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Les deux identite´s de la France

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Les deux identite´s de laFranceAnne-Marie ThiessePublished online: 19 Aug 2010.

To cite this article: Anne-Marie Thiesse (2001) Les deux identite´s de la France,Modern & Contemporary France, 9:1, 9-18, DOI: 10.1080/09639480020017858

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Modern & Contemporary France (2001), 9(1), 9–18

Les deux identites de la France

ANNE-MARIE THIESSEDirecteur de recherche CNRS, EHESS, Paris

AbstractRegionalism is an important element in the representation of Frenchidentity. Often considered as a right-wing ideology, it appeared as aleft-wing movement in the 1960s, and references to regionalism are to befound in much French political discourse today. This article highlights theplace of the regionalis t element in French identity by advancing thehypothesis that for more than a century there has been a dual Frenchidentity. The Third Republic asserted that France was ‘one and indivisible’,but also that the country was richly diverse. The exaltation of diversitypermitted the reaffirmation of French superiority over other nations. Inorder to develop a mass education grounded on patriotic feeling, thoseresponsible for education declared that this had to be based on children’sspontaneous affection for their ‘petite patrie’. The regional identitiescelebrated in republican France are not at odds with national identity. Theprocess of constructing national identities in Europe led to the creation ofa ‘check-list’ forming the basis of all national identities. Regional identitieswere constructed on the basis of a dual relationship between the local andthe national: the model of the national as a perfect mosaic of diversity, orthe model of the ‘mise en abyme’, that is, the local representing thenational in miniature.

A Paris, en 1937, a lieu la derniere grande exposition internationale tenue enEurope avant la Seconde Guerre mondiale. Comme dans toutes les expositionsinternationales , c’est l’occasion pour les nations participantes de montrer nonseulement leurs innovations et leurs reussites technologiques mais aussi leuridentite. Tous les visiteurs de l’Exposition de 1937 sont marques par laconfrontation spectaculaire entre deux identites: celle de l’Allemagne nazie etcelle de l’Union sovietique. Les pavillons allemands et sovietiques, installes l’unen face de l’autre, rivalisent dans la demonstration de puissance. Or, a cetteExposition de 1937, la France est representee par un village, forme pardes pavillons de faible hauteur, dont l’architecture est censee s’inspirer desdifferents types de maisons traditionnelles . L’identite de la France, en 1937, estpresentee au monde sous le signe du regionalisme. Trois ans plus tard, apres la

ISSN 0963-9489 print/ISSN 1469-9869 online/00/010009-10 Ó 2001 ASM&CFDOI: 10.1080/0963948002001785 8

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debacle des armees francaises devant les troupes nazies et l’Occupation de lamoitie de la France, le marechal Petain fait du regionalisme le mot d’ordre dela Revolution nationale. Le folklorisme devient la culture officielle de la Francevichyste, tandis que la propagande marechaliste n’en finit pas de celebrer laFrance eternelle des terroirs et des traditions. En raison de cette utilisation parla propagande petainiste du regionalisme, on a longtemps cru que l’exaltationd’une identite francaise sous le signe du regionalisme etait caracteristique d’uneideologie d’extreme-droite, de type maurrassien. Ce qui rend difficilementexplicable le retour en force du regionalisme dans les annees qui entourent mai1968. Le regionalisme repara õ t alors dans la mouvance d’une extreme-gauchesouvent juvenile, insere dans un discours de denonciation du capitalisme indus-triel aux accents tiers-mondistes et decolonisateurs . Aujourd’hui, les referencesaux identites regionales et a leur necessaire preservation face a la mondialisationsont presentes dans le discours contemporain de la plupart des formationspolitiques francaises, de l’extreme-droite au Parti communiste. Il est doncnecessaire, plutot que de qualifier hativement en termes ideologiques la refe-rence au regionalisme, de comprendre la place qu’elle occupe dans la consti-tution de l’identite francaise. En fait, l’identite francaise, depuis plus d’un siecle,est double et repose sur des rapports complexes entre le local et le national, entrela diversite et l’unite. C’est sous la Troisieme Republique que ces relations ontete fortement articulees.

La France, resume ideal de l’Europe

En 1891, l’historien Charles Langlois, disciple d’Ernest Lavisse, publie unManuel d’histoire de Bretagne, destine a completer pour les ecoliers bretons lemanuel d’Histoire de la France de Lavisse. Dans la Preface, il declare:

La France est une et indivisible, mais elle est composee de parties qui ont leur unite.Nous sommes Francais, mais nous sommes aussi Bretons, Normands, Picards, Flamands,Lorrains, Bourguignons , Provencaux, Languedociens, Gascons. Nous avons tous unepetite patrie dont nous aimons les paysages familiers, les costumes, les coutumes,l’accent, et dont nous sommes fiers. Aimer cette petite patrie, rien n’est plus legitime,rien n’est plus naturel, rien n’est plus propre a fortifier l’amour de la France, notre patriecommune.

La grande voix de la France, qui a toutes les inflexions, depuis les plus doucesjusqu’aux plus puissantes, est faite de voix distinctes, qui chantent a l’unisson. Chacunede nos vieilles provinces joue sa partie dans ce concert, et contribue a l’harmonieuseperfection de l’ensemble. Enlever la Bretagne, ou la Normandie, ou la Gascogne, a laFrance, ce serait mutiler non seulement son territoire, mais aussi son genie. C’est pourcela que la perte de l’Alsace-Lorraine a ete une si grave atteinte a l’integrite de la patrie.1

L’historien enonce ici deux elements centraux dans la conception de l’identitefrancaise forgee sous la Troisieme Republique. La France est une et indivisible ,mais elle est aussi une synthese harmonieuse et parfaite de la diversite. D’autrepart, l’amour du sol natal, de la region d’origine, non seulement est naturel etlegitime, mais c’est aussi le fondement de l’amour de la patrie francaise.

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Longtemps, on a consid ere que la Troisieme Republique avait ete une grandeperiode de jacobinisme exacerbe et que son œuvre scolaire avait ete uneentreprise d’eradication des identites regionales. Les instituteurs republicains ontete depeints comme les hussards noirs d’une armee centralisatrice et uni-formisante, acharnes a punir ferocement les malheureux enfants pratiquant leurlangue regionale. La realite est nettement plus complexe. La France de laTroisieme Republique s’urbanise, les echanges interregionaux se developpent,l’usage de la langue francaise se generalise, les modes de vie tendent as’uniformiser, mais la celebration des traditions et des petites patries atteintparallelement un haut degre d’intensite. Et cette celebration des terroirs et de ladiversite est un element fort des discours patriotiques . Il y a deux raisons a cela.

La premiere tient au declin relatif de la France sur la scene europeenne. Toutau long du XIXe siecle, la position d’exceptionnalit e de la France a ete battueen breche par la montee en puissance d’autres nations. A partir de la defaite de1870, les elites francaises prennent une claire conscience de la situation. LaFrance ne peut plus pretendre etre la premiere des nations, que ce soitmilitairement, economiquement ou meme culturellement. Le theme du declin,voire de la decadence menacant la France, devient un leitmotiv. Avec d’ailleursla denonciation croissante de l’excessif centralisme francais, accuse d’etre leresponsable de la maladie de consomption frappant la France, et l’idee que laFrance a la capitale hypertrophi ee sera sauvee par l’energie vitale de sesprovinces. Les gouvernements successifs de la Troisieme Republique ne cor-rigeront jamais ce centralisme, toujours accru en fait, mais sa denonciationincessante sera utilisee a titre prophylactique . Surtout, la mise en avant de ladiversite francaise va etre utilisee comme un moyen de reaffirmer la superioritede la France sur les autres nations et, par consequent, sa vocation a incarnerl’universel. La France, ne cessent de repeter ses elites, est le pays ou l’on trouvela synthese de ce qui ailleurs, n’existe que separement. Grace a la prodigieusediversite de ses sols et de ses climats, la France est un pays elu par la Naturequi lui a prodigue tous ses dons. Dans son manuel Deuxieme annee d’histoire deFrance, Ernest Lavisse souligne en preface l’exception francaise, et il exalte cenouveau pays de Chanaan: ‘Nous Francais’, ecrit-il, ‘sommes tres fiers de notrepays, de cette terre privilegiee, baignee par trois mers, flanquee des deux plushautes cha õ nes de montagnes de l’Europe, arrosee par de beaux fleuves, jouissantde toutes les nuances d’un climat tempere, produisant tous les fruits de la terre,ornee de toutes les fleurs’.2

Ou bien, dans le Tour de la France par deux enfants, manuel par excellencede la Troisieme Republique, on lit ce petit texte precedant la decouverte par lesenfants des Monts d’Auvergne: ‘Il y a peu de pays aussi varies que la France:elle a tous les aspects, tous les climats, presque toutes les productions’.3 LaFrance qui a des montagnes jeunes et vieilles, des rivages nordiques et des cotesmediterraneennes, qui voit pousser l’olivier, le ble, la vigne et les coniferes, ‘laFrance a une richesse de gammes qu’on ne trouve pas (non plus) ailleurs’.4 LaFrance est le resume ideal de l’Europe. La formule court tout au long de laTroisieme Republique et survit encore aujourd’hui dans les manuels de geogra-

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phie de la France. Avec un principe de comprehension de la France associe acette insistance sur la merveilleuse synthese de la variete: la France, qui unitharmonieusement tous les contraires, sait precisement desarmer tout ce qu’ilspourraient avoir d’hostile et d’agressif:

Il y a toujours quelque chose d’apre dans le frottement des hommes de races diverses.Le Celte n’a pas pardonne a l’Anglo-Saxon, ni l’Allemand au Slave. Nes de l’orgueil, cesantagonismes s’excitent et s’exasperent par le voisinage. En France, rien de semblable.Comment se raidir contre une force insensible qui nous prend sans que nous nous endoutions, qui s’exhale du fond de nos habitudes et nous rend de moins en moinsetrangers aux autres? Un peu plus tot ou un peu plus tard, tous ont successivement adhereau contrat.

Il y a donc une force bienfaisante, un genius loci, qui a prepare notre existencenationale et qui lui communique quelque chose de sain. C’est un je ne sais quoi qui flotteau-dessus des differences regionales. Il les compense et les combine en un tout.5

Genius loci specifiquement francais qui prepare l’adhesion de tous au contratsocial et fait de la plus admirable variete la plus exceptionnelle unite. Lareference politique est ici a peine metaphorique. Ce qui illustre parfaitement l’undes grands usages des invocations au regionalisme sous la Troisieme Repub-lique: affirmer sans cesse que la diversite n’implique pas l’antagonisme, que lesdifferences se fondent dans l’unite, que l’essence de la France, c’est la moder-ation. Le glissement rhetorique perpetuel entre le geographique et le social ou lepolitique permet de nier le caractere antagoniste des differences. Cela expliqueque dans les periodes ou les affrontements politiques et sociaux sont particuliere-ment intenses, cette identite regionaliste de la France soit particulierement miseen avant. Ce qui est le cas en 1937, lors de l’Exposition internationale . Le choixde l’identite regionaliste , pour la section francaise de l’Exposition, a ete fait en1935, sous un gouvernement de droite. Mais c’est en 1935 aussi que le Particommuniste francais, qui vient d’adopter la ligne nationale, met en scene dansson Congres d’Arles, la representation regionaliste de la France. Le gouverne-ment de Front populaire, d’ailleurs, ne remet nullement en cause le choix decette identite regionaliste pour l’Exposition internationale .

L’amour de la petite patrie, apprentissage de l’amour de la grande Patrie

Le deuxieme motif d’exaltation des identites regionales dans le discours patrio-tique de la Troisieme Republique est la recherche d’une pedagogie de masse dusentiment d’identite nationale. On conna õ t la formule celebre de l’historienEugen Weber: Peasants into Frenchmen.6 Le sentiment d’identite nationale etaitcertes largement developpe avant la Troisieme Republique, mais il fallaitl’etendre a l’ensemble de la population. Or, tres vite, les pedagogues quiprennent en charge l’education de masse enoncent des doutes sur la capacite desjeunes enfants, notamment dans les milieux populaires, a acquerir des notionsaussi abstraites que celle de patrie. Comme le souligne l’auteur du Tour de laFrance par deux enfants dans sa preface, ‘la patrie ne represente pour l’ecolier

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qu’une chose assez abstraite a laquelle il peut rester etranger une grande periodede la vie. Pour frapper son esprit, il faut lui rendre la patrie visible et vivante’.7

La solution adoptee par Madame Fouillee est donc le recit d’un parcours-inven-taire de la France par deux jeunes enfants. Mais une autre demarche est adopteeparallelement. Elle consiste a partir de ce qui est immediatement visible et vivantpour l’ecolier, a savoir sa petite patrie. L’expression ‘petite patrie’, abondam-ment utilisee sous la Troisieme Republique, est une traduction approximative duterme allemand Heimat. La petite patrie est cet espace aimable et protecteur ous’effectuent les premieres experiences du monde, la premiere socialisation . Lapetite patrie est maternelle et enveloppante, la grande patrie plus virile. La petitepatrie, dans laquelle l’individu s’enracine, fait l’objet d’un amour spontane.L’idee developpee par les pedagogues republicains est que l’amour pour cettepetite patrie peut etre utilise pour developper l’amour de la France.

La formule selon laquelle ‘l’amour de la petite patrie est le meilleur fonde-ment de l’amour pour la grande Patrie’ revient constamment chez les respons-ables de l’enseignement de masse sous la Troisieme Republique. En 1911 leMinistre de l’Instruction Publique Maurice Faure reprend des propos similaires,dans une circulaire qu’il adresse aux Recteurs d’Academie pour les inciter a faireenseigner l’histoire et la geographie locales:

C’est un fait malheureusement trop certain, ecrit le ministre, que la plupart des eleves etun trop grand nombre des Francais ignorent presque entierement tout ce qui a trait a lageographie et a l’histoire de la commune, du departement ou ils sont nes et de l’ancienneprovince dont ce departement faisait partie avant la Revolution. Il y aurait cependant leplus serieux avantage a ce que tous connussent bien la physionomie particuliere de laterre natale, ses ressources, les coutumes et les moeurs de ses habitants, leurs traditions,contes, proverbes, legendes, le role qu’elle a joue dans le passe, les citoyens eminentsqu’elle a enfantes. […]

On est d’autant plus attache a son pays qu’on a de plus nombreuses raisons de l’aimer,de s’y sentir en quelque sorte solidaire des generations disparues, et l’amour du sol natal,comme je le disais a la Chambre des Deputes, est le plus solide fondement de l’amourde la patrie.

Maurice Faure est un radical, au sens politique de ce terme dans la France de laBelle Epoque. C’est aussi un felibre, c’est-a-dire un membre de l’Associationculturelle du Felibrige, dont le but est la defense et illustration de la langue d’oc.Cette demarche pedagogique conduit meme a la redaction de manuels scolairesregionalistes , qui apprennent aux enfants toutes les richesses et les beautes deleur petite patrie, pour fortifier encore cet amour, prealable a l’amour de laFrance.

Que la Troisieme Republique et son œuvre scolaire aient celebre les identitesregionales comme veritable fondement de l’identite nationale peut para õ treextremement surprenant. Il faut bien sur preciser que l’objectif vise n’etaitabsolument pas la preservation des cultures populaires locales reelles. Ce qui aete celebre, c’etaient des identites regionales construites en relation avecl’identite nationale.

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La check-list des identites nationales

Il peut para õ tre curieux, a propos d’identites, de parler de constructions , et plusencore de constructions conscientes, puisqu’on suppose generalement–et c’estleur force–qu’elles echappent a toute action volontaire . Pourtant, si l’on prendjustement l’exemple des identites nationales, qui passent pour ancrees dans lanuit des temps et fruits de processus longs et complexes, il faut reconna õ tre qu’ils’agit de constructions tout a fait conscientes, volontaristes et historiquementdatables.

En effet, les identites nationales, telles que nous les connaissons aujourd’hui,sont des constructions recentes, effectuees principalement au cours du derniersiecle. Il y a deux siecles encore, l’identite commune d’un junker prussien etd’un paysan bavarois, d’un berger calabrais et d’un bourgeois toscan, ou memed’un marquis de Normandie et d’une domestique de Montpellier, n’avait, c’estle moins qu’on puisse dire, rien d’evident. Beaucoup moins en tout cas que lesidentites fondees sur le statut social, la religion, ou la sujetion a un mememonarque. L’identite nationale allemande, italienne ou meme francaise etaitencore un postulat plus qu’une realite. Pour substituer l’Europe des nations acelle des princes, il a fallu convaincre de vastes et disparates ensembles depopulations qu’il existait un lien primordial superieur a tout ce qui les divisait,et que la realisation d’une union sur cette base etait promesse d’un avenirmeilleur. La tache a accomplir etait gigantesque : elle a demande beaucoup detemps, d’energie … et une cooperation internationale . Paradoxalement, ce quirapproche peut-etre le plus les Europeens, c’est que leurs ancetres ont travailleen commun a fabriquer des identites nationales, toutes specifiques, certes, maissimilaires dans leur difference. Car si l’on considere les differentes identitesnationales europeennes, on s’apercoit qu’elles presentent a peu pres toutes lesmemes elements: des ancetres fondateurs, une histoire continue a travers lessiecles, des heros incarnant les vertus nationales, des lieux de memoire, unelangue, des monuments culturels et des monuments historiques , des paysagestypiques, un folklore, une mentalite particuliere et quelques identificationspittoresques (gastronomie, animal emblematique, costume). Nous connaissonsbien la liste de ces elements, meme si c’est implicitement, et nous la retrouvonstoujours sans surprise lorsque nous lisons le premier chapitre d’un guidetouristique d’un quelconque pays. Cette ‘check-list identitaire’, pour reprendrel’expression provocatrice du sociologue suedois Orvar Lofgren, est d’ailleurstres prescriptive: les nouvelles nations qui se forment actuellement en Europe necessent de prouver qu’elles possedent bien tous les elements de cette liste etqu’elles sont donc bien des nations dignes de ce nom. On peut remarquer aussique le succes de la serie des Asterix vient de l’anachronisme voulu qui projettesur nos ‘ancetres les Gaulois’ la recente ‘check-list identitaire’ francaise. Tout aulong du XIXe siecle, donc, l’Europe a ete un vaste chantier de constructionidentitaire : erudits, intellectuels , artistes, entrepreneurs culturels ont forge lesdifferentes identites nationales, en s’observant les uns les autres, en s’imitant, enechangeant des idees et des savoir-faire. Il faut preciser d’ailleurs que, en regle

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generale, le Royaume-Uni a ete en tete de cette construction identitaire , four-nissant souvent le prototype de chacun des elements de la liste. Ce grandchantier a dure plus de cent ans. Mais, a la fin du XIXe siecle, l’essentiel dutravail etait accompli. On avait determine les elements de la liste identitaire etleur mode de constitution . On avait aussi commence a repandre la connaissanceet le culte des referents identitaires nationaux, plus ou moins largement dans lapopulation selon les cas. Dans les pays industrialis es, l’alphabetisation, ledeveloppement de l’imprime, la scolarisation avaient permis d’avancer beaucoupce travail pedagogique. Il restait a regler la question du rapport entre le nationalet le local. Rien ne s’opposait, en effet, a que le systeme de constructionidentitaire ne fut applique a une portion du territoire national. C’est ce qui s’estd’ailleurs passe notamment dans la partie meridionale de la France et enBretagne. Les intellectuels membres du mouvement du Felibrige, dirige parFrederic Mistral, ont effectue pour la France du Sud un travail de constructionidentitaire de type national: codification d’une langue a partir de la diversite desdialectes, ecriture d’œuvres litteraires dans cette langue, etablissement d’unehistoire continue et specifique avec ses heros, releve d’un folklore, determinationd’un costume, de celebrations unitaires, etc. Un travail analogue a ete mene enBretagne. Le contexte politique et economique n’etait pas favorable a latransformation de cette construction identitaire en revendication d’une nationoccitane ou bretonne souveraine et independante. Mais cela montrait bien lanecessite reelle, meme en France, de concevoir une articulation forte de l’unitenationale et de la diversite regionale. Les identites regionales mises en avant nedevaient en aucun cas etre en situation conflictuelle avec l’identite nationale.

La region comme miniature de la nation

L’etablissement d’une relation harmonieuse entre identites regionales et identitenationale s’est fait en France par la mise en avant de deux modeles. Le premieretait celui de la mosa õ que merveilleuse –ou, en version lyrique, du concertharmonieux. Toute identite locale etait presentee comme element indispensablea l’ensemble, strictement egale en valeur a toutes les autres. Ce modele-la n’estpas specifiquement francais et il a ete utilise dans d’autres pays europeens. Enrevanche, un autre modele, qui est lui probablement strictement francais, aete aussi produit: celui de la poupee-gigogne (ou, pour utiliser une formulelitteraire, de la mise en abyme). Les identites regionales dans ce cadre-la sontconstruites comme versions miniatures de l’identite nationale. C’est particuliere-ment manifeste dans le cas de la production des histoires locales, telle qu’elle sefait dans les associations d’erudits de la Troisieme Republique et jusqu’aaujourd’hui. L’histoire locale est elaboree a travers la grille de l’histoirenationale. L’annexion de telle ou telle region dans le royaume de France yappara õ t comme aboutissement naturel et logique, retour en quelque sorte al’unite originelle de la Gaule. Ce mode de presentation en matriochkas seretrouve aussi dans la description geographique sous la Troisieme Republique:chaque region est presentee comme une miniature de la France, riche par

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consequent de sa diversite interne. Et comme la France est un resume ideal del’Europe, la region se retrouve resume au second degre de l’Europe. C’est ce quesouligne une Geographie de la Haute-Provence, publiee en 1914:

La Haute-Provence, qui comprend tout le departement des Basses-Alpes, la partieorientale de celui du Vaucluse et une bande septentrionale de celui du Var, est une regionfort variee et tres pittoresque. En la parcourant, on passe de la haute montagne avec sessommets vertigineux, ses champs de neige, ses torrents et ses cascades ecumantes, sesprairies et ses bois, par une serie de gradations insensibles, aux plaines ensoleillees oules cereales abondent, ou les figuiers, les amandiers, les oliviers murissent leurs fruits, oula vigne etale ses grappes vermeilles, ou les coteaux sont tapisses de lavandes et dethyms aux parfums penetrants.

Ici, c’est la Suisse avec ses panoramas grandioses, ses beautes sauvages, ses sombresforets, ses paturages; la, c’est l’Italie avec ses montagnes arides et rocailleuses devasteespar les torrents; ailleurs, ce sont les plateaux californiens et leurs canons fantastiques.Voici maintenant, dans la partie meridionale, des paysages qui rappellent ceux de laGrece et de l’Espagne par la purete de l’air, l’eclat de la lumiere, la vegetationsemi-tropicale.

Dans cette portion de terre provencale, d’une beaute parfois severe et farouche, parfoisdouce et caressante, mais toujours harmonieuse et prenante, tous les paysages, toutes lescultures, tous les climats se rencontrent.8

Les identites regionales ainsi construites celebraient tout particulierement lemonde rural traditionnel . Car l’identite nationale posee en horizon etait celled’une France immobile, paysanne, ou le monde industriel et urbain n’avait pasde place legitime. Une France villageoise et paisible, ou le proletariat urbainn’avait pas lieu d’etre. Alors que l’exode rural et l’urbanisation ont ete en Francedes processus tardifs et lents, en comparaison de ce qui s’est passe en Allemagneou en Grande-Bretagne, la Troisieme Republique n’a cesse de les denoncer etd’y voir la mort de la France. Le gouvernement petainiste, lorsqu’il reprend poursa propagande ce discours regionaliste fortement ancre dans la consciencenationale par des decennies d’enseignement republicain, va lourdement develop-per ce ruralisme, en lui adjoignant le rejet de la democratie republicaine. Maiscette representation ruraliste de l’identite francaise persiste bien au-dela de laSeconde Guerre mondiale. Elle perdure aujourd’hui alors meme que les paysansrepresentent un tres faible pourcentage de la population francaise.

L’identite francaise aujourd’hui

Depuis plus d’un siecle, l’identite nationale a donc ete double: d’un cote laversion de la France une et homogene, de l’autre la version de la France unionde la diversite. Le choix de l’une ou de l’autre ne releve pas d’un choix politiqueou ideologique clair et constant, mais plutot d’une finalite et d’un contexte. Larepresentation de la France qui met l’accent sur sa diversite joue evidemment ungrand role dans la promotion touristique du pays et dans la valorisation deproduits agricoles (particulierement viticoles) . Politiquement , elle a en regle

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generale une position secondaire.9 Mais elle vient sur le devant de la scene dansles periodes de crise politique et sociale, comme dans les annees 30 ou de nosjours. La forte valorisation actuelle des identites regionales correspond a unecrise evidente de l’identite nationale et a des inquietudes liees a la perte desouverainete dans le cadre de la construction europeenne. Aux elections eu-ropeennes de juin 1999, la liste intitulee ‘Chasse, Peche, Nature, Tradition’, quise reclame du combat pour la preservation des traditions locales et ruralescontre la mondialisation uniformisante et les directives de Bruxelles, a obtenuun resultat proche de celui du Parti communiste.10 Quelques jours plus tard,eclataient dans les media des affrontements verbaux d’une grande virulence apropos de la ratification par la France de la Charte des Langues regionales etminoritaires.11 Il est rapidement apparu que la ligne de front entre partisans etopposants de la ratification ne suivait nullement des separations entre forma-tions politiques constituees, mais passait a l’interieur meme des partis. Laviolence des debats de l’ete 1999 sur la question des langues regionales etminoritaires en France peut surprendre. Aux ‘souverainistes ’ brandissant lamenace d’un eclatement de la Republique une et indivisible , d’une ‘communau-tarisation a l’anglo-saxonne’ ou, pire, d’une ‘balkanisation’ de la France, il etaitfacile de retorquer que l’unite de la France est, depuis deux siecles, d’unegrande solidit e et que les regionalismes culturels n’ont jamais debouche sur desmouvements secessionnistes de veritable ampleur. A l’inverse, on pouvait faireobserver que les langues regionales de la France, dont l’usage quotidien n’estplus guere developpe, sont deja depuis plusieurs annees tout a fait officielle-ment enseignees dans les lycees et peuvent etre choisies comme matiered’examen au baccalaureat. Ce qui n’est absolument pas le cas pour d’autreslangues minoritaires pratiquees en France: celles de l’immigration. Il est prob-able en fait que la question regionaliste a ici, une fois encore, joue le role dedeplacement du social au geographique.

Significativement , quelques jours plus tard, le quotidien Le Monde consacraitsa ‘Une’ au cri d’alarme lance par des sociologues et des travailleurs sociaux:le risque de secession de cinq millions d’habitants de la France. Il ne s’agissaitni de Corses, ni d’Occitans, ni de Bretons ou d’Alsaciens, mais des populationshabitant les banlieues desheritees des agglomerations urbaines, ou l’exclusionsubie tend a devenir rupture avec la communaute nationale.

Quelques references supplementairesCahiers Jean Jaures, ‘Les “Petites Patries” dans la France republicaine’, no. 152 (avril–juin 1999).CHANET, J.-F., L’Ecole republicaine et les petites patries (Aubier, 1996), preface de Mona Ozouf.FAURE, C., Le Projet culturel de Vichy (Presses de l’Universite de Lyon, 1989), preface de Pascal Ory.THIESSE, A.-M., Ecrire la France, La litterature regionaliste de langue francaise de la Belle Epoque a la

Liberation (PUF, 1991).THIESSE, A.-M., Ils apprenaient la France, L’exaltation des regions dans le discours patriotique (Editions

de la Maison des sciences de l’Homme, 1997).THIESSE, A.-M., La Creation des identites nationales, Europe XVIIIe–XXe siecle (Seuil, 1999).Ethnologie francaise, ‘Regionalismes’ (mars 1988.

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Notes et references1. LANGLOIS, C.-V., Histoire de Bretagne, a l’usage des classes elementaires des lycees et colleges et des

eleves qui recherchent le Certificat d’etudes primaires (Colin, 1891).2. LAVISSE, E., Deuxieme annee d’Histoire de France (Colin, 1895), Preface.3. BRUNO, G., Le Tour de la France par deux enfants, Cours moyen [1877] (Belin, 1983), p. 121. ‘G.

Bruno’ est le pseudonyme de Mme Alfred Fouillee. Sur l’importance de ce manuel, voir OZOUF, J. et M.,‘Le Tour de la France par deux enfants’, in NORA, P., Les lieux de memoire, tome I (Gallimard ‘Quarto’,1997), pp. 277–301.

4. VIDAL DE LA BLACHE, P., Tableau de la Geographie de la France [1903] (Editions Tallandier, 1979),p. 49.

5. Ibid., p. 51.6. Voir WEBER, E., Peasants into Frenchmen. The Modernization of Rural France 1870–1914 (Chatto &

Windus, 1976).7. BRUNO, Le Tour de la France, p. 4.8. EISENMENGER, G. et CAUVIN, C., La Haute-Provence, etude de geographie regionale (Digne:

Imprimerie Jacques, 1914), avant-propos.9. Cf. le President de la Republique Jacques Chirac, a la suite de l’assassinat du prefet de Corse: ‘[La France]

est faite de regions, de provinces, differentes les unes des autres, avec chacune ses habitants, ses coutumes,son histoire et parfois sa langue. C’est particulierement vrai de la Corse, dont l’identite et la specificitesont reconnues de tous. La France est diverse et c’est notre richesse. Mais il n’est qu’une France’; LeMonde (11 fevrier 1998).

10. Pour les details, voir l’article de BUFFOTOT, P. et HANLEY, D., ‘L’eclatement de l’offre politique: leselections europeennes de juin 1999’, in Modern & Contemporary France, 8 (May 2000), pp. 157–73.

11. Voici quelques exemples des titres d’articles dans la presse nationale a propos de ce conflit: ‘Souverain-istes, la guerre des tranchees’ (Editorial de Liberation, 25 juin 1999); ‘L’integrisme cesaro-papiste’, Pointde vue en page-titre du Monde, par Olivier Duhamel et Bruno Etienne, Le Monde (24 juin 1999); ou encore‘La France d’un Breton’, par Bernard Poignant, dans Le Monde du meme 24 juin, avec cette formule miseen exergue: ‘Mieux vaut un livre de grammaire qu’un mode d’emploi d’explosifs!’.

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