3
1 1 Un OMNI (objet médiatique non-identifié) voilà ce qu’est le webdoc. Mélangeant la vidéo, l’audio et l’écrit, fa- vorisant l’interactivité et développant un scénario parfois très complexe, le genre n’est apparu qu’à la fin de l’année passée en Belgique francophone. A l’époque, les curieux s’étaient donné rendez-vous sur lesoir.be pour découvrir le premier webdocu diffusé en Belgique. L’objet de leur curiosité: le Bon- heur Brut, une enquête multimédia qui, par la magie du web, explique, de façon claire et passionnante, la complexité des indices de développement économique. Devant la nouveauté, on observe et on écoute, parfois dubitatif, souvent étonné de passer d’une séquence à l’autre au gré de ses envies. Une impossible définition La forme est nouvelle et les nom- breux observateurs qui s’intéressent à cet objet médiatique s’accordent sur le fait... qu’ils ne sont pas d’accord sur la définition à en donner. Déjà sur son nom, les avis diver- gent. On parle de web-documentaires avec ou sans tirets, de projets trans-mé- dias, et parfois même de documentaires tout court. De l’avis de certains, on pour- Depuis peu, en communauté française, certains acteurs médiatiques semblent vouloir rattraper leur retard dans la promotion du journalisme en ligne. Dernier exemple en date: l’engouement que suscite le webdocumentaire . Mais, au fond, c’est quoi un webdocumentaire? Les Défis du webdocumentaire en Belgique rait même faire la distinction entre un web-reportage, censé être plus journalis- tique, et un web-documentaire, où l’au- teur développe un point de vue personnel. Cependant, pour Joan Roels, journaliste et auteur d’un webdocu à paraitre à la mi- avril, un terme générique est, pour l’ins- tant, acceptable: «Pour moi, le mot web- documentaire est un mot fourre-tout dans lequel se retrouve la majorité des auteurs.» Même si beaucoup d’auteurs inventent souvent leur propre vocable, un terme semble donc faire consensus pour désigner les créations. Pour le reste, cha- cun y va de son analyse et pointe la carac- téristique principale qui définit ce nou- veau moyen de communication. Pour Philippe Laloux, rédac- teur en chef du site internet du Soir, un webdocumentaire se définit principale- ment par le fait qu’il appartient au genre de l’investigation journalistique. Cécile Walschaerts, coordinatrice du Fond pour le Journalisme (FPJ), nuance: «le web- documentaire est une production pensée, à la base, exclusivement pour le web. Les journalistes développent donc une nouvelle forme d’écriture.» Mais, une écriture pour le web- docu, en quoi ça consiste? «C’est imaginer un scénario qui sort de la linéarité tradition- nelle d’un reportage ou d’un documentaire. Avec un webdoc, on n’est plus contraint de partir d’un point A pour arriver à un point B. C’est extrêmement séduisant de penser une histoire de façon non-linéaire!», assure Patric Jean, producteur et auteur d’un webdocumentaire en préparation. De plus, chaque webdocu donne, à des degrés différents, la possibilité aux internautes d’intervenir dans la trame narrative. Le lecteur est donc sollicité tant pour choisir le prochain chapitre de l’en- quête qu’il regarde, comme dans le Bon- heur National Brut, que pour chatter avec les personnages du documentaire, comme dans Prison Valley, la référence française en la matière. Selon les auteurs, ce nouveau mode de communication ouvre la voie à une véritable révolution. Pour Joan Roels, donner au lecteur la possibilité d’interve- nir dans l’histoire est une véritable occa- sion de renouveler le genre documentaire: «on n’est plus désormais limité à un seul angle. On peut multiplier les points de vue, aller plus loin dans le sujet.» Et Patric Jean d’embrayer: «on est au début d’une révo- lution des modes de pensée, un monde où les gens doivent se déshabituer de penser de façon linéaire.»

Les défis du webdocumentaire en Belgique

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Tour d'horizon du webdoc en Belgique. Travail réalisé dans le cadre du cours d'Etude approfondie de question d'actualité à l'ULB

Citation preview

1

1 Un OMNI (objet médiatique non-identifié) voilà ce qu’est le webdoc. Mélangeant la vidéo, l’audio et l’écrit, fa-vorisant l’interactivité et développant un scénario parfois très complexe, le genre n’est apparu qu’à la fin de l’année passée en Belgique francophone. A l’époque, les curieux s’étaient donné rendez-vous sur lesoir.be pour découvrir le premier webdocu diffusé en Belgique. L’objet de leur curiosité: le Bon-heur Brut, une enquête multimédia qui, par la magie du web, explique, de façon claire et passionnante, la complexité des indices de développement économique. Devant la nouveauté, on observe et on écoute, parfois dubitatif, souvent étonné de passer d’une séquence à l’autre au gré de ses envies.

Une impossible définition La forme est nouvelle et les nom-breux observateurs qui s’intéressent à cet objet médiatique s’accordent sur le fait... qu’ils ne sont pas d’accord sur la définition à en donner. Déjà sur son nom, les avis diver-gent. On parle de web-documentaires avec ou sans tirets, de projets trans-mé-dias, et parfois même de documentaires tout court. De l’avis de certains, on pour-

Depuis peu, en communauté française, certains acteurs médiatiques semblent vouloir rattraper leur retard dans la promotion du journalisme en ligne. Dernier exemple en date: l’engouement que suscite le webdocumentaire . Mais, au fond, c’est quoi un webdocumentaire?

Les Défis du webdocumentaire en Belgique

rait même faire la distinction entre un web-reportage, censé être plus journalis-tique, et un web-documentaire, où l’au-teur développe un point de vue personnel. Cependant, pour Joan Roels, journaliste et auteur d’un webdocu à paraitre à la mi-avril, un terme générique est, pour l’ins-tant, acceptable: «Pour moi, le mot web-documentaire est un mot fourre-tout dans lequel se retrouve la majorité des auteurs.» Même si beaucoup d’auteurs inventent souvent leur propre vocable, un terme semble donc faire consensus pour désigner les créations. Pour le reste, cha-cun y va de son analyse et pointe la carac-téristique principale qui définit ce nou-veau moyen de communication. Pour Philippe Laloux, rédac-teur en chef du site internet du Soir, un webdocumentaire se définit principale-ment par le fait qu’il appartient au genre de l’investigation journalistique. Cécile Walschaerts, coordinatrice du Fond pour le Journalisme (FPJ), nuance: «le web-documentaire est une production pensée, à la base, exclusivement pour le web. Les journalistes développent donc une nouvelle forme d’écriture.» Mais, une écriture pour le web-docu, en quoi ça consiste? «C’est imaginer un scénario qui sort de la linéarité tradition-

nelle d’un reportage ou d’un documentaire. Avec un webdoc, on n’est plus contraint de partir d’un point A pour arriver à un point B. C’est extrêmement séduisant de penser une histoire de façon non-linéaire!», assure Patric Jean, producteur et auteur d’un webdocumentaire en préparation. De plus, chaque webdocu donne, à des degrés différents, la possibilité aux internautes d’intervenir dans la trame narrative. Le lecteur est donc sollicité tant pour choisir le prochain chapitre de l’en-quête qu’il regarde, comme dans le Bon-heur National Brut, que pour chatter avec les personnages du documentaire, comme dans Prison Valley, la référence française en la matière. Selon les auteurs, ce nouveau mode de communication ouvre la voie à une véritable révolution. Pour Joan Roels, donner au lecteur la possibilité d’interve-nir dans l’histoire est une véritable occa-sion de renouveler le genre documentaire: «on n’est plus désormais limité à un seul angle. On peut multiplier les points de vue, aller plus loin dans le sujet.» Et Patric Jean d’embrayer: «on est au début d’une révo-lution des modes de pensée, un monde où les gens doivent se déshabituer de penser de façon linéaire.»

2

2

Les impacts sur la profession Une révolution, une occasion sans précédent de renouveler le genre; les éloges ne manquent pas pour qualifier le webdocumentaire. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est ardu de lui trou-ver des détracteurs. Toujours est-il que, à y regarder de plus près, ce nouveau moyen de com-munication soulève des questions quant à l’impact qu’il peut avoir sur le journa-lisme. Tout d’abord, si l’internaute peut choisir ce qu’il veut regarder, il est probable qu’il se contente de grignoter quelques bribes et qu’il passe à côté de ce que le webdocu veut transmettre. «C’est pour ça qu’il faut construire un webdoc différemment d’un reportage télé ou d’un article de presse, chaque séquence doit pou-voir se suffire à elle même», rétorque Joan Roels. Et de fait, à en croire les experts, le webdocu, pour le moment, est plus une réflexion sur la manière de raconter l’in-formation. Une réflexion qui va très loin et qui, parfois, emprunte les techniques du cinéma ou du jeu vidéo. Mais là où cer-tains voient un mélange des genres poten-tiellement dangereux pour l’intégrité de l’information, d’autres applaudissent la fraîcheur de l’initiative. Ainsi, pour Cécile Walschaerts, «si on arrive à encourager le plaisir de s’informer et rendre l’internaute acteur de sa consommation d’information, ça ne peut être que bénéfique!» Et certains vont plus loin. Ils at-

Le Bonheur Brut réalisé par Arnaud Grégoire, premier webdocumentaire belge.

tribuent à ce mélange des genres un effet autrement salvateur: «le webdocumen-taire, c’est la preuve par A plus B qu’il est possible de faire du journalisme de qualité sur Internet, de favoriser la lecture lente et approfondie», affirme Philippe Laloux. Quoi qu’il en soit, le webdo-cumentaire est un genre complexe qui nécessite une maitrise parfaite de tous les médias et d’un nombre sans cesse crois-sant de nouvelles technologies. Certains journalistes se transforment, par consé-quent, en preneurs de sons, en came-ramen, en scénaristes, en designers, en développeurs flash, en webmasters, etc. Autant de nouvelles compétences qui peuvent distraire l’auteur de sa fonction première: fournir du contenu informatif. Pour Philippe Laloux, cependant, cette flexibilité est salutaire: «ça pousse les jour-nalistes à réfléchir un peu plus à la forme de leur message. ‘’Quel média vais-je uti-liser pour transmettre cette information?’’ est la première question que doit se poser un journaliste web.» Néanmoins, on peut se deman-der si cette spécialisation des journalistes web n’est pas de nature, comme le disait Jean-Jacques Jespers à propos du journa-lisme télévisuel, à «nuire à la qualité, à la densité et à la véracité de l’information 1.» Pour éviter cet écueil, certains producteurs de webdocumentaires font appel, quand ils en ont les moyens, à des équipes impressionnantes. Pour la réali-sation de Prison Valley, par exemple, la société de production UPIAN a réquisi-tionné non seulement deux journalistes

de renom mais aussi une bonne dizaine de flasheurs, animateurs et autres développeurs web. Dont coût: 200 000€.

Le webdocu a ses raisons que la rai-son... Le webdocu-mentaire serait donc le résultat d’un travail d’équipe. Mais, pour-quoi mobiliser tant de moyens? Selon Patric Jean, en effet, le genre est encore trop mé-connu pour attirer les foules. «Même les meil-leurs webdocs, c’est à peine 200 000 visiteurs. C’est ridicule quand on se dit que derrière on a

parfois Arte et Libération à la promotion...» La question est donc posée: qu’est-ce qui attire tant ces journalistes qui se lancent dans la création de ce coûteux OMNI? A cette question les avis conver-gent — enfin! L’excitation semble naitre du sentiment d’être pionnier, de se lancer dans une forme nouvelle aux contours encore flous. Une aventure qui permet-trait de laisser libre cours à son imagina-tion. Et, d’ailleurs, pour certains mordus du web, cette évolution journalistique est même l’occasion tant rêvée d’apporter un peu de profondeur à la toile. On l’a dit, le webdocu passionne les journalistes mais le public belge n’est pas —pour l’instant — très réceptif au phénomène. La raison de ce désintérêt semble pourtant toute simple: personne ne sait que ce type de documentaire existe car trop peu ont vu le jour à l’heure ac-tuelle.

Le sésame du financement public Si, en Belgique, un projet comme Le Bonheur Brut est né, c’est, d’abord, grâce à la volonté et l’expertise de son auteur, mais aussi parce que la commu-nauté française s’est rendue compte du retard qu’elle accumulait par rapport à ses voisins francophones. En septembre 2010, le centre du cinéma et de l’audiovisuel de la Communauté française (CCA) lançait donc un appel à projet pour stimuler la création. Au terme de la sélection, ce sont cinq auteurs et journalistes qui se sont vus attribuer une bourse d’un montant de 20 000€ pour réaliser leur webdocumentaire.

1. Jespers (Jean-Jacques), Journalisme de télévision enjeux, contraintes, pratiques, Bruxelles, De Boeck, p.48

3

3

Peu après, dans les rangs des heureux bénéficiaires du FPJ, on en comp-tait cinq autres. La production avait reçu le coup de pouce dont elle avait besoin. Des pro-jets webdocs belges étaient enfin sur les rails.

A la recherche d’un modèle éco-nomique

Quelques mois plus tard, les plus téméraires ont bouclé leur projet mais l’euphorie est tombée. Au moment de faire le bilan des dépenses, les journalistes ont pu se rendre compte de deux choses: d’abord, réaliser un webdoc ne coûte pas moins cher qu’une production télévisuelle classique, ensuite, il est extrêmement dif-ficile d’en faire une opération rentable. En effet, la majorité des webdocs utilisent comme vecteur de médiation principal la vidéo. Or, pour l’instant sur internet, les tarifs sont calqués sur les très onéreux standards TV. «C’est ridicule», s’insurge Philippe Laloux, «pour faire de la vidéo sur Internet, pas besoin d’une caméra épaule à 30 000 euros! On fait maintenant de très bons appareils photos capables de filmer en Haute Définition. C’est ample-ment suffisant pour une diffusion web.» Il serait donc possible de com-primer les coûts de production. Dans cette optique, une autre solution serait de réa-liser des économies d’échelle: «On devrait pouvoir arriver à une sorte d’industriali-sation du webdocu, avoir des plateformes fixes qui permettent de réaliser un petit

webdoc sympas en deux ou trois jours», propose le rédacteur en chef du Soir en ligne. Toujours est-il que, pour l’ins-tant, le genre est cher et peine à trouver des financements. Les auteurs sont donc souvent contraints de mettre la main à la poche et de proposer une déclinaison de leur oeuvre pour un autre support. «C’est, actuellement, le seul moyen de rentabiliser l’affaire: sortir un bouquin ou un reportage télé sur base du webdocu», explique Joan Roels. Car, à bien y regarder, peu de médias ont les moyens de se payer un web-doc pour leurs sites. Les coups de pouces du CCA et du Fond pour le Journalisme étaient donc essentiels pour lancer la création. Mais, selon certains, ces aides ont un effet pervers: «Le Fond entretient la précarité des journalistes: il ne soutient que la partie technique (NDLR: en fait, le Fond soutient le travail d’enquête du jour-naliste, il intervient, par exemple dans les frais de déplacement, d’interprétariat, de séjour ou de communication) que nous, entreprises média, pourrions assumer à moindre coût. Tout ça laisse le journaliste sans aucun salaire.» lance Philippe Laloux. «Faux!», répond Cécile Walschaerts «c’est aux éditeurs de payer leurs journalistes, le FPJ n’est qu’une bourse pour permettre de franchir les derniers obstacles qui entravent l’enquête journalistique.» Les journalistes ayant un pro-jet de webdoc à soumettre au FPJ se retrouvent quand même devant une

Pour en savoir plus:

- Le Bonheur brut, premier webdocu diffusé dans un média d’information belge: http://blog.lesoir.be/bonheurbrut/le-webdocumentaire/

- Prison Valley, la référence en matière de webdocu: http://prisonvalley.arte.tv/

- Thanatorama, un webdocumentaire sur la mort avec comme personnage principal... l’internaute: http://www.thanatorama.com/docu/

- On the Ground Reporter, un OMNI entre jeu vidéo et documentaire: http://www.radiodabanga.org/darfurgame/

- Le site français de référence dans l’analyse et le recensement des webdocumentaires: http://webdocu.fr/web-documentaire/

contrainte: ils doivent trouver un média qui diffusera leur travail. L’auteur —qui s’est déjà transformé en cadreur, monteur, développeur et designeur—devient alors, comme tout bon journaliste indépen-dant, un négociateur appelé à vendre son webdoc au meilleur prix. La bataille est difficile, aucun barème n’existe et comme les médias n’ont pas de budget, certains cèdent gratuitement le fruit de leur labeur, ne comptant plus que sur l’aide du fond pour rentrer dans leurs frais. Pour pallier ce manque de fonds, certains voient dans le crowdfunding la panacée. Cette technique a déjà fait ses preuves pour soutenir des chanteurs. Elle permettrait aussi d’alléger les coûts des webdocs en proposant aux internautes de devenir des petites unités de production qui financeraient leurs projets favoris. On le voit, des solutions existent mais restent au stade embryonnaire. Le chemin pour développer la prochaine évolution du journalisme web semble donc semé d’embuches mais aussi extrê-mement passionnant.

Simon FRANCOIS