarantaine derrière, et en face le parc Alexandre. Je ne peux pas me tromper : cette rue est la mienne, et je ne la reconnais pas.

Une rue déserte, tracée au cordeau. Pas une voiture. Des immeubles modernes, bétonnières de cinq ou six étages, couvertes d'un crépi moucheté, petits balcons garnis de géraniums. Disparues, les épiceries, les fruiteries, les ensei- gnes. Julius courait presque : ils ont rasé ma maison? Il poussa un cri de triomphe en avisant une pharmacie : plus de lettres d'or, plus de bocaux. En vitrine : des boîtes de lait en poudre, empilées sans art et sans image. Mais la pharma- cie était à sa place, et moi j'habitais... là. Il se planta devant une porte à deux battants, pénétra dans un vestibule étroit, examina une cage d'escalier rectangulaire qui empestait l'eau de Javel. Une pancarte indiquait que l'ascenseur était en panne, une autre qu'il était interdit de cracher. Les yeux brouillés, Julius revit sa cour ombragée d'un grand cèdre bleu, ses deux salons en enfilade, le soleil jouant sur les tapis, les carpettes, palpant les vases, les roulettes en cuivre

Page 31: Les Couleurs d'Odessaexcerpts.numilog.com/books/9782702102992.pdf · les. Il se secoua, se retourna vers Michel et lui adressa un sourire : « Je suis sûr que vous aimerez Odessa,

du piano, le samovar rutilant, la capeline de sa sœur Justine abandonnée sur un fauteuil.

Morte, Justine. A la fosse commune. Et mon père, ses épaules haut perchées, sa voix de silex; ma mère, jeune vieille recroquevillée sous les frissons, les larmes et les prières. La scène qu'elle m'avait faite en découvrant mes premiers dessins ! J'étais maudit, elle claquait des dents. Sans M. Marennes, sans Max, comment aurais-je échappé à leurs terreurs ! Visages éclairés d'une gouaille qui m'écra- sait, lunettes cerclées de fer, tirades ampoulées, morts. Ils sont tous morts.

Julius tamponna sa moustache. Moi je vis ! Je suis même célèbre, quelle loterie ! Peintre maudit, peintre couvert de dollars... Et il faudrait que je sois sympathique! Tous sympa...

« Si vous voulez bien me suivre, dit le guide, je vous montrerai la statue du poète Tarass Chevchenko, élevée en 1966... »

Julius mitrailla des yeux la jeune femme, comme si c'était elle qui lui avait volé sa maison. Il continua de marcher en bougonnant. Jadis, la rue débouchait sur un terrain vague, repaire de voleurs et de mendiants, dont il n'approchait guère. Les volutes d'une écœurante fumée jaune montaient des huttes de terre, des cabanes bâties de bric et de broc : débris de contre-plaqué, tôle ondulée, morceaux de caisse, sièges de chaise cannés, sommiers hérissés de ressorts. Des sacs en guise de portes.

Puis c'était le bazar grec, qui descendait jusqu'à la mer : des cases blanches, des venelles pisseuses que n'atteignait pas le soleil, des escaliers en colimaçon. Les enfants dégue- nillés trimbalaient des seaux d'eau ; les femmes préparaient les repas dehors, accroupies dans leurs chiffons. Fumets de sardines frites, de brochettes. Les hommes buvaient tard dans la nuit, on les entendait chanter, jouer du tambourin, se battre. Le matin, ils dégringolaient vers le port, débrail- lés, pantalons serrés au mollet, nu-pieds, pourquoi m'ef- frayaient-ils, ces pêcheurs ? Je les croyais prêts à m'égorger pour une bouteille de vodka. Et plus la guerre, plus les événements refermaient leurs griffes, plus j'exécrais les Grecs. Julius eut un sourire égaré : maintenant, je les regrette. Il errait dans une termitière aux cubes bien espacés, bien aérés, un monde gris, gris, oui, je les regrette.

« Je dois tout à cette ville, prononça-t-il soudain : mes murailles pétries de lumière, cet espace solidifié qui me