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VICTORIA RAILEANU LES FIGURES DE LA PROPAGANDE Le temps, l’espace et le héros dans le documentaire historique produit à la télévision de la République Soviétique Socialiste Moldave (1961-1989) Thèse présentée à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en histoire pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.) DÉPARTEMENT D’HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2013 © Victoria Raileanu, 2013

LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

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VICTORIA RAILEANU

LES FIGURES DE LA PROPAGANDE Le temps, l’espace et le héros dans le documentaire historique

produit à la télévision de la République Soviétique Socialiste Moldave

(1961-1989)

Thèse présentée

à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval

dans le cadre du programme de doctorat en histoire

pour l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph.D.)

DÉPARTEMENT D’HISTOIRE

FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

2013

© Victoria Raileanu, 2013

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III

RÉSUMÉ

Cette thèse a pour objet les significations produites par la propagande soviétique au moyen

du documentaire historique réalisé entre les années 1960 et 1980 à la station de télévision de la

République Soviétique Socialiste Moldave. À partir d’un corpus de base de 32 documentaires, la

thèse vise trois types de représentations filmiques investies d’une forte connotation idéologique : les

figures du temps historique, les métaphores de l’espace et l’image du héros soviétique. Nous

considérons également les représentations connexes qui constituent le contexte narratif et filmique

des trois catégories principales d’images de manière à révéler le réseau entier de significations de

l’idéologie soviétique.

Notre étude s’inscrit dans la lignée des études des sociétés communistes en même temps

qu’elle appartient au domaine théorique de l’histoire de l’imaginaire et des idées. Elle répond à une

triple problématique. Premièrement, elle explique la portée et les usages politiques et idéologiques

des représentations véhiculées par la propagande télévisée. La recherche rend compte des objectifs

et des stratégies propagandistes en Moldavie, alors en cours de soviétisation. Elle révèle notamment

les normes officielles de représentation, leurs variations à la suite des changements politiques et

dresse un inventaire des moyens discursifs mis en œuvre dans l’élaboration des symboles clés de la

propagande de Parti. Ensuite, la recherche montre les différents degrés d’implication des cinéastes

et des historiens dans la construction des codes de l’idéologie soviétique. Elle cerne les rapports

entre le pouvoir soviétique et les intellectuels, contraints d’être des idéologues et des propagandistes

professionnels. L’étude constate une tendance épisodique parmi les producteurs culturels à échapper

au registre propagandiste afin d’exprimer une vision hétérodoxe. Enfin, nous sondons l’ancrage des

représentations propagandistes dans les structures durables de l’imaginaire.

La recherche puise ses données empiriques dans la presse soviétique écrite, dans des

documents d’archives visant le fonctionnement institutionnel de la télévision moldave, et dans une

série de 16 entretiens de cinéastes et de responsables administratifs et idéologiques. Elle recourt à

une ample contextualisation historique afin de montrer l’évolution des structures archétypales à

travers les différents systèmes de représentations et leur adaptation aux réalités culturelles

changeantes.

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V

ABSTRACT

The work presented in this thesis investigates the contents of Soviet propaganda as it

appeared in historical documentaries produced from 1960 through 1990 by the local television

broadcaster of the Moldavian Soviet Socialist Republic. From a base corpus containing 36

documentaries, it centers itself on three types of filmic representations with high ideological

connotation: the figures of historic time, the metaphors of space and the soviet hero's image. It also

considers the related representations that create the narrative and cinematic context of the three

main categories of images in order to reveal the entire network of meanings of Soviet ideology.

Our study falls in line with soviet studies research while also belonging to the theoretical

field of the history of imagination and ideas. It addresses three problems. First, it reveals the scope

and the political and ideological purpose of the representations conveyed by television propaganda.

The research reflects the objectives and strategies of official propaganda in Moldova, a territory

under sovietization. It unearths the official standards of representation, their variations due to

political changes and makes an inventory of discursive means used in the development of the key

symbols of Party propaganda. Second, the research shows the different degrees of involvement of

filmmakers and historians in the construction of the codes of Soviet ideology. It identifies the

relationships between Soviet power and intellectuals, reduced to the rank of ideologists and

professional propagandists. The study finds an occasional tendency among cultural producers to

escape the mandatory propagandist registry and express an unorthodox view. Finally, we survey

the rooting of propagandist representations in the lasting structures of the imagination.

The research draws its empirical data from Soviet print media, from archive documents

related to the institutional inner workings of Moldovan television, and from a series of 16

interviews with filmmakers and administrative and ideological executives. It makes use of the long

historical detour to show the evolution of archetypal structures across various systems of

representation and their adaptation to changing cultural realities.

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VII

TABLE DES MATIÈRES

Résumé ............................................................................................................................................. III

Abstract ..............................................................................................................................................V

Table des matières ......................................................................................................................... VII

Remerciements ............................................................................................................................. XIII

Avant-propos .................................................................................................................................. XV

Introduction ....................................................................................................................................... 1

1. Propagande historique ......................................................................................................... 1 2. La République Soviétique Socialiste Moldave ................................................................... 2 3. Cadre chronologique: 1960-1990 ........................................................................................ 5 4. Documentaire télévisé .......................................................................................................... 6 5. Temps, espace, être humain ................................................................................................ 8

Ière

PARTIE : Explorer la mémoire de l’image filmique ............................................................. 11

6. Problématique et hypothèses ............................................................................................. 11 6.1 L’investissement officiel du documentaire historique télévisé ................................... 11 6.2 L’implication des producteurs culturels dans l’entreprise propagandiste ................... 13 6.3 Récupérations propagandistes des thèmes et des symboles ........................................ 15

7. Approches antérieures ....................................................................................................... 15 7.1 L’historiographie communiste .................................................................................... 16 7.2 L’histoire des médias et les études cinématographiques ............................................. 31 7.3 Les intellectuels et les artistes face au pouvoir communiste ....................................... 32 7.4 Historiographie postcommuniste de la Moldavie soviétique ...................................... 34

8. Cadre théorique.................................................................................................................. 35 8.1 Cinéma et histoire ........................................................................................................ 35 8.2 Approches théoriques de la propagande soviétique .................................................... 37 8.3 L’histoire culturelle : entre image et idée .................................................................... 46 8.4 La théorie du champ de production culturel et du pouvoir symbolique ...................... 60 8.5 Études des sociétés communistes ................................................................................ 62

9. Sources ................................................................................................................................ 64 9.1 Corpus filmique ........................................................................................................... 64 9.2 Sources archivistiques ................................................................................................. 65 9.3 Informations recueillies auprès des professionnels et textes mémorialistes ................ 71 9.4 Presse écrite soviétique ............................................................................................... 72 9.5 Autres sources ............................................................................................................. 72

10. Les méthodes et les techniques de recherche employées ............................................ 73

IIe PARTIE : Les figures du temps dans le documentaire historique télévisé ........................... 77

11. Temps et histoire ............................................................................................................ 77 12. Le temps de l’historiographie soviétique ..................................................................... 82 13. Apocalypse révolue, Âge d’Or futur : le temps de la Moldavie soviétique ............... 89 14. Le temps de la « révolution agro-industrielle » d’Ivan Bodiul .................................. 95

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VIII

15. Le train du temps ........................................................................................................... 99 16. La revanche du temps refoulé ..................................................................................... 106 17. La guerre des passés .................................................................................................... 108 18. Les prémisses de l’émergence du régime d’historicité propre à l’idéologie et au

régime soviétiques ..................................................................................................................... 110

IIIe PARTIE : Les métaphores spatiales dans les documentaires historiques moldaves ....... 117

19. L’espace filmé: les lieux de l’idéologie ....................................................................... 117 19.1 Les techniques d’analyse : approche narratologique et analyse sérielle .................... 119 19.2 Les espaces « antagonistes » ..................................................................................... 122 19.3 Paysage agraire : perspectives théoriques .................................................................. 127

20. Le paysage moldave dans le contexte de l’axe doctrinal transformiste de l’idéologie

soviétique ................................................................................................................................... 129 20.1 La fonction économique des emblèmes paysagers .................................................... 133

21. Le vecteur paysager des politiques nationales en Moldavie soviétique ................... 139 21.1 Le recours aux analogies paysagères dans la construction nationalitaire .................. 140 21.2 La politique nationale soviétique : l’unité par la diversité......................................... 143 21.3 Les références paysagères dans les attributs officiels de la République Soviétique

Moldave .................................................................................................................................. 144 21.4 Les prototypes littéraires et picturaux du « paysage moldave » ................................ 148

22. Les paysages non conformes : entre désengagement et dissension .......................... 151 23. Les représentations paysagères dans les documentaires historiques : ajustements,

modifications, transmutations .................................................................................................. 157 23.1 L’évolution du « paysage moldave » face aux fluctuations de la politique nationale

soviétique ................................................................................................................................ 158 23.2 L’évolution des représentations télévisuelles connexes au « paysage moldave » ..... 165 23.3 Les avatars des représentations paysagères sous la pérestroïka ................................ 180

24. Le « paysage moldave » : promesse du paradis communiste ................................... 186 25. Les représentations carcérales .................................................................................... 190 26. Conclusion .................................................................................................................... 197

IVe PARTIE : La fabrique télévisuelle des héros du passé ....................................................... 199

27. Le panthéon des héros historiques du « peuple moldave » : typologie et description

200 28. Héroïsation : concepts et réalités historique .............................................................. 209 29. Le projet soviétique de l’homme nouveau : l’utopie à l’épreuve ............................. 215 30. Les phantasmes occidentaux d’une humanité meilleure .......................................... 218 31. Les quêtes morales de l’intelligentsia russe ............................................................... 224 32. L’évolution des représentations de l’homme soviétique comme idéal humain ...... 231 33. La production et les usages politiques des héros dans le cadre de l’entreprise

soviétique d’édification de la nation moldave ......................................................................... 251 33.1 L’individu et le groupe dans le discours télévisé ....................................................... 251 33.2 Paramètres officiels d’élaboration du panthéon des héros de la nation socialiste

moldave .................................................................................................................................. 257 34. L’évolution du discours héroïque télévisuel : entre les fluctuations politiques et la

dynamique socioprofessionnelle ............................................................................................... 262 35. Ressorts narratifs de l’héroïsation cinématographique ............................................ 281

35.1 Les usages propagandistes de l’image de l’enfant ..................................................... 286 35.2 La représentation télévisée de la mère du héros soviétique ....................................... 294

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IX

36. Les figures de l’imaginaire soviétique : l’ouvrier, le vétéran, le grand guide, la foule

pensante… ................................................................................................................................. 300 37. L’élaboration télévisuelle de la représentation de l’ennemi .................................... 308 38. La dissidence des héros : les usages identitaires des représentations héroïques dans

les documentaires historiques .................................................................................................. 319 38.1 L’intelligentsia moldave pro-roumaine ..................................................................... 322 38.2 La nostalgie rurale dans le documentaire historique télévisé .................................... 341 38.3 Le patriotisme moldave en version soviétique .......................................................... 355

39. En guise de conclusion – le crépuscule des héros soviétiques .................................. 372

CONCLUSION .............................................................................................................................. 379

Bibliographie ................................................................................................................................. 391

ANNEXE A .................................................................................................................................... 402

ANNEXE B .................................................................................................................................... 407

ANNEXE C .................................................................................................................................... 409

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XI

À mes parents, Valentina et Vlad Raileanu,

et à mes chers amis Adrienne Beaudoin et Gilles Ruel

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XIII

REMERCIEMENTS

Ma gratitude va tout d’abord à monsieur Jocelyn Létourneau, mon directeur de thèse, pour

m’avoir accordé sa confiance et son soutien. Sa bienveillance constante m’a donné le courage de

conclure cette entreprise. Je remercie également Jonathan Ruel, mon meilleur ami, pour son aide à

la révision linguistique de mon manuscrit et surtout pour sa joyeuse présence dans ma vie durant

toutes ces années de thèse. Je tiens à témoigner ma reconnaissance envers mon cher ami, Jean-

Simon Brouard, dont l’esprit fin n’a pas été sans influencer ma perception des choses intellectuelles.

Finalement, je remercie mon conjoint, Guillaume Lafleur, pour son amour.

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XV

AVANT-PROPOS

Un jour, vers le milieu des années 1990, alors que j’étudiais en sciences politiques, on m’a

raconté une histoire vécue qui a produit une forte impression sur moi. Cette anecdote mettait en

scène une personne de la génération des baby-boomers soviétiques, rentrée en Moldavie d’un bref

voyage aux États Unis, peu de temps après l’effondrement de l’URSS. Née et ayant atteint l’âge

adulte sous le régime communiste, cette génération de Soviétiques n’avait pas connu d’autre vie que

celle « en rouge ».

– Si vous saviez l’abondance qui règne dans les commerces ! relata avec enthousiasme le

monsieur en question. Les rayons débordent d’une diversité extraordinaire d’articles ! Surtout dans

les épiceries, on y trouve absolument de tout ! s’exclama le sovok1. Presque comme chez nous, dans

l’Union Soviétique, autrefois, conclut-il devant une assemblée de collègues de travail, passablement

médusés.

– Mais de quelle abondance parles-tu ?, dit un auditeur plus lucide; oublies-tu le nombre de

fois où nous avons quitté notre travail pour faire des files interminables devant les magasins dans

l’espoir d’acheter du sucre ou des souliers ?

– C’est vrai, puisque tu le dis maintenant, ça commence à me revenir, répondit notre

personnage.

Cette historiette est révélatrice des paradoxes de la mémoire du communisme auxquels sont

confrontées la plupart des sociétés postcommunistes, dont la République de Moldavie. Elle m’a

amusée et troublée en même temps, puis elle m’est apparue comme une preuve concrète de

l’efficacité de la propagande soviétique. Pour une large fraction d’anciens citoyens de la Moldavie

socialiste, le souvenir du monde de prospérité et d’abondance imaginé par les idéologues semble

plus intact que la mémoire déficiente de la pénible réalité soviétique. J’ai pensé alors que le regret

de l’URSS, qui a surgi dans la société moldave aussitôt l’euphorie de la libération démocratique

1 Surnom ironique, affectueux ou méprisant selon le contexte, que les ex-Soviétiques se sont donnés pour

attirer l’attention sur les particularités mentales et comportementales de l’homo sovieticus. Littéralement, le

mot sovok signifie, traduit du russe, pelle ou ramasse-poussière. Ce surnom renvoie à un instrument simple et

quelconque.

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XVI

consommée, et qui pèse encore si lourdement sur la dynamique politique moldave, provient en

partie de cette déformation de la mémoire du communisme attribuable à l’action à grande portée du

dispositif propagandiste de l’État soviétique.

Ce même mal du pays disparu favorise en 2001 le retour au gouvernement du Parti des

Communistes de la République de Moldavie (PCRM), une formation politique corrompue qui se

réclame de l’idéologie communiste, mais qui n’a plus rien en commun ni avec le marxisme ni avec

l’ancien gouvernement et l'ancienne idéologie communiste, sauf dans sa symbolique spécifique.

L’exhibition d’une symbolique communiste et la revendication de l’héritage politique de l’URSS

semblent d’ailleurs être suffisantes au segment le plus important des électeurs moldaves pour qu’ils

accordent régulièrement leur confiance citoyenne au PCRM.

Comment expliquer l’efficacité hors du commun de la propagande communiste, souvent à

l’encontre même d’une réalité dissonante, dans la construction du mirage d’un monde opulent,

harmonieux et cohérent ? Dans ce monde mirifique, les nations et les classes sociales se fondent

dans un être unique, les gens ne manquent de rien et le vice, l’injustice et la souffrance n’existent

plus grâce à la sagesse du Parti et à la haute moralité de l’homme nouveau. S’agissait-il de

manipulation, d’une stratégie de communication politique, d’un moyen d’expression et

d’affirmation du pouvoir ou d’une instrumentalisation habile des rêves millénaires de l’humanité ?

Mais peut-être était-ce le rêve lui-même ?

Au moment de la chute du mur de Berlin, je passais à l’âge de l’adolescence, si bien que

l’expérience du régime soviétique fait partie de ma vie. Les bouleversements sociaux et politiques

consécutifs au démantèlement de l’URSS ont marqué à jamais ma sensibilité. Au terme d’un

véritable périple dans les sciences sociales occidentales et de pérégrinations personnelles dans une

société de communication de plus en plus favorable à la quête de soi et à l’expression individuelle,

mon désir premier était de comprendre intimement la propagande soviétique, ce jeu d’ombres

projeté par l’idéologie du Parti à l’intention des foules en mal de repères et qui colle avec tant

d’insistance à mes souvenirs d’enfance.

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1

INTRODUCTION

La présente recherche a pour but, de manière générale, une meilleure compréhension de

l’imaginaire soviétique officiel, de son processus d’élaboration et des fonds de représentations où il

puise. Elle se concentre en particulier sur la propagande de l’idéologie du Parti communiste de

l’URSS par le biais du documentaire historique télévisé dans la Moldavie de la période comprise

entre l’époque poststalinienne et la chute de l’empire soviétique (1960-1990). Plus spécifiquement,

elle vise trois catégories de représentations filmiques fortement investies idéologiquement. Il s’agit

des images à sémantique temporelle, de deux types antagoniques de représentations de l’espace et

de la projection d’un idéal soviétique de l’être humain qui s’exprime à travers les figures héroïques.

La thèse comporte une structure quadripartite, les dernières trois sections étant consacrées à

l’étude d’une des trois catégories de représentations. L’examen de chaque type de représentations

appelle une approche théorique spécifique et, quelquefois, des techniques appropriées qui seront

annoncées et développées au début de chaque partie. Cependant, l’analyse de toutes les catégories

d’images émane du même cadre chronologique, géographique et thématique, d’une problématique

commune et d’un appareil théorique et notionnel englobant.

1. Propagande historique

La rupture instauratrice de la société moderne s’accompagne de l’apparition d’une conception

historique du temps, corollaire de la prise de conscience du caractère producteur du temps social et

du devenir de l’humanité, perçus dès lors comme étant à la source des changements. Les idéologies,

qui s’élèvent dans le contexte du déclin des croyances religieuses, s’appuient essentiellement sur

une explication du passé de la communauté en vue de l’avenir. L’État-nation découvre l’immense

utilité d’un récit historique standardisé susceptible de réunir la nation divisée autour des origines

communes, lointaines et prestigieuses, dans la création d’une communauté de destin et dans la

promotion de ses politiques de modernisation.

L’idéologie de l’État-Parti communiste, qui se nourrit à la fois de la mythologie nationaliste

et du mythe de la Révolution, se définit avant tout comme une téléologie de l’Histoire. Elle met en

avant un schéma préétabli des processus historiques qui soumet la réalité à ses exigences

Page 18: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

2

théoriques. Les idéologues soviétiques, soucieux d’une homogénéisation sociale et d’un contrôle

politique sur l’ensemble des territoires de l’empire soviétique, ont organisé en Moldavie, comme

dans d’autres républiques nationales, une campagne de propagande destinée à produire une identité

soviétique commune. Le pouvoir communiste mit en place un système de production et de diffusion

d’une perspective historique permettant l’inculcation aux Moldaves d’un sentiment d’enracinement

historique et d’appartenance à la Mère-Patrie soviétique.

La propagande du discours historique officiel s’opère par des canaux comme l’enseignement,

la littérature et les médias. La propagande transpose les décisions politiques et la doctrine officielle,

souvent abstraite et compliquée, dans un langage à la portée des masses. Le but de la propagande

historique soviétique est d’orienter le comportement collectif par l’élaboration et l’inculcation d’une

interprétation du passé imagée, chargée d’émotion et apte à légitimer l’action politique de l’État

communiste. Elle poursuit l’éveil des instincts de préservation et de groupe ou des pulsions

destructrices en même temps qu’elle cherche à susciter ou à conforter des croyances profondes.

2. La République Soviétique Socialiste Moldave

La République de Moldavie émerge en tant qu’État indépendant en 1991 à la suite de

l’effondrement de l’empire soviétique. Antérieurement, elle constitue l’une des quinze républiques

nationales de l’Union Soviétique. Le pays est confronté actuellement à de multiples problèmes

sociaux dont l’émigration massive, la pauvreté et la corruption. La cohésion sociale est

constamment menacée par une crise identitaire profonde, aucun des projets identitaires proposés par

les politiciens ou par les intellectuels ne réussissant à obtenir l’adhésion majoritaire de la

population.

La situation politique actuelle de la Moldavie est préoccupante au plus haut degré. Le Parti

des Communistes de la République de Moldavie (PCRM) qui revient au pouvoir en 2001, douze ans

après la chute officielle du communisme, instaure un contrôle drastique des médias publics et

monopolise en grande partie le marché au profit d’un groupe d’intérêt. Les élections de 2008

portent au pouvoir le PCRM, pour la troisième fois depuis le retour de 2001. Elles provoquent des

révoltes de rue de la jeunesse anticommuniste, manifestations violemment étouffées par les

autorités. Les élections répétées de 2010 révèlent une fois de plus le caractère irréconciliable des

différentes positions politiques des citoyens de la Moldavie. Depuis le scrutin de 2008, la

Page 19: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

3

République de Moldavie ne dispose que de gouvernements provisoires et, encore aujourd’hui, les

négociations entre les différentes factions parlementaires demeurent problématiques.

Le territoire de la République de Moldavie après la déclaration de son indépendance en 1991

Le parcours politique paradoxal et instable de la Moldavie à la suite de son indépendance

nous incite à plonger dans son histoire mouvementée, marquée par les conflits militaires et la

violence étatique. L’actuelle République de Moldavie constitue une partie de l’ancienne principauté

de Moldavie, redécoupée par les empires russe et ottoman à la suite de la guerre russo-turque de

1812. La Bessarabie – partie orientale de l’ancienne principauté de Moldavie – devient une

province russe et un territoire de litige entre la Russie et le Royaume Roumain dans le contexte de

la constitution de ce dernier (1859-1881) et de ses revendications des territoires peuplés

majoritairement par des roumanophones.

En 1918, profitant du chaos de la révolution russe, la Roumanie rattache la Bessarabie pour

constituer l’État roumain unitaire. En 1940, après 22 ans d’appartenance à la « Grande Roumanie »,

Page 20: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

4

la Bessarabie devient république soviétique à la suite du pacte de non-agression entre l’URSS et

l’Allemagne nazie d’août 1939, pacte qui décide le partage des territoires de l’Europe centrale et de

l’Est entre les deux États respectifs. En 1941, la Roumanie récupère la Bessarabie avec le concours

de sa nouvelle alliée, l’Allemagne hitlérienne. À la suite de la défaite allemande dans la Deuxième

Guerre mondiale, l’URSS reprend la Bessarabie et fonde la République Soviétique Socialiste

Moldave.

La position géopolitique frontalière de la Bessarabie a eu pour effet la formation d’une

communauté multiethnique dont les Moldaves roumanophones ont représenté le groupe majoritaire.

La succession de dominations différentes dans cette région a provoqué la soumission, souvent

forcée, de sa population locale aux projets de modernisation et aux politiques identitaires

antagonistes. Il s’agit plus exactement des politiques assidues de roumanisation appliquées en

Bessarabie par l’État roumain entre 1918 et 1944, lesquelles s’opposent aux politiques ultérieures

de soviétisation.

Un éventuel sentiment d’appartenance culturelle des Moldaves à l’espace roumain était perçu

par le pouvoir soviétique comme une menace de sécession. Pour prévenir ce danger, l’inculcation

d’une conscience soviétique en Moldavie devait passer, dans le projet de la propagande soviétique,

par la construction d’une nation moldave à part entière, distincte de la nation roumaine et

apparentée aux peuples russe et ukrainien. Les domaines du savoir comme l’histoire et la

linguistique ont été mobilisés dans le sens de la production d’un changement profond et durable

dans la mémoire historique et l’identité des Moldaves. L’histoire de la Moldavie, réécrite

conformément aux impératifs de la politique soviétique du moment et à plus long terme, devint

ainsi l’un des enjeux principaux de la propagande soviétique dans la république nouvellement

constituée.

L'intérêt pour l'histoire et l'historiographie de la Moldavie est explicable par la réalité ethno-

culturelle complexe et parfois conflictuelle1 de ce pays. Contrôlée pendant la plus grande partie de

1 Le conflit militaire qui a eu lieu en Transnistrie en 1991-1992 et qui a attiré pour quelque temps l’attention

des médias occidentaux est un exemple douloureux des tensions politiques et ethniques qui ont bouleversé la

Moldavie après la chute du communisme.

Page 21: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

5

son histoire moderne par la Russie ou par la Roumanie, la Moldavie reste, aujourd’hui encore, un

enjeu géopolitique particulier dans la dynamique des redéfinitions de la légitimité des pouvoirs

internationaux sur son territoire après l'effondrement de l'URSS. Ce fait influence fortement le

processus de construction nationale par lequel passe le tout jeune État moldave. Ce processus est

d'autant plus complexe que le pays est fortement divisé du point de vue ethnique et culturel. Les

modifications fréquentes du statut territorial et le changement brutal des idéologies « nationales»

avec la succession des pouvoirs politiques en République de Moldavie ont activé des composantes

antagonistes de la mémoire et de l'imaginaire collectifs de l'ensemble de population moldave. Le

caractère instable – on pourrait dire « expérimental» – de la situation politique en Moldavie

encourage l’étude in vivo de la création d'un État-nation et d'un discours idéologique (et donc

historique) censé légitimer ses pouvoirs politiques successifs. De tous les États apparus dans le

contexte de la désintégration de l’espace soviétique, la République de Moldavie est la moins

présente dans les propos des analystes occidentaux. Pourtant, son histoire complexe, la profondeur

de la crise sociale par laquelle ce pays passe et l’actuelle situation politique suscitent de nombreux

questionnements.

3. Cadre chronologique: 1960-1990

Le cadre chronologique de notre recherche est particulièrement propice à l’étude de la

propagande soviétique. Il s’étend de la période de déstalinisation jusqu’à la libéralisation

gorbatchévienne et la fin de l’URSS. La déstalinisation khrouchtchévienne marque un tournant en

ce qui concerne les moyens de mobilisation employés par l’État-Parti. Malgré plusieurs phases de

retour aux méthodes autoritaires de gouvernement, sous Brejnev par exemple, les déportations, les

purges et le travail forcé dans les camps de rééducation ne seront plus utilisés comme un appui à

l’endoctrinement. En conséquence de ce renoncement à la coercition et à la peur comme méthodes

de mobilisation des masses, le système propagandiste acquiert des responsabilités accrues. La

propagande soviétique se voit obligée de diversifier ses moyens techniques, d’enrichir son langage

et de rendre ses messages plus attrayants et plus adaptés aux besoins et aux croyances de la

population soviétique.

Notre période d’étude coïncide également avec l’apparition et le développement subséquent

de la télévision en RSSM, moyen de communication très apprécié par les idéologues soviétiques

pour sa force de diffusion et sa capacité de socialisation. La sortie du stalinisme s’accompagne d’un

déplacement des priorités économiques étatiques de l’industrie lourde vers la production des biens

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de consommation courante. La dépénalisation du monde du travail et l’introduction de multiples

facilités pour les travailleurs ont pour effet l’émergence timide d’une société de loisirs, moment

propice à la télédiffusion.

Le cadre temporel de notre recherche circonscrit la période où le régime soviétique décide de

mobiliser le sentiment national « moldave » par la reprise du précepte léniniste de la « forme

nationale / contenu socialiste ». Afin de rendre le message propagandiste plus efficace et pour éviter

l'assimilation forcée, les idéologues soviétiques ont mis en application, surtout dans le contexte du

« dégel » post-stalinien, une politique d’indigénisation ayant comme but la formation d’une élite

intellectuelle et artistique locale. Cette élite était assignée à la tâche de rendre compte des nouvelles

réalisations de la société communiste et des idéaux à suivre. Elle est également tenue de produire et

de diffuser dans les masses l’image d’un passé menant inéluctablement à un avenir communiste

radieux.

Pendant les trois époques de l’histoire soviétique étudiées (le dégel, la stagnation et la

pérestroïka), la nation moldave s’est consolidée en passant de l’étape de projet politique à celle

d’une réalité sociale saisissable. Cette période exige d’après nous une attention spéciale à cause de

l’ambiguïté des politiques nationales de l’État soviétique qui, en effet, favorise la promotion d’une

élite autochtone tout en la subordonnant aux intérêts du pouvoir soviétique central.

4. Documentaire télévisé

Pour comprendre la façon dont le contenu des documentaires historiques produits en RSSM a

été structuré, il faut prendre en considération le statut officiel du genre du film documentaire dans la

conception artistique soviétique. Le choix du documentaire nous semble intéressant en raison de son

statut d’objectivité et de vraisemblance dans l’axiologie du réalisme socialiste. De ce point de vue,

le documentaire historique offrait de véritables « témoignages du passé » voués à construire une

certaine représentation de l’histoire et à en exclure d’autres. En même temps, le documentaire a pu

constituer, grâce à la polysémie de l’image filmique, le véhicule d’une vision du monde différente

de celle imposée par la doctrine officielle.

Page 23: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

7

Le mouvement initié par Dziga Vertov, chef de file d’un groupe de documentaristes

soviétiques à l’aube du régime communiste, a marqué non seulement le paradigme privilégié des

documentaires historiques, celui qui opposait le passé déplorable au présent fleurissant, mais en a

aussi influencé les modalités d’expression (mouvements d’appareil, modalités de cadrage, etc.). Le

manifeste de son mouvement artistique, appelé « Ciné-œil », incite à saisir la réalité sur le vif, la

caméra étant comparée à un œil, métaphore de l’objectivité. Vertov prétendait que, par la réfutation

systématique des scénarios, des acteurs et des décors, on pouvait montrer la vie telle qu’elle était en

découpant des « morceaux de réalité ». Vertov exploite pourtant assidûment toute une série de

procédés techniques d’élaboration de l’image (le montage, le cadrage, la surimpression et d’autres).

Toute la conception du documentaire en URSS dans les milieux académiques spécialisés repose sur

cette idée de la vérité absolue du documentaire. Elle invitait les cinéastes soviétiques à « faire le

vrai » dans les films documentaires, qui s’avéraient finalement un véhicule de propagande. Le

modèle vertovien était récupéré par le documentaire historique et adapté au terrain local. Ce

mouvement a été parachevé à l’aide de l’institution de la télévision.

Apparue à l’époque de l’indigénisation de la fin des années 1950 et contrôlée de près par le

Parti communiste, la télévision moldave avance dès sa création un message idéologique qui essaie

d’interagir avec le substrat culturel local. En 1959, le Comité Central du Parti communiste de

l’Union Soviétique adopte une résolution (« Sur les buts de la propagande de parti dans les

conditions nouvelles » 2) concernant la mise en œuvre de sa politique par le biais du nouveau moyen

de communication. En 1960, la même institution formule une directive sur « Le développement

ultérieur de la télévision soviétique »3, qui stipule que « la production télévisée doit être étroitement

liée au matériel factuel local » et que « le Parti a mis en valeur le rôle de la télévision, laquelle est

l’un des instruments les plus importants dans le travail d’éducation communiste des masses

travailleuses ». À ce propos, il est intéressant de découvrir que, dans les rapports de la Section

d’Agitation et de Propagande du PC moldave, il est systématiquement rendu compte de l’évolution

des achats de téléviseurs par la population moldave.

2 Extraits des archives concernant les rapports du comité directeur de la télévision moldave envers le Comité

Central du Parti communiste (1960), fonds-21, inventaire-20, dossier-217, Archives des organisations

sociopolitiques de la République de Moldavie. 3 Ibid.

Page 24: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

8

Le documentaire, en tant que production télévisée, est élaboré non seulement selon les canons

de l’image télévisée, mais surtout conformément à son investissement idéologique. La télévision

représente également le cadre institutionnel et idéologique du documentaire historique.

L’investissement doctrinal de la télévision, effectué par la voie des directives de la section

d’agitation et de propagande du Parti communiste, a eu une portée non négligeable sur la structure

et les contenus du documentaire historique. Le respect de la ligne idéologique était en effet garanti

par le contrôle que l’État-Parti exerçait sur le mécanisme d’engagement, de triage, d’instruction et

de promotion des cinéastes.

5. Temps, espace, être humain

Le choix de trois axes thématiques dans l’étude des représentations filmiques élaborées à

l’intérieur de la doxa soviétique nous a été inspiré par la nature même du phénomène idéologique.

Prétendant offrir une explication globale de la réalité et cherchant à rendre le sens immédiat du

monde, l’idéologie avance une conception homogène de l’espace et du temps.

Le temps et l’espace sont deux paramètres fondamentaux de l’expérience humaine. La

perception spatiotemporelle est le canal par excellence de la connaissance de la réalité sensible.

L’humain se perçoit lui-même comme évoluant à travers l’espace et le temps. L’émergence de la

Modernité déclenche une explosion des conceptions de l’espace et du temps, découlant de la

diversification du monde social et des exigences grandissantes de celui-ci. Les utopies et les

uchronies modernes brodent leurs visions hallucinées de mondes improbables sur le canevas d’un

espace-temps fictif : au milieu d’un paysage réinventé et dans un autre temps se dresse un être

humain nouveau.

Les idéologies modernes élèvent les conceptions du temps et de l’espace au niveau d’enjeux

politiques ancrés géographiquement et historiquement, car elles aspirent à légitimer un pouvoir. Le

nationalisme s’ingénie à assurer la pérennité de la nation en l’enracinant imaginairement dans le sol

« originel ». Le communisme prétend s’universaliser dans un futur rédempteur de l’humanité.

Cette approche générique définie par le choix de trois directions thématiques agit également

comme un critère d’organisation des représentations véhiculées par le documentaire historique

Page 25: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

9

moldave des années 1960-1990. Elle nous permet de faire état de la toile entière des significations

de l’idéologie officielle et des représentations hétérodoxes.

Page 26: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

10

Page 27: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

11

IÈRE

PARTIE : EXPLORER LA MÉMOIRE DE L’IMAGE FILMIQUE

6. Problématique et hypothèses

Notre démarche entérine une perspective composite grâce à laquelle la recherche sur le

documentaire historique acquiert une dynamique particulière, car nous procéderons à un décodage

du contenu des documentaires à travers leur structure narrative et filmique, mais surtout au moyen

d’une reconstitution des contextes politique, social ou culturel de leur production1. En même temps,

la représentation filmique est le fil conducteur qui nous aide à percer la réalité soviétique

symbolique et politique comme le patrimoine idéel d’où provient l’idéologie communiste et

l’imaginaire qu’elle a produit. Nous avons déployé notre questionnement sur trois paliers, chacun

d’eux menant à plusieurs hypothèses de départ :

6.1 L’investissement officiel du documentaire historique télévisé

Le premier volet de notre problématique vise tout d'abord l’investissement officiel du

documentaire historique télévisé. La question de l’usage propagandiste du documentaire historique

télévisé nous mène à mettre à l’épreuve une conception mécaniciste de la propagande comme

lavage de cerveau, inspirée d’un paradigme totalitarien. Il s’agit d’une vision répandue du

phénomène propagandiste dans les milieux intellectuels et historiens moldaves de l’époque post-

communiste. Et pourtant, au-delà de l’ « indignation » susceptible d’être ressentie devant les

« mensonges » de la « propagande rouge », que peut-on apprendre d’une production propagandiste

sur le pouvoir soviétique, son fonctionnement concret et son évolution, ou sur la propagande

officielle elle-même, son modus operandi ?

Le documentaire étudié est appelé à éveiller l’adhésion des spectateurs à l’idéologie et aux

politiques soviétiques au moyen d’une mise en images convaincante du discours historique

commandé par l’État-Parti. Les usages de l’histoire via le documentaire historique télévisé de

l’époque soviétique, mais aussi la manière dont celui-ci transpose à l’écran les thèmes de

l’historiographie officielle, sont des questions qui animent la présente étude doctorale. Nous

1 Par production filmique, nous entendons l’ensemble des opérations intellectuelles et techniques engagées

dans le tournage, le montage, la diffusion du film et la conception du script.

Page 28: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

12

sommes particulièrement interpellée par l’élaboration filmique des représentations historialisées, de

l’espace, du temps ou du héros, en vue de la promotion des politiques identitaires, l’intention

première de l’historiographie soviétique étant de développer une appartenance de la population à

l’URSS.

Nous scruterons l’usage des représentations filmiques dans le cadre du projet, dénommé

communément par les idéologues de Parti, « de la formation de l’homme soviétique » et qui

consiste en l’uniformisation culturelle à travers la fabrication des références reconnaissables sur

l’ensemble du territoire de l’URSS. Une attention accrue sera accordée au rôle propagandiste du

documentaire historique télévisé dans l’entreprise d’édification de la nation moldave socialiste et

dans la diffusion d’une version soviétique de l’histoire de la Moldavie. Nous chercherons à saisir le

lien entre les représentations filmiques les plus récurrentes et les intérêts étatiques, y compris en ce

qui a trait au façonnement d’un sentiment identitaire soviétique au sein de la population moldave. À

cet égard, l’analyse du répertoire des images porteuses des significations idéologiques et politiques

soviétiques constitue l’un des objectifs de notre recherche.

Nous interrogeons également le savoir-faire spécifique de la propagande soviétique dont

témoigne le documentaire historique télévisé. L’usage propagandiste du langage cinématographique

à travers, entre autres, les techniques de montage et de tournage, ainsi que les stratégies narratives et

discursives mises en œuvre par les producteurs culturels afin de satisfaire aux exigences

propagandistes, participent de l’objet de la présente recherche. À ce propos, notons que le dispositif

narratif du film est édifié par le biais de différents procédés narratifs comme, par exemple, les

techniques de construction des personnages. En ce qui concerne la dimension discursive du

documentaire historique, celle-ci se révèle surtout dans les arguments historiographiques qu’il

véhicule et dans les procédés rhétoriques dont il fait usage.

La dernière question de la problématique entourant l’instrumentalisation politique du

documentaire historique télévisé concerne les changements du registre propagandiste officiel et

réfère à une dynamique institutionnelle. Nous nous intéressons à l’évolution des représentations

filmiques du temps historique, de l’espace et du héros soviétique, aux glissements de sens

auxquelles elles se plient et aux facteurs qui déterminent leurs modifications dans un cadre

institutionnel autorisé. De surcroît, nous chercherons à mettre en relation les variations sémantiques

Page 29: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

13

des représentations filmiques, leurs réactualisations ou leur abandon avec les transformations

sociopolitiques participant du contexte de la création télévisuelle.

Les hypothèses concernant l’investissement officiel du documentaire historique se rapportent

principalement à une étude détaillée des usages politiques de la production télévisuelle. Le

documentaire historique reflète les priorités de l’État soviétique. Dès lors, l’examen de sa structure,

de ses thèmes et de ses principaux types d’images est susceptible d’éclairer l’activité de

l’administration soviétique dans la Moldavie des années 1960-1980. À travers l’étude du contenu

filmique, nous serons en mesure de comprendre les différentes orientations du pouvoir communiste

en Moldavie, la place assignée à cette dernière dans l’URSS et les moyens politiques et

propagandistes de son intégration dans le système soviétique. L’étude du répertoire des

représentations investies des valeurs de l’État soviétique nous permettra en même temps de

découvrir l’élaboration, la finalité politique et l’évolution de l’imaginaire soviétique officiel.

6.2 L’implication des producteurs culturels dans l’entreprise propagandiste

Sous un angle différent, nous adopterons une perspective sociologique dans la mesure où la

dynamique du milieu intellectuel moldave des années 1960-1990 de même que, plus

particulièrement, les professionnels impliqués dans la production télévisuelle, agissent sur le

contenu filmique. À certains moments de l’analyse de l’imaginaire qui se dégage des documentaires

historiques, nous examinerons les différentes catégories de producteurs culturels qui prennent part à

la création filmique, ainsi que leurs sentiments d’appartenance. Quels sont les rapports de ces

intellectuels avec le pouvoir soviétique et comment gèrent-ils les inévitables contraintes politiques

et idéologiques auxquelles la création artistique ou scientifique est soumise dans le régime

communiste ? Quelles stratégies de coopération ou d’évitement élaborent-ils ? Voilà deux questions

que nous aborderons.

Une attention spéciale sera accordée aux orientations spécifiques des créateurs des

documentaires dans le cadre du projet soviétique de construction de la nation moldave socialiste et à

la manière dont ces orientations se sont constituées et transformées. Les intellectuels sont-ils divisés

entre une éventuelle conception personnelle de l’histoire de la Moldavie, leur mémoire historique,

et la version historique imposée ? Quels mécanismes sémantiques développent-ils pour s’approprier

Page 30: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

14

l’histoire officielle et quels sont les termes des négociations identitaires entre l’intelligentsia

moldave et les politiques d’uniformisation culturelle de l’État soviétique ?

Toutes ces questions débouchent finalement sur le débat central dans l’étude historique de

l’URSS : dans quelle mesure la société soviétique était-elle subordonnée à l’État-Parti et quelles

étaient les zones qui ont échappé aux aspirations totalitaires de celui-ci ? L’étude du contenu

filmique nous aidera à repérer les tendances de déviation par rapport à la version commandée. Elle

nous permettra en même temps de mieux comprendre le fonctionnement de la société moldave à

l’époque soviétique, d’observer à la fois le discours politico-idéologique du pouvoir et les franges

d’une réalité différente de la perspective imposée par l’idéologie soviétique.

Les hypothèses rattachées à ce deuxième volet de notre problématique réfèrent aux rapports

entre la société et le pouvoir communiste. En Union soviétique, le contrôle de la production

filmique est exercé par un État aux ambitions totalitaires qui instaure un cadre politico-administratif

et idéologique avec pour fonction de superviser l’ensemble des activités artistiques. Partant du

postulat de l’incapacité pratique du totalitarisme communiste à contrôler la réalité sociale dans son

ensemble - manifestation à notre avis d’une essence foncièrement utopique des aspirations

totalitaires de l’État soviétique -, nous supposons qu’en dépit d’imposants dispositifs politiques de

supervision de la production télévisuelle, le contenu filmique a pu constituer, volontairement ou

non, le véhicule d’une mémoire historique et d’une sensibilité artistique hétérodoxes. Il faut en effet

comprendre que, parfois, la réalité filmée elle-même échappe à la volonté de contrôle et de

manipulation de son image par les instances de censure. La propriété mimétique de l’appareil

filmique confère à l’image mouvante une complexité et une ambiguïté qui rend difficile sa totale

maîtrise. Grâce à la flexibilité de son cadre et au système de montage qui fait partie de son

élaboration, l’image filmique est plus expressive et en même temps moins rigide que le discours

historique écrit. Malgré les efforts des dirigeants (ou même des auteurs) à construire une vision

conforme à l’idéologie de l’État-Parti, certaines créations audio-visuelles soviétiques exposent des

fragments de l’existence soviétique telle quelle, contournant les indications du pouvoir dans ce sens.

Page 31: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

15

6.3 Récupérations propagandistes des thèmes et des symboles

Si les deux premiers volets de la problématique réfèrent aux facteurs conditionnant la

formation de l’imaginaire soviétique officiel, la troisième partie vise les origines culturelles pré-

soviétiques (anthropologiques ou intellectuelles) du contenu télévisuel. Certaines représentations à

haute connotation idéologique, véhiculées par le documentaire historique télévisé, évoquent en effet

des univers symboliques antérieurs à la constitution de l’URSS. Pensons à cet égard à l’imaginaire

chrétien, à la pensée utopiste ou encore à l’imaginaire mythique de l’Antiquité.

En admettant que les propagandistes soviétiques procèdent à la récupération des thèmes, des

mythes ou des symboles des systèmes de représentations préexistants, quels sont les canaux idéels

de ces emprunts, leur logique intrinsèque et leur sens ? Peut-on repérer quelques éléments de leur

généalogie ? Et de quelle manière un savoir sondant les imaginaires des sociétés passées éclairera-il

le travail des propagandistes soviétiques ? Dans l’ensemble, comment les représentations mutent-

elles et s’enrichissent-elles de significations tout en préservant leur noyau dur dans des contextes

nouveaux, notamment dans les conditions du régime communiste ?

Les hypothèses accompagnant cette troisième partie de la problématique se rapportent à

l’héritage culturel de la propagande soviétique dans un sens qui dépasse les frontières

spatiotemporelles de l’URSS. Les propagandistes soviétiques puisent dans un réservoir de symboles

et de modèles idéels constitués bien avant la naissance de l’URSS. Les idées et les représentations

élaborées dans le cadre des idéologies et des courants artistiques modernes représentent un premier

horizon de référence pour comprendre les origines de certaines significations promues par la

propagande télévisuelle soviétique. L’idéologie communiste, comme toutes les autres idéologies

modernes, mais dans une plus grande mesure et ce, en vertu de son rapport déficient à la réalité,

recycle des éléments de la foi chrétienne dont l’imaginaire à son tour s’enrichit de représentations et

de catégories de pensée encore plus anciennes.

7. Approches antérieures

Notre perspective de recherche est originale sous plusieurs aspects. Pour commencer, très peu

d’études se sont penchées sur l’action de la propagande communiste et le contenu de ses messages

dans le contexte culturel de la Moldavie soviétisée. La fonction propagandiste de la production

audiovisuelle dans la RSSM n’a jamais été explorée jusqu’ici.

Page 32: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

16

Il n’y pas de travaux abordant l’interaction entre l’idéologie soviétique et le fond culturel

moldave sous l’angle de l’histoire des représentations et de l’imaginaire. De plus, la présente étude

associe la dimension imaginaire du contenu des documentaires historiques à une analyse

sociologique axée sur le groupe des professionnels impliqués dans la production télévisuelle. Cette

double perspective ajoute un surplus d’originalité à notre recherche doctorale et apporte un regard

neuf sur la nature de l’idéologie soviétique autant que sur le fonctionnement de la société moldave à

l’époque communiste. Aussi inédit que puisse être notre sujet d’étude, la présente recherche reste

tributaire de plusieurs directions de recherche en sciences sociales et de quelques auteurs

marquants.

7.1 L’historiographie communiste

Intimement lié à l'historiographie soviétique moldave, le documentaire historique produit

entre 1960 et 1990 n'est pas relié à l'écriture historique seulement par une politique culturelle

commune du Parti communiste qui imposait aux deux domaines des objectifs propagandistes. Il est

aussi directement subordonné au discours historique par l'implication d'historiens réputés dans

l'élaboration des scénarios et dans le déroulement des tournages ou encore par leur présence dans le

cadre filmique comme narrateurs-consultants, sorte de guides conduisant le spectateur dans les

méandres de l'Histoire. C’est pourquoi l’examen de 1'historiographie moldave soviétique est

important pour la circonscription du champ des possibles dont le documentaire historique a pu

extraire ses intrigues et ses héros.

L’historiographie communiste officielle a suscité une grande prolifération de recherches et

une diversité d’approches.2 Les principales directions entreprises par ces études se résument à

quelques points d’intérêt comme le milieu des historiens soviétiques, la mise en relation du discours

historique et de ses variations avec le contexte politique et social, l’analyse thématique de la

production historique communiste et la dimension imaginaire de l’historiographie communiste.

2

Voici seulement quelques auteurs qui ont mené des recherches importantes dans le domaine de

l’historiographie soviétique: Alter L. Litvin, Writing History in Twentieth-century Russia: a view from within,

New York, Palgrave, 2001 ; Galina, Alekseeva (dir.), Istoricheskaia nauka v Rossii. Ideologia. Politika. (60-

80-e gody XX veka), (trad. du russe : La science historique en Russie. Idéologie et politique (les années 1960-

1980), Moscou, L’Institut de l’histoire russe, B/i, 2003 ; Tat’jana Volodina, « U istokov « nacional’noj idei »

v russkoj istoriografii », Voprosy istorii, 2000, 11, 3-19.

Page 33: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

17

Notons premièrement les travaux inspirants et l’initiative éditoriale rassembleuse de

l’historien russe Jurij Afanasiev, qui a montré un intérêt constant, depuis la pérestroïka

gorbatchévienne, pour l’historiographie soviétique en tant que phénomène politique.3 L’historien

français Marc Ferro a réalisé plusieurs analyses novatrices sur l’historiographie soviétique en se

penchant en particulier sur ses variations de discours en fonction des changements des lignes du

Parti. Dans ses travaux, Ferro dresse également l’inventaire des facteurs qui déterminent le contenu

historiographique commandé par l’État-Parti. Les réflexions de l’historien roumain Lucian Boia sur

l’imaginaire historique communiste ont influencé de manière décisive notre approche du discours

historique officiel dans la République Socialiste Moldave. Dans ses travaux, Boia cherche à

comprendre le fondement mythologique de l’historiographie communiste et les principes

archétypaux qui régissent la vision historique de l’État-Parti comme l’archétype de l’unité, qui

exige qu’une seule idée universelle détermine la marche de l’histoire.4 Boia enquête également sur

les origines intellectuelles de l’historiographie communiste, en plus de mettre en évidence son

essence foncièrement utopique et son caractère millénariste. L’approche de Lucian Boia nous a

incité à nous pencher sur les représentations clés de la propagande historique soviétique et leur

finalité idéologique. Elle nous a influencé aussi dans le choix du médium de diffusion de la version

historique officielle, le cinéma documentaire, capable beaucoup mieux que le texte écrit de révéler

les soubassements imaginaires du discours historique communiste.5

En ce qui concerne la pratique de la discipline historique en Moldavie soviétique, celle-ci a

suscité l'intérêt de plusieurs chercheurs autochtones et étrangers peu après l'effondrement du bloc

communiste. Ainsi, des études amples et scrupuleusement documentées ont été dédiées entièrement

ou partiellement (dans des ouvrages sur l'histoire de la République de Moldavie), à l’historiographie

moldave soviétique. Il faut mentionner au moins trois recherches que nous considérons comme

particulièrement enrichissantes pour l'étude de l'historiographie moldave soviétique et qui

contribuent d’une manière ou d’une autre à la présente recherche.

3 Voir, par exemple, Jurij Afanasiev (dir.), Sovetskaja istoriografija, (trad. du russe : L’historiographie

soviétique), Moscou, RGGU, 1996. 4 Lucian Boia, La mythologie scientifique du communisme, Paris, Les Belles Lettres, 2000.

5 Lucian Boia, Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 48.

Page 34: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

18

L'ouvrage Rossija, Rumynija i Bessarabia: 1812, 1918, 1924, 1940 de Mihail Bruhis6, rédigé bien

avant l'effondrement du bloc communiste, est l'une des premières tentatives de mise au point

systématique sur la question de l'historiographie moldave soviétique, constituant à ce titre une

référence capitale pour les études ultérieures dans le domaine. Le livre semble viser, en premier

lieu, le discrédit du régime communiste et la dénonciation de la politique expansionniste de l'URSS

et de l'annexion de la Moldavie en 1940. Il met en évidence l'incohérence du discours historique

officiel et ses multiples contradictions internes. Moyennant une approche sémiotique, Bruhis

montre comment le discours historique en RSSM procède à une dissociation systématique du

signifiant et du signifié de manière à offrir une version appropriée aux intérêts et aux politiques de

l'État soviétique. L'auteur soumet ainsi les textes les plus importants de l'historiographie moldave

soviétique à une analyse lexicale afin de repérer les mots et les expressions-type (« restauration »,

«rétablissement », « réunion », « unité », etc.). Sur la base de ces lexèmes a été fondée toute une

microlangue destinée à justifier l'occupation de la Moldavie par l'URSS à la suite du pacte Molotov-

Ribbentrop.

Bruhis est le premier historien à avoir examiné les écrits les plus influents de l'historiographie

soviétique moldave et à établir un inventaire des principaux arguments historiques tels que la thèse

de la « nation moldave»7 ou celle du « moindre mal»

8. Cependant, Bruhis n'aborde pas la question

du personnel historien et de la figure du professionnel de l'histoire non plus que son emprise sur

l'œuvre historique. Il perçoit l'ensemble des historiens, dont les écrits constituent ses sources

exclusives, comme un bloc homogène dirigé uniquement par des exigences propagandistes.

Il n’est pas sans intérêt de remarquer que Mihail Bruhis est le représentant d'une certaine

catégorie d'historiens moldaves soviétiques qui se sont désolidarisés à un moment donné de la

pratique courante de l'écriture historique en Moldavie soviétique. En tant qu’employé de l'Institut de

6 Mihail Bruhis, Rossija, Rumynija i Bessarabia: 1812, 1918, 1924, 1940, (trad. du russe : La Russie, la

Roumanie et la Bessarabie: 1812, 1918, 1924, 1940), Tel-Aviv, Éditions du Centre de Recherches

Scientifiques pour la Russie et l'Europe de l'Est de l'Université de Tel-Aviv, 1979. 7 Il s'agit d'une idée qui a servi pleinement les intérêts stratégiques de l'URSS et selon laquelle les Moldaves

constituent une nation distincte de la nation roumaine. 8 L'incorporation, après la guerre russo-turque (1806-1812), de la partie orientale de la Principauté de la

Moldavie à l'Empire russe a été légitimée par l'historiographie soviétique en la représentant comme un mal

moins grave que celui de sa dépendance à l'Empire Ottoman.

Page 35: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

19

l'Histoire du Parti communiste de la RSSM, il a eu accès aux sources occidentales. Ce fait, doublé

de l'incohérence évidente du discours historique officiel, l'a déterminé à appliquer une optique

différente sur le travail des historiens en RSSM. Très peu d'historiens de cette catégorie ont pu

s'exprimer avant 1989 comme l'a fait Mihail Bruhis, qui émigre dans les années 1970 et publie

dorénavant à l'étranger.

L'ouvrage de Wilhelmus Petrus Van Meurs, La question de la Bessarabie dans

l'historiographie communiste9, paru quinze ans après l'étude de Bruhis, présente une conception

plus élaborée de 1'historiographie moldave soviétique. Ayant la distance de ceux qui n'ont pas vécu

dans un pays communiste, Van Meurs porte un regard impartial sur la constitution du champ de la

production historienne en Moldavie soviétique, sur les rapports de force entre les institutions

investies idéologiquement dans ce sens (l'Académie des Sciences, l'Institut d'Histoire du Parti

communiste, l'Université d'État, etc.) et sur la compétition entre les professionnels de la discipline

historique.

Par son analyse des « cadres» historiens, Van Meurs met en évidence l'évolution de leur

notoriété, la disgrâce des uns et l'ascension des autres. Tout cela pour montrer à quel point l'œuvre

historique est le résultat de l'interaction de différents facteurs tels que le vécu professionnel et

personnel de l'historien, les exigences idéologiques, les faits historiques concrets et les nécessités de

la politique immédiate. L’auteur de La question de la Bessarabie dans l’historiographie

communiste procède à une analyse thématique du discours historique en dégageant l’utilité politique

concrète de plusieurs de ses leitmotivs. Comme Bruhis, Van Meurs tente de faire une analyse

lexicale du discours historique afin d'observer ses syntagmes-clé. Il suit en plus l'évolution dans le

temps du sens connotatif des expressions le plus fréquemment utilisées.

Van Meurs s’intéresse également aux foyers historiques qui ont exercé une influence sur

l’historiographie moldave soviétique, que ce soit par un effet de récupération comme dans le cas de

l’historiographie tsariste ou par un effet d’opposition comme dans celui de l’historiographie

roumaine de l’entre-deux-guerres ou des textes des historiens roumains immigrés en Occident après

9 Wilhelmus Petrus Van Meurs, Chestiunea Basarabiei in istoriografia comunista, (trad. du roumain : La

question de la Bessarabie dans l'historiographie communiste), Chisinau, Editura Arc, 1996.

Page 36: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

20

la Deuxième Guerre mondiale. Tout en maintenant son intérêt pour l'historiographie, il accorde

beaucoup d'importance à la tractation de la question nationale précisément pour identifier la

participation de l'historiographie dans la propagande politique.

Van Meurs fait ressortir dans son analyse la tension entre l'idéologie nationaliste et

l'idéologie communiste dans les historiographies roumaine et soviétique. Cette discordance

idéologique est, d'après Van Meurs, symptomatique autant pour l'historiographie moldave

soviétique, qui visait la consolidation d'une identité moldave distincte de celle roumaine, que pour

celle de la Roumanie socialiste, qui s'attachait à dénoncer la domination coloniale de la Bessarabie

(Moldavie) dans l'Empire tsariste et à révéler ainsi la « roumanité » historique de ce territoire.

L'auteur décèle aussi les origines et les caractéristiques de l'idéologie national-communiste qui a

ranimé en Roumanie, dans les années 1960, le problème de la Bessarabie.

D’ailleurs, l’historien hollandais considère la nation moldave comme une création exclusive

des idéologues soviétiques. Il élimine d’avance l’hypothèse de la participation de la population

moldave ou la présence chez elle de certaines dispositions en ce sens. Dans cette perspective,

l’auteur perçoit comme paradoxale la création en 1991 de la République de Moldavie plutôt que son

rattachement à la Roumanie.

Enfin, l'ouvrage de Charles King10

exprime une réflexion plus nuancée quant au rôle de

l’historiographie dans l’entreprise d’édification de la nation moldave socialiste. Préoccupé par les

problèmes de l'identité nationale et par son degré de malléabilité, l'auteur reconstitue, dans toute sa

complexité, le contexte sociopolitique et culturel dans lequel la discipline historique est mobilisée

en RSSM afin d'orienter la création de l'identité nationale des Moldaves. Loin de chercher à donner

à son tour une définition de l'identité moldave, l'auteur montre les ressorts sociaux et politiques de

l'engagement actif des intellectuels entre 1924 et 1940 en RSSAM11

. Il explique comment cette

petite république soviétique a constitué un lieu d'affluence pour nombre d'intellectuels d'origine

10

Charles King, Moldovenii, Romania, Rusia si politica culturala, (trad. du roumain : Les Moldaves, la

Roumanie, la Russie et la politique culturelle), Chisinau, Éditions Arc, 2002. 11

La République Soviétique Socialiste Autonome moldave est une formation territoriale créée en 1924 par

une directive du pouvoir soviétique central sur la rive gauche du Dniestr, partant de raisons exclusivement

irrédentistes par rapport à la Bessarabie.

Page 37: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

21

géographique diverse – Roumains, Bessarabiens, Ukrainiens, Russes – qui, sous la direction du

Komintern12

, étaient assignés à trouver une formule heureuse pour la langue et l'histoire moldaves.

Cette élite était constituée, entre autres, de communistes roumains persécutés par la police sécrète

de la Roumanie royale. Elle était également formée de révolutionnaires venus de l'Ukraine et de la

Russie et d’écrivains en fuite de Bessarabie; tous des individus qui, en principe, se croyaient

effectivement porteurs de la vocation de créer un monde plus juste, qu'ils voyaient notamment dans

l'Union Soviétique. Certains d'entre eux ont associé la nation roumaine à la classe dominante et les

Moldaves à la classe ouvrière et paysanne.

King révèle le statut instable et toujours provisoire des quêtes de définition de l'identité

moldave, variable en fonction des intérêts politiques du pouvoir ou de son accueil au sein de la

population civile. Il s'interroge enfin sur la réussite du projet propagandiste soviétique qui visait la

canalisation du processus de construction nationale en Moldavie soviétique et sur les motifs qui ont

rendu futiles les efforts de la propagande soviétique.

Récapitulons en disant que les recherches mentionnées ci-dessus se sont concentrées

préférablement sur la fonction du discours historique de canalisation des processus de construction

nationale par le renforcement d'une identité moldave distincte de l'identité roumaine et apparentée à

l'identité slave. Dans ce but, les historiens moldaves soviétiques ont présenté l'histoire de la

Moldavie comme un enchaînement d'échanges et de contacts politiques et économiques avec le

monde slave. Ces intéractions étaient présentées dans les écrits historiques soviétiques comme un

facteur d'enrichissement continu de la culture moldave.

Tous les auteurs cités ont souligné le rapport entre la question nationale et l'historiographie

moldave soviétique. Van Meurs suit la contribution des historiens soviétiques dans le processus de

construction nationale en Moldavie en établissant un rapport étroit entre ces derniers et le pouvoir,

tandis que Charles King aborde cette question dans le cadre d'une dynamique moins subordonnée

aux facteurs politiques. Enfin, Mihail Bruhis propose un schéma interprétatif de l'écriture historique

12

Le Komintern, abréviation russe de la IIIe Internationale Communiste, se proposait de mettre les bases de la

collaboration entre les partis communistes à l'extérieur de l'URSS, en initiant de ce fait la structure des partis

satellites. À ce sujet voir Serge Wolikow, Une histoire en révolution? Du bon usage des archives de Moscou

et d'ailleurs, Dijon - Quetigny. Éditions Universitaires de Dijon, 1996.

Page 38: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

22

en RSSM basé sur l'analyse de la manière dont ont été traité quatre événements, ceux de 1812, de

1918, de 1924 et de 1940, moments représentant les dates clé d'intégration de la Bessarabie à la

Russie / URSS ou à la Roumanie.

Selon les auteurs cités, presque tout ce qui a été écrit sur l'histoire de la Moldavie, à partir

de la deuxième moitié du XIXe siècle, époque de la naissance des nations de l'Europe de l'Est,

jusqu’à nos jours, est tributaire d'un paradigme partisan. Le monopole sur le savoir historique a

constitué un enjeu politique non seulement pour les représentants des parties impliquées

directement dans le litige dont la Bessarabie a fait l'objet, précisément la Russie (ou l'URSS) et la

Roumanie, mais aussi pour les historiens occidentaux qui prenaient souvent position pour défendre

la légitimité de l'une de ces parties13

. Tous les foyers de production14

de l'histoire de la Moldavie ont

visé la démonstration de l'appartenance culturelle de son territoire à l'une des parties impliquées

dans le litige. Une exception doit être notée car la chancellerie tsariste et l'Académie des sciences de

l'Empire russe se proposaient moins d'offrir un discours historique disciplinaire sur la Bessarabie

que de rassembler dans un corpus systématique l'information nécessaire à l'administration de ce

territoire nouvellement acquis.

7.1.1 Les lignes de force de l'historiographie moldave soviétique

À partir des travaux historiographiques analysés plus haut, on peut grosso modo départager

en cinq phases l'évolution du discours historique en Moldavie Soviétique. La première phase

coïncide avec les premières quêtes historiographiques dans la période qui va de 1924 à 1940. Cette

étape est marquée, sur le plan politique, par la formation de la République Soviétique Socialiste

Autonome moldave (RSSAM) et, sur le plan historiographique, par l'institutionnalisation de la

discipline historique moldave. La création en 1924 de la RSSAM dans le cadre de la République

soviétique socialiste ukrainienne exige la recherche d'une tradition historique spécifique pour ses

citoyens. La raison d'être même de cette formation administrative, d'ailleurs assez faiblement

peuplée par des Moldaves, était de légitimer les revendications soviétiques sur la Bessarabie. À ce

13

Voir à ce propos l’ouvrage du défenseur des intérêts géopolitiques roumains à l’époque de l’entre-deux-

guerres Anthony Babel, La Bessarabie: étude historique, ethnographique et économique, Paris, Librairie

Felix A1can, 1926. 14

Instance de la production d'histoire d'un certain groupe ou institution sociale ou politique. D'après Marc

Ferro, L’histoire sous surveillance, Paris, Calmann-Lévy, 1985.

Page 39: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

23

moment-là cette dernière faisait partie du Royaume Roumain, après l'union décrétée par Sfatul Tarii

(Le Conseil National), organe législatif institué en Bessarabie en 1918.

Faute d'une discipline historiographique professionnalisée, les écrits historiques des

propagandistes soviétiques marquaient le point de départ de l'historiographie moldave soviétique.

Cette toute jeune historiographie n'avait que deux repères auxquels elle ne pouvait que s'opposer.

D'une part, elle se mettait en opposition par rapport à l'historiographie roumaine officielle qui

formait un courant unitaire du milieu du XIXe siècle à la deuxième guerre mondiale. L'une des

thèses défendues par ce courant historiographique, complémentaire au processus d'unification de

l'État roumain moderne, a été l'appartenance des Moldaves de Bessarabie à la nation roumaine.

D'autre part, l'historiographie moldave allait en opposition avec le discours historique traditionnel

russe qui était réfuté par l'historiographie communiste en vertu des principes révolutionnaires du

rejet de la tradition politique tsariste et de son idéologie nationale. Ces repères négatifs ont constitué

les premiers paramètres qui ont marqué les orientations principales de l'historiographie moldave

soviétique.

La deuxième étape (1940-1953) correspond à la création de la République Soviétique

Socialiste Moldave (RSSM), par suite du pacte germano-soviétique Molotov-Ribbentropp. Les deux

puissances décident en 1940 de l'annexion de la Bessarabie roumaine à l’URSS et sa

transformation, avec la RSSAM créée auparavant, en une république soviétique. Sur la scène

politique, cette étape coïncide avec le « second stalinisme»15

. Au cours de cette deuxième étape,

l'historiographie moldave soviétique se consolide et procède à l'élaboration des principales thèses

relatives à la question dite «bessarabienne» (comme la genèse du peuple moldave, l'amitié séculaire

entre les peuples moldave, russe et ukrainien, etc.). Les historiens moldaves dressent pendant cette

période l'inventaire des similitudes entre les peuples russe et moldave16

, notamment les racines

linguistiques communes17

, la religion orthodoxe, une histoire des relations bilatérales entre les tsars

15

L'expression de « second stalinisme» est reprise de Nicolas Werth, dans Histoire de l'Union soviétique de

Lénine à Staline (1917-1953), Paris, PUF, 1998. 16

Pour un exemple de cette tendance, voir Ion Ceban, Pagini din trecutul Moldovei, (trad.du roumain : Les

pages du passé de la Moldavie), Chisinau, Editura de Stat a Moldovei, 1946. 17

Les linguistes soviétiques ont déjà bricolé une version selon laquelle la langue moldave fait partie du

groupe romaino-slave.

Page 40: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

24

de la Russie et les princes de la Principauté moldave18

, etc. En fait, les écrits historiques soviétiques

représentent à cette époque un mélange syncrétique de doctrines nationalistes et communistes.

La séparation entre la première étape et la deuxième correspond au changement de la ligne

idéologique de l'État soviétique au milieu des années 1930. Ce changement stratégique du discours

officiel soviétique, qui consiste en une renonciation au projet de la révolution prolétaire mondiale

en faveur de l'adoption d'une conception nationale de l'État soviétique, est conditionné, entre autres

facteurs, par l'ascension de l'Allemagne nazie perçue comme une menace par les dirigeants

soviétiques. Ce tournant se traduit dans le domaine historiographique par l'abandon partiel des

grilles explicatives marxistes et par le renouvellement d'un discours historique traditionnel mettant

en valeur les concepts, les héros et les événements­clé de l'histoire nationale. 19

Le retour à la tradition historiographique antérieure à la Révolution Russe de 1917 marque

l’entrée dans l’historiographie soviétique des personnages des autocrates (monarques et chefs

d'armée). Dans le récit historique postérieur au tournant idéologique de la moitié des années 1930,

les souverains apparaissent non plus comme les oppresseurs des peuples, mais comme des

représentants de la volonté de la nation. Il faut dire que le discours nationaliste, comme principe de

mobilisation sociale, s'est avéré d'une extrême efficacité dans la « Grande Guerre Patriotique »20

lorsque les idéologues soviétiques ont exalté les vertus de la nation russe21

. Dans la discipline

historique moldave soviétique, le tournant idéologique stalinien se manifeste par l'explosion du

nationalisme russe, la prépondérance des sujets militaires et le rejet du thème des héros

révolutionnaires. Le discrédit du dernier thème s'explique en partie par la condamnation de la

plupart des activistes révolutionnaires dans les grandes purges de la fin des années 1930. En

revanche, il est intéressant d'observer le renouveau du thème « révolutionnaire » à l'époque de la

déstalinisation.

18

Voir lon. D. Ceban, « O vzaimootnošenijah Moldavii s Moskovskim gosudarstvom v XV - XVIII vekakh »,

(trad. du russe: Sur les interrelations de la Moldavie avec l'État Moscovite aux XVe -XVIII

e siècles), dans

Voprosy istorii, VI, no. 2, 1945, cité par Wilhelmus Petrus Van Meurs, L’historiographie …, op.cit., p.205. 19

Voir Marc Ferro, Comment on raconte l'histoire aux enfants à travers le monde entier, Paris, Payot, 1981. 20

Syntagme soviétique pour désigner la Deuxième Guerre mondiale. 21

Voir à ce propos Shimon Redlieh, Propaganda and Nationalism in Wartime Russia : the Jewish Antifascist

Committee in the USSR, 1941-1948, Boulder (Colorado), East European Quarterly, 1982.

Page 41: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

25

La première synthèse de l'histoire de la RSSM22

est révélatrice des tendances principales et

des méthodes de recherche de l'historiographie moldave soviétique entre 1940 et 1953. L'ouvrage

expose l'évolution historique comme étant une suite de sociétés différenciées selon les modes de

production, mais dont les héros étaient le plus souvent les souverains, les princes moldaves et les

tsars russes. Il expose aussi une version concrétisée de la formule du « moindre mal» qui était

présente de façon plutôt épisodique dans les écrits antérieurs. Les auteurs établissent une liste des

avantages de l'annexion à l'Empire tsariste en 1812 comme le respect de la culture moldave et de la

coutume locale ou encore la préservation de l'ancienne administration, le progrès économique et

culturel. Ainsi, on procédait à une réhabilitation idéologique de l'Empire russe et de certaines

politiques appliquées à son époque. Les auteurs de cet ouvrage tracent également les premières

lignes de la théorie de l'ethnogenèse moldave: les tribus des Daces romanisés de la région d'entre le

Dniestr, le Danube et les Carpates ont fusionné avec la population indigène slave. La fusion avec les

Slaves du Sud a déterminé l'ethnogenèse roumaine tandis que l'assimilation avec les Slaves de l'Est

a conditionné la genèse du peuple moldave.

À l’époque de l'après-guerre sont inventées presque toutes les thèses clé de l'historiographie

moldave soviétique. Ultérieurement, seule la façon de les combiner changera. Les théories comme

celle de l'amitié séculaire entre les peuples russe, ukrainien et moldave, ou celle de la prééminence

de l'influence slave sur la langue et la culture moldaves, sont consubstantiellement liées à la thèse

naissante de la nation moldave. Cependant, l'apparition d'un nationalisme moldave était impossible

à l'époque de l'après-guerre, premièrement à cause de l'intensité du nationalisme russe, érigé en

doctrine officielle et, deuxièmement, à cause de la mémoire encore trop récente des Moldaves d’une

appartenance à la nation roumaine. Ainsi, une idéologie nationale moldave ne sera viable qu'à

l'époque khrouchtchévienne, surtout grâce à la politique de l'indigénisation (1956-1965), lorsque les

peuples de l'URSS seront encouragés à développer leur spécificité nationale dans des cadres

idéologiques précis.

Cette deuxième phase de développement de l'historiographie moldave soviétique n'a pas une

importance directe pour notre étude (puisque la télévision moldave n'apparait qu'à l'époque de la

22

Iakim Grosu, Nicolaj Mohov, Artem Lazarev, Istoria Moldavskoi SSR, (trad. du russe : L'histoire de la

RSSM), 2 vol., Chisinau, Scoala Sovietica, 1951-1955.

Page 42: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

26

déstalinisation). Elle nous renseigne toutefois sur l'ampleur des changements survenus, dans le

monde social et scientifique, peu après la mort de Staline.

La troisième phase (1953-1965) porte la marque de la déstalinisation qui apporte une

libéralisation considérable dans le champ de production historique, avec comme conséquence la

croissance de la qualité des recherches historiques et l'apparition, grâce à la mise en place de la

politique de l'indigénisation23

, d'une catégorie professionnelle assez dense d'historiens autochtones.

Dans le domaine historiographique, cette politique est discernable dans l'apparition de plaidoiries en

faveur de la nation moldave et la défense des argumentations sur les racines autochtones des

mouvements révolutionnaires ainsi que dans le rejet de la formule théorique du « moindre mal »,

associée probablement au stalinisme. Un autre changement politique intervenu dans l'écriture de

l'histoire a été la réhabilitation des révolutionnaires liquidés ou déportés pendant les purges de

1936-1938. Il faut noter à ce propos qu' un nombre considérable des sujets des films documentaires

historiques produits entre 1960 et 1965 font référence aux révolutionnaires moldaves qui ont agi en

Bessarabie ou en Russie dans les années 1915-1940 (Mihail Frunze, Iona Iakir, Sergej Lazo, etc.).

Autres thèmes de prédilection de cette époque : à coté de l'activité révolutionnaire et la

formation de la nation moldave figurent, d’une part, l'amitié russo-moldavo-ukrainienne dans une

formule où les Moldaves ont un rôle plus actif à jouer par rapport à sa version antérieure et, d’autre

part, la critique du capitalisme (fait qui doit être certainement compris dans le contexte de

l'aggravation de la guerre froide et de la détérioration des relations soviéto-roumaines). À l'époque

khrouchtchévienne, de nouveaux critères de différentiation apparaissent dans l'écriture historique

moldave soviétique. Ayant comme principe fondateur la différentiation par rapport aux visions

historiques antérieures et/ou rivales et la réécriture de celles-ci, l'historiographie moldave soviétique

s'opposait de manière constante et continue dans les années 1924-1940 à l'historiographie tsariste et

à l'historiographie roumaine de l'entre-deux-guerres. Pendant la période 1956-1960 elle se

construisait, entre autres, en opposition au discours historique de type stalinien. Elle commence à

s'écrire à partir des années 1960 en fonction de l'historiographie et de la politique de la République

23

L'indigénisation est une politique d'État qui, à l'époque khrouchtchévienne, reprend l'enseignement léniniste

quant au « contenu communiste dans une forme nationale» et se caractérise par l'encouragement des cultures

locales. Cette politique et a également favorisé la formation d'une élite culturelle et administrative indigène.

Page 43: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

27

socialiste roumaine mais aussi en relation avec les écrits historiques consacrés à la Bessarabie par

un groupe d'historiens roumains exilés en Occident.

Ce dernier critère de différenciation transgresse l'époque khrouchtchévienne et agit

pleinement surtout à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Il survient dans la conjoncture

de la détérioration des rapports diplomatiques soviéto-roumains. Une prise de distance du pouvoir

politique roumain face à l'emprise soviétique va de pair avec le rejet des idéologues officiels

roumains du modèle marxiste-léniniste et l’adhésion à une doctrine nationale communiste qui

accorde un rôle important à la nation (en l’occurrence à la nation roumaine) dans la construction du

communisme. Cette prise de distance politique et idéologique de la Roumanie à l’égard du pouvoir

soviétique se concrétise sur le plan de la politique extérieure par la solidarité de la diplomatie

roumaine avec les autorités chinoises lors de l'aggravation des tensions sino-soviétiques de 196024

.

Sur le plan historiographique, le virage de la politique roumaine se manifeste par la réhabilitation de

l’histoire nationale et de la plupart des œuvres historiques écrites avant 1947 (l'année de la

consolidation du pouvoir communiste en Roumanie). La réhabilitation à la fin des années 1950 des

historiens de l'école historique nationaliste s’étant activés en Roumanie pendant l'entre-deux

guerres, puis condamnés en 1947-1950, est aussi un indicateur du retour de l'historiographie

roumaine, mais aussi de la politique roumaine d'État, aux prérogatives de la consolidation nationale.

D'ailleurs, les acteurs politiques occidentaux regardent avec beaucoup d'intérêt, voire de

consentement, le comportement diplomatique de Bucarest à l'égard du « frère aîné »25

.

Dans le contexte de la guerre froide, les dirigeants soviétiques ont interprété 1'« émancipation

» roumaine comme une hostilité latente allant jusqu'à la revendication possible de la Bessarabie.

Dans le même temps, un groupe d'historiens roumains exilés26

publient chez plusieurs éditeurs

européens ou américains des ouvrages sur la République Soviétique Socialiste Moldave. Ces

ouvrages se réclament, pour ce qui est de la question bessarabienne, de l'historiographie roumaine

de l'entre-deux guerres. Dans la conjoncture de la guerre froide, les historiens soviétiques moldaves

remettent sur le même plan les prétendues hostilités de l'Occident et la « déviation» roumaine.

24

Pour l'évolution des relations sino-soviétiques voir Marie-Claire Bergère, La République de Chine de 1949

à nos jours, Paris, Armand Collin, 2000. 25

Charles King, Moldovenii…, op.cit., p. l 05. 26

À titre d'exemple nous évoquons les noms de George Cioranescu, Grigore Filiti, Mihai Korne, Nicoara

Necu1ce, Alexandru Suga.

Page 44: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

28

Ainsi, à partir des années 1960, dans les ouvrages des historiens soviétiques27

s'intensifient les

attaques contre la soi-disant «historiographie bourgeoise », notamment dans les prétentions de celle-

ci à considérer la Bessarabie comme un territoire roumain.

Les disputes entre historiens moldaves soviétiques et roumains, ainsi que les tensions

diplomatiques entre les deux états, n'ont presque jamais eu un caractère explicite. Les

«revendications» du territoire de la Bessarabie (RSSM) dans les écrits des historiens roumains n'ont

été qu'allusives, la partie soviétique maintenait, de son côté, une apparence d’équilibre dans ses

relations avec la République socialiste roumaine. Les rapports entre 1’URSS et la Roumanie, tant

sur le plan diplomatique qu'idéologique, ont connu tout au long des années 1970 des déclins et des

essors successifs, repérables dans les discours historiques des deux pays. La guerre

historiographique moldavo-roumaine déborde l'époque khrouchtchévienne et devient une

caractéristique de base de l'historiographie moldave soviétique tout au long de la période de la

stagnation. Disons, en anticipant notre analyse, que les documentaires historiques portent aussi la

marque de cet engagement antiroumain de l'historiographie moldave de la fin des années 1960 et

des années 1970. La figure du gendarme roumain réunissait dans les documentaires historiques de

cette époque toutes les caractéristiques de l'archétype de l'Ennemi.

La quatrième phase (1965-1985) coïncide avec l'époque nommée après coup de la stagnation

à cause principalement des politiques régressives de l’État soviétique de cette période. Le

changement politique intervenu en URSS dans la seconde moitié des années 1960 entraîne une

redéfinition de la question nationale et linguistique avec la remise à l’honneur du principe stalinien

de la fusion des nationalités de l'URSS au sein du peuple soviétique (associé à la nation russe).

Cette tendance se manifeste dans l'historiographie moldave soviétique par le retour en force de la

formule du « moindre mal ». Du reste, des changements n'interviennent pas dans le choix des

thèmes à proprement parler, mais dans leur ordre de priorité. Le pivot thématique contient cinq

sujets de base : les « falsifications commises par les historiographies bourgeoises », l'amitié entre

27

Les plus expressives sont sans doute dans ce sens les écrits de l'historien Artem Lazarev. Voir, par exemple,

Artem Lazarev, Moldavskaja gosudarstvennost’ i bessarabskij vopros, (trad. du russe : L’État moldave et la

question bessarabienne), Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1974.

Page 45: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

29

les peuples soviétiques, les effets hautement bénéfiques de l'installation du pouvoir soviétique en

Moldavie, l'argument du «moindre mal» et, finalement, la nation et la langue moldaves.

Un seul événement historique pouvait avoir autant d'interprétations que de «clés» de lecture

idéologiques. Les deux versions de la formule du « moindre mal » sont un exemple éloquent de la

dissociation interne du discours historique officiel en Moldavie soviétique. La version de type

marxiste représentait le régime tsariste en Bessarabie comme un régime d'oppression sociale et

nationale. Cette interprétation devait s'ajuster obligatoirement au thème de l'amitié entre les peuples

russe et moldave et de leurs souffrances communes sous la domination tsariste.28

Une autre version

concurrente, mais également légitime, concevait l'époque tsariste comme bénéfique – puisque

civilisatrice – pour la population locale. Quelquefois, cette deuxième version poussait la

considération des effets positifs de l'annexion tsariste de la Bessarabie jusqu'à aboutir à la

formulation d'une « théorie » du « bien absolu »29

.

Enfin, la dernière phase, qui va de 1985 à la fin du régime soviétique, est marquée par la

politique de la pérestroïka et par le soulèvement graduel des interdits sur les sources et les sujets à

aborder. La séance plénière du Comité Central du PCUS d'avril 1985 annonçait les nouvelles

directions politiques sous la devise de la glasnost et de la pérestroïka. Dans le contexte des

changements annoncés, le secrétaire général du CC du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev, menait la

science historique à l'avant-garde du processus de restructuration démocratique, en invitant les

historiens à repenser l'expérience de l'URSS30

.

Méfiante envers les changements politiques et dépourvue de moyens théoriques et

méthodologiques, l’historiographie officielle ne réagit pas pour autant à cette libéralisation d’en

haut de la société soviétique. L'engagement des historiens moldaves dans le mouvement de la

pérestroïka obéit à des régularités sociologiques. Les positions dominantes dans l'espace historien

28

Voir à ce propos Jakim Grosul, Istorija Moldavskoj SSSR, (trad. du russe: L'histoire de la République

Soviétique Socialiste Moldave), Chisinau, Cartea Academica, 1965, p. 48-68. 29

Eugen Russev, « Anul 1812 - data memorabila in istoria Moldovei », (trad. du roumain: «L'an 1812 - une

date mémorable de l'histoire moldave »), dans Invatatorul Sovietic, no

5, Chisinau, 1967, p. 21-26, cité par

Wilhelmus Petrus Van Meurs, Chestiunea …, op.cit., p. 228. 30

N.N. Maslov, « Kratkij kurs istorii VKP(b) - ènciklopedija i ideologija stalinizma i poststalinizma : 1938

1988gg », (trad. du russe : Bref cours d’histoire du PC(b) – encyclopédie et idéologie du stalinisme et du post-

stalinisme : 1938-1988), dans Jurij Afanasiev, Sovetskaja …, op.cit., p.268.

Page 46: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

30

étaient occupées à cette époque par des savants ayant servi les anciens impératifs de l'État

soviétique et qui restaient fidèles au credo et aux pratiques « traditionnels » de celui-ci. Cette

catégorie d'historiens, comme Artem Lazarev, Dmitrij Antoniuk, Ion Grosul, etc. 31

n'a pas vraiment

salué le projet gorbatchévien de la restructuration profonde de la société soviétique. Cela dit, les

historiens occupant des positions moins prestigieuses, comme chercheurs dans de nombreux

instituts de recherches par exemple, manifestaient la même réserve face à l'ampleur des

changements démocratiques annoncés par Gorbatchev.

Des travaux historiographiques représentatifs de la nouvelle conception n'ont été publiés que

plus tard, surtout à partir des années 1990-1991. Ainsi, des recherches appuyées sur des documents

d'archives concernant les actions antisoviétiques en Moldavie ont remis en cause la thèse soutenant

l'accueil enthousiaste de la population moldave lors de l'intégration de la Bessarabie à l'URSS à la

suite du pacte Molotov-Ribbentrop. Des études historiques sur l'époque tsariste ont contesté la thèse

du « moindre mal ». L'ouverture des frontières vers la Roumanie et l'abolition de la censure ont

rendu invalide la thèse d’une ethnie et d’une langue moldaves distinctes de l’ethnie et de la langue

roumaines. En revanche, des thèmes tels le mouvement de résistance contre « le régime totalitaire

communiste », « le destin dramatique des députés du Conseil National » ou « la famine provoquée

par le pouvoir soviétique en 1946-1947 », entre autres, structurent le nouveau discours de

l'historiographie moldave post-soviétique.

Un autre moment important est le renversement des rapports de force dans le champ de la

production historienne à partir de la pérestroïka. Très peu d'historiens moldaves roumanophone ont

réussi, pendant la période communiste, à se hisser professionnellement au-delà du statut de simple

chercheur, les positions dominantes étant occupées principalement par les spécialistes

russophones.32

Pourtant, grâce à la politique d’indigénisation, beaucoup d’entre eux ont eu accès

aux études doctorales et au travail de recherche. Pour ces historiens ainsi que pour les spécialistes

des autres domaines, la révolution de 1989 a ouvert la voie à une véritable ascension sociale et

professionnelle. Ainsi, dans les années 1991-1993, après la victoire du mouvement national, dans

31

Wilhelmus Petrus Van Meurs, Chestiunea…, op.cit., pp. 173-236. 32

Voir à ce propos, Mihail Bruhis, Republica Moldova: de la destramarea imperiului sovietic la restaurarea

imperiului rus, (trad. du roumain, La République de Moldavie: du démantèlement de l'empire soviétique à la

restauration de l'empire russe), Bucarest, Ed. Semne, 1997.

Page 47: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

31

les institutions d'enseignement, les instituts de recherches et l’Académie des Sciences, un

revirement se produit qui permet l'accès de ces historiens aux postes clé. En peu de temps, ceux-ci

constituent une élite historiographique à même de former une conception historique propre.

Pour l’instant, faute d'une participation plus active des historiens eux-mêmes, fortement

rattachés aux modèles théoriques du passé, les journalistes se sont pressés à combler par leur

démarche historisante le vide historiographique de la pérestroïka. Comme on le verra ultérieurement

dans la thèse, les journalistes et, dans une moindre mesure, les documentaristes moldaves s’attèlent

à la tâche de formuler une vision historique nouvelle.

Notre intérêt porte plus précisément sur les trois dernières phases (déstalinisation, stagnation

et pérestroïka), situation qui nous est imposée par la chronologie de notre corpus (le premier film

documentaire date de 1961).

7.2 L’histoire des médias et les études cinématographiques

Quelques recherches menées dans le cadre des réflexions sur le rôle politique des médias au

XXe siècle s’apparentent à la présente recherche par le choix des objets d’étude et la perspective

théorique. Mentionnons premièrement l’ouvrage de Christian Delage La vision nazie de l’histoire,

qui développe une argumentation à partir d’un corpus de documentaires créés à l’époque du IIIe

Reich et transmettant le discours historique officiel.33

Le choix du film documentaire en tant

qu’objet d’étude implique de tenir compte du statut de vérité absolue auquel celui-ci prétend pour

mieux escamoter son aptitude à transformer filmiquement la réalité et ce, à l’égal du cinéma de

fiction. Quant aux études sur le cinéma soviétique, elles se sont orientées avec prépondérance sur le

cinéma de fiction, plus précisément sur les films emblématiques de la cinématographie soviétique.

En ce sens, l’avant-garde soviétique des années 1920, avec des créateurs comme Sergej Eisenstein

et Lev Kulešov, ou encore le cinéma stalinien, ont suscité les interrogations les plus variées et les

plus nombreuses. Notons à cet égard l’étude de Natacha Laurent L’œil du Kremlin : cinéma et

33

Christian Delage, La vision nazie de l'histoire à travers le cinéma documentaire du Troisième Reich, Paris,

L'Age d'Homme, 1989.

Page 48: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

32

censure en URSS sous Staline (1928-1953).34

Le plus souvent, ces travaux s’intéressent aux usages

politiques du cinéma, au contexte historique immédiat de la production cinématographique ou à

l’aspect institutionnel de cette dernière, quand il ne s’agit pas d’une approche plutôt esthétique,

inspirée de l’histoire de cinéma. Un nombre beaucoup plus réduit d’ouvrages ont exploré la

dimension historiographique du cinéma soviétique, perçu comme étant porteur d’un certain nombre

de représentations historiques ancrées dans l’idéologie de Parti.

En ce qui concerne l’étude de la télévision soviétique, les travaux de Kristian Feigelson35

ont

grandement contribué à la compréhension de sa fonction politique et idéologique et de son

évolution institutionnelle et sociale. Finalement, pour ce qui est du contexte moldave, Victor

Andon, ancien scénariste de « Telefilm-Chisinau », studio de la télévision moldave chargé de la

production filmique, a élaboré des monographies riches en informations concrètes portant sur le

film télévisé moldave et sur le cinéma documentaire de l’époque soviétique. Quelques autres

critiques du cinéma moldave se sont penchés sur l’esthétique et la symbolique du cinéma moldave

de fiction et sur la confrontation entre le pouvoir soviétique et les cinéastes moldaves, soucieux

d’arracher un peu plus de liberté de création aux instances de contrôle de la production artistique.

7.3 Les intellectuels et les artistes face au pouvoir communiste

Plusieurs recherches se sont concentrées sur les rapports souvent ambigus entre le pouvoir

totalitaire communiste et les intellectuels. Les penseurs de tous les espaces ex-communistes ont

ressenti le besoin de comprendre le rôle de l’intelligentsia révolutionnaire dans l’instauration des

régimes communistes, mais aussi de saisir les modes d’interaction entre les élites intellectuelles des

pays communistes et le pouvoir en place. Nombre d’historiens se sont intéressés à la liberté de

pensée dans les systèmes communistes et aux formes d’opposition au régime des intellectuels

rebelles.

34

Natacha Laurent, L’œil du Kremlin : cinéma et censure en URSS sous Staline (1928-1953), Toulouse,

Privat, 2000. 35

Voir par exemple Kristian Feigelson, L’URSS et sa télévision, Paris, Editions Champ Vallon, 1990.

Page 49: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

33

L’ouvrage qui nous semble le plus proche de notre perception de la problématique des

relations entre les intellectuels et le pouvoir communiste est celui de Ioulia Zaretskaïa-Balsente,

intitulé Les intellectuels et la censure en URSS (1965-1985): de la vérité allégorique à l’érosion du

système.36

Le cadre chronologique de la recherche de Zaretskaïa-Balsente correspond sensiblement

au nôtre, le choix de la période historique se prêtant particulièrement bien à l’étude de la catégorie

sociale des intellectuels en URSS. La période poststalinienne se caractérise en effet par un climat

social moins marqué par la terreur et la peur; il laisse de la place aux formes détournées de

contestation. L’approche de Zaretskaïa-Balsente, qui conçoit l’œuvre artistique en tant que vecteur

privilégié des idées non-conformistes et ce, grâce au langage allégorique propre à l’expression

artistique, a inspiré notre analyse du documentaire historique en tant que production susceptible de

véhiculer des vues hétérodoxes. Zaretskaïa-Balsente se penche également sur les mécanismes de la

censure soviétique et sur le caractère équivoque des positions politiques de l’intelligentsia artistique

soviétique. En fin de compte, la recherche de Zaretskaïa-Balsente met en évidence les mutations de

mentalité dans la société soviétique à la suite du brassage des idées à l’intérieur de la sphère

intellectuelle et artistique. L’enjeu final de son projet scientifique est de comprendre la manière

dont les idées non-conformistes ont contribué à la chute du régime communiste.

Toutefois, la recherche de Zaretskaïa-Balsente prend souvent la forme de longues

descriptions de contenu, que ce soit dans le regard qu’elle porte sur le folklore soviétique subversif

ou dans celui qu’elle jette sur les critères artistiques officiels. Nous avons choisi de réaliser une

analyse plus approfondie et de fournir une explication plus complète des significations officielles et

des positions idéologiques hétérodoxes véhiculées par le documentaire historique moldave.

Pour ce qui est du cas moldave, mentionnons l’ouvrage de Petru Negura Ni héros, ni traître:

les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous Staline37

, qui, par sa subtilité théorique et

méthodologique, sort du lot des travaux historiques parus en Moldavie durant les années 1990-

2000. Moyennant une analyse sociologique dans la mouvance de Pierre Bourdieu, Petru Negura

scrute l’intimité biographique des écrivains moldaves afin de comprendre leurs stratégies

36

Ioulia Zaretskaïa-Balsente, Les intellectuels et la censure en URSS (1965-1985) : de la vérité allégorique à

l’érosion du système, Paris, L’Harmattan, 2000. 37

Petru Negura, Ni héros, ni traître : les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous Staline, Paris,

L’Harmattan, 2009.

Page 50: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

34

d’interaction avec le pouvoir stalinien. Si la recherche de Negura nous offre une explication

empreinte d’empathie des trajectoires des écrivains, en revanche, elle s’intéresse très peu au

contenu de leurs textes.

7.4 Historiographie postcommuniste de la Moldavie soviétique

Un grand nombre de travaux historiques ayant comme objet le fonctionnement du régime

soviétique en Moldavie ont vu le jour dans les éditions moldaves après l’effondrement de l’URSS.

Force est de mentionner que les historiens moldaves ont principalement accordé leur attention à la

période stalinienne de l’histoire de la Moldavie soviétique. De cette manière, cherchent-ils à

accomplir le deuil des crimes du stalinisme ? Ou est-ce plutôt l’expression d’une tendance

d’exacerbation d’une conscience victimaire, propre à la sensibilité nationaliste qui domine le milieu

intellectuel moldave à l’âge de la transition postcommuniste ?

Il reste que les dernières trente années de régime soviétique en Moldavie ont joui d’un intérêt

moindre de la part des historiens moldaves. Il s’agit bien sûr d’une période qui laisse entrevoir un

consensus plus grand entre le pouvoir soviétique et la société moldave, à travers notamment les

politiques d’indigénisation relancées par Nikita Khrouchtchev dans la deuxième partie des années

1950. L’ouvrage de l’historien moldave Igor Casu La politique nationale dans la Moldavie

soviétique (1944-1989)38

constitue toutefois une exception remarquable. Casu examine en effet les

politiques identitaires menées par l’État soviétique en Moldavie et leurs conséquences sociales,

comme par exemple l’acculturation de la population moldave roumanophone à la suite des

politiques de russification mises en place de manière graduelle à partir des années 1970. Casu met

également en lumière la portée économique de l’entreprise d’édification de la nation moldave

socialiste, faisant ainsi écho à notre propre analyse de la fonction économique des représentations

filmiques contenues dans les documentaires historiques télévisés.

Casu use à profusion de statistiques afin d’échafauder son argumentation. Son but est de

saisir d’emblée les grandes tendances politiques et sociales. Au contraire, notre recherche s’amorce

38

Igor Casu, Politica nationala in Moldova Sovietica (1944-1989), (trad. du roumain : La politique nationale

en Moldavie Soviétique (1944-1989)), Chisinau, Cartdidact, 2000.

Page 51: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

35

par l’examen d’un produit culturel, le documentaire télévisé, afin d’en dégager des tendances

intellectuelles, idéologiques ou artistiques propres à la société soviétique.

8. Cadre théorique

La présente recherche adopte une approche pluridisciplinaire puisant dans quatre grandes

perspectives théoriques. Il s’agit de la démarche conjuguée de Marc Ferro et de Pierre Sorlin

concernant l’analyse historique de l’œuvre cinématographique. À cette première perspective

s’ajoutent celles issues de l’histoire culturelle et des études, initiées par Jacques Ellul, sur la

propagande. Finalement, le volet sociologisant de la présente recherche s’inspire de la théorie du

champ de production culturelle et du pouvoir symbolique élaborée par Pierre Bourdieu.

8.1 Cinéma et histoire

Les années 1970 voient l’explosion des questionnements historiens visant les rapports

sinueux entre la connaissance historique et le cinéma, média mimétique en même temps susceptible

de recréer fondamentalement la réalité à laquelle il réfère. Les historiens ont sondé la relation du

cinéma à la fois avec l’histoire comme devenir de la société et comme écriture39

. Certains

professionnels de l’histoire se sont interrogés sur le cinéma en tant que source possible de la science

historique et objet d’étude, mais aussi en tant que « matière de l’histoire ». Selon Arlette Farge, il

s’agirait ici de la nature historique intrinsèque du cinéma qui le fait presque se confondre à

l’histoire.40

D’autres interprétations se sont orientées vers la supposée capacité exceptionnelle du

cinéma à historiciser la réalité, et par le fait même de la capter et la sauvegarder « pour l’histoire ».

En outre, les historiens ont commencé à s’intéresser à l’imaginaire historique des cinéastes, exprimé

dans des nombreux films ayant exercé un impact considérable, social et politique.

De toutes ces quêtes théoriques autour de la relation entre cinéma et histoire, nous avons

retenu tout particulièrement l’approche socio-historique échafaudée par Marc Ferro et Pierre

Sorlin41

, instigateurs du nouvel intérêt historien pour le médium audiovisuel dans les milieux

39

Marc Ferro, Cinéma et histoire, Paris, Denoel/Gonthier, 1977, p. 11. 40

Arlette Farge, « Écriture historique, écriture cinématographique », dans Antoine de Baecque, Christian

Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Bruxelles, Éd. Complexes, 1998, p. 111-125. 41

Pierre Sorlin, The film in history : restaging the past, Totowa, N.J. : Barnes & Noble Books, 1980.

Page 52: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

36

universitaires de la francophonie. Le cinéma est envisagé à l’intérieur de la démarche des deux

théoriciens non pas comme une œuvre artistique, mais comme un produit culturel. Il permettrait de

comprendre la culture qui l’a produit par le biais d’une interprétation historique à partir des images

filmiques. Le cinéma donnerait accès aux idéologies, aux courants de pensée qui remuent la société

et aux systèmes de représentations qui l’enracinent dans son cadre civilisationnel. Toutefois, le

cinéma n’ouvre pas une voie rectiligne vers la connaissance socio-historique. Les explications ne se

livrent pas d’elles-mêmes comme dans le cas des études filmiques sémiologiques. Il est nécessaire

« d’ancrer la vision du film dans la diversité de ses sources possibles, de le surcharger, en quelques

sorte, d’interprétations »42

. Autrement dit, il est important de faire appel aux documents liés à sa

création et aux informations fournies par les professionnels impliqués dans la production filmique.

Par-dessus tout, une histoire culturelle du cinéma requiert la reconstitution de différents contextes

de production filmique. Il s’agit de comprendre le climat socioprofessionnel, politique et

économique au moment de la création du film, mais aussi de recomposer le cadre culturel et de

considérer la superposition de différents imaginaires sociaux qui alimentent la vision filmique.

Marc Ferro envisage le cinéma en tant qu’« agent de l’histoire ». Consubstantiellement lié à

l’histoire du XXe siècle, le cinéma renvoie aux guerres idéologiques qui secouent le siècle passé

autant qu’à l’expansion technologique qui le marque profondément. Vecteur des tendances sociales

et politiques dominantes, le cinéma possède également la capacité de transmettre des visions

personnelles, voire non-conformistes ou même dissidentes, grâce à la personnalité du cinéaste et à

la nature de l’image filmique.

Marc Ferro définit l’image filmique comme incontrôlable en vertu de la multiplicité des

éléments captés et des connotations que ces derniers peuvent engendrer, séparément et dans leur

enchevêtrement. La complexité sémantique du contenu filmique rendrait possible l’usage du cinéma

dans le but de la diffusion d’une position idéologique autre que le message dominant. Autrement

dit, la nature complexe, insaisissable du cinéma laisse échapper, malgré l’intention discursive

première, des significations hétérodoxes. Cette perspective nous a poussé à chercher, dans les

documentaires historiques produits sous l’emprise institutionnelle suffocante de la télévision

42

Antoine de Baecque, L’histoire-caméra, Paris, Gallimard, 2008, p. 30.

Page 53: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

37

moldave soviétique, des traces d’une mémoire historique différente de la version commandée d’en

haut, ainsi que celles d’une sensibilité artistique étrangère au réalisme socialiste régnant.

Le genre du film historique requiert une analyse adaptée qui permette de comprendre sa

vision du passé, la portée de celle-ci et les facteurs qui la déterminent. Afin de satisfaire à cette

exigence, nous nous sommes inspirée du cadre conceptuel formulé par Pierre Sorlin. S’attachant à

comprendre la signification profonde et les enjeux du film historique, Sorlin montre avec beaucoup

de rigueur et d’habilité les usages politiques ou identitaires des représentations historiques filmiques

et les cadres sociaux de la mémoire43

où puisent les mises en scènes filmiques du passé. Il postule

entre autre que le film historique contient plus d’informations authentiques sur le contexte politique

et social de sa production que sur l’époque évoquée proprement dite.44

Cette proposition donne lieu

à des observations riches sur la mémoire historique institutionnalisée, sur les visions individuelles

et, de manière générale, sur ce laboratoire historiographique fascinant qu’est le film historique.

Toujours selon Ferro, la lecture sociale et politique du cinéma permettrait d’atteindre des

zones non-visibles de la société. Le fait de considérer le cinéma en tant que source et objet en même

temps nous permet de comprendre le cinéma par l’histoire et l’histoire par le cinéma. Or c’est

précisément ce qui constitue l’intérêt de l’approche sociohistorique du cinéma. Vu de cette manière,

le cinéma est une porte d’accès pour obtenir un savoir inédit sur la société.

Finalement, le film, qu’il réfère directement à la réalité ou qu’il soit pure fiction, est Histoire,

car ce qui n’a pas eu lieu concrètement, par exemple les croyances ou l’imaginaire, fait également

partie de l’histoire humaine au même titre que les événements qui bouleversent les sociétés de

manière flagrante.45

Actuellement, le domaine théorique, qui met en relation le cinéma et l’histoire,

nourrit l’ensemble de la discipline historique et tout particulièrement l’histoire des représentations.

8.2 Approches théoriques de la propagande soviétique

43

Nous reprenons ici le concept du cadre social de la mémoire initié par Maurice Halbwachs qui envisage la

mémoire comme une reconstruction continue du passé. Selon la théorie des cadres sociaux de la mémoire,

celle-ci est chargée de toutes les valeurs et des significations de la catégorie sociale dont elle émane. Maurice

Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994. 44

Voir, par exemple, Pierre Sorlin, The Film…, op.cit. 45

Marc Ferro, Cinéma …, op.cit., p. 103.

Page 54: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

38

Dès ses origines bolchéviques, l’État soviétique mobilise d’importants moyens

propagandistes, techniques et idéels, dont le cinéma et, plus tard, la télévision, afin de fabriquer des

images et des significations destinées à orienter les croyances et les comportements collectifs.

Ultérieurement, la propagande demeure une constante de l’activité du pouvoir communiste, qui crée

un appareillage institutionnel complexe dans le but d’encadrer le travail de ses nombreux

idéologues et propagandistes.

La télévision moldave de l’époque soviétique se soumet directement à la Section d’Agitation

et de Propagande du Comité Central du Parti communiste de la République Soviétique Socialiste

Moldave (RSSM), division qui supervise l’ensemble de la production scientifique, artistique et

journalistique moyennant le contrôle des unions de professionnels et les organisations de travail. De

surcroît, le Comité de radiodiffusion et de télévision de la RSSM comporte, dans sa structure

interne, un département politique directement lié à l’Agit-prop et à qui il sert d’« yeux et (d’)

oreilles ». Par conséquent, il serait impossible de contourner le concept de propagande dans la

présente recherche concernant la diffusion d’un imaginaire soviétique officiel par le biais du

documentaire historique télévisé. En effet, la propagande est le moyen par excellence du

gouvernement communiste pour contrôler et orienter l’imaginaire collectif dans le sens de son

idéologie et de ses politiques.

Le concept de propagande nous aide à obtenir une vue d’ensemble sur la vaste action

d’encadrement et d’éducation des masses par l’État communiste et de déterminer quels sont les

ressorts et les modalités de la persuasion visés par le film documentaire en tant qu’instrument

d’endoctrinement en RSSM. De manière générale, on distingue dans l’étude de la propagande le

contenu (registre thématique, éventail argumentatif, ressorts discursifs, etc.) et l’action

propagandiste, soit la réception de la propagande par les sujets soumis à son action, la mise en

œuvre des technologies de communication des messages propagandistes, etc. Tout en gardant un

intérêt théorique pour l’action propagandiste, nous allons interroger particulièrement ses contenus,

plus accessibles et inaltérés par rapport, par exemple, à la réception des documentaires au moment

de leur production, dont l’évaluation serait beaucoup plus problématique aujourd’hui. Nous

exploiterons quelques rares « échos » plus ou moins authentiques de la réception de la production

télévisée retrouvés dans les lettres des citoyens adressées à la télévision moldave ou dans la presse,

mais c’est un exercice qui reste limité dans le contexte de la présente recherche. La compréhension

Page 55: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

39

théorique de l’action propagandiste nous aidera à mieux décoder le contenu dans la mesure où

celui-ci présume de sa propre réception par les groupes cible et cela, comme on le verra dans les

pages qui suivent, en vertu de la nature même du message propagandiste.

Parmi les théories récentes ou plus anciennes de la propagande (émanant souvent des milieux

de recherche anglo-saxons46

en sciences sociales), les travaux de Jacques Ellul accueillent de la

manière la plus complète les questionnements développés dans la présente étude. Le cadre théorique

du phénomène propagandiste échafaudé par Ellul au début des années 1960 demeure, malgré ses

origines relativement éloignées dans le temps, la matrice conceptuelle des nombreuses études

actuelles concernant le contenu et/ou l’action de la propagande dans les contextes culturels les plus

divers. La vaste typologie des propagandes mise au point par Ellul et l’évocation érudite des

contextes politiques et sociaux particulièrement marqués par le phénomène propagandiste sont

seulement quelques-uns des facteurs qui assurent la vitalité de la pensée ellulienne.

Nous adaptons à notre propos la définition développée par Jacques Ellul selon laquelle la

propagande est « un ensemble de techniques et de stratégies canalisées dans la direction du

changement des opinions, des attitudes et des représentations d’une population »47

. La richesse et la

complexité du cadre théorique élaboré par Jacques Ellul nous permettront d’isoler quelques points

particulièrement inspirants au regard de l’exploration du contenu des documentaires historiques

produits à la télévision moldave de l’époque soviétique.

8.2.1 Le besoin de propagande.

Jacques Ellul avance l’idée d’une complicité entre le propagandiste et le sujet soumis à la

propagande, en parfaite opposition avec la conception de la propagande comme « viol

des foules »48

. Selon Ellul, les individus ne sont pas astreints à la propagande, ils la requièrent. Loin

46

Mentionnons à ce propos l’école américaine fonctionnaliste des années 1950 représentée par des théoriciens

comme Elihu Katz et Paul Lazarsfeld et qui a nourri prodigieusement les réflexions ultérieures sur le

phénomène de la propagande. Parmi les travaux de référence sur la propagande élaborés plus récemment dans

le milieu scientifique anglophone, citons Garth S.Jowett, Victoria O’Donnell, Propaganda and Persuasion,

Newbury Park, Sage Publications, 1992. 47

Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Éd. Economica, 1990, p. 27. 48

« Viol des foules » est une expression initiée par Serge Tchakhotine, l’un des premiers théoriciens de la

propagande moderne. Tchakhotine se penche surtout sur les structures psychiques de l’inconscient qui

Page 56: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

40

d’être aléatoire, la propagande répond aux besoins existentiels de l’homme moderne. Ellul explique

le succès avéré de la propagande par le fait qu’elle satisfait à l’exigence d’explications simples des

phénomènes complexes émergés sous les débris de la société traditionnelle. La propagande offrirait,

dans cette perspective, des solutions globales à des changements radicaux et des représentations

claires d’un monde devenu instable, en continuelle dislocation et recomposition. Interprète de la

théorie ellulienne de la propagande, André Vitalis commente de la manière suivante le « besoin de

propagande » de l’homme moderne :

La propagande constitue un adjuvant psychologique nécessaire pour faire face à des conditions

de vie difficiles, à la pénibilité du travail, à l’angoisse devant l’avenir. Elle offre à l’individu

une grille explicative qui peut le référer à la grande fresque du progrès ou au sens de l’histoire.

Elle donne à l’individu isolé une possibilité de participation. (…) Les situations de guerre ou de

crise, où l’individu est particulièrement désorienté, montrent ce besoin d’adjuvant

propagandiste. 49

De plus, la propagande étatique peut assouvir le désir de consensus social dans une

collectivité divisée.50

La question du « besoin de propagande » nous permet de comprendre

comment les épreuves de la Deuxième Guerre mondiale, la « Grande famine » d’après-guerre et la

terreur stalinienne ont balayé tout repère dans la société moldave en générant un climat d’insécurité

et en rendant la population extrêmement perméable à la propagande soviétique. Les changements

fréquents de domination et, par conséquent, de politiques identitaires dans la Moldavie de la

première partie du XXe siècle ont eu pour effet la fragmentation extrême de la collectivité moldave,

minée par un conflit social à l’œuvre. L’Agit-prop a offert aux Moldaves, soumis par la force au

pouvoir soviétique, l’illusion d’un choix politique, d’une participation à son destin et d’une

cohésion sociale tissée autour de croyances communes, celles inculquées par l’idéologie de l’État-

Parti. Comme le soutient Ellul, la propagande vient affirmer la valeur de la personne, elle « dit à

favorisent la propagande. Avec d’autres théoriciens du premier quart de siècle, Tchakhotine développe une

perspective psychologique reposant sur une conception de la propagande comme savoir-faire pour guider les

pulsions des individus ou pour conditionner un apprentissage. Voir Serge Tchakhotine, Le viol des foules par

la propagande politique, Paris, Gallimard, 1992. 49

André Vitalis, « Propagande d’hier et d’aujourd’hui », dans Patrick Troude-Chastenet (dir.), La

propagande, Le Bouscat, L’Esprit du Temps, 2006, p. 84. 50

Jacques Ellul, Propagandes …, op.cit., p. 151.

Page 57: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

41

l’individu que son adhésion est essentielle, que l’on compte sur son intervention, que son action est

décisive et que sans lui, rien ne peut être résolu ».51

L’efficacité même de la propagande résidant dans sa capacité à satisfaire les besoins

psychiques des sujets visés, le propagandiste doit s’appuyer sur les particularités de la société cible.

Il ne peut pas imposer un changement dans les attitudes et dans les comportements sans considérer

le contexte de réception:

Le propagandiste tout d’abord doit connaître aussi exactement que possible le terrain auquel il

s’adresse. Il faut connaître les sentiments et les opinions, les tendances et les schèmes mentaux

du public que l’on cherche à atteindre. L’analyse des caractères, aussi bien que des mythes

courants, des opinions et de la structure sociologique du groupe sont évidemment une condition

de départ. On ne peut pas faire n’importe quelle propagande, n’importe où et auprès de

n’importe qui. Les méthodes, aussi bien que les arguments, doivent êtres rigoureusement

modelées sur le type d’homme que l’on veut attendre. 52

Cette définition des modalités du fonctionnement de la propagande nous permet de saisir la

flexibilité de l’idéologie communiste et de la politique soviétique pour s’adapter à la culture locale à

la fois par les références constantes à l’imaginaire moldave (folklore, croyances, représentations

sociales) et par le biais de l’embrigadement propagandiste de l’élite intellectuelle locale. Elle nous

aide aussi à examiner le degré de cette flexibilité, les limites du contrôle exercé et la dynamique de

la construction nationale en Moldavie. En fin de compte, le caractère interactionniste de la

propagande a favorisé le processus d’édification de la nation moldave soviétique. Ce processus était

jalonné, d’un côté, par la tendance à contrôler la culture locale, à promouvoir un sentiment

d’appartenance moldave-soviétique et, de l’autre côté, par la transformation de la culture dominante

au contact des éléments culturels autochtones.

8.2.2 Le mythe et l’utopie au service de la propagande

51

Jacques Ellul, « Information et propagande », dans Patrick Troude-Chastenet (dir.), La propagande :

communication et propagande, Le Bouscat, L’Esprit du temps, 2006, p. 45. 52

Ibid., p. 123.

Page 58: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

42

Jacques Ellul a mis en évidence le recours de la propagande à l’imaginaire et plus

particulièrement au mythe et à la pensée utopique. Généralement compris comme récit de fondation

impliquant le destin de la communauté, le mythe reçoit chez Ellul une définition axée, entre autres,

sur son potentiel à susciter l’adhésion religieuse, mais aussi l’action de ceux qui le partagent :

Le mythe est une image motrice globale, (…) contenant tout le souhaitable, refoulant hors du

champ de la conscience tout ce qui ne se rapporte pas à elle. Et c’est parce qu’y sont inclus tout

le bien, toute la justice, toute la vérité pour cet homme. (…) Le mythe finit par habiter

l’homme de façon tellement vivante qu’il vit en effet de l’action consacrée au mythe. (…) Le

mythe exprime les tendances profondes d’une société. Il est la condition d’adhésion des

masses humaines à une certaine civilisation et à son processus de développement ou de crise. Il

est une représentation vigoureuse, fortement colorée, irrationnelle et chargée de toute la

capacité de croyance de l’individu. Il détient une charge religieuse.53

Puisque le mythe impose des valeurs morales et offre des solutions symboliques aux

contradictions inhérentes à la condition humaine, son contenu éveille une puissante émotivité. La

propagande s’inspire du mythe pour élaborer son propre registre en même temps qu’elle vise à

investir l’espace de l’imaginaire collectif. Selon Ellul, la pratique propagandiste requiert un savoir-

faire pour façonner des mythes nouveaux sur le modèle des anciens mythes spontanés et pour

redonner de la vigueur aux visions utopiques comme dans le cas, par exemple, du rêve de l’homme

nouveau. L’iconographie totalitaire produit une image de l’homme idéal qui, par son apparence

physique, incarne les principes de l’idéologie fasciste ou communiste.

L’historien de la Russie Jacques Lebourgeois tisse une argumentation efficace autour du

phénomène de la soviétisation de l’imaginaire traditionnel russe sur l’exemple des affiches de

propagande communiste. Il cerne de manière très concrète la stratégie des idéologues soviétiques

consistant à manipuler les représentations traditionnelles malgré l’opposition véhémente du

nouveau pouvoir au système de croyances hérité de la société tsariste. Pour Lebourgeois la

53

Jacques Ellul, op.cit., p. 43-52.

Page 59: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

43

mythologie soviétique s’appuie sur l’imaginaire populaire, « le tréfonds culturel des nations qui

composent l’URSS »54

:

Les mythes s’enchaînent et se suivent dans une suite logique et leur imbrication nous rappelle

l’emboîtement des poupées russes. (…) On substitue aux mythes anciens des mythes nouveaux,

soviétisés, politisés, imprégnés de la nouvelle idéologie dont ils assurent les fondations, tout en

recherchant un ancrage dans d’autres mythes, plus profonds, antiques (…). Puis, lors de

l’instauration de ces nouveaux mythes, on les rend dépendants l’un de l’autre (…), comme

pour en pérenniser leur propre légitimité.55

Dans le cas de la présente recherche, le documentaire historique télévisé constitue cet espace

où les catégories idéologiques de l’État soviétique se mêlent aux représentations issues de l’univers

traditionnel moldave, aux résidus des notions élaborées dans le cadre du nationalisme roumain

véhiculé activement en Moldavie à l’époque de la « Grande Roumanie » (1918-1940) ou aux

images trahissant une sensibilité artistique occidentale.

8.2.3 Le documentaire télévisé : moyen propagandiste de prédilection

Jacques Ellul souligne aussi l’importance pour la propagande de munir son message d’une

base factuelle afin de lui conférer plus de crédibilité. En incorporant à son propos des faits réels et

attestés, le propagandiste est en mesure de transmettre plus efficacement l’idéologie qu’il sert et qui

repose d’emblée sur une déformation de la réalité ou plutôt sur sa reconstruction.

L’histoire de la propagande au XXe siècle, profondément marqué par le choc des idéologies,

révèle l’usage massif des images documentaires (photographiques ou cinématographiques),

particulièrement propices à dissimuler l’intention propagandiste grâce à leur présumé caractère

neutre. Pendant longtemps, les premiers documentaristes, comme Dziga Vertov, ont cru avec

candeur à la valeur de vérité absolue des images qu’ils tournaient en prétendant montrer la vie telle

54

Jacques Lebourgeois, « Les affiches de propagande soviétique : mythes et pouvoirs », dans Alexandre

Dorna et Jean Quellien (dir.), Les propagandes. Actualisation et confrontation, Paris, L’Harmattan, 2006, p.

97-116. 55

Ibid., p. 108.

Page 60: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

44

quelle.56

Pourtant, la pratique des procédés proprement filmiques est susceptible de transformer la

réalité filmée au même titre que le cinéma dit « de mise en scène ».

Les idéologues du siècle naissant saisissent vivement la capacité du genre cinématographique

documentaire à refaçonner subrepticement la réalité captée par la caméra, si bien que le film

documentaire devient dans l’entre-deux-guerres, et plus tard à l’époque de la « guerre froide »,

l’instrument politique standard pour entraîner la conviction des masses par un effet de

vraisemblance. Les États totalitaires comme les gouvernements démocratiques font grand usage du

documentaire afin de promouvoir leur idéologie et leur modèle politique et obtenir l’adhésion des

citoyens.57

Aujourd’hui, les abus du documentaire de propagande totalitaire sont bien connus de

l’opinion publique. Maintes productions historiques nous mettent en garde contre la figure nazie du

juif infectieux et pervers58

ou nous apprennent à voir la réalité soviétique derrière la représentation

magnifiée d’une société prospère, égalitaire et juste véhiculée par l’imagerie réaliste socialiste.

Dans l’appareil théorique édifié par Ellul, la télévision apparaît également comme un vecteur

privilégié de la propagande, par sa « capacité d’uniformisation et de conformisation ».59

Le

théoricien souligne surtout le « pouvoir d’adaptation aux institutions »60

de la télévision. Par sa

nature même, « la télévision, mais plus généralement la multiplicité de ses images, participe

fortement au contrôle social ; le producteur des images est l’inconscient agent du contrôle social ».61

À la lumière de la perspective théorique élaborée par Ellul, le documentaire télévisé

constituerait un matériau particulièrement approprié à l’étude de la propagande en raison de sa

puissance d’évocation de la réalité et de la nature institutionnelle de la production télévisée.

56

Pour une analyse de l’œuvre et de la personnalité de Dziga Vertov voir Boris Groys, Utopija v obmen,

Moscou, Znak, 1993. 57

Pour ce qui est de l’usage propagandiste du documentaire dans les conditions d’un gouvernement

démocratique, la série documentaire « En avant Canada », produite aux studios de l’Office National du Film

(ONF) entre les années 1943-1955 est exemplaire. Visionnée à la cinérobothèque de l’ONF, à Montréal en

juin 2011. 58

Christian Delage, La vision nazie de l'histoire à travers le cinéma documentaire du Troisième Reich, Paris,

L'Age d'Homme, 1989. 59

Jacques Ellul, Les propagandes, op.cit., p. 248. 60

Ibid. 61

Ibid., p. 250.

Page 61: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

45

8.2.4 La particularité de la propagande totalitaire communiste

Dans le cadre de ses réflexions sur le phénomène propagandiste, Jacques Ellul se penche sur

les particularités de la propagande de l’État-Parti communiste. Propagande de type autoritaire,

l’Agit-prop réduirait les citoyens à un rôle passif d’acceptation des politiques étatiques, par

opposition à une propagande de type démocratique plus séductrice et coopérative vis-à-vis du

groupe-cible.62

Si la propagande démocratique cherche surtout à « tâtonner le terrain social » en vue

d’une mise en application moins coûteuse des politiques de modernisation63

, la propagande

autoritaire poursuit l’acceptation par le corps social d’une modernisation étatique forcée et

l’augmentation du prestige de l’État moyennant la peur (la peur de l’exclusion du groupe ou d’un

ennemi hypothétique) et son versant, l’adoration. Il s’agit en l’occurrence de la vénération du leader

ou du héros d’un genre particulier, les deux figures se fondant dans l’image mythique du sauveur de

la collectivité.

Puisant dans la spécificité de la doctrine communiste, Ellul offre une explication visant

l’usage intensif et permanent des moyens propagandistes par l’État soviétique. L’idéologie

communiste véhicule une conception de l’être humain en tant que produit des conditions

économiques. C’est précisément ce statut officiel de l’être humain en tant que matériel modelable

sous l’effet des facteurs extrinsèques qui légitime l’emploi d'une propagande « aussi étendue que

possible, puisque d'elle dépend l’adaptation plus rapide de l’individu aux conditions nouvelles qui

lui sont faites »64

.

D’autres auteurs ont analysé la propagande de l’État-Parti surtout dans le contexte historique

de son apparition et à travers ses étapes d’évolution. La formation de l’Agit-prop est une

conséquence du vaste processus d’émergence et de renforcement en Occident de l’État moderne,

seul en mesure de concentrer aux mains des gouvernants d’importants moyens de communication

de masse. La première guerre mondiale marque la naissance de la propagande moderne, aussi

appelée « propagande de masse ». Les exigences de la « Grande guerre », qui inaugure l’usage des

armes de destruction massive, font prendre conscience aux gouvernements belligérants de

62

Ibid., p. 28. 63

Ibid., p. 33. 64

Jacques Ellul, Histoire de la propagande, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1976, p. 115.

Page 62: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

46

l’importance de la propagande en tant qu’arme psychologique pour susciter l’adhésion et la

conviction des masses.

Durant l’entre-deux-guerres, les régimes autoritaires, soucieux de façonner des

représentations légitimantes et avides d’un contrôle sur l’imaginaire social, ont systématiquement

recours à la propagande de masse. L’État totalitaire (nazi ou communiste) cherche à orienter la

dynamique de l’imaginaire collectif à travers, entre autres, les mécanismes de censure et de

financement de la production artistique.65

L’élaboration d’un système spécifique de représentations

apparaît comme une priorité de la propagande totalitaire qui dépasse la simple fonctionnalité

politique pour devenir « l’instrument de la pénétration de l’opinion pour la plus grande révélation

d’une croyance suprême ».66

Dans l’URSS des années 1928-1930, la doctrine artistique officielle du réalisme socialiste est

un levier du pouvoir pour encadrer l’activité artistique. En bannissant les recherches esthétiques,

qualifiées de formalisme, le réalisme socialiste prône la simplification à l’extrême des propositions

artistiques afin qu’elles soient compréhensibles à la majorité de la population soviétique. Au-delà de

l’époque stalinienne, les officiels soviétiques tendent à moderniser l’appareil et le fonctionnement

de l’Agit-prop. Le nouveau discours propagandiste est davantage axé sur les prouesses

technologiques et scientifiques du camp communiste et sur des valeurs universelles.67

Il recourt

dans une moindre mesure à la radicalisation des différences à l’intérieur de la société soviétique et

accorde une importance plus réduite à l’opposition du camp soviétique au « monde capitaliste ».

Sous l’action de Brejnev, l’Agit-prop est encouragée à optimiser son action au moyen de la

différenciation de l’auditoire selon les catégories sociales.

8.3 L’histoire culturelle : entre image et idée

65

Fabrice Almeida, Images et propagande au XXe siècle, Firenze, Casterman-Giunti Gruppo Éditoriale, 1995,

p. 67. 66

Ibid., p. 91. 67

William E. Griffith, « Communist propaganda », dans Harold D. Lasswell, Daniel Lerner, Hans Speier

(dir.), Propaganda and communication in world history, Honolulu, University Press of Hawaii, 1979, p. 248-

249.

Page 63: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

47

L’étude des représentations véhiculées par le documentaire soviétique télévisé évolue dans le

cadre de l’approche globale de l’histoire culturelle, plus précisément à la jonction entre deux de ses

branches disciplinaires : l’histoire des représentations et l’histoire des idées. Susceptible de

déboucher vers une perspective sociologique, l’histoire des représentations offre en même temps

une ouverture vers l’histoire de l’imaginaire et l’analyse mythologique. Elle peut aussi déboucher

sur les théories de la construction nationale (nation building). L'histoire des idées renferme quant à

elle plusieurs champs d’étude dont l’histoire des symboles politiques et l’histoire des idéologies,

sphères qui constituent également le cadre de référence de la présente recherche.

Les théoriciens de l’histoire culturelle définissent ce domaine de recherche en tant

qu’ « étude du passé culturel »68

. Dans un ouvrage collectif qui s’attache à esquisser la matière et les

confins de l’histoire culturelle, Maurice Agulhon mentionne que celle-ci « ne recouvre pas

simplement l’histoire des intellectuels ou des productions artistiques et scientifiques d’une

époque », mais que c’est également l’étude de ses emblèmes, symboles et rituels. Dans le même

ouvrage, Antoine Prost remarque que l’histoire culturelle cherche à connaître les valeurs et les

représentations des sociétés passées.

8.3.1 Le culturel et le social : indissociables

La culture même étant définie dans le cadre de l’histoire culturelle en tant qu’ « ensemble des

représentations collectives propre à une société »69

, certaines voix s’accordent pour dire que

l’histoire culturelle peut être assimilée à une histoire sociale des représentations70

, domaine

théorique qui prend forme sinon avant la perspective culturaliste, du moins quelquefois en parallèle

avec celle-ci. Sans nous empêtrer ici dans les dédales théoriques qui définissent des frontières

disciplinaires, il est important de mentionner que, d’une manière ou d’une autre, la notion de

représentation – la représentation mentale, mais aussi iconique – se trouve au cœur du champ de

recherche de l’histoire culturelle.

68

Georges Duby, « L’histoire culturelle », dans Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une

histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 427. 69

Pascal Ory, « Qu’est-ce que l’histoire culturelle ? », conférence sur le Canal U : la vidéothèque numérique

de l’enseignement supérieur, http://www.canal-u.tv. 70

Ibid.

Page 64: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

48

Une parenthèse visant la mise en contexte épistémologique du concept de représentation est

nécessaire à la meilleure compréhension de l’approche propre à l’histoire des représentations. Le

philosophe Gérard Wormser propose une synthèse des réflexions autour de la notion de

représentation.71

Selon lui, la pensée philosophique occidentale est traversée, depuis ses origines,

par la distinction entre l’être et sa représentation, comprise comme « encodage d’une dimension du

monde dans le but de le rendre intelligible à l’esprit ». Cet encodage peut revêtir une forme

linguistique, iconique ou conceptuelle. Autrement dit, la représentation est un terme générique qui

se réfère autant à l’expression littéraire ou scientifique qu’aux images iconiques. Ajoutons dans ce

contexte, en reprenant l’analyse de Claudine Tiercelin sur la nature de l’image mentale, que celle-ci

est une unité de base du langage de la pensée humaine. Par conséquent, la formation de la pensée

abstraite passe nécessairement par la production des images.72

Les différents systèmes de pensée

s’accordent pour affirmer, toujours selon Wormser, que, relevant de l’activité mentale, la

représentation serait impossible sans un travail de réflexivité, à savoir, sans l’ouverture d’un espace

intérieur qui est le psychisme. Dans cet espace, les représentations se forment en se validant ou en

s’invalidant les unes les autres. La représentation, de la plus subjective à la plus partagée, est

consubstantielle au développement de la rationalité elle-même.

Il convient également de souligner le caractère relatif de la représentation, laquelle est

fortement conditionnée par le cadre spatiotemporel, certaines représentations perdant en effet leur

validité dans un contexte culturel différent de celui qui les a générées. Georges Duby convie ainsi

les historiens culturalistes à un inventaire des représentations propre à une culture donnée, car

celles-ci « commandent les mécanismes mentaux (…) par lesquels l’esprit humain appréhende le

réel, se situe à l’égard du temps, de l’espace, de l’autrui et projette dans l’imaginaire ses désirs et

ses inquiétudes »73

. Ouvrons ici une parenthèse pour mentionner que notre recherche met à profit

ces aspirations quelquefois holistiques de la perspective culturaliste en se structurant autour de trois

types de représentations : celles du temps, celles de l’espace et celles d’un « Autre » idéalisé, le

héros.

71

Gérard Wormser, « Représentation », conférence sur le Canal U : la vidéothèque numérique de

l’enseignement supérieur, http://www.canal-u.tv. 72

Claudine Tiercelin, « Concept d’image », conférence sur le Canal U : la vidéothèque numérique de

l’enseignement supérieur, http://www.canal-u.tv. 73

Georges Duby, «L’histoire culturelle», loc.cit., p. 423.

Page 65: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

49

Curieux de comprendre les phénomènes sociaux à travers les représentations qui les

entourent, l’historien culturaliste est conduit à se tourner vers des objets d’étude spécifiques comme

les productions symboliques : discours, créations artistiques, croyances collectives ou mythes. Les

savants qui, comme Michel Vovelle, s’attachent à développer spécifiquement l’approche de

l’histoire des représentations formulent leur objet d’étude en termes d’images que les humains se

font de la vie, d’activités créatrices qu’ils y appliquent en matière d’imaginaire, d’émotions et

d’affects.74

Dans son article emblématique « Le monde comme représentation », Roger Chartier

met en évidence les tentatives des historiens culturalistes de « déchiffrer autrement les sociétés en

pénétrant l’écheveau des relations et des tensions qui les constituent à partir d’un point d’entrée (un

évènement, banal ou majeur, le récit d’une vie, un réseau de pratiques spécifiques) et en considérant

qu’il n’est pas de pratique ni de structure qui ne soit produite par les représentations (…) par

lesquelles les individus et les groupes donnent sens au monde qui est le leur »75

. Selon Chartier, la

consécration historiographique du concept de représentation indique un progrès de la pratique

historienne, car « à travers lui l’historien construit une perspective de l’intérieur de la société

étudiée, en laissant parler ses créateurs et en ne lui appliquant pas des schémas explicatifs

extérieurs ».76

L’examen des représentations clé de la propagande soviétique peut être d’abord perçu à

travers le prisme des démarches théoriques inventoriées plus haut, comme un moyen de dégager un

imaginaire officiel soviétique dans sa relation avec les politiques de l’État-Parti. Mais aussi il est

prétexte à une étude des idéologies actives ou latentes dans la société moldave de l’époque

soviétique et du commerce des valeurs. Il représente également une occasion d’observer les

stratégies identitaires mises en œuvre par les différentes catégories de producteurs culturels ainsi

que les moyens utilisés pour exprimer un attachement identitaire. La recherche visant l’imagerie

télévisée soviétique est enfin susceptible de mettre en évidence les changements sociopolitiques

décisifs découlants de l’activité symbolique des individus et des groupes.

74

Michel Vovelle, « Histoire et représentations » dans Jean-Claude Ruano-Borbolan (dir.), L’histoire

aujourd’hui, Paris, Sciences Humaines, 1999, p. 46. 75

Roger Chartier, « Le monde comme représentation » dans Roger Chartier, Au bord de la falaise : l’histoire

entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 2009, p. 81. 76

Ibid.

Page 66: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

50

L’histoire des représentations est dès lors profondément ancrée dans le processus même de la

constitution du social de manière à rendre ce champ d’étude peu envisageable sans un pendant

sociologique. Se trouvant au cœur de la dynamique qui relie l’activité symbolique à la réalité

matérielle, les représentations individuelles ou collectives sont à la fois le produit et le moteur du

monde social. Alors que le psychologue Serge Tisseron énonce le besoin humain essentiel de se

créer des représentations du monde, doublé de la volonté de confirmer ses propres images par celles

de ses semblables77

, l’historien Alain Boureau souligne le potentiel d'organisation du monde social

propre à la représentation. « Pas de groupe sans représentation, pas de représentation sans groupe »,

affirme Roger Chartier.78

« Le groupe n’existe que dans la mesure où il est parole et représentation,

c’est-à-dire culture », confirme Antoine Prost.79

De plus, comme le montre Pierre Bourdieu en mettant en évidence l’usage identitaire et

social des représentations, celles-ci constituent des enjeux politiques majeurs. 80

Le sociologue

explique que dire le groupe en le nommant, c’est le faire exister pour lui-même mais aussi aux yeux

d’autres individus ou communautés. Les polémiques, souvent véhémentes, autour de la symbolique

et des discours identitaires de différents groupes ethniques ou sociaux témoignent du fait que les

représentations sont un véritable enjeu social. Dans le cadre de la présente recherche, nous tenterons

de mettre en évidence les luttes symboliques impliquant des idéologues soviétiques et des cinéastes

moldaves, dans le contexte de la production des représentations identitaires des Moldaves, sous

administration soviétique.

8.3.2 L’histoire de l’imaginaire

Une attention accrue prêtée à l’imagination dans le cadre du paradigme de l’histoire culturelle

engage l’une de ses branches qui est l’histoire de l’imaginaire. Celle-ci possède son propre

appareillage théorique. Jean-Jacques Wunenburger, chercheur prolixe interpellé par la

représentation du monde, définit l’imaginaire comme « un ensemble de productions, mentales ou

77

Serge Tisseron, « Propagande, publicité, information et désinformation », conférence sur le Canal U : la

vidéothèque numérique de l’enseignement supérieur, http://www.canal-u.tv. 78

Roger Chartier, op. cit., p.81. 79

Antoine Prost, « Sociale et culturelle, indissociablement » dans Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli

(dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 137. 80

Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard, 2001.

Page 67: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

51

matérialisées dans des oeuvres, à base d'images visuelle (tableau, dessin, photographie) et

langagières (métaphore, symbole, récit), formant des ensembles cohérents et dynamiques, qui

relèvent d'une fonction symbolique au sens d'un emboîtement de sens propres et figurés ».81

De

manière plus restreinte l'imaginaire peut être également compris en tant qu’ensemble des contenus

produits par une imagination individuelle, une mythologie, un système de croyances religieuses ou

idéologiques.82

Lucian Boia, auteur d’ouvrages précurseurs dans le domaine de l’imaginaire des régimes

communistes83

, mais aussi dans celui de la théorisation du champ de l’histoire de l’imaginaire en

général84

, propose une délimitation de l’histoire de l’imaginaire qui rejoint une perspective

anthropologiste. Lucian Boia souligne la complémentarité de la discipline historique et de

l’anthropologie, deux domaines d’études curieux de l’imaginaire. Par contre, alors que

l’anthropologie se penche sur les permanences de l’imaginaire, l’histoire vise les figures

changeantes et leur adaptation incessante aux nouvelles réalités sociales.

Adepte de la théorie des archétypes, Boia stipule que tout ce que l’esprit humain peut

imaginer est réductible au nombre fini des catégories mentales permanentes. Élément constitutif de

l’imaginaire, l’archétype est aussi, selon Lucian Boia, « un schéma organisateur, un moule, dont la

matière change, malgré le contour stable ». Les archétypes sont également « des structures ouvertes

qui évoluent, se combinent entre elles et dont le contenu s’adapte sans cesse au milieu social

changeant ». L’histoire de l’imaginaire cherche à saisir des représentations clé entourant les

différents phénomènes psychosociaux tout en révélant leur caractère durable et en mettant en

évidence leurs mutations sur la longue durée de l’histoire.

Certes, le simple repérage dans l’imaginaire soviétique officiel des symboles à travers

lesquels s’expriment les différentes structures archétypales décrites par Lucian Boia présente un

intérêt scientifique réduit. C’est pourquoi nous complétons ce volet de notre recherche avec des

analyses cinématographiques, ainsi que des approches issues de l’histoire des religions et de la

81

Jean-Jacques Wunenburger, L’imaginaire, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2003, p. 10. 82

Ibid. 83

Lucian Boia, La mythologie scientifique du communisme, Paris, Les Belles Lettres, 2000. 84

Lucian Boia, Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, Les Belles Lettres, 1998.

Page 68: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

52

propagande, de l’histoire des idées et de l’histoire sociale et politique, tout en nous inspirant des

théories de la construction nationale. Car, comme le montre Évelyne Patleagean, « l’imaginaire

comme objet d’histoire se suffit moins que tout autre à lui-même : les représentations d’une société

et d’une époque forment un système, lui-même articulé avec tous les autres, classement social et

religion (…) mais aussi modes de communication ». D’un autre côté, la perspective théorique de

l’histoire de l’imaginaire nous permet un regard plus pénétrant sur la production propagandiste et sa

surprenante efficacité. C’est précisément parce que les catégories idéologiques de l’État-Parti se

nichent dans les moules durables de l’esprit humain qu’il agit avec tant de force sur les mentalités

soumises à la propagande.

8.3.3 La nation comme produit de l’imaginaire

L’étude de l’imaginaire soviétique officiel tel qu’il s’est déployé dans la Moldavie des années

1960-1990 ne peut pas omettre le projet soviétique de la construction d’une nation moldave

socialiste car, comme on le verra ultérieurement, la production symbolique stimulée par l’État-Parti

sert surtout à soutenir ses politiques identitaires. Dans cette partie de la thèse, l’appareillage

conceptuel implique le recours aux théories de la construction nationale. Réunies en un paradigme

constructiviste, ces théories rejettent la conception essentialiste de la nation. En revanche, elles

mettent l’accent sur l’implication politique des élites dans la construction de la nation et sur le rôle

de celles-ci dans l’activation du sentiment national. 85

Les théories constructivistes offrent une double optique sur l’entreprise de construction de la

nation moldave soviétique. Dans un premier temps, elles nous aident à expliquer les programmes

identitaires de l’État soviétique et la mise en place de ses procédés discursifs. Ensuite, elles

contribuent à la compréhension du processus entier de négociations identitaires de l’État-Parti avec

l’élite culturelle moldave. Finalement, elles nous aident à mettre en évidence les stratégies de

certains représentants de cette élite qui ont cherché à affirmer une conception de la collectivité

moldave opposée au projet national soviétique.

85

Voir à ce propos, par exemple, Benedict Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et

l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte/Poche, 2002, ou Eric Hobsbawm et Terence Ranger,

L’invention de la tradition, Paris, Amsterdam, 2006.

Page 69: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

53

8.3.4 Mythe et idéologie

Le discours télévisuel étudié ici fait partie d’une perspective historique promue par l’État-

Parti qui relève à son tour de l’idéologie communiste. À l'origine cette dernière se trouve un

ensemble d’arguments, inspiré des écrits de Marx et de Lénine, dont se munissaient les

révolutionnaires et les agitateurs professionnels dans le but de démasquer l’idéologie bourgeoise

auprès des « exploités ». 86

Avec l’instauration de l’URSS, la doxa communiste se constitue dans un

« système global d’interprétation du monde historico-politique »87

servant à légitimer le pouvoir en

place et à assurer sa reproduction.

Malgré un scientisme manifeste, toute idéologie, et à plus forte raison l’idéologie

communiste en vertu de sa composante utopique marquée, comporte une dimension

mythologique.88

Puisque l’idéologie prétend offrir une vision « globale » et homogène d’un monde

expliqué à partir d’un principe unique, elle refoule fortement la réalité, trop hétéroclite et donc

impossible à enfermer dans un seul schéma. Dès lors, l’idéologie moderne pénètre dans la sphère du

constant travail de l’imagination, des représentations et des symboles porteurs des préoccupations

millénaires, des anciens modèles idéationnels, récupérés sans cesse par les sociétés et les cultures

plus jeunes. À cet égard, les approches développées au sein de la mythologie comparée et de

« l’histoire politique de la religion » depuis la définition de Marcel Gauchet constituent des outils

théoriques précieux pour éclairer de manière inédite la dimension mythologique et religieuse de

l’idéologie soviétique et de sa propagande.

Aujourd’hui, un consensus relatif semble s’être installé autour d’une acceptation protéiforme

du mythe par rapport aux époques encore récentes, où l’extrême diversité de ses manifestations

soulevait des problèmes théoriques insurmontables. Récit fondateur destiné à expliquer l’état du

86

Pour une analyse succincte et synthétique de la genèse et de l'évolution de la notion d’idéologie

communiste, voir « Idéologie », dans Stéphane Courtois (dir.), Dictionnaire du communisme, Paris, Larousse,

2007, p. 297-300. 87

Système global d’interprétation du monde historico-politique est la définition donnée à l’idéologie par

Raymond Aron. Voir Raymond Aron, Trois essais sur l’âge industriel, Paris, Plon, 1965. 88

Les syntagmes « mythe communiste » et « mythologie communiste », dont nous faisons usage dans la

présente recherche, traduisent une perspective sur l’idéologie communiste qui consiste à mettre en exergue sa

dimension mythologique et ne vise pas à assimiler l’idéologie communiste à une mythologie à proprement

parler.

Page 70: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

54

monde, le mythe est une réponse symbolique à l’angoisse existentielle.89

Le récit mythologique est

un véritable laboratoire de production des significations ; il est à la fois forme de connaissance et

canal d’expression des sensibilités. Le mythe imagine un univers invisible qui prédéterminerait la

marche des choses dans le monde visible, tout en lui étant associé.90

Puisqu’il se présente comme

« vrai », c’est-à-dire en tant que récit des événements qui se sont réellement passés, le mythe exige

la foi. Il est corollaire à l’émergence de la catégorie du sacré et du religieux sous ses différentes

formes : ancestrisme, polythéisme ou monothéisme.

Le mythe participe d’une dynamique sociale, car il est ancré dans le besoin de l’individu de

créer des représentations du monde tout en les confortant par la comparaison avec celles de ses

semblables. Il joue un rôle régulateur dans le fonctionnement de la société de type primitif et celle

de type traditionnel (rurale ou archaïque). Vecteur potentiel d’une cohésion sociale autour d’un

ensemble de croyances partagées et transmises de génération en génération, le mythe contribue à la

formation d’un ordre collectif.91

L’essence éminemment sociale du mythe le rend politiquement

mobilisable ; il est susceptible d’assumer une fonction politique et de légitimer le pouvoir afin

d’assurer sa reproduction. Les civilisations de l’Antiquité nous offrent déjà des exemples d’usages

politiques du mythe opérés par la classe des prêtres.92

La crise moderne de la société traditionnelle, loin de mener à la suppression de la pensée

mythique, la reconvertit en grands récits idéologiques. Le passage à la Modernité de la société

occidentale occasionne un « recyclage » des croyances religieuses en croyances politiques. Dès lors,

les catégories mentales de la quête de l’absolu, mais aussi la recherche d’un principe transcendant

de la légitimation politique ou d’une cohésion sociale, trouvent leur expression, au terme d’une

évolution historique du mythe, dans les idéologies du Progrès. La mobilisation politique du mythe

89

Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1960. 90

Marcel Gauchet, La condition historique, Paris, Gallimard, 2008. 91

Selon la perspective fonctionnaliste de Bronislaw Malinowski, le mythe traduit et appuie l’organisation

sociale, son système de représentations légitimant l’identité et les rôles de différentes catégories sociales. Voir

Denise Jodelet, « Le loup, nouvelle figure de l’imaginaire féminin. Réflexions sur la dimension mythique des

représentations sociales », dans Denise Jodelet, Eugênia Coelho Paredes (dir.), Pensée mythique et

représentations sociales, Paris, L’Harmattan, 2010, p.33. 92

De multiples ouvrages descriptifs des sociétés archaïques soulignent le rôle politique de la classe des

prêtres. Voir, par exemple, l’ouvrage encyclopédique Chronique illustrée de l’histoire du monde. Des

origines à la chute de Rome, Paris, Société des périodiques Larousse, 1992.

Page 71: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

55

atteint un de ces points critiques dans l’histoire avec l’émergence du gouvernement totalitaire qui

procède à une concentration des moyens de communication de masse dans le but d’obtenir le

contrôle maximal de l’imaginaire et de la mémoire sociales. La narrativité du mythe, sa mission

première d’expliquer l'état présent des choses par un récit des origines, son ancrage historique

lointain dans l’imaginaire des hommes et son but originel d’apaiser un sentiment d’incertitude

ontologique font de lui un instrument idéologique et propagandiste de prédilection. Aussi, son lien

étroit à la mémoire collective et ses références intrinsèques au passé le rendent particulièrement

efficace quant à l’élaboration d’un récit historique officiel.

Philosophe et historien des idées, Marcel Gauchet cherche à saisir les ressorts mentaux et les

mutations symptomatiques de la Modernité occidentale. Ces travaux nous aident à comprendre la

dimension religieuse et mythique de l’idéologie communiste grâce à la définition que l’auteur

propose de l’idéologie moderne en général.93

Selon Gauchet, avec le passage, caractéristique de la

Modernité, de la société traditionnelle à un nouveau type de société infiniment plus complexe, soit

la société contemporaine, l’idéologie remplace la religion en tant que principe légitimateur du

pouvoir. Si la société traditionnelle accorde une fonction politique à la religion et l’érige en autorité

normative, la société contemporaine, essentiellement séculière, assume sa puissance législatrice et

sa souveraineté. En se substituant à la religion, l’idéologie n’assume pas uniquement la fonction

politique de celle-ci dans la communauté, mais lui emprunte aussi des éléments formels et de

contenu, ce que lui vaut l’appellation de religion séculière. On peut saisir la portée de ce transfert

de fonctions et de sacralité en suivant les trajectoires de la croyance religieuse, appelée à étayer la

société traditionnelle, et de la croyance politique, à savoir l’idéologie, qui sous-tend la société

contemporaine.

Le passage très progressif et irrégulier de la religion en tant que principe d’organisation

collectif à l’idéologie doit être compris, selon Gauchet, dans le contexte historique plus large de la

sortie de la religion, phénomène désignant le lent « mouvement des collectivités et des esprits » de

l’hétéronomie à l’autonomie, corollaire d’une mise à l’écart progressive ou d’une séparation entre le

93

L’ensemble de ce sous-chapitre théorique traite et s’inspire de la pensée de Marcel Gauchet formulée dans

des ouvrages comme Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 2009 ; La condition historique, Paris,

Gallimard, 2008; L’avènement de la démocratie, Paris, Gallimard, 2007. Seulement les ouvrages les plus

importants ou qui ont justifié des reprises facilement identifiables seront cités de manière systématique.

Page 72: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

56

religieux et le politique. De longue date, la société hétéronome est conditionnée par la religion. Elle

se définit par un « déni de la puissance de se construire soi-même » et par « l’attribution de cette

puissance aux instances supérieures et invisibles (ancêtres, dieux ou Dieu) ». La société hétéronome

délègue son pouvoir de création « à plus haut que soi », puisque c’est l’Autre surnaturel qui assigne

l’ordonnancement social « aux origines des temps ». « Dépendante envers l’invisible », elle procède

d’une loi transcendante perçue comme un don de la part d’un au-delà antérieur à l’apparition de

l’humain et donc supérieur à celui-ci.

D’un côté, cette « supériorité de l’antériorité » conditionne une forte orientation vers le passé

de la société hétéronome ; essentiellement passéiste, elle cherche les règles de la vie sociale dans le

passé en puisant dans l’autorité « d’un temps avant les temps ». Tout changement étant susceptible

de bouleverser le « bon ordre des choses », il est perçu d’emblée comme une perversion par rapport

à une « pureté » des origines. Cette orientation vers le passé ne préserve pas pour autant la société

hétéronome du changement, car rien n’est immuable. Elle rend tout simplement le changement très

lent et graduel. Puisque la priorité de la société hétéronome est de préserver l’état d’un monde hérité

du passé, son défi est en effet d’incorporer les changements (techniques, politiques, sociaux) pied à

pied, dans un « engrenage » des choses qu’on veut inchangé et qui les accueille de manière quasi

imperceptible. De l’autre côté, l’idée d’un bon ordre dans le monde établi avant l’humain et par des

puissances extérieures détermine une forme du pouvoir hiérarchique qu’on appelle « de droit

divin », dont la royauté par exemple, et qui est basée sur l’idée de « l’incarnation sacrale » ou de

« la descente de la substance divine dans un être qui relierait la terre et le ciel ».94

La société

hétéronome bascule en Occident avec les révolutions modernes qui marquent une crise profonde du

pouvoir de droit divin en même temps que l’affirmation de l’idée du « droit naturel », à savoir, d’un

droit des hommes.

Relativement récente, la société autonome commence à se concrétiser, selon Gauchet, entre

1750-1850, avec la naissance et l’affirmation en Europe des discours anticléricaux, démocratiques

et libéraux. Contrairement à l’ordre hétéronome, elle est résolument orientée vers le futur, car elle

94

Marcel Gauchet, La condition …, op.cit., p. 298.

Page 73: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

57

est consciente de son pouvoir d’autocréation. La société autonome aspire à façonner son devenir en

s’organisant en vue de son propre changement. 95

L’univers de croyances et de représentations de la société contemporaine industrielle repose

sur l’idée du progrès et d’Histoire, que les historiens assimilent couramment aux mythes modernes.

L’idée du progrès, qui émerge vers la fin du XVIIe siècle, c’est la conviction que l’humain ainsi que

ses conditions de vie changent vers le mieux et se perfectionnent grâce à la connaissance

(technique, scientifique, sociale ou de soi) et à la raison qui l’éclaire.96

La société autonome est une société d’Histoire, car elle suppose un repérage dans

l’expérience passée et la rentabilisation des éléments potentiellement producteurs de changement.

Invention des philosophes allemands du XIXe siècle, l’idée d’Histoire réfère à une « société qui se

produit elle-même dans le temps, comme une totalité, et qui réfléchit dans le temps ».97

Autrement

dit, l’Histoire, c’est l’idée de « l’autoconstitution de l’humanité dans le temps, qui s’accompagne de

son autocompréhension. C’est le chemin par lequel l’humanité, en construisant ses conditions

d’existence, apprend à se connaître elle-même ».98

La société contemporaine développe un discours sur son devenir, assimilé par Gauchet à

l’idéologie, où elle se met en scène en tant que protagoniste dans le théâtre de l’Histoire et

bâtisseuse de sa destinée. Toute idéologie, affirme Gauchet, combine de manière variable trois

composantes : la prétention scientifique, l’exigence du réalisme politique et l’ambition prophétique.

La société autonome a besoin d’une théorie de la société pour se comprendre elle-même, avec son

fonctionnement, les forces et les acteurs impliqués dans la dynamique sociale. Tournée vers l’avenir

la société autonome est une société d’espoir, car elle nourrit la foi dans ce futur qui doit être

expliqué d’avance. Finalement, ce passé, servant à fournir des bonnes solutions, et ce futur, investi

95

Ibid., p. 257. 96

Ibid., p. 307. 97

Ibid., p.307. 98

Ibid., p.307.

Page 74: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

58

de tant d’attentes, influencent les choix politiques présents. Ramené à son essence, « le débat

politique est un débat sur le changement possible et souhaitable ».99

L’idéologie moderne, non moins que le type de société qu’elle est censée appuyer, semble

s’être formée en opposition avec le discours politique religieux et la société traditionnelle.

Cependant, l’idéologie, prétendument rationaliste et empirique, récupère des éléments importants

du discours religieux concernant l’ordre séculier. Premièrement, sa composante prophétique

requiert la croyance et la spéculation pure. Car, malgré les pronostics les plus scientifiquement

fondés, l’avenir échappe à toute rationalisation et « n’est pas moins inscrutable que l’au-delà », à

cela près qu’il est de nature terrestre et humaine. Il remplace cet invisible céleste de jadis dont

dépendait la société hétéronome et crée les conditions pour une récupération des attentes investies

dans l’au-delà. Ensuite, la croyance religieuse exprime un effort d’unification du monde ; c’est une

entreprise d’abolition au niveau symbolique de ses contradictions, si angoissantes. Il s’agit de la

croyance dans l’unité de la terre et du ciel ou du visible et de l’invisible, grâce à la médiation, dans

la société chrétienne, de l’église et du prince.100

La « fascination de l’un » de la société hétéronome

se traduit en pratique par son caractère holistique, à savoir, par une forte tendance à subordonner les

parties au tout ou, dit autrement, les aspirations individuelles à un intérêt collectif, souvent plus

abstrait. La société holistique voit d’un mauvais oeil l’initiative personnelle, perçue comme étant

dangereuse pour le bien général.

L’idéologie subit une influence à long terme de la part de la croyance religieuse, notamment

en ce qui a trait à la quête millénaire de l’unité. Toute idéologie moderne, même la plus pluraliste

renferme une promesse d’unité collective. Elle espère pouvoir dépasser les divisions sociales et

l’opposition des intérêts et trouver un principe fédérateur qui unirait toutes les parties. La

particularité de l’idéologie communiste est d’exacerber les deux penchants profonds hérités de la

croyance religieuse, ceux qui concernent l’investissement symbolique du futur de tous les espoirs de

l’humanité et ceux qui touchent à la quête de l’unité.

99

Marcel Gauchet, « Croyances religieuses et croyances politiques », conférence vidéo tenue le 30 novembre

2000 et diffusée sur la vidéothèque numérique de l’enseignement supérieur Canal U. 100

Ibid. Ce rôle de médiation varie en fonction du type de société hétéronome. Par exemple, dans la société

primitive c’est le chaman qui a la fonction de relier le visible et l’invisible. Dans la société de l’Antiquité,

plusieurs mécanismes symboliques comme l’héroïcité ou la divination sont appelés à unifier le haut et le bas.

Page 75: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

59

Avec le régime communiste, l’approfondissement de la conscience historique atteint un

niveau sans précédent, analogique à une « cryptothéologie de la fin de l’histoire » porteuse du

« mirage d’une société qui serait enfin pleinement consciente d’elle-même ».101

Dans le sillage de

l’appareil conceptuel élaboré par Gauchet, nous détaillerons, dans la partie de la thèse visant la

conception officielle du temps en URSS, l’importance que l’instance du futur revêt dans l’idéologie

communiste d’État. Puisque la doctrine de l’État-Parti prône l’avènement de la société accomplie de

demain dont les contradictions sont irrévocablement supprimées, toute activité individuelle ou

collective dans la société communiste doit être tournée vers ce futur rédempteur justifiant le

sacrifice du présent. Dès lors, la catégorie sémantique de futur radieux communiste a valeur

d’argument politique, les lendemains qui chantent acquérant un pouvoir de légitimation politique

des décisions présentes. La primauté dans l’imaginaire politique communiste d’un avenir heureux

qu’on connaitraît d’avance creuse un abime entre la réalité concrète de la société soviétique et une

réalité idéologique. Nous compléterons au niveau théorique les considérations de Gauchet

concernant la forte orientation futuriste de l’idéologie officielle communiste par les réflexions

d’Alain Besançon102

, lequel se penche sur cette « réalité réelle » vécue au jour le jour par les

citoyens soviétiques et qui prend le contre-pied de la réalité idéologique.

De même, l’idéologie communiste radicalise l’aspiration à l’unité contenue dans la croyance

religieuse, car le projet de la construction de la société communiste de demain se propose, entre

autres, de dépasser les scissions et les séparations sociales. Il exige une mobilisation totale de la

société, toute volonté autre que celle qui mène au « règne de mille ans » communiste étant dénoncée

dans le discours officiel soviétique. La propagande d’État s’évertue, depuis ses origines, a montrer

la mesquinerie et l’égoïsme des objectifs individuels en exprimant un « rejet viscéral de la

démocratie » et une « grande hostilité envers les régimes libéraux »103

. En général, toute diversité

d’opinion est diabolisée par le régime. De même, ses politiques d’homogénéisation culturelle

restent, dans l’histoire, particulièrement méthodiques. Inspiré des textes de Gauchet, notre

argumentaire puise également, pour cette partie, dans les écrits de l’historien et économiste russe

Anatolij Višnevskij104

, dont la vaste recherche s’attache à montrer les particularités culturelles de la

101

Marcel Gauchet, La condition …, op. cit., p. 381. 102

Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, Paris, Calmann-Lévy, 1977. 103

Marcel Gauchet, La condition …, op. cit. 104

Anatolij Višnevskij, La faucille et le rouble, Paris, Gallimard, 2000.

Page 76: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

60

société russe en ce qui concerne la logique collective holistique, faisant en sorte que l’individu

devient implacablement soumis à la collectivité.

Les approches théoriques décrites plus haut comme celles de l’histoire des représentations,

les études du mythe, l’histoire de l’imaginaire et l’histoire des idées, toutes réunies sous la bannière

de l’histoire culturelle, nous incitent à explorer l’univers mental d’un groupe social ou d’une

époque. En l’occurrence, il s’agit de comprendre l’état d’esprit des individus ou de différents

groupes socioprofessionnels impliqués dans l’élaboration des documentaires historiques télévisés à

l’époque poststalinienne en Moldavie soviétique ou dans d’autres contextes historiques,

susceptibles de nous éclairer au sujet de l’imaginaire soviétique.

Toutefois, malgré l’importance primordiale des représentations, des idées et des sentiments

d’appartenance, on ne peut les séparer des pratiques sociales. En effet, l’intérêt d’une recherche

comme la nôtre consiste en sa capacité de saisir la manière dont le sens des documentaires

historiques télévisés se construit, non seulement à travers une aventure de l’imagination et de la

pensée, mais aussi sous l’effet des choix collectifs ou individuels, des agissements concrets et des

stratégies (sociales, professionnelles ou politiques) mises en œuvre dans la poursuite des objectifs

spécifiques. Le produit culturel est également conditionné par des rapports sociaux, des oppositions

ou des complicités qui entourent le processus de création.

8.4 La théorie du champ de production culturel et du pouvoir symbolique

Afin de replacer le documentaire historique produit à la télévision moldave soviétique dans

son contexte immédiat de production, il convient de reconstituer le dispositif des relations entre les

agents et les institutions impliqués dans sa production. Nous envisageons de mettre en valeur les

rapports de force qui s’établissent entre les diverses positions à l’intérieur du champ de production

des documentaires historiques télévisés.

Guidés par la théorie sociologique de Pierre Bourdieu axée sur la formation, la sélection et

Page 77: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

61

l’imposition des systèmes de classement105

, nous entendons, par « champ de production des

documentaires historiques », le réseau des relations qui s’établit entre agents sociaux

(professionnels de l’histoire, cinéastes ou cadres de Parti), groupes et institutions impliqués dans la

production filmique. Ce réseau de relations forme un espace structuré dans lequel les cinéastes, les

historiens et les institutions (la télévision, la Section d’Agitation et de Propagande du Parti

communiste, l’Académie des Sciences, etc.) occupent des positions plus ou moins privilégiées selon

le capital politique et symbolique dont ils disposent. La répartition inégale du capital symbolique

est, selon Bourdieu, le principe des confrontations qui animent le champ.

Le concept de champ, ainsi que les autres notions que celui-ci englobe tels que ceux de

position, de disposition, de prise de position, de capital symbolique, de capital culturel, de capital

social, etc., nous permettent de corréler les orientations des historiens et des cinéastes impliqués

dans la production filmique par rapport à l’idéologie officielle, avec les degrés d’opposition ou de

complicité de ces derniers face au pouvoir, ainsi qu'avec leurs enjeux spécifiques et leurs stratégies

d’ascension sociale et professionnelle.

Un éclaircissement s’impose quant à l’application du modèle théorique de Bourdieu au

contexte de la Moldavie soviétique de l’époque poststalinienne. Une analyse en terme de champ

concernant la République moldave des années 1960-1980 nous pousse en effet à déceler, dans un

premier temps, les principes de différentiation caractéristiques de son espace social. Car, au-delà de

l’image propagandiste de la société sans classe, les régimes communistes renferment des

collectivités assez stratifiées et hiérarchisées.

Selon Bourdieu, « dans le régime communiste, le principe de différenciation primordial est le

capital politique » 106

, le capital économique étant mis officiellement hors jeu en vertu d’une

position « antibourgeoise » et « anticapitaliste » de l’État communiste. Il existe toutefois des formes

d’accès aux avantages matériels en URSS qui passent par le capital politique. Celui-ci assure à ses

détenteurs une modalité d’appropriation des biens et des bénéfices des services publics. Le capital

politique peut à son tour être accumulé à l’aide d’un capital symbolique. Ainsi, le niveau

105

Pierre Bourdieu, Les règles de l'art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. 106

Pierre Bourdieu, Raisons pratiques : sur une théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.

Page 78: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

62

d’éducation, les origines ethniques ou territoriales, les compétences, les réseaux sociaux, etc., sont

des facteurs déterminants quant à la constitution d’un capital politique. Ces facteurs sont à même

d’influencer les positionnements dans le champ de la production des documentaires historiques des

agents les uns par rapport aux autres et de l'ensemble de ceux-ci face aux exigences

institutionnelles.

Un aperçu préalable de la dynamique des institutions dans leurs relations avec les

professionnels engagés dans la création des documentaires historiques télévisés rend compte des

enjeux économiques, sociaux et politiques de la production culturelle sous régime communiste,

mais aussi des enjeux identitaires ou relatifs à l’expression personnelle, artistique ou scientifique.

L’objectif étatique du maintien d’un monopole des significations identitaires suscite l’opposition

d’une partie des producteurs culturels qui usent ponctuellement des représentations filmiques afin

d’exprimer et de diffuser leur propre définition de l’identité moldave.

8.5 Études des sociétés communistes

En raison de son intérêt accru pour les politiques soviétiques identitaires, culturelles ou

économiques, la présente recherche s’inscrit dans la lignée des études des sociétés communistes.

Deux grandes tendances marquent les recherches autour du système politique communiste jusqu’à

l’ouverture des archives à la suite de la chute du mur de Berlin : l’école totalitarienne, qui s’impose

dans les années 1940-1960, et la perspective révisionniste, qui se concrétise vers la fin des années

1960. Bien qu’opposées l’une à l’autre, ces deux tendances vont s’enrichir mutuellement au fil du

temps en devenant plus nuancées et multivoques au tournant du XXIe siècle.

À ses origines l’école totalitarienne cherche à établir des modèles de fonctionnement du

régime communiste. Il s’agit des paradigmes qui supposent une société immobile car pratiquement

absorbée par le corps politique. L’école totalitarienne se penche sur les jeux du pouvoir, les

différentes lignes politiques, les institutions étatiques et les personnalités de leaders de Parti. Édifiée

en partie en réaction à l’école totalitarienne, le courant révisionniste s’intéresse au contraire aux

phénomènes sociaux liés à l’urbanisation, aux changements démographiques et au quotidien des

gens soviétiques. Dans son ouvrage de référence Le stalinisme au quotidien : la Russie soviétique

dans les années 1930, Sheila Fitzpatrick montre la façon dont certains citoyens soviétiques utilisent

Page 79: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

63

à leur avantage les purges staliniennes pour écarter un concurrent de travail ou un voisin

incommode d’appartement communautaire (kommunalka). S’attachant à montrer la dynamique

sociale dans le système communiste, l’école révisionniste mène à reconsidérer l’image du citoyen

soviétique en tant que rouage et victime par la force des choses. Dans la lignée de la recherche de

Sheila Fitzpatrick, la présente étude de l’imaginaire soviétique officiel part de l’idée que le régime

communiste est d’une manière ou d’une autre basé sur un consensus social. L’un des objectifs de

recherche est de surprendre les formes du compromis qui s’établit entre un pouvoir à prétention

totalitaire et les producteurs culturels (intellectuels et artistes), réduits au rôle de propagandistes.

Avec la chute du communisme qui entraîne l’ouverture des frontières et des archives

soviétiques, les recherches sur l’URSS explosent en Occident, le matériel empirique et les sources

primaires étant plus accessibles aux historiens. De nouvelles générations de chercheurs des espaces

ex-communistes s’initient aux théories et aux méthodes de recherche élaborées dans le cadre des

sciences sociales occidentales, en enrichissant leurs perspectives de leur expérience culturelle. Des

revues électroniques comme Neprikosnovennyj zapas107

et Ab imperio108

, pour ne citer que les

ressources qui ont le plus nourri notre propre démarche, voient le jour. Il est question ici des projets

intellectuels collectifs qui tendent à enrichir l’étude des sociétés communistes de toutes les

disciplines et directions développées au sein des sciences humaines et sociales : des théories de

nation building aux études de genre et à l’exploration de différents régimes de représentations (arts,

mode, médias, sous-cultures).

Dans la présente recherche nous cherchons à mettre à profit les acquis de la recherche

moderne sur l’URSS en nous inspirant à la fois de la perspective totalitarienne, avec des auteurs

d’une considérable érudition historique comme Martin Malia109

et Alain Besançon, et d’une histoire

sociologisante, avec des historiens comme Moshe Lewin, Wladimir Bérélowitch et Nicolas Werth.

Malgré la posture de « juge de l’Histoire » que certains totalitariens adoptent dans leurs analyses du

régime communiste, ils ont souvent produit, à partir de sources secondaires, des travaux d’un grand

intérêt qui s’enracinent dans la tradition de la philosophie politique. Plusieurs de ces ouvrages ont

107

Neprikosnovennyj zapas, (trad. du russe : Réserve intangible) à l’adresse : http://magazines.russ.ru/nz/ 108

Ab imperio à l’adresse : http://abimperio.net/ 109

Historien réputé plutôt conservateur, Martin Malia bifurque, à un certain moment de sa trajectoire, vers

une histoire intellectuelle et une histoire des idées. Voir par exemple Martin Malia, La tragédie soviétique.

Histoire du socialisme en Russie, 1917-1991, Paris, Seuil, 1995.

Page 80: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

64

stimulé notre recherche. 110

En même temps, dans la mouvance des études révisionnistes, nous nous

penchons, par exemple, sur les particularités démographiques ou sur celles de l’urbanisation de la

Moldavie, dans la mesure où ces phénomènes contribuent à notre compréhension des habitudes des

producteurs culturels impliqués dans l’élaboration des documentaires historiques télévisés. Nous

sommes également consciente de l’importance des sources primaires dans l’interprétation des

représentations filmiques, interprétation qui peut rapidement tomber dans l’abstraction sans l’appui

de documents d’archives, de témoignages, d’articles de la presse du temps, etc.

9. Sources

9.1 Corpus filmique

Afin de satisfaire à l’objectif général de notre recherche, celui de comprendre les

significations produites par la propagande soviétique en Moldavie au moyen du documentaire

historique télévisé, nous avons avant tout constitué un corpus de documentaires historiques. Trente-

deux documentaires créés dans les studios de la station locale de télévision de la République

Soviétique Socialiste Moldave, entre 1961-1989, constituent le corpus filmique organisé selon

l’intérêt spécifique de notre recherche.111

Généralement, l’unité de recherche des représentations

filmiques analysées dans la présente étude est le plan. Ponctuellement, les photogrammes,

séquences, récits filmiques et procédés de montage peuvent être également analysés en étant mis en

relation chacun avec son correspondant. Ainsi une séquence sera comparée avec une autre

séquence, un photogramme avec un autre, etc.

Nous avons sélectionné les films documentaires qui se définissent explicitement comme

historiques, bien que la plupart des films documentaires produits en Moldavie pendant cette période

incluent une dimension historique. Nous avons eu la possibilité de visionner et de copier ces

documentaires historiques aux Archives Nationales de la République de Moldavie, à la section

« Matériaux audiovisuels », et dans les Archives de l’institution publique nationale Teleradio

Moldova, héritière du Comité de Radiodiffusion et de Télévision de l’époque de la Moldavie

soviétique.

110

Voir par exemple Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, Paris, Calmann-Lévy, 1994. 111

La liste complète des documentaires historiques peut être consultée en annexe à la fin de la thèse.

Page 81: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

65

L’usage des sources filmiques dans l’étude des significations (thèmes, arguments,

représentations symboliques) de la propagande soviétique en Moldavie ne se limite cependant pas

aux documentaires historiques télévisés. Nous faisons appel à l’occasion, afin d’accuser, par

exemple, une tendance idéologique, aux œuvres de référence du cinéma soviétique comme

Aleksandr Nevski de Sergej Eisenstein. Afin de mieux comprendre le climat politique ou social au

niveau local, la présente recherche se tourne également vers les documentaires d’un genre différent

produits par le studio « Telefilm-Chisinau ». Il s’agit des films agraires, de popularisation

scientifique ou qui portent sur la politique soviétique externe. Aussi, de manière plutôt

exceptionnelle, dans le but de suivre l’usage diminué ou au contraire amplifié d’un thème

propagandiste, nous nous tournons vers les documentaires historiques créés au studio

cinématographique Moldova-film, lequel relevait du Ministère de la culture de la RSSM et non pas

du Comité d’état de radio et de télévision comme le studio « Telefilm-Chisinau ». Cet éloignement

de notre corpus de base est justifié non seulement par une politique culturelle commune à laquelle

devaient se plier toutes les sphères artistiques, mais aussi par le fait que la plupart des auteurs de

documentaires historiques télévisés travaillaient également à Moldova-film ou ont fréquenté les

mêmes institutions d’enseignement spécialisé que les cinéastes de ce studio cinématographique.

9.2 Sources archivistiques

Plurivalents, les phénomènes de l’imaginaire sont difficiles à saisir dans leur rapport à la

réalité, ce qui nous mène à mobiliser plusieurs catégories de sources dans l’intention d’éviter les

écueils typiques d’une recherche en histoire de l’imaginaire. Ces écueils sont la généralisation et la

méconnaissance de la particularité d’une expérience pratique au profit d’un raisonnement abstrait.

Nous avons consulté, en premier lieu, nombre de documents d’archives partagés en deux

catégories : les dossiers provenant des institutions centrales, situées à Moscou, la métropole de

l’empire soviétique, et les archives produites par les organismes étatiques locaux de la République

Soviétique Socialiste Moldave.

À l’époque soviétique, la production télévisée est soumise à un contrôle drastique, sorte de

filet dense de ressorts de vérification à tous les niveaux du pouvoir surveillant le contenu du

documentaire historique examiné. Ces moyens de contrôle vont de soi-disant comités citoyens,

assignés à réagir aux éventuels dérèglements dans la télédiffusion, aux plus hautes structures du

Parti communiste de l’URSS. Dans tout cet engrenage de surveillance du contenu télévisé, nous

Page 82: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

66

délimitons les quatre instances les plus déterminantes : deux relèvent du pouvoir central et deux

autres tiennent du niveau local.

9.2.1 Les dossiers provenant de l’appareil du pouvoir central :

Il s’agit plus exactement des documents émanant de la Section d’Agitation et de Propagande

et de la Section des organisations politiques des républiques (le secteur responsable de l’Ukraine et

de la Moldavie) du Comité Central du Parti communiste de l’Union Soviétique et des dossiers

produits par le Comité de Radiodiffusion et de Télévision pour le Conseil des Ministres de l’URSS.

Ce dernier est l’institution qui encadre le travail de la radio et de la télévision dans la métropole

soviétique. Nous avons eu accès aux dossiers provenant des organes centraux et supérieurs du Parti

communiste de l'Union soviétique aux Archives nationales d'histoire contemporaine de la

Fédération de Russie (ANHCFR), lesquels contiennent des fonds d'archives pour la période

comprise généralement entre 1952 et 1991. Ci-après se trouvent quelques exemples de dossiers

consultés aux ANHCFR :

Notes et informations concernant le déroulement des congrès des partis communistes dans

les républiques soviétiques ; remarques, commentaires, propositions faites par les dirigeants

républicains ou par les travailleurs dans les usines et les fabriques lors des réunions politiques dans

les entreprises relativement aux décisions des dirigeants communistes.112

Notes concernant les réactions de la population relativement aux décisions du Comité

Central du Parti communiste de l’URSS et du Conseil des Ministres de l’URSS.113

Sténogrammes des réunions des travailleurs idéologiques concernant l’exécution des

décisions du Comité Central du Parti communiste de l’URSS.114

Arrêtés du Comité Central du Parti communiste de l’URSS concernant les mesures dans le

combat contre la propagande de l’ennemi.115

112

Voir un exemple de ce type de dossier dans le fonds 5, inventaire 31, dossier 110, Archives nationales

d'histoire contemporaine de la Fédération de Russie. 113

Voir un exemple de ce type de dossier dans le fonds 5, inventaire 31, dossier 162, Archives nationales

d'histoire contemporaine de la Fédération de Russie, p.102. 114

Voir un exemple de ce type de dossier dans le fonds 5, inventaire 33, dossier 132, Archives nationales

d'histoire contemporaine de la Fédération de Russie.

Page 83: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

67

Les dossiers du Comité Central du Parti communiste de l’URSS relatifs à l’activité

idéologique et de coordination des républiques nous font prendre conscience de l’ampleur de la

centralisation du pouvoir soviétique et nous donnent une image d’ensemble de sa gouvernance au

niveau concret des communications entre les organes centraux et les structures locales. Aussi, ils

nous font voir les particularités, du point de vue du pouvoir soviétique, de la république moldave

comme, par exemple, son profil agraire mis constamment de l’avant dans les indications d’ordre

propagandiste ou son annexion tardive à l’URSS que les idéologues doivent prendre en compte dans

leur travail. Les types de dossiers nommés ci-dessus nous aident à mettre en perspective la relation

du pouvoir central aux apparatchiks moldaves. Ces documents montrent également en détail le

processus du travail idéologique de même que le mécanisme de transmission d’échelon en échelon

des nouvelles directives. Ils nous donnent une idée, bien que déformée, du climat social à travers les

comptes rendus des commentaires issus de la population soviétique, cueillis avec soin par les

services de sécurité. Finalement, les documents provenant du CC du Parti communiste de l’URSS

nous montrent le rôle assigné à la télévision de même que celui attribué au documentaire télévisé

dans le vaste engrenage propagandiste soviétique.

Pour ce qui est des documents produits par le Comité moscovite de Radiodiffusion et de

Télévision, ils ont pu être consultés aux Archives d’État de la Fédération de Russie (GARF). Nous

avons pris connaissance des dossiers suivants :

Rapports d’activité de la direction des stations locales du Comité de Radiodiffusion et de

Télévision pour le Conseil des Ministres de l’URSS (notes concernant le travail des Comités

républicains de Radiodiffusion et de Télévision).116

La direction des stations locales du Comité de Radiodiffusion et de Télévision auprès du

Conseil des Ministres de l’URSS – plans de production des films télévisés aux studios des Comités

de Radiodiffusion et de Télévision républicains.117

115

Voir un exemple de ce type de dossier dans le fonds 5, inventaire 33, dossier 106, Archives nationales

d'histoire contemporaine de la Fédération de Russie, p. 24. 116

Voir ce genre de dossier pour l’année 1965 dans le fonds 6903, inventaire 4, dossier 141, Archives d’État

de la Fédération de Russie. 117

Voir ce genre de dossier dans le fonds 6903, inventaire 4, dossier 164, Archives d’État de la Fédération de

Russie.

Page 84: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

68

Sténogrammes des réunions des dirigeants du Comité de Radiodiffusion et de Télévision

auprès du Conseil des Ministres de l’URSS avec les présidents des Comités de Radiodiffusion et de

Télévision républicains.118

Rapports d’activité du département des messages119

du Comité de Radiodiffusion et de

Télévision auprès du Conseil des Ministres de l’URSS.120

Rapports d’activité du Comité de Radiodiffusion et de Télévision auprès du Conseil des

Ministres de l’URSS.121

Etc.

La structure administrative des institutions républicaines et locales encadrant le travail de la

radio et de la télévision est calquée sur celle du Comité de Radiodiffusion et de Télévision de

l’URSS, qui dispose d’importants ressorts bureaucratiques de coordination des médias audiovisuels

régionaux. Le vocabulaire officiel fait un usage itératif de l’expression « à l’image de » pour

qualifier la relation des comités de radiotélévision régionaux au Comité moscovite.122

Le « centre »

exerce son contrôle sur les comités de radiotélévision républicains et locaux principalement au

moyen de deux de ses unités administratives : la direction des stations locales et la direction des

échanges des émissions entre les Comités de radiotélévision de l’URSS. Les fonctions de ces

directions sont, entre autres, la vérification du contenu idéologique des émissions et la supervision

de l’exécution par les Comités républicains et locaux de radiotélévision des directives

gouvernementales concernant leur travail, l’élaboration des plans thématiques d’émissions pour les

téléastes régionaux, l’organisation des formations professionnelles, le maintien d’un esprit

118

Voir ce genre de dossier dans le fonds 6903, inventaire 1, dossier 662, Archives d’État de la Fédération de

Russie. 119

Le département des messages du Comité de Radiodiffusion et de Télévision soviétique, central ou local,

est destiné à traiter les échos parvenus par la poste de la part de la population concernant les émissions radio

ou télévisées. Il est responsable du comptage, du triage thématique et de la synthèse des doléances des

auditeurs ou des spectateurs, etc. 120

Voir ce genre de dossier dans le fonds 6903, inventaire 1, dossier 680, Archives d’État de la Fédération de

Russie. 121

Voir ce genre de dossier dans le fonds 6903, inventaire 1, dossier 674, Archives d’État de la Fédération de

Russie. 122

Dans un des sténogrammes de rencontre entre les dirigeants du Comité moscovite de Radiodiffusion et de

Télévision avec les présidents des comités républicains et régionaux, ces derniers, questionnés par le président

de la Radiotélévision centrale à propos d’une éventuelle modification administrative au niveau régional,

répondent unanimement : « Nos structures sont à l’image de la vôtre », fonds 6903, inventaire 1, dossier 663,

Archives d’État de la Fédération de Russie.

Page 85: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

69

d’émulation entre les Comités à la radiotélévision régionaux par la sélection et la diffusion à travers

l’URSS des meilleures émissions régionales. En outre, la direction du Comité de radiotélévision

moscovite veille à l’uniformisation des normes salariales et professionnelles et au fonctionnement

général des Comités de radiotélévisions républicains et locaux.

Les archives produites par le Comité de Radiodiffusion et de Télévision de l’URSS nous

aident à prendre la pleine mesure de l’investissement idéologique du média télévisé et du

télédocumentaire, vu par les officiels comme un moyen rapide d’amélioration de la production

télévisée.123

Ces dossiers nous donnent aussi une idée de l’évolution de la télévision en URSS et

contribuent à une meilleure compréhension du contenu des télédocumentaires étudiés.

9.2.2 Les archives provenant des institutions de la République Soviétique Socialiste

Moldave

La présente recherche utilise également des sources archivistiques moldaves qui fournissent

des informations de première main sur les conditions politiques et professionnelles de la diffusion

propagandiste via le documentaire historique télévisé. Nous avons consulté les dossiers émis par le

Comité Central du Parti communiste de la RSSM aux Archives des Organisations Sociopolitiques

de la République de Moldavie et les documents produits par le Comité républicain de

Radiodiffusion et de Télévision aux Archives Nationales de la République de Moldavie, les deux

institutions étant situées à Chisinau. Nous avons également eu recours aux dossiers conservés dans

les Archives de Teleradio Moldova124

. Il est important de mentionner que les dossiers conservés

dans ces archives ne sont pas inventoriés, ce qui rend leur dépouillement parfois difficile. Les

dossiers provenant du Comité Central du Parti communiste moldave contiennent les :

correspondances entre la Section d’Agitation et de Propagande du Comité Central du Parti

communiste moldave et le Comité républicain de télévision et de radiodiffusion (directives,

123

Voir à ce propos « Arrêté numéro 8 du Comité de Radiodiffusion et de Télévision auprès de Conseil des

Ministres de l’URSS concernant le développement ultérieur de la télévision soviétique », fonds 6903,

inventaire 1, dossier 678, Archives d’État de la Fédération de Russie, p. 6. 124

Depuis le démantèlement du régime communiste en Moldavie, l’ancien Comité de radiodiffusion et de

Télévision a changé plusieurs fois de nom pour devenir aujourd’hui Teleradio Moldova, institution publique

de l’audiovisuel. Dans notre thèse, cet organisme apparaît aussi sous l’appellation de Compagnie Publique de

la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de Moldavie.

Page 86: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

70

ordonnances, documents visant le recrutement des cadres pour la télévision, y compris pour la

rédaction artistique « Telefilm-Chisinau » chargée de la production des films documentaires).

rapports annuels d’activité du Comité moldave de Radiodiffusion et de Télévision soumis

au Comité Central du Parti communiste moldave.

informations concernant l’activité de l’Institut de l’histoire du Parti auprès du CC du Parti

communiste de la Moldavie.

informations, notes et lettres adressées au Comité Central du Parti communiste moldave

relativement au travail idéologique dans les institutions médicales et d’enseignement, celles aux

profils artistique et scientifique et dans les ministères et autres organisations étatiques.125

plaintes et réclamations reçues par le Comité Central du PC moldave de la part de la

population.

Les dossiers du Comité de radiodiffusion et de télévision auprès du Conseil des Ministres de

la RSSM contiennent les126

:

directives provenant du Comité d’État de Télévision et de radiodiffusion de l’URSS établi à

Moscou (à la direction centrale des télévisions locales des républiques nationales).

procès verbaux du Conseil artistique auprès de la Télévision.

consignes du directeur de rédaction artistique « Telefilm-Chisinau » visant l’activité et

l’effectif des cadres professionnels (engagements, blâmes, sanctions, indications visant la formation

des équipes de tournage, ordres concernant la rémunération supplémentaire pour les performances

dans le travail).

scénarios des documentaires avec les contrats de commandes attachés.

fiches de montage (contenant la description détaillée des cadres filmiques, mais aussi des

répliques et des observations concernant la mise en scène). Les fiches de montages sont importantes

parce qu’elles utilisent le plus souvent des syntagmes verbaux qui expriment le mieux les clichés

visuels exigés par la section de la propagande.

125

Voir un exemple de ce type de dossier dans le fonds 51, inventaire 62, dossier 4, Archives des

Organisations Sociopolitiques de la République de Moldavie. 126

Le fonds 3308 des Archives Nationales de la République de Moldavie est entièrement dédié aux dossiers

produits par le Comité de Radiodiffusion et de Télévision de la République Soviétique Socialiste Moldave

pendant toute la durée de son existence, à savoir de 1958 à 1991.

Page 87: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

71

etc.

Les archives de la radiotélévision soviétique moldave nous renseignent, entre autres, sur la

composition ethnique du personnel, sur le système de rémunération des employés et sur les

positions prises par l’historiographie officielle face aux informations d’ordre historique comprises

dans les documentaires télévisés, données susceptibles de nous faire comprendre les conditions

institutionnelles dans lesquelles évoluaient les téléastes moldaves.

9.3 Informations recueillies auprès des professionnels et textes mémorialistes

Une autre source importante dans le cadre de la présente recherche est celle des

renseignements collectés auprès de professionnels et de cadres impliqués dans la production du

documentaire historique télévisé : cinéastes, scénaristes, historiens, responsables idéologiques et

administratifs du Comité moldave de radiotélévision ou de la Section d’Agitation et de Propagande

du Comité Central du Parti communiste moldave.127

Ces informations réfèrent au vécu des

professionnels, aux réseaux relationnels participant d’une dynamique sociale du milieu ou aux

expériences des collaborations entre les différentes catégories professionnelles, comme par exemple

les cinéastes et les consultants historiques. Aussi, elles nous permettent de connaître les trajectoires

personnelles des individus qui ont touché au travail propagandiste : éducation, parcours personnels

et professionnels, choix politiques et croyances idéologiques. Il s’agit de données susceptibles de

révéler la configuration du champ de production des documentaires historiques télévisés. Comme

dans le cas des textes mémorialistes publiés après la chute du communisme en Moldavie, qui

constituent une autre de nos sources, les renseignements collectés auprès des professionnels et des

responsables du Parti communiste moldave ne peuvent être pris à la lettre. Afin de faire un usage

averti des affirmations recueillies lors des rencontres avec les employés de jadis de la

radiotélévision ou du Comité Central moldaves ou lues dans les mémoires, il convient de les

confronter aux autres sources ou de les contextualiser en laissant délibérément une place d’honneur

aux subjectivités – un domaine où même les oublis, les dénégations et les mensonges parlent leur

langage chiffré.

127

La liste complète des professionnels interviewés se trouve à la fin de la thèse, dans la section des annexes.

Page 88: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

72

9.4 Presse écrite soviétique

En outre, nous avons procédé à un triage systématique des plus importants périodiques

moldaves de l’époque soviétique (revues culturelles, officiels du Parti communiste, quotidiens,

presse à l’usage des idéologues et des propagandistes, etc.) afin de constituer un corpus d’articles

destinés aux documentaires produits dans les studios de la Moldavie soviétique. Nous avons

également consulté des articles de la presse moldave contenant des déclarations des officiels

moldaves par rapport aux différentes politiques de l’État-Parti, à la mission propagandiste de

l’intelligentsia de création moldave et à la place de la Moldavie en général dans la « famille des

peuples soviétiques ».

Nous avons en outre eu recours à la presse soviétique centrale, une attention particulière étant

accordée à deux revues spécialisées : Iskusstvo kino (L’art du cinéma), mensuel destiné aux

professionnels du cinéma, et Sovetskoe televiden’e i radioveŝanie (La radiotélévision soviétique),

éditée à l’intention des professionnels et des cadres des médias audiovisuels. Les deux revues

remplissent la tâche de baromètre idéologique pour les travailleurs du milieu cinématographique et

télévisuel. Elles rendent compte des raisonnements, des considérations et des arguments

idéologiques dans la production audiovisuelle, qu’il s’agisse de la construction de la figure du héros

soviétique ou de l’image du « peuple » au grand ou au petit écran.

9.5 Autres sources

Dans le but de comprendre le contenu historiographique des documentaires télévisés, la

présente recherche fait appel à quelques ouvrages scientifiques dédiés à l’historiographie soviétique

moldave. Toutefois, des livres d’historiens moldaves de l’époque soviétique sont à l’occasion

consultés et même analysés dans ces pages. Il s’agit d'ouvrages particulièrement révélateurs du rôle

idéologique de la discipline historique en Moldavie soviétique. Ces écrits rendent compte des

thèmes et des arguments propres à la vision historique de l’État-Parti, des stratégies discursives

appelées à soutenir les politiques soviétiques identitaires ou des « grandes personnalités de l’histoire

moldave ». L’historiographie officielle s’impose au documentaire historique, ainsi qu’on le verra

ultérieurement dans la thèse, comme une référence majeure et le plus souvent inévitable.

Page 89: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

73

L’analyse des représentations filmiques nous incite également à chercher les mêmes

connotations visuelles ou procédés discursifs de symbolisation dans d’autres produits culturels de

l’époque soviétique comme, par exemple, des oeuvres littéraires et picturales, des affiches de

propagande, des emblèmes officiels et même des timbres.

10. Les méthodes et les techniques de recherche employées

Grâce à la mobilité de son image et la superposition de celle-ci avec le discours sonore, le fait

filmique se prête à de multiples modalités d’analyse. Moyennant une analyse de contenu des

documentaires historiques, nous avons dégagé, au stade initial de la recherche, les différentes

représentations à connotations temporelles, spatiales ou héroïques comme, par exemple, le paysage

agraire ou les diverses figures héroïques ainsi que les représentations auxiliaires composant le

contexte narratif et filmique des principales catégories d’images examinées. C’est le cas notamment

des représentations filmiques de grues de construction, de la foule, de l’enfant, du train ou des

vestiges historiques architecturaux, toutes images investies d’une valeur symbolique dans le cadre

de la propagande soviétique.

Le contenu des documentaires a été traité quantitativement et qualitativement. Les

représentations type de la propagande filmique télévisée ont été mises en évidence à la suite d’un

comptage de leurs occurrences dans les documentaires historiques. Nous avons recouru

ponctuellement à une analyse filmique sérielle, approche qui, dans la conception de Marc Ferro,

consiste à constituer des séries d’unités d’analyse (photogrammes, plans, séquences) à partir d’un

corpus des films.128

Le fait de dégager les stéréotypes de la propagande soviétique télévisé révèle

par un effet de contraste les figures différentes, voire non-conformes, à l’idéologie soviétique, du

temps, de l’espace et du héros. Conformément à l’hypothèse du détournement du message

propagandiste par certains cinéastes, les représentations non-conformes sont perçues dans le

contexte de la présente recherche comme porteuses d’une sensibilité et d’une vision autre que celle

préconisée par l’État-Parti.

128

L’analyse sérielle sera exposée plus en détail dans la partie de la thèse concernant les représentations de

l’espace dans le documentaire historique télévisé moldave.

Page 90: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

74

Une analyse qualitative de contenu permet de révéler les modalités de fabrication des

représentations symboliques de la propagande soviétique télévisée en Moldavie. Il s’agit des

procédés filmiques, narratifs et discursifs mobilisés pour la création des images qui éveillent

l’émotion et l’adhésion des spectateurs moldaves aux politiques et à l’idéologie de l’État soviétique.

Ce volet de l’analyse de contenu a été approfondi par des éléments d’analyse filmique, appliqués

dans le but de faire ressortir le langage cinématographique à l’œuvre dans les documentaires

historiques télévisés et sa portée symbolique et idéologique. L’analyse filmique nous aide à voir la

manière dont le documentaire télévisé procède à une mise en images des thèmes issus de

l’historiographie officielle et, de manière générale, des catégories de l’idéologie soviétique.

L’analyse de contenu est également complétée à l’occasion par des notions d’analyse narrative qui

nous font comprendre les ressorts proprement narratifs de la construction de certaines

représentations filmiques. Il est utile également de prolonger l’analyse de contenu par une analyse

du discours afin de mettre en évidence les arguments historiques et politiques du discours du

documentaire télévisé.

Aussi, l’analyse de contenu autorise une mise en relation des représentations façonnées dans

le cadre du documentaire historique avec son contexte de production. Il s’agit de comprendre la

création filmique et télévisée dans son lien avec les différentes politiques (identitaires,

économiques, culturelles) de l’État-Parti en Moldavie. Nous avons essayé de surprendre le lien

entre les changements politiques et les variations ou la disparition des représentations symboliques

véhiculées par le documentaire télévisé. À l’aide de l’analyse de contenu, certaines représentations

filmiques apparaissent comme des reflets de croyances sociales, d’idéologies latentes ou de

phénomènes sociaux de masse, tel l’urbanisation rapide de la Moldavie soviétique.

Il est difficile de mesurer la réception des documentaires historiques à l’époque même de la

diffusion de ces films. Le public de ces films a laissé très peu de traces « physiques » de sa

réception, et moins encore qui soient fiables. Les recensions dans les journaux ou les rapports de

« la rédaction chargée du travail avec les réactions du public » ayant fait aussi partie du projet

propagandiste, les données que ces documents véhiculent sont visiblement manipulées. Nous

poursuivons pour autant le but de rendre compte de la manière dont les films documentaires ont

anticipé leur réception tout en la construisant. Cette approche consiste à présumer l’adéquation entre

Page 91: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

75

la réception construite dans la structure interne du film documentaire et la réception concrète de son

public réel.

Parmi les autres méthodes de recherche employées au profit de cette thèse, il y a le

dépouillement des archives et l’entretien semi-directif avec des éléments d’histoire de vie. Seize

entrevues ont été réalisées avec des professionnels et des cadres impliqués dans la production des

documentaires historiques télévisés moldaves. Celles-ci nous ont permis, entre autres, de déterminer

les orientations des professionnels dans le cadre de la dynamique du champ de production des

documentaires historiques et d’estimer le degré d’intentionnalité dans le détournement du message

idéologique. L’entretien a porté sur les questions du choix des thèmes historiques, de la sélection

des témoins et des sources historiques (photos, documents) utilisées dans les films, de la

collaboration des différents professionnels et sur les trajectoires personnelles des informateurs.

Finalement, nous exploitons l’analyse historique comparative dans le but de révéler les

systèmes de représentations dont l’imaginaire soviétique officiel tire profit en leur empruntant des

schémas d’idéation et de symbolisation. Ces systèmes de représentations sont souvent produits par

des sociétés éloignées dans l’espace et dans le temps du régime communiste. Il convient de mettre

en évidence l’ascendance de l’imaginaire soviétique au moyen de l’analogie de certaines de ses

représentations avec des images symboliques bien plus anciennes.

Page 92: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval
Page 93: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

77

IIE PARTIE : LES FIGURES DU TEMPS DANS LE DOCUMENTAIRE

HISTORIQUE TÉLÉVISÉ

11. Temps et histoire

Le documentaire historique produit à la télévision moldave entre les années 1960 et 1980

livre à ses spectateurs une conception sous-jacente du temps historique qui s’exprime à travers des

images et des symboles filmiques à sémantique temporelle. Cette conception officielle du temps

historique, que les propagandistes de « Telefilm-Chisinau » mettent en représentation, est une

catégorie structurante du récit historique soviétique. La perspective historique qui émane de

l’idéologie communiste contribue à légitimer le régime soviétique et à créer une identité commune

sur l’ensemble des territoires de l’URSS. Elle fonde ses analyses et explications sur une idée

particulière du temps de l’Histoire. La conception soviétique du temps historique est un instrument

étatique d’imposition aux citoyens d’une façon de vivre le temps présent et de considérer le passé

de manière à permettre un contrôle maximal de l’activité symbolique et sociale dans le futur.

Le documentaire télévisé met à l’œuvre des modalités proprement cinématographiques de

symbolisation de la succession des époques dans le récit de la « nation moldave socialiste », de la

rupture et de la continuité historiques ; le temps filmique ordonne « les temps » par le truchement

des techniques de tournage et de montage. La durée du documentaire historique, le rythme des

mouvements dans le cadre et la succession des plans, le discours verbal (commentaires ou

témoignages) dans le film et la musique sont autant d’outils dont les téléastes se servent dans le but

de transposer à l’écran une conception du temps en accord avec l’idéologie officielle.

L’étude des représentations du temps élaborées dans le cadre de la production télévisée de

l’époque communiste renvoie aux problématiques variées comme les origines idéologiques et les

principes de constitution du récit historique soviétique en général et de l’historiographie soviétique

moldave en particulier, domaines qui conditionnent de près le discours des documentaires télévisés

étudiés. Les enjeux politiques et idéologiques de la conception soviétique du temps se retrouvent

ainsi au cœur de l’ensemble du questionnement mené dans la présente partie de la thèse. Les usages

des représentations temporelles dans le contexte du projet soviétique de construction de la nation

moldave socialiste, et dans le sens d’une stratégie d’autopromotion de la nomenklatura moldave à

Page 94: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

78

travers le potentiel de production agroalimentaire de la RSSM, jouiront d’une attention particulière

dans la présente partie de la recherche.

L’étude de la conception filmique du temps pose également la question de la représentation

du temps mise en œuvre dans le documentaire historique moldave et des modalités discursives et

visuelles d’élaboration des représentations porteuses de la vision historique promue par l’État-Parti.

Les téléfilms produits à la télévision moldave des années 1960-1990 offrent des exemples éloquents

d’appropriation du temps de l’histoire par le langage filmique, qui lui-même repose sur plusieurs

principes d’organisation du temps du film.

En dernier ressort, la réflexion sur la temporalité historique contenue dans le discours télévisé

moldave des années 1960-1989 suscite des interrogations concernant la diversité culturelle des

représentations relatives au temps et à ses instances, les conditions intellectuelles et sociales

spécifiques de l’émergence d’une perception historique du temps dans l’Europe occidentale des

XVIIIe-XIX

e siècles et les modalités proprement historiques d’appréhender le temps. Toutes ces

pistes de recherches, qui s’inscrivent dans la vaste problématique de l’histoire du rapport au temps

des sociétés humaines, sont susceptibles de conduire à une intelligibilité renouvelée de l’idéologie

soviétique et de l’imaginaire édifié par l’Agit-prop.

*

La condition temporelle de l’être humain le rend sensible au passage du temps. Elle l’oblige à

penser le temps et à constituer les modalités de son organisation. Le vécu collectif engendre une

perception du temps partagée et un ordre du temps dominant dans le groupe. La diversité des

expériences collectives du temps, selon les horizons culturels, détermine différentes manières de se

représenter, d’ordonner et de vivre le temps.

Dans le but de produire une grille d’analyse de la conception soviétique du temps historique,

la présente recherche puise en premier dans la pensée de François Hartog, dont la notion de régime

Page 95: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

79

d’historicité prend en considération la pluralité des ordres du temps1 selon les lieux, les temps et les

sociétés. Peu intéressé par l’expérience individuelle du temps, Hartog s’interroge plutôt sur les

aspects collectifs et ontologiques de nos rapports au temps.2 Constitutif d’un ordre du temps, le

régime d’historicité serait, dans un sens large, « la façon dont une société traite son passé et en

traite »3. Dans une acception plus restreinte, le terme de régime d’historicité renvoie aux modalités

particulières, propres à chaque culture, de mettre en relation les trois instances temporelles – le

passé, le présent et l’avenir. Le régime d’historicité est également susceptible d’éclairer le rapport

dans une société donnée entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente. Ce rapport dépend

directement de l’importance accordée à chaque catégorie temporelle dans un ordre du temps. De

quel « côté temporel » penche la conscience collective : se projette-t-elle dans le passé, dans

l’avenir ou se fixe-t-elle dans le présent ?

Notion à visée anthropologique, le régime d’historicité est envisagé de manière à relativiser

la dichotomie traditionnelle constamment débattue dans les sciences sociales occidentales entre

mythe et histoire.4

Cette séparation théorique veut que les sociétés humaines développent

essentiellement deux façons d’imaginer et d’articuler le passé, le présent et le futur de la

collectivité. Il existerait une différence fondamentale entre la façon « d’être au temps »5 des sociétés

archaïques, primitives actuelles ou des collectivités traditionnelles, qui régissent leur

fonctionnement et leur univers mental en fonction du mythe, récit de fondation à caractère véridique

affirmé, et les sociétés modernes, dites « complexes », qui déploient une conscience historique. La

mentalité mythique reposerait sur l’imagination, les rêves et la divination, tandis que la conscience

1 Syntagme générique pour désigner l’ensemble des moyens de jalonner le temps vécu et de le gérer, les

systèmes chronométriques comme les calendriers et les chronologies (listes de rois, années sénatoriales

romaines, etc.), les plans soviétiques quinquennaux, etc., étant les expressions les plus concrètes et appliquées

d’un ordre du temps. Voir à ce propos, Krzysztof Pomian, L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984. 2 François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, p.27.

3 Ibid., p.19.

4 Ibid., p. 20.

5 Expression initiée par François Hartog qui signifie la modalité de conscience de soi d’une collectivité

humaine qui résulterait de ses expériences du temps et de ses modes de rapport au temps. Voir François

Hartog, Régime…, op.cit.

Page 96: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

80

historique, positiviste et « rationnelle », s’appuierait sur la connaissance, voire la science, et les faits

historiques. 6

De nombreuses études en sciences sociales contestent l’opposition binaire mythe-histoire en

invoquant la persistance et la recomposition continue dans l’imaginaire social de l’élément

mythique au sein de la société moderne et postmoderne. Comme le rappelle Marc Augé, chacun

mythologise son histoire dès lors qu’il a quelque chose à transmettre.7 Claude Lefort affirme qu’il

n’y a pas de différence d’essence entre les sociétés sans histoire et les sociétés historiques, les deux

présentant deux modèles d’historicité, car les sociétés primitives comme les sociétés modernes

possèdent des mécanismes pour transformer l’événement en expérience.8

Enfin, Zaki Laïdi,

politologue curieux de l’histoire des formes de rapport au temps des collectivités humaines, attribue

la même valeur au mythe et à la vision historique. Les deux sont observés comme des modes de

« raccordements au temps » des sociétés humaines, soucieuses de « sublimer l’échéance de la mort.

Ces modes de raccordement au temps, plus ontologiques que pratiques, se sont considérablement

déplacés au fil des siècles ».9 Le mythe, comme le récit historique, procède d’un dispositif

psychologique pour contrôler le temps et libérer l’homme de l’angoisse du temps.10

Afin de contourner les apories de la dichotomie du mythe et de l’histoire, François Hartog

met l’accent sur l’articulation inhérente à toute perception ou vision du temps des instances

temporelles du passé, du présent et de l’avenir. Car si le degré d’historicité est différent d’une

culture à l’autre, d’une époque historique à l’autre, le fait d’articuler les trois catégories temporelles

fondamentales reste invariable. Pour Hartog, c’est la mise en relation des trois instances temporelles

qui permet d’organiser et de dire l’expérience du temps ainsi que le déploiement d’un ordre du

temps.11

6 Voir à ce propos, par exemple, Claude Lévi-Strauss, « Le champ de l’anthropologie », dans Anthropologie

structurale, vol. II, Paris, Plon, 1973, p. 11-44. 7 Marc Augé, Territoires de la mémoire : les collections des patrimoines ethnologiques dans les écomusées,

Thonon-les-Bains, Société présence du livre, 1992. 8 Claude Lefort, Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 74.

9 Zaki Laïdi, Le sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000, p. 10.

10 Ibid., p. 11-12.

11 François Hartog, Régime…, op.cit., p.27.

Page 97: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

81

L’usage du dispositif théorique élaboré par François Hartog, à savoir la notion de régime

d’historicité12

dans la présente analyse, aide à comprendre la nature et les mécanismes idéels de la

conception soviétique du temps historique par la mise en valeur de la configuration spécifique

formée par la triade passé-présent-avenir dans l’historiographie du Parti, variante de « raccordement

au temps » issue de la Modernité. Nous allons chercher le sens que les téléastes moldaves attribuent

au temps historique, tout d’abord dans la manière dont le discours filmique articule le passé, le

présent et l’avenir de la Moldavie soviétique, et ensuite selon l’importance accordée à chacune des

instances temporelles par rapport aux autres. De manière générale, la conception du temps contenue

dans le documentaire historique télévisé transparaît également dans la valeur accordée au

changement et à l’événement historiques.

Les réflexions concernant le temps historique de Hartog, mais aussi de ses prédécesseurs

comme Krzysztof Pomian, déjà cité, ou Reinhart Koselleck13

, nous ouvrent la voie vers des pistes

de recherches inexplorées et vers des questions qui sont autrement difficiles à appréhender dans le

domaine de l’étude de l’historiographie soviétique, sous sa forme écrite ou audiovisuelle. Ces

historiens ont investigué, d’un côté, les rapports entre le temps et le discours historique et, de

l’autre, les pratiques historiennes. Les nombreuses recherches visant le discours historique officiel

en URSS se sont penchées sur son contenu, son argumentaire, ses méthodes, ses fonctions

politiques et la structure de son champ de production historiographique. Au contraire, la temporalité

qui régit le répertoire thématique, la conception du temps que les professionnels soviétiques de

l’histoire mettent en œuvre ainsi que les figures et les représentations de cette temporalité, sont

restées dans l’ombre. Selon Michel de Certeau, « l’objectivation du passé, depuis trois siècles, a fait

12

Et cela malgré une certaine ambiguïté de la perspective théorique de François Hartog, car comme l’explique

Jacques Revel, la discipline historique a besoin de « notions molles ou modelables dont le rendement est

inversement proportionnel à la rigueur avec laquelle elles sont formulées ». C’est justement son manque de

rigueur qui permet à la notion de régime d’historicité d’ « établir des relations entre toute une série

d’interrogations ». Voir Jacques Revel, « Pratiques du contemporain et régime d’historicité », p. 16 dans Le

genre humain. Actualités du contemporain, Paris, Seuil, février 2000. 13

Les travaux de Reinhart Koselleck demeurent des références sur la question de la temporalité historique.

Voir son ouvrage, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de

l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1990.

Page 98: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

82

du temps l’impensé d’une discipline qui ne cesse de l’utiliser comme un instrument

taxinomique ».14

La notion de régime d’historicité débouche en même temps sur une méthode d’analyse de

différentes conceptions du temps. De plus, la perspective théorique de Hartog facilite

particulièrement l’étude du discours historique soviétique télévisuel, le langage filmique reposant,

entre autres, sur une somme de techniques d’articulation des temporalités. Finalement, la portée

universaliste de la notion de régime d’historicité autorise un examen de la conception soviétique du

temps historique à travers un circuit d’idées concernant le temps et selon une logique de

permanence et d’évolution des représentations temporelles. De ce point de vue, le discours

historique soviétique apparaît comme un produit historique des mutations de la conscience du temps

vécu et à vivre et de la sédimentation des significations spécifiques dans ce sens.

12. Le temps de l’historiographie soviétique

Dans la famille des doctrines socialistes qui se développent au XIXe siècle et qui mettent en

avant l’idée du progrès social, l’idéologie communiste, particulièrement dans son interprétation

léniniste, s’affirme comme une idéologie révolutionnaire. Elle prône le changement radical par la

destruction de l’ancien ordre. La fièvre de changer le monde s’accompagne chez les adeptes du

communisme de l’aversion pour le passé. Fortement orientés vers l’avenir auquel ils subordonnent

le présent, les communistes préparent la révolution destinée à introduire l’humanité dans un monde

social nouveau où l’héritage du passé perdra toute valeur.15

En analysant la mythologie

révolutionnaire moderne, l’historien français Jean-Pierre Sironneau livre les significations entourant

la révolution et la façon dont celle-ci se rapporte au temps : « (…) la révolution constitue une

rupture dans le temps, puisque le temps, après la brisure révolutionnaire, parvient à un état différent

de celui qu’il avait à l’origine (…) ; la fin est proche et le monde va changer. »16

14

Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 89, cité par

François Hartog, Régime…, op.cit., p. 13. 15

Krzysztof Pomian, « La crise de l’avenir », dans Le Débat, no 7 (1980), p.15.

16 Jean-Pierre Sironneau, Métamorphoses du mythe et de la croyance, Paris, Harmattan, 2000, p. 111.

Page 99: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

83

La perspective historique communiste, qui puise dans la pensée de Marx, suppose l’action, à

travers les siècles, des « lois objectives de l’histoire » qui font en sorte que l’histoire progresse en

raison des conflits entre des classes sociales aux intérêts antagonistes.17

Conformément aux lois de

l’histoire promulguées par Marx, les « contradictions » propres à chaque époque aboutissent à des

crises qui font naître d’autres formes sociales de plus en plus évoluées. De cette manière, la

succession des modes de production, les conflits entre les classes sociales et les révolutions

rapprochent progressivement l’humanité de la forme sociale finale ainsi que de la plus parfaite, le

communisme : société future sans classes où les gens vivraient dans la paix perpétuelle et dans

l’abondance, selon le principe « à chacun selon ses besoins ». Dans ce sens, le communisme ne

serait que l’accomplissement logique d’un « plan » millénaire que l’Histoire met à l’œuvre.18

Le

progrès, conçu comme une force extérieure qui n’exige aucune volonté humaine, suppose la

projection dans l’avenir d’une société et d’un homme idéaux. Disons, en devançant notre propos,

que cette idée de progrès se pervertira rapidement en devenant le vecteur d’un messianisme

irrationnel.

Une fois institué à la suite du coup d’état bolchévique de 1917, le régime communiste extrait

sa légitimité de la réussite de la Révolution d’Octobre, première révolution communiste aboutie,

que les léninistes interprètent comme étant conforme aux prédictions marxiennes. Le pouvoir

communiste explique sa raison d’être par une conception préétablie et fixe de l’avenir imminent du

communisme, ordre social qui mettra fin aux souffrances millénaires de l’humanité. Le Parti

bolchévique s’impose comme « avant-garde du prolétariat » à qui revient la tâche de guider la

marche vers la future société communiste. Il assujettit le présent des citoyens soviétiques ainsi que

la vision du passé de l’humanité à cette représentation de l’ « avenir radieux ». Le pouvoir

soviétique prétend exercer un pouvoir absolu sur la société au nom du communisme futur et de la

nécessité d’une mobilisation sociale totale dans le but de sa construction.

Depuis ses origines, le pouvoir communiste prétend être la manifestation de cette vision

historique déterministe, voire la preuve suprême de sa justesse, en même temps que son interprète

17

Marc Ferro, « Quand le parti communiste est le foyer de l’histoire », dans L’histoire sous surveillance, Paris,

Calmann-Lévy, 1985, p. 27-37. 18

Voir à propos du système de philosophie historique élaboré par Marx, Karl Löwith, Histoire et salut : les

présupposés théologiques de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002, p. 57-71.

Page 100: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

84

privilégié. Afin d’assurer une cohérence entre la conception historique marxiste et la réalité,

cohérence sur laquelle repose sa légitimité, le Parti impose un contrôle draconien de la production

historienne. Comme le remarque Marc Ferro, « le Parti ne gouverne que grâce à une conformité

nécessaire entre le développement historique et ses propres analyses ».19

Dès lors, la tâche immédiate des historiens soviétiques est de montrer que toutes les

politiques du Parti, prises séparément et dans leur ensemble, et que tout changement dans le pays

commandé d’en haut, confirment « sur le terrain » la doctrine du marxisme-léninisme20

. Le Parti

met en avant la mission de la Russie et ensuite de l’URSS d’accomplir en premier le « dessein »

communiste de l’Histoire. Dans ces conditions, les historiens soviétiques sont moins préoccupés par

la connaissance historique ou par la recherche du sens des changements puisque ce sens est connu

d’avance : l’URSS est la scène de la révolution socialiste en parfaite conformité avec les lois du

développement sociopolitique mises au jour par Marx et Engels et dont la compréhension a été

approfondie ultérieurement par Lénine, Staline et le Parti communiste. En somme, la science

historique soviétique se donne pour programme de démontrer que l’évolution de l’Union soviétique

correspond aux « lois objectives de l’histoire ».

L’historien russe Jurij Afanasiev, critique de l’historiographie soviétique à l’heure de la chute

du communisme, définit les principales thèses de celle-ci comme suit : la société progresse

inéluctablement et de manière linéaire du capitalisme au communisme ; il est nécessaire que toutes

les sphères de la vie sociale et publique soient dirigées d’en haut par des autorités omnipotentes ;

l’expérience soviétique est l’expérience sociopolitique la plus précieuse de l’histoire de l’humanité

et possède une valeur absolue et universelle ; il existe des vérités incontestées, susceptibles de servir

de référence lors d’une argumentation historique.21

19

Marc Ferro, op.cit., p. 28. 20

Le marxisme-léninisme est la doctrine officielle de l’État communiste qui consiste en une interprétation par

Joseph Staline des écrits de Vladimir Lénine concernant les possibilités de la révolution prolétaire en Russie.

Voir à ce propos, Stéphane Courtois, « Léninisme, marxisme-léninisme, stalinisme », dans Dictionnaire du

communisme, Paris, Larousse, 2007, p. 347-349. 21

Jurij Afanasiev, « Fenomen sovetskoj istoriografii », (trad. du russe : Le phénomène de l’historiographie

soviétique), dans Jurij Afanasiev (éd.), Sovetskaja istoriografija, (trad. du russe : L’historiographie

soviétique), Moscou, RGGU, 1996, p. 30.

Page 101: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

85

Le mépris avoué ou sous-jacent pour le passé, le statut légitimant du futur, et l’immolation du

présent sur l’autel de l’avenir communiste composent la matrice relativement stable d’un régime

d’historicité qui se dégage du discours soviétique officiel, même si l’équilibre entre les trois

instances temporelles se modifie quelquefois au cours de l’histoire de l’Agit-prop. Il est possible de

cerner l’évolution du régime d’historicité mis en œuvre par la propagande du Parti à l’intérieur de

cette matrice. La dynamique du régime soviétique d’historicité est perceptible à travers les

productions propagandistes de différentes époques et laisse également sa trace dans les

documentaires historiques créés à la télévision de la Moldavie socialiste. Le champ de production

télévisuelle témoigne également de la nécessité propagandiste de conformer la perception

temporelle des cinéastes à la conception officielle.

Sur le plan esthétique, le futurisme européen, qui se veut en rupture avec les traditions

artistiques et proclame l’inutilité totale du passé quant à la construction de l’avenir, génère en URSS

des années 1920 une descendance prolifique. Certains constructivistes22

adhèrent à l’idéologie

bolchévique pour créer des œuvres dans le sillage de l’art futuriste glorifiant la vitesse, la machine

et la modernité en général23

. Le cinéma soviétique des années 1920 fait l’éloge du bond

émancipateur, de concert avec les politiques bolchéviques porteuses de la volonté de sacrifier le

passé et le présent à l’avenir. L’ancien et le nouveau, c’est le titre d’une épopée cinématographique

d’agitation créée par Sergej Eisenstein en 1929 qui montre les bienfaits de la future collectivisation

de la campagne russe et poétise l’usage de la nouvelle technologie agraire. Un fait révélateur à ce

sujet est le bilan extrêmement lourd en vies humaines des politiques agraires staliniennes : cinq à

six millions de koulaks, considérés officiellement comme étant des « survivances du passé »

(perežitki prošlogo), tombent victimes de la collectivisation des années 1929-1933.24

Le discours filmique du fameux documentaire Soviets, en avant ! (1926), de Dziga Vertov,

repose entièrement sur la mise en parallèle constante entre le présent du pays et son passé, induisant

l’idée de la lutte permanente entre le nouveau régime et l’ancien. Vertov utilise les images

22

Le constructivisme est un courant artistique qui apparaît en Russie au début du XXe siècle et qui se réclame

du futurisme européen. 23

Voir par exemple l’œuvre de Vladimir Tatlin, promoteur du constructivisme et apologiste du gouvernement

bolchévique. 24

Voir à ce propos, « Collectivisation », dans Stéphane Courtois (dir.), Dictionnaire du communisme, Paris,

Larousse, 2007, p. 144-148.

Page 102: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

86

d’archives afin de montrer comment le peuple russe, dirigé par le Parti bolchévique, reconstruit

l’économie et la culture du pays. Le film se donne comme mission de montrer à ses spectateurs le

chemin rapide parcouru par l’URSS, de la destruction totale après la guerre civile à une vie

soviétique heureuse, par une alternance rythmique progressive des deux catégories d’images.

Le montage alterné est largement utilisé, d’abord dans le cinéma documentaire de l’avant-

garde soviétique et ensuite dans les productions documentaires propagandistes ultérieures, y

compris dans les téléfilms moldaves des années 1960-1990. Il semble être particulièrement propice

à la transposition à l’écran d’une vision manichéenne de l’histoire. L’importance du montage

alterné dans l’élaboration du discours historique des documentaires correspond au principe de

légitimité du pouvoir soviétique instauré par la rupture (la Révolution russe ou, dans le cas de la

Moldavie, la Seconde Guerre mondiale) avec l’ancien régime.

Le présent soviétique et la promesse du communisme futur s’expriment, dans le film de

Vertov ainsi que dans le cinéma documentaire soviétique des époques suivantes, à travers une série

de représentations comme celle d’un immense chantier, symbole par excellence de la « construction

du communisme », ou celle des enfants, emblème brandi par toutes les idéologies du progrès25

. On

réfléchira plus loin, dans la thèse, à partir du contenu des documentaires moldaves télévisés, à

l’importance dans l’idéologie soviétique de ces symboles du futur communiste que sont le train, le

chantier de construction, l’enfant ou encore le jardin en fleurs.

Toutefois, plus le régime soviétique se consolide et mûrit, plus il devient conservateur et plus

son orientation futuriste devient uniquement verbale et démagogique. Hyper-progressiste à ses

débuts, le régime devient de plus en plus traditionnaliste, avec en premier lieu le tournant stalinien

de 1936 et l’entrée sur la scène politique de vydvižency (les promus)26

, pour aboutir finalement à

une position rétrograde et même réactionnaire sous le règne de la gérontocratie brejnévienne. Le

tournant de 1936 met fin aux expérimentations et innovations dans le domaine de l’historiographie

25

Krzysztof Pomian, « La crise… », art. cit., p. 14. 26

Les vydvižency sont une catégorie socio-générationnelle particulière d’apparatchiks qui vient remplacer

l’ancienne élite communiste issue de l’intelligentsia russe, atomisée à la suite des « Grandes purges »

staliniennes. Les origines agraires des vydvižency ruralisent la classe politique soviétique et lui confèrent une

orientation traditionnaliste, tournée vers un univers de valeurs paysannes russes.

Page 103: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

87

autant que dans celui du cinéma. L’école de Mihail Pokrovskij, qui se passionne pour les schémas

explicatifs abstraits inspirés des analyses marxiennes, est mise à l’index. Le régime réhabilite au

contraire le récit historique de type national qui exalte la grandeur passée de l’État russe. Sur le plan

artistique, les créateurs de l’avant-garde soviétique des années vingt sont rappelés à l’ordre et

doivent faire face à un durcissement institutionnel et à un contrôle croissant du processus de la

production cinématographique. Les officiels exigent d’eux un retour à une structure narrative plus

classique, à une dramaturgie accessible au large public et à l’abandon du héros anonyme (la classe

ouvrière au complet) au profit des héros à la personnalité bien définie du récit conventionnel.

Malgré cette réévaluation du passé pré-soviétique, banni auparavant, mis à l’honneur dans le

contexte de la montée du culte de Staline et monumentalisé à l’époque brejnévienne, sa fonction

reste la même. Une fois revalorisé avec le tournant idéologique des années 1930, le passé ne cesse

d’être, pour les doctrinaires et les propagandistes soviétiques, l’objet d’innombrables remaniements

et révisions rétrospectives destinés à l’adapter à tout instant aux besoins immédiats du pouvoir.

Comme le remarque pertinemment Marc Ferro, « les réécritures auxquelles le récit historique

soviétique est soumis tout au long de son existence sont corollaires également de ce mépris pour le

passé, de l'habitude de croire que le passé doit être sacrifié pour l’avenir ».27

Dans un climat historiographique, politique et social où les références au passé se multiplient,

les années 1960 voient une dernière pulsation de futurisme utopique de la part du régime en place.

Le programme adopté par le plénum du Comité Central à la suite du XXIIe Congrès du Parti

communiste de l’Union Soviétique prévoit l’arrivée du communisme dans un délai de vingt ans.28

Les témoins de cette époque rendent compte d’une poussée d’enthousiasme dans la société

soviétique à la suite du nouveau programme, d’une reviviscence de l’espoir dans le futur radieux de

l’État communiste, de l’implication citoyenne et de la créativité des professionnels artistiques et

culturels.29

Victor Andon, scénariste du studio « Telefilm-Chisinau » ayant signé plusieurs

27

Marc Ferro, « Visages et variations de l’histoire en URSS », dans Comment on raconte l’histoire aux

enfants à travers le monde entier, Paris, Payot, 1986, p. 151-154. 28

« Programma Kommunisticheskoy Partii Sovetskogo Soiuza », (trad.. du russe : Le programme du Parti

communiste de l’Union Soviétique), dans Pravda, 30 juillet, 1961, p. V. 29

Petr Vajl’, Aleksandr Geniss, (trad. du russe : Les années 1960 : l’univers de l’homme soviétique, Moscou,

Novoie literaturnoe obozrenie, 2001, p. 14-15.

Page 104: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

88

documentaires qui font partie de notre corpus, note ceci à propos de l’impression que laisse le

visionnement des documentaires moldaves télévisés des années 1960 :

Le spectateur actuel remarquerait sûrement dans le texte hors champ de la chronique télé des

années 1960 une exaltation exagérée concernant certains événements, de même que des clichés

verbaux ou la tendance à embellir la réalité. Mais si on regardait cette chronique le son fermé,

en percevant uniquement l’image, nos observations ne seraient pas dépourvues de sens

profond. Les gens éprouvaient à ce moment un enthousiasme authentique, né du dégel, et

croyaient sincèrement aux pronostics de N. Khrouchtchev qui disaient que notre pays

« rattrapera et devancera l’Amérique dans la production agricole » et faisaient confiance à la

thèse du programme du PCUS qui stipulait que « la génération actuelle de Soviétiques vivra

dans le communisme ».30

Les titres de documentaires à la télévision moldave, comme Quarante pas dans l’avenir

(1964)31

et Les vergers partent pour le futur (1963), expriment à eux seuls l’importance renouvelée

de la catégorie temporelle du futur dans l’idéologie soviétique. Les observateurs du regain de la foi

communiste et du retour d’un discours officiel prometteur et futuriste propre à cette période de

l’histoire soviétique remarquent que, par le fait même de fixer un délai précis à l’instauration du

communisme, celui de vingt ans, le programme étatique induit dans la conscience collective une

perception particulière de la réalité soviétique.32

Le Programme – autrement tout à fait irréaliste –

invite les Soviétiques à épouser une vision mythique du monde. Lourde de symbolisme, cette vision

leur permettrait de retourner mentalement à l’an zéro du régime, à l’époque où le fantasme du

communisme futur, blanc encore de l’expérience de sa réalisation, enflamme les esprits des

révolutionnaires russes et de leurs sympathisants. Ce nouveau départ proposé par les leaders

communistes aiderait les citoyens soviétiques à passer l’éponge sur les crimes du stalinisme.

La déclaration officielle de 1961 concernant l’arrivée proche de la société communiste se

présente ainsi comme une tentative de contrer la crise de légitimité de l’État-Parti, survenue à la

30

Victor Andon, Istorija zapečetlennaja kinokameroj : moldavskoe dokumental’noe kino 50-h – 80-h godov,

(trad. du russe : L’histoire empreinte par la caméra : le cinéma documentaire moldave des années 50-80),

Chisinau, Académie Internationale du Droit Économique, 2000, p.13. 31

Ibid., p. 14. 32

Ibid., p. 15.

Page 105: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

89

suite des révélations du « rapport secret » que Khrouchtchev énonce lors du XXe Congrès du PCUS,

d’une part, et des politiques de déstalinisation de la deuxième moitié des années 1950, d’autre part.

Corollairement, les idéologues soviétiques de l’époque poststalinienne brandissent la bannière d'un

avenir radieux dans un effort de mobilisation de la société d’une manière qui remplacerait les

procédés coercitifs du temps du « grand guide ».

13. Apocalypse révolue, Âge d’Or futur : le temps de la Moldavie soviétique

Le tournant politique de 1936 introduit dans l’idéologie du Parti une phase de cohabitation de

deux modèles interprétatifs en principe incompatibles, celui qui préconise l’éclatement de

l’ancienne Russie tsariste et l’édification sur ses ruines de l’ « État le plus juste au monde », et celui

qui s’attache à montrer la continuité dans le temps de la « grandeur du peuple russe et de ses

illustres dirigeants ». La propagande soviétique cherche à rendre plus efficace son action en

adaptant son contenu à chaque aire culturelle. L’inculcation d’une conception officielle du temps de

l’histoire et des représentations temporelles conformes suit la même logique de l’ajustement au

contexte historique et social local. Les conditions spécifiques de la Moldavie en cours de

soviétisation permettent aux doctrinaires soviétiques une certaine harmonisation des deux

perspectives historiques.

Les historiens du Parti appliquent le principe de continuité à leurs analyses concernant les

relations, considérées anciennes et progressives, entre la Moldavie et les espaces slaves, voire la

Russie des Tsars. Le topoï de la rupture révolutionnaire propre à la rhétorique communiste s’avère

utile dans les interprétations soviétiques du passé commun aux Moldaves et aux identités culturelles

peuplant le territoire carpato-ponto-danubien, lesquelles forment dans la deuxième partie du XIXe

siècle la nation roumaine. Les deux principes historiographiques, celui de la continuité avec

l’espace politique et culturel slave et celui de la rupture irréconciliable avec l’héritage latin,

correspondent à deux axes du projet soviétique d’élaboration de la nation socialiste moldave : le

postulat d’une filiation des Moldaves à la nation russe et la mise en altérité de la nation roumaine.

En fin de compte, la supposée rupture des Moldaves avec la « roumanité », qui se serait consommée

avec le rattachement de la Moldavie à la mère patrie soviétique, et la continuité des contacts

historiques de plus en plus proches entre la Moldavie et la Russie servent à justifier l’occupation en

1940 du territoire entre le Dniestr et le Prut, à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop.

Page 106: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

90

Quelques mois après la fin de la « Grande Guerre Patriotique », l’éditorial « À la grandeur du

peuple russe », de l’officiel Moldova socialista, note ceci :

Dans la lutte séculière contre les envahisseurs étrangers, la Moldavie a eu un allié fidèle, les

peuples slaves et, avant tout, le peuple russe. Uniquement grâce à son aide généreuse et noble,

notre peuple a été affranchi de l’esclavage étranger. Pendant plus de cent ans, les meilleurs fils

de la Russie ont arrosé de leur sang les forêts et les champs de la Moldavie dans des luttes

acharnées contre les conquérants turcs. (…) La lutte séculière triomphe dans la victoire

procurée par la glorieuse armée russe.33

L’auteur de l’éditorial relie par la suite les « victoires contre les envahisseurs turcs » au

triomphe de l’armée soviétique dans la Deuxième Guerre mondiale et à la « libération de la

Moldavie du joug des exploiteurs roumains ».

Pour leur part, les réalisateurs du studio « Telefilm-Chisinau » s’évertuent à créer des effets

cinématographiques pour exprimer l’idée de continuité de la présence russe et ensuite soviétique sur

le territoire de la Moldavie aux différents moments de l’histoire. Le documentaire À notre

victoire (1983) montre des images de la forteresse de Soroca, édifiée au Moyen Âge par le prince

moldave Étienne le Grand, et qui est le monument architectural du XVe siècle le mieux préservé en

Moldavie à l’heure actuelle. Les images en contre-plongée s’attachent à souligner la magnitude de

la forteresse. Les commentaires hors champ évoquent l’entrée dans la ville de Soroca des troupes du

tsar Pierre le Grand à l’occasion de la campagne du Prout en 1711.34

Les images d’archives de

l’entrée en 1944, dans la ville de Soroca, de troupes soviétiques lors des batailles de la « libération

de la Moldavie du joug fasciste » se superposent aux images antérieures de la forteresse. La voix

hors champ accompagnant cette chronique cinématographique annonce:

33

« Marelui norod rus ». (trad. du moldave : À la grandeur du peuple russe), dans Moldova socialista, 30 août

1945. 34

Il s’agit d’une campagne militaire menée par Pierre le Grand contre la Porte Ottomane dans le cadre des

guerres russo-turques, une série de onze confrontations entre les deux empires qui s’étendent du XVIe au XX

e

siècles. Voir à ce propos Jean Nouzille, Moldova…, op.cit., p. 70-74. L’historiographie moldave soviétique

présente la campagne ratée du Prout comme une action de libération du peuple moldave de l’oppression

ottomane.

Page 107: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

91

La terre torturée par les occupants appelait au secours. Deux siècles et demi plus tard, les

soldats soviétiques chassent l’ennemi odieux de cette terre martyre.35

L’obsession de la continuité historique de l’influence russe sur la destinée de la Moldavie et

du rapprochement des deux peuples appelle une myriade de métaphores visuelles et discursives qui

se succèdent à l’écran :

Comme une graine, l’Histoire a planté le mot doux « liberté » dans la conscience des gens, mot

avec lequel les soldats russes de 1812 allaient à l’attaque et mouraient.

(La caméra expose alors une série de plans de la vie citadine « prospère et heureuse » des

habitants de la ville moldave soviétique Bendery.) 36

Le 28 juin 1940 la ville de Bendery est devenue la passerelle qui a uni les cœurs et les mains

des Moldaves des deux rives du Dniestr. La Moldavie de la rive droite a fusionné avec la Mère-

Patrie. Une seule et unique liberté, une seule et unique destinée…

(Des images de danseurs en costumes ethniques en train de tourner dans des rondes moldaves

frénétiques accompagnent ici le texte.) 37

L’idée de la rupture historique avec le passé roumain de la Moldavie s’exprime également à

travers un répertoire de procédés cinématographiques adaptés. Dans le télédocumentaire Une ville

sur Dniestr (1976), la voix hors champ cite le journal « bourgeois-roumain » Viata Basarabiei de

1936, qui évoque l’état déplorable de la ville de Bendery durant l’entre-deux-guerres : « La ville

ressemble à un cimetière… ». Les images qui illustrent la citation sont pourtant celles de la ville

actuelle, le Bendery de l’époque soviétique. La caméra met en évidence les larges boulevards droits

et neufs, bordés d’arbres et de fleurs et les quartiers urbains avec leurs commerces et services. Le

procédé du contrepoint sert ici à symboliser la séparation entre le passé roumain et le présent

soviétique, à savoir le changement historique tel qu’il est connoté et conceptualisé par les

35

« Les feuilles de montage du documentaire Za našu pobedu», (trad. du russe : Pour notre victoire), Archives

de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de Moldavie, dossier

non-classé, p. 11. 36

Documentaire Bendery, (trad. du russe : La ville de Bendery), la Cinémathèque des Archives de la

Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de Moldavie. 37

Ibid.

Page 108: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

92

idéologues du Parti. Les propagandistes cherchent notamment à mettre en valeur les réalisations

(« les constructions ») du pouvoir soviétique en Moldavie.

Dans un autre contexte du même documentaire, ses auteurs insèrent un plan d’archives datant

de la Deuxième Guerre mondiale : un ample panoramique gauche-droite montre, à partir d’un

versant, la ville de Bendery dévastée par les bombardements. La caméra glisse lentement sur les

rues et les parcs vides et détruits de même que sur les maisons démolies. Le cadre suivant montre, à

partir du même point de vue, la ville de Bendery dans les années 1980 : un panoramique de droite à

gauche, imitant la lenteur du mouvement de la caméra dans le plan précédent, expose l’image d’une

ville pacifiée et prospère avec de belles rues, des immeubles et des citadins pressés. Le metteur en

scène « joue » l'idée de la rupture sur les principes de la similitude et du contraste : l'usage du même

mouvement de caméra, le panoramique, mais en sens inverse, le plan d’archives qui est en noir et

blanc, tandis que le plan contemporain est tourné en couleurs lors d'un jour très ensoleillé. La

même ville, une autre vie, un autre temps et un autre régime, disent en quelque sorte ces images

filmiques. Un détail non négligeable est que les historiens-propagandistes associent dans leur

argumentation la destruction causée par la guerre au régime roumain, qui est tenu en grande partie

responsable des hostilités des années 1941-1945 en Bessarabie.

Moins axés sur le lien entre la « Grande Guerre Patriotique » et le gouvernement roumain de

l’entre-deux-guerres, les auteurs du documentaire Dans les luttes de la Moldavie optent pour une

structure narrative à deux temps. La première partie du film fait le récit des horreurs passées de la

guerre tandis que la deuxième, traitant du « présent de la République », expose « des plans en

couleurs, une journée ensoleillée, des maisons neuves »38

.

Les scénaristes du documentaire Bel’cy (1977) reprennent eux aussi le procédé rebattu de la

mise en contraste du passé, de la ville moldave de Balti en l'occurrence, et de son présent

soviétique. D’une manière qui se veut ingénieuse, les auteurs du documentaire partent du nom de la

ville, hérité du passé et signifiant en roumain « grosses flaques d’eau » ou « gros marécages », pour

38

L. Poros, « Podurile memoriei » (trad. du moldave : Les ponts de la mémoire), Chisinau, Gazeta de seara,

avril, 1984.

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93

l’opposer à la vision d’une ville dynamique et moderne ayant un « niveau de vie élevé ».39

Le

Conseil artistique de la Télévision moldave, l’un des multiples organes de contrôle des contenus

filmiques, exhorte les scénaristes de Bel’cy à ne pas amalgamer dans le film les symboles consacrés

du « passé dur »,40

comme les bâtisses des anciennes églises ou la charrette à chevaux, par exemple,

au discours sur la ville actuelle. Dans ses commentaires du scénario du documentaire Bel’cy, le

Conseil émet également la « recommandation » de mettre en opposition l’image de l’« archaïque »

charrette à chevaux et celle d’une moissonneuse-batteuse, emblème de la Moldavie socialiste.

Le Collège de rédaction des scénarios de « Telefilm-Chisinau », instance de contrôle de base

de la production filmique, ne cesse de répéter comme une incantation l’importance de la « méthode

par opposition » dans le traitement narratif-filmique du passé et du présent de la Moldavie : « Je

voudrais souligner une fois de plus, dit le membre du collège, camarade Rabover, à propos du

scénario du documentaire historique Illuminée par Octobre (1973), l’importance de construire le

film autour du contraste entre la vie en Bessarabie sous occupation et la vie lumineuse sur la rive

gauche du Dniestr ».41

Les cinéastes de « Telefilm-Chisinau » sont sans cesse à la recherche de

moyens un peu plus originaux et créatifs pour traduire à l’écran le clivage propagandiste « passé dur

de la Moldavie » / « son présent prospère – gage de l’avenir communiste ». Les auteurs du

documentaire Illuminée par Octobre exposent une séquence d’images montrant les « réalisations de

la Moldavie soviétique » (usines et fabriques, garderies et instituts de recherche, etc.). La séquence

du présent soviétique finit par se figer dans un plan fixe qui pivote et s’enchaîne avec des images de

dégradations et de la misère de la vie des paysans moldaves d’avant l’établissement du régime

39

« Procès-verbal de la réunion du Conseil artistique de la Télévision moldave du 13 juillet 1977 », p. 27-37,

dans le dossier non-classé « Procès-verbaux du Conseil artistique de la Télévision moldave pour les années

1967-1977 (23.09.76 – 13.07.77) », Archives de la Compagnie d’État de Radiodiffusion et de Télévision de la

République de Moldavie. 40

Expression courante du discours propagandiste soviétique servant à connoter négativement le passé pré-

soviétique, ibid., p. 28. 41

V. Rabover se réfère à la partie du film qui parle de la période de l’entre-deux-guerres, quand la Bessarabie

fait partie du Royaume roumain en même temps que les dirigeants soviétiques créent une République

Soviétique Socialiste Autonome moldave sur la rive gauche du Dniestr. Document « Procès-verbal du collège

de la rédaction des scénarios », fonds P-3308, inventaire 6, dossier 20 (dossier du film documentaire Illuminée

par Octobre, scénario de V. Andon, mise en scène de G. Siminel), Archives Nationales de la République de

Moldavie.

Page 110: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

94

communiste. Le pivotement de l’image apparaît dans ce contexte comme un procédé artistique de

mise en contraste de deux époques et de deux régimes politiques.42

On peut citer en vrac des exemples tirés du corpus des télédocumentaires et des documents

d’archives visant leur production et prouvant la volonté propagandiste de montrer, d’un côté, l’unité

culturelle et d’intérêts des nations russe et moldave et, de l’autre, le clivage profond entre les

Moldaves et leur passé « bourgeois-roumain» ou, dans un sens plus large, tout leur héritage culturel

porteur d’une appartenance autre que celle en train d’être édifiée par les idéologues soviétiques.

Le passage de la communauté moldave, d’un état arriéré et misérable avant l’établissement

définitif du pouvoir soviétique en 1945, à une société socialiste juste et prospère, s’élabore dans le

récit mythifiant du documentaire historique au moyen des destructions de la « Grande Guerre

Patriotique ». La guerre apparaît dans la (télé) narration historique comme l’événement fondateur de

la Moldavie soviétique qui détruit de fond en comble l’ancien régime roumain de l’entre-deux-

guerres pour faire place nette à l’édification d’un nouvel ordre. Les images cinématographiques

d’archives montrant des villes et des villages moldaves démolis par les bombardements, des

orphelins de guerre sales et affamés et des champs saccagés par les canonnades voyagent d’un

documentaire historique à l’autre, du studio « Moldova-film » à celui de « Telefilm-Chisinau » et

vice-versa. Ces images, prises par les journalistes soviétiques de guerre, plongent les spectateurs

dans un enfer de feu. 43

Le traitement propagandiste des thèmes de la rupture historique via les destructions de la

guerre (ou, dans le cas de l’histoire de l’URSS, de la Révolution d’Octobre) et de la fondation d’une

nouvelle société sur les ruines du passé ne sont pas sans évoquer la mythologie des

recommencements. Très répandus dans les différentes cultures selon Mircea Eliade, les mythes des

recommencements (mythes diluviens ou ceux qui exposent un autre type de catastrophe destructrice

42

Document « Feuilles de montage du documentaire Illuminée par Octobre », fonds P-3308, inventaire 6,

dossier 20 (dossier du film documentaire Illuminée par Octobre, scénario de V. Andon, mise en scène de G.

Siminel), Archives Nationales de la République de Moldavie. 43

Voir, en ce qui concerne l’usage filmique d’images d’archives datant de la deuxième guerre mondiale, les

documentaires historiques réalisés au studio « Telefilm-Chisinau » comme Place d’armes (1982), Dans les

luttes pour la Moldavie (1983), À notre victoire (1983), À l’attaque ! (1985).

Page 111: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

95

de l’humanité) racontent comment le monde a été détruit et plongé dans le chaos originel pour être

ensuite recréé.44

La fin du monde n’est pas représentée comme radicale, mais plutôt comme la fin

d’une humanité, suivie de l’apparition d’une humanité nouvelle.45

« C’est de ces mythes d’une

catastrophe finale, qui sera en même temps le signe annonciateur de l’imminente recréation du

monde, que sont sortis et se sont développés les mouvements prophétiques modernes et les

mouvements millénaristes des sociétés primitives ».46

La tabula rasa du passé, thème obligatoire dans le traitement communiste du passé d’avant

les Soviets, dériverait donc de la structure archétypale de la réactualisation des origines. Cet

ensemble archétypal, décrit entre autres par l’historien de l’imaginaire Lucian Boia, suscite la

création des mythes fondateurs qui sont importants pour assurer la spécificité d’un groupe humain

par rapport aux autres et lui donner l’impression de sa propre viabilité dans le temps.47

14. Le temps de la « révolution agro-industrielle » d’Ivan Bodiul

Les ressources d’innovation des doctrinaires soviétiques s’épuisent à l’époque brejnévienne,

tout comme celles du régime communiste en général. La propagande du Parti ressasse indéfiniment

les mêmes thèmes en exploitant des habitudes, des automatismes et des traditions. Le registre

propagandiste se réduit, à l’âge de la stagnation, à un assortiment limité de slogans expirés, de tics

discursifs et de reprises. Il n’est pas dépourvu d’intérêt d’observer dans ce sens l’ajustement et

quelquefois l’amplification propagandiste de la catégorie idéologique du « futur radieux » dans le

contexte économique spécifique de la Moldavie soviétique des années 1960-1980.

En raison du climat doux et de la qualité des sols, la République Socialiste Moldave est

investie du rôle quasi exclusif de productrice agroalimentaire et, dans une moindre mesure,

d’outillage agricole dans le système soviétique d’économie planifiée. Extrêmement centralisée,

l’économie soviétique repose sur une conception totalisante du potentiel de production de ses

44

Mircea Eliade, « Mythe du déluge », dans Encyclopaedia Universalis,

http://www.universalis.fr/encyclopedie/mythes-du-deluge/. 45

Ibid. 46

Ibid. 47

Voir, à propos de la typologie des ensembles archétypaux et leur description, Lucian Boia, Pour une histoire

de l’imaginaire, Paris, Les Belles Lettres, 1998.

Page 112: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

96

différents territoires et attribue à chaque république ou région des fonctions économiques précises.

Les leaders soviétiques de l’époque poststalinienne accordent une importance accrue au secteur

agricole dans leurs efforts pour contrer la crise alimentaire qui guette l’URSS depuis ses origines

bolchéviques. Après les réformes agricoles hasardeuses de Nikita Khrouchtchev, comme la mise en

valeur des grandes étendues de terres en friche ou l’interdiction des lopins individuels, l’équipe de

Brejnev compte davantage sur le « progrès scientifique et technique », plus précisément sur

l’industrialisation à grande échelle de l’agriculture. La session plénière du Comité Central du Parti

communiste de l’Union Soviétique, tenue en mars 1965 sur les problèmes du secteur agraire, avance

la résolution « d’accélérer les rythmes du progrès technique »48

. Corollairement, les investissements

dans l’agriculture enregistrent une croissance appréciable tout au long des années Brejnev.49

Ivan Bodiul, premier secrétaire zélé du CC du PC moldave, prend les devants de la ligne

économique brejnévienne en initiant en Moldavie des réformes agro-industrielles importantes. Les

politiques de Bodiul visant « l’intensification du secteur agricole et l’augmentation de l’efficacité

du complexe agro-industriel de la république »50

portent le nom élogieux de « révolution agro-

industrielle » dans la presse soviétique des années 1970-1980, tandis que les journalistes de la

pérestroïka les dénoncent en tant que « deuxième collectivisation »51

. Adepte de la spécialisation

agraire et de la fusion de l’agriculture et de l’élevage avec l’industrie alimentaire, Bodiul met en

place des complexes agro-industriels et zootechniques de taille. Grand promoteur des technologies

complexes, Bodiul se plaît à prôner « l’élargissement et l’approfondissement des rapports entre la

science et l’agriculture ». En rappelant le discours utopiste socialiste de la deuxième partie du XIXe

siècle, le premier secrétaire du PC moldave déclare poursuivre « l’unité agro-industrielle ». La

presse soviétique de la deuxième partie des années 1970 médiatise intensément les réussites du

premier secrétaire moldave en les réunissant sous le syntagme d’« expérience moldave ». La

« révolution agro-industrielle » initiée par Bodiul en Moldavie s’impose rapidement comme

48

Henri Chambre, « À la recherche de la rationalité économique », dans Revue française de science politique,

17e année, n

o 6, 1967, p. 1085.

49 Martin Malia, La tragédie soviétique : histoire du socialisme en Russie (1917-1991), Paris, Seuil, 1995, p.

450. 50

I.I. Bodiul, Dorogoï zhizni : vremya, sobytia, rozdumia, (trad.. du russe : Par le chemin de la vie : temps,

événements et méditations), Kusnir i K, Chisinau, 2001, p. 223. 51

L’association, dans le contexte libéral de la pérestroïka des politiques d’Ivan Bodiul, à la collectivisation

vise la mise en évidence du caractère forcé et abusif des mesures agro-industrielles des années 1970.

Page 113: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

97

référence à l’échelle de l’URSS de même que comme modèle à suivre pour les autres responsables

soviétiques locaux.

Les industries agroalimentaires deviennent la priorité absolue des dirigeants moldaves et la

marque économique spéciale de la RSSM au niveau de l’Union Soviétique. Tous les domaines

artistiques sont tenus d'illustrer les transformations « magistrales » du village moldave et les

victoires des expérimentations agro-industrielles dans la RSSM. Bodiul accorde une importance

particulière au cinéma documentaire et à la télévision dans la propagande de ses réformes agricoles.

Il intervient personnellement dans le processus des tournages, agissant tantôt sur le choix des lieux,

tantôt signant lui-même des scénarios de documentaires.52

Le chemin vers le futur est le titre de l’un des nombreux documentaires « agro-industriels » à

grand budget réalisés aux studios « Moldova-film » ou « Telefilm-Chisinau » dans les années 1970-

1980. Comme tous les autres documentaires de la même catégorie, Le chemin vers le futur (1976)

s’attache à illustrer le triomphe de la « révolution agro-industrielle » moldave. « Il faut des ailes

pour imaginer la reconstruction grandiose du village moldave », déclame la voix hors champ en

ouverture du documentaire. Moyennant des tournages aériens, le film offre aux regards des

spectateurs soviétiques un panorama infini de terres cultivées. Comme dans un kaléidoscope, les

cinéastes font tourner des plans de vergers à perte de vue, d'autres montrent des serres gigantesques,

des complexes d’élevage immenses et de colonnes de tracteurs dans les champs.

« Le chemin dans le futur, écrit Tribuna, mensuel du Comité central du Parti communiste

moldave, est un film sur le présent qui se précipite dans l’avenir ».53

« Son but est de faire une

synthèse des réalisations de la Moldavie dans le domaine de la concentration, de la spécialisation et

de la coopération de la production agricole, de sa transition vers une base industrielle et de toutes

52

Victor Andon, Istorija zapečetlennaja kinokameroj : moldavskoe dokumental’noe kino 50-h – 80-h godov,

(trad. du russe : L’histoire empreinte par la caméra : le cinéma documentaire moldave des années 50-80),

Chisinau, L’académie internationale du droit économique, 2000, p. 31-33. 53

Ion Manascurta, « Ustremlennost’ v buduŝee », (trad. du russe : L’élan vers le futur), dans Tribuna, (trad.

du russe : La tribune), no10, 1976, p. 44.

Page 114: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

98

les transformations par lesquelles passe le village moldave ».54

Car, « c’est à la terre moldave qu'est

revenue l’honneur de servir de laboratoire de l’URSS visant la réorganisation de l’agriculture »55

.

Les auteurs du film nous offrent un voyage dans le temps, déclare le journaliste de Tribuna.

Le film documentaire parle de « l’homme soviétique qui maîtrise les technologies les plus avancées,

utilise dans son travail quotidien les acquis les plus récents de la science » et « soumet encore plus

la nature à ses besoins vitaux. »56

« C’est l’homme qui vit dans les conditions du socialisme

développé », conclut l’auteur de la critique du documentaire Le chemin vers le futur.57

Sous prétexte de maintenir l’efficacité économique, Bodiul cherche ardemment à se

constituer un capital politique en présentant à ses supérieurs du Kremlin les succès

« phénoménaux » de ses politiques agro-industrielles. Les proportions grandioses des complexes

zootechniques, des terres cultivées et des fabriques « de lait et de viande » sont censées

impressionner et montrer les performances du « socialisme développé » ainsi que prouver la

justesse de la voie socialiste de développement. Elles poursuivent ainsi un effet idéologique.

L’ensemble du discours officiel, sous sa forme journalistique, télévisuelle ou filmique,

entourant les réformes d’Ivan Bodiul, puise dans le réservoir des thèmes consacrés de l’Agit-prop.

Les propagandistes promeuvent les politiques de modernisation de la production agroalimentaire en

adaptant le thème de la révolution qui fait naître un monde nouveau ou celui de l’avenir radieux,

rédempteur au contexte politique et économique moldave des années Bodiul. Il s’agit, dans le cas de

l’ « expérience moldave », de la révolution agro-industrielle qui fait renaître le village moldave, la

Moldavie (puisque c’est une république spécialisée en agriculture) et même l’URSS en entier, qui

sera épargnée de la pénurie alimentaire grâce aux exploits des agronomes et des zootechniciens

moldaves. Le motif propagandiste du futur heureux se manifeste sans équivoque à travers le

vocabulaire des « travailleurs du secteur idéologique » dans des syntagmes évoqués plus haut

comme « chemin dans le futur », « voyage dans le temps » ou « présent qui se précipite dans

l’avenir », pour exprimer la portée transformatrice des mesures « bodiulistes ».

54

Ibid., p.45. 55

Ibid. 56

Ibid. 57

Ibid.

Page 115: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

99

La thématique des avancées scientifiques et technologiques dans le discours télévisuel et

journalistique souligne une fois de plus la portée futuriste de l’entreprise d’Ivan Bodiul. « La

production moldave est même allée dans l’espace ! », s’exclame Sovetskaja Moldavija, genre de

documentaire-vitrine produit une fois par année à la télévision moldave afin d’illustrer les

réalisations socialistes de la RSSM.58

Le documentaire fait référence aux tubes alimentaires des

cosmonautes soviétiques qui seraient remplis de purée de légumes et de fruits cultivés dans les

champs de la Moldavie. La mise à l’honneur des acquis scientifiques et technologiques en matière

d’agriculture et d’élevage fait écho à la mythologie du progrès, élaborée au sein de la tradition

réflexive occidentale et qui s’appuie essentiellement sur la foi dans le développement de la

connaissance et dans les innovations scientifiques qui seraient en mesure de rendre le monde

meilleur.59

L’exploitation agricole intensive de Bodiul cause cependant, avec les années, des problèmes

écologiques et sociaux qui inquiètent fortement la société moldave de la fin du régime communiste.

Les journalistes et les documentaristes des années 1986-1989 dénoncent l’obsession de la

productivité au détriment de l’équilibre écologique et du facteur humain. Ils attirent l’attention de

l’opinion publique sur l’appauvrissement des terres à la suite de la spécialisation agricole à

outrance, sur la pollution des ressources aquatiques comme effet de l’usage massif de pesticides et

des fuites de déchets des complexes zootechniques, et sur le degré d’urbanité très réduit de la

société moldave, maintenue à l’état de grand village à moitié industrialisé.60

15. Le train du temps

Face à la conception officielle du temps et aux symboles imposés, certains créateurs, libres

penseurs du studio « Telefilm-Chisinau », entreprennent à leurs risques et périls d’exprimer leur

propre sensibilité temporelle, testant les limites de ce qui est permis et mettant leur carrière en jeu.

Le cas du licenciement du scénariste Serafim Saka du Comité moldave de Radiodiffusion et de

58

Les feuilles de montage du téléjournal Sovetsaja Moldavija de 1982, dossier non-classé, Archives de la

Compagnie d’État de Radiodiffusion et de Télévision de la République de Moldavie. 59

Voir, par exemple, pour une analyse des différentes constituantes de l’idéologie du progrès, Bernard Valade,

Progrès, Encyclopaedia Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/progres/. 60

L’engagement écologiste du documentaire et de la presse écrite moldave à la fin du régime communiste

sera examiné de manière plus systématique dans le chapitre « Les avatars des représentations paysagères sous

la pérestroïka ».

Page 116: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

100

Télévision est on ne peut plus éloquent en ce qui concerne l’importance idéologique des

représentations du temps dans l’imaginaire soviétique officiel.

Journaliste, écrivain et scénariste moldave, Serafim Saka est également l’un des informateurs

les plus coopératifs et enthousiastes dans le cadre de la présente recherche portant sur la propagande

télévisuelle. Nous avons réalisé plusieurs entrevues auprès de Serafim Saka, obtenant de cette

manière des renseignements précieux sur le fonctionnement institutionnel du Comité moldave de

Radiodiffusion et de Télévision, lesquels complètent suffisamment les documents officiels et films

retrouvés dans les Archives. Né en 1935, Saka débute sa carrière à la fin des années 1950 et

poursuit dans les années 1965-1967 des études cinématographiques prestigieuses à Moscou. Dès

son retour en Moldavie en 1968, il est engagé comme scénariste au Comité moldave de la Radio et

de la Télévision, lieu de travail qu’il quitte après seulement onze mois. La cause du départ de Saka,

qui fait beaucoup de bruit, est le scénario « Les trains », qu’il écrit pour la réalisation d’un

documentaire au studio « Telefilm-Chisinau ». Voulant réaliser un projet artistique un peu plus

personnel, Serafim Saka néglige, lors de l’élaboration de ce documentaire, la connotation du train

dans le système des significations de la propagande soviétique.

Une digression sommaire concernant le symbolisme générique du train et de la locomotive

est indispensable pour bien comprendre le contexte général de ce manquement de Saka au répertoire

propagandiste soviétique. Peu après l’apparition des premières lignes de train ouvertes aux

voyageurs dans les années 1830-184061

, le train devient une métaphore courante dans les

productions artistiques de différents horizons culturels et idéologiques en raison de son puissant

impact psychologique et social.62

Doté d’une force et d’une vitesse inconnues auparavant, le train

détermine un changement de la perception temporelle et spatiale de l’humain, qui se déplace

désormais dans un espace de plus en plus facile à explorer et à dominer. Le nouveau moyen de

transport produit également une mutation des rapports économiques et sociaux et crée un espace

social inédit, celui des voyageurs ferroviaires. On constate dans la littérature occidentale de la

61

Le premier chemin de fer à vapeur est ouvert en 1825, en Europe. Voir à propos de l’évolution du train et

des voies ferrées Geoffrey Freeman Allen, L’épopée du train de la vapeur au TGV, Paris, Atlas, 1984, p. 38. 62

Tommaso Meldolesi, « La machine à vapeur, mythe fondateur de la modernité (en France et en Italie à

partir de 1830) », p. 213-230, dans Aline Le Berre (dir.), De Prométhée à la machine à vapeur : cosmogonies

et mythes fondateurs à travers le temps et l’espace, Limoges, Pulim, 2004.

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deuxième partie du XIXe siècle que la métaphore du train, et en général celle de la machine,

permettent d’exprimer la fascination et l’inquiétude que suscite la révolution industrielle. Malgré la

diversité des connotations qui se développent autour du train, celui-ci est avant tout une icône de

l’idéologie du progrès. L’image de la puissante machine à vapeur, construite grâce à l’intelligence

et au savoir humains, et qui avance sur une voie de fer tracée d’avance, est reliée à une conception

d’un futur porteur de progrès.63

À travers la métaphore du train ou de la locomotive les poètes et les écrivains occidentaux

exaltent la modernité et le progrès technique :

Ô locomotive ! tu figures bien l’âme humaine de ce siècle que je vois bondir et se précipiter

vers l’inconnu.

Ô locomotive ! ton cri m’appelle au savoir, à l’amour (…)64

Le courant futuriste place également la locomotive au centre de son univers tourbillonnant de

vitesse et de dynamisme en générant une véritable religion de la modernité et de la machine.65

L’imaginaire révolutionnaire reprend lui aussi à son compte la représentation du train pour en

faire un symbole des changements sociaux inévitables – la révolution prolétarienne prédite par

Marx – des temps nouveaux et d’une société future, égalitaire, juste et prospère. « Les révolutions

sont les locomotives de l’histoire », proclame Karl Marx dans son ouvrage La lutte des classes en

France (1848-1850) 66

et qui date de 1850. Afin de soutenir sa vision déterministe de l’histoire,

Marx suit une tradition intellectuelle déjà établie en Occident en assimilant « la marche de

l’histoire » au développement technique : comme la locomotive remorque les wagons et les met en

marche sur les rails tracés d’avance, les conflits sociaux, les changements radicaux et l’expansion

technique sont les forces qui entraînent les sociétés vers le Progrès et un monde nouveau.

63

Kirill Postoutenko, « Časy i parovoz: èsseističeskie nabljudenija nad vremenem revoljucionnoj kul’tury »,

(trad. du russe : L’horloge et le train : observations essayistes sur le temps dans la culture révolutionnaire),

NLO, no 64, 2003. http://magazines.russ.ru:81/nlo/2003/64/post3.html

64 Hugues Rebell, « À une locomotive », Chants de la pluie et du soleil, (Paris, Librairies Charles, 1894)

Paris, Éditions d'aujourd’hui, 1977, p. 53-54, dans Tommaso Meldolesi, « La machine … », art. cit., p. 223. 65

Ibid., p. 227. 66

Karl Marx, La lutte des classes en France (1848-1850), Paris, Gallimard, 2002.

Page 118: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

102

Soucieux d’une modernisation rapide de la Russie, les bolchéviques reprennent avec entrain

l’image de la révolution en tant que locomotive de l’histoire. À l’heure du développement intensif

du réseau ferroviaire dans l’URSS du premier plan quinquennal (1928-1932), le train devient l’une

des images clé de l’Agit-prop et le symbole le plus répandu du nouveau pouvoir, de la nouvelle

société et de la projection dans un futur utopique. Qu’il s’agisse du train de la propagande qui porte

Léon Trotsky à travers la Russie en pleine guerre civile67

ou de l’engouement cinématographique de

Dziga Vertov devant la beauté industrielle des rails et des roues des wagons68

, le train apparaît

comme instrument de la transformation communiste du monde et comme une machine à surmonter

l’Histoire. La chanson très populaire « Notre locomotive », créée en 1922 et qui devient

emblématique de l’imaginaire soviétique, témoigne des connotations futuristes du train :

Vole en avant, notre locomotive,

Prochain arrêt dans la commune,

Nous n’avons pas d’autre voie,

On a un fusil dans la main.69

Les propagandistes soviétiques exploitent le symbole du train jusqu’à l’épuisement définitif

de l’idéologie soviétique vers le milieu des années 1980 en l’adaptant sans cesse aux nouvelles

lignes du Parti et aux changements de leaders.70

Ci-après figure une affiche des années trente qui

représente Joseph Staline aux commandes du train emmenant la société soviétique dans le

communisme futur. Il est intéressant de remarquer que le même train du communisme sur une

affiche soviétique de la première partie des années 1920, est conduit par un groupe d’ouvriers

anonymes symbolisant la classe ouvrière en général.71

67

Léon Trotsky, Ma vie, Paris, Gallimard, 1978. 68

Voir à ce propos le documentaire de 1924 de Dziga Vertov, Ciné-oeil. 69

Notre traduction a été réalisée à partir du texte de la chanson trouvé sur le site : http://www.a-

pesni.golosa.info/grvojna/narod/nachparovoz.php 70

Kirill Postoucenko, art. cit. 71

L’image de l’affiche comme la comparaison avec une affiche des années 1920 ayant la même thématique

sont reprises de l’article de Kirill Postoutenko, art. cit.

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103

Les cinéastes de « Telefilm-Chisinau » combinent de façon experte la métaphore futuriste du

train avec des images de ciné-actualités des années 1930 montrant une Bessarabie arriérée, ainsi

qu'avec les représentations des grands guides du passé de l’URSS, pour valoriser encore et toujours

la présence soviétique bienfaisante en Moldavie par rapport à l’ancien gouvernement roumain,

« exploiteur »72

:

72

Archives de la Compagnie d’État de Radiodiffusion et de Télévision, dossier non-classé, « Feuilles de

montage du téléjournal Sovetsaja Moldavija de 1982 ».

Page 120: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

104

Images Son Texte hors champ

Chronique cinématographique de

l’ancienne Bessarabie

Chronique (datant des premières

années du pouvoir soviétique) :

un train portant l’inscription

« Le pouvoir aux Soviets » avance

allègrement sur les rails

Le monument de Lénine

Un bras tendu, comme vers le futur

Coups prolongés

d’horloge

Aujourd’hui l’homme soviétique

est devenu maître de son temps,

souverain.

Or, autrefois Henri Barbusse

écrivait sur cette contrée :

« C’est une contrée où le temps

s’est arrêté ».

Le journal télévisé Sovetskaja Moldavija témoigne du recours constant au train en 1982 en

tant que symbole de l’avenir radieux : les images montrant les roues de train en action alternent

avec des plans qui montrent la chaîne de la fabrique de conserves comme pour faire un parallèle

entre la révolution industrielle des années 1920 et la « révolution agro-industrielle » initiée par le

premier secrétaire Ivan Bodiul.73

En ce qui concerne le scénario de Serafim Saka, qui est en cause ici, celui-ci comporte des

accents poétiques et philosophiques et se veut l’expression de méditations vagabondes au sujet de

« l’agitation de la vie moderne ». Il parle de l’attrait d’un Ailleurs lointain et énigmatique. « Toute

personne, tôt ou tard, ressent le besoin de « voir ailleurs », de partir … à la recherche d’une vie plus

facile, plus complexe, des défis ou de l’amour … Les trains sont là, à la disposition de tout le

monde. »74

Le scénariste moldave se montre fasciné par le train, le voyage dans le train et la gare

ferroviaire, expressions pour lui d’une sagesse de la vie (« tout le monde arrive de quelque part ou

s’en va quelque part, on est tous de passage ») et d’un désir irrépressible d’aventure et d’évasion.

Pendant l’une des nombreuses entrevues que Saka nous a accordées, le scénariste nous a confié

avoir seulement voulu exprimer la nostalgie de son enfance dans le documentaire Les trains, car sa

73

Idem. 74

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3307, inventaire 1, dossier 49, p. 5.

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105

maison natale se trouvait en face de la gare ferroviaire, ce qui fut de nature à nourrir de rêves sa

jeune imagination. Odysséen, le temps sinueux de Serafim Saka (celui qui se dégage du scénario du

documentaire Les trains) est le temps imprévisible de l’aventure et de la quête de soi plutôt que

celui, cumulatif, des « transformations grandioses de la Patrie soviétique ». Plutôt que le symbole de

la promesse communiste, le train est pour Saka son « rosebud » à lui, l’équivalent du traîneau dans

le célèbre film Citizen Kane d’Orson Welles.75

Toutefois, le scénario déplaît fortement au chef du Comité, Stépan Lozan, réputé être le bras

droit du dirigeant moldave du Parti, Ivan Bodiul. Lozan soupçonne, dans le registre poétique et de

ce fait très personnel du scénario de Saka, une allusion à la dégradation de la société soviétique, qui

serait destinée à une impasse : la dernière scène du script représente un train qui entre dans un

tunnel mais qu’on ne voit pas ressortir. Accusé de vouloir glisser par contrebande au petit écran une

critique du Parti communiste et du régime soviétique en entier, Serafim Saka est rapidement

congédié du studio « Telefilm-Chisinau ».

Malgré le licenciement, Saka adresse par pure bravade une demande de démission au chef du

Comité moldave de la Radio et de la Télévision, Stepan Lozan. Dans cette demande, Serafim Saka

paraphrase ironiquement le voïvode moldave de l’époque médiévale, Alexandru Lapusneanu.

Selon l’œuvre littéraire Alexandru Lapusneanu, de l’écrivain moldavo-roumain Costache Negruzzi,

le souverain aurait dit aux boyards moldaves, lors de sa montée brutale sur le trône de la Moldavie :

« Si vous ne me voulez pas, moi je vous veux et si vous ne m’aimez pas, moi je vous aime et je

gouvernerai avec ou sans votre consentement ». Serafim Saka écrit dans sa demande de démission :

« Si vous ne voulez pas de moi, moi je ne veux pas de vous non plus ». Il paiera ultérieurement

pendant de longues années son attitude sarcastique envers les autorités, qui le confineront à un

travail auxiliaire de traducteur et lui interdiront toute publication originale.76

75

À la recherche du bonheur, le protagoniste du film Citizen Kane fait fortune, devient une personne influente

et initie plusieurs relations amoureuses. Aucune de ses réalisations ne lui apporte cependant le bonheur, au

sujet duquel Kane s’interroge et fantasme encore sur son lit de mort, bonheur qu’il associe finalement tantôt à

un bouton de rose, tantôt au traîneau avec lequel il jouait étant gamin. 76

Renseignements recueillis auprès de Serafim Saka lors d’une entrevue réalisée le 29 août 2005.

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106

16. La revanche du temps refoulé

Les années passent, les plans quinquennaux s'enchaînent, les congrès du Parti communiste se

relaient, mais plus l’an prophétique 1980 approche, plus les Soviétiques prennent conscience de la

vie de pénurie qu’ils mènent et moins ils sont disposés à repousser l’Occident et son « mode de vie

consumériste ». Leurs attentes, souvent d’ordre matériel, se rapportent plutôt à un présent tangible

qu’à un « futur radieux ». Pendant que les leaders communistes proclament « l’avancement ultérieur

de la société soviétique sur la voie du communisme », les Soviétiques baptisent stagnation le temps

du règne indéfini de Léonid Brejnev et de son Politburo77

, temps de plus en plus difficile à vivre

aux approches des années 1980. L’historien Martin Malia montre comment la première mission du

régime des années Brejnev est la « défense de ses conquêtes », c’est-à-dire la préservation du

système sans changement ou réforme radicale pouvant le mettre en danger.78

De ce fait, l’axe

réformiste du régime est mis en veilleuse. Sur le plan du climat social, l’optimisme quelquefois

enflé du dégel fait place, à l’époque de la stagnation, à une apathie qui se manifeste entre autres par

l’expansion de l’alcoolisme79

.

Dmitrij Gorin, historien russe et spécialiste des représentations et des vécus du temps dans le

cadre de la civilisation russe80

, parle d’un phénomène du temps ralenti au sein de la société

soviétique de la stagnation.81

L’allongement du temps, son lent développement et le temps figé sont

des caractéristiques du vécu et de la représentation du temps dans les années 1970-1980 qui

s’accentuent particulièrement au début de la dernière décennie de l’existence du régime

communiste.82

Le discours officiel de cette époque, répétitif et autoréférent, se réduit à une

incantation de l’orthodoxie83

. Il témoigne d’un étiolement de la perspective futuriste. En signalant

une crise généralisée de l’avenir, Krzysztof Pomian note en 1980, concernant le divorce flagrant

77

Organe suprême du Comité Central du Parti communiste de l’URSS qui définit ses politiques et sa ligne

directrice. 78

Martin Malia, La tragédie soviétique : histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Paris, Seuil, 1995, p.

443. 79

Ibid., p. 462. 80

Dmitri Gorin, Prostranstvo i vremja v dinamike rossijskoj civilizacii, (trad. du russe : L’espace et le temps

dans la dynamique de la civilisation russe), Moscou, Éditions URSS, 2003. 81

Dmitri Gorin, « Konec perspektivy : pereţivanie vremeni v kul’ture 1970-h », (trad. du russe : La fin de la

perspective : le vécu du temps dans la culture des années 1970), dans Neprikosnovennyj zapas, (trad. du

russe : Réserve intangible), no 2 (52), 2007.

82 Ibid.

83 Martin Malia, op.cit., p. 449.

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107

entre le discours gratuitement futuriste des leaders soviétiques et leurs politiques tournées vers le

passé de l’URSS : « Privé de toute perspective crédible, le communisme en tant qu’idéologie se

réduit désormais, pour l’essentiel, à une rhétorique figée et incantatoire, pimentée de tics

démagogiques. (…) Loin d’être porteur d’avenir, le PC est empêtré dans le passé, le plus fort de son

appui»84

. Pomian croit percevoir dans les différents mouvements sociaux, politiques et scientifiques

des années 1970 les signes d’une diminution marquée de l’espérance. L’attente d’un avenir

supérieur au présent, produite dans la longue durée de l’histoire par la modernité occidentale,

semble subir un discrédit grandissant.85

De leur côté, les créations underground expriment l’atrophie de l’espérance et la perte du sens

du temps. « On peut avoir la foi en l’absence de la foi », chante le groupe soviétique rock Nautilus

Pampilius ; des paroles qui expriment bien le discrédit de la notion de la foi, sur laquelle repose au

demeurant l’idéologie communiste. Il s’agit de la croyance que l’Histoire travaille à délivrer les

humains du fardeau qu’elle représente.

Le marasme du temps vide s’exprime à la télévision moldave par la ronde incessante des

documentaires destinés à illustrer et à stimuler la révolution agro-industrielle moldave. La

spécialisation de la production télévisée filmique dans l’agro-industrie éclipse largement les autres

sujets.86

Des films comme Les viticulteurs (1977), Le complexe agronomique à Iedinet (1980), Les

fourrages à la chaine (1981), etc., reprennent sans cesse la rengaine de la production agricole, de la

« lutte pour les ensemencements » au printemps et du « combat » pour la récolte en été et en

automne à la « défense des cultures d’hiver », de l’ « offensive pour les stockages du blé » à la

conservation des légumes.

Fait révélateur : à l’heure des réformes gorbatchéviennes, l’un des premiers slogans de la

pérestroïka est « accélération », nouveau vocable propagandiste à connotation temporelle distincte,

voué à contrer le temps lent brejnévien. Il s’agit d’un appel à l’accélération des rythmes du

développement économique et social de l’URSS. Longtemps retenus d’autorité, les changements se

84

Krzysztof Pomian, « La crise… », art. cit., p.6. 85

Ibid., p. 7-9. 86

Voir à ce sujet Victor Andon, op.cit., p. 31-37. et Victor Andon, Filmul televizat moldovenesc : 1960-1990,

(trad.. du roumain : Le film télévisé moldave : 1960-1990), Chisinau, Primex-Com, 2007.

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108

bousculent sous la pression des revendications sociales pour finalement entraîner la chute précipitée

du système communiste. À l’époque de la pérestroïka, la production télévisée moldave se tourne

vers des thématiques auparavant refoulées, comme les problèmes écologiques et sociaux et la

corruption de la nomenklatura. L’intérêt pour les questions écologiques est encore plus évident dans

le cas de la production cinématographique du studio « Moldova-film », organisme un peu moins

contrôlé que la Télévision.87

Les préoccupations écologistes des téléastes moldaves de la deuxième partie des années 1980

s’inscrivent dans une tendance européenne générale. Toujours selon Pomian, la promotion de

l’écologie à partir des années 1970 est un autre signe de la crise de l’avenir qui, à la fin du

millénaire, guette l’humanité et tout particulièrement la civilisation occidentale dominante. Les

années 1970 seraient porteuses en Occident de maintes désillusions concernant les idéaux édifiés

par la Modernité, comme la Connaissance et la Raison. Les acquis du progrès scientifique et

technologique suscitent quelquefois la peur et l’inquiétude en même temps que l’idéal démocratique

d’un bien-être généralisé « subit les effets de l’usure ».88

17. La guerre des passés

La société moldave postcommuniste est essentiellement passéiste. Le régime communiste

tombe en ruine, entraînant l’écroulement de l’économie, du filet social et de tout l’ancien système

de valeurs. L’ancienne classe politique se dissout et les nouveaux politiciens adhèrent aux principes

démocratiques sans avoir la moindre expérience de la démocratie, tout comme d'ailleurs leurs

électeurs. Une crise identitaire s’installe dans ces conditions d’instabilité sociale extrême et de

manque de viabilité des nouveaux acteurs politiques.

La crise identitaire empêche en Moldavie toute communion sociale et toute capacité de la

collectivité (s’il y en a eu une) à se projeter dans l’avenir. Accablé par la révélation des crimes du

communisme, un segment de la population du tout nouvel État indépendant moldave transfère son

idéal de bien-être collectif dans un âge d’or antérieur à la soviétisation de la Moldavie, à l’époque

87

Nous allons analyser de manière plus méthodique la tendance écologiste dans le documentaire moldave

dans le chapitre Les avatars des représentations paysagères sous la pérestroïka. 88

Krzysztof Pomian, « La crise… », art. cit., p.7.

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109

de l’administration roumaine de l’entre-deux-guerres. La majeure partie de la société moldave des

années 1990-2000 développe rapidement une nostalgie violente de l’ancien régime communiste. En

2001 cette nostalgie amène au pouvoir une formation politique qui revendique l’héritage

communiste de la Moldavie, le Parti des Communistes de la République de Moldavie (PSRM).

Faute de fonds et de nouvelles références culturelles, le studio « Telefilm-Chisinau » cesse

son existence en 1993, après une période de diminution progressive de sa production.89

Dans un

climat de décroissance des productions culturelles dans tous les domaines, les ouvrages à caractère

mémorialistique font légion dans les librairies moldaves de l’époque de la « transition »

postcommuniste.90

Ces mémoires, autobiographies et journaux intimes trahissent par leur nature

même un puissant attachement au passé et laissent entrevoir une confrontation à l’œuvre entre les

perceptions si disparates du passé de la Moldavie. Les auteurs pro-roumains dépeignent une

Bessarabie d’avant 1940 avec des villes développées remplies de boutiques, de salles de cinéma et

de théâtres, de restaurants, de cafétérias, d'hôtels et des villages saturés de produits agricoles et

d’élevage.91

Quant aux mémoires des nostalgiques du soviétisme, l’ « avenir radieux » se change en

« passé radieux ». La période soviétique de la Moldavie se réduit dans ce type d’écrits à un espace

de sécurité et de prospérité, une épopée remplie de réalisations glorieuses.92

La période

« roumaine » de la Moldavie est évoquée dans la pure tradition de l’historiographie soviétique

comme un âge sombre de misères matérielles et spirituelles, un état arriéré, presque médiéval, de la

société moldave.93

Les présentations antagoniques des mêmes périodes et événements dans les mémoires ainsi

que leur ton quelquefois acerbe par rapport à la perspective historique opposée indiquent une

véritable guerre des représentations historiques qui domine la sphère politique et intellectuelle

89

Victor Andon, « Filmul televizat moldovenesc » (trad. du roumain : Le film télévisé moldave),

monographie réalisée à l’intention de l’Académie des Science de la Moldavie, Institut d’histoire et des arts,

section cinématographique et de télévision, 1991-1994. 90

Voir à ce propos, Victoria Raileanu, « Gherila trecuturilor : memorie, ideologie si identitate in Moldova

post-sovietica », (trad. du roumain : La guérilla des passés : mémoires, idéologie et identité dans la Moldavie

post-soviétique). Chisinau, Pontes, Review of East European Studies, no 2, 2006.

91 Alexandru Usatiuc-Bulgar, Cu gândul la o lume între două lumi, (trad. du roumain : En pensant à un monde

entre deux mondes), Chisinau, Lyceum, 1999, vol. I, p. 103. 92

Sergej Sidorenco, Umom, trudom i sovest’ju pokolenij, (trad. du russe : Avec l’intelligence, le travail et

l’honneur des générations), Chisinau, Cuşnir & C, 2002. 93

Sergej Sidorenco, op.cit., p. 12.

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110

moldave. Malgré les appréciations si différentes du passé de la Moldavie, tous les écrits à caractère

mémorialistique obéissent à une même logique qui suppose une séparation manichéenne entre la

période soviétique de la Moldavie et son histoire d’avant 1940 et 1945.

Les yeux rivés vers « ses passés », la collectivité moldave actuelle est en mal de projets

politiques. L’absence de véritables projets de société est corollaire de l’incapacité des Moldaves de

construire une perspective viable d’avenir. Le parti politique obtenant le plus de votes reste encore,

vingt-trois ans après la chute du régime, une formation politique qui se réclame de l’idéologie

communiste, mais qui n’a plus rien en commun ni avec le marxisme ni avec l’ancien gouvernement

et l'ancienne idéologie communistes, sauf dans sa symbolique spécifique. L’exploitation d’une

symbolique communiste paraît suffisante pour assurer le succès du PCRM auprès des électeurs

moldaves, de plus en plus âgés avec chaque vague d’émigration.94

18. Les prémisses de l’émergence du régime d’historicité propre à l’idéologie et au

régime soviétiques

Mise au service du projet politique communiste, l’attente d’un avenir gratifiant, porteur d’un

état de choses meilleur, domine le régime d’historicité soviétique. La conception d’« avenir

radieux » commande l’écriture de l’histoire. Elle assujettit également le quotidien des citoyens

soviétiques et la représentation du présent « socialiste », fortement déformée par rapport à la réalité.

L’Agit-prop travaille assidûment à livrer une image d’un présent soviétique qui contient en germe la

future société communiste. Le régime soviétique d’historicité investit l’événement d’un statut

particulier en le présentant comme un autre signe annonciateur des lendemains qui chantent. Au

nom du futur, le régime totalitaire exerce son pouvoir sur les citoyens. Cette notion oppressante de

l’avenir communiste et les pratiques politiques qui en résultent proviennent d’un développement à

l’extrême d’une conception linéaire et cumulative du temps.

L’attente d’un avenir supérieur au présent éclot au terme d’une lente évolution historique,

étendue sur quelques millénaires. L’ouverture graduelle de l’humanité sur le futur recèle plusieurs

94

Voir, à propos de la culture politique de l’électorat moldave et des paradoxes de son comportement, Igor

Botan, « Specificul electoratului moldovenesc », (trad. du roumain : Les particularités de l’électorat moldave),

dans Guvernare si democratie : revista semestriala de analiza si sinteza, no 2, 2008, lien électronique :

http://www.e-democracy.md/files/guvernare-democratie-2.pdf.

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111

phases et un réseau des phénomènes sociaux et culturels interconnectés. Elle est corollaire, tout

d’abord, de l’émergence durant l’Antiquité moyenne-orientale des premiers monothéismes, comme

le zoroastrisme et le judaïsme.95

Les spéculations eschatologiques iraniennes et judaïques brisent le

recommencement perpétuel des cycles de la création qui définissent les cultes des ancêtres ou les

mythologies mésopotamienne et indoeuropéenne. Ils induisent un « redressement » du temps dans

une flèche qui pointe vers l’avenir. Le temps du Dieu unique est celui d’un début de la création, de

son apogée et de sa fin définitive, suivie de l’avènement d’un âge hors temps de perfection et de

bonheur inconnus de l’humanité, contrairement à la temporalité non monothéiste qui préconise un

éternel retour à une origine immuable.

La conception monothéiste du temps donne naissance à une historiographie qui cherche à

mettre en évidence les ressorts de l’histoire, contrairement aux chroniques des événements ou aux

listes des rois dont la rédaction est une pratique courante à l’époque de la Moyenne Antiquité. Le

zoroastrisme comme le judaïsme renferme une conception de l’histoire du monde qui se déploie

selon un plan divin et dont la finalité est l’élimination de la Puissance du Mal.96

Avec la révélation

monothéiste, nous renseigne Zaki Laïdi, l’homme commence à interpréter son existence dans la

perspective de sa fin ultime, au lieu de la comprendre du point de vue de son passé mythique.97

La certitude de la fin ultime et son attente produisent une forte tension. Les livres des

prophètes de l’Ancien Testament témoignent magistralement de cette tension de l’attente du

Jugement dernier et de la destruction du monde matériel.98

Le christianisme ne fait qu’amplifier les

attentes eschatologiques, car avec le culte christique la fin a un visage, celui du Fils du Dieu, dont

on pense qu’il reviendra sur la terre pour accomplir le plan du Salut divin : la punition des pécheurs,

l’effacement de la souffrance et l’institution du « règne de mille ans de Paix et de Justice ». Prévue

95

La question de l’origine de certains mythes et mythèmes communs à la tradition iranienne et au judaïsme

comme la résurrection, le jugement final ou la venue du Messie, constitue un débat ardent dans le domaine de

l’exégèse des textes religieux de l’Antiquité. Les opposants à la thèse des origines judaïques du zoroastrisme

fondent leur point de vue sur le caractère incomplet et incohérent de certains récits de l’Ancien Testament,

dont « Le livre de David », par rapport à la mythologie mazdéenne comprenant les mêmes éléments narratifs

mais de manière à les englober dans un système plus logique et homogène. Voir à ce propos, par exemple,

Marc Philonenko (dir.), Apocalyptique iranienne et dualisme qumrânien, Paris, Adrien Maisonneuve, 1995. 96

Anders Hultgard, « Mythe et histoire dans l’Iran ancien », p. 81, dans ibid. 97

Zaki Laïdi, Le sacre…, op. cit., p. 37. 98

Voir à ce propos, par exemple le livre du prophète Daniel, « Livre de Daniel », p. 1696-1730, dans La

Bible : nouvelle traduction, Paris, Bayard et Médiaspaul, 2001.

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112

au début pour l’époque des contemporains de Jésus, la parousie s’éloigne de siècle en siècle et

l’attente de la fin s’allonge indéfiniment. C’est probablement dans ce contexte que s’imposent aux

chrétiens des moyens pour gérer la tension de l’attente de la fin et que s’insinue de manière

extrêmement progressive l’idée de la possibilité de réaliser le bonheur promis par un effort

conscient, collectif et organisé. « Avec les siècles et la laïcisation, nous fait remarquer François

Hartog, l’ouverture du progrès prend le dessus sur l’espérance du Salut ».99

Avec le triomphe du christianisme au Moyen Âge, l’ensemble des mythologies du temps

dans l’espace occidental et dans les territoires qui subissent son influence se conforme aux deux

modèles : l’ancien temps cyclique, qui « conçoit la succession des âges selon une ligne descendante

qui va de la perfection originelle (âge d’or) à la décadence finale et se termine par la destruction du

monde », et le modèle progressiste, invention monothéiste qui, dans sa forme chrétienne, « suit une

ligne ascendante, prévoit une évolution vers le mieux et repose sur le postulat de la perfectibilité

infinie de l’être humain ».100

La prise de conscience au niveau collectif de la possibilité de construire soi-même le monde

meilleur de demain, plutôt que d’attendre son instauration par la volonté divine, constitue un

moment-clé du transfert du temps social légitime du passé vers l’avenir. La transformation séculière

d’un monde passéiste à un monde futuriste s’accompagne inévitablement de la diminution du rôle

de la religion en tant qu’ensemble de croyances fondatrices du sens au profit des croyances

idéologiques. Cette transformation se produit, selon Marcel Gauchet, dans le cadre général du

processus de passage de la société hétéronome, structurée par la religion, à la société autonome, qui

assume entièrement son autogouvernement et qui articule un discours sur elle-même d’une nature

différente du discours religieux, à savoir l’énoncé idéologique.101

Car malgré la diversité des croyances religieuses et la mutation monothéiste créatrice d’une

ouverture dans l’horizon d’attentes, « la plupart des sociétés se sont pensées comme définies une

99

François Hartog, Régimes…, op. cit., p. 47. 100

Jean-Pierre Sironneau, Métamorphoses…, op. cit., p.17. 101

Marcel Gauchet, « Croyances religieuses et croyances politiques », conférence vidéo tenue le 30 novembre

2000 et diffusée sur la vidéothèque numérique de l’enseignement supérieur Canal U à l’adresse électronique

http://www.canal-u.tv/smilesearch/search?r=Marcel+gauchet+&t=&st=&n=.

Page 129: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

113

fois pour toutes, à travers toute l’histoire, par des puissances extérieures comme les ancêtres

fondateurs, les divinités ou le Dieu unique ».102

L’ordre hétéronome est par définition tourné vers le

passé, car la dépendance envers l’Autre surnaturel équivaut à une dépendance envers le passé.103

Tous les mythes de fondation impliquent une antériorité : les humains ont reçu un monde créé

préalablement par des forces extérieures. Dès lors, le devoir premier de l’humanité est la

préservation de l’ordre initial, faute de quoi la perte du genre humain est imminente. En

conséquence, tout changement est potentiellement dangereux et doit avoir à la base une explication

religieuse pour être accepté.104

La sécularisation révèle une société qui découvre et assume son propre pouvoir de création et

qui est essentiellement tournée vers le futur, car elle cherche à provoquer et à organiser son propre

changement vers le mieux, en orientant l’ensemble de ses activités vers l’avenir. Selon toute une

série de travaux, dont ceux de Marcel Gauchet, la rupture instauratrice des sociétés modernes tourne

autour de l’avènement de la conscience historique.105

Les sociétés qui en résultent se produisent

concrètement elles-mêmes en se projetant dans l’avenir.106

Autrement dit, le refus de « porter la

croix de l’histoire », sa reconnaissance non comme un enchaînement d’événements que l’on subit

mais comme engendrement de la collectivité par elle-même, fonde la conscience historique. Le

statut prééminent de l’avenir s’affirme à travers des concepts réflexifs et d’action dans le cadre de la

Modernité occidentale et atteint son apogée au XIXe siècle et dans la première partie du XX

e siècle.

Le basculement du temps s’opère au niveau du système de représentations en même temps qu’à

celui de l’organisation sociale et se consomme, selon Marcel Gauchet, à un moment précis de

l’histoire, soit entre 1750 et 1850.

Selon Krzysztof Pomian, on peut observer, déjà à partir du XIIe siècle, les premiers signes

concrets du basculement du temps individuel et social du passé vers l’avenir dans la société

occidentale. Il s’agit des phénomènes comme l’usage de plus en plus répandu des instruments de

mesure du temps et l’organisation chronométrique de la vie sociale, la monétarisation de l’économie

102

Ibid. 103

Ibid. 104

Ibid. 105

Ibid. 106

Ibid.

Page 130: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

114

et l’importance croissante de l’État en tant que garant de la sécurité de ses sujets, les

transformations démographiques et l’alphabétisation.107

À un niveau plus conceptuel, mais non

dépourvu d’applications politiques et sociales, le basculement du temps est une conséquence de la

promotion de la science. Les sciences modernes émergentes procèdent à un travail

d’intellectualisation du temps et forgent un riche imaginaire temporel futuriste. La science est

entièrement tournée vers l’avenir, car « ceux qui la pratiquent ont pour mission de provoquer des

changements dans l’état de nos connaissances et d’enrichir la panoplie de moyens de les

acquérir »108

.

Une étape importante du passage d’une société passéiste, soucieuse de préserver ses assises

originelles et ses traditions, à une société futuriste qui accorde la plus grande valeur à l’innovation

et au progrès, est la naissance de la science historique moderne, qui se fait parallèlement aux

révolutions scientifiques. La pensée historique qui se développe considérablement aux XVIIIe-XIX

e

siècles donne naissance à quelques tendances théoriques. Les Lumières françaises consacrent le

rationalisme qui prône la méthode de raisonnement historique et la méfiance envers les croyances et

les faits non vérifiés. La philosophie de l’histoire, qui connaît un grand rayonnement avec la pensée

de Friedrich Hegel, consiste en une « interprétation systématique de l’histoire du monde selon un

principe directeur qui permet de mettre en relation conséquences et événements historiques et de les

rapporter à un sens ultime »109

. Malgré leur diversité, toutes ces positions historiographiques ont un

fondement commun. Tout en cherchant à organiser les événements en vue de leur compréhension,

elles proposent d’émettre des lois à l’exemple des sciences pures, de manière à prévoir les

changements à venir. Également, la pensée historique moderne dans son ensemble postule que

l’ « histoire est un développement vers le progrès qui résout le problème du mal et de la souffrance

par leur élimination progressive »110

.

Selon Lucian Boia, les différentes perspectives historiques qui surgissent dans le creuset de la

Modernité sont autant d’avatars du millénarisme, cette vielle croyance dans un règne futur de mille

107

Krzysztof Pomian, L’ordre du temps, op. cit., p. 291-292. 108

Ibid. 109

Karl Löwith, Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris,

Gallimard, 2002, p. 21. 110

Ibid., p. 24.

Page 131: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

115

ans de bonheur et de prospérité, qui s’avère un archétype durable de l’imaginaire.111

Un nombre

considérable de philosophes ont souligné la contribution du christianisme à l’émergence de la

conscience historique et à la croyance au progrès de l’humanité. Naturellement, l’attente

eschatologique ne possède pas de potentiel productif, car elle montre une attitude résignée devant la

Providence. Toutefois, elle prépare déjà l’avènement de la pensée historique moderne, qui consacre

le mythe du progrès en lui donnant une base philosophique et en inventant des lois de l’évolution

historique aussi implacables que la volonté divine.112

En passant du millénarisme à la pensée

historique moderne, l’action du Dieu Tout-Puissant est remplacée par celle des hommes, qui

produisent leur propre monde dans le temps.

Porteur d’un millénarisme sécularisé, l’historicisme113

alimente au XIXe siècle plusieurs

positions idéologiques et intellectuelles. Tout en ayant en commun le postulat du statut prééminent

du futur, ces positions combinent de manières très variables l’élément mythique de la foi et de

l’espérance dans l’avenir et l’exigence du réalisme. Du point de vue de leur ouverture vers le futur,

elles varient d’une perspective d’organisation de la réalité en vue de l’avenir à une véritable

obsession de l’avenir et à une frénésie du renouvellement du monde. La sensibilité prophétique et

la spéculation eschatologique marquent particulièrement le matérialisme historique développé par

Karl Marx, en dépit de la positivité des phénomènes historiques qu’il défend et du peu de crédit

qu’il accorde au monde des idées et des représentations. Le philosophe allemand Erich Fromm

définit la perspective marxienne comme un « système religieux foncièrement non-théiste qui vise au

salut de l’homme par le truchement des idéaux du messianisme prophétique reformulé dans un

langage séculier »114

. L’idéologie communiste fantasme une « rupture radicale avec l’histoire telle

qu’elle a été, censée n’avoir été qu’une « préhistoire », ou bien une transformation totale de la

nature et de l’homme.»115

Le communisme russe ne fait qu’accentuer davantage la composante

téléologique de la pensée de Marx. « L’objectif du salut marxiste-léniniste, remarque Alain

111

Lucian Boia, La mythologie scientifique du communisme, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 33-34. 112

Marcel Gauchet, Désenchantement …, op. cit., p. 345. 113

Ensemble des théories pour lesquelles le changement social obéit à des lois évolutives. Jean-Pierre

Sironneau, Métamorphoses …, op. cit., p.93. 114

Erich Fromm, L’homme et son utopie, Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p.164. 115

Krzysztof Pomian, « La crise de l’avenir », art. cit., p.14.

Page 132: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

116

Besançon, est de surmonter la condition originelle de la nature et de l’homme et d’arriver au temps

messianique de la paix et de la justice ».116

Dans son application politique libérale et démocratique, la projection d’un idéal de bien-être

collectif dans l’avenir conditionne la production de la société par elle-même. Quant au régime

communiste, celui-ci repose sur la volonté d’assujettir le présent à une représentation arrêtée du

futur. Il impose de manière corecitive à la société son prétendu savoir sur le sens final de

l’Histoire.117

L’examen des sources de la temporalité contenue dans le message propagandiste

soviétique s’est attaché à reconstituer à grands traits le parcours inégal et sinueux dans l’imaginaire

de la représentation d’un avenir meilleur. Nous avons cherché à mettre en évidence les canaux de

transmission des modèles idéels, des sensibilités temporelles et des orientations collectives, mais

surtout les moments de rupture susceptibles d’actualiser les possibilités incluses dans les prémisses

théoriques.

116

Alain Besançon, Le malheur du siècle : sur le communisme, le nazisme et l’unicité de la Shoah, Paris,

Fayard, 1998, p.101. 117

Marcel Gauchet, Le désenchantement…, op.cit., p. 354.

Page 133: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

117

IIIE PARTIE : LES MÉTAPHORES SPATIALES DANS LES

DOCUMENTAIRES HISTORIQUES MOLDAVES

19. L’espace filmé: les lieux de l’idéologie

Les représentations télévisées du temps historique qui ont fait l’objet d’analyse de la partie

précédente de la thèse sont consubstantiellement liées, à l’intérieur du récit filmique, à une

conception de l’espace. Converti en temps filmique, le temps du récit historique évolue à travers

l’espace. Il serait irréalisable du point de vue filmique s’il n’était matérialisé en des lieux

concrets : intérieurs, paysages naturels, agraires ou urbains. Dans la création cinématographique, à

la différence de la littérature et du théâtre, la durée est exprimée essentiellement par la succession

de différents espaces représentés.1 À la manière de la temporalité du récit filmique qui traduit,

comme nous l’avons vu, une conception du temps forgée par l’idéologie soviétique, la localisation

des tournages témoigne d’une prénotion de l’espace propre à la culture soviétique.

La question de l’espace au cinéma débouche sur des sentiers théoriques variés. Leur

inventaire ne constitue pas le but de la présente recherche. Force est de mentionner, d’entrée de

jeu, que l’espace, comme le temps, représente la matière première du cinéaste. Le vocabulaire

cinématographique repose sur des opérations plus ou moins complexes d’organisation de l’espace,

comme le cadrage (disposition des formes dans l’espace carré de l’image filmique), le montage

(l’association des différents espaces selon le principe de la continuité ou de la discontinuité) ou la

coordination des entrées et des sorties des personnages à l’intérieur du cadre.2 La plupart des

procédés cinématographiques entreprennent une modification de l’espace filmique qui se

recompose et se décompose continuellement pendant le déroulement de l’action.

Les espaces exposés dans le film sont étroitement liés au développement du récit filmique

en vertu de la convention narrative universelle selon laquelle les événements « ont lieu à (ou dans)

… ». Le théoricien littéraire David Fontaine stipule que la jonction des dimensions temporelle et

spatiale de la narration organise en profondeur les événements du récit ; à travers celles-ci

1 Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, Paris, Klincksieck, 1972, p. 71.

2 Noël Burch, Theory of Film Practice, New York & Washington, Praeger Publishers, 1973, p. 3-16.

Page 134: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

118

l’intrigue prend sens dans un destin social et dans une topographie signifiante.3 Contrairement à

l’espace littéraire, l’espace filmique se livre à notre perception visuelle. Chaque événement de la

narration est associé ainsi à un endroit concret. Selon Stephen Heath, « le cinéma travaille à

transformer l’espace en lieu, c’est-à-dire, en espace vectorisé et organisé en vue de l’action qui se

déroule »4. L’espace représenté dans le film ne situe pas simplement l’action ; il joue un rôle

important dans l’économie générale du récit filmique, tout en participant à sa construction.

L’espace filmique est signifiant au plus haut degré. La façon dont l’espace est construit et

utilisé dans la narration filmique comme indice ou métaphore d’une situation ou d’un personnage

décèle le système des représentations de ses auteurs, l’idéologie qu’ils embrassent et leur position

politique. L’historien Pierre Sorlin démontre en prenant l’exemple du film historique 1860 qui

porte sur l’époque du Risorgimento et qui est produit en Italie en 1933, que l’espace filmique

véhicule le discours historique officiel de la période de la création du film, en l’occurrence celui

du régime fasciste.5 Selon la grille d’analyse élaborée par Sorlin, les trois groupes sociaux qui

participent à l’action du film, les Siciliens, les continentaux et les Suisses, sont différenciés dans le

discours filmique par la langue parlée, la religion ou un accompagnement sonore spécifique, mais

aussi par l’espace privilégié de chacun de ces groupes. Dans les films tournés en décors naturels,

le second plan est révélateur de mentalités socialement et historiquement datées.6

En reconstituant les contextes politiques et sociaux de la production télévisuelle, nous

pouvons comprendre les enjeux politiques et idéologiques du film. On verra dans cette partie de la

thèse la façon dont les politiques soviétiques d’exploitation et d’aménagement des espaces,

l’historiographie officielle et les politiques nationales conditionnent la représentation et la

symbolisation des espaces dans le téléfilm historique moldave. La fréquence élevée des images

spatiales dans les documentaires historiques produits à la télévision moldave nous incite à

3 David Fontaine, La poétique. Introduction à la théorie générale des formes littéraires, Paris, Nathan, 1993,

p. 62-64. 4 Stephen Heath, « Narrative space », dans Jacques Aumont et Michel Marie, L’analyse des films, Paris,

Nathan, 1988, p. 135-136. 5

Pierre Sorlin, « Clio à l’écran, ou l’historien dans le noir », dans Revue d’histoire moderne et

contemporaine, avril-juin, 1974, p. 252- 278. 6 Marie-Claude Bénard, « Le décalogue : le rôle du second plan », dans François Garçon (dir.), Cinéma

Action : Cinéma et histoire autour de Marc Ferro, no. 65, Paris, 1992, p. 152.

Page 135: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

119

examiner plus en profondeur la question de l’espace filmique, la « technologie » de sa construction

et les significations qui lui sont attribuées. Malgré la perspective événementielle du discours

historique soviétique, en raison de laquelle les documentaristes sont assignés à privilégier les

personnages, leurs visages, leurs gestes et leurs actions, les images spatiales jouent souvent un rôle

de premier ordre dans le système des significations et l’univers symbolique du téléfilm historique

moldave. On peut même dire que le récit de certains documentaires historiques se tisse autour de

quelques métaphores spatiales.

Dans la présente partie de la thèse, nous nous attachons à répertorier et à examiner les

différents types de représentations spatiales du téléfilm historique, les métaphores et les symboles

qu’elles engendrent, ainsi que leurs fonctions narratives et historiographiques. Nous sommes

intéressée par les procédés techniques ou rhétoriques de construction des représentations d’espaces

dans les documentaires historiques, partant de la prémisse selon laquelle le film met en œuvre des

techniques qui renforcent certaines idées et idéologies dans les consciences des spectateurs.7 Nous

voudrions savoir quels sont les facteurs (idéologiques, politiques ou esthétiques) qui ont déterminé

le choix et la mise en scène des lieux exposés dans les documentaires historiques. Nous allons

observer également l’évolution de leurs usages propagandistes et, quelquefois, leur transformation

en des symboles idéologiques qui dépassent le cadre étroit du film historique.

19.1 Les techniques d’analyse : approche narratologique et analyse sérielle

Bien que le modèle narratologique soit plus approprié à l’analyse d’œuvres isolées, cette

méthode nous est utile pour examiner notre corpus de 32 documentaires dans la mesure où le film

est concevable en terme de récit. Les trois composantes filmiques interdépendantes que nous

examinons dans notre thèse (les héros, le temps et l’espace), susceptibles de donner accès au

répertoire propagandiste et à un imaginaire soviétique dans sa version moldave, constituent les

paramètres de base du récit en général. Dans cette partie de la thèse, les notions narratologiques

seront appliquées pour considérer le contexte narratif des représentations spatiales. Une analyse en

7 Paul Warren, Le cinéma américain. N

o 6. Le couple antinomique civilisation/sauvagerie, cours télévisuel

sur cassette VHS, Université Laval, 1995.

Page 136: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

120

termes narratologiques est d’autant plus justifiée que les documentaires télévisuels empruntent

plusieurs schémas narratifs au récit historique officiel.

Par une approche de type sériel, la présente recherche vise à relever le contexte socio-

historique d’apparition des thèmes, métaphores et images-types analysées, et d’observer leurs

déclin, régularités et variations. L’analyse sérielle des productions filmiques développée par Marc

Ferro retient plutôt des extraits et non des œuvres filmiques intégrales. Selon Ferro, la sélection

des séquences filmiques convient plus à une recherche historique, tandis que l’examen des œuvres

en leur intégralité relève de l’ambition de l’histoire de l’art.8 Les critères de base dans la création

des séries dans notre étude sont la stéréotypie et la récurrence des images spatiales. Nous avons

sélectionné les images-espaces qui apparaissent le plus souvent dans les documentaires

historiques.

Le critère qui prévaut dans l’élaboration des séries est dicté par l’organisation narrative

même des documentaires historiques ou, pour être plus précis, par l’agencement des instances

temporelles dans le récit filmique. La structuration de la temporalité filmique dans la plupart des

documentaires historiques suit un même paradigme. Celui-ci consiste dans la séparation nette entre

le passé présoviétique de la Moldavie, montré comme un temps de la misère matérielle et morale,

et son présent soviétique, une époque de prospérité et de bonheur. Le présent se retire à un certain

moment du récit filmique au profit d’un futur communiste encore plus heureux. L’opposition entre

les deux instances temporelles (passé/présent) fonctionne comme principe organisateur de l’espace

filmique mais elle décide aussi du choix des thèmes, des personnages et des procédés

cinématographiques, tels le mouvement d’appareil ou les divers types de montage. Elle détermine

deux catégories d’images-types, chacune correspondant à l’un des volets de la dichotomie

passé/présent. Notre analyse sérielle vise des représentations spatiales assignées à symboliser dans

le documentaire historique les deux époques de l’histoire moldave.

Ainsi, pour créer une vision apocalyptique sur le passé moldave, des images

cinématographiques ou photographiques d’archives représentant des champs de bataille brûlés et

8 Marc Ferro, « Le film… », art. cit., p. 109-124.

Page 137: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

121

dévastés ou des localités paysannes pauvres sont utilisées dans nos télédocumentaires. Au

contraire, pour illustrer la Moldavie de l’après-guerre, les créateurs des films représentent des

lieux de travail (chantiers, usines, fabriques, etc.) et de divertissement de l’homme soviétique, des

endroits et des espaces spécialement aménagés pour les enfants (garderies, terrains de jeu, écoles),

des espaces mémoriels (monuments, tombes des soldats inconnus). Notons que 25 des 32 films de

notre corpus ont à la base de leur structure narrative la dichotomie passé/présent.

L’une des techniques cinématographiques employées couramment dans le documentaire

historique est le montage alterné qui consiste à créer une succession contrastée de cadres

d’archives représentant, dans un premier temps, la misère matérielle (la pauvreté), spirituelle

(l’analphabétisme) et morale (la criminalité) d’avant l’instauration du pouvoir soviétique et, dans

un deuxième temps, des images d’actualité suggérant le bonheur généralisé qui règne en Moldavie

socialiste. En tant que principe artistique, l’antithèse qui met en rapport des images de misère avec

des représentations d’une vie soviétique prospère remonte au cinéma d’avant-garde soviétique des

années 1920-1930. Cette pratique cinématographique a pour modèle le premier documentaire

historique soviétique Soviets, en avant !, produit en 1926 par Dziga Vertov, cinéaste

expérimentateur, spécialement intéressé aux multiples possibilités de montage.9

La Section d’Agitation et de Propagande du Comité central du Parti communiste (soit

l’Agit-prop) cultive auprès de la population soviétique, durant l’histoire de l’URSS, une

perception temporelle et spatiale qui associe la pauvreté au passé « bourgeois » et la prospérité au

présent soviétique. Un certain nombre de blagues qui circulent en Union soviétique sur ce présent

« heureux » révèle la prise de distance ironique souvent adoptée par la population concernée à

l’égard du discours soviétique de propagande. Cette attitude subversive tourne au ridicule la

conception officielle du temps et de l’espace :

Au milieu des années soixante-dix, une délégation de hauts dirigeants soviétiques se rend,

lors d’une « visite de travail », dans l’une des républiques nationales. Par la fenêtre du wagon,

les apparatchiks « contemplent » des paysages désolants : des champs en jachère, des villages

9 Myriam Tsikounas, Les origines du cinéma soviétique, un regard neuf, Paris, Les Éditions du cerf, 1992, p.

136-160.

Page 138: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

122

misérables, des maisons et des fermes délabrées, des routes défoncées… Alors, l’un des

dignitaires locaux rompt le silence et dit, en montrant de main vers la fenêtre :

– Voilà ce qui se trouvait ici avant l’avènement du pouvoir soviétique.10

19.2 Les espaces « antagonistes »

L’analyse sérielle que nous tâchons d’appliquer ne retient pas la totalité des représentations

spatiales, mais seulement deux types d’images qui synthétisent deux époques : le passé « tsariste »

ou « bourgeois », d’une part, et le présent socialiste, d’autre part. Les paysages agraires sont des

images privilégiées pour mettre en scène le présent soviétique. En revanche, l’histoire présocialiste

de la Moldavie est figurée par des images de la prison Doftana, active dans la Roumanie de

l’entre-deux-guerres. Les deux images spatiales sont construites et exposées comme des

métaphores de deux périodes de l’histoire moldave : le jardin comme figure d’une Moldavie

soviétique fleurissante et la prison suggérant une Bessarabie exploitée, mise aux fers et subjuguée

à l’époque « bourgeoise ». Ces deux types de représentations spatiales filmiques se retrouvent, de

manière variable, dans la plupart des documentaires historiques étudiés.

Les paysages agraires élaborés par les documentaristes moldaves représentent des territoires

cultivés de grandeurs inhabituelles que les mouvements de caméra ou les angles de prises de vues

amplifient encore plus. Dans ces cadres, les potagers, les vergers, les vignobles et les champs

céréaliers s’étendent jusqu’à l’horizon. L’un des procédés cinématographiques largement utilisé

dans la création des paysages agraires, en raison de la sensation de vastitude qu’il confère, est le

panoramique horizontal. À partir des années 1970, les documentaristes se servent souvent, au

cours des tournages, d’hélicoptères ou d’avions pour réaliser des prises de vue aériennes. Dans un

ouvrage qui porte sur les modalités d’organisation de l’espace dans différentes cultures

cinématographiques, le critique du film Henri Agel montre que l’aspiration communiste à élargir

les possibilités humaines par la vision d’une « expansion grandiose de l’homme », en accord avec

un « devenir incessant de la nature », est représenté dans le langage cinématographique par

des espaces amples ou « dilatés ».11

Certains éléments internes des images, comme l’horizon qui

10

Il s’agit d’une blague issue du folklore soviétique que nous citons de mémoire. 11

Henri Agel, L’espace cinématographique, Paris, Jean-Pierre Delarge, éditions universitaires, 1978, p. 161-

164.

Page 139: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

123

confine au ciel, composant la plupart des paysages agraires, témoignent aussi de l’aspiration des

documentaristes moldaves à « faire grand ». L’horizon exprime en plus la conception soviétique

du temps dans la mesure où il suggère la localisation imaginaire de l’avenir qui n’est pas visible,

mais prévisible à l’endroit même où le jardin fleuri – symbole du présent – touche le ciel.

Les paysages agraires, appelés conventionnellement « paysages moldaves » dans les fiches

de montage des films et ce sans aucune autre précision, sont investis par les cinéastes d’un certain

nombre de significations surgies de l’adaptation de l’idéologie soviétique au substrat culturel local.

Le corpus des documentaires historiques contient en moyenne sept vues de paysages agraires par

film, cadres servant habituellement dans la structure du documentaire historique d’ouverture ou de

conclusion.

Dans la perspective narrative et discursive, le « paysage moldave » est utilisé de deux

manières. Il l’est d’abord en tant que décor – des kolkhoziens qui cueillent la récolte et chantent

dans les champs ou un vétéran de la Seconde Guerre mondiale qui raconte ses exploits en

marchant dans un verger : dans ce cas sa fonction vise à renforcer l’effet de prospérité de la réalité

soviétique. Mais le paysage agraire n’est pas seulement le théâtre de l’action des personnages. Il

peut avoir une autonomie sémantique et participer, en tant que « personnage », à la création du

sens du film.

La prison Doftana est un topos fortement symbolisé dans l’historiographie du « mouvement

révolutionnaire clandestin » en Bessarabie de l’entre-deux-guerres. Les militants communistes

bessarabiens, persécutés par la Siguranta12

pour leur activité subversive (organisation de grèves

ouvrières et d’insurrections paysannes, diffusion d’idées socialistes), y sont internés et torturés.

Dans la mythologie soviétique, la prison est un lieu d’initiation et de martyre des héros

révolutionnaires. Le prestige même d’un héros dans le panthéon révolutionnaire est à la mesure du

nombre de ces détentions et des souffrances physiques infligées par les tortionnaires roumains.

Financé et encouragé secrètement par le gouvernement soviétique, le mouvement communiste

12

Siguranta (La sécurité) est le nom de la police politique roumaine, active en Bessarabie et en Roumanie

dans la période 1918-1940.

Page 140: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

124

clandestin en Bessarabie roumaine s’appuie en même temps sur le mécontentement de certains

groupes défavorisés par le régime roumain, telles les minorités ethniques.13

« Paysage moldave », image extraite du documentaire

Pesni našego serdca (Les chants de notre cœur)

Comme représentation historique la prison roumaine est façonnée non seulement par des

écrits spécialisés concernant la période 1918-1940, mais surtout par les mémoires des anciens

« illégalistes » que les maisons d’éditions soviétiques publient en abondance. Ces mémoires

commandés par la direction du Parti communiste constituent la source documentaire principale des

auteurs des documentaires télévisés dans leur entreprise de création d’une représentation filmique

de la prison roumaine comme symbole de l’« occupation roumaine » de l’entre-deux-guerres. Les

personnages des documentaires historiques qui portent cette période sont souvent des anciens

13

Voir à ce propos Irina Livezeanu, « Basarabia : nationalism intr-o provincie arhaica », (trad. de roumain :

La Bessarabie : le nationalisme dans une province archaïque), dans Cultura si nationalism in Romania Mare

(1918-1930), (trad. du roumain : Culture et nationalisme dans la Grande Roumanie 1918-1930), Bucarest,

Humanitas, 1998, p. 111-156.

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125

« illégalistes » ou leurs proches. Leur témoignage repose sur un nombre réduit de thèmes, en

général les souffrances atroces endurées par le peuple moldave sous le régime « bourgeois » et la

cruauté des gendarmes roumains.

Cellule dans la prison Doftana, image extraite du documentaire Naš Vanja (Notre Vanja)

Quatre téléfilms de notre corpus portent entièrement sur les organisations clandestines

communistes de l’entre-deux-guerres. Il s’agit de La marche du temps, créé en1968 ; Illuminée par

Octobre, film épique en deux parties réalisé en 1973 et qui relate entre autres la révolte de

Tatarbunar14

; Pour le pouvoir des Soviets, produit en 1966 ; et Notre Vanja, réalisé en 1967, qui

se veut une histoire héroïque du militant clandestin Ivan Goluzinski. Étroitement lié au thème

révolutionnaire, le motif de la prison Doftana est souvent présent dans les documentaires

historiques qui n’ont pas pour sujet principal le mouvement clandestin bessarabien. L’image-

espace de la prison Doftana est un cadre presque obligatoire dans les téléfilms que nous appelons

« panoramiques » pour leur intention explicite de survoler l’histoire de la Moldavie à partir de

14

La révolte de Tatar-Bunar, déclenchée en 1924, est l’une des premières émeutes populaires provoquées et

organisées en Bessarabie de l’entre-deux-guerres par les militants communistes clandestins.

Page 142: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

126

quelques épisodes jugés marquants. Les films Pages d’histoire, de 1961, et La Moldavie jubilaire,

de 1974, en sont des œuvres exemplaires.

Bien qu’elle ne soit pas le seul lieu de détention des communistes bessarabiens, la prison

Doftana est la seule prison représentée dans les films documentaires historiques. Ce fait s’explique

aussi par la pénurie de documents et d’images sur le sujet dans les archives moldaves, où la prison

Doftana est relativement privilégiée. Les cinéastes suppléent souvent l’insuffisance des documents

par des images picturales de la prison Doftana réalisées sur commande par les peintres moldaves

contemporains.

Les deux image-espaces, celui du « paysage moldave » et celui de la prison Doftana,

contrastent grâce à différents éléments de mise en scène cinématographique : l’éclairage, la

composition plastique, la bande sonore, etc. Ces paramètres de la mise en scène produisent des

connotations positives dans le cas du « paysage moldave » et négatives dans celui des

représentations carcérales, connotations transférées de ce fait sur les périodes roumaine et

soviétique de l’histoire de la Moldavie. Le contraste entre les deux images spatiales symbolise, en

fin de compte, la lutte entre l’ancien monde bourgeois qui « s’écroule sous son propre poids » et le

nouvel ordre établi par la classe ouvrière et paysanne. Ce clivage constitue l’axe à partir duquel

s’organisent les significations des films documentaires historiques. On peut résumer l’opposition

visuelle et sonore de deux représentations spatiales dans l’univers sémantique des téléfilms

historiques par quelques couples antinomiques présentés dans le tableau ci-dessous :

IMAGE-TYPE PAYSAGE AGRAIRE IMAGE-TYPE PRISON DOFTANA

Espace ouvert Espace fermé

Lumineux Sombre

Large Étroit

Musique hiératique Sons grinçants, métalliques

Images en couleurs vives, brillantes Images en noir et blanc ou en couleurs à tonalité

froide

Terre fertile Pierre rude

Mouvements larges de la caméra Mouvements restreints de la caméra

Page 143: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

127

Habituellement, les cadres qui exposent des paysages agraires sont accompagnés d’un

commentaire off portant sur les réalisations du peuple soviétique, sur la vie heureuse dans la

RSSM, souvent avec des chiffres à l’appui. En revanche, les images carcérales sont complétées par

des récits qui décrivent la misère et l’injustice qui régnaient en Moldavie sous le régime roumain.

Les documentaristes de la télévision moldave tentent quelquefois de diversifier ce modèle figé,

imposé par les propagandistes, associant un discours qui relate la pauvreté et la dégradation de

jadis à des images de vergers et de champs abondants. Cette inversion des composantes filmiques

est justifiée par une supposée prise de conscience par les Moldaves de la métamorphose de leur

république après l’instauration du pouvoir soviétique.

Le présent prévaut sur le passé dans les documentaires historiques moldaves. Aussi, le

paysage agraire l’emporte sur les images de la prison Doftana. Les représentations paysagères ne

sont pas simplement plus nombreuses. Elles bénéficient d’une attention particulière de la part des

cinéastes et des responsables de la propagande de la Télévision moldave. Plus diversifiées, elles

cumulent plusieurs fonctions expressives, dépassant le rôle de simple représentation historique.

Nous accordons donc une importance spéciale au paysage agraire qui permet de développer des

réflexions plus poussées sur la société moldave et le régime politique soviétique des années 1960-

1989. De même, en analysant le paysage agraire, image clé de l’iconographie soviétique moldave,

nous pourrons mieux comprendre la rencontre de l’idéologie soviétique avec la culture moldave.

19.3 Paysage agraire : perspectives théoriques

L’analyse des images télévisuelles des paysages agraires resterait superficielle si elle ne

tenait pas compte des théories du paysage qui jouissent ces dernières années d’un intérêt

particulier dans le champ des sciences humaines et sociales. Diverses disciplines comme la

sociologie, l’anthropologie, la philosophie ou la géographie croisent leurs acquis et méthodes dans

des approches et conceptions du paysage qui l’élèvent au rang de véritable « fait de civilisation ».

Nous plaçons l’étude des images télévisuelles paysagères dans le cadre du modèle théorique

élaboré par Augustin Berque15

et Alain Roger16

, plus approprié à une démarche historique telle que

15

Augustin Berque, Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin, 2000. 16

Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.

Page 144: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

128

la nôtre. L’appareil conceptuel édifié par ces deux chercheurs autorise l’exploration des formes

variées que revêt le paysage à différentes époques, cultures et pays en identifiant les facteurs

économiques, idéologiques, sociaux et politiques qui déterminent dans une collectivité humaine le

rapport et la sensibilité à la nature.

Conformément à une définition donnée par Berque, le paysage n’est pas naturel mais

culturel dans la mesure où il est le produit d’une relation que la société entretient avec l’espace

environnant. L’environnement n’existe pour les collectivités humaines qu’en tant que celles-ci lui

confèrent un certain sens, propre à leurs histoire et culture.17

Qu’il soit littéraire, pictural ou

cinématographique, le paysage correspond à une certaine conception de la nature et à une manière

d’organiser l’espace dans l’imaginaire. Dans cette perspective théorique, le paysage est toujours

une invention historique et esthétique.

Le rapport entre paysage et représentation est central dans toute approche du paysage. Les

travaux d’Alain Roger et d’Augustin Berque, notamment, montrent que l’on ne peut ni penser ni

« faire » le paysage sans qu’il ne soit représenté préalablement par la littérature, la peinture et

d’autres systèmes d’expression. Le paysage est une représentation apparue à la suite du croisement

de multiples représentations, savoirs et pratiques d’aménagement de l’espace.18

On verra, avec

l’exemple du paysage agraire représenté dans les documentaires historiques, que le regard porté

par le cinéma sur le paysage renvoie à une série de modèles culturels, artistiques et sociaux en

évolution constante.19

Le « paysage moldave » est aussi le produit de réflexions et de théorisations paysagères

faites par les cinéastes russes des années 1920-1930 qui ont tenté d’attribuer au paysage des

significations en concordance avec la nouvelle idéologie communiste et les politiques de l’État

soviétique. S’inspirant des réflexions d’Engels sur les rapports entre les paysages et les idées

17

Augustin Berque « Paysage à la chinoise, paysage à la européenne », dans Jean Mottet (dir.), Les paysages

du cinéma, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p. 61-79. 18

Philippe Nys, « Paysage et représentation : la terre comme paysage », dans Françoise Chenet (dir.), Le

paysage et ses grilles. Colloque de Cerisy, Paris, l’Harmattan, 1996, p. 131. 19

Antonio Costa, « Présentation. Invention et réinvention du paysage », dans Cinémas, Journal of film

studies, Le paysage au cinéma, automne 2001, p. 7.

Page 145: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

129

religieuses des Russes, Sergej Eisenstein postule que le rôle du cinéma est d’articuler dans le

paysage le sens du devenir « immanent » – à savoir social – de l’Union Soviétique.20

Il considère

le paysage comme un élément poétique. C’est au cinéma muet que reviendrait le devoir et le

pouvoir de traduire « ces émotions [liées au paysage] que seule la musique peut exprimer

parfaitement ». Le « paysage moldave » repose ainsi sur toute une tradition de métaphorisation

paysagère créée par le cinéma soviétique. Le film La terre, réalisé par Dovjenko en 1930, consacré

à la collectivisation et à la mécanisation de l’agriculture, met en scène le mythe socialiste du

travail en subordonnant le paysage aux exigences de la production. La terre s’ouvre sur l’image du

vent jouant sur un champ de blé et de tournesols et finit avec le cadre d’un tas de pommes

baignées par la pluie.21

Produit dans le cadre de la doctrine du réalisme socialiste, qui subordonne

l’esthétique au politique, le paysage agraire créé par les cinéastes soviétiques est soumis aux

exigences économiques de l’État soviétique. Il rejette le modèle du paysage traditionnel qui

privilégie la nature vierge et donc « improductive », pliée, selon les idéologues soviétiques, à un

sens bourgeois de la beauté et de la nature.

Le « paysage moldave » est le résultat de la convergence de phénomènes physiques et

culturels. Loin d’être la création unique des cinéastes moldaves, il est modelé sous l’effet de

facteurs divers, comme le système économique soviétique ou l’entreprise de création des identités

en République Soviétique Socialiste Moldave (RSSM). Aussi, la mise en scène filmique et

l’investissement symbolique du « paysage moldave », à côté d’autres images à fonction similaire

dans la narration filmique, renvoient à une mythologie soviétique.

20. Le paysage moldave dans le contexte de l’axe doctrinal transformiste de l’idéologie

soviétique

Riche en significations, l’image télévisuelle appelée « paysage moldave » par ses

réalisateurs se prête à un décryptage multidimensionnel. L’analyse des figures paysagères

télévisuelles révèle les aspects les plus variés de l’imaginaire et de la société soviétiques. Elle

s’organise selon deux grandes perspectives qui résultent de l’essence duelle du paysage en général.

20

Sergueï Eisenstein, La non-indifférente nature, Paris, Union générale d’éditions, 1976, v.1. 21

Paul Adams Sitney, « Le paysage au cinéma, les rythmes du monde et la caméra », dans Jean Mottet (dir.),

Les paysages du cinéma, Seyssel, Champ Vallon, 1999, p.107.

Page 146: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

130

Le paysage peut être à la fois le produit d’une intervention sur la nature et d’une attitude par

rapport à elle. L’image stéréotypée d’immenses plantations ainsi que les autres éléments de la

spatialité narrative des documentaires historiques constituent le résultat d’une action directe sur

l’espace, de diverses politiques (agricole, économique, urbanistique, identitaire, etc.)

d’aménagement territorial. D’autre part, le « paysage moldave » n’est pas réductible à sa réalité

physique ; il est une invention idéologique provenant d’une perception construite par différentes

formes d’expression littéraire ou visuelle. Pour expliquer les usages idéologiques du « paysage

moldave » et d’autres représentations spatiales filmiques liées aux paysages agraires, nous

passerons en revue les politiques fondamentales de territorialisation en URSS. L’intérêt final de

cette recherche est de montrer les manières dont l’espace déjà transformé est traduit par

l’intermédiaire du langage télévisuel, sous la surveillance de l’Agit-prop, en des symboles et des

représentations iconiques susceptibles d’influencer les mentalités.

Le gigantisme obligatoire des espaces agraires dans les documentaires historiques dérive

d’une conception soviétique officielle de l’espace et de la nature. Selon une certaine idéologie

soviétique, l’environnement doit être dominé et marqué par le passage de l’homme, par ses

exploits dans sa voie vers le monde nouveau.22

Dans cette logique, des exploits de ce type sont la

construction d’un barrage gigantesque en Sibérie, le défrichement de grandes surfaces ou, à

l’échelle de la Moldavie, la création de plantations surdimensionnées tel le verger-monument

« Vladimir Il’ič Lénine », étendu sur des centaines de kilomètres. L’un des premiers idéologues

soviétiques, Léon Trotski, annonçait déjà en 1924 que l’homme soviétique dominera la nature

entière et qu’il désignera les endroits où les montagnes seront nivelées. De même, il changera les

cours des eaux et emprisonnera les océans. La « lutte contre la nature », élevé au rang de concept,

est le principe de base de la conception transformiste de la doctrine soviétique.

L’idée de « changer le monde» dans sa totalité se trouve au cœur de la doctrine communiste.

Raymond Aron note que le caractère totalitaire du régime communiste relève notamment de son

intention de transformer totalement l’ordre existant du monde à partir d’une idéologie unique.23

Un

retour aux sources intellectuelles du communisme pourrait révéler la signification, la portée et les

22

Lucian Boia, La mythologie scientifique du communisme, Paris, Les Belles Lettres, 2000, p. 165-166. 23

Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965, p. 290.

Page 147: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

131

conditions culturelles d’apparition de son axe transformiste ainsi que l’objectivation de ce dernier

dans la pratique soviétique. Avec la Révolution bolchévique de 1917, l’idée de la transformation

du monde transgresse son hypostase de concept et d’idéal pour devenir un objectif réel dans la

réalisation d’une entreprise sociale et politique de proportion, celle de l’URSS. Une incursion dans

l’histoire du concept de « transformation totale » permettrait d’expliquer sa concrétisation dans les

politiques, les lois et les directives de l’État soviétique agissant à un double niveau, celui de

l’environnement et celui des canons soviétiques iconographiques et littéraires concernant la nature

et l’espace.

Le rationalisme scientifique, système de pensée dominant au sein de l’intelligentsia

européenne de la deuxième moitié du XIXe siècle, suscite un culte généralisé des sciences dites

objectives (biologie, physique, mathématiques) et des technologies. Malgré ses méthodes

empiriques rigoureuses et sa prétention d’objectivité, la pensée rationaliste repose sur un

fondement mythique. Selon sa conception de progrès, elle cherche les conditions objectives du

bonheur de l’humanité par des transformations continues et radicales. Le mythe du progrès et la

croyance dans une science objective nourrissent la doctrine marxiste du matérialisme historique.

Celle-ci postule l’existence de régularités historiques qui ordonneraient la réalité sociale et le

devenir des groupes humains suivant une voie prédéterminée qui mènerait vers une société future

affranchie de la pauvreté, des classes et des rapports de domination. Selon Marx et les marxistes,

ces régularités historiques seraient analogues aux lois scientifiques qui dirigent les phénomènes

naturels.24

La revendication d’une science objective et l’adoption du déterminisme pour expliquer la

dynamique sociale conduit, au cours de l’évolution du communisme, vers un programme

volontariste. Les considérations de Joseph Staline, qui en plus d’être le chef du Parti communiste

se prétendait un théoricien du marxisme, éclaircissent ce raisonnement qui met en équation les

dogmes du rationalisme, ceux du déterminisme social et un projet d’édification d’un monde

nouveau par la volonté politique :

24

À propos de la façon dont la doctrine élaborée par Karl Marx a tiré parti des idées du rationalisme voir,

entre autres ouvrages, Leszek Kolakowski, Histoire du marxisme : les fondateurs Marx, Engels et leurs

prédécesseurs, tome I, Paris, Fayard, 1987.

Page 148: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

132

S’il est vrai que le monde est connaissable et que notre connaissance des lois du

développement de la nature est une connaissance valable, qui a la signification d’une vérité

objective, il s’ensuit que la vie sociale, que le développement social est également

connaissable et que les données de la science sur les lois du développement social, sont des

données valables ayant la signification de vérité objectives. (…) Par conséquent le socialisme,

de rêve d’un devenir meilleur pour l’humanité qu’il était autrefois, devient une science.25

Le scientisme des doctrinaires communistes relève d’une vision utopique et d’une logique

de type religieux dans la mesure où ils avancent un projet eschatologique de changement radical

de la condition humaine. La doctrine communiste se nourrit secrètement de la Bible. Elle emprunte

au christianisme des catégories de pensée en les traduisant dans son propre langage tels le bonheur

originaire, l’avènement du Royaume de Dieu, le salut et la rédemption. Ce salut est remis dans les

mains de l’homme et peut être obtenu par des moyens politiques.

La manie transformiste atteint son apogée en Union soviétique lors de l’affaire

« Lyssenko », en 1948. Avec le support de Staline, le biologiste Trofim Lyssenko impose à la

société scientifique soviétique (et à l’Occident à travers les partis communistes) sa théorie selon

laquelle la nature des plantes peut être déterminée par les conditions du milieu et qu’elles ont la

capacité de transmettre par héritage leurs caractères acquis. Aussi, les plantes incapables d’une

telle transformation périssent. L’enjeu idéologique et politique de cette thèse est à la surface : la

théorie de la transformation rapide des plantes confère, selon la logique communiste, un caractère

« naturel » à la transformation totale, souvent violente, de la société soviétique.26

La « vogue »

dont jouit la théorie lyssenkiste en URSS s’accompagne d’une véritable guerre contre la génétique

dont la théorie sur l’existence d’un fond génétique stable infirme la validité de l’idée de

transformation rapide et totale.

25

Joseph Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, Ed. N. Bethune, p.13, cité par Denis

Buican, L’éternel retour de Lyssenko, Paris, Copernic, 1978, p. 107. 26

Certains historiens expliquent l’utilité politique de la théorie de Lyssenko par le besoin de Staline de

justifier les purges. Voir à ce propos, Dominique Lecourt, Lyssenko, histoire réelle d’une « science

prolétarienne », Paris, PUF, 1995.

Page 149: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

133

Au milieu des années 1960, la théorie de Lyssenko est définitivement jetée au rebut par le

gouvernement soviétique pour sa fausseté patente et ses effets dévastateurs sur l’agriculture

soviétique. Les idées de la transformation globale et de la lutte contre la nature ne cessent pour

autant de séduire les dirigeants communistes. En Moldavie soviétique, le combat contre la nature

et les ambitions transformatrices battent leur plein en agriculture dans les années 1960 et 1970. Les

plantations gigantesques dotées de systèmes complexes d’irrigation (réputés être une « arme »

dans la campagne contre la sècheresse), entretenues avec des pesticides et des engrais chimiques

en grandes quantités (un remède redoutable dans le « combat » contre l’infertilité et les parasites

des champs), font la gloire de la direction moldave du Parti à l’échelle de l’URSS. Mais la portée

de ces terrains agricoles surdimensionnés dépasse leur utilité immédiate. Dans un registre

imaginaire, les vergers à haut rendement sont destinés à glorifier la vie et le progrès soviétiques, à

constituer l’image même de la métamorphose socialiste de la Moldavie et à représenter des îlots

d’un communisme futur. Mais, comme nous allons l’examiner en détail dans un chapitre à part, le

traitement des terrains et la pratique d’une agriculture axée sur le profit immédiat mène dans les

années 1980 à une catastrophe écologique qui n’est pas sans rapport avec le discrédit du régime

soviétique sous la pérestroïka et, au bout de la chaîne, avec son écroulement.

20.1 La fonction économique des emblèmes paysagers

Dérivée de l’élément transformiste de l’idéologie communiste, la conception soviétique de

l’espace, impose des usages propagandistes qui attribuent des contenus symboliques spécifiques

aux représentations (iconiques ou littéraires) des terrains agricoles. Les fonctions idéologiques des

images de champs labourés s’étendant jusqu’à l’horizon ou de vergers panoramiques doivent être

mises en relation, en premier lieu, avec les politiques soviétiques d’aménagement du territoire,

d’exploitation agricole et d’économie planifiée. Dans les fiches de montage des documentaires

historiques, le cadre dénommé « paysage moldave » fait partie d’un contexte politique et

économique de modernisation et d’industrialisation à grande échelle27

. Le secteur agricole, dans le

projet soviétique de développement économique, tantôt occupe une place auxiliaire subordonnée à

l’industrie lourde, tantôt devient l’objet de financements privilégiés et d’initiatives d’amélioration.

Les emblèmes paysagers transmis par le documentaire historique et leurs modifications ultérieures

27

Voir à ce propos Pierre Clermont, Le communisme à contre-modernité, Paris, Presses Universitaires de

Vincenne, 1993, p. 23.

Page 150: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

134

portent l’empreinte de l’évolution des politiques dans la sphère agraire, mais aussi idéologique et

culturelle de l’État soviétique.

Tout au long de l’histoire de l’URSS, le domaine de l’exploitation agricole pose des

problèmes importants aux différents gouvernements soviétiques confrontés à de multiples – et

souvent profondes – crises d’approvisionnement. À partir de 1928, l’État soviétique mène une

guerre continue contre la paysannerie dont les intérêts particuliers doivent être soumis aux

priorités staliniennes de l’industrialisation et de l’armement en défaveur de la production des biens

de consommation.28

En conséquence de cette politique, la majorité de la population soviétique vit,

jusqu’au début des années 1950, à la limite de la sous-alimentation.29

La mort de Staline favorise la modification de l’ordre des priorités de l’État soviétique. Le

gouvernement khrouchtchévien s’attache à élever le niveau de vie de la population, principalement

par des investissements accrus dans la production des biens de consommation et des produits agro-

alimentaires. À cette époque le secteur agricole fait l’objet de différentes réformes,

« innovations », « campagnes » (citons entre autres la « fièvre du maïs », la « campagne de

liquidation de la jachère », etc.) et de courses aux records qui, soit dit en passant, causent souvent

des méfaits durables à l’agriculture soviétique30

. L’obsession de la surproduction agricole s’inscrit

dans le « cours nouveau »31

, profilé dans le contexte de la politique de la déstalinisation.

Le recours idéologique aux symboles agraires du type « paysage moldave » se multiplie

vertigineusement dans la conjoncture post-stalinienne qui se caractérise non seulement par la

stimulation de la production alimentaire, mais aussi par le développement de la télévision et par un

redéploiement des stratégies de la propagande soviétique. L’utilisation généralisée, dans la

28

Ibid., p. 54. 29

Moshe Lewin, Le siècle soviétique, Paris, Fayard, Le monde diplomatique, 2003, p. 200. 30

Nicolas Werth, Histoire de l’Union Soviétique de Khrouchtchev à Gorbatchev : 1953-1985, Paris, PUF,

1995, p. 30. 31

Il s’agit de l’ensemble des politiques khrouchtchéviennes destinées à assouplir les contrôles policiers, à

augmenter la participation et la mobilité sociale, à améliorer la situation matérielle de la population

soviétique et à promouvoir le principe politique de la collégialité contre le « culte de personnalité » de

Staline.

Page 151: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

135

production télévisée (films de fiction, émissions musicales, documentaires, etc.), des images de

plantations étendues traduit le déplacement des priorités en faveur des nécessités sociales.

À l’époque de la stagnation (1964-1985), les dirigeants soviétiques continuent d’être

préoccupés par le secteur agraire. Cependant, malgré les financements massifs effectués dans

l’agriculture à l’époque brejnévienne, l’approvisionnement de la population soviétique demeure

déficiente. L’offre insuffisante de produits alimentaires sur le marché soviétique s’explique par

une convergence de facteurs, notamment la mauvaise gestion de l’exploitation agricole, qui

connaît des échecs répétés, et la faible rentabilité résultant de la rupture – depuis la collectivisation

– du lien de propriété entre le travailleur agricole et la terre32

. Mais la cause principale du déficit

alimentaire revient aux conditions climatiques, inappropriées à l’agriculture, de la plus grande

partie du territoire soviétique.

Dans cette situation de risque potentiel de pénurie alimentaire auquel est exposé le pays, la

Moldavie, bénéficiant d’un climat doux et de terres fertiles, devient un élément non négligeable

dans le système soviétique de planification économique érigé sur le principe de la division des

tâches de production entre différentes aires dans lesquelles sont intégrées les républiques et les

régions soviétiques. Conformément à la prémisse de la spécialisation et de la concentration de la

production, les dirigeants soviétiques assignent à la république soviétique moldave un profil

agraire quasi exclusif en lui attribuant le rôle d’approvisionner plusieurs grands centres industriels

d’Ukraine et de Russie.

Dans un discours tenu à Chisinau en 195933

, Khrouchtchev appelle la République

Soviétique Moldave le « verger de l’Union Soviétique ». Par cette métaphore, le Premier secrétaire

du Parti assigne à la Moldavie la fonction agricole qu’elle doit assumer dans le cadre de

l’économie soviétique. Les hauts dignitaires du Parti communiste moldave reprennent avec

32

Nicolas Werth, Histoire…, op. cit., p.78. 33

Il s’agit du séjour de Nikita Khrouchtchev en Moldavie, entrepris dans le but de remettre à la république

soviétique moldave la prestigieuse décoration « V.I. Lénine » accordée « pour les énormes succès obtenus

dans le développement de la viticulture, de l’horticulture ainsi que pour l’augmentation de la production

agricole et le dépassement du plan des ventes des raisins, de la viande, du blé et d’autres produits

agricoles. », Sergei Sidorenko, Umom, trudom i sovest’ju pokolenij, (trad. du russe : Avec l’intelligence,

l’effort et l’honneur de nos générations), Chisinau, Kusnir & Cie, 2002, p. 28.

Page 152: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

136

enthousiasme cette métaphore dans leurs directives et discours officiels. Entièrement subordonnés

aux décisions du Comité Central du Parti de Moscou, les organes administratifs de la république

s’emploient à satisfaire les exigences de plus en plus élevées du « centre » et cherchent à obtenir

un profit optimal et immédiat de chaque portion de terrain arable. Le défrichement, la réduction

des lopins individuels des kolkhoziens et l’utilisation excessive des engrais chimiques sont autant

de méthodes dont la direction moldave use pour intensifier l’exploitation des sols.34

Les

documents produits par le CC du PC moldave révèlent une véritable obsession pour

« l’optimisation du secteur agraire », le travail de l’appareil du PC moldave étant presque

exclusivement dévolu à la gestion des travaux agricoles. « La modification et l’amélioration du

secteur agricole » ou « la croissance des récoltes » sont des expressions clés des discours des hauts

dignitaires moldaves dans les années 1960-1970, époque à laquelle se met en place la stratégie

économique appelée « l’expérience moldave »35

.

Pour réaliser les directives centrales, les dirigeants moldaves affrontent plusieurs obstacles

dont le plus important est le désintérêt des travailleurs agricoles. La paysannerie moldave ne reçoit

pas de compensation pour l’expropriation à laquelle elle a été soumise à l’époque de la

collectivisation. Les kolkhoziens moldaves sont le groupe social le plus défavorisé : ils reçoivent

la plus faible rémunération parmi toutes les catégories socioprofessionnelles et bénéficient des

avantages sociaux les plus réduits. En plus, le gouvernement khrouchtchévien ordonne la

réduction des lopins individuels des kolkhoziens.

La Section d’Agitation et de Propagande du CC du PC moldave (soit l’Agit-prop) démarre

plusieurs campagnes de mobilisation destinées à contrebalancer les déficiences inhérentes au

système économique soviétique, poursuivant des résultats spectaculaires dans les meilleurs délais

et au moindre coût. D’ailleurs, le renoncement à la contrainte et aux représailles comme méthodes

de mobilisation sociale, à partir de la déstalinisation, confère plus de responsabilités aux services

34

Nicolae Enciu, Ion Pavelescu, « La République Soviétique Socialiste Moldave – une périphérie de la

grande Union » dans Istoria Basarabiei de la inceputuri pana in 1998, (trad. du roumain : L’histoire de la

Bessarabie de ses débuts à 1998), Bucarest, Semne, 1998, p. 281-283. 35

Programme d’intensification de l’exploitation agricole, finalisé en 1974 par Ivan Bodiul, premier

secrétaire du PCM.

Page 153: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

137

soviétiques de la propagande. Dans les années 1960-1970, la propagande soviétique se développe

et s’assouplit ; elle diversifie ses registres et promeut un système de valeurs plus complexe.

Par sa capacité de diffusion améliorée et son expressivité modernisée, la télévision devient,

à partir des années 1960, le moyen de communication le plus apprécié des idéologues soviétiques.

Ces derniers multiplient les mesures pour la rendre plus efficace.36

Depuis sa mise en place, la

télévision moldave diffuse régulièrement des émissions qui portent sur le déroulement des travaux

agricoles. Cette thématique devient bientôt dominante dans l’ensemble des programmes de

productions télévisées. Dans les rapports d’activités pour les années 1960, les responsables de la

télévision moldave soulignent la fonction informative et mobilisatrice des émissions au profil

agronomique qui ont pour titres « La vie du village kolkhozien », « En quoi est utile la

pollinisation artificielle des vignobles ? », « L’école d’avant-garde des travailleurs du secteur

agricole », « Pourquoi est en retard le kolkhoze Pobeda sur les autres kolkhozes ? », etc. Le but de

ces émissions est « de montrer les efforts créateurs des travailleurs du secteur agricole de la

république pour l’exécution des indications de Nikita Khrouchtchev sur la transformation de la

Moldavie en un verger fleuri de l’Union Soviétique et sur la réalisation des engagements de la

production du lait et de la viande »37

. Le syntagme lancé par le discours fondateur de

Khrouchtchev est repris et diffusé à satiété par la télévision républicaine. En 1962, un cycle

d’émissions intitulé « La Moldavie deviendra le verger de l’Union Soviétique »38

passe en revue

les performances du secteur agricole.

La signification des images du type « paysage moldave », véhiculées intensément par tous

les programmes télévisés, y compris par les documentaires historiques, a trait en premier lieu à la

position de la république moldave dans le système économique soviétique basé sur la

spécialisation et la concentration de la production. Ces symboles agraires ont aussi une fonction de

36

Après la décision de 1955 du Soviet des ministres de l’URSS qui vise la construction d’un centre télévisé,

les organes dirigeants soviétiques prennent tout au long des années 1960-1970 des résolutions

« d’amélioration de la télévision soviétique ». Voir à ce propos, Archives Nationales de la République de

Moldavie (ANRM), fonds 3307, inventaire 1, « Rappel historique [de la TV moldave] » du 21 avril 1972. 37

Ibid., p.48. 38

Archives des Organisations Socio-Politiques de la République de Moldavie (AOSPRM), fonds 51,

inventaire 22, dossier 221 « Rapport du Comité de la radiodiffusion et de la télévision auprès du Conseil des

Ministres de la République soviétique moldave sur le cours de l’application des résolutions du CC du PCUS

et du CC du PC de RSSM sur l’amélioration et le développement de la télévision », p. 53.

Page 154: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

138

stimulation de la productivité agricole : la comparaison de la Moldavie avec un verger en fleurs est

censée flatter la population moldave et la stimuler à travailler avec plus d’ardeur à

l’approvisionnement des régions voisines moins nanties sur ce plan. Les images télévisées

« plein-écran » de champs labourés ou de potagers surdimensionnés traduisent en fin de compte la

tendance du pouvoir soviétique à valoriser symboliquement le travail kolkhozien, en l’absence

d’une récompense matérielle, et même a cultiver une certaine dignité « kolkhozienne » chez le

paysan. On voit comment le « paysage moldave » possède en dernier ressort une fonction de

régulation sociale.

Les travailleurs du secteur agricole (vignerons et horticulteurs réputés, zootechniciens et

simples kolkhoziens – « phares de production »39

) apparaissent de manière systématique dans les

programmes télévisés comme des modèles à suivre. La télévision offre aux kolkhoziens la

possibilité de s’exprimer et d’être l’objet de l’attention de toute la république. Elle reflète leur vie

et les luttes quotidiennes qu’ils mènent sur le « front du travail ». L’image dénommée « paysage

moldave » peut être interprétée selon la perspective du conflit prolongé entre l’État soviétique et la

paysannerie, à partir des premières années de la soviétisation.40

Le « paysage moldave » est le

symbole de la victoire du pouvoir soviétique et de sa réconciliation avec la classe paysanne. Il

exprime aussi les conditions imposées par le régime soviétique à la paysannerie après sa

« capitulation ». L’État soviétique exige du kolkhozien qu’il adhère non à sa condition de serf,

mais à sa condition imaginaire de coopérateur agricole.

Les programmes de la télévision moldave ciblent plutôt un public rural, car la grille des

transmissions est dominée durant les années 1960 par des émissions aux sujets « kolkhoziens ».

Une certaine urbanisation du contenu télévisé a lieu au milieu des années 1970. Selon Jacques

Sapir cette période du développement de l’économie soviétique marque l’accomplissement de

l’urbanisation de l’URSS : la classe ouvrière commence à se reproduire sans être recrutée au sein

de la population rurale41

. Dans le corpus des documentaires historiques, ce phénomène est

repérable par l’apparition, à côté des « paysages moldaves », d’un autre type d’image qui a pour

39

Terme lancé par Khrouchtchev pour désigner les travailleurs performants. 40

Voir à ce propos Pierre Clermont, Le communisme ..., op. cit. 41

Jacques Sapir, Travail et travailleurs en URSS, Paris, La Découverte, 1983, p. 56.

Page 155: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

139

rôle d’exprimer le présent soviétique : des plans de la vie urbaine, avec les loisirs des citadins, la

foule des rues, les magasins.

21. Le vecteur paysager des politiques nationales en Moldavie soviétique

Loin de se limiter à célébrer une économie agraire de type soviétique et à galvaniser les

travailleurs agricoles, l’usage politique et idéologique des paysages ruraux poursuit

principalement, dans la république moldave, le but de créer un sentiment d’appartenance à la

« Patrie soviétique » chez ses habitants. L’instrumentalisation des références paysagères

accompagne l’élaboration par les idéologues communistes d’une identité soviétique des Moldaves

et d’une nation « moldave », le projet moldavisant s’inscrivant à son tour dans l’entreprise

soviétique plus ample de formation de l’« homme nouveau ».

Rappelons que l’utilité immédiate de l’idée d’une nation moldave distincte de la nation

roumaine, promue activement par la propagande soviétique, est liée aux efforts des dirigeants

soviétiques de contrecarrer les effets du projet national roumain mis en œuvre en Bessarabie

pendant l’entre-deux-guerres. L’idéologie « moldave » servirait aussi à prévenir une éventuelle

tendance irrédentiste au sein de la population roumanophone de Moldavie. L’identité moldave

soviétique doit être en même temps un facteur d’intégration et de cohésion de la Moldavie dans

l’ensemble des nations de l’URSS. La nation moldave apparaît comme un stade précurseur à la

fusion, dans un avenir communiste incertain, de l’identité moldave, à côté d’autres communautés

ethno-nationales soviétiques, dans une identité soviétique commune et homogène. Chemin faisant,

le pouvoir soviétique découvre la force mobilisatrice du sentiment national tout en l’orientant à

satisfaire aux priorités des politiques soviétiques.

Avec l’annexion de la Bessarabie à l’URSS, en 1940, la propagande soviétique démarre au

sein de la population autochtone un programme d’éducation à la sensibilité paysagère connotant la

nouvelle identité moldave. Le paysage engendré par le projet de la nation moldave est supposé être

investi des valeurs promues par l’idéologie soviétique et de significations surgies de l’adaptation

de celle-ci au fonds culturel local. Il est assigné à symboliser la nouvelle condition historique du

peuple moldave et à constituer la représentation sensible de la nation moldave fraîchement conçue.

Page 156: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

140

La métaphore paysagère de la république moldave comme jardin de l’URSS intègre

symboliquement les Moldaves dans « la famille des peuples soviétiques » et induit chez eux un

sentiment de fierté locale. Premier secrétaire du Parti communiste moldave (1961-1982), Ivan

Bodiul, mentionne avec satisfaction dans ses mémoires que le syntagme lancé par Khrouchtchev

« se répand avec rapidité dans toute l’URSS, devenant proverbial » et que « bien des peuples

soviétiques apprennent pour la première fois l’existence d’une si belle contrée : la Moldavie »42

.

Il est possible de comprendre l’investissement idéologique des images télévisuelles des

terrains agraires, utilisées à grande échelle dans les documentaires historiques, par la confrontation

de celles-ci avec l’ensemble des productions paysagères visuelles et verbales engendrées par la

propagande soviétique. Le cadre filmique dénommé « paysage moldave » ne constitue que l’une

des multiples expressions de la vaste entreprise idéologique de création d’un paysage national

moldave qui a entraîné des domaines les plus divers de production de sens : sciences, arts, médias.

21.1 Le recours aux analogies paysagères dans la construction nationalitaire

Pour rendre plus efficace l’implantation des nouvelles identités, les idéologues soviétiques

reprennent un modèle éprouvé d’édification nationale déployé en Europe durant le XIXe et le

début du XXe siècles. Le projet national soviétique récupère les éléments essentiels de ce modèle

de construction nationalitaire : pensons au rôle promoteur des élites politiques et intellectuelles, à

l’implication des différents domaines du savoir dans cette entreprise, à la création et à la

démocratisation des institutions culturelles et enfin, à la promotion de l’enseignement destiné à

cultiver un attachement collectif à la Nation.

La différence de fond réside dans le fait que les nations européennes émergent au cours de

négociations incessantes entre les élites économique, politique et intellectuelle ou même à la suite

de conflits entre divers groupes sociaux. Autrement dit, les nations européennes ont été l’enjeu

d’un rapport de force sociale et politique au moment même de leur formation. Au contraire, l’État-

Parti procède à l’implantation d’un projet national unique à sa base pour tous les territoires

soviétiques, dressé par des « ingénieurs sociaux » qui appartiennent rarement aux collectivités

42

Ivan Bodiul, Dorogoj žizni, (trad. du russe : Par la route de la vie), Chisinau, Kusnir & Cie, 2001, p. 81.

Page 157: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

141

visées par l’entreprise d’édification nationale. Même si les dirigeants soviétiques font appel à des

agents recrutés parmi l’élite intellectuelle locale afin de traduire l’idéologie soviétique dans des

catégories compréhensibles à la population autochtone, le compromis avec les formes endogènes

d’autoidentification est minime. Parlant de la volonté politique poussée à l’extrême par l’État

soviétique dans la construction des nations, Eric Hobsbawm mentionne ceci :

En URSS, le régime crée délibérément des « unités administratives et nationales »

ethnolinguistiques et territoriales, c'est-à-dire des « nations » dans le sens moderne du terme,

là où il n’y en a pas eu auparavant et où personne n’a pensé à en constituer. L’idée des

républiques soviétiques des nations kazakhe, kirghize, tadjike, turkmène, etc. est un concept

purement théorique forgé par les intellectuels soviétiques, plus qu’une aspiration de l’un de

ces peuples. 43

Dans leur tâche de créer des nations soviétiques à part entière, les idéologues soviétiques

s’appuient sur le paradigme européen de construction nationale, mais l’appliquent de manière

volontariste. Leur première préoccupation est de monopoliser et d’orienter les processus

d’édification des nations soviétiques dans le sens des intérêts politiques et économiques de l’État.

Dans le cadre du même prototype opéré par les ingénieurs des nations européennes, la

formation de la nation moldave implique le façonnement des représentations paysagères capables

de susciter une émotion et une adhésion collective à la nouvelle identité ethno-nationale.

L’élaboration d’un paysage national destiné à fonder une « communauté de destin » ou à faire

exister une « expérience collective » est, à côté de la production d’un discours historique national

et de la normalisation d’une langue littéraire standard, une composante intrinsèque à la

construction nationalitaire.44

La relation entre l’identité nationale et la perception de

l’environnement a constitué le sujet de nombreuses études dans le domaine de l’édification

nationale. La plupart d’entre elles partent de la prémisse selon laquelle la définition d’une relation

avec l’espace occupé est une forme primordiale d’autoidentification des collectivités humaines. La

43

Eric J. Hobsbawm, Natiuni si nationalism din 1780 pana in prezent, (trad. du roumain : Les nations et le

nationalisme de 1780 à présent), Chisinau, Arc, 1997, p. 162. 44

François Walter, Les figures paysagères de la nation : territoire et paysage en Europe (16e -20

e siècle),

Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2004, p. 13.

Page 158: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

142

territorialisation, c’est-à-dire l’appropriation d’un espace physique et géographique, entraîne des

tentatives de symbolisation et de valorisation du territoire habité qui concourent à constituer une

représentation paysagère de la nation. Pour certains groupes sociaux, le paysage correspond à un

« modèle de se représenter soi-même et de représenter le monde à travers une relation imaginée

avec la nature »45

.

Le paysage est aussi au cœur de la relation à Autrui, car les communautés nationales

s’érigent en se démarquant les unes des autres à travers, entre autres, les particularités de leurs

territoires. Ainsi, les références paysagères agissent comme des signes distinctifs des nations. Des

ouvrages politiques et historiques de référence, qui portent sur la question de la nation à une

époque décisive de la construction nationalitaire en Europe (1850-1940), accordent une place

importante au territoire. Par le biais d’une approche ethnique de la nation, l’historien allemand de

l’entre-deux-guerres, Friedrich Ratzel, parle des « forces du sang et du sol ». Il souligne tout autant

l’importance de l’ « enracinement » du peuple. Selon cette conception nationale, qui a marqué le

climat idéologique et scientifique européen du XIXe siècle mais aussi les courants de pensée

politique de l’entre-deux-guerres, l’État-Nation est comparé à « une plante en pleine croissance qui

tire de plus en plus de son sol sa nourriture et devient donc de plus en plus solidaire, de plus en

plus tributaire de celui-ci ».46

La théorie d’Ernest Renan, qui met davantage l’accent sur l’aspect

volontariste de la naissance d’une Nation, avance l’idée de la nation constituée, d’abord, par les

gens qui partagent un territoire historique.47

Les nationalismes européens posent les bases d’une tradition d’investissement des paysages

de significations nationales. La matrice identitaire de la perception du paysage, tout comme les

mécanismes de production des métaphores spatiales et l’iconographie nationale d’inspiration

paysagère, sont achevées en quelque sorte par les ingénieurs des nations européennes. Il est

intéressant de constater que, bien avant l’apparition dans la république moldave des images

télévisuelles de vergers en fleurs ou de vignobles opulents et la diffusion du syntagme

45

W. B. Ashworth, Emblematic Natural History of the Renaissance, dans N. Jardin, J. A. Secord & E. C.

Spary, Cultures of Natural Hystory, Cambridge, 1996, p. 17-37. 46

Friedrich Ratzel, Géographie politique, Paris, 1988 (première édition en 1897), p. 55-56, cité par François

Walter, Les figures paysagères …, op.cit., p. 173. 47

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une Nation ? et autres écrits politiques, Paris, Imprimerie Nationale, 1996.

Page 159: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

143

khrouchtchévien de la Moldavie comme verger de l’Union soviétique, l’image du jardin est un

procédé récurrent dans la rhétorique nationaliste européenne. Tour à tour, les créateurs des

discours nationalistes européens assimilent leur pays à un magnifique jardin (« l’Italie est le jardin

de l’Europe » ou « Douce France, jardin de l’Europe ») 48

.

21.2 La politique nationale soviétique : l’unité par la diversité

Dans la conception officielle des nations soviétiques et dans le registre de l’imaginaire

soviétique, le symbole paysager national doit contribuer à l’intégralité et à l’unité de l’identité

soviétique dans son ensemble. La définition de la notion du peuple soviétique se présente comme

suit : « le peuple soviétique comporte les traits suivants : une patrie socialiste commune et une

base économique unique, une conception marxiste-léniniste, une structure sociale et de classe

unique, un seul but – la construction du communisme, les mêmes particularités psychologiques et

le même esprit »49

.

L’entreprise soviétique de création ou de reconfiguration des identités nationales implique,

au préalable, l’élaboration d’une « façade » de chaque république nationale, d’une image qui

l’individualise à l’échelle de l’URSS tout entière. La construction d’une personnalité spécifique

des nations soviétiques comprend la création d’une check-list d’emblèmes extérieurs comme

l’hymne, les armoiries, les couleurs, le costume national, etc. La représentation paysagère

stéréotypée fait partie de l’ensemble de ces traits signalétiques conçus pour accentuer la

contribution et la participation de chaque république à une cause commune plutôt que de montrer

les différences entre les nations soviétiques. Par la mobilisation des paysages nationaux, le

discours officiel poursuit le but de légitimer l’idée de l’unité, de la richesse et de la grandeur de

l’URSS par la diversité de ses paysages et la multiplicité de ses reliefs. Ainsi, la grande variété des

paysages nationaux n’agit pas en « principe séparateur » comme dans les traditions européennes,

mais évoque l’opulence des ressources de tout le territoire soviétique et soutient, symboliquement,

l’unité monolithe et la force du peuple soviétique. Les idéologues soviétiques exploitent la

48

François Walter, Les figures…, op.cit., p. 390. 49

I. Verkhovtsev (dir.), La formation des nations socialistes en URSS, (trad. de russe), Moscou, Nauka,

1962, p. 29., cité par Igor Casu, « La politique nationale » en Moldavie Soviétique (1944-1989), (trad. du

roumain), Chisinau, Cartdidact, 2000, p. 39.

Page 160: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

144

différence en la valorisant comme un facteur unificateur de tous les territoires soviétiques et non

comme un élément désintégrateur. L’Agit-prop transmet par tous ses canaux le principe de

l’harmonie des différences sur lequel repose le projet de la création de la conscience soviétique,

principe qui guide l’élaboration des représentations paysagères.

Le cycle de documentaires télévisuels dédié au cinquantième anniversaire de la formation

de l’URSS, qui réunit 15 films produits chacun par une chaîne républicaine, « raconte la même

histoire de toutes les nations soviétiques, une histoire émouvante et frappante sur l’épanouissement

sans précédent atteint par les républiques dans la famille unie des peuples soviétiques et sur leur

coopération et amitié indéfectible »50

. Les affiches des documentaires, présentées dans la revue La

télévision et la radiodiffusion, étalent les paysages spécifiques et les lieux identitaires de chaque

république nationale. Les républiques baltes sont représentées par des images de l’architecture

gothique de leurs villes, des ateliers d’artisans et de peintres, des manufactures de couturiers, etc.

L’Ukraine et la Russie sont désignées par des cadres représentant d’immenses usines

métallurgiques, des paysages industriels, etc. En revanche, le documentaire La Moldavie

soviétique offre à la vue des spectateurs un lot de différents paysages agraires : champs de

tournesols, plantations de maïs, potagers, etc. L’auteur de l’article sur ce cycle de documentaires,

qui portent sur le développement des républiques fédérées, mentionne que « chaque fois que ces

pellicules passeront à l’écran de la télévision centrale, le spectateur admirera encore et encore les

succès, la beauté et la puissance de sa Patrie multinationale et indivisible »51

.

21.3 Les références paysagères dans les attributs officiels de la République

Soviétique Moldave

La forte charge symbolique du paysage dans l’idéologie soviétique détermine un usage très

étendu des références paysagères. La plupart des emblèmes nationaux des républiques soviétiques

comme l’hymne, les armoiries ou le drapeau national mobilisent la thématique du beau pays. Les

plus riches en motifs paysagers sont les armoiries. Le blason de chaque république comporte

généralement deux types d’éléments à connotation paysagère : l’un d’origine naturelle, comme la

50

(Anonyme), « Dans la famille unie », La télévision et la radiodiffusion (revue soviétique, titre traduit du

russe), Moscou, 1972, no 12, p. 21.

51 Ibid., p. 21.

Page 161: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

145

mer ou les montagnes, et l’autre provenant du travail agricole – des fruits, des légumes, du coton,

etc. L’historien soviétique Vladimir Poceluev souligne les normes communes d’élaboration des

armoiries soviétiques « dans lesquelles se reflètent la construction nationale-étatique, la croissance

de la puissance économique des républiques soviétiques, l’élévation de leur niveau culturel, leurs

origines ethniques et les particularités de la position géographique »52

. Vladimir Poceluev explique

que « la communauté des symboles héraldiques et l’analogie de la gamme de couleurs reflètent

l’unité économique et politique des républiques soviétiques et le principe internationaliste de leur

collaboration ». Il ajoute que l’existence des « mêmes règles dans la conception des armoiries

soviétiques est la confirmation directe du rapprochement inébranlable des nations et des

nationalités de l’URSS et du début d’une entité sociale nouvelle dans l’histoire : le peuple

soviétique ».53

Des dissemblances notables apparaissent toutefois entre les armoiries des différentes

républiques, notamment en ce qui concerne l’usage des éléments à référence paysagère, le choix

des symboles et leur agencement. Ainsi, le blason estonien réduit au minimum les références aux

fonctions productivistes de l’Estonie. L’une des deux gerbes qui d’habitude sont formées d’épis

dans les armoiries de toutes les autres républiques soviétique, est même constituée de branches de

conifères, élément figuratif qui renvoie de manière explicite à la forêt nordique. Il faut rappeler

dans ce contexte que la forêt a constitué une image paysagère à forte connotation identitaire avant

la Seconde Guerre mondiale pour les nations de l’Europe du Nord, notamment chez les pays

scandinaves et en Allemagne.54

Le cas des armoiries de l’Estonie est remarquable du fait qu’elles

véhiculent une symbolique identitaire qui serait empruntée, selon les prescriptions des idéologues

du « centre », aux pays capitalistes.55

52

Vladimir Poceluev, Gerby Sojuza SSR: iz istorii razrabotki, (trad. du russe : Les armoiries de l’Union des

Républiques Soviétiques Socialistes: l’histoire de leur élaboration), Moscou, 1987, p. 57. 53

Ibid., p. 13. 54

La forêt est fortement connotée du point de vue identitaire, surtout dans l’Allemagne du IIIe Reich. Voir à

ce propos Christian Delage, « La forêt, métaphore de l’histoire allemande », dans La vision nazie de

l’histoire. Le cinéma documentaire du troisième Reich, Lausanne, L’Age d’homme, 1989, p. 40-51 et

François Walter, Les figures paysagères…, op.cit., p. 435-438. 55

Vladimir Poceluev, Gerby Sojuza…, p. 57, op.cit., p. 23.

Page 162: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

146

Au contraire, les armoiries de la Moldavie soviétique sont très riches en détails visuels à

connotation agraire. Ils suggèrent sans doute l’importance exceptionnelle de cette république sur le

plan de la production agro-alimentaire. Le blason moldave « déborde » effectivement de pommes,

de patates, de courges et d’autres fruits et légumes, le « potager » étant « couronné » par les

immanquables grappes de raisin. Il y manque pourtant une référence à l’environnement

« naturel », comme pourrait être le fleuve Dniestr (Nistru) ou le relief des collines moldaves.

Les armoiries de la République Soviétique Socialiste Moldave (RSSM)

et de la République Soviétique Socialiste Estonienne (RSSE)

La forme du territoire de la Moldavie sur la carte politique devient aussi un symbole

identitaire riche de significations agraires. Les propagandistes soviétiques diffusent intensément

l’image de la Moldavie suivant les contours d’une grappe de raisin, mobilisant dans ce but un

dispositif idéologique considérable. Par l’intermédiaire de l’enseignement et des médias, des

milliers de Moldaves apprennent à reconnaître et à s’identifier à cette image. À lui seul, un vers

appris à l’école primaire rend compte du programme d’endoctrinement qui vise à inculquer la

perception de la Moldavie comme grappe de raisin, fruit qui devient aussi un aliment national

privilégié :

Page 163: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

147

Mon pays, Moldavie mère

Foyer des anciennes ballades

Comme une grappe de raisin

Tu demeures sur la carte de l’Union56

.

L’utilisation métaphorique de la configuration cartographique de la Moldavie est révélatrice

de la tentative des idéologues soviétiques d’inclure la dimension économique dans la construction

identitaire. L’investissement idéologique de la forme territoriale, comme une grappe de raisin,

trahit aussi l’intention du pouvoir soviétique de fixer l’identité moldave dans les limites

territoriales imposées par la décision de Staline qui, au moment de l’annexion de la Moldavie à

l’URSS en 1940, la prive de ses territoires du Nord (la Bucovine du Nord) et du Sud (les districts

d’Ackermann et d’Ismail) en les attribuant à la république ukrainienne. L’analogie des nouveaux

contours de la Moldavie avec le raisin, aliment vivifiant, confère des connotations hautement

positives à cette dépossession territoriale.

Les références paysagères agricoles et ses symbolisations adjacentes sont élaborées de façon

à évoquer les traits psychiques et moraux attribués traditionnellement à la population moldave. La

fertilité de la terre moldave est associée à la bonhommie et à la jovialité des Moldaves.

L’homologie entre le paysage, les caractères ethnopsychiques de la population qui l’habite et un

aliment considéré comme lui étant de base est un procédé récurrent dans la formation et la

reconfiguration des identités nationales, en URSS comme ailleurs.57

Haut fonctionnaire dans

l’appareil administratif soviétique sous Brejnev, Sergej Sidorenco évoque dans ses mémoires,

reproduisant un lieu commun répandu en URSS, la nature joyeuse et laborieuse des Moldaves.58

La correspondance entre le « paysage moldave » et le caractère « laborieux, joyeux et

bonhomme » des Moldaves apparaît de manière évidente dans les images télévisées représentant

des kolkhoziens vêtus d’habits traditionnels, chantant et cueillant des raisins, ou dans celles de

jeunes qui dansent joyeusement la ronde dans un verger en fleurs59

.

56

Petru Zadnipru, Moldova, cité de mémoire. 57

François Walter, Les figures paysagères…, op.cit., p. 23-78. 58

Serghej Sidorenco, Umom…, op.cit., p. 32. 59

Cadres tirés du documentaire télévisuel Na Dnestre, (trad. du russe : Sur le Dniestr).

Page 164: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

148

L’image topographique de la Moldavie

est souvent utilisée dans les émissions télévisées

21.4 Les prototypes littéraires et picturaux du « paysage moldave »

L’action propagandiste d’élaboration du paysage « national » est une œuvre collective

réalisée par tous les supports médiatiques disponibles à chaque étape du développement

économique et technologique de l’URSS. Les mécanismes de production des métaphores et des

images paysagères ont été mis au point par plusieurs catégories de professionnels. Le travail de

création d’un paysage emblématique de la nation moldave entraîne particulièrement l’implication

de l’intelligentsia « créatrice » – écrivains, peintres, cinéastes, photographes. Chargées de

significations émanant de l’idéologie soviétique, les images télévisuelles du « paysage moldave »

sont préfigurées par la peinture et la littérature moldaves.

Les écrivains moldaves ont été les premiers à être appelés pour mettre en œuvre le projet

soviétique de création de la nation moldave, y compris les prototypes du « paysage moldave ». Les

réputés poètes soviétiques Andrei Lupan, Emilian Bucov et Liviu Deleanu ont produit des images

littéraires qui ont servi de base aux recherches ultérieures, figuratives, filmiques et télévisuelles, de

Page 165: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

149

l’emblème paysager de la nation moldave. L’exemple d’une version poétique du « paysage

moldave » montre le schéma « conceptuel » commun avec le correspondant télévisuel de cette

image, ainsi que les mécanismes analogues de symbolisation qui mettent en valeur l’immensité du

paysage agraire :

Que seront vastes tes champs fertiles

De même que l’océan illimité,

Le vent ne pourra pas les survoler

Seul le soleil saurait deviner

Jusqu’où s’étendent les terres fécondes.60

Soumis aussi aux rigueurs du réalisme socialiste61

, les arts plastiques sont tenus de refléter

« la vie du village moldave actuel, les transformations sociales par lesquelles il passe, ses gens et

le raccord harmonieux du progrès aux traditions populaires moldaves »62

. Le genre paysager est

représenté par des images de terrains agricoles qui s’étendent en perspective (il est suivi à grande

distance par le paysage industriel), alors que le portrait est envahi par toute une cohorte de

trayeuses, de conducteurs de moissonneuses-batteuses, de vétérans du travail agricole, certains

d’entre eux portant des habits traditionnels moldaves. Le paysage agraire est une représentation

très sollicitée par la direction de l’Union des Artistes Plastiques de Moldavie de l’époque. Il

correspond à d’autres thèmes généraux imposés aux peintres comme « l’image transformée de

notre Patrie » ou « la transfiguration socialiste du village moldave » et, en même temps, à des

directives conjoncturelles telles que « la livraison du raisin à l’État », « le plantage de nouveaux

vergers et vignobles » et « la création de nouvelles espèces », etc. 63

60

Andrei Lupan, « Le village oublié », 1945, (notre traduction). 61

Doctrine officielle de l’art et de la littérature soviétique, définie en 1934 au Ier

Congrès de l’Union des

écrivains soviétiques, avec le concours de l’écrivain M. Gorki et plusieurs gouvernants soviétiques de

l’époque. 62

Evgenij Baraškov, Gosudarstvennyj muzej iskustv Moldavskoj Sovetskoj Socialističeskoj Respubliki (trad.

du russe : Le musée d’État des arts de la République Soviétique Socialiste Moldave), Chisinau, Timpul,

1982, p. IX. 63

Victoria Rocaciuc, « Tematica operelor în creaţia artiştilor plastici moldoveni în perioada sovietică »,

(trad. du roumain: La thématique des oeuvres des artistes plastiques moldaves à l’époque soviétique), dans

Arta, Chişinău, 2004.

Page 166: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

150

M. Petrik, Les vignobles, 1974

V. Rusu-Ciobanu, Les hommes et la terre, 1974

Page 167: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

151

La mise sur pied en 1959 d’une station de télévision à Chisinau, capitale de la Moldavie,

rend possible la création d’un symbole paysager de la nation moldave plus explicite que ses

versions littéraires et picturales et donc plus efficace du point de vue de la propagande. La force de

ce symbole provient aussi de la capacité étendue de diffusion du nouveau moyen de

communication et, surtout, de l’expressivité du langage télévisuel qui diversifie et enrichit le

paysage national en lui conférant de nouvelles valeurs sémantiques.

22. Les paysages non conformes : entre désengagement et dissension

Quelquefois, certains membres de l’intelligentsia créatrice, exhortés à produire et à

transmettre des symboles et des métaphores de la Moldavie soviétique, tentent d’éviter dans leurs

œuvres les prescriptions des propagandistes. Le motif de la nature, apparemment moins politisé

que les sujets liés aux événements ou aux personnalités de l’histoire, devient pour certains

réalisateurs de documentaires historiques un moyen d’exprimer, à travers une relation

personnalisée au territoire moldave, une sensibilité qui échappe aux directives de la propagande

soviétique. L’élaboration d’un paysage différent de celui commandé par les dirigeants soviétiques

n’est pas simplement une manière individuelle de territorialisation, mais aussi l’écho d’un discours

d’affirmation identitaire opposé au projet « moldavisant ». Ainsi peut-on reconnaître, dans certains

paysages « non conformes », des symboles provenant de l’imaginaire national roumain élaborés

pendant l’entre-deux-guerres par une élite intellectuelle et universitaire. Ces représentations

paysagères se prêtent à un décryptage dans le contexte politique et social roumain (et bessarabien

en particulier) d’avant l’installation du pouvoir soviétique.

Les apparitions à la télévision moldave de quelques paysages différents des images

habituelles de l’exploitation agricole sont aussi rares que surprenantes. La prédominance du cadre

stéréotypé du « paysage moldave », constamment réclamé dans les réunions des conseils

artistiques de la rédaction du studio « Telefilm-Chisinau »64

, traduit l’intention impérieuse des

propagandistes soviétiques de transmettre l’idée de la prospérité et de l’abondance agricole de la

Moldavie soviétique. A contrario, les images de terres incultes ou de nature intacte (collines,

64

« Les procès verbaux des réunions du conseil artistique de la télévision moldave pour la période 1976-

1977 », Archives de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de

Moldavie, dossier non classé.

Page 168: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

152

forêts, etc.) sont susceptibles d’être perçues par les chefs communistes comme une mise en doute

de la légitimité de la « transformation socialiste » et par là du pouvoir soviétique, à travers la

référence implicite que ce type d’image ferait d’une Moldavie d’avant la collectivisation.

Pour montrer la façon dont les représentations paysagères pouvaient être l’enjeu de

différents courants d’idées à l’époque soviétique, nous allons prendre comme exemple le

documentaire historique télévisé L’entrée dans la légende (1970). Ce film raconte l’histoire du

révolutionnaire d’origine moldave Sergej Lazo, brûlé par les soldats japonais dans un four de

locomotive. Son réalisateur, Ion Mija, engagé du « Telefilm-Chisinau », est remarquable par ses

tentatives répétées d’esquiver le répertoire thématique imposé, y compris la conception officielle

de la nature. Quelquefois, Ion Mija recourt à un détournement subtil du sens prescrit par un

procédé de « resymbolisation » poétique qui traduit simplement le refus de l’engagement

idéologique. Dans son film L’entrée dans la légende, Ion Mija représente une image qui comporte

des éléments d’un « paysage moldave » typique, mais la manière inhabituelle de tourner (l’angle

de prise de vue et les mouvements de caméra) lui permet de remettre en cause le sens obligatoire

de magnitude et de prospérité. La caméra tourne autour de son propre axe, montrant par en bas les

rameaux de quelques pommiers en fleurs dont les pétales tombent vertigineusement « comme une

neige » vers la caméra. Ce cadre non panoramique, dont la conception n’a exigé que trois arbres,

est de nature à engendrer des métaphores et des symboles hétérodoxes.

Ce type de métaphorisation vidée de contenus socialistes doit être mis en relation avec la

montée, à l’époque post-stalinienne, d’une nouvelle vague d’artistes moldaves qui cherchent à

échapper dans leurs créations au style officieux et triomphaliste du réalisme socialiste.65

Le

nouveau cinéma moldave, esthétisant et introspectif, développe des thèmes déchargés

idéologiquement comme la relation entre l’homme et la femme, la rivalité amoureuse, le conflit

générationnel. Il se caractérise aussi par un penchant lyrique, soucieux d’exprimer la subjectivité

des thèmes existentiels, à l’encontre du genre épique qui exalte les grands événements et les

65

Dumitru Olarescu, Filmul : valentele poeticului (trad. du roumain : Le film : les valences du poétique),

Chisinau, Epigraf, 2001, p. 12-13.

Page 169: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

153

sentiments collectifs.66

Les œuvres de ces artistes révèlent une tendance à renouer avec

« l’esthétique et le sacré ancestraux », écartés à l’époque des grandes transformations socialistes.67

Dans d’autres cadres, Ion Mija met en scène des images de nature qui non seulement

contredisent la composante transformiste des paysages officiels, mais transmettent aussi en

subsidiaire des éléments provenant du modèle identitaire pan-roumain promu à l’époque de la

« Grande Roumanie » et combattu ardemment par la propagande soviétique. Le film L’entrée dans

la légende s’ouvre par une série de paysages bucoliques de collines couvertes d’herbe et de fleurs

des champs, des troupeaux de brebis avec leurs bergers, un vieux puits à balance, un coucher de

soleil et d’autres images qui renvoient aux figures paysagères de la nation roumaine.

À l’époque de la création de l’État national roumain (1918-1940)68

, une cohorte

d’intellectuels (ethnologues, philologues, historiens, etc.) développe l’idée selon laquelle les

étendues vallonnées servant au pâturage, spécifiques à certaines régions roumaines, ont créé dans

le temps un univers mental propre aux Roumains et à eux seuls. Toute une école de pensée se

constitue autour du concept de l’espace-matrice de la nation roumaine élaboré par le poète et

philosophe Lucian Blaga, espace mythique représenté, dans le cas de la Roumanie, par le paysage

pastoral. D’après Blaga, une vision du monde supposée être déterminée par la vie dans un espace

pastoral – autrement dit la « pastoralité » – est aussi une caractéristique spatiotemporelle

intériorisée dans l’inconscient collectif des Roumains, qui représente la quintessence même de la

roumanité.69

Par le terme d’« espace mioritique », Lucian Blaga définit le paysage pastoral voué à

devenir le symbole de la nation roumaine. Cette appellation fait référence à une autre œuvre

fondatrice de « l’âme roumaine », la ballade pastorale « Miorita » (L’agnelle), trouvaille de l’élite

intellectuelle roumaine du XIXe siècle. Les multiples interprétations de la résignation du berger (le

66

Voir l’entretien avec le metteur en scène Valeriu Gagiu dans l’émission télévisée « Ecranul filmului

national » (trad. du roumain : L’écran du film national) et dédiée au cinéma moldave des années 1960, le 18

juin 2005, à la chaîne TVM de la République de Moldavie. 67

Mihai Cimpoi, O istorie deschisa a literaturii romane din Basarabia (trad. du roumain : Une histoire

ouverte de la littérature roumaine en Bessarabie), Chisinau, Arc, 1997, p. 174-188. 68

Il s’agit d’une période connotée très positivement dans le discours national roumain, car elle accomplit

pour la première fois l’« idéal de l’Union » par l’intégration de deux provinces, la Transylvanie et la

Bessarabie, annexées jusqu’alors, respectivement, par l’Empire Austro-hongrois et l’Empire tsariste. 69

Lucian Blaga, Trilogia Culturii (trad. du roumain : La trilogie de la culture), Bucuresti, Editura pentru

Literatura Universala, 1963.

Page 170: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

154

protagoniste de la ballade) devant la mort confortent une rhétorique nationaliste assez « classique »

relevant d’une sensibilité victimisante et fataliste de la communauté nationale.

Un autre élément paysager riche en significations dérivées de l’imaginaire national roumain,

qui apparaît dans le documentaire historique de Ion Mija, est le puits à balance. Cette image

suggère souvent, dans l’esprit de l’idéologie nationaliste roumaine, la résignation devant la fatalité.

Or, dans la langue roumaine, le mot cumpana – la balance – signifie aussi, au figuré, malheur ou

vicissitude. Dans un livre dédié aux « motifs mythologiques et aux constructions archétypales »

dans le documentaire moldave et marqué à son tour par la sensibilité nationaliste, Dumitru

Olarescu, ancien scénariste au studio « Telefilm-Chisinau », co-créateur de plusieurs films de non-

fiction et auteur d’études importantes en filmologie, note ceci :

Les Roumains ont eu depuis toujours le culte du puits qui était considéré comme une maison

vivifiante de l’eau qui apaise la soif et sert de lieu de repos. L’idée d’un lieu d’arrêt ou de

repos, d’un calme passager et de recueillement, s’est incarnée, depuis les temps

immémoriaux, dans la composition familière et d’une simplicité géniale du puits à balance

(puisque notre peuple est né sous son signe).70

Malheureusement, nous ne pouvons connaître les interprétations que Ion Mija donnait lui-

même aux images de ses films tournés à « Telefilm-Chisinau », y compris les paysages agrestes

que nous avons décrits et commentés, car il est mort peu avant le démarrage de cette recherche.

Toutefois, deux phénomènes, l’un lié à l’histoire post-stalinienne de la Moldavie, l’autre se

référant à la reconfiguration du champ idéologique moldave dans l’époque post-communiste, sont

à même de confirmer l’hypothèse selon laquelle les références paysagères contenues dans le

documentaire historique L’entrée dans la légende ont pour source d’inspiration l’imaginaire

national roumain. Ces deux épisodes de l’histoire sociale de la Moldavie seront analysés de

manière plus détaillée dans la quatrième partie de cette thèse où nous nous proposons d’analyser le

champ de production des documentaires historiques.

70

Dumitru Olarescu, Le film…, op.cit., p. 43.

Page 171: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

155

En dépit des mesures répressives entreprises par l’État soviétique pour prévenir un éventuel

lien affectif des Moldaves à leur « Patrie d’outre Prut » (la déportation de 1949, la persécution des

intellectuels), un sentiment d’appartenance à la nation roumaine persiste au sein de certains

segments de la société moldave, même après l’annexion de la Bessarabie par l’Union Soviétique

en 1940. Le projet de création de la nation moldave, qui a pour principe l’opposition systématique

à la nation roumaine, devient l’un des instruments les plus complexes visant à réprimer

d’éventuels sentiments d’appartenance roumaine de la part des Moldaves à l’époque soviétique.

Pourtant, cette ambitieuse entreprise de reconfiguration de l’identité moldave ne réussit pas

à empêcher complètement l’émergence, en Moldavie soviétique, de certaines idées et

représentations qui tirent leur origine du nationalisme roumain. Après 1940, des intellectuels

fidèles à l’idéologie nationale roumaine еt qui ont échappé aux purges et aux déportations

staliniennes, se « retirent » en petits groupes dispersés « d’amis » qui partagent les mêmes idées.

La récupération de l’héritage culturel de la « Grande Roumanie » s’intensifie à l’époque du dégel

khrouchtchévien avec la réhabilitation des détenus politiques, la vente de journaux et de livres

roumains dans les librairies moldaves, la reconnaissance officielle d’une partie importante des

écrivains classiques moldavo-roumains et, à l’échelle de l’URSS tout entière, la libéralisation

générale de la société soviétique.

Les idées patriotiques roumaines exercent, en Moldavie soviétique dans les années 1960-

1970, un attrait croissant sur les jeunes générations d’intellectuels71

dont fait partie la pléiade des

cinéastes susmentionnée. La réviviscence du nationalisme roumain crée une disposition

particulière à l’intérieur du champ artistique, disposition caractérisée par la « roumanisation » de la

langue « moldave » dans les productions littéraires et artistiques72

, la revalorisation des traditions

populaires anciennes et l’aspiration à « retourner aux racines ». Le thème du retour aux racines

entraîne la reprise de certaines représentations de l’idéologie nationaliste roumaine, elle-même

71

Igor Casu, « Politica nationala » in Moldova sovietica (1944-1989) (trad. du roumain : La « politique

nationale » en Moldavie Soviétique, 1944-1989), Chisinau, Cartdidact, 2000, p. 54-55. 72

Il s’agit de l’élimination des mots d’origine russe et de l’utilisation des néologismes de la langue

roumaine. Les débats linguistiques dans la société moldave sont devenus particulièrement intenses à la fin

des années 1950 et dans les années 1960. Voir à ce propos Igor Casu, La « politique nationale »…, op.cit., p.

55-56.

Page 172: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

156

bâtie sur l’idée maîtresse du retour aux sources de la « spiritualité roumaine », « âge d’or » de la

nation73

.

Un autre épisode révélateur, qui concerne la filiation de la pensée filmique de Ion Mija (et

de plusieurs de ses congénères) envers la mythologie nationale roumaine, est lié à l’évolution

politique du metteur en scène peu avant et après la chute du système communiste, conjoncture de

forte émancipation des intellectuels soviétiques. Sous la pérestroïka et après l’écroulement de

l’URSS jusqu’à sa mort en 2001, Ion Mija devient un militant actif de la remise à l’honneur de ce

que lui et d’autres compagnons d’idées considèrent être l’identité roumaine des Moldaves. Le

groupe des cinéastes autrefois engagés à la Télévision ou au studio cinématographique « Moldova-

film », où Ion Mija a travaillé un certain temps, devient un milieu de rayonnement d’idées

provenant de la vulgate nationaliste de la « Grande Roumanie ».

Le cas de la réputée filmologue moldave Ana-Maria Plamadeala est fort éloquent en ce sens.

Plamadeala analyse l’art filmique moldave de l’époque soviétique dans le cadre général de l’étude

du « phénomène cinématographique roumain »74

alors que les deux territoires (la Roumanie et la

Moldavie soviétique) sont séparés et même isolés l’un de l’autre. Elle parle de la survie

subliminale des archétypes de la culture roumaine dans la production cinématographique moldave

par le moyen d’une « pensée mythique » inhérente aux réalisateurs moldaves. La critique de film

révèle aussi « la capacité de l’œuvre cinématographique à refléter les symboles et les états d’âme

les plus dissimulés, perdus dans les abîmes de la mémoire du créateur ».75

Plamadeala s’attache à

« dépister les valeurs et les symboles propres à la culture roumaine dans les œuvres des cinéastes

moldaves » et, surtout, à « repérer les catégories germinatives du mythe pastoral dans la

configuration de la personnalité du film bessarabien »76

. La filmologue lance l’idée selon laquelle

« on peut sentir, dans le film moldave, les vibrations du mythe de « Miorita » et la pulsation de la

73

Voir à ce propos Lucian Boia, Istorie si mit in constiinta romaneasca, (trad. du roumain : L’histoire et le

mythe dans la conscience roumaine), Bucarest, Humanitas, 2005. 74

Ana-Maria Plamadeala, Mitul si filmul, (trad. du roumain : Le mythe et le film), Chisinau, Epigraf, 2001,

p. 19-20. 75

Ibid., p. 17-18. 76

Ibid., p. 34.

Page 173: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

157

nostalgie ethnopsychologique des origines, mais seulement au niveau du sous-texte et de

l’inconscient »77

.

La présence latente sous le régime soviétique des idées qui remontent au nationalisme

roumain, surtout dans la sphère artistique, ainsi que leur éclatement après l’effondrement du

système soviétique justifie une interprétation des paysages agrestes véhiculés dans la production

télévisuelle en tant qu’images émanant en partie de la mythologie nationale roumaine.

23. Les représentations paysagères dans les documentaires historiques : ajustements,

modifications, transmutations

En dépit de la dépolitisation de la société soviétique à l’époque post-stalinienne et de son

ouverture vers une « civilisation des loisirs », la télévision moldave reste avant tout une institution

étatique. La télévision est conçue par les dirigeants soviétiques comme un instrument de

propagande et comme une entreprise génératrice de nouvelles identités collectives.78

Jusqu’à la

pérestroïka gorbatchévienne, elle propage une image déformée de la réalité soviétique moldave,

tentant de gommer les disparités sociales et culturelles et de créer l’illusion d’une cohésion sociale

forte. La télévision constitue dans les années 1960-1980 une vitrine de la vie soviétique ; ses

images montrent « la marche vers l’avenir radieux », le « développement » harmonieux de l’URSS

et ses « succès » dans l’édification du socialisme.

Les représentations véhiculées par la télévision moldave relèvent non seulement d’une

iconographie soviétique officielle, mais sont également un baromètre de la politique soviétique

identitaire. De plus, le contenu télévisuel change sous l’incidence de facteurs de nature

économique ou sociale : la modernisation, l’enseignement, la russification. Nous verrons la façon

dont les représentations télévisuelles « de base », comme c’est le cas du paysage agraire, sont

sensibles aux transformations sociales, mais aussi imposent une redéfinition de l’ensemble des

symboles et des images dans lesquels elles s’ancrent.

77

Ibid., p. 36. 78

Voir à ce propos Kristian Feigelson, L’URSS et sa télévision, Paris, Editions Champ Vallon, 1990, p. 50-

79.

Page 174: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

158

Vers la deuxième moitié des années 1980, la mutation ou la disparition de certaines images

télévisuelles dominantes révèlent la profondeur des changements sociaux et politiques qui

précédent la chute du régime soviétique. La politique de la « transparence » (glasnost) adoptée par

l’État soviétique sous Gorbatchev, qui met au jour la précarité de la situation écologique en

Moldavie, mais aussi les mécontentements des Moldaves face aux politiques de dénationalisation,

détermine le retrait dans la production télévisuelle du « paysage moldave », devenue image

compromise.

23.1 L’évolution du « paysage moldave » face aux fluctuations de la politique

nationale soviétique

Malgré leur apparente rigidité, les images paysagères exposées dans les documentaires

historiques télévisés enregistrent, durant les années 1960-1970 et dans la première moitié des

années 1980, certains glissements de sens déterminés par les variations de la politique nationale de

l’État soviétique.

L’ensemble des politiques nationales est dominé, de la fin de la Guerre civile (1921) au

début de la pérestroïka (1986), par deux types de positionnement à l’égard des nations intégrées

dans l’URSS. La première tendance du gouvernement soviétique est de mettre en application un

plan d’assimilation des nations non russes, mesure justifiée par la présumée suprématie du peuple

russe. Cette hypostase de la politique nationale est mise en œuvre de la façon la plus systématique

pendant le « second stalinisme » de l’après-guerre79

et se manifeste par la russification généralisée.

La russification est remise à l’honneur à l’époque de Brejnev (1964-1983), bien que de manière

plus subtile, sous l’apparence d’un essor impétueux des nations soviétiques80

.

La deuxième tendance de l’administration soviétique dans la gestion de la politique

nationale s’exprime par une attitude favorable et permissive face au développement des nations

79

Le « second stalinisme » désigne la période de l’histoire soviétique comprise entre 1936 et 1953,

caractérisée par l’officialisation définitive d’une conception nationaliste grand-russienne qui tire ses origines

de l’impérialisme tsariste. 80

La « stagnation » est le terme employé pour désigner la gouvernance de Léonid Brejnev, secrétaire

général du Parti communiste de l’Union Soviétique entre les années 1964-1983.

Page 175: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

159

soviétiques.81

Cet axe politique est initié par Lénine au début du régime communiste comme un

moyen d’encourager la participation des nations « minoritaires » de l’ancien Empire tsariste à la

formation de l’URSS. La politique nationale léniniste proclame le respect des cultures nationales

et leur droit à l’autodétermination. Staline expose de manière éloquente la logique de cette

orientation dans un discours tenu en 1929 devant un groupe d’écrivains ukrainiens. Le Guide

assure les représentants ukrainiens de l’intelligentsia créatrice que le pouvoir soviétique aspire à

l’épanouissement effervescent et illimité des cultures et des langues nationales. Et Staline de

spécifier :

Nous menons une politique du développement maximal des cultures nationales, afin qu’elles

s’épuisent définitivement.82

Un tournant dans la ligne du Parti communiste, opéré par Staline vers 1936, met fin aux

politiques d’encouragement des nations soviétiques. Les cultures nationales étant dénoncées

comme des facteurs de division des consciences des citoyens soviétiques, la politique

d’indigénisation83

avancée par Lénine fait place à une stratégie d’assimilation.

Ces deux positions du gouvernement soviétique par rapport aux nations soviétiques

alternent tout au long de l’histoire soviétique. La succession des politiques nationales à caractère

opposé traduit l’oscillation des idéologues soviétiques entre une doctrine internationaliste qui

puise ses origines dans l’œuvre de Marx et l’héritage impérial russe qui pousse à une politique

d’uniformisation culturelle appliquée à l’ensemble des territoires gouvernés.

Fondée en 1959 pendant la période de détente politique qui succède à la mort de Staline, la

télévision moldave est à la fois la conséquence et le vecteur du dégel khrouchtchévien qui se

caractérise par la relative libéralisation de la société soviétique et le retour à une politique

81

Voir à ce propos Hélène Carrère D’Encausse, L’Empire éclaté : la révolte des nations, Paris, Flammarion,

1978. 82

Version non corrigée du sténogramme du discours tenu par Staline lors d’une rencontre officielle avec les

écrivains ukrainiens le 12 février 1928. Archives russes d’État de l’histoire sociale et politique (RGASPI),

Moscou, fonds 558, inventaire 1, dossier 4490, p. 5. 83

La politique d’indigénisation se définit par une série de mesures favorisant la promotion des élites

nationales.

Page 176: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

160

nationale favorable à l’épanouissement des nations. La production télévisuelle de l’époque du

dégel (1956-1965) porte en Moldavie la marque de la politique khrouchtchévienne de

l’indigénisation qui suppose la promotion des cadres nationaux, le soutien au développement et à

la popularisation des langues nationales. De même, la création d’une station de télévision en

Moldavie entraîne la production massive de téléviseurs et élargit l’éventail des activités et des

loisirs de la population.

Les programmes télévisuels des années 1960, y compris les documentaires historiques, se

distinguent des productions culturelles (presse écrite, littérature ou radio) de la période stalinienne

par une langue « moldave » de plus en plus proche des normes littéraires de la langue roumaine,

par la participation de nombreux représentants de l’intelligentsia autochtone et par le

dédouanement de certaines valeurs culturelles locales comme les écrivains classiques moldaves.

La télévision moldave exprime à cette époque la position officielle du gouvernement soviétique

dans le sens de la décentralisation politique et de la possibilité accordée aux nations de regagner

leurs droits culturels. Organe contrôlé de près par le Comité central du Parti communiste local, la

télévision ne reflète toutefois pas la multitude des changements qui se produisent dans la société

moldave durant cette période. Elle passe même à côté de plusieurs tentatives d’émancipation

nationale qui animent la société moldave à l’époque du dégel, comme les discussions des savants

autour du statut de la langue « moldave » et de ses relations au roumain, la revendication de

l’alphabet latin et d’autres manifestations de mise en cause du projet national « moldavisant ».84

Engagé à la télévision moldave en 1960, le réalisateur Ion Mija témoigne du fait que « la

force avec laquelle la télévision, instrument de base de l’idéologie soviétique, agit sur la

conscience du spectateur ». « L’idéologie transmise par la télévision, ajoute-t-il, fonce dans les

maisons des gens même si la porte est fermée ».85

Les médias officiels et surtout la télévision ne

sont pas autorisés à montrer les effets de la libéralisation nationale entraînée par la déstalinisation,

car le pouvoir craint de perdre le contrôle de la société. Selon l’historienne Hélène Carrère-

d’Encausse :

84

Igor Casu, La « politique nationale »…, op.cit., p. 53-70. 85

Voir l’entretien avec Ion Mija dans Timpul (journal hebdomadaire moldave), 21 septembre, 2001.

Page 177: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

161

Le Kremlin s’est rendu compte du fait que la reconnaissance d’un fonds culturel et d’une

histoire nationale peuvent contribuer à la socialisation et à l’intégration des nationalités

soviétiques, mais seulement à condition que de telles émotions patriotiques soient stimulées

dans le contexte du mythe soviétique de l’amitié des peuples.86

Les années 1970 se démarquent par une politique nationale ambiguë et contradictoire.

Léonid Brejnev, chef de l’État durant cette époque qu’on appellera « stagnation », développe une

ligne politique dans le sens de l’homogénéisation identitaire par la voie de la dénationalisation et

de la russification. Sa déclaration de 1977 sur l’accomplissement du peuple soviétique, bien

qu’inexacte, trahit l’aspiration des dirigeants soviétiques à la fusion pressante des nations non

russes en un seul peuple soviétique. Par ailleurs, les gouvernants soviétiques des années 1970-

1985 continuent à préserver les apparences et les signes extérieurs de l’autonomie nationale et de

l’identité propre à chaque république. En Moldavie, les autorités locales n’entravent pas les soucis

des intellectuels d’améliorer la « culture de la langue moldave » dans la presse, les émissions à la

radio et à la télévision. En même temps, la russification des institutions et de l’enseignement

moldaves ne recule pas.87

L’emploi des références paysagères dans les documentaires historiques des années 1960-

1970 vont dans le sens de la spécificité moldave et met en valeur les éléments qui font l’originalité

et l’exclusivité de la Moldavie (les films Pages d’histoire de 1961, Fidélité de 1968 et L’entrée

dans la légende de 1970). La télévision transmet souvent des images de kolkhoziens et de

kolkhoziennes qui travaillent dans les vergers et les vignobles, plans habituellement accompagnés

de la musique traditionnelle moldave. Elle met en valeur l’opulence et la beauté de la Moldavie, la

diversité des fruits et de légumes qui poussent sur ses terres généreuses : la république des

« denrées de luxe »88

.

86

Hélène Carrère D’Encausse, L’Empire …, op.cit., p. 32. 87

Igor Casu, La « politique nationale »…, op.cit., p.72 88

Une indication spéciale de Khrouchtchev vise l’approvisionnement par la Moldavie des régions nordiques

avec des fruits et des légumes « exotiques » pour leurs habitants. Par l’expression « denrées de luxe » qu’il

utilise, Khrouchtchev entend les fruits et les légumes comme les framboises, les aubergines, les raisins, les

pêches, les abricots. Voir à ce propos Sergej Sidorenko, Avec l’intelligence…, op.cit., p. 43.

Page 178: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

162

Dès le début des années 1970, le « paysage moldave » répond à la stratégie des dirigeants

soviétiques de l’époque de la « stagnation » d’assouplir la politique d’uniformisation culturelle. À

côté d’autres emblèmes et symboles de la nation moldave soviétique comme le folklore89

, le

« paysage moldave » a pour fonction de créer en Moldavie un simulacre de souveraineté et

d’épanouissement national qui rend inaperçu le déploiement des politiques de dénationalisation.

En plus de servir de paravent à la politique de russification, les références paysagères deviennent

dans le documentaire historique, par leur forme et leur contenu, de moins en moins « moldave » et

de plus en plus soviétique. Les références paysagères des documentaires historiques commencent

progressivement à renoncer à la « couleur locale », au point de perdre leur spécificité nationale. Le

verger ou le vignoble est souvent remplacé, dans le cadre télévisuel, par le champ de blé. Or, la

production du blé est plutôt une « spécialité » réservée aux régions céréalières d’Ukraine et de

Russie. Le champ de blé mûr, représentation employée à profusion dans d’innombrables

productions culturelles soviétiques, est un symbole à résonance plutôt slave.

Une autre modification apportée au « paysage moldave » touche à son association avec des

monuments qui commémorent la « Grande Guerre Patriotique »90

. L’intégration, dans la

composition du paysage moldave, d’obélisques de soldats inconnus ou de « chars-héros » est un

procédé déterminé en partie par une politique d’aménagement territorial appliquée à la fin des

années 1960 pour marquer certains territoires moldaves du souvenir de la participation de la

Moldavie à la Seconde Guerre mondiale et du sacrifice du peuple soviétique dans la lutte contre le

nazisme. Ces images de terrains agricoles au milieu desquels émergent des monuments deviennent

des symboles de la paix, mais aussi le souvenir vivant de la guerre.

De même, le « paysage moldave » subit un remaniement du côté de la figuration humaine.

Les agriculteurs moldaves habillés de costumes traditionnels sont remplacés par des témoins et des

vétérans de la « Grande Guerre ». Le « paysage moldave » devient ainsi le décor privilégié pour

l’évocation des souvenirs de la guerre et une occasion de rappeler aux jeunes générations leur

devoir de mémoire. Raccordé aux représentations officielles de la Seconde Guerre mondiale, le

89

Cette époque connaît une grande prolifération des groupes artistiques musicaux et de danse soi-disant

folklorique. 90

La « Grande Guerre Patriotique » est le nom donné par les idéologues soviétiques à la guerre menée par

l’URSS contre l’Allemagne nazie entre 1941 et 1945, dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale.

Page 179: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

163

« paysage moldave » est associé à un événement historique chargé d’une fonction moralisatrice

extraordinaire dans l’historiographie et le discours soviétique de propagande. La victoire de

l’URSS dans la Seconde Guerre mondiale sert en effet aux chefs du Kremlin à légitimer leurs

politiques de domination à l’intérieur du pays et dans les États des démocraties socialistes :

La victoire des Soviétiques n’est pas seulement le triomphe contre le nazisme, mais aussi la

démonstration de la supériorité du socialisme soviétique sur tous les autres systèmes sociaux

et politiques existant dans le monde. (…) La victoire est le triomphe du Parti communiste de

l’Union soviétique, de sa ligne générale, de ses stratégies et de ses tactiques, de ses méthodes

de gouverner le pays pendant la guerre, mais aussi en temps de paix. (…) La conception

officielle de la guerre domine la production scientifique et artistique, mais surtout les

consciences des gens. Elle est devenue la partie la plus importante de l’idéologie communiste

et l’un des moyens le plus efficace de conditionnement des masses.91

La conception officielle de la guerre, fortement inspirée des déclarations de Staline92

, relève

les mérites du peuple russe dans la victoire contre le nazisme et détermine, dans la production

historiographique moldave, des connotations évoquant le sacrifice des soldats russes dans la lutte

de libération de la Moldavie de l’oppression roumaine et fasciste. La version officielle de la

Seconde Guerre mondiale implique aussi un fort sentiment de reconnaissance de la part des

Moldaves à l’égard des libérateurs et induit l’idée d’une liaison fraternelle indestructible entre les

peuples russe et moldave. L’introduction des représentations de la « Grande Guerre Patriotique »

dans la composition des symboles paysagers est corollaire à l’idée brejnévienne de l’existence

d’un seul peuple soviétique bâti sur le principe de l’imminence de la nation russe.

Ces nouveaux usages identitaires des « paysages moldaves » et le glissement de sens dont

ils font l’objet sous l’influence de la politique d’uniformisation sont particulièrement perceptibles

dans les documentaires historiques À l’attaque ! (1985, réalisateur V. Sereda) et La mémoire des

années flamboyantes (1974, réalisateur P. Chicu). L’héroïne du film À l’attaque !, témoin de la

91

V. M. Kulish « Sovetskaja istoriografija Velikoj Otečestvennoj Vojny », (trad. du russe : L’historiographie

soviétique de la « Grande Guerre Patriotique »), dans Jurij Afanas’ef (éd.), Sovetskaja istoriografija, (trad.

du russe : L’historiographie soviétique), Moscou, RGGU, 1996, p. 281-282. 92

Ibid., p. 277-280.

Page 180: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

164

deuxième guerre mondiale, apparaît en se promenant dans un champ de blé, sous un ciel clair et

profond. Au fond du cadre, le spectateur aperçoit dans le champ de blé un char d’assaut élevé sur

un piédestal. Le tank-monument « domine » le cadre. Le personnage féminin, bouquet d’épis dans

les mains, relate :

Je n’oublierai jamais l’an 1944, lorsque la population du village Ciniseuti s’est réunie sur la

place centrale. La ligne du front se trouvait à 25 kilomètres de distance et on entendait

pendant la nuit la canonnade. Nous avions peur que les bêtes fascistes reviennent.

Un long plan, qui montre par un mouvement rotatif de la caméra le tank-monument, est

suivi de l’image de moissonneuses-batteuses qui ramassent la récolte dans les champs : les

machines agricoles sont les tanks de la paix. Les jeux de symbolisation qui ont lieu dans les

« paysages moldaves » de l’époque de la « stagnation » entretiennent l’idée selon laquelle la lutte

du peuple soviétique pour la paix et la prospérité socialiste n’a pas cessé, car elle continue sur le

« front du travail ».

Le documentaire La mémoire des années flamboyantes expose à la vue du spectateur un

« paysage moldave » gigantesque, composé de plusieurs types de plantations (vergers, champs,

potagers) montrées depuis une perspective aérienne. La voix off spécifie qu’autrefois ces terres

fertiles étaient des champs de bataille dévastés et brûlés. Du haut d’une colline, des vétérans,

chargés de médailles et de décorations promènent leurs regards sur l’étendue des terrains agricoles.

Ils discutent entre eux en se souvenant des combats de jadis, de l’opération militaire Iasi-Chisinau,

des faits d’armes qu’ils ont réalisés. Dans le cadre suivant, les vétérans se retrouvent dans un

verger de pommiers fleuris. Ils continuent leur discussion sur la « Grande Guerre », sur les

sacrifices qu’ils ont endurés dans cette guerre et sur leurs camarades morts dans la lutte. Dans le

documentaire historique, l’association du motif de la terre cultivée au thème de la Guerre suggère

Page 181: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

165

que l’épanouissement actuel de la Moldavie est redevable au « martyre »93

des soldats soviétiques

dans la « Grande Guerre Patriotique ».

Les différentes versions du « paysage moldave » qui se sont succédées au cours des années

1960-1985 vont subir une remise en question radicale dans le contexte de la pérestroïka

gorbatchévienne. La politique de la glasnost (transparence) relève, au revers de la prospérité

socialiste, la catastrophe écologique causée par l’emploi excessif des engrais chimiques et des

défrichements. La crise écologique est accompagnée d’une crise sociale déterminée par le discrédit

de la politique nationale soviétique et, en particulier, du projet de création de la nation moldave,

perçu dans cette conjoncture de renouveau national comme une stratégie de couverture de la

politique de russification.

23.2 L’évolution des représentations télévisuelles connexes au « paysage moldave »

Nous avons tenté de mettre en évidence la fonction du paysage agraire dans la structure

narrative des documentaires historiques, de déceler ses significations et de déterminer les rapports

entre ses usages et les différentes politiques soviétiques. En raison de la nature même du film qui

forme un ensemble cohérent d’éléments, il serait difficile de saisir toutes les connotations

engendrées par le « paysage moldave » dans le documentaire historique sans qu’il ne soit replacé

dans son contexte thématique et narratif. En conformité avec les schémas analytiques inspirés de

l’approche narratologique que nous avons élaborés pour l’étude de notre corpus, il convient de

juxtaposer le paysage agraire aux autres espaces conventionnels de la narration filmique.

Les représentations paysagères font partie d’un « engrenage » d’images assignées à

représenter la vie actuelle des Moldaves dans une société soviétique épanouie. La subdivision

narrative « présent soviétique » du récit filmique opère avec une série d’autres images-types : des

petits enfants qui dessinent avec la craie colorée sur l’asphalte, qui courent au ralenti dans les

vergers fleuris ou qui tournent sur un carrousel de chevaux en bois ; des jeunes mariés à l’Office

d’état civil ou en train de déposer des fleurs aux monuments des héros soviétiques. Ces images-

93

Le « martyre » du peuple soviétique dans la deuxième guerre mondiale est un sujet clé de

l’historiographie soviétique officielle. Voir à ce propos V. M. Kulish, « L’historiographie soviétique… »,

op.cit., p. 282.

Page 182: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

166

types sont autant de métaphores télévisuelles de la communion sociale en Moldavie soviétique, au

présent et à plus forte raison dans un avenir proche.

Le « paysage moldave » est lié plus étroitement encore à une série d’espaces filmiques,

façonnés dans le but de montrer la supériorité du « nouvel ordre socialiste » sur la « domination

roumaine d’autrefois ». Moins exploités idéologiquement que le paysage agraire, ces clichés

relèvent eux aussi d’une culture visuelle et d’un imaginaire qui naissent de l’appropriation de

l’idéologie soviétique aux conditions culturelles et sociales spécifiques de la Moldavie.

Pour la présente démonstration, nous avons retenu deux espaces exposés avec régularité

dans les téléfilms historiques : l’ « espace mémoriel »94

, ensemble commémoratif consacré à la

« Grande Guerre Patriotique », exploité surtout dans les documentaires historiques de

commémoration, et l’image-espace du chantier, qui est une objectivation de la représentation de

l’édification du communisme. La stéréotypie de ces représentations traduit sans doute l’univocité

des consignes de l’Agit-prop moldave. L’analyse des images du chantier nous conduit à considérer

un autre espace filmique qui est l’antipode sémantique de l’idée d’édification : le vieux bâtiment.

La représentation d’anciens édifices (églises ou monastères, immeubles appartenant autrefois aux

membres de l’aristocratie moldave ou russe, etc.) sont rares dans les documentaires télévisuels. Ils

se retrouvent également en nombre réduit dans les films qui abordent le thème de la préservation

du patrimoine historique et architectural.

23.2.1 Le Mémorial : espace privilégié dans les documentaires commémoratifs

Le complexe commémoratif consacré aux soldats tombés durant la Seconde Guerre

mondiale, appelé le Mémorial, est érigé dans toute ville soviétique ayant une population supérieure

à 100 000 habitants. Formé de statues, de bâtiments, de la « flamme de la mémoire », de fosses

communes et d’espaces verts, le Mémorial est une mise en scène qui contribue à la

94

Le syntagme « espace mémoriel » (en russe : memorial’noe prostranstvo), employé par les urbanistes et

les architectes soviétiques, désigne le territoire sur lequel sont organisés savamment les différents éléments

qui composent l’ensemble commémoratif consacré à la « Grande Guerre Patriotique ». Voir à ce propos I.

Svetlov, « Ensembles commémoratifs consacrés à la Grande Guerre Nationale » in ICOMOS, bulletin URSS,

no 2, Moscou, 1971, p. 134-146.

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167

mythologisation de la « Grande Guerre Patriotique » par l’historiographie soviétique officielle. Il

est l’expression d’une politique mémorielle de l’État-Parti, préoccupée à homogénéiser les

souvenirs de la guerre au sein de toute la « communauté » soviétique habitant l’ensemble du

territoire de l’URSS. À partir de l’après-guerre, les idéologues soviétiques s’efforcent d’adapter la

mémoire collective des Soviétiques à une version officielle de l’expérience de la « Grande

Guerre », de la victoire de l’Armée rouge et du rôle de l’URSS sur la scène internationale, version

historique qui se résume à l’image d’un pays « vainqueur et sauveur de l’Europe du nazisme ». De

ce point de vue, le complexe commémoratif est assigné à créer une communauté « imaginée » et

une identité soviétique forte et unitaire.

L’installation massive des complexes et monuments commémoratifs dans les villes et

villages soviétiques dans les années 1960-1970 donne lieu à la consécration d’un rituel officiel

destiné à ancrer et diffuser les significations officielles de la « Grande Guerre Patriotique ». Ces

monuments forment un « thésaurus » mémoriel de représentations (images et symboles)

normatives de la « Grande Guerre Patriotique ». Les arts figuratifs, l’architecture, la littérature, la

musique et le cinéma concourent à créer et reproduire les interprétations officielles des faits

d’armes des soldats soviétiques, du sacrifice de l’homme soviétique dans la guerre, de la victoire

de l’idéologie soviétique.95

Il est important de mentionner qu’à Chisinau, le Mémorial est construit en 1975 sur le lieu

de l’ancien cimetière militaire roumain de l’entre-deux-guerres.96

Le Mémorial a donc une double

fonction : effacer les anciennes couches de mémoire liées à la récente appartenance de la

Bessarabie à la Roumanie et instaurer une nouvelle mémoire officielle, celle de la victoire du

peuple soviétique dans la « Grande Guerre Patriotique » et de la libération des Moldaves par

l’Armée rouge.

95

Natalija Konradova, Anna Ryleva, « Geroi i ţertvy. Memorial Velikoj Otečestvennoj », (trad. du russe :

Les héros et les victimes. Les complexes commémoratifs consacrés à la « Grande Guerre Patriotique »),

dans Neprikosnovennyj zapas, Moscou, no 42-3, 2005, p. 40-41.

96 Anastasia Nani, « Politica pe oase si morminte » (trad. du roumain : La politique sur les ossements et les

tombes), Ziarul de Garda (journal moldave), le 13 avril 2006, p. 1

Page 184: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

168

« Méthode » de recherche de base des historiens et source d’inspiration des artistes, la

mémoire officielle97

de la guerre fait également l’objet de projets d’aménagement urbanistique et

participe à la définition de l’espace social98

des villes soviétiques. Les théoriciens de l’architecture

soviétique conçoivent le Mémorial comme une « synthèse architecturale de toutes les ressources

de conditionnement idéologique, métaphorique et émotionnel »99

. L’évolution des formes du

Mémorial et de ses différentes composantes est en rapport avec le développement en URSS des

pratiques et des formes officialisées de sociabilité : rituels solennels, processions, réunions,

prestations collectives de serment de loyauté, cérémonies de dépôt de fleurs aux monuments et aux

tombes. Ces nouvelles « coutumes » et formes d’interaction, « ancrées dans la tradition

populaire », ont une importance politique majeure.100

Le Mémorial est un espace qui participe activement à la quotidienneté soviétique. À

Chisinau, il constitue, à partir de 1975, le lieu privilégié non seulement des commémorations de la

victoire de l’armée soviétique durant la Seconde Guerre mondiale et des anniversaires des batailles

cruciales (comme celle de Stalingrad), mais il est aussi le lieu de divers rites de passage. Au

Mémorial, les écoliers sont consacrés pionniers, les jeunes komsomols montent la garde d’honneur

et les nouveaux mariés viennent déposer des fleurs.

La plupart des télédocumentaires historiques produits entre 1975 et 1986 comportent un

cadre (ou même plusieurs) qui exposent au second plan le Mémorial. Les cadres mettant en scène

le complexe commémoratif sont « glissés » parmi d’autres images emblématiques du présent

soviétique : paysages agraires, chantier et enfants. La perception soviétique du présent intègre une

dimension commémorative. Ainsi, plusieurs films « commémoratifs »101

sont entièrement centrés

97

Par l’expression de « mémoire officielle », nous entendons une mémoire de la guerre en conformité avec

l’idéologie soviétique, excluant bien sûr un certain nombre de phénomènes inconvenables au pouvoir

comme les désertions en masse ou le sort des prisonniers de guerre soviétiques. 98

Nous reprenons une définition de l’espace social empruntée à la géographie sociale qui le définit comme

un ensemble de relations entre la société et l’espace ou encore un ensemble d’interrelations spatialisées. Voir

Guy Di Méo, L’homme, la société, l’espace, Paris, Economica, 1991, p. 126. 99

A. Zajcev, « Memorial. Problemy vosprijatija », (trad. de russe : Le Mémorial. Problèmes de perception),

in Arkhitektura SSSR, Moscou, no 4, 1973, p. 51-54.

100Ibid.

101 Sur la totalité des 32 documentaires historiques produits à la télévision moldave entre 1960 et 1989, sept

sont dédiés à la commémoration de différents événements clé de l’historiographie soviétique. Des exemples

caractéristiques de cette catégorie de films que nous avons appelés commémoratifs sont les documentaires

Page 185: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

169

sur l’espace du Mémorial. Le documentaire commémoratif véhicule un nombre assez réduit

d’éléments visuels : la « flamme du souvenir », la fosse commune, les monuments, les listes des

soldats morts à la guerre incrustées sur des dalles de granit. Il expose également quelques types de

personnages et de gestes aisément repérables. Les personnages le plus fréquemment rencontrés

dans ce type de documentaires sont les jeunes pionniers ou komsomols qui déposent des fleurs sur

les tombes des soldats ou tiennent des propos de reconnaissance envers les combattants de la

« Grande Guerre Patriotique ». Les vétérans de la guerre y sont souvent présentés aux côtés de la

jeune génération. Ils tiennent des discours devant les jeunes sur les luttes auxquelles ils ont

participé contre « le fauve hitlérien », sur le soutien apporté par la population locale à l’Armée

rouge (en produits alimentaires, en cotisations d’argent102

), sur la reconnaissance du peuple

moldave envers le sacrifice des soldats soviétiques, sur la vie paisible et laborieuse des Moldaves

après la guerre.

En règle générale, le récit filmique expose le Mémorial pour mettre en valeur l’un des héros

qu’il glorifie : le vétéran de la « Grande Guerre Patriotique ». Les survivants de la guerre

apparaissent dans le film historique comme les garants de la justesse de la « voie du socialisme »,

voire comme des modèles de moralité. Les vétérans soviétiques ne sont pas, comme les vétérans

occidentaux, une génération perdue, mais deviennent une classe sociale valorisée et fortement

valeureuse pour le pouvoir.103

Dans une partie de la thèse consacrée aux héros célébrés par les

documentaires historiques, nous montrerons le rôle joué par la figure du vétéran dans la

propagande soviétique. Nous nous pencherons particulièrement sur les mécanismes narratifs du

documentaire historique mis en œuvre avec pour effet visé de créer une image auréolée de gloire et

de prestige de l’ancien combattant de la « Grande Guerre Patriotique ».

Fidèles à la mémoire des soldats (1979, réalisateur V. Bruma, scénario A. Mardare) et Les vétérans dans les

rangs (1979, réalisateur V. Sereda, scénario D. Olarescu). 102

Les quêtes d’argent dans le village moldave Cimiseuti, pour la construction des chars blindés à l’usage de

l’Armée rouge, constituent le sujet du documentaire historique Sur la pointe de l’attaque (1985). 103

Petr Vajl’, Aleksandr Geniss, 60-e. Mir sovetskogo čelovekа, (trad. de russe : Les années 1960. L’univers

de l’homme soviétique), Moscou, Novoie literaturnoe obozrenie, 2001, p. 95-96.

Page 186: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

170

23.2.2 Le chantier comme mise en image de l’édification socialiste

Dans la hiérarchie des images-types vouées à exprimer l’époque soviétique en Moldavie, le

« paysage moldave » est suivi en importance par l’image d’un énorme chantier fourmillant

d’ouvriers en ébullition. La représentation du chantier, espace à forte connotation idéologique,

exprime l’œuvre d’édification de la société soviétique tout entière sur les ruines du monde ancien.

Elle est supposée constituer, aux yeux des spectateurs, l’image palpable de l’« édification

socialiste » et ainsi annoncer l’avènement proche de l’ère communiste. Le syntagme

d’« édification socialiste » est au cœur du discours officiel en URSS (y compris du discours

télévisuel). Selon les idéologues soviétiques des années 1960-1970, l’URSS est en train de passer

par cette étape de son évolution vers le communisme104

. Les plans-détails qui composent l’image

du chantier représentent des grues (symbole de la nouvelle vie), des immeubles tout neufs prêts à

l’habitation et des bâtisseurs maniant divers outils.

Image de chantier extraite du documentaire Belc’y

104

Khrouchtchev préconise au XXIIe congrès du PC de l’URSS l’avènement du communisme en vingt ans,

galvanisant les Soviétiques par cet objectif à atteindre.

Page 187: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

171

Utilisée moins régulièrement dans les documentaires historiques que les paysages agraires,

l’image du chantier est pourtant un élément obligatoire dans la conception du découpage filmique.

Le documentaire Les pages d’histoire (1961, réalisateur V. G. Lyssenko) offre un exemple parmi

les plus typiques de l’usage, dans la narration filmique, des représentations du chantier et de leur

subordination au paysage agraire. Le film s’ouvre par une séquence de sept plans de paysages

agraires suivis d’un plan, désigné dans les fiches de montage du documentaire comme celui de « la

construction d’un nouvel immeuble »105

. Les deux espaces – le chantier et le paysage agraire –

incarnent dans le récit filmique le progrès économique et social de la Moldavie soviétique.

Image extraite du documentaire La ville sur Dniestr

La prédilection des propagandistes soviétiques pour les images du chantier est corollaire de

la quasi-absence, dans les documentaires historiques, du thème de la conservation du patrimoine

architectural. Les instances de contrôle de la télévision veillaient à ce que les metteurs en scène ne

traitent pas dans le discours filmique des créations et des réalisations des gouvernements antérieurs

105

Archives Nationales de la République de Moldavie (ANRM), le département des documents audio-

visuels, feuilles de montage no 645, film Pages d’histoire, p. 103.

Page 188: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

172

au pouvoir soviétique.106

Sur les 32 télédocumentaires historiques tournés à la télévision moldave

entre 1961 et 1989, deux seulement portent sur la question des monuments historiques

d’architecture. La contre-indication de mettre en évidence la contribution culturelle et matérielle

des anciens régimes au développement de la Moldavie est déterminée par une thèse fondamentale

du discours historique officiel. L’historiographie moldave soviétique avance en effet avec assiduité

l’idée selon laquelle tout développement (réalisation des grandes œuvres dans les domaines

pratiques, scientifiques et artistiques, économie, enseignement, agriculture, urbanisme, etc.)

commence en Moldavie uniquement avec l’installation du pouvoir soviétique en 1940 et en 1944.

La tendance à nier l’apport des administrations et des cultures présoviétiques à l’évolution de la

Moldavie est révélatrice de la façon dont l’historiographie soviétique traite le régime roumain de

l’entre-deux-guerres. Selon le discours historique officiel, l’administration roumaine n’a fait

qu’exploiter la Bessarabie en la transformant en une colonie. Artem Lazarev, coryphée de la

science historique moldave et haut dignitaire dans le gouvernement et le Comité Central du Parti

communiste moldave dans les années 1950-1980, exprime de manière très précise cette position

officielle dans l’une des œuvres maîtresses de l’historiographie moldave soviétique :

Les gouvernants roumains exerçaient en Bessarabie une politique coloniale de la pire espèce.

Ils percevaient le territoire usurpé comme un moyen d’enrichissement permanent de la

métropole et comme une source de matières premières et de main-d’œuvre bon marché et

surtout comme un lieu de pillage efficace et illimité. Conscients du caractère provisoire de

leur pouvoir sur un territoire qu’ils ont pris à l’URSS, les classes dominantes roumaines se

précipitaient pour drainer la Bessarabie de toutes ses ressources, sans rien lui offrir en

échange et sans se préoccuper du bien-être de ses habitants. (…) La population de la région a

été condamnée à la misère, à la famine et à l’extinction.107

Les deux films qui portent sur la « protection des monuments de la culture »108

sont d’autant

plus intéressants qu’ils sont produits à des époques différentes et transmettent des messages

106

L’entrevue avec Victor Andon, ancien scénariste de Telefilm-Chisinau et critique de cinéma, le 21

septembre 2005. 107

Artiom Lazarev, Moldavskaja gosudarstvennost’ i bessarabskij vopros, (trad. du russe : L’État moldave

et la question bessarabienne), Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1974, p. 246. 108

« La protection des monuments de la culture » est l’appellation du thème du film tel qu’il est indiqué

dans le contrat signé par le scénariste.

Page 189: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

173

divergents. Le premier, Empreintes, réalisé en 1968, contient des notes critiques à l’adresse de la

politique soviétique de la préservation du patrimoine architectural. Le deuxième, Le charme des

pierres, mis en scène en 1980, véhicule la conception officielle du monument historique.

Les auteurs du documentaire Empreintes (les scénaristes Ion Gherman et Ion Mija, ce

dernier étant aussi son réalisateur) tentent de s’écarter de la position du Parti communiste par

rapport aux vestiges du passé présoviétique. Mettant en valeur certains anciens édifices ignorés à

dessein par le pouvoir, ils essaient de dévoiler au public moldave des significations historiques qui

contredisent les idées reçues de l’historiographie officielle. Le documentaire réalisé par Ion Mija,

metteur en scène à tendances non conformistes, frappe par son discours historique audacieux et

contestataire par endroits, surtout s’il est confronté à l’historiographie moldave de l’époque,

redevenue, après l’avènement de Brejnev à la tête du PCUS, encore plus conservatrice et

obéissante au régime109

. Les auteurs d’Empreintes admirent le savoir-faire des maîtres moldaves

du Moyen Âge en matière d’architecture et l’originalité de certains anciens bâtiments. Ils

critiquent cependant la médiocrité architecturale des nouveaux blocs à loyer modéré. Le film

dresse un inventaire des vieilles églises et monastères moldaves tout en montrant leur rôle positif

dans l’histoire moldave, contrevenant à la politique athée de l’État-Parti.

Les auteurs du film condamnent discrètement la démolition de certains anciens édifices. Le

film évoque, entre autres abus commis par le pouvoir à l’égard des monuments historiques, la

destruction en 1952 d’une ancienne église ornée de fresques originales et la construction sur cet

endroit d’un dancing. Le documentaire mentionne aussi un événement qui a bouleversé les

habitants de Chisinau au début des années 1960. En 1962, dans le cadre de la campagne

antireligieuse, l’ancienne chapelle située en face de la cathédrale, édifice considéré comme le cœur

de la ville, est dynamitée. Les témoins de l’événement racontent que les détonations provoquées en

pleine nuit par l’explosion de la chapelle ont cassé plusieurs vitres et réveillé les citadins. Le destin

de la chapelle est passé sous silence durant 25 ans après son explosion. Le documentaire

Empreintes en est une rare exception de remémoration et, peut-être, le cas le plus audacieux de

109

Wilhelmus Petrus Van Meurs parle du « regel » de la science historique en Moldavie à l’époque

brejnévienne, sous l’impact du renforcement du nationalisme russe, dans Chestiunea Basarabiei in

istoriografia comunista, (trad. du roumain : La question bessarabienne dans l’historiographie communiste),

Chisinau, Arc, 1996, p. 227.

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174

prise de parole sur ce sujet tabou. Après la chute du système communiste, le premier

gouvernement de la Moldavie indépendante décide de reconstruire la chapelle à l’identique. La

nouvelle chapelle est appelée par certains journalistes moldaves « la chapelle de la mémoire ».

Malgré le sujet à risque et les effets esthétisants obtenus par le mouvement de la caméra

dans les intérieurs des églises, le documentaire Empreintes passe sans trop de difficulté les

douanes de la censure. Selon Victor Andon, ancien scénariste à « Telefilm-Chisinau », la raison

pour laquelle ce film n’a pas été empêché de passer au petit écran est qu’à cette époque toute

l’attention des responsables idéologiques de la télévision moldave est entièrement captée par

l’affaire du film de fiction Colinda (Le cantique de Noël). Évoquant des rites moldaves anciens,

Colinda est accusé par le directeur de la Télévision moldave, Stepan Lozan, d’être d’obédience

nationaliste et de propager des coutumes périmées de même que le mysticisme. Le retentissement

provoqué dans le monde artistique et dans les échelons supérieurs du pouvoir par l’affaire Colinda

éclipse fortement l’« importance » d’Empreintes.110

Les auteurs d’Empreintes, documentaire historique non conformiste, ne font que saisir l’une

des dernières occasions de création relativement libre laissées par cette époque de « dégel » tardif.

La période de libéralisation partielle initiée par Khrouchtchev trouve son terme en Moldavie vers

la fin des années 1960 pour faire place à une politique culturelle extrêmement contraignante.

Menée avec ténacité jusqu’en 1982 par le premier secrétaire du CC du PC de RSSM, Ivan

Bodiul111

, cette politique est perçue comme stérilisante par les réalisateurs de « Telefilm-

Chisinau », qui ne peuvent créer désormais que des documentaires sur commande. Dès lors, le

documentaire télévisé élude la vision individuelle de son créateur et le conflit au profit du discours

officiel, des récits d’exploits et des réalisations de la société et du gouvernement soviétiques.

110

L’entrevue avec Victor Andon, ancien scénariste de « Telefilm-Chisinau » et critique de cinéma, le 21

septembre 2005. 111

Ivan Bodiul, passionné de la production cinématographique et télévisuelle, contrôle personnellement de

temps en temps l’écriture des scénarios des documentaires créés à « Telefilm-Chisinau » et même élabore

lui-même quelques scripts. Voir à ce propos Victor Andon, Istorija zapečetlennaja kinokameroj :

moldavskoe dokumental’noe kino 50-h – 80-h godov, (trad. du russe : L’histoire empreinte par la caméra : le

cinéma documentaire moldave des années 50-80), Chisinau, L’académie internationale du droit économique,

2000, p. 32.

Page 191: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

175

Le documentaire Le charme des pierres112

, réalisé en 1980 par Anatolij Saranov, dédié lui

aussi au sujet de la conservation du patrimoine architectural, ne fait par son discours et ses images

que suivre la ligne bien droite des politiques soviétiques dans ce sens. Sur ce point, Le charme des

pierres contraste vivement avec le film de Ion Mija. Le scénario du film Le charme des pierres,

signé par S. Pas’ko, cite la législation soviétique sur « la protection et l’exploitation des

monuments historiques et culturels ». Selon l’auteur du scénario, celle-ci crée les conditions

parfaites pour « la découverte, la préservation et l’utilisation des monuments historiques dans le

but de l’éducation communiste des travailleurs soviétiques ». Le film se donne pour mission « la

mise en valeur des monuments historiques et culturels, leur étude et leur propagation »113

.

Le documentaire Le charme des pierres s’ouvre par une suite de cadres « obligatoires » de

chantiers et de paysages agraires. La plupart des constructions « historiques » exposées dans le

film exultent une signification explicitement propagandiste. Le charme des pierres réalise une

mise en scène patrimoniale des principaux bâtiments du pouvoir soviétique (la maison

gouvernementale, l’édifice du Comité Central du Parti communiste moldave), conçus par des

architectes soviétiques consacrés. Le film met également à l’honneur les monuments consacrés

aux héros de la « Grande Guerre Patriotique » et aux révolutionnaires moldaves en même temps

qu’il élève au rang de monuments historiques quelques édifices de l’époque présoviétique qui ont

eu, dans la vision de l’historiographie officielle, une certaine importance dans le « rattachement »

de la Bessarabie à l’URSS. Le charme des pierres prête une attention particulière au bâtiment de la

typographie clandestine qui édite en 1905 la gazette Iskra du Parti social-démocrate de Lénine.

Les maisons musées des révolutionnaires moldaves Sergej Lazo et Grigorij Kotovskij sont

considérées avec la même estime par le réalisateur du film.

Les « lieux pouchkiniens »114

sont également des espaces fortement exploités dans Le

charme des pierres et dans de nombreux autres télédocumentaires historiques. Conformément aux

exigences du pouvoir, l’historiographie moldave soviétique valorise l’exil en Bessarabie (1821-

112

« La production des documentaires à « Telefilm-Chisinau » pour les années 1978-1982 », dossier non

classé, Archives de la Compagnie publique de radio et de télévision de la République de Moldavie. 113

Ibid. 114

Les « lieux pouchkiniens » (en russe : puškinskie mesta) est le concept des spécialistes soviétiques de la

préservation du patrimoine, voir à ce propos « Puškinskaja tropa v Kišineve » (trad. du russe : Le sentier de

Puškin à Chisinau ») dans Arkhitektura SSSR, p. 16.

Page 192: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

176

1823) du grand classique de la littérature russe, Aleksandr Puškin. Expulsé de la capitale russe par

un oukase du tsar pour ses poèmes à contenu libéral, Puškin est perçu par les historiens soviétiques

comme promoteur en Moldavie des idées progressistes, voire d’un mouvement révolutionnaire.115

La maison habitée par Puškin pendant les deux années de son séjour en Moldavie est l’objet de

soins et de travaux des restaurateurs. De même, les rues qu’il prenait, les paysages qu’il admirait et

les maisons de ses amis sont valorisées et protégées par l’État.

Les anciens immeubles qui dans le récit historique officiel ne s’intègrent ni par leur histoire

ni par leur signification sont rarement évoqués dans le documentaire Le charme des pierres. S’ils

sont mentionnés, ce n’est que pour souligner leurs fonctions actuelles, opposées à leurs rôles dans

le passé. Le narrateur du film souligne que l’ancienne cathédrale est devenue une salle

d’exposition et que le gymnase de filles d’autrefois est transformé en musée du Parti communiste

de la Moldavie. Il ajoute que l’église Sainte-Théodore accueille le musée d’athéisme de la ville. Le

discours officiel sur la conservation du patrimoine ne fait pas montre du contexte de construction

des anciens immeubles. Dans certains cas, les autorités de la télévision interdisent la mention dans

les documentaires historiques de leurs rôles initiaux, comme dans le film Belc’y. Lors du

visionnement de la première version du film, le Conseil artistique avait décidé la suppression

d’une précision dans le film selon laquelle un édifice de la ville moldave Balti, qui accueillait alors

l’Institut des Recherches scientifiques, ait appartenu autrefois à l’archevêché116

.

Ce n’est que vers la fin des années 1980 que la dégradation des monuments archéologiques

et d’architecture, ou même leur liquidation au profit du primat productiviste, devient un sujet

abordé par le cinéma moldave de non-fiction, dans l’atmosphère sociale et culturelle de la

pérestroïka et de la politique de « transparence ». La glasnost ouvre les portes aux manifestations

et aux revendications sociales, dévoile le besoin de la société soviétique d’exprimer une opinion

propre, plus ancrée dans la réalité « réelle » que dans la rhétorique creuse de l’État. Elle entraîne

également le rejet de l’historiographie officielle qui laisse, de plus en plus, la place à des discours

historiques alternatifs. Cette période de crise de l’idéologie soviétique est marquée par la

115

Wilhelmus Petrus Van Meurs, La question bessarabienne, op.cit., p. 316. 116

Archives de la Compagnie Publique de Téléradio de la République de Moldavie, dossier non classé « Les

procès-verbaux des réunions du Conseil Artistique de la télévision moldave pour les années 1976-1977 ».

Page 193: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

177

prolifération de productions culturelles (articles, films, émissions de télévision) au contenu

diffamateur à l’adresse de la vie soviétique, mettant au jour des faits historiques occultés par le

pouvoir. La remise en cause généralisée du discours historiographique officiel à l’époque de la

pérestroïka est résumée dans le télédocumentaire historique Condamnés à mort, réalisé en 1989.

Ce film traite de la confusion qui règne dans la société soviétique de l’époque et d’une issue

possible de cette crise par le recours à l’histoire. L’auteur du scénario exprime l’idée selon

laquelle, pour savoir si la société soviétique a pris le bon chemin, ses membres doivent connaître

plus profondément l’histoire de la Moldavie d’avant le régime soviétique, histoire qui survit à

travers de nombreux monuments de la culture matérielle.117

La résistance de la discipline historique soviétique à se réformer en suivant les

transformations sociales et politiques de l’époque explique l’importance accrue des téléfilms

historiques dans la deuxième partie des années 1980. Véronique Garos montre les origines du

malaise de la science historique peu avant la chute du régime soviétique. L’historiographie

soviétique passe par une crise identitaire qui survient avec la faillite de l’idéologie communiste :

comment et pour qui écrire l’histoire si l’existence même du peuple soviétique est remise en

question ?118

En Moldavie comme ailleurs en URSS, le besoin d’un discours historique autre que

celui diffusé à l’époque de la « stagnation », voire d’une contre-histoire, est comblé non par les

historiens professionnels, mais par les écrivains, les journalistes et les cinéastes, en particulier les

documentaristes.

La deuxième moitié des années 1980 est marquée en Moldavie par l’essor du journalisme

d’investigation et du documentaire d’enquête ou du « documentaire-problème », selon la

désignation donnée par la critique cinématographique soviétique de l’époque. Ce type de film tend

à dévoiler les déficiences du système de commandement administratif, les failles du gouvernement

soviétique encore récemment perçu comme infaillible et les iniquités sociales dans une société qui

117

Archives de la Compagnie Publique de Téléradio de la République de Moldavie, dossier non classé « La

production des documentaires au studio « Telefilm-Chisinau » pour les années 1988-1989 », scénario du

film Condamnés à mort ». 118

À propos de l’immobilisme du discours historique scientifique face aux transformations sociales qui ont

accompagné la pérestroïka et à l’effondrement du régime communiste en URSS, voir Véronique

Garros, « Dans l’ex-URSS : de la difficulté d’écrire l’histoire », dans Annales ESC, juillet-octobre 1992, no

4-5, p. 989-1002.

Page 194: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

178

prétendait être la plus égalitaire. Les documentaires historiques de cette catégorie traitent des

questions historiques auparavant interdites, comme les coûts humains des politiques staliniennes

(la collectivisation, l’industrialisation, les purges), les erreurs de l’administration Bodiul en RSSM

et la destruction des monuments historiques.

Malgré leur inertie initiale face aux politiques réformatrices de Gorbatchev, inertie

provenant d’une longue obédience au Parti communiste, les réalisateurs de « Telefilm-Chisinau »

s’allient vers 1988-1989 aux tendances contestataires des autres créateurs de films. C’est une

réaction assez tardive si on la compare à l’évolution d’une autre institution homologue,

subordonnée au ministère de la Culture : l’association cinématographique « Moldova-film ». Déjà

en 1985 celle-ci crée des documentaires assez sensationnels sur la société soviétique.119

L’association « Moldova-film » n’est pas directement subordonnée à l’Agit-prop, comme l’est la

Télévision moldave, bénéficiant ainsi d’une marge relative d’autonomie.

Prouvant l’émancipation de la télévision moldave à la fin des années 1980, le

télédocumentaire historique déjà cité, Condamnés à mort, expose « la richesse de la Moldavie en

monuments architecturaux » et se donne pour objectif « la prévention de la destruction

catastrophique des monuments de la culture matérielle du passé »120

. Le téléfilm dénonce l’attitude

négligente des dirigeants face aux sites archéologiques détruits pour l’exploitation agricole des

terrains : les cadres du film montrent des fragments de parures et de la céramique datant des IV-III

siècles av. J.-C. qui s’émiettent et disparaissent dans les sillons de la charrue. Des outillages

agronomiques et de construction, revêtus dans les documentaires des années 1960-1985 de

connotations éminemment positives liées au travail et au progrès technique, sont représentés dans

ce film comme des machines de destruction : « De dessous, la lame des monstres de fer s’arrache

119

On peut évoquer à titre d’exemple le célèbre documentaire signé par Ion Mija en 1985 Ce te legeni,

codrule ? (trad. du roumain : Pourquoi ondoies-tu, vieille forêt ?). Ce film, dédié à la catastrophe écologique

en Moldavie, dénonce la politique soviétique environnementale qui impose la coupe des variétés

traditionnelles d’arbres comme le chêne, le noyer en les remplaçant avec des espèces d’arbres importées de

Russie : le bouleau et les conifères. 120

Archives de la Compagnie Publique « Teleradio Moldova », dossier non classé « La production des

documentaires au studio « Telefilm-Chisinau » pour les années 1988-1989 », scénario du film « Condamnés

à mort ».

Page 195: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

179

de grosses mottes pleines de débris de squelettes et de vases »121

. Les bulldozers et les charrues

tractées, emblèmes de jadis d’une Moldavie renouvelée et moderne, deviennent dans les

télédocumentaires de la pérestroïka des « monstres de fer », des instruments aveugles dans la

néantisation de l’histoire. De même, le président du kolkhoze122

, ce héros récent de la « deuxième

collectivisation »123

, apparaît dans le documentaire Condamnés à mort comme le responsable du

massacre des vestiges archéologiques, soucieux uniquement de réaliser le Programme

alimentaire124

. Le télédocumentaire historique de la fin des années 1980 réhabilite le passé

présocialiste jusqu’alors banni et répudie les valeurs traditionnelles de l’idéologie soviétique.

Deux problèmes sociaux relevés par la glasnost prennent les devants des revendications

sociales, secouant l’opinion publique moldave : la catastrophe écologique et la radicalisation des

rapports interethniques. Ces questions inversent le message des documentaires moldaves et

déterminent l’émergence de nouvelles représentations ayant un fort impact sur les spectateurs

moldaves.125

Les nouvelles images des documentaires sont le fleuve moldave Dniestr, pollué et

dégradé, les terres gangrenées par les pesticides et par l’érosion, la foule houleuse manifestant

devant le Comité Central du PC moldave. Plus que tout, les revendications écologistes et

nationales déterminent une mutation de la représentation fétiche de l’iconographie soviétique

moldave : le paysage agraire.

121

Ibid. 122

La production documentaire des années 1970-1985 ainsi que la presse de cette époque rendent compte

merveilleusement bien de l’autorité et du prestige immense du président du kolkhoze. Voir par exemple

Victor Andon, « Problema eroului in filmele documentare », (trad. du moldave : Le problème du héros dans

les films documentaires), Orizontul, 30 septembre, 1981. 123

La deuxième collectivisation est une notion par laquelle les intellectuels moldaves de la « transition »

désignent l’ensemble des mesures initiées par Ivan Bodiul dans les années 1970-1980 pour agrandir la

productivité agricole en Moldavie (la première collectivisation étant entreprise sous Staline, dans les années

1940). Ces mesures portaient le plus souvent un caractère destructif tant pour les terrains que pour les

mentalités, car elles subordonnaient à la production agricole les domaines artistiques et scientifiques. 124

Programme élaboré en 1982 par le gouvernement soviétique qui prévoit des investissements énormes

dans le secteur agricole afin de couvrir le déficit alimentaire permanent en URSS. Le Programme

alimentaire suppose aussi l’augmentation de la production et de l’utilisation des engrais chimiques et des

pesticides et l’intensification de la production du matériel agricole. 125

Les critiques des documentaires de cette période comportent souvent des notes émotives. Leurs auteurs,

troublés par les images apocalyptiques de l’environnement, se déclarent incapables de dresser un texte

« habituel » sur les documentaires au sujet écologiste. Voir, par exemple, N. Olichevskaia, « Tihij uţas »,

(trad. de russe : L’horreur tranquille), dans Sovetskaja Moldavija, (trad. de russe : la Moldavie soviétique), le

3 octobre, 1990.

Page 196: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

180

23.3 Les avatars des représentations paysagères sous la pérestroïka

La situation environnementale se dégrade rapidement en URSS vers la fin des années 1980

et annonce la disparition du régime soviétique. À la différence d’autres républiques comme

l’Ukraine ou la Biélorussie où l’environnement a été plus atteint par l’industrialisation à outrance,

le désastre écologique en Moldavie est directement lié aux méthodes abusives d’exploitation

agricole. La « deuxième collectivisation », initiée par Ivan Bodiul, et le Programme alimentaire

adopté par le gouvernement soviétique en 1982 et prévu d’être appliqué dans un délai de huit ans,

imposent l’utilisation massive des pesticides et d’engrais chimiques. Les deux projets agricoles

impliquent le recours massif à des techniques de bonification et à des outillages d’assainissement

de la terre. Ils supposent aussi l’application du défrichement excessif et l’exploitation abusive des

eaux fluviales.

Ces procédés d’accroissement de la production agricole ont d’abord pour effet de détériorer

les terrains par l’intoxication et l’érosion de même que par la pollution chimique et biologique des

eaux. La dégradation progressive du fleuve Dniestr provoque une vague d’indignation dans la

presse moldave et fait l’objet d’un documentaire qui soulève l’opinion publique. L’accident à la

centrale thermonucléaire de Tchernobyl empire la situation écologique en URSS à l’époque.

Située à proximité de l’épicentre de l’explosion, la Moldavie subit, en plus de la pollution

chimique durable des terres et des eaux, une pollution radioactive. L’endommagement calamiteux

de l’environnement partout en URSS est sans doute une conséquence physique du modèle

soviétique de développement et d’une gestion environnementale qui assujettit la protection de la

nature à la pression des politiques productivistes. En 1967, un participant à un important séminaire

consacré à la protection de la nature et à l’utilisation rationnelle des ressources naturelles se voit

obligé de recourir à un argument militaire pour persuader l’assistance (et implicitement les

décideurs) de l’importance de limiter l’emploi des engrais chimiques dans l’agriculture. « Les

adjuvants chimiques minent la santé des Soviétiques, explique-t-il, et, comme aucune arme ne

Page 197: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

181

fonctionne toute seule, l’État doit assurer à ses citoyens une nourriture saine capable de les

maintenir en état de mobilisation ».126

Avant la pérestroïka, le gouvernement soviétique refuse de reconnaître la présence sur son

territoire de problèmes écologiques graves. Le discours officiel avance l’idée selon laquelle « la

révolution scientifique et technique et la puissante base dont dispose l’industrie soviétique

permettent, en contexte d’économie socialiste, l’utilisation rationnelle de toutes les richesses

nationales et la neutralisation des retombées de l’activité économique préjudiciables à la nature et

à l’homme »127

. La grande presse et même les publications scientifiques s’emploient à accentuer

« la responsabilité particulière du capitalisme et du colonialisme dans l’exploitation sauvage des

ressources naturelles et dans les graves dommages causés au milieu dans lequel vit l’ensemble de

l’humanité »128

. Les spécialistes soviétiques affirment que les problèmes écologiques n’existent

que dans les pays du monde capitaliste où les compagnies riches, assoiffées de profits, exploitent

impitoyablement la nature et les hommes. En 1977, dans la revue La chasse et l’économie de la

chasse, le journaliste Mitruškin note :

La crise écologique s’accentue en permanence dans les pays capitalistes. En revanche, en

URSS, il n’y en a aucun signe, car après la Grande Révolution Socialiste d’Octobre, les

questions de la protection de la nature ont acquis une nouvelle signification. Cela a été rendu

possible par le passage du pouvoir de l’État aux mains du peuple et par l’abolition de la

propriété privée sur la terre et les autres richesses naturelles. 129

L’un des premiers symptômes de la libéralisation de la société soviétique dans la deuxième

moitié des années 1980 est l’afflux de prises de parole orales et écrites au sujet de la catastrophe

écologique. Des débats diffusés dans la presse informent les citoyens de l’ampleur du désastre

écologique et responsabilisent l’État pour ses politiques économiques et environnementales. La

126

La communication du représentant du ministère de la santé de l’URSS, M.I. Nikol’skaja, « Sur

l’influence des produits chimiques utilisés dans l’agriculture sur la santé des personnes » au séminaire-

conseil pan-soviétique consacré aux questions de la protection de la nature et de l’utilisation rationnelle des

ressources naturelles ». Archives russes de l’économie, fonds 7486, inventaire 33, dossier 116, p. 150-157. 127

Pravda, le 21 septembre 1972. 128

I. Gerassimov (dir.), Homme, société et environnement, Moscou, Les Éditions du Progrès, 1975, p. 8. 129

Cité par Guenady Ivanoff, « La situation écologique en Union Soviétique aujourd’hui », dans La société

soviétique d’aujourd’hui, La revue russe 1 : no. Spécial, Publication de l’université de Provence, 1991.

Page 198: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

182

question écologique devient une préoccupation majeure des cinéastes et de la critique

cinématographique. Les images télévisuelles des plantations collectives, tournées dans le style

triomphaliste de la stagnation, apparaissent comme dérisoires dans ce contexte de prise de

conscience collective des effets tragiques de la mégalomanie agricole. En 1986, le critique

cinématographique Larisa Perju réclame l’inversion des significations des références paysagères

dans le documentaire moldave :

Naguère, nos documentaristes fixaient ardemment sur pellicule une Moldavie des contes de

fées : des champs illimités, des vignobles étendus, des vergers comblés de fruits, des

porcheries ressemblant à des stations balnéaires et des vaches habituées à s’abreuver

directement au robinet. Mais dans le même temps, des bandes entières de nos forêts étaient

coupées sans pitié, des vallées étaient nivelées, les terres étaient remuées, intoxiquées par les

pesticides.130

Les documentaires écologistes de l’époque de la pérestroïka, appelés dans la presse moldave

« signaux d’alarme» ou « cris de désespoir »131

, opèrent un renversement des références

paysagères. Aux panoramas agraires qui dominaient jusqu’à récemment la production audio-

visuelle, ils substituent des images apocalyptiques de rivières polluées et de terres empoisonnées,

autant de contretypes des représentations magistrales des paysages agraires. Ces « anti-paysages »

moldaves montrent le revers de la prospérité soviétique et son prix : l’espace maîtrisé par l’homme

soviétique se rebelle et il évolue vers un cataclysme écologique. Le documentaire moldave télévisé

passe d’une idéologie de conquête de l’espace à une nostalgie du « retour à la nature ».

L’état précaire de l’environnement est associé dans les productions culturelles de l’époque à

la condition de dégradation morale des Soviétiques. La période brejnévienne dite « de la

stagnation » est perçue comme un moment de corruption et de décadence de la nomenklatura, de

renforcement des inégalités sociales et de forte divergence entre le discours officiel et la réalité

130

Larisa Perju, „De ieri şi până azi” (trad. du roumain: D’hier jusqu’à aujourd’hui), dans Literatura si arta,

le 21 août, 1986. 131

Oleg Renita, «Problema documentarului in filmul documentar », (trad. du roumain : Le problème de la

migration dans le film documentaire), dans Literatura si arta, le 22 juin 1989.

Page 199: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

183

soviétique – époque génératrice d’anomie132

. Certains commentateurs cinématographiques

identifient « deux directions magistrales explorées thématiquement par le documentaire moldave :

l’écologie de la nature et l’écologie de l’âme »133

. Le sous-titre du scénario du télédocumentaire

Les pluies aveugles, qui porte sur la détérioration du sol par un système d’irrigation vicieux,

précise que le futur film parlera des « aspects administratif, moral, éthique et écologique des

problèmes de l’irrigation des terres en Moldavie »134

.

Image véhiculée par la presse de la pérestroïka

montrant la dégradation des sols moldaves

132

En effet, le taux de suicide et de l’alcoolisme est en hausse en URSS dès le début des années 1980. Voir

Alain Blum, Naître, vivre et mourir en URSS, Paris, Payot, 2004, p.158. 133

Constantin Olteanu, « Documentarul si ploaia conjuncturista », (trad. du roumain : Le documentaire et la

pluie de la conjoncture) dans Literatura si arta, le 11 mai, 1989. 134

Archives de la Compagnie publique de la radiotélévision, dossier non classé « IIIe trimestre de l’année

1988. Le documentaire télévisé Les pluies aveugles, scénario du film ».

Page 200: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

184

En attendant, les contestations et les protestations sociales font boule de neige. Les

problèmes écologiques laissent la porte ouverte à d’autres revendications, notamment ethniques,

de la part de la population autochtone de RSSM, soit les Moldaves roumanophones. La fin des

années 1980 est marquée par l’émergence d’un fort mouvement de remise en cause du projet

national appliqué en Moldavie soviétique après l’installation du pouvoir soviétique – la nation

moldave – et de tous les symboles voués à l’incarner. Le projet « moldavisant » est dénoncé

comme une politique de camouflage de la russification et de la dénationalisation. Une large couche

d’intellectuels roumanophones désavoue ce projet nationalitaire, avançant l’idée de l’appartenance

des Moldaves à la nation roumaine. Le rejet de l’identité moldave culmine dans les années 1989-

1990 par des appels lancés par certains intellectuels moldaves à la réunion de la Moldavie avec la

Roumanie.

Les revendications nationales et le courant environnementaliste agissent de concert sur le

sémantisme du paysage agraire, symbole de la Moldavie soviétique. Les intellectuels de la

pérestroïka dénoncent la domination des Moldaves durant le régime soviétique, leur

« mancurtisation »135

, selon une expression largement utilisée à l’époque, avec pour preuve la

détérioration de l’environnement par une exploitation agricole jugée arbitraire. Les journalistes

moldaves exploitent régulièrement les images du désastre écologique associé désormais à l’état de

« déracinement » et de « perte des traditions » des Moldaves soumis à l’acculturation forcée. Selon

un article publié en 1988 dans le journal littéraire Literatura si arta (La littérature et l’art)136

, le

combat des intellectuels moldaves se déplace de la sphère écologiste à celle des revendications

nationales et le grand mérite des écologistes est d’avoir préparé « la renaissance nationale sans

laquelle un équilibre écologique [serait] impensable »137

.

135

Abondamment véhiculé dans la presse de cette époque, « mancurt » est un terme emprunté à un roman de

l’écrivain kirghiz Čingiz Ajtmatov dans lequel il se réfère à la condition de nombreux nationaux (Moldaves

en l’occurrence) qui se sont laissés assimiler – russifier notamment – pour garantir leur ascension sociale ou

professionnelle. 136

Literatura si arta, publication hebdomadaire de l’Union des écrivains moldaves, devient en Moldavie, à

l’époque de la pérestroïka, un journal d’avant-garde populaire par ses tentatives téméraires de mettre au jour

des défauts du gouvernement soviétique. 137

Boris Vieru, « Mutarea razboiului », (trad. du roumain: La guerre change de place), dans Literatura si

arta, 10 novembre, 1988.

Page 201: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

185

Le caractère innovateur du documentaire écologiste de cette époque est obtenu, entre autres

éléments, par l’interprétation audacieuse proposée de l’histoire moldave. Le téléfilm Les pluies

aveugles tâche d’expliquer la catastrophe écologique par un retour à l’histoire de l’URSS. L’Union

soviétique est montrée comme une suite de « conquêtes ». Sur l’écran se succèdent rapidement des

titres de journaux des années 1960-1970 : « La conquête de la steppe aride », « … des terres

marécageuses », « …de la rivière sibérienne », « …du pôle Nord », etc. Ces « victoires » sont

représentées comme autant d’attentats commis contre la nature et conduisant à la catastrophe

écologique de la fin des années 1980. Les auteurs du téléfilm accusent la doctrine transformiste de

l’État soviétique, qu’ils appellent dans le scénario « philosophie agressive ». Ils réclament en outre

la nécessité de « s’adapter à la nature et non d’adapter la nature aux désirs de l’homme ». La bande

sonore du film – un tube soviétique des années 1960 – sert de contrepoint ironique au message du

film, tournant au ridicule le mythe de l’homme nouveau tout-puissant et l’aveuglement des

dirigeants : « Il volera en fusée s’il le veut, il changera le cours des rivières, il marchera d’un grand

pas sur la planète, l’homme heureux ». L’histoire de l’URSS est présentée comme une succession

d’erreurs. La période stalinienne est montrée comme une nuit de l’histoire ; les reformes des

années 1960-1980 y apparaissent comme désastreuses. Dans ce film, le bonheur et la prospérité ne

sont plus l’apanage du pouvoir soviétique mais renvoient vaguement à une époque antérieure.

Cette tendance à inverser la temporalité historique de l’âge d’or et des pages « noires » de

l’histoire de la Moldavie s’accentuera dans la période de la transition post-communiste. Les

historiens et les mémorialistes moldaves offrent désormais une image paradisiaque de la

Bessarabie de l’entre-deux-guerres et représentent l’époque soviétique comme un temps de

privations et de souffrances.

Les transformations des représentations paysagères rendent compte du transfert de légitimité

d’une version de l’histoire de la Moldavie à une autre, véhiculé par le documentaire télévisuel à

des intervalles historiques successifs. Les revendications écologiques s’opposent par leur essence

même à la doctrine transformiste, portant ainsi atteinte aux fondements idéologiques du pouvoir

soviétique. Des discours historiques opposés s’approprient les références paysagères en les

adaptant à leur idéologie respective. Les significations du paysage national sont l’enjeu des luttes

entre les tenants de deux historiographies, l’une jugée progressive et l’autre désuète, avec pour

champ de bataille le documentaire télévisuel.

Page 202: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

186

24. Le « paysage moldave » : promesse du paradis communiste

Nous avons analysé jusqu’ici les usages politiques et idéologiques des paysages agraires

télévisuels, usages qui ne dépassent pas certaines conjonctures sociopolitiques plus ou moins

durables ou prégnantes dans l’histoire soviétique de la Moldavie. Pourtant, la visée ultime des

auteurs du « paysage moldave » est, dans les années 1960-1980, de marquer profondément

l’univers mental de la collectivité moldave et d’inculquer, à travers une métaphore paysagère,

l’idée du communisme comme Bien absolu. Les représentations des vergers fleuris et des champs

abondants sont vouées à illustrer, comme nous l’avons montré dans l’introduction de cette partie

de la thèse, un présent soviétique prospère opposé à un passé présocialiste miséreux. Mais le

paysage agraire télévisuel symbolise souvent, dans le documentaire historique, non pas le présent,

mais un futur communiste : la prospérité éternelle comme un jardin en fleurs. Les métaphores

paysagères acquièrent, par une expression d’apparence historiographique, une dimension

mythique : elles laissent entrevoir aux spectateurs moldaves le paradis communiste du lendemain

et leur offrent le sens de prédestination.

Depuis toujours, les rêves d’une vie meilleure, reflétés dans les religions, les créations

utopiques et les visions millénaristes, comprennent le phantasme d’une nature luxuriante.138

Généreuse et accueillante, cette nature fictive offrirait des conditions idéales à la vie des hommes.

Le phantasme de la nature maternelle et protectrice s’incarne dans l’image du jardin merveilleux.

Le jardin mythique apparaît comme un espace atemporel, proche du divin, analogue à l’âge d’or

originel. Lieu situé, selon les croyances, tantôt dans un coin caché de la terre, tantôt dans l’au-delà,

le jardin merveilleux traduit le désir humain de s’évader de son monde, toujours agité et injuste,

vers un lieu protégé et harmonieux.139

Le jardin comme lieu de bonheur est une construction durable de l’imaginaire humain. Il

présente à la fois une forte adaptabilité à des contextes historiques et culturels très divers et une

138

Sur la relation entre les idées utopistes occidentales et les courants millénaristes, d’un côté, et les mythes

rationalistes du progrès, de l’autre, voir Jean Delumeau, Mille ans de bonheur : une histoire du paradis,

Paris, Fayard, 1995. 139

Pour d’autres ouvrages sur le jardin comme modèle utopique, voir Jean Delumeau, Une histoire du

paradis, Paris, Fayard, 1992 et Alain Roger, « Le besoin d’enclore et le modèle paradisiaque », dans Court

traité..., op.cit., p. 3-42.

Page 203: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

187

remarquable fixité structurelle. L’image archétypale du jardin repose sur quelques traits

définitoires invariables dont les plus importants sont la surabondance végétale, notamment

agricole.140

L’utopie du jardin merveilleux s’est constamment recomposée au long de l’histoire

dans l’interaction avec d’autres schémas mythiques. Le christianisme médiéval réinterprète les

mythes antiques du jardin d’Alkinoos et des champs Élysées élaborant, par un processus complexe

d’idéation et d’imagination, l’idée du paradis terrestre, idée qui marque d’une empreinte durable la

civilisation européenne.

La modification de la sensibilité des Occidentaux aux XVIIIe et XIX

e siècles, à la suite du

phénomène appelé « désenchantement du monde »141

, n’entraîne pas pour autant le rejet de

l’utopie du « jardin des délices », à savoir une nature entièrement adaptée aux besoins de

l’humanité. Au contraire, un certain nombre de productions intellectuelles d’inspiration

rationaliste, nourries par l’idéal d’un futur bonheur collectif, confèrent une importance majeure à

l’idée d’une nature complètement organisée et maîtrisée par l’homme. Inspirés du concept du

progrès chéri par la pensée rationaliste, les fondateurs de la doctrine communiste, Karl Marx et

Friedrich Engels, avancent la thèse selon laquelle une productivité agricole plus efficace peut

contribuer à changer la condition des travailleurs et donner naissance à une société égalitaire.

Les symboles du jardin merveilleux produits en différents contextes socio-historiques sont

inséparables de la conception du temps de chaque culture. Dans la vision chrétienne, le jardin

merveilleux a une double localisation temporelle : le jardin d’Eden des origines, lieu de création

du premier homme, et le paradis d’après la mort (ou d’après l’Apocalypse), qui accueillerait les

justes. Tout en gardant la logique téléologique chrétienne, l’idéologie communiste substitue à la

nostalgie du paradis perdu ou à l’espérance de le retrouver après la mort ou la fin du monde, par la

volonté de le construire sur terre, dans un avenir à la fois heureux et proche. Le marxisme ne fait

que simplifier la conception du temps du millénarisme chrétien ; il est l’aboutissement parfait de la

conception d’un temps figé du bonheur millénariste, hormis le dénouement final de l’Apocalypse

140

Isabelle Krzywkowski, « Le jardin : genèse et évolution d’un espace-type », dans Marie Carani (dir.), De

l’histoire de l’art à la sémiotique visuelle, Sillery, Septentrion, 1992. 141

Dans la définition formulée par Marcel Gauchet, le syntagme du désenchantement du monde réfère à un

phénomène d’ampleur qui marque la modernité européenne et se traduit par une sécularisation des

consciences, soit la réorientation d’un au-delà imaginaire vers un en-deçà réel et présent. Voir Marcel

Gauchet, Le désenchantement du monde : une histoire politique des religions, Paris, Gallimard, 1985.

Page 204: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

188

qui mettrait fin au Royaume de Mille Ans.142

Dans la conception marxiste du temps, l’histoire finit

avec l’avènement du communisme, ère de bonheur éternel.

S’obstinant à donner vie au programme marxien, le pouvoir soviétique œuvre avec énergie à

transformer l’URSS en un « jardin ». Sous la couverture de la théorie de « l’étude planifiée et

globale de l’état de la nature », le cours des fleuves est changé, de nouvelles mers sont créées, le

climat est modifié, les terres sont rendues plus fertiles, etc. Le syntagme « jardin fleurissant »,

topos central du discours soviétique officiel, reste associé au futur communiste (« l’Union

Soviétique deviendra un verger fleurissant »).

En URSS, le champ agricole est un lieu où tous les miracles sont possibles. La biologie

mitchourinienne donne un souffle nouveau à l’ancien fantasme du jardin merveilleux. Ivan

Mičurin, père fondateur de l’agronomie soviétique sous le premier stalinisme (1928-1940), fait des

expériences en croisant différents arbres fruitiers dans le but d’obtenir des récoltes toujours

supérieures et des espèces plus résistantes à des climats peu favorables.143

Dans le « jardin »

soviétique « des délices » poussent des plantes insoupçonnables, grâce au savoir, à l’audace et

surtout à la « conscience politique » des biologistes soviétiques.144

Par les méthodes de

l’hybridation et du greffage, les botanistes mitchouriniens créent des arbres miraculeux qui

donnent des fruits plus grands et plus savoureux, de même que des fruits de différentes espèces sur

le même arbre. Réalisé en 1948 par Aleksandr Dovţenko, le film Mičurin, grand classique du

cinéma soviétique, offre une image magnifiée et ennoblie du fameux scientifique soviétique,

montré comme un idéaliste invétéré rêvant d’ « inonder » la Russie d’arbres fruitiers. Le film

expose en couleurs éclatantes des vergers fleuris s’étendant jusqu’à l’horizon. Les travaux de

Mitchourine sont cependant importunés par le pope du village qui le blâme : « Vous transformez

le jardin de Dieu en bordel ! » Par les métamorphoses mitchouriniennes, le film de Dovţenko

142

Jean Delumeau, Mille ans de bonheur, Paris, Fayard, 1995, p. 45. 143

A. P. Šikman, Dejateli otečestvennoj istorii: Biografičeskij slovar’-spravočnik, (trad. du russe : Les

personnalités de l’histoire nationale. Biographies), Moscou, 1977. 144

Sur la politisation de la science biologique à l’époque stalinienne et sur l’élan transformiste des

biologistes soviétiques, lire A. N. Bakharev, I. V. Michurin. The Great Remaker of Nature, Amsterdam,

Fredonia Books, 2002.

Page 205: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

189

suggère que le nouveau monde n’est que le résultat d’un ordre naturel existant en latence et que le

développement de l’humanité suppose nécessairement la transformation radicale de l’univers.145

Malgré l’échec – occulté – des expérimentations de Mitchourine (les hybrides ne survivent

pas), son activité agronomique est mythifiée et perpétuée plus tard par ses disciples, tel Lyssenko.

Ce dernier, biologiste stalinien dont nous avons analysé précédemment le parcours, s’attache lui

aussi à mettre en œuvre l’idée de la transformation miraculeuse de la nature. La propagande

soviétique véhicule assidûment, jusqu’à l’époque brejnévienne, l’image d’un jardin féérique qui

serait créé par la science soviétique. Le rejet au milieu des années 1960 du lyssenkisme et du

mitchourinisme par la communauté des biologistes soviétiques ne met pas fin aux recherches

biologiques sur le merveilleux. Les plantations agricoles deviennent des jardins mirifiques par leur

grandeur et par leurs récoltes extraordinaires obtenues grâce à la performance des systèmes

d’irrigation et l’emploi généreux des engrais chimiques et de pesticides.

En dépit de son athéisme affiché, l’idéologie communiste cultive une propension au

surnaturel qui explique en partie les rapports du pouvoir soviétique à l’environnement et à la

société. Alain Besançon montre comment l’aspiration du pouvoir soviétique de pousser les bornes

des possibilités humaines se heurte aux limites normales de la population soviétique à réaliser ce

programme. La divergence entre l’ambition du pouvoir et le manque des ressources pour

l’accomplir engendre, chez les Soviétiques ordinaires, la perception de deux réalités : une réalité

« réelle » et une autre réalité idéologique.146

Le recours à un discours mythique, voire fictionnel, peut expliquer la victoire de l’idéologie

communiste, déclarée athée, dans un pays où l’orthodoxie était une religion d’État et où la

majorité de la population était des orthodoxes pratiquants. L’historienne russe Larissa Andrejeva

lance la thèse selon laquelle l’installation du pouvoir soviétique, en 1917, est précédée par un

début de déchristianisation de la Russie apparue sur fond du discrédit croissant de l’Église

orthodoxe. Dans le contexte de la crise générale à laquelle se confronte l’Empire tsariste à cause

de la guerre mondiale, la misère des masses et le dysfonctionnement des institutions étatiques,

145

Henri Agel, L’espace cinématographique, op.cit., p. 162. 146

Alain Besançon, Présent soviétique et passé russe, op.cit.

Page 206: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

190

l’Église orthodoxe perd aussi une partie de son autorité du fait de sa proximité avec l’État.

Néanmoins, la déchristianisation ne conduit pas encore à un processus de sécularisation et de

laïcisation de la société russe. Dans ces conditions, l’idéologie soviétique vient combler ce vide

créé par la disgrâce relative de l’orthodoxie tout en répondant à la croyance religieuse des Russes

dans une vie meilleure.

L’élaboration de la représentation télévisuelle du « paysage moldave » suit le schéma

archétypal du jardin. La représentation soviétique du jardin comme lieu d’un futur bonheur est

configurée préalablement dans l’imaginaire chrétien – orthodoxe – du paradis. La mythologie

communiste recompose la représentation du « jardin des délices » sans en affecter le noyau. Celui-

ci repose sur l’attente miraculeuse d’un temps de félicité propre à une vision religieuse du monde.

Le jardin merveilleux, dans son hypostase matérialisée de champ agricole, est le lieu où l’homme

soviétique défie l’impossible : il réalise la transformation totale des conditions naturelles à laquelle

l’humanité ne pouvait jusqu’alors que rêver.

Le thème du jardin merveilleux est secondé, dans la narration filmique, par son

correspondant antithétique : le motif de la prison roumaine « Doftana ». L’imaginaire soviétique

repose sur un jeu de contraires. Dans l’idéologie soviétique, la rupture nette et sans appel entre le

Bien et le Mal, le « nous » (« les nôtres ») et « les autres » (« les étrangers ») résulte de la volonté

des responsables soviétiques de la propagande de simplifier et de dramatiser ces schémas de

pensée, certainement pour les rendre plus persuasifs et, de ce fait, plus efficaces auprès des

masses.

25. Les représentations carcérales

Alors que le paysage agraire est omniprésent dans l’espace public moldave sous la forme

d’affiches, de calendriers ou de panneaux publicitaires, et qu’il se prête à des usages variés, le

symbolisme des représentations carcérales ne dépasse pas le cadre du documentaire historique

télévisé et de l’historiographie officielle dont il se nourrit. Pour mieux comprendre l’action

propagandiste et les ressorts idéologiques des images carcérales, il est important d’identifier les

techniques filmiques de métaphorisation destinées à les mettre en œuvre. Le discours officiel sur le

mouvement révolutionnaire bessarabien et roumain de l’entre-deux-guerres nous offre également

une autre clé de lecture des représentations filmiques de la prison Doftana.

Page 207: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

191

La grille des caractéristiques visuelles et sonores antinomiques147

des deux espaces

examinés dans cette partie de la thèse révèle la continuité de ces derniers avec la vision historique

de l’État-Parti. La prison Doftana est figurée dans le documentaire historique par des espaces

intérieurs (cellules, couloirs) sombres et étroits, tournés d’habitude en noir et blanc, contrastant

fortement avec l’immensité et la luminosité du paysage agraire. L’exiguïté et l’obscurité de

l’espace carcéral font écho au thème historique de l’oppression des Moldaves à l’époque de

l’administration roumaine. A contrario, la largeur du paysage agraire suggère la liberté dont jouit,

selon la version historique officielle, la population moldave sous le régime soviétique. Opposée à

la fécondité des plantations, la rudesse des dalles de la prison induit le spectateur du documentaire

historique à associer l’aridité de l’espace carcéral à la pénurie alimentaire qui aurait régné dans la

Bessarabie de l’entre-deux-guerres. Le bruit des portes métalliques et des fers, les gémissements

des prisonniers et les coups de fouet qui accompagnent l’image carcérale servent à susciter auprès

des spectateurs des télédocumentaires historiques des sentiments d’horreur et d’humiliation, à

l’opposé de la musique solennelle qui agrémente les paysages agraires dans le but de les exalter.

Témoignant des usages politiques des représentations carcérales, les images des prisons

mises en scène dans les films documentaires historiques véhiculent une interprétation communiste

des événements produits dans la prison Doftana. Afin de comprendre les significations dont la

propagande soviétique investit les représentations carcérales, il est important d’analyser certains

phénomènes de la société roumaine de l’entre-deux-guerres, période à laquelle réfère le discours

historique soviétique autour de la prison Doftana.

Comme d’autres pays européens, la Roumanie de la première moitié du XXe

siècle est la

scène de nombreuses revendications sociales découlant des conditions de vie précaires des

travailleurs et de la situation difficile de larges couches de la population devenue minorité ethnique

du jour au lendemain. Les nombreuses grèves et émeutes populaires qui marque la Bessarabie dans

les années 1920-1930 prennent des contours de plus en plus politiques avec l’émergence d’un

mouvement militant communiste subordonné à la IIIe Internationale communiste (le Komintern),

c’est-à-dire, au fond, au Kremlin. En plus de contribuer à l’extension de l’influence soviétique

dans les pays balkaniques, les tendances « révolutionnaires » en Bessarabie sont mobilisées par la

147

Voir la grille comparative à la page 126 de la thèse.

Page 208: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

192

direction de l’Union soviétique, par le biais du Komintern, pour récupérer l’ancienne province

russe148

intégrée par la Roumanie à la suite de l’effondrement de l’Empire tsariste en 1917.

À l’aide d’agents soviétiques et de communistes locaux, les services secrets soviétiques

organisent en Bessarabie une campagne d’incitation de la population bessarabienne (moldave) à la

révolte contre l’administration roumaine, voire à la sécession. Cette campagne provoque plusieurs

émeutes en Bessarabie, la plus importante étant celle de Tatar-Bunar, déclenchée en 1924.

Provoquée au départ par les propagandistes communistes, la révolte de Tatar-Bunar s’étend

rapidement dans la zone du sud de la province, peuplée en prépondérance par des minorités

ethniques : Bulgares, Ukrainiens et Juifs. Selon l’historien Petrus Wilhelmus Van Meurs, le

soutien apporté par la population locale à la révolte s’explique par un « état d’esprit

révolutionnaire » qui domine à cette époque la province sur fond de difficultés économiques et

sociales.149

Pendant plusieurs semaines, la police roumaine, secondée par l’armée, mène un

combat acharné contre les insurgés, y compris par l’utilisation de l’artillerie lourde. La révolte de

Tatar-Bunar est durement réprimée. De nombreux participants sont blessés ou tués dans les

affrontements, d’autres sont arrêtés.150

La diplomatie soviétique use des soulèvements populaires

en Bessarabie comme argument pour prouver à l’opinion publique internationale la prétendue

volonté de la population bessarabienne de se séparer de la Roumanie pour rejoindre sa « patrie

soviétique ».

Pour promouvoir les intérêts soviétiques dans la « question bessarabienne » en Europe

occidentale, le Komintern s’assure de l’appui de plusieurs communistes et sympathisants

occidentaux, dont Henri Barbusse, écrivain et journaliste de renom. Celui-ci arrive en 1925 à

Chisinau, capitale de la Bessarabie, en sa qualité de représentant de la Ligue de l’opinion publique

des pays européens pour défendre, dans le « procès des 500 », les droits des insurgés de Tatar-

Bunar. Barbusse démarre une ample campagne de sensibilisation auprès de l’opinion publique

occidentale à l’égard des représailles dont use l’administration roumaine contre les insurgés de

148

La Bessarabie appartenait à la principauté de Moldavie avant 1812, date à laquelle la province est

annexée par l’Empire tsariste à la suite de la guerre russo-turque. 149

Wilhelmus P. Van Meurs, La question bessarabienne…, op.cit., p. 98-100. 150

Charles King, Moldovenii, Romania, Rusia si politica culturala, (trad. du rоumain : Les Moldaves, la

Roumanie, la Russie et la politique culturelle), Chisinau, Arc, 2002, p. 51.

Page 209: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

193

Tatar-Bunar et le mouvement communiste en Roumanie.151

Dans ses multiples prises de parole,

Barbusse s’attaque à la pauvreté des travailleurs, aux révoltes populaires, aux massacres des

insurgés, accusant en même temps l’appropriation « illégitime » de la Bessarabie par le régime

roumain. S’adressant aux Bessarabiens, il déclare en 1933 :

L’usurpation pillarde de la Bessarabie par la Roumanie aidée par les alliés soulève la question

du droit de toute la population bessarabienne à l’autodétermination (…). En même temps, il

existe une autre signification à vos revendications et à votre lutte infatigable. C’est un appel à

la libération sociale… Et, de ce point de vue, vous êtes soutenus non seulement par les

partisans du droit des peuples à décider indépendamment de leur sort, mais aussi par tous les

véritables amis du progrès social et de l’émancipation de l’humanité. Vive la future

Bessarabie Soviétique !152

Dans la plaidoirie d’Henri Barbusse, orientée contre l’administration roumaine, le

pénitencier Doftana apparaît comme le symbole de la « lutte révolutionnaire» et du traitement

répressif appliqué par le gouvernement roumain contre le mouvement socialiste. Les insurgés de

Tatar-Bunar sont en 1925 les premiers prisonniers politiques de la Doftana, réservée dès lors à

l’incarcération des militants communistes. Dans son ouvrage à caractère documentaire Les

bourreaux, paru en 1926, H. Barbusse appelle le pénitencier Doftana la « Bastille roumaine ». Il

dénonce les conditions de vie extrêmement mauvaises des détenus à Doftana : l’alimentation très

pauvre, le chauffage quasi inexistant, les tortures et les punitions quotidiennes.

Soucieux de légitimer l’annexion de la Bessarabie par l’URSS en 1940, les historiens

soviétiques invoquent abondamment l’oppression des travailleurs, les difficultés économiques et

les abus de la gendarmerie en Bessarabie. Les références à la prison Doftana ainsi que l’ensemble

151

Il se donne pour but d’informer « le prolétariat mondial et l’opinion publique progressiste de l’arbitraire,

de la terreur et du régime inhumain mis sur pied par le gouvernement roumain ». Voir Artiom Lazarev,

L’État moldave…, op.cit., p. 255. 152

Henri Barbusse dans « Krasnaja Bessarabija » (trad. du russe : La Bessarabie rouge), 1933, no 8-9, p. 4,

cité par Artem Lazarev, L’État moldave…, op.cit., p. 233.

Page 210: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

194

des déclarations faites par l’écrivain français sur la « question bessarabienne »153

sont fortement

exploitées par l’historiographie soviétique moldave. En même temps, les anniversaires de la

révolte de Tatar-Bunar, commémorés en RSSM à partir de 1945, ont une importante fonction

propagandiste dans le projet de construction de la nation moldave.154

L’historiographie

communiste développe deux axes d’interprétation de la prison roumaine. La Doftana est présentée

tour à tour comme une « université révolutionnaire » et comme un lieu de martyr

des révolutionnaires bessarabiens.

Dans le milieu des militants clandestins communistes de la première moitié du XXe siècle,

la prison est perçue comme un lieu d’épreuve et de formation qui trempe et affermit

idéologiquement les révolutionnaires. Lors de leur détention à Doftana, les communistes ont

l’occasion d’échanger des stratégies de lutte révolutionnaire avec leurs « camarades d’armes » plus

expérimentés et d’apprendre, à l’aide de publications communistes reçues de l’extérieur, les bases

de la doctrine « marxiste-léniniste ». Les communistes plus calés idéologiquement organisent des

séances d’éducation politique ou même, parfois, des séances d’éducation scolaire élémentaire, car

les « clandestins » issus des milieux populaires sont souvent des illettrés. Le pénitencier

Doftana est donc un lieu de rencontre entre communistes roumains et bessarabiens. Ils

s’organisent périodiquement pour protester contre les mauvaises conditions de détention et pour

revendiquer plus de droits. Dans son ouvrage sur le mouvement révolutionnaire roumain de

l’entre-deux-guerres, basé sur une enquête de quelques 700 anciens militants clandestins

emprisonnés à Doftana dans les années 1920-1945, l’historien roumain Stelian Tanase analyse des

documents officiels de la fin des années 1930 qui décrivent la prison Doftana comme une

« république communiste en miniature ».155

Présente dans le discours historique soviétique, l’interprétation de la prison Doftana comme

« université » est privilégiée par l’historiographie communiste roumaine. Le fameux pénitencier

est extrêmement valorisé par l’idéologie communiste roumaine puisque plusieurs chefs roumains

153

La « question bessarabienne » est l’appellation donnée dans les cercles des exilés politiques bessarabiens

à Moscou, puis par les historiens moldaves, au litige roumano-soviétique dont le territoire de la Bessarabie

faisait l’objet dans l’entre-deux-guerres. 154

Wilhelmus P. Van Meurs, La question bessarabienne…, op.cit., p. 332. 155

Stelian Tanase, Clientii lu’ Tanti Varvara : istorii clandestine, (trad. du roumain : Les clients de tante

Varvara : des histoires clandestines), Bucarest, Humanitas, 2005.

Page 211: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

195

du Parti tels Gheorghe Gheorghiu-Dej et Nicolae Ceausescu sont passés par « l’école

révolutionnaire » de Doftana. Le « stage » à Doftana devient un facteur de promotion capital dans

la carrière politique en Roumanie socialiste comme en Moldavie soviétique. Après l’instauration

en Roumanie d’un pouvoir communiste en 1948, la prison Doftana est rénovée et transformée en

musée du mouvement militant communiste de l’entre-deux-guerres, consacré par les autorités

communistes au rang de lieu de commémoration.

La version soviétique de l’incarcération des communistes bessarabiens à Doftana fait l’éloge

de leur hardiesse et exacerbe leurs souffrances physiques provoquées par les tortures que les

geôliers leur infligent durant les interrogatoires. Dans l’historiographie moldave soviétique, le

pénitencier Doftana apparaît plutôt comme une « école du courage » que comme une « université

révolutionnaire ». Les mémoires publiés des anciens « clandestins » bessarabiens exposent avec

minutie les différents supplices et la dégradation physique supportés avec courage et stoïcisme par

les prisonniers communistes. Ces récits quasi hagiographiques décrivent l’admirable résistance des

révolutionnaires bessarabiens aux atrocités qui leur sont imposées et finissent le plus souvent par

une mort héroïque. Le récit autobiographique de l’ancien militant clandestin Sh. Goldstein est un

exemple des plus typiques de la manière officielle – la seule admise – de « se souvenir » de la

détention à Doftana :

On nous a interrogé pendant dix jours et on nous a soumis à des tortures inimaginables, qui

pourtant n’ont pas pu rompre le silence de mon camarade Carigradskij, l’homme qui avait une

volonté de fer. Pour le jeune membre du Parti communiste que j’étais, son attitude et son

comportement communiste dans les interrogatoires étaient un exemple concret à suivre.156

L’aspect « martyrologique » de l’histoire officielle des militants communistes bessarabiens

est encore plus prégnant dans les documentaires historiques. Grâce à ses moyens techniques de

mise en image, le film peut reconstituer la scène du martyre, provoquant auprès des téléspectateurs

des émotions vives de compassion et de révolte. Dans le documentaire Notre Vanja (1967),

consacré au militant communiste clandestin Ivan Goluzinskij, mort après avoir tenté de s’évader

156

Pod znamenem velikogo Oktjabrja, (trad. du russe : Sous l’étendard du Grand Octobre), ouvrage

collectif, Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1972, p. 108.

Page 212: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

196

de Doftana, sont invités à témoigner plusieurs de ses « camarades de lutte révolutionnaire ». Son

ami le plus proche, survivant de Doftana (dans le film, il s’agit d’une personne très âgée qui parle

avec difficulté) raconte devant la caméra les supplices infligés à Goluzinskij :

Ils (les surveillants du pénitencier Doftana) le battaient sans relâche…Ils lui frappaient la tête

contre les murs jusqu’à ce que son visage devienne une masse ensanglantée. Ils lui écrasaient

les doigts. Ils l’ont battu jusqu’à ce qu’il ne lui reste plus de dents dans la bouche et il crachait

du sang… Ensuite, il ne pouvait pas bouger ni même manger… Il fallait lui pousser la

nourriture dans la bouche avec des allumettes…

Les cadres représentant la prison Doftana sont sonorisés dans le film par une chanson

lugubre entonnée par la voix âpre de l’un des personnages du documentaire, un autre ancien

détenu du pénitencier. Cette ballade, présentée par la propagande communiste comme étant

l’œuvre des prisonniers de Doftana et utilisée par plusieurs productions artistiques sur ce sujet,

parle de la cruauté presque surnaturelle de cette prison et de ses geôliers :

Loin des yeux et des oreilles

Un sombre château se cache entre les collines

On le croirait vide et abandonné

Si des cris de désespoir et de souffrance ne s’en élevaient :

« Ne me frappe pas ! »

C’est une geôle dans les griffes d’un dragon,

Un monstre au visage d’homme,

Aux crocs de panthère et aux yeux de chien enragé,

Après son passage coulent des rivières ensanglantées

Et un océan de voix le supplie :

« Ne me frappe pas ! »

La représentation de la prison Doftana dans le documentaire historique, comme lieu de

souffrance des révolutionnaires bessarabiens, fait écho à la tradition chrétienne de vénération des

martyrs. Par analogie avec le modèle chrétien, le sacrifice personnel et collectif, au nom d’un idéal

Page 213: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

197

suprême (la volonté du peuple et l’avenir communiste), est un élément primordial de l’éthos

communiste.157

26. Conclusion

L’analyse des représentations filmiques spatiales nous a conduit à examiner, dans un

premier temps, le registre thématique des documentaires historiques. Le paysage agraire réfère

ainsi aux topoï de la propagande officielle en Moldavie soviétique dans les années 1960-1980, tels

« le développement de l’agriculture moldave », « la construction socialiste en RSSM », « la

mémoire de la « Grande Guerre Patriotique » ». Sous la pérestroïka, le paysage agraire renvoie aux

nouveaux sujets abordés par le discours journalistique, telle « la crise écologique et spirituelle en

Moldavie ». En revanche, les images carcérales correspondent aux sujets historiques de « la lutte

pour la libération de la Bessarabie », à « l’oppression des masses travailleuses en Bessarabie

occupée » ou au « régime colonial en Bessarabie entre 1918 et 1940 ». L’étude de la spatialité

narrative dans les documentaires historiques, dans laquelle nous dégageons les métaphores de ce

que les idéologues soviétiques envisagent comme étant la destinée du peuple moldave, nous

amène également à considérer l’ensemble de l’imagerie spatiale produite par la propagande

soviétique en Moldavie. Outre les deux grands symboles revêtus de valeurs multiples et complexes

qui font l’objet de la présente partie – le « paysage moldave », qui emblématise la vocation

soviétique de la Moldavie, et la prison Doftana, qui représente les temps anciens de misère et de

souffrance, – les documentaires historiques véhiculent une série de métaphores visuelles plus

simples. Ainsi, le chantier apparaît comme une expression synthétique de l’œuvre de construction

de l’ordre socialiste.

Malgré sa mission propagandiste explicite, le documentaire historique n’est pas seulement

un instrument de persuasion et de domination. Il est aussi le reflet d’une vision du monde et d’une

mythologie communiste résultant de la croyance dans une société égalitaire et de la volonté de la

bâtir sur les ruines de l’Empire tsariste. Plus manifestement que le discours écrit, le documentaire

retient la structure mythique de l’historiographie officielle, mettant en valeur avec une force de

suggestion accrue l’antinomie des grands thèmes sur laquelle repose l’imaginaire soviétique formé

157

Liliana Deyanova, « Esprit de capitalisme, esprit de communisme », conférence tenue le 14 mars 2006 au

Centre Interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT), Université Laval.

Page 214: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

198

par la propagande. Ainsi, l’analyse de la spatialité narrative des documentaires historiques met en

évidence les mythes fondateurs de la « nation moldave socialiste ». Celle-ci est modelée, dans les

films étudiés, par un jeu d’altérités où le rôle de l’Autre négatif est attribué au gendarme ou au

geôlier roumain, tandis que la fonction d’altérité positive est octroyée au soldat russe de la

« Grande Guerre Patriotique », Héros sauveur et civilisateur par excellence.

Enfin, l’examen de l’espace filmique montre que même lorsque certaines images échappent

au contrôle de la censure, comme dans le cas du paysage bucolique hérité de l’imaginaire

nationaliste roumain, elles ne sont pas moins instrument de propagande efficace en vertu justement

de leur nature multidimensionnelle. Par leur capacité d’enfermer et de transmettre plusieurs

significations, les représentations spatiales du paysage agraire et de la prison Doftana constituent

des images synthétiques du passé et du présent de la Moldavie. Ainsi, le « paysage moldave » est

construit de manière à former par toutes ses significations (production agricole, paysage national,

paradis de demain) le symbole de la Moldavie soviétique.

Page 215: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

199

IVE

PARTIE : LA FABRIQUE TÉLÉVISUELLE DES HÉROS DU PASSÉ

Laboratoire complexe de (ré)création des représentations, le télédocumentaire historique

conceptualise les notions de temps et d’espace conformément à une vision du monde communiste et

aux intérêts politiques et économiques de l’État-Parti. Ces notions fondamentales à la perception de

la réalité structurent les idéologies, y compris l’une de leurs dimensions essentielles, qui est la

conscience historique1

. Pourtant, les films documentaires étudiés possèdent des fonctions

proprement historiographiques qui se résument précisément à la sélection, à l’interprétation ou à

l’invention des événements en accord avec le discours officiel, et à l’élaboration des modèles

héroïques.

La création des représentations héroïques dans le cadre narratif-filmique du documentaire

historique télévisuel s’opère par la mythification des différentes personnalités du passé valorisées

par le pouvoir en place. Qu’il s’agisse de productions dédiés entièrement à l’un des « grands

hommes », à savoir des biographies héroïques, ou qu’il s’agisse de films se référant au passé d’une

des villes moldaves, à un événement marquant du passé soviétique ou au patrimoine culturel, la

propagande historique télévisée expose une riche galerie de héros.

Investies des significations de l’idéologie soviétique, les représentations héroïques élaborées

dans le cadre du documentaire historique télévisé deviennent des symboles du pouvoir communiste

en Moldavie.

1 « La conscience historique (…) est la conscience de la présence du passé, de son actualisation possible dans

la société présente. (…) Elle articule non seulement passé et présent mais passé et futur : être conscient de ce

que fut la société, l’homme social, permet de juger, de choisir, de donner au temps un sens, et par là même

d’imaginer un avenir. (…) Elle implique aussi les jugements de valeurs sur ce qui fut/est/sera juste, bon,

efficace. La conscience historique sous-tend ainsi les choix politiques, en ce qu’elle lie mémoire et projet »,

Nicole Tutiaux Grillon, « L’histoire enseignée entre coutume disciplinaire et formation de la connaissance

historique : exemple français », p. 28, dans Nicole Tutiaux, Didier Nourrisson (dir.), Identité, mémoire,

conscience historique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2003.

Page 216: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

200

27. Le panthéon des héros historiques du « peuple moldave » : typologie et description

Le film documentaire, qui le plus souvent ne fait que reproduire les thèmes du discours

historique officiel, osant de ce fait très peu s’éloigner du chemin tracé par celui-ci en ce qui

concerne le choix des personnalités historiques à héroïser, permet de connaître quelques catégories

distinctes de « grands hommes ». Nous allons présenter ici cette typologie des personnalités

remarquables selon le critère chronologique et non selon leur importance dans le contexte de

l’idéologie soviétique, comme ce sera le cas ultérieurement.

Il s’agit, premièrement, de personnages historiques qui n’ont de relation directe ni avec

l’idéologie communiste ni avec le pouvoir soviétique étant donné qu’ils appartiennent à un passé

antérieur à la création de l’URSS. Bien qu’ils n’aient pas oeuvré directement à l’édification du

«premier État socialiste du monde», ces personnages historiques ont été instrumentalisés dans le

sens des intérêts politiques et doctrinaires de l’État-Parti.

Ainsi, l’historiographie soviétique reprend à son compte quelques figures-clés (souverains,

chroniqueurs ou hauts dignitaires ecclésiastiques) de la vie politique et culturelle de la Principauté

moldave médiévale. Il s’agit de la Moldavie telle qu’elle existait avant sa division en 1812, à la

suite de la signature de la Paix de Bucarest2. Il faut dire que le prestige et l’autorité de certaines de

ces personnalités historiques avaient été auparavant mis à profit par les discours historiques rivaux

de l’historiographie soviétique. C’est le cas, par exemple, du souverain moldave Étienne le Grand

(1457-1504), chef d’État énergique et déterminé qui, réussissant à vaincre l’opposition des grands

boyards, consolide le pouvoir central. De même, le prince moldave Étienne se mérite une notoriété

et une importance politique auprès des dirigeants européens du XVe siècle grâce à son talent de

stratège dans les luttes contre l’Empire ottoman, luttes qui lui valent de nombreux succès

militaires.3 La représentation glorieuse d’Étienne le Grand est déjà élaborée dans le cadre de

2 La Paix de Bucarest est un pacte signé entre les empires russe et ottoman après une guerre dans laquelle ils

se sont affrontés en 1806. La Paix de Bucarest suppose le partage de la Principauté de la Moldavie entre les

deux grands pouvoirs, sa partie orientale, la Bessarabie, devenant désormais territoire russe. Voir à ce propos

Nicolae Iorga, Istoria romanilor pentru poporul romanesc, (trad. du roumain : L’histoire des Roumains pour

le peuple roumain), Chisinau, Uniunea scriitorilor, 1992, p. 181-183. 3 Voir à ce propos, par exemple, Jean Nouzille, Moldova, istoria tragica a unei regiuni europene, (trad. du

roumain : La Moldavie, l’histoire tragique d’une région européenne), Chisinau, Prut International, 2005, p.

31-35.

Page 217: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

201

l’historiographie roumaine nationale, qui le présente comme un des « grands hommes » de la nation

roumaine.

L’historiographie communiste récupère la personnalité d’Etienne le Grand pour lui conférer

une toute autre signification. La représentation soviétique d’Etienne le Grand est censée appuyer en

premier lieu le projet de la création de la nation moldave. De cette manière, les luttes épisodiques

qu’Etienne le Grand mène avec la Munténie (principauté qui deviendra au XIXe siècle la base de

l’État roumain moderne) constituent un détail d’ordre historique qui sert d’argument aux

doctrinaires soviétiques en faveur de la différence essentielle entre les nations moldave et roumaine.

En plus, les historiens soviétiques créent une connexion idéale entre les luttes d’indépendance

qu’Etienne mène contre l’Empire ottoman et le projet moldovisant, élaborant le thème récurrent

dans les productions historiques soviétiques de « l’autodéfinition du peuple moldave dans le combat

contre l’oppression turque ». L’interprétation historique soviétique expose la question des luttes

antiottomanes au XVe siècle de manière à préparer le terrain, d’une part, à la perception positive du

démembrement de la Principauté moldave en 1812 à la suite de la guerre russo-turque et, d’autre

part, à la légitimation de l’annexion de la Bessarabie à l’Empire russe. En même temps,

l’historiographie soviétique interprète les tentatives de plusieurs souverains moldaves du Moyen

Âge, dont Etienne le Grand, de conclure des alliances contre l’Empire ottoman avec les autres États

chrétiens comme la Russie dans le sens du mythe soviétique de « l’amitié séculière entre le peuple

russe et moldave ».

Le film Pages d’histoire (1961) offre un exemple typique d’instrumentalisation, par la

propagande historique soviétique, de la figure d’Etienne le Grand. La séquence filmique qui nous

sert d’exemple est constituée d’une succession de cadres montrant plusieurs monuments et

représentations picturales d’Etienne le Grand ainsi que des toiles exposant des janissaires en train de

mener en esclavage des enfants et des femmes moldaves. Le texte qui accompagne ces cadres

relate :

Pendant des siècles la Moldavie s’est trouvée

À la croisée des chemins de l’histoire,

Foulée par les seigneurs polonais,

Brûlée par les janissaires turcs,

Page 218: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

202

Pays flagellé et éreinté,

Qui prendra la défense de tes enfants ?

Qui leur rendra la vie et la liberté ?

Qui entendra leurs gémissements ?

Lutte, Moldavie, tu n’as pas d’autre voie,

« Mieux vaut mourir mille fois que vivre en esclave »,

Disait Etienne le Grand qui menait une lutte à mort contre les Turcs,

Pour la vie, pour le futur,

Qu’il consolida l’amitié avec les frères russes,

Dans l’amitié avec la Russie

Il voyait la voie de la libération du pouvoir des Turcs.4

Les usages soviétiques de la figure d’Étienne le Grand, associée aux idées de pouvoir

politique puissant, de leader sauveur et de traditions étatiques autocratiques, suivent l’axe

doctrinaire fondamental du régime communiste, à savoir ses aspirations totalitaires et les ambitions

d’un pouvoir absolu, en plus d’appuyer les politiques identitaires de l’État-Parti en Moldavie.

Souverain moldave du XVIIIe siècle, Dimitrie Cantemir est un personnage historique

beaucoup plus opérationnel du point de vue de la diffusion des valeurs soviétiques et qui exige

moins de mystification que le prince Etienne le Grand.5 Dans le panthéon moldave soviétique

Cantemir se trouve sur un palier supérieur à celui d’Étienne le Grand grâce à son alliance avec le

tsar Pierre le Grand.6 Les deux souverains mènent une campagne militaire en 1711 contre la Porte

ottomane, mais la bataille est perdue et Cantemir se réfugie en Russie. Cantemir est représenté dans

le documentaire historique comme un visionnaire qui, malgré son échec, entrevoit le destin de la

Moldavie comme inéluctablement lié au devenir socialiste de la Russie. Il est suivi, dans le

panthéon soviétique des « grands Moldaves », par quelques chroniqueurs et métropolites moldaves

4 Le film Pages d’histoire, dans la section des matériels audiovisuels des Archives Nationales de la

République de Moldavie (ANRM), fiche de montage no 645.

5 La figure de Dimitri Cantemir se retrouve dans des télédocumentaires historiques comme Pages d’histoire,

La parallèle-47, Empreintes. 6 Sur le contexte politique et historiographique de la construction de la représentation soviétique du prince

moldave Dimitrie Cantemir, on trouvera d’avantage dans Ion Turcanu, Istoricitatea istoriografiei, (trad. du

roumain : L’historicité de l’historiographie), Chisinau, Arc, 2004.

Page 219: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

203

du XVIIe-XVIII

e siècles, tels Ion Neculce et Dosoftei, porteurs réels ou présumés des attitudes pro-

russes.7

Réhabilité à l’époque du second stalinisme, le fonds des « personnalités remarquables »

produit par l’historiographie de l’ancien régime tsariste est une autre source à laquelle

l’historiographie soviétique puise afin de compléter la galerie des héros du passé à l’usage des

Moldaves soviétiques. Les généraux russes comme Aleksandr Suvorov et Petr Rumjancev,

protagonistes des guerres russe-turques, constituent d’autres faciès de la représentation magnifiée

du héros sauveur, promue avec énergie par la propagande historique communiste. Quant au poète

Aleksandr Puškin, omniprésent dans les films historiques que nous avons appelés « documentaires

panoramiques » à cause de leur approche généralisatrice de l’histoire de la Moldavie, il concentre

l’aspect civilisateur de la représentation du héros sauveur.8

Nous avons analysé plus

minutieusement les implications de la personnalité d’Aleksandr Puškin en ce qui concerne la

version soviétique de l’histoire de la Moldavie dans la partie de la thèse relative à la spatialité

filmique.

La réévaluation d’une partie de l’héritage culturel moldave-roumain à l’époque de la

libération khrouchtchévienne9 permet aux documentaristes de « Telefilm-Chisinau » d’insérer,

parmi les héros du « peuple moldave », des écrivains d’expression roumaine du XIXe siècle comme

Mihai Eminescu, Vasile Alexandri, Constantin Negruzzi, Alecu Russo, etc.10

Les idéologues

soviétiques retiennent ces écrivains classiques de la littérature roumaine parmis beaucoup d’autres

en raison de leur origine moldave11

et de leurs interférences plus ou moins sporadiques, selon le cas,

avec la Bessarabie tsariste. Les concepteurs de la « littérature moldave soviétique » acceptent de

7 Sur l’interprétation pro-soviétique de l’activité et des écrits des chroniqueurs et des métropolites moldaves

de l’époque du Moyen Âge, on trouvera d’avantage dans Wilhelmus Petrus Van Meurs, Chestiunea

Basarabie…, op.cit., p. 360-365. 8 Ibid., p. 63-64.

9 Sur la récupération, par les ingénieurs de la nation moldave, d’une partie du patrimoine littéraire roumain

voir Igor Casu, « Politica Nationala » in Moldova…, op.cit., p. 55-56. 10

Toute une pléiade d’écrivains moldave-roumains est incluse dans la narration héroïsante du film

Empreintes. Voir à ce propos, Archives Nationales de la République de Moldavie (ANRM), fonds 3307,

inventaire 1, dossier 50, « Le dossier du film Empreintes : scénario, contrat et autres documents concernant la

production du documentaire ». 11

L’origine moldave des hommes de lettres d’expression roumaine du XIXe siècle réfère au territoire de la

Moldavie historique, celle d’avant son partage de 1812 entre les empires russe et ottoman.

Page 220: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

204

manière incomplète les créations littéraires de ces auteurs, certaines d’entre elles étant considérées

comme nuisibles à « l’éducation de l’homme socialiste » et opposées aux objectifs politiques de

l’État soviétique. Il faut dire aussi que la plupart de ces personnalités culturelles ont oeuvré

activement pendant leur vie à l’édification de la nation roumaine. La mention de leurs noms dans

les documentaires historiques soviétiques est généralement laconique et rare.

Même si le panthéon des héros du passé de la nation socialiste moldave, qui est à l’image du

panthéon soviétique central, inclut des personnalités de culture (des sciences, lettres et arts), l’idéal

héroïque soviétique est éminemment guerrier. Le sommet du panthéon soviétique est présidé, d’une

part, par les personnalités considérées comme ayant mené une lutte acharnée pour renverser

l’ancien régime « bourgeois » et instaurer le nouvel ordre socialiste et, d’autre part, par les

défenseurs de l’État soviétique lors de crises telles la guerre civile et la « Grande Guerre

Patriotique ».

Les héros de la Grande Révolution d’Octobre, événement fondateur de l’histoire soviétique,

apparaissent dans le discours historique officiel comme des hommes qui ont établi la justice et

l’égalité et qui ont redonné la dignité aux démunis et aux exploités. Ils représentent une catégorie

héroïque importante dans l’épopée soviétique. Cela dit, le prestige des héros-révolutionnaires est

inégal tout au long de l’époque soviétique. Leur culte est vigoureux dans l’URSS des années 1920

et dans celle de la première partie des années 1930, période de consolidation de la nouvelle élite

communiste qui vient remplacer l’ancienne aristocratie tsariste. Il diminue avec la montée du culte

de Staline, que les ouvrages historiques du « second stalinisme » dépeignent comme démiurge de la

Révolution socialiste dans la même mesure que Lénine lui-même. Afin d’appuyer le culte de

Staline, les professionnels de la discipline historique réduisent le rôle des héros-révolutionnaires au

profit des « personnalités remarquables » du passé de l’État russe, dont la « grandeur » est

désormais associée au « grand guide ». Le poids des révolutionnaires dans la version historique

Page 221: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

205

officielle augmente à l’époque de la libéralisation khrouchtchévienne, qui entraîne la réhabilitation

de nombreuses victimes des « Grandes purges ».12

La catégorie des héros-révolutionnaires s’exprime dans l’historiographie moldave à travers

les figures des participants (antimonarchistes et bolchéviques) d’origine moldave aux événements

liés à l’abolition du régime tsariste en Russie et à la consolidation du pouvoir des Soviets. Le studio

« Telefilm-Chisinau » produit des documentaires historiques dédiés entièrement à la

« biographie héroïque » des personnages comme Vassilij Vojtovič’, combattant du côté des

insurgés antimonarchiques à l’assaut du Palais d’hiver13

, et Sergej Lazo, commandant de l’Armée

rouge pendant la guerre civile russe (1918-1921)14

.

La représentation du militant communiste clandestin, soit « l’illégaliste », qui mène une

guerre subversive contre les autorités roumaines de l’entre-deux-guerres dans le but d’un

rattachement de la Bessarabie à l’URSS et de la dissémination des idées de la Révolution socialiste

dans le Royaume roumain, constitue une autre facette de l’héroïsme révolutionnaire dans

l’historiographie soviétique moldave. Un nombre important de films faisant partie de notre corpus,

tels Notre Vanja (1967), Le pas du temps (1968) et Illuminée par Octobre (1973), narrent les

« exploits héroïques » des « clandestins » qui cherchent à miner, dans les années (1918-1940), le

« régime bourgeois roumain ».

Héros-fondateur du pouvoir communiste, idéologue de l’instauration du nouvel ordre en

même temps que combattant, le révolutionnaire est concurrencé, à l’intérieur du discours historique

télévisuel, par une représentation héroïque plus prégnante puisque investie des enjeux idéologiques

plus importants dans le double contexte des politiques soviétiques identitaires et de la guerre froide.

Il s’agit du soldat de la « Grande Guerre Patriotique », héros militaire par excellence, défenseur de

12

On appelle « les Grandes purges » un épisode de l’histoire de la terreur stalinienne marqué d’exécution et

d’emprisonnement des membres de l’appareil politique soviétiques, perçus par Staline comme étant

dangereux. Voir à ce propos, « La grande terreur », dans Stéphane Courtois (dir.), Dictionnaire du

communisme, Paris, Larousse, 2007, p. 266-271. 13

Voir le documentaire Vassilij Vojtovič’ (1971), Section des matériaux audio-visuels, Archives Nationales

de la République de Moldavie (ANRM). 14

Voir le documentaire Entrée dans la légende (1970) à la filmothèque des Archives de la Compagnie

publique de radio et de télévision de la République de Moldavie.

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206

la « mère patrie soviétique » et de l’ensemble de l’humanité contre le fascisme. D’un côté, les

usages de cette figure héroïque vont dans le sens des accents bellicistes de la propagande

antiaméricaine qui accompagne la course aux armements des années 1970 et de la première partie

des années 1980. De l’autre côté, la présumée « russité » du soldat soviétique15

de la « Grande

Guerre Patriotique » contribue à la légitimation des politiques culturelles de russification des non-

russes menées par l’État soviétique.

Un fait révélateur dans ce sens est que seulement deux soldats d’origine moldave de l’Armée

rouge obtiennent le très prestigieux titre de « Héros de l’Union Soviétique », par rapport à 8 160

Russes et ce, sur un total de 11 618 combattants de la « Grande Guerre Patriotique », lesquels

appartiennent à plusieurs nationalités.16

Qu’il s’agisse de la faible représentation des Moldaves en

général sur le front soviétique ou de leur participation à la « Grande Guerre Patriotique » qui n’est

pas mise en valeur par l’idéologie officielle, il reste que le thème de la lutte antifasciste demeure

une excellente occasion pour glorifier le peuple russe, celui-ci ayant « versé son sang pour la

libération de la Moldavie ». Seize des documentaires historiques constituant notre corpus ont

comme sujet la « Grande Guerre Patriotique » et mettent donc en exergue, d’une façon ou d’une

autre, le soldat soviétique, tandis que seulement six documentaires visent « la lutte pleine

d’abnégation » des révolutionnaires ou des militants communistes clandestins.

Le documentaire historique expose plusieurs hypostases du Héros de la « Grande Guerre

Patriotique ». Il s’agit tout d’abord du garde-frontière, premier à recevoir le coup de l’armée nazie

et dont la représentation mythifiée se trouve dans le documentaire Pages d’histoires (1961). Le

maquisard et le garde-jeune17

, dont les images sont véhiculées dans les documentaires comme Le

parallèle-47 (1966) et On l’appelait bolchévique (1980), sont les soldats qui combattent l’ennemi

dans le territoire occupé, dans l’arrière-front ennemi. Le soldat inconnu (Empreintes, 1968) et le

commandant illustre (Le général Lebedenko, 1985), deux figures héroïques dans une certaine

15

L’appartenance ethnique quasi exclusivement russe du soldat de l’Armée soviétique est un élément

idéologique qui dérive de la conception officielle de l’État-Parti de la Deuxième Guerre mondiale. 16

Eliisa Vaha, « Producing Patriots. Heroic Stories and Individual Heroes as the Makers of the Soviet and

Russian Identity in History Textbooks, 1950-1995 », dans Ab Imperio, 2002/3, p.3. 17

Membre de la Jeune Garde, organisation antifasciste clandestine des komsomols créée pendant la « Grande

Guerre Patriotique » dans l’arrière-front ennemi (dans le Donbass), dans le but de saper les autorités

allemandes d’occupation.

Page 223: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

207

mesure opposées, constituent d’autres personnifications de l’héroïsme dont le peuple soviétique a

fait preuve dans le combat antifasciste. Les participants de l’opération militaire Iasi-Chisinau (Pour

notre Victoire, 1983) sont également légendarisés par les créateurs (cinéastes et historiens) des

documentaires historiques. Il en est de même de la prétendue coopération de la population moldave

(Sur la pointe de l’attaque, 1985), qui fait preuve pendant la guerre, selon le discours historique

officiel, d’un héroïsme collectif.

Le documentaire historique témoigne d’un (re)façonnage télévisuel et d’une adaptation au

contexte culturel moldave du modèle héroïque sacrificiel expérimenté par les idéologues

soviétiques. Ainsi en est-il du cas d’Aleksandr Matrossov. Ce soldat de la « Grande Guerre

Patriotique » devient un héros – et ultérieurement un personnage mythique de l’épopée soviétique –

lorsqu’il couvre de son propre corps l’embrasure d’une mitrailleuse ennemie afin d’obturer la vue

du tireur et de faciliter l’offensive de ses camarades. Décoré post-mortem, Aleksandr Matrossov est

transformé en symbole de courage et de dévouement suprême à la Patrie soviétique. La propagande

de Parti du temps de guerre entame une campagne dont le but est de diffuser et d’exalter l’exploit de

Matrossov et d’inciter les soldats d’infanterie de l’Armée rouge à des actes similaires. Quatre cents

personnes ont imité « l’acte héroïque » de Matrossov, affirme la propagande soviétique.18

Ion Soltas, soldat soviétique d’origine moldave, se jette, selon la version officielle, devant le

canon allemand en reproduisant de cette façon l’acte héroïque de Matrossov. Il faut dire que Ion

Soltas est un des rares héros moldaves de l’historiographie officielle de la « Grande Guerre

Patriotique ». Les promoteurs de la nation moldave exploitent l’action d’Ion Soltas, survenue

d’ailleurs dans des conditions confuses, en créant la légende d’un soldat moldave qui « marche sur

les pas » de son frère d’armes russe et devient ainsi le continuateur de son exploit19

. Ce récit

propagandiste a comme finalité pédagogique d’encourager chez les Moldaves la dévotion et l’esprit

de sacrifice en faveur de l’État soviétique.

18

Ivan Legostaev, Brosok v bessmertie: k 40-let’ju podviga A. Matrosova, (trad.du russe : Le bond dans

l’immortalité : à l’occasion du quarantième anniversaire de l’exploit d’A. Matrosov), Moscou, Molodaja

gvardija, 1983, p.32. 19

Voir par exemple Iakov Cutcovetki, Petru Dudnic, Legenda večnosti : o geroe Sovetskogo Sojuza Ione

Soltyse, (trad. du russe : La légende de l’éternité : de l’héros de l’Union Soviétique, Ion Soltas), Chisinau,

Lumina, 1988.

Page 224: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

208

Timbre postal des années 1943-1946 qui représente Aleksandr Matrosov

couvrant de son corps l’embrasure de la mitrailleuse allemande20

Quelques documentaires historiques tournés dans les années 1960-1989, comme par exemple

le film Pages d’histoire (1961), font référence à ce héros moldave de facture stalinienne de la

« Grande Guerre Patriotique »21

. En 1982, le studio « Telefilm-Chisinau » lui dédie un film de

fiction qui mélange l’idéologie soviétique et certains motifs de contes fantastiques du folklore

moldave, l’embrasure de la mitrailleuse étant associée à la gueule brûlante d’un dragon mythique.

Finalement, le registre filmique des héros soviétiques de la Deuxième Guerre mondiale

atteint son summum avec la figure du vétéran de guerre. Les soldats revenus sains et saufs de la

« Grande Guerre Patriotique » deviennent une catégorie sociogénérationnelle importante dans le

système propagandiste soviétique des années 1960-1980 grâce à leur présence effective dans

l’actualité de la société soviétique et grâce aussi à la puissance morale de la résilience dont ils ont

fait preuve. La propagande du Parti présente le fait que ce groupe de gens ait réussi à surmonter les

chocs traumatiques de la guerre comme une ultime confirmation de la viabilité du régime

20

N. I. Vladenc, V. A. Jakobs (dir.), Bol’šoj filatelistskij slovar’, (trad. du russe : Le grand dictionnaire

philatélique), Moscou, Radio i svjaz’, 1988, p. 167. 21

Dans un chapitre ultérieur de la thèse, nous allons suivre l’évolution des représentations héroïques

soviétiques et mettre en rapport le héros de l’époque stalinienne et son successeur de la période du dégel.

Page 225: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

209

communiste, affermie dans le combat contre le nazisme. Leur condition de « défenseurs de la

Patrie », qui pour reprendre la langue de bois du discours officiel « ont relevé le pays de ses ruines »

dans les années d’après-guerre et « rétabli l’économie détruite par l’ennemi », confère à leur vie le

titre d’exemplarité.

Sept des seize documentaires historiques dédiés à la Deuxième Guerre mondiale sont des

films de commémoration22

, dénommés par leurs créateurs « films-souvenirs » étant donné qu’ils

axent entièrement leurs discours sur les évocations des combats, des victoires et des difficultés

vécues par les militaires soviétiques dans la guerre. Il faut dire que le discours officiel impose une

perspective de la guerre vue « des tranchées » par rapport aux autres perceptions comme pourraient

être celles des réfugiés, des déserteurs, des citoyens soviétiques obligés de vivre sous l’occupation

allemande, etc. Le vétéran est à la fois vecteur et producteur de la propagande officielle, car dans sa

qualité de témoin, il génère un discours plus ou moins original et imagé.

En tant qu’instrument de la propagande soviétique, les documentaires historiques télévisés

offrent un exemple éloquent de « mise en légende » des personnages historiques glorifiés. De ce fait

la production télévisuelle participe activement à la création d’un imaginaire héroïque. L’héroïsation

des personnages historiques vise la création d’une conception communiste du héros et, dans un sens

plus large, la constitution d’un lot de modèles formateurs pour les citoyens soviétiques.

28. Héroïsation : concepts et réalités historique

Le phénomène de la fabrication héroïque tel qu’il apparaît dans le documentaire historique

télévisé suscite auprès de l’historien des interrogations variées. Comment peuvent être interprétés

les modèles héroïques élaborés par les documentaristes de « Telefilm-Chisinau » et leurs

consultants historiques ? Quels sont les usages politiques, sociaux et identitaires de la mise en scène

héroïque présentée dans le documentaire historique et la conception de l’héroïcité et de l’exploit

qu’il véhicule ? Quels sont les ressorts narratifs et imagiers de la symbolisation héroïque opérée à

l’intérieur des productions historiques télévisées ? Voilà seulement quelques exemples de la

22

Les sept films qui tissent leur narration autour de la figure du vétéran de la guerre sont les suivants : Récits

sur l’héroïsme (1966), Le temps, la mémoire … (1967), Fidélité (1968), Vétérans dans les rangs (1979), À

notre victoire! (1983), Pages nouvelles (1985), Le général Lébédenko (1985).

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210

multitude de questions qui viennent à l’esprit lors de l’observation des représentations héroïques

exposées dans le documentaire historique.

Composante fondamentale de l’imaginaire humain, les représentations et les mythes

héroïques constituent l’une des rêveries les plus constantes de l’humanité.23

Des études

anthropologiques, historiques, littéraires ou mythographiques de référence, ayant comme cadre

spatiotemporel des régions du monde et des périodes historiques très différentes, démontrent que

toutes les civilisations distinguent et glorifient des personnages humains et/ou surnaturels jusqu’à

leur vouer un véritable culte. Nous allons mettre l’accent sur plusieurs éléments dans le domaine

d’études de l’héroïcité dans le dessein, tout à la fois, de souligner les points les plus importants de

l’état de la question d’héroïcité et de mettre en lumière quelques-uns de nos repères théoriques dans

la recherche visant les héros moldaves soviétiques.

Nombre d’auteurs soulignent la double dimension du héros : individuelle et collective. Selon

Carl Gustav Jung, les mythes héroïques sont des mythes d’individuation24

en même temps qu’ils

contribuent au renforcement de l’identité collective. Sur le plan individuel, la finalité du mythe

héroïque est l’explication des étapes de la formation d’un esprit en vue de la maîtrise de son

psychisme25 tandis que, vu d’une perspective sociale, le héros est une construction identitaire qui a

un rôle précis à jouer dans la consolidation des appartenances. À travers le récit, le mythe héroïque

révèle un système de valeurs considéré comme idéal, une image à laquelle chacun participe par un

23

Des auteurs comme Georges Dumézil ou Jacques Le Goff révèlent que les représentations héroïques

sont des fabrications naturelles de l’imagination, des mythogénétiques profondément ancrées dans les

structures mentales humaines. Voir à ce propos des ouvrages comme ceux de Georges Dumézil, Mythe et

épopée, Paris, Gallimard, 1986 ; Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, Paris, Gallimard, 2000 ou ceux

de Jacques le Goff, Héros et merveilles du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2005; Héros du Moyen Âge : le saint et le

roi, Paris, Gallimard, 2004 ; Un Moyen Âge en images Paris, Hazan, 2000; Saint François d’Assise, Paris,

Gallimard, 1999. 24

Nous reprenons ici une acceptation formulée par Carl Gustav Jung du terme d’individuation qui

recouvrerait deux notions : la prise de conscience qu’on est distinct et différent des autres et l’idée qu’on est

soi-même une personne entière, indivisible. L’individuation est, selon Jung, l’une des tâches de la maturité.

Voir Charles Rycroft, « Individuation », dans Dictionnaire de psychanalyse, Paris, Hachette, 1972. 25

Joël Thomas (dir.), Introduction aux méthodologies de l’imaginaire, Paris, Ellipses, 1998, p. 34.

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211

processus inconscient de projection et d’identification. Les héros sont des hommes capables de

cristalliser les espérances et les identités collectives.26

Élaboré le plus souvent à partir des personnalités d’un passé mythifié, le héros est une pièce

dans l’engrenage des représentations symboliques et des idées-images à travers laquelle les sociétés

humaines se donnent une identité, perçoivent leurs divisions et légitiment leurs pouvoirs. Car,

comme le montre Bronislaw Baczko dans son analyse des imaginaires sociaux, pour qu’une société

se maintienne et s’assure une cohésion, il faut que les agents sociaux croient à la supériorité du fait

social sur le fait individuel, qu’ils se donnent une « conscience collective ».27

Ainsi, sur le plan

collectif, le héros contribue à la création de la « communauté imaginée »28

par la diffusion des

modèles identitaires communs à l’ensemble des membres du groupe.

Véhicule privilégié de l’identité collective, l’héroïcité se prête particulièrement bien à une

exploitation politique en vertu de son potentiel de mobilisation et de légitimation. Sous le prisme de

la typologie des sources de la légitimité du pouvoir, élaborée par Max Weber, les peuples seraient

disposés à attribuer légitimement une autorité à des êtres qui se sont dotés de caractères de chefs, à

la suite, en particulier, d’une série d’action de type héroïque.29

L’héroïcité est donc l’une des

modalités de constitution de la légitimité politique. Les gouvernements usent souvent du culte des

héros pour renforcer leurs pouvoirs, préparer les esprits à la guerre ou justifier les appropriations

territoriales. Tout régime politique tend, par l’idéologie, à établir un monopole de l’héroïcité et de

l’héroïsation ou, du moins, à dominer le champ de production des figures héroïques afin de

s’assurer un pouvoir symbolique grâce à un usage politique du passé. Les usages politiques des

26

Pierre Centlivres, Daniel Fabre, Françoise Zonabend (dir.), La fabrique des héros, Paris, Éditions de la

maison des sciences de l’homme, 1998, p. IX. 27

Bronislaw Baczko, Les imaginaires sociaux : mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984, p. 76. 28

L’expression de communauté imaginée est initialement conçue par Benedict Anderson pour désigner grosso

modo le sentiment de communion qui lie les citoyens d’une nation. À la suite d’une utilisation massive, le

syntagme acquière un sens extensif qui renvoie à toute conscience collective façonnée au moyen de la

mobilisation de l’imagination des membres du groupe par la production notamment des mythes sociaux. Voir

à propos du sens premier de l’expression de communauté imaginée dans Benedict Anderson, Imaginaire

national : l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, Découverte, 2002. 29

Max Weber définit le leadership charismatique comme reposant sur « la dévotion à la sainteté

exceptionnelle, à l’héroïsme ou au tempérament exemplaire d’une personne individuelle, et des modèles ou de

l’ordre découvert ou ordonné par lui », voir Max Weber, « La profession et la vocation de politique », dans

Le savant et le politique. La profession et la vocation de savant. La profession et la vocation de politique,

Paris, La Découverte, 2003.

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212

héros convertissent ces derniers dans des lieux stratégiques de référence identitaire. Puisque les

héros constituent pour la collectivité des présences rassurantes face à l’avenir et des modèles

d’attitude et de comportement, ils réfèrent aux projets politiques visant la gestion du futur.

Le culte des héros n’est jamais aussi important qu’en situation de crise. « Un peuple a besoin

du culte des héros car son présent est trop précaire (…) Il cherche dans le passé des représentants

exemplaires de son identité menacée »30

. Ainsi, le héros symbolise la collectivité dans un contexte

d’opposition : le héros se lève contre un ennemi qui menace l’identité, voire l’existence de la

collectivité.

Le héros est un phénomène foncièrement communicationnel. André Malraux disait qu’ « il

n’y a pas de héros sans auditoire »31

ou, selon l’éloquente formule de Tzvetan Todorov, « sans récit

qui le glorifie, un héros n’est plus un héros »32

. Autrement dit, le héros ne peut exister que si ses

hauts faits sont diffusés comme tels par des moyens de communications de base dans une société

donnée. Le héros est tout d’abord une représentation qui traduit plus ou moins une réalité

empirique.

Nous ancrons notre démarche dans les critères de différenciation élaborés par Tzvetan

Todorov. Celui-ci explique que l’Antiquité gréco-romaine, origine de toute tradition occidentale,

génère plusieurs catégories de héros dont deux figures héroïques sont plus marquantes du point de

vue de leur caractère aisément repérable dans la mythologie antique ainsi que du point de vue de

leur abondance dans les systèmes de représentations ultérieurement constitués33

. Il est premièrement

question d’un héros qui ne sert aucune cause et ne se bat pas pour un idéal « en dehors » de lui. Ce

héros est animé par le désir de s’affirmer, par le rêve d’être extraordinaire et par la décision

d’atteindre à tout prix l’excellence, idéal dont il porte en lui-même la mesure puisqu’il poursuit un

propre modèle de perfection héroïque. Ce critère interne d’excellence s’exprime, dans le monde

extérieur, poursuit Todorov, sous forme de gloire. Achille serait le héros qui incarne le mieux cette

30

Jean-Paul Albert, « Du martyr à la star : les métamorphoses des héros nationaux », dans Pierre Centlivres,

Daniel Fabre, Françoise Zonabend (dir.), La fabrique…, op.cit., p.16. 31

André Malraux, L’Espoir, Paris, Gallimard, 1937. 32

Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, Paris, Seuil, 1994, p.53. 33

Tzvetan Todorov, Face à l’extrême, op.cit., p. 53.

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213

forme d’héroïcité.34

En dépit de ses multiples recompositions, enrichissements et réactualisations,

ce modèle héroïque nous parvient presque intact dans son essence sous l’aspect, par exemple, du

self-made-man américain, l’expression par excellence des valeurs libérales. On se rappelle que

l’idéologie libérale repose sur une conception développée de l’individu ainsi que sur les droits et les

libertés de ce dernier. Le deuxième type de héros est celui qui aspire non seulement à une gloire

personnelle, mais aussi à sauver la collectivité. Le type prométhéen inaugure une longue tradition

des héros qui ne servent pas uniquement l’idéal héroïque, mais aussi une instance extérieure à eux :

la cité, la chrétienté, la Patrie, la Révolution socialiste ou toute autre cause collective. Les saints

martyrs, les morts pour la Patrie, les héros-révolutionnaires, etc., sont autant de visages de ce

modèle héroïque.

Les critères typologiques élaborés par Tzvetan Todorov servent, dans le contexte de la

présente recherche, à réaliser un premier essai de circonscription du héros soviétique. Comme

l’explique Lucian Boia, les images archétypales, comme c’est le cas de la représentation héroïque,

sont des structures ouvertes qui évoluent, se combinent, s’enrichissent mutuellement et s’adaptent

sans cesse à un milieu social en changement continuel.35

À part la présence latente dans

l’imaginaire social du modèle du héros engagé dans le service de la collectivité, quelles sont les

conditions historiques et politiques qui favorisent son implantation dans les espaces soumis au

régime communiste et rendent peu possible le développement du type de héros qui ne sert que sa

propre cause ? De même, comment expliquer la force extraordinaire du culte du chef instauré lors

du second stalinisme et son ascension au sommet d’un panthéon de héros historique ? Comme on le

sait bien, Staline a recours à l’autorité et au prestige traditionnel des héros du passé de l’État russe,

comme Aleksandr Nevski et Pierre le Grand, afin d’édifier son culte.

Une première analyse de la galerie de héros diffusée par le documentaire historique dans sa

relation avec le panthéon soviétique en général révèle une caractéristique commune aux héros

communistes qui est l’esprit de sacrifice. Dans ce cas, on se réfère plus particulièrement aux

combattants pour la cause communiste comme les révolutionnaires, les combattants de la Guerre

civile, les militants communistes clandestins, les soldats de la « Grande Guerre Patriotique », les

34

Ibid. 35

Lucian Boia, Pour une histoire de l’imaginaire, Paris, Les Belles Lettres, 1998.

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214

héros du travail socialiste, etc., et non pas aux personnalités historiques antérieures à la montée des

idéologies collectivistes. Nous avons déjà analysé succinctement dans le chapitre concernant

l’espace carcéral la catégorie idéologique du sacrifice et la rhétorique martyrologique, associée

souvent à la narration héroïque des documentaires historique. Le discours filmique expose

minutieusement les souffrances auxquelles est soumis le militant communiste clandestin Ivan

Goluzinskij, glorifié dans le documentaire Notre Vanja (1967). Les soi-disant témoins apparaissant

dans le film, les « frères d’armes » du révolutionnaire, dressent un récit étonnant de précision à

propos des tortures infligées à celui-ci par les agents de la Siguranta et par les gardiens de la prison.

Ils évoquent l’état extrême de la dégradation physique du héros torturé et, bien sûr, sa résistance

héroïque.

De même, le documentaire On l’appelait bolchévique (1980), dédié au célèbre membre de la

« Jeune garde », abonde en détails qui renvoient aux souffrances du combattant et à son sacrifice.

Souvent, la narration martyrologique dans le documentaire historique est associée aux images

représentant la vie actuelle des citoyens soviétiques qui s’adonnent aux activités paisibles comme

les promenades dans les parcs, l’achat des journaux et des livres dans les librairies, le repos au bord

d’un lac. Il s’agit ici de créer un contrepoint voué à exprimer le sentiment de reconnaissance du

peuple soviétique envers le sacrifice du héros soviétique, mais aussi la bonne volonté de suivre leur

exemple. Dans les documentaires de commémoration, les jeunes pionniers et komsomols parlent de

leur « volonté de suivre l’exemple héroïque des pères », syntagme souvent utilisé dans les discours

filmiques de la « relève ».

Le prochain chapitre de notre thèse portera sur la façon dont l’héroïsation opérée dans le

cadre des documentaires historiques télévisés participe du projet global de l’État soviétique de

création de l’homme soviétique ou de « l’homme nouveau », comme il est encore dénommé par ses

théoriciens. La mise en légende des personnages historiques vise en définitive la création d’une

conception du héros communiste et, dans un sens plus large, la constitution d’un lot de modèles

formateurs à l’usage des citoyens soviétiques. Elle poursuit la promotion des exemples d’attitude et

de comportement valorisés et encouragés par le régime soviétique.

Page 231: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

215

29. Le projet soviétique de l’homme nouveau : l’utopie à l’épreuve

Les figures héroïques que les cinéastes et les consultants historiques du studio « Telefilm-

Chisinau » réunissent dans un panthéon télévisuel de la « nation moldave » comportent, en

définitive, une double dimension propagandiste. Les « hommes de valeur supérieure », que le

documentaire historique met en légende, sont censés incarner le « peuple moldave » en même temps

que transmettre les principes fondamentaux de l’idéologie soviétique de manière à intégrer l’identité

moldave au projet totalisant de la création de l’homme nouveau.

L’héroïsation des personnages historiques, qui s’opère en l’occurrence dans le cadre de la

production télévisuelle moldave, figure parmi tout un arsenal de méthodes de pédagogie de masse

que le pouvoir soviétique applique dans le dessein de créer un idéal humain porteur de son

idéologie. Ce modèle est censé se traduire incessamment dans la réalité psychosociologique du

citoyen soviétique parfaitement adapté aux besoins du régime en place. L’exaltation des héros du

passé accompagne en ce sens d’autres stratégies de la « refonte » de l’homme soviétique comme le

façonnement du « personnage positif », qui tient une fonction centrale dans les arts narratifs

soviétiques (le cinéma de fiction ou la littérature) et l’encadrement de l’individu au sein de la masse

par le truchement de différentes organisations. La méthode coercitive de la « rééducation » dans les

camps de travail36

ou l’édification du culte du chef (modèle par excellence de l’homme nouveau)

poursuivent également un objectif de modification de la conscience des masses.

L’esprit de sacrifice, qui exige une force de volonté inouïe dans le dépassement des limites

humaines, détermine, comme on a pu le voir précédemment dans la thèse, la valeur morale du héros

soviétique. L’éthos particulier du héros soviétique, qu’il prenne la forme du « grand homme » du

passé ou celle du personnage positif fictionnel, réfère à un idéal humain forgé dans le cadre de

l’idéologie soviétique. En dotant le héros d’un psychisme caractéristique et de traits de caractères

spécifiques, les propagandistes soviétiques dressent le portrait de l’homme nouveau, citoyen de la

société la plus juste au monde. L’héroïsation des personnalités du passé apparaît dans ce contexte

36

Nikolaj Buharin, théoricien du Parti communiste dans les années vingt déclare : « La coercition, la

coercition prolétaire sous toutes ses formes, à commencer par les exécutions (…), voilà la méthode qui

permettra de façonner l’homme communiste dans le matériau humain de l’époque capitaliste ». Nikolaj

Buharin, « Programma R.K.P. », début 1917, dans Michel Heller, La machine et les rouages : la formation de

l’homme soviétique, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 11.

Page 232: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

216

comme une procédure d’affabulation de la notion idéologique de l’homme nouveau soviétique,

moyen destiné à rendre plus plausible l’idéal humain soviétique.

La conception soviétique de l’homme nouveau, loin d’être l’invention des chefs idéologiques

de la Révolution bolchévique, est le produit idéologique d’une somme de phénomènes d’ordre

intellectuel et sociopolitique dérivés du vaste processus de sécularisation de la société occidentale –

foyer mondial du développement politique et économique à partir du XVe siècle

37. Car au fond,

comme le montre avec force l’historien américain Martin Malia, « l’utopie qu'Octobre a mise au

pouvoir est la propriété idéologique commune des Temps modernes, et l'expérimentation était

conduite non seulement pour la Russie, mais pour l’humanité tout entière ».38

Des mouvements de pensée comme l’humanisme au XVIe siècle, les philosophies allemandes

et françaises du XVIIe-XVIII

e siècles (René Descartes, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant,

Friedrich Hegel), les socialismes issus du creuset idéologique de la Révolution Française et, plus

tard, la pensée marxiste, bouleversent la vision occidentale de l’individu. Ces nouvelles

perspectives idéelles impliquent des réflexions différentes sur le pouvoir politique, la société et la

nature humaine elle-même. Tous ces courants intellectuels ainsi que la pensée utopique, qui

s’épanouit grâce à Thomas More, influencent l’apparition de l’idée de la perfectibilité humaine et

de la possibilité du conditionnement d’une humanité meilleure tant sous son aspect moral que

physique. Au XXe siècle, les théoriciens des idéologies totalitaires poussent au paroxysme cette

sacralisation de l’homme de demain en recyclant l’idée d’une humanité nouvelle dans des politiques

volontaristes (culturelles, punitives ou eugéniques) qui visent la transformation de l’être humain. De

ce point de vue, on peut définir le totalitarisme comme une négation totale de l’individu.39

37

Nombre d’auteurs soulignent l’eurocentrisme du monde moderne. L’Europe Occidentale étend sa

domination avec la découverte de ce qui deviendra plus tard l’Amérique et la création des premiers empires

coloniaux. À ce propos, voir par exemple Pierre Léon, (dir.), L’histoire économique et sociale du monde,

Paris, A. Colin, 1977. 38

Martin Malia, La tragédie soviétique : l’histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Paris, Seuil, 1995, p.

28. 39

Cette idée appartient à Hannah Arendt, qui la développe dans son ouvrage Les origines du totalitarisme,

Paris, Seuil, 2005.

Page 233: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

217

La généalogie du concept d’homme soviétique remonte en même temps à l’histoire

intellectuelle du XIXe siècle russe, laquelle foisonne de débats et de réflexions autour de quelques

grandes questions. Les intellectuels russes sont interpellés par des problèmes comme l’immense

retard économique, politique et social de la Russie par rapport à l’Occident, par l’autocratie tsariste,

par le modèle occidental de développement s’opposant à une supposée « voie particulière » de la

Russie, par la situation d’extrême pauvreté de la paysannerie russe, maintenue dans un état de quasi

servage, etc.

Face à la complexité de ces problèmes, l’intelligentsia russe élabore quelques positions

intellectuelles, chaque courant de pensée proposant un idéal humain propre à sa vision de la

situation de la Russie de cette époque. Le courant slavophile40

se réfugie dans le phantasme du

sobornost’ (communautarisme) et engendre une conception de l’individu comme cellule dans

l’organisme de la société tandis que le populisme41

élabore l’idée de « l’homme d’exception ». Il

s’agit du révolutionnaire, personne qui soumet entièrement sa vie à la cause communiste, qui nie ses

propres passions et besoins au profit de l’action politique vouée à abolir l’exploitation.42

Les deux

modèles concentrent certaines influences occidentales en matière de réflexion sur l’être humain en

même temps qu’ils contiennent en germe la future conception de l’homme nouveau communiste en

ce qu’elle possède d’essentiel et d’immuable.

En ce qui concerne la conception soviétique de l’homme nouveau, il est nécessaire de faire la

distinction entre un discours concernant un idéal d’être humain et l’essence de ce standard humain

40

Le courant slavophile offre une image idéalisée de la vieille Russie et s’oppose avec fermeté à toute

influence occidentale. Les slavophiles chantent des louanges à la communauté rurale russe, qu’ils perçoivent

comme étant une forme « naturelle » de démocratie. À propos de la pensée slavophile, voir par exemple

Léonid Heller, Michel Niqueux, Histoire de l’utopie en Russie, Paris, PUF, 1995, p. 122-131 ou Anatolij

Vichnevski, La faucille et le rouble : la modernisation conservatrice en URSS, Paris, Gallimard, 2000, p. 225-

231. 41

Le populisme (en russe : narodničestvo) est un courant de pensée et une conception politique et sociale qui

unit le socialisme à la vision slavophile communautariste et qui exhorte à une action politique violente au nom

de l’avenir communiste. Voir à ce propos Christine Fauré, Terre, terreur, liberté, Paris, F. Maspero, 1979. 42

L’écrivain et le philosophe Nikolaj Černyševskij expose dans son roman Que faire ? (1863) le modèle de

« l’homme d’exception » qui s’incarne dans le personnage de l’extrémiste Rahmetov. Cet ouvrage devient le

bréviaire des jeunes radicaux issus de l’intelligentsia russe dont Vladimir Oulianov-Lénine. Celui-ci avouera

plus tard à son entourage les marques profondes que ce roman laisse sur sa personnalité et sur son devenir.

Nous avons consulté à ce propos Alain Besançon, Originile intelectuale ale leninismului, (trad. du roumain :

Les origines intellectuelles du léninisme), Bucarest, Humanitas, 2007, p. 239-241.

Page 234: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

218

imposé à la société par l’État communiste – autrement dit sa finalité politique. Car le discours de

l’homme nouveau renvoie à une fiction propagandiste tandis que son essence se rapporte aux

mesures politiques concrètes du régime communiste. En ce sens, l’étude de la conception de

l’homme soviétique oriente notre attention vers une généalogie de l’idée communiste et une histoire

intellectuelle européenne et russe, mais aussi vers des pratiques de l’État-Parti. Il s’agit d’une

représentation sublimée de l’homme par rapport au statut de facto de l’individu dans la société russe

et, plus tard, soviétique.

30. Les phantasmes occidentaux d’une humanité meilleure

Les rêves d’une société parfaite ont impliqué depuis toujours, d’une façon ou d’une autre,

l’idée d’une humanité supérieure, à savoir, des représentations d’êtres humains qui possèdent des

qualités morales et physiques remarquables. Sans insister sur un lien immédiat de causalité, nous

voudrions réunir quelques éléments de la pensée occidentale qui ont pu servir de matériau

intellectuel à la vision de l’homme nouveau façonnée dans le cadre de la mythologie soviétique.

Des constructions intellectuelles proto-utopiques comme les mythes de l’âge d’or, la

philosophie platonicienne43

ou les visions millénaristes du Moyen Âge imaginent une race

d’hommes accomplis vivant en harmonie « avec les dieux et avec eux-mêmes ». Les poètes antiques

songent aux êtres humains qui restent toujours jeunes, vivent en abondance et ne connaissent ni le

travail ni la souffrance.44

Le millénarisme chrétien prophétise la venue d’un messie rédempteur qui

choisira les meilleurs (« les élus ») et instaurera sur la terre un royaume de lumière, d’unité et de

paix.45

Les phénomènes caractéristiques de la fin du Moyen Âge comme la crise du religieux,

l’émergence des philosophies humanistes et la naissance de la science moderne déterminent un

changement majeur et irréversible dans la façon de concevoir l’humain et sa destination dans le

43

Platon, La République, Paris, GF Flammarion, 2002. 44

Voir, par exemple, Ovide, Métamorphoses, Paris, Gallimard, 2006. 45

Nous retenons ici l’idée-pivot des nombreux courants millénaristes que l’Occident connaît de l’ancien

christianisme jusqu’au XXe siècle. Sur le caractère prolifique de l’imaginaire millénariste, voir les Actes du

colloque « Millénaires, messianismes et millénarismes », publiés dans la Revue française d’histoire des idées

politiques, Paris, 1999.

Page 235: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

219

monde. L’homme n’est plus défini comme la créature de Dieu ; sa vie n’est plus régie par la divine

Providence.46

Ce sont les exigences de la raison qui sont reconnues comme principal régulateur de

moeurs. Surgissant de la matrice de l’humanisme, la pensée européenne des XVIe-XVIII

e siècles

subit un processus de sécularisation. Elle reconsidère les domaines du religieux, du politique et du

social dans la perspective d’un recentrage sur l’être humain. Aussi, elle appelle au déploiement des

forces autonomes de l’esprit et affirme l’idée d’une autoédification de l’homme. De ce point de vue,

l’homme est en possession de capacités intellectuelles potentiellement illimitées ; il est apte à

l’(auto)perfectionnement. 47

La conception d’inspiration humaniste de l’être humain suscite l’apparition d’autres idées qui

ont influé de manière déterminante sur la civilisation occidentale. Il s’agit, premièrement, de la foi

inébranlable dans la culture et l’éducation qui conditionneraient l’épanouissement de toutes les

facultés de l’homme.48

Cette croyance atteindra son point culminant en philosophie avec des

penseurs comme Jean-Jacques Rousseau ou Helvétius, représentants notoires des Lumières

françaises au XVIIIe siècle, qui insistent sur l’importance de l’éducation dans la formation de l’être

humain. En même temps, le réexamen de l’humain, de sa nature, de ses capacités et de ses limites

détermine l’apparition progressive, à l’époque moderne, de l’idée d’égalité entre les gens. Le

mouvement intellectuel d’affirmation de la valeur et de la dignité de chaque individu, propre au

monde de la post-Renaissance, avance l’idée selon laquelle l’inégalité ne vient pas d’un quelconque

défaut de la nature humaine, mais d’un état défectueux de la société, du pouvoir usurpé du fort sur

le faible. Comme l’affirme Jean-Jacques Rousseau, le mal est d'origine sociale, il n'est pas

intrinsèque à l'homme, et la bonté originelle de l'homme autorise donc l’abolition de toutes les

inégalités.49

L’autonomisation de l’individu par rapport à la divinité et du pouvoir laïque par rapport au

pouvoir ecclésial réoriente l’espérance de la « rédemption », à savoir l’aspiration à une vie

46

Vincent Triest, Plus est en l’homme. Le personnalisme vécu comme humanisme radical, Bruxelles, Presses

Interuniversitaires Européennes, 2004, p. 49. 47

Angèle Kremer-Marietti, « L’humanisme entre positivisme et nihilisme », dans Pierandrea Amato et autres,

« Philosophies de l’humanisme », numéro thématique de la revue L’art de comprendre, 2006. 48

Yolène Dilas-Rocherieux, L’utopie ou la mémoire du futur, op.cit., p. 27. 49

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris,

Gallimard, 2006.

Page 236: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

220

meilleure, vers la sphère politique. Les siècles suivants connaîtront une prolifération inouïe de la

pensée politique, y compris de l’une de ses formes qui est le genre littéraire de l’utopie.50

Avec

Thomas More, l’initiateur au début du XVIe siècle de la réflexion utopiste, les représentations d’une

humanité nouvelle se développent prolixement dans le cadre du genre littéraire de l’utopie.

Avec la naissance de l’utopie comme spéculation intellectuelle et jeu de l’imagination, les

phantasmes d’une cité idéale exercent une véritable fascination sur l’Occident.51

L’époque moderne

voit la prolifération des utopies comme genre littéraire (des utopies religieuses, communautaristes,

etc.), certains récits utopiques prônant que le paradis n’est pas en arrière de l’humanité ou dans la

vie céleste, mais dans une vie future sur Terre.52

C’est aussi le siècle de maintes tentatives isolées de

réaliser des projets de sociétés gouvernées par la raison, l’ordre et la justice.53

Georges Jean relève

l’importance de l’idée de la perfectibilité humaine, énoncée plus haut, en ce qui concerne

l’aspiration de passer du phantasme d’un monde parfait à l’action destinée à le mettre en pratique.

Elle permet de croire possible la réalisation des projets utopistes dans l’histoire. « En ce sens, l’idéal

de perfection que vise toute utopie est une promesse de bonheur. Dès lors, l’utopie devient une fin à

atteindre et un moyen d’éducation morale, sociale et politique des hommes. »54

Malgré un débat assez complexe et vif concernant le rapport entre la pensée utopique

occidentale et le soviétisme, on peut affirmer que l’utopie se trouve aux sources de l’idéologie

communiste telle que Karl Marx la formule et que les façonneurs de la Révolution bolchévique et

des régimes communistes la comprennent et la perpétuent.55

Car, au mépris de la position critique

de Marx envers les utopies socialistes et en dépit de l’activisme (l’appel à l’action politique par la

mobilisation des ouvriers) et du scientisme de la doctrine communiste, celle-ci comporte des

50

Selon Jean Servier, au cours de son existence, la pensée utopique se confond souvent avec la pensée

politique. Jean Servier, Histoire de l’utopie, Paris, PUF, 1993, p. 243. 51

Pour une histoire de la pensée utopique, voir le vaste ouvrage à ambition d’exhaustivité de Yolène Dilas-

Rocherieux, L’utopie ou la mémoire du futur. De Thomas More à Lénine le rêve éternel d’une autre société,

Paris, Robert Laffont, 2000. 52

Voir sur la complexité temporelle des utopies Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition,

narrativité, modernité, Paris, Éditions de Minuit, 2006. 53

Voir à ce propos Jean Servier, « Lorsque les utopies se réalisent…», dans L’histoire de l’utopie, op.cit., p.

208-230. 54

Georges Jean, Voyage en Utopie, op.cit., p. 65. 55

Voir à ce propos Yolène Dilas-Rocherieux, « Penser le communisme avec l’utopie », dans L’utopie ou la

mémoire…, op.cit., p. 332-390.

Page 237: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

221

éléments de l’utopie de ses origines moriennes. Il s’agit principalement de la vision d’une société

dépourvue de tout vice et de toute souffrance et organisée selon les normes de l’égalité et du

collectivisme. De même, la finalité du discours utopique comme celle de l’idéologie communiste

est la prédiction de la venue d’une humanité nouvelle, affranchie d’exploitation et d’aliénation. Les

sociétés communistes apparaissent dans ce contexte comme des « utopies concrètes » en cours de

réalisation.56

Avant de procéder à l’analyse de la dimension utopique de l’anthropologie marxienne, nous

voudrions nous attarder à un maillon important de la généalogie de la conception communiste de

l’homme nouveau. Il s’agit de l’héritage intellectuel des Lumières allemandes (Aufklärung) et de la

philosophie allemande moderne. Alain Besançon évoque à ce sujet un « cycle allemand » qui

succèderait à un « cycle français » dans le long processus historique de maturation du communisme

léniniste. La phase française se définirait par le mouvement intellectuel antireligieux, matérialiste et

utilitariste qui ouvre le chemin à la Révolution française et aux idéologies issues du creuset de celle-

ci.57

L’anthropologie des Lumières allemandes se précise comme une exaltation de l’humanisme

jusqu’à la divinisation de l’humain et de sa raison. Elle est alimentée par une intuition d’ordre

théosophique : Dieu possède un devenir qui passe nécessairement par le monde et, de ce fait,

l’humanité constitue un lieu de passage essentiel de l’histoire divine, car c’est à travers l’être

humain que la divinité prend conscience d’elle-même. De ce point de vue, l’être humain est plutôt

un rédempteur qu’un expié. Selon Martin Malia, la philosophie allemande des XVIIe-XVIII

e siècles

utilise la science pour purger le christianisme de toute superstition et refondre la vérité morale de la

foi chrétienne en termes rationnels. Elle opère de cette manière une transmutation du christianisme

en philosophie. Selon Kant, il s’agirait d’une philosophie de la religion dans les limites de la seule

raison. Il reformule l'éthique chrétienne en « impératifs » des lois de la raison « universelle et

nécessaire », qui seuls peuvent obliger « catégoriquement ». Car « si chaque homme mérite un

56

Voir à ce propos l’émission « L’utopie ou le meilleur des mondes impossibles », diffusée sur Radio France

Culture le 13 janvier 2009 et ayant comme invité Patrick Tacussel. 57

Alain Besançon, Originile…, op.cit., p. 29-48.

Page 238: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

222

respect absolu, c'est parce que chaque homme est le siège de la « raison pure », et, même dans un

monde sécularisé, il devra être traité « comme s'il possédait une âme immortelle » »58

.

En conclusion, la perspective humaniste libère l’homme du mysticisme en l’arrachant à la

soumission aveugle devant la divinité tandis que la philosophie allemande classique (Kant, Hegel,

etc.) l’érige en démiurge, en lui attribuant un caractère sacré et en lui offrant une sensation

d’omnipotence et d’excellence de sa raison. Des spécialistes réputés d’histoire intellectuelle, tels

Alain Besançon ou Martin Malia, ont étudié en profondeur les multiples connexions idéelles et

canaux de communication dans un Occident en ascension, particulièrement en ce qui concerne

l’ « exportation » des concepts en Russie. Ce qu’il faut retenir du « cycle allemand » en rapport

avec les sources de la conception de l’homme soviétique, c’est l’importance de cette déification de

l’homme pour la formation, dans les années 1930, d’une conception de l’homme nouveau commune

à toutes les idéologies totalitaires. Il s’agit d’un « homme de volonté de puissance »59

qui, dans

l’interprétation détournée des idéologues fascistes et communistes, devient un être humain doté

d’une force exceptionnelle dans le dépassement de ses limites humaines au profit de l’affirmation

de la race et de la préservation de sa pureté ou d’un futur communiste.60

Profondément ancrée dans la tradition philosophique allemande, la pensée marxienne

engendre une idéologie orientée vers la perfection d’un état final de l’humanité, l’impératif social et

politique ultime étant le développement absolu de toutes les possibilités humaines. Tout en étant le

produit de ses conditions de vie, l’humain possède la capacité de transformer son existence par la

volonté. L’anthropologie marxienne fusionne la conception de l’être humain en tant que créateur,

voire « entité transformatrice » (de soi-même, de la société, de la nature), avec les idées égalitaristes

nées de la Révolution française et avec la doctrine collectiviste issue des socialismes européens. Le

résultat de ce mariage idéel est le thème d’une libération possible de l’être humain de l’exploitation

et de l’aliénation par « l’action collective », la volonté individuelle devant s’associer à celle de la

« classe ouvrière ».

58

Martin Malia, La tragédie soviétique…, op.cit., p. 42. 59

Titre d’un ouvrage emblématique de Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance, Paris, Gallimard, 1995. 60

Voir à ce propos, Jean Clair (dir.), Les années 1930 : la fabrique de l’homme nouveau, Paris, Gallimard,

2008.

Page 239: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

223

Les visions d’une humanité « nouvelle et meilleure » occupent une place privilégiée dans le

grand récit socialiste de la Deuxième Internationale61

, celle-ci étant fortement imprégnée de la

pensée de Marx – ou plutôt de son interprétation schématisée.62

Il est important de considérer le

discours de l’Internationale ouvrière quant à la compréhension de la genèse du communisme

léniniste, car « c’est ce marxisme positiviste et « ouvriériste » de la Seconde Internationale qui sera

adapté en Russie pour produire, enfin, la première révolution marxiste »63

.

D’après les doctrinaires de l’Internationale ouvrière, la finalité de la Révolution socialiste est

la naissance d’un « type humain plus élevé que ne l’est l’homme moderne »64

, attendu que la

transformation du milieu de vie entraîne forcément une mutation des moeurs et des mentalités. Ce

nouvel être humain est animé par un besoin inné de travailler et par un esprit collectif. Il est

confiant dans l’organisation sociale, altruiste et solidaire (son développement est harmonisé au

développement des autres)65

. Malgré l’opposition formelle au courant du socialisme utopique, les

théoriciens du collectivisme s’inspirent considérablement des auteurs utopistes comme Charles

Fourier (« Le nouveau monde industriel et sociétaire » 1845) ou Robert Owen (« Le livre du

nouveau monde moral » 1847). Les idéologues socialistes associent à la représentation de l’homme

de demain un idéal architectural, un projet hygiéniste, le progrès technique ainsi que la prédiction

de la disparition totale du vice, des conflits et des antagonismes sociaux. L’anthropologie morale

collectiviste repose sur la croyance rousseauiste en une nature foncièrement bonne de l’humain qui

n’attend qu’à se manifester, une fois les rapports de production capitalistes disparus.

L’idéologie du mouvement ouvrier européen, loin d’être cohérente, renferme maintes

contradictions qui réfèrent aux antinomies de la pensée morale et politique moderne en général.

Celle-ci se définit premièrement par un effort de résoudre la tension toujours croissante, à

l’approche du XXe siècle, entre l’individu, soit les idéaux libertaires, et la société, à savoir les

61

Groupement des partis socialistes européens fondé en 1889 sur le principe de la lutte de classe. Elle succède

à la Première Internationale (1864) et précède l’Internationale communiste (1919), dirigée par le Parti

communiste de l’URSS. 62

Voir à ce propos Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième

Internationale, Paris, PUF, 1993. 63

Martin Malia, La tragédie soviétique…, op.cit., p. 68. 64

Karl Kautsky, Am Tage nach der sozialen Revolution, Berlin, Vorwärts, 1902, p. 417, cité par Marc

Angenot, L’utopie…, op.cit., p. 268. 65

Marc Angenot, L’utopie …, op.cit., p. 279.

Page 240: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

224

principes de l’égalité. Le conflit grandissant entre l’individu et la société résulte en partie de la

désagrégation de la société traditionnelle découlant des transformations majeures de l’époque

contemporaine comme l’industrialisation et le déplacement massif de la population rurale dans les

villes (l’urbanisation), les deux phénomènes étant à la base d’une complexification des rapports

sociaux et de l’apparition d’un sentiment de « perte de soi » et de déracinement chez les individus.

La pensée socialiste occidentale cherche à harmoniser dans un registre utopiste la contradiction

individu / collectivité en créant la conception d’un homme qui aurait complètement intériorisé les

besoins du groupe et dont l’aspiration naturelle serait le bien-être de la société.

Les différents courants politiques russes, dont le populisme, la social-démocratie et le

communisme, puisent dans ce bagage conceptuel hétéroclite produit par l’Occident. Ils recyclent et

adaptent à la réalité russe les thèmes humanistes du développement plénier des facultés humaines,

la représentation d’un individu capable du dépassement de ses limites, la conception d’un être libre

et épanoui dont la volonté se confond avec celle de la collectivité, etc. Toutes ces idées et bien

d’autres trouvent leur écho déformé, d’abord dans la production intellectuelle russe du XIXe siècle,

ensuite dans le discours soviétique officiel et dans les politiques sociales de l’État-Parti. Si l’utopie

collectiviste occidentale trouve en Russie un terrain propice à sa mise en pratique, c’est par suite

d’un complexe processus d’idéation concernant un idéal humain, mais surtout à cause d’un statut

particulier de l’individu dans ce pays archaïque en mal de modernisation.

31. Les quêtes morales de l’intelligentsia russe

Isaiah Berlin, penseur libéral de référence et grand connaisseur de « l’idée russe », considérée

comme arrière-plan intellectuel de la Révolution bolchévique, propose une façon inédite de

réfléchir sur l’idéologie et le régime communistes. Le propre de l’analyse d’Isaiah Berlin consiste à

mettre en avant la dimension existentielle des doctrines politiques et leurs prémisses psychologiques

et historiques.66

Il explique que l’humanité développe au cours de son histoire deux visions du

monde qui expriment deux types de perceptions de la réalité et génèrent deux grandes traditions

philosophiques et politiques. Il s’agit du monisme et du pluralisme. Ces deux visions du monde

s’attachent à répondre à des questions essentielles pour la vie des gens comme le comportement

66

Voir à ce propos, Isaiah Berlin, Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1994, et Isaiah Berlin, Four

essays on liberty, Oxford University Press, 1969.

Page 241: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

225

optimal à adopter dans une collectivité humaine, les façons d’organiser le groupe humain et les

solutions aux différents problèmes sociaux, bref, à la question de savoir comment il faut vivre.

La vision moniste, beaucoup plus répandue dans l’histoire, se trouve à la base de toute

moralité traditionnelle et de tous les courants essentiels de la pensée politique occidentale. Elle

perpétue la croyance dans l’existence d’une unité fondamentale sous-jacente à tous les phénomènes

qui résultent d’un seul objectif universel. À l’exemple des religions, de certaines philosophies, des

idéologies ou des doctrines politiques millénaristes, les grands systèmes de représentations croient

trouver en ce principe unificateur la solution unique et universelle, que ce soit au moyen de la

révélation religieuse, de la spéculation métaphysique ou de la recherche scientifique.

Berlin montre que les visions monistes de l’humanité proviennent d’un sentiment profond,

chez l’homme, d’une fissure intérieure et de sa nostalgie d’une mythique intégrité perdue.

L’historien de l’imaginaire Lucian Boia formule cette « nostalgie des absolus » (au sens de Berlin),

en termes d’archétype de l’unité, l’une des huit structures archétypales susceptibles de couvrir

l’essentiel d’un imaginaire appliqué à l’évolution historique. « Cet archétype cherche à soumettre le

monde à un principe unificateur, car l’homme aspire à vivre dans un univers homogène et

intelligible. »67

Il se trouve à la base du refus de la condition humaine et de l’histoire, refus

entraînant à son tour une tendance de confrontation avec le monde réel. Les solutions totalitaires du

XXe siècle, dont l’idéologie soviétique qui se trouve au centre de notre recherche, représentent des

condensés de vision moniste, étant donné leur inacceptation méthodique du monde réel au profit de

la construction d’une réalité fictive, du monde cohérent et lisse de la vérité absolue.

Toute conception du monde animée par un désir passionné de découvrir une vérité unitaire et

une solution définitive aux problèmes sociaux et par un besoin de certitudes est potentiellement

productrice d’un régime politique autoritaire. En ce sens, elle s’oppose à une perception de la réalité

qui admet la possibilité des incohérences et des contradictions, c’est-à-dire à une vision pluraliste

du monde. Celle-ci repose sur la conviction profonde qu’ « il n’existe pas de solutions générales

aux problèmes individuels et spécifiques, rien que des expédients provisoires qui doivent être

67

Lucian Boia, Pour une histoire…, op.cit., p. 33.

Page 242: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

226

fondés sur un sens aigu de la singularité de chaque situation historique et sur un degré élevé de

sensibilité aux besoins et exigences particuliers d’individus et de peuples divers ». La vision

pluraliste se concrétise dans les doctrines politiques libérales. Celles-ci avancent « le droit de

l’individu à se diriger lui-même, par contraste avec les directives de l’État, de l’Église ou du Parti ».

De même, elles partent du principe selon lequel « la diversité des buts et des aspirations humaines

ne peut être évaluée selon aucun critère universel ou subordonnée à quelque objectif transcendant ».

Isaiah Berlin décèle dans le milieu intellectuel russe du XIXe siècle la présence d’une certaine

tendance libérale accompagnée d’un plus fort mouvement idéologique à caractère moniste. Le

libéralisme des penseurs russes s’exprime notamment par une attitude critique envers l’État russe, la

condamnation du servage, les requêtes constitutionnalistes et, dans le cas de penseurs isolés, par une

réflexion poussée et novatrice sur les libertés individuelles.68

Hostile au constitutionnalisme,

réticent face aux changements politiques et sociaux, le pouvoir tsariste maintient dans la Russie du

XIXe siècle un contrôle draconien des idées. La tendance libérale russe implique une conception de

l’homme fondée sur l’idéal de la liberté individuelle et sur l’opposition à l’autocratie tsariste et à

l’arbitraire du pouvoir de la bureaucratie impériale sur l’individu.

Nombre d’historiens voient dans Aleksandr Herzen le forgeur des idées libérales les plus

approfondies dans le milieu intellectuel russe. Tout en dépassant le niveau de l’opposition

principielle au régime tsariste, il développe une conception de l’humain heureux de vivre la

diversité du monde et sa propre pluralité. Les libertés individuelles sont, selon Herzen, une valeur

absolue qui ne doit pas disparaître au nom des abstractions et des principes généraux tels que « le

salut éternel, l’Histoire, l’humanité, le progrès, l’Église ou le prolétariat ». Herzen clame la

subordination des exigences de la justice sociale, de l’efficacité économique ou de la stabilité

politique au principe du respect de la dignité humaine.

En ce qui concerne la présence de la vision moniste dans l’espace intellectuel russe du XIXe

siècle, elle est caractéristique non seulement du panslavisme messianique de la couronne russe,

68

Voir à ce propos l’étude d’Isaiah Berlin concernant la figure et l’œuvre littéraire de l’intellectuel russe

Aleksandr Herzen. Isaiah Berlin, « Aleksandr Herzen », dans Les penseurs russes, Paris, Albin Michel, 1984,

p. 237-262.

Page 243: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

227

mais aussi, comme le montre Isaiah Berlin, de toutes une gamme de perspectives intellectuelles,

certaines d’entre elles issues d’une position anti-tsariste radicalisée. Influencés structurellement par

l’idéalisme allemand, des courants comme celui des slavophiles, le populisme, le socialisme

bakouninien et, plus tard, le communisme russe reposent sur les mêmes patrons. Leur dénominateur

commun est un certain utopisme69

au sens de l’insuffisance du principe de réalité et d’une

conception de l’individu qui implique son articulation dans l’engrenage de la collectivité, avec

l’asservissement à des principes considérés comme étant transcendants. L’élément utopique très

puissant de ces perspectives intellectuelles est symptomatique d’une aliénation profonde des auteurs

par rapport à la société russe et à ses vrais problèmes. Tous ces courants reposent sur la conviction

que la nature et l’Histoire sont dotées d’un plan et que « les sociétés humaines ne sont pas un simple

amalgame d’individus : elles possèdent des structures internes analogues à l’organisation psychique

de l’âme de chacun et poursuivent des buts dont les individus qui les composent peuvent ne pas être

conscients ».70

L’abondance des ouvrages minutieux dédiés à l’intelligentsia, cette élite intellectuelle russe

du XIXe siècle qui développe, en réaction au pouvoir, des systèmes de pensée aussi dogmatiques et

susceptibles d’écraser l’individu que le tsarisme lui-même, nous évite de faire une analyse de ce

phénomène intellectuel et social complexe. Notons tout simplement quelques-unes de ces

conceptions organicistes de l’individu qui ont servi de toile de fond intellectuel à l’idéologie

soviétique et à son idéal humain.

La vision slavophile avance une représentation ennoblie et peu conforme à la réalité de la

communauté paysanne russe (obŝina) qui repose sur une hiérarchie stricte et sur un fort degré

d’interdépendance sociale. Obŝina serait, conformément à la position slavophile, un modèle réduit

de la société juste fonctionnant selon le principe de la conciliarité (sobornost’), soit l’intégrité de la

conscience collective, son caractère indivisible, « l’unité dans la multiplicité ». Sobornost’ –

sentiment collectif dans lequel chacun engage son existence – représente, d’après le courant

slavophile, le vrai esprit populaire, une forme authentique de démocratie par rapport à la « fausse »

69

Il est à noter l’influence forte de la pensée de l’utopiste socialiste Charles Fourier sur le mouvement

populiste russe. Voir à ce propos, par exemple, Isaiah Berlin, « Le populisme russe » dans Les penseurs…,

op.cit., p. 265. 70

Ibid., p. 124.

Page 244: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

228

démocratie occidentale, fondée sur les égoïsmes des individus. Par conséquent, le type humain

promu par le mouvement slavophile (présenté comme étant le type national) est celui de l’individu

qui n’aspire qu’à refléter l’état d’esprit dominant dans la société et qui est étranger à tout désir de

développement autonome. De ce point de vue, la personnalité humaine ne constituerait qu’une

particule élémentaire, atome indivisible de la société.

Le populisme (narodničestvo), conception politique et sociale qui surgit en Russie au milieu

du XIXe siècle, adapte le mythe communautaire slavophile à la doctrine socialiste européenne pour

créer une variante paysanne du socialisme. Comme le montre Martin Malia, le faible niveau

d’industrialisation et d’urbanisation de la Russie ne permet pas aux marxistes russes de voir dans le

prolétariat la classe porteuse de l'histoire universelle : seule la paysannerie, le peuple russe (narod),

pouvait jouer ce rôle. Le populisme se définit par la conviction que les instincts du paysan russe

pourraient mener à une forme de socialisme. L’absence de propriété privée dans la communauté

rurale russe et le caractère collectif de son économie rendent, selon les doctrinaires populistes, la

réalisation du communisme davantage possible qu’ailleurs. L’ordre communiste, tel que les

marxistes occidentaux l’envisagent, ne serait, dans la perspective populiste, que la continuation de

la communauté villageoise russe.

Avec Nicolaj Černyševskij, son tribun le plus influent, le populisme recycle la conception

collectiviste de l’être humain, mais crée également le modèle de « l’homme d’exception ». Hérité

principalement des slavophiles, l’idéal collectiviste s’incarne dans l’image des « hommes nouveaux

de la libre république socialiste, coopérative et moralement pure de l’avenir ». Cette conception se

développe, comme on l’a vu antérieurement, à peu près à la même époque au sein de

l’Internationale ouvrière. Quant à l’« homme d’exception », c’est le prototype du révolutionnaire

russe, héros et martyr. Le roman de Černyševskij dresse le portrait précis du révolutionnaire-

rédempteur du peuple qui est aussi l’éducateur des futurs « hommes nouveaux ». Dédié jusqu’au

fanatisme à la cause de la Révolution socialiste, discipliné et passionné, le révolutionnaire soumet

entièrement sa vie au seul impératif de la lutte pour le changement de la condition des humbles. Ce

Page 245: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

229

modèle sert de guide éthique pour toute une génération de jeunes radicaux, dont Lénine, qui ont

appris à défier les lois et accepter l’exil et la mort avec indifférence.71

Le type du révolutionnaire-martyr lègue aux figures du panthéon des héros soviétiques des

traits psychiques spécifiques comme la volonté de poursuivre la cause prométhéenne au péril de sa

vie, une force de caractère inouïe, l’implacabilité, l’autodiscipline et surtout l’âme incorruptible. Ce

psychisme particulier du révolutionnaire russe n’est pas sans rapport avec une représentation chère

au romantisme allemand si influent dans la sphère intellectuelle russe de la première partie du XIXe

siècle. Il s’agit de l’image du génie, du démiurge, du visionnaire, qui suit inexorablement son destin

créateur et l’Histoire, malgré l’incompréhension et les conventions sociales.

Les deux idéaux humains élaborés dans le cadre de la quête intellectuelle et spirituelle russe

du XIXe siècle, l’homme communautaire et « l’homme d’exception », ne sont, malgré leurs

différences apparentes, que deux emblèmes du même Janus. Car les deux figures renvoient à une

forme d’existence sociale ajustée dans le dessein d’atteindre un objectif univoque « qui transcende

les buts variés des groupes et des individus différents les uns des autres », pour reprendre une

expression de Berlin. Cette forme d’existence, sous l’aspect de la société traditionnelle, prédomine

en Russie jusqu’aux années 1970 du siècle précédent, moment où les effets des politiques

d’urbanisation et d’industrialisation soviétique commencent à se ressentir au niveau macrosocial.

L’économiste Anatolij Višnevskij72

et l’historien Jurij Afanas’ev73

avancent l’hypothèse

selon laquelle les conceptions collectivistes de l’homme, façonnées par l’intelligentsia russe, sont

révélatrices d’une prise de conscience d’un type humain prédominant dans l’empire russe du XIXe

siècle. Il s’agit du produit humain de la culture traditionnelle immergée à son tour dans les

conditions d’une société rurale, relativement simple, pratiquement indifférenciée et peu efficace du

point de vue économique. Les exigences économiques et démographiques, la lutte continue pour la

71

Il est à noter l’influence de l’œuvre de Nicolaj Černyševskij, notamment en ce qui concerne le type humain

de révolutionnaire, sur les futurs chefs idéologiques de la Révolution russe dont Léon Trotsky. Voir à ce

propos Léon Trotsky, « Les tâches de l’éducation communiste », discours prononcé en 1923 lors de

l’anniversaire de l’Université de Sverdlov. 72

Anatolij Višnevskij, La faucille et le rouble : la modernisation conservatrice en URSS, Paris, Gallimard,

2000. 73

Jurij Afanasiev, Ja dolžen èto skazat’, Moscou, Pik, 1991.

Page 246: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

230

survie et la nécessité de la mobilisation du groupe, dans ce sens, laissent en plan les libertés

individuelles, perçues comme étant préjudiciables pour les intérêts de la collectivité. De cette

manière, la soumission inconditionnelle de l’individu au principe de l’homme pour…la société,

l’État, la famille, (opposé au principe humaniste de l’homme pour l’homme), et la prééminence du

« nous » sur le « moi », se trouvent entièrement justifiées.

L’attachement à ce type d’existence collective de la communauté humaine traduit une vision

holiste du monde, vision de plus en plus puissante dans la Russie arriérée et paysanne du XIXe

siècle, moment historique ou elle est obligée de confronter la modernité. La vision holiste se

radicalise au contact des phénomènes essentiellement modernes comme la complexification des

rapports sociaux, l’implosion de la société, la disparition progressive de ses assises traditionnelles,

l’affirmation du capitalisme, etc.

Selon Višnevskij, la Révolution d’Octobre peut être interprétée comme une réaction

conservatrice du monde rural russe contre les innovations capitalistes du début du XXe siècle. De

même, toute l’histoire du communisme après 1917 peut être assimilée, au mépris des politiques

modernisatrices des États-partis, à la lutte continue pour la transformation de la société entière en

une vaste commune. Du point de vue des politiques communistes culturelles, la présence forte dans

la société russe du début du XXe siècle de la mentalité holiste et la résistance de l’homme

communautaire face à la modernité expliquent l’efficacité d’application du projet de l’homme

nouveau soviétique, perçu comme un rouage dans l’engrenage de l’État-Parti.

Pour revenir au climat intellectuel russe du XIXe siècle, il faut dire que les différents penseurs

sont constamment déchirés dans leurs quêtes d’un idéal moral entre les deux tendances

contradictoires conceptualisées par Isaiah Berlin : le monisme et le pluralisme. D’un côté, on

remarque une immense aspiration de l’individu à s’émanciper de la tutelle de toute autorité

politique ou idéologique ; de l’autre côté, il y a la prolifération des positions intellectuelles de

nature à incorporer l’individu dans un système « harmonieux » qui est perçu comme étant plus

important que les volontés individuelles. Il est frappant de remarquer que cette dualité de la

conception de l’humain traverse en même temps, comme nous allons le voir, l’évolution historique

des représentations héroïques soviétiques. En effet, les périodes de libéralisation politique tels le

dégel khrouchtchévien et la pérestroïka gorbatchévienne permettent la diffusion de héros moins

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231

subordonnés aux injonctions de la « Patrie socialiste » et plus préoccupés de leurs propres vies dans

ce qu’elles ont d’individuel et d’intime.

32. L’évolution des représentations de l’homme soviétique comme idéal humain

Dans la première décade de l’existence du jeune État soviétique, l’homme nouveau est un

phantasme qui focalise les quêtes idéologiques des théoriciens communistes autant que les

préoccupations d’une partie de l’intelligentsia artistique : écrivains ou réalisateurs et artistes

plastiques de mouvance avant-gardiste. Jusqu’à la fin du régime communiste, l’homme nouveau

constitue l’objet de mythifications tant au niveau du discours des apparatchiks que dans les arts

soviétiques, assignés à donner un souffle vivant à ce concept idéologique. Membre influent du

Secrétariat du Parti, Mihail Souslov déclare, dans la dernière décennie de l’existence de l’URSS :

Le Parti communiste d’URSS considère, aujourd’hui comme hier, la formation de l’homme

nouveau comme une composante essentielle de l’édifice communiste en construction.74

Les responsables idéologiques des moyens d’éducation de masse perçoivent leurs fonctions

comme étant la formation de l’esprit héroïque chez les Soviétiques :

Les gens ne deviennent pas des héros uniquement sous la pression des circonstances. L’élan

héroïque est le bilan de toute une vie de discipline, de travail, de volonté et de fidélité aux hauts

idéaux communistes. Nous tendons à répandre l’expérience de travail idéologique que les

organisations de Parti et les institutions culturelles ont accumulée dans le but d’éduquer la

nouvelle génération dans l’esprit de la fidélité aux traditions des pères.75

Tout au long de l’existence de l’URSS, l’intelligentsia créatrice et scientifique travaille à

l’élaboration de l’image la plus adéquate de l’homme nouveau soviétique, tâche qui s’avère difficile

compte tenu de toute une série de contraintes peu compatibles entre elles. Tout d’abord, les

74

Dans Michel Heller, La machine et les rouages : la formation de l’homme soviétique, Paris, Calmann-Lévy,

1985, p. 29. 75

T. Jakutov (le rédacteur en chef de la rédaction générale de propagande à la Radio biélorusse), « Podvigu

geroev » (trad. du russe : À l’exploit des héros), dans Televidenie i radioveŝanie, no 5, 1975.

Page 248: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

232

exigences idéologiques imposent avec fermeté un modèle précis qui laisse peu de place à la liberté

de création. Dans un ouvrage datant de 1959 le théoricien littéraire Timofeev explique que « le

critère d’évaluation du héros positif est dans la nature de son rapport à la réalité ». Il ajoute que

« seul le héros dont le caractère est déterminé par son rapport à ce qui est nouveau dans la vie,

progressiste, en un mot, le rapport au mouvement de libération du peuple et, dans la société

soviétique, à la construction du communisme, seul ce héros possède une véritable signification

artistique ».76

De plus, les principes mêmes du réalisme socialiste exercent un effet contrariant sur la

fabrication de l’image de l’homme nouveau. Selon le réalisme socialiste, la réalité ne peut être

considérée comme telle, car seule la réalité idéale est vraie et c’est elle que l’art est appelé à

représenter.77

Une perspective réaliste socialiste de l’homme demeure difficile à marier avec

l’authenticité que les officiels et les critiques littéraires et cinématographiques n’arrêtent pas

d’exiger des créateurs en ce qui concerne le portrait du héros soviétique. Celui-ci manquerait, selon

certains critiques, de véracité et d’humanité puisque il serait trop schématique et stéréotypé.78

Ensuite vient l’exigence de suivre les changements de la ligne du Parti et ses différentes

politiques. Les phénomènes comme la collectivisation et l’industrialisation staliniennes, le tournant

idéologique du milieu des années 1930 et la montée du culte de Staline, les « Grandes Purges », la

guerre contre l’Allemagne, la guerre froide, la déstalinisation khrouchtchévienne suivi du « regel»

du temps de Brejnev, les politiques de glasnost et la pérestroïka de la fin du régime se répercutent

absolument sur le processus de fabrication des héros. En plus de subir la servitude politique, les

créateurs doivent se plier aux goûts personnels de multiples dirigeants communistes : des

responsables du contrôle de la production artistique jusque, dans certains cas, le chef du Parti.79

En

76

L. Timofеev, Osnovy teorii literatury, (trad. du russe : Les bases de la théorie littéraire), Ucpedgiz, Moscou,

1959, p. 405. 77

Leonid Heller, De la science-fiction soviétique : par delà le dogme, un univers, Lausanne, L’Age d'Homme,

p. 97. 78

Un exemple, parmi beaucoup d’autres, de critique de ce genre : l’article de Nicolaj Poliuhov « Naš

sovremennik na dokumental’nom èkrane : zametki o kinolentakh studii « Moldova-Film » i ob’’edinenija

« Telefilm-Chisinau » », (trad. du russe : Notre contemporain à l’écran documentaire : notes concernant les

films du studio « Moldova-Film » et de l’association « Telefilm-Chisinau », dans Kodry, no 10, p.136-142.

79 Un groupe de cinéastes, dont Mihail Romm et Segej Vassiliev, adresse en 1940 une lettre à Staline

concernant « la dégradation du cinéma soviétique et du statut de cinéaste » dans laquelle on mentionne que

Page 249: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

233

ce sens la référence demeure l’ingérence de Staline dans le processus créatif.80

La capacité de

devancer les attentes des gouvernants et de livrer une œuvre imaginative et « véridique », empreinte

des principes de l’idéologie soviétique et adaptée à la conjoncture présente, assurent le succès au

créateur. Finalement, le désir inhérent à tout artiste d’exprimer une réalité intime et un propre projet

artistique constitue un autre facteur susceptible d’agir sur l’élaboration de la représentation de

l’homme nouveau.

Par conséquent, loin d’être immuable, la représentation de l’homme nouveau évolue sous la

pression de nombreux facteurs. Elle témoigne des quêtes idéologico-artistiques du début du régime

et des rivalités politiques qui surviennent aux moments de crise idéologique du régime communiste

accompagnant l’intronisation du nouveau leader du Parti. La marche chronologique des héros

soviétiques réfère également aux changements de la ligne politique soviétique et aux tentatives des

intellectuels de briser le monopole étatique des significations par la promotion de valeurs héroïques

non autorisées.

L’avant-garde cinématographique des années 1920 en URSS se lance dans des

expérimentations artistiques hardies qui impliquent une perception particulière de l’humain. Les

pionniers du cinéma soviétique comme Dziga Vertov et Sergej Eisenstein déclarent s’écarter d’une

perspective artistique « bourgeoise » au profit d’une vision marxisante du rapport entre l’homme et

la société. Ils répudient l’idée du destin singulier, la conception du héros en développement et les

sujets centrés sur le personnage, tous considérés comme étant psychologisants et mélodramatiques

et apparaissant, en un mot, comme des « réflexes » du cinéma tsariste.81

« la réception et la planification des scénarios sont régies par un excès d’assurance, un goût douteux et une

compréhension vulgaire des objectifs de l’art. Les scénarios passent par un nombre immense d’instances,

chacune se réservant le droit à ses propres corrections préférentielles », dans « Lettre à I.V. Staline de la part

d’un groupe de cinéastes », Archives du Président de la Fédération Russe, fonds 3, inventaire 35, dossier 64,

p. 81-83. 80

Voir à ce propos, par exemple, le document du 27 février 1947 « Le sténogramme des discussions de I.V.

Staline, A. A. Ţdanov et V. M. Molotov avec S. M. Eisenstein et N. K. Čerkassov concernant le film « Ivan le

Terrible », dans Genadij Mar’jamov, Kremlevskij cenzor. Stalin smotrit kino, (trad. du russe : Le censeur du

Kremlin. Staline regarde le cinéma), Moscou, Tema, 1992, p. 84-92. 81

Myriam Tsikounas, Les origines du cinéma soviétique : un regard neuf, Paris, Cerf, 1992, p. 136-160.

Page 250: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

234

En revanche, les artistes révolutionnaires sont fascinés par la foule : le flux humain y est vu

non pas comme un attroupement guidé par les instincts et la déraison, mais en tant que masses

organisées politiquement, dotées de force morale et d’une conscience supérieure à celles des

individus pris séparément. Les films emblématiques des débuts du cinéma soviétique comme Le

cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925) et La symphonie du Donbass (Vertov, 1931) mettent en

scène, avec beaucoup d’émotions, le « héros-masse », la foule prolétaire porteuse des sens de la

solidarité et du collectif. Il s’agit ici du même démothéïsme qui traverse la pensée russe du XIXe

siècle et se définit par la croyance en la force prodigieuse de la volonté et de la raison populaires.

Sous le stalinisme, le communisme soviétique se cristallise en tant que régime politique et

système économique. Il s’agit d’une étape fondatrice de l’État soviétique qui consiste en

l’application d’un ensemble de politiques de modernisation très radicales et génératrices de violence

à l’égard de différentes catégories de la population comme la paysannerie et les cadres dits

bourgeois.82

Le communisme soviétique s’accomplit sous le stalinisme également comme idéologie

par l’élaboration, notamment, de la doctrine du marxisme-léninisme et d’un imaginaire particulier.

C’est aussi l’époque de la consécration idéologique du héros qui, peut-on dire, s’objective en trois

figures correspondant aux trois volets du projet stalinien de modernisation : la collectivisation des

moyens de production agricole, l’industrialisation et la centralisation politique, soit l’édification du

culte de Staline. La modernisation forcée, une modernisation sans émancipation dans le style de

Pierre le Grand83

, que Staline démarre afin de consolider l’appareil étatique et faire de l’URSS une

force militaire, exige d’immenses sacrifices de la part des citoyens soviétiques. Elle réclame de ses

héros qu’ils soient des modèles d’attitude et de comportement à suivre dans ces conditions de

grande instabilité sociale et de pressions politiques et économiques sans précédent sur la société.

L’intelligentsia créatrice et scientifique est aussitôt enrôlée sur le « front culturel » en vue du

« perfectionnement de la matière humaine » et de la « transformation complète de l’homme ». Les

politiques culturelles staliniennes se définissent tout d’abord par l’imposition d’un monopole

drastique de la sphère artistique, y compris en ce qui concerne la création de l’imaginaire héroïque.

82

Voir à ce propos, Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique de Lénine à Staline (1917-1953), Paris,

PUF, 1995, p. 50-73 et Sabine Dullin, Histoire de l’URSS, Paris, La Découverte, 2003, p. 28-39. 83

Nicolas Werth, Histoire…, op.cit., p. 73.

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235

En 1930, Boris Šumjackij, directeur du Sojuzkino, institution étatique responsable de la gestion et

du contrôle de la production cinématographique, interdit aux réalisateurs les expérimentations

artistiques, qu’il taxe de « formalisme », au profit d’un « art accessible à tous ». En critiquant

sévèrement le film de Vertov, La symphonie du Donbass, Šumjackij annonce que « les films

doivent être dotés de fortes intrigues et de héros clairement définis ».84

En 1934, l’écrivain Maxime

Gorki affirme, dans son intervention concernant les bases du réalisme socialiste lors du premier

Congrès de l’Union des Écrivains Soviétique, que l’art doit présenter des modèles héroïques

d’engagement socialiste. De cette manière, les cinéastes soviétiques sont sommés d’abandonner

leurs recherches artistiques visant les « amples mouvements de masse » pour commencer à

« chercher » le héros.

Par la suite, la collectivisation trouve son héros dans la figure de Pavel Morozov, adolescent

qui dénonce son grand-père comme étant koulak aux autorités soviétiques et se fait tuer par celui-ci,

le tout dans le contexte d’une querelle de famille de longue date.85

La propagande de Parti utilise

rapidement cet incident en lui donnant une connotation de lutte contre les éléments hostiles aux

Soviets. Elle érige l’adolescent Pavel en héros symbolisant la confrontation de jeune État soviétique

avec les « survivances du passé capitaliste ».86

Le mythe du pionnier87

Pavel Morozov devient avec

le temps une pièce maîtresse de la propagande héroïque destinée aux jeunes soviétiques ; un

exemple de dévouement absolu au Parti et de préséance sur les sentiments et les attachements

personnels.88

84

Richard Raylor, « Ideology as Mass Entertainment: Boris Shumyatsky and Soviet Cinema in the 1930s »

dans Richard Taylor et Ian Christie, Inside the Film Factory: New Approaches to Russian and Soviet Cinema,

London, New York, Routledge, 1991. 85

Voir à ce propos « Mif Pavla Morozova », (trad. du russe : Le mythe de Pavel Morozov), à l’émission radio

Dokumenty prošlogo coordonnée par les historiens Vladimir Tol’c et Ol’ga Edel’man et diffusée sur le poste

Radio Svoboda le 24 mai 2008. 86

Pendant toute l’existence ultérieure de l’Union Soviétique, des centaines d’œuvres littéraires et historiques,

figuratives et cinématographiques et même un opéra seront dédiés à l’exploit du pionnier Pavel Morozov. De

même, de multiples entreprises comme des bibliothèques, des bateaux, des écoles, des équipes sportives, etc.

portent le nom de ce « martyr de l’idée », comme l’appelait la propagande de Parti. Voir à ce propos Yuri

Druzhnikov, Informer 001: The Myth of Pavlik Morozov, New Brunswick, Transaction Publishers, 1996. 87

Les pionniers sont une organisation de jeunesse communiste en URSS, mise sur pied par l’État soviétique

dans le but d’encadrer idéologiquement les jeunes de 9 à 13 ans environ. Chaque enfant soviétique était

fortement conditionné à faire partie des Pionniers. 88

Catriona Kelly, Camrade Pavlik ; the Rise and Fall of a Soviet Boy Hero, Londres, Granta Books, 2005.

Page 252: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

236

« L’ouvrier de choc » Aleksej Stahanov, figure de proue de l’industrialisation des années

1930, constitue l’objet d’une mise en scène politique encore plus élaborée que Pavel Morozov. Ce

mineur de Donbass est érigé au rang de héros pour avoir accompli, selon le discours officiel,

quatorze fois la norme d’extraction de charbon. En réalité, toute une équipe de mineurs aide

Stahanov lors de son « exploit de travail », détail escamoté par la propagande de Parti.89

Modèle

appelé à galvaniser l’enthousiasme des ouvriers, la figure de Stahanov symbolise, dans l’imaginaire

héroïque soviétique, le dépassement des limites du travail humain au profit des idéaux communistes

et de l’État-Parti.

L’aspiration de Staline à monopoliser le pouvoir à l’intérieur du Parti requiert une

légitimation historique ainsi qu’un encrage dans une mentalité politique préexistante au régime

communiste et dans une mythologie de fondation. Les professionnels de l’histoire ont joué un rôle

de première importance dans ce projet. Si les historiens soviétiques du début du régime soviétique

se consacrent à une analyse de type marxiste, ils sont obligés d’épouser, au milieu des années 1930,

une interprétation en termes d’histoire nationale axée sur la personnalité et les exploits des « grands

hommes » du passé russe. Le 16 mai 1934, une décision du CC du PC de l’URSS exige des

historiens de « revêtir la ligne générale du Parti dans la chair et le sang national ». Ce revirement

idéologique entraîne la condamnation de la direction théorique développée auparavant par Mihail

Pokrovskij, qui reniait le rôle de la personnalité en accentuant l’importance des masses en tant que

« moteur de l’histoire ».

Le culte des « grands hommes » devient un trait essentiel des récits historiques soviétiques,

fondés sur les exploits des héros qui ont jalonné le devenir eschatologique des nations socialistes et

de l’URSS toute entière. Le nouveau discours historique, événementiel, héroïsant et nationaliste,

permet au « grand guide » d’apparaître comme un héros de l’histoire russe dans la lignée

d’Aleksandr Nevskij et du tsar éclairé Pierre le Grand. D’une manière plus générale, l’élaboration

d’un panthéon des héros soviétiques poursuit comme objectif le développement et la consolidation

d’un culte de chef dans la conscience collective des Soviétiques. Le cinéma soviétique suit sans

89

Sur la représentation héroïque de l’ouvrier de choc, voir Berthold Unfried, « Montée et déclin des héros »,

dans Pierre Centlivres (dir.), La fabrique des héros, Paris, La maison des sciences des hommes, 1998, p.189-

202.

Page 253: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

237

tarder le revirement historiographique. Sergej Eisenstein et Dziga Vertov, jadis fascinés par le

héros collectif en tant qu’agent du progrès et du renouvellement du monde, se mettent à créer des

films magnifiant le « grand homme ». C’est le cas notamment dans la production Aleksandr Nevskij

d’Eisenstein (1938) et dans Trois chants pour Lénine de Vertov (1934).

Les commentaires du groupe dirigeant stalinien, dont Aleksandr Ţdanov, Vjačeslav Molotov

et Staline lui-même, concernant la construction du personnage d’Ivan le Terrible dans le film

d’Eisenstein montrent bien les critères officiels d’héroïsation des figures historiques propres au

« second stalinisme ». Staline critique la vision d’Eisenstein du tsar Ivan car il le trouve « faible,

indécis et hamlétique ». Ţdanov ajoute que le personnage d’Ivan le Terrible d’Eisenstein est un

neurasthénique. Molotov accuse le réalisateur « d’avoir mis l’accent sur le psychologisme » dans la

construction du personnage du tsar Ivan et d’avoir trop insisté sur « les contradictions

psychologiques intérieures et sur les émotions personnelles ».90

Selon Staline, le personnage d’Ivan

le Terrible devrait inspirer une sensation de force et de détermination. Il doit être représenté comme

étant impitoyable, voire cruel, dans l’instauration de l’ordre étatique et la centralisation politique.91

Un phénomène corollaire à l’affermissement du culte de Staline est l’expulsion du discours

historique officiel des révolutionnaires de « l’ancienne garde », victimes des « Grandes purges ».

Des bolchéviques de la première génération, dont le prestige et l’activisme les ont propulsés dans

les années 1920 aux postes-clé du Parti, ont formé en peu de temps une élite dirigeante susceptible

de contrarier la monopolisation stalinienne du pouvoir. Pour la plupart héros de la guerre civile, ces

dirigeants sont éliminés sur l’ordre de Staline : ils sont assassinés ou emprisonnés dans des camps

de travail. Toute référence à leurs personnes est effacée de l’historiographie soviétique, des photos

et des pellicules officielles.92

Ce n’est qu’à l’époque de la déstalinisation qui suivra le décès du

« grand guide » en 1953, que l’on assistera à une résurgence massive, dans la mémoire d’État,

des anciens bolchéviques et de leurs exploits.

90

« Le sténogramme des discussions de I.V. Staline, A. A. Ţdanov et V. M. Molotov avec S.M Eisenstein et

N. K. Čerkassov concernant le film Ivan le Terrible » dans Genadij Mar’jamov, Kremlevskij cenzor. Stalin

smotrit kino, (trad. du russe : Le censeur du Kremlin. Staline regarde le cinéma), Moscou, Tema, 1992, p. 84-

92. 91

Ibid. 92

Voir à ce propos David King, Le commissaire disparaît, Paris, Calmann-Lévy, 2005.

Page 254: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

238

L’idéologie stalinienne produit la version la plus percutante, du point de vue propagandiste,

du héros de la « Grande Guerre Patriotique ». Figure monumentale et, pourrait-on dire, dépourvue

de traits humains, le héros-soldat de la mouvance stalinienne s’inscrit dans le tableau d’un monde

polarisé à l’extrême. Il est un être soumis en totalité aux nécessités politiques de la lutte contre le

camp adverse ; la propagande le représente comme étant l’agent des forces du Bien. Le héros ne vit

que pour les idéaux communistes, il est entièrement dévoué à la « Patrie soviétique ». Prêt à un

sacrifice total, il déploie une volonté inouïe afin de réaliser son exploit. Le fait de dépasser sa

condition humaine lui confère un caractère sacral et l’érige en demi-dieu du panthéon soviétique.

Film culte du cinéma soviétique, L’histoire d’un homme véritable, qu’Aleksandr Stolper

produit en 1948, demeure emblématique de l’imaginaire héroïque staliniste. Réalisé dans un parfait

style réaliste socialiste, il concentre la vision de Staline sur le rôle de l’individu et de la société toute

entière. Le film, dont l’action se situe pendant la « Grande Guerre Patriotique », raconte le périple

d’un pilote soviétique abattu en territoire occupé. Malgré ses deux jambes cassées, la douleur atroce

et la faim insupportable, le soldat rampe pendant trois semaines dans une forêt enneigée et réussit

finalement à rejoindre les partisans. Pendant son abominable périple, il est animé d’un seul désir,

celui de réintégrer l’Armée rouge. Plus tard, même amputé, le pilote Mares’ev reprend le combat.

Avec un courage et une force de caractère exceptionnels, il finit par piloter à nouveau un avion de

chasse et à prendre part avec succès à la victoire finale sur l’ennemi.

L’abnégation, l’oubli de soi et l’auto-instrumentalisation apparaissent comme des attributs

indispensables du héros soviétique. Le corps même du héros n’est qu’une arme, mais une arme

parfaite, car capable de volition. Le message du film est aussi un avertissement dans le contexte de

la guerre froide : même mutilé, le soldat soviétique continuera de lutter. Détail révélateur : 1948,

année de la production de ce film porteur par excellence des valeurs héroïques stalinistes, est aussi

l’année du triomphe de la théorie de l’hérédité de Lyssenko. Sous le prisme de la théorie lyssenkiste

de la transmission des caractères acquis, l’être humain serait capable, en déployant sa force de

volonté, d’actes extraordinaires d’autodépassement.

C’est à l’époque du « second stalinisme » que se forge la conception soviétique de l’héroïsme

et de l’exploit, et que le psychisme particulier et la valeur morale du héros soviétique se cristallisent

ainsi que les différents dispositifs narratifs et visuels de symbolisation et de mise en scène héroïque.

Page 255: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

239

L’idéologie stalinienne crée un type d’héroïcité qui dominera la production artistique soviétique

jusqu’à l’époque du néostalinisme brejnévien et même plus tard. Le héros « de trempe stalinienne »

restera jusqu’à la fin du régime la pièce de résistance de la propagande de Parti malgré l’apparition

ultérieure d’autres représentations, dont les antihéros (« personnages sans quête ») du cinéma de la

pérestroïka.

La déstalinisation khrouchtchévienne révèle et suscite en même temps une crise de

l’idéologie soviétique et son discrédit partiel dans la société. Le rapport de Khrouchtchev « Du culte

de la personnalité et de ses conséquences », présenté le 25 février 1956 au XX e congrès du PC de

l’URSS, dénonce la terreur stalinienne et fait référence aux millions de ses victimes. Khrouchtchev

accuse également les décisions militaires, très coûteuses sur le plan des vies humaines, que prend

Staline pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les Soviétiques se retrouvent face à l’immensité des

crimes et de l’injustice du gouvernement stalinien, d’autant plus que les anciens détenus politiques,

libérés à la suite du rapport, réintègrent leurs foyers et diffusent dans leur entourage la terrible

expérience concentrationnaire. La déstalinisation rend visible une autre réalité soviétique : la réalité

terrible des arrestations, des aveux extorqués, des persécutions et des dossiers fabriqués.

Les déclarations accusatrices que lance Khrouchtchev contre le stalinisme éveillent, chez un

segment de la population, l’espérance d’un changement positif à l’intérieur de l’appareil du pouvoir

et dans la société soviétique toute entière. Le rapport ouvre la porte aux questionnements et aux

polémiques dans la sphère publique, en particulier dans les milieux intellectuels, concernant

l’héritage stalinien. Il suscite de même une effervescence inouïe d’idées. D’après l’historien

allemand Karl Eimermacher, « sont devenus très populaire [dans les milieux intellectuels

soviétiques] la quête spirituelle, la lutte pour la « pureté » du marxisme-léninisme, un retour aux

« normes léninistes » et aux préceptes de la première génération des bolchéviques ». Les jeunes

écrivains, ajoute Eimermacher, appellent à la responsabilisation des parents et prônent le dédain

pour l’ « expérience historique » à la faveur d’une expérience « personnelle ».93

93

Karl Eimermacher, « Istoričeskoe myšlenie i doklad N.S Hruŝeva na XX s’’ezde KPSS », (trad. du russe :

La pensée historienne et le rapport du N. S. Khrouchtchev au XXe congrès du PC de l’URSS) dans Kul’tura i

vlast’ ot Stalina do Gorbačeva : doklad N. S. Hruŝeva o kul’te ličnosti Stalina na XX s’’ezde KPSS , (trad. du

Page 256: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

240

Le recul de l’éthos instauré par l’idéologie staliniste et, dans un sens plus large,

l’avilissement idéologique caractéristique de l’époque du dégel entraînent une tendance au rejet des

représentations héroïques héritées de l’époque stalinienne. Le segment réformiste du Parti, tout

comme l’intelligentsia, est en quête de nouveaux filons d’héroïsation, de figures qui symboliseraient

les temps nouveaux et les changements survenus. La presse cinématographique soviétique témoigne

des recherches fébriles de nouveaux héros par les dirigeants du Parti, les réalisateurs, les critiques

cinématographiques et même les comédiens. Une décision du Comité Central du Parti communiste

de 1963, concernant l’amélioration requise de l’administration du secteur cinématographique,

indique « la nécessité de la création de représentations marquantes de nos contemporains héroïques

qui seront capables de s’imposer comme des exemples moraux forts ». Le document mentionne

également « l’impératif de recherches créatrices hardies de nouvelles formes et moyens

d’expression artistique, soumises entièrement au seul but de la révélation des richesses intérieures

de l’homme soviétique et de la multiformité de la réalité socialiste »94

.

Sur le plan idéologique, la déstalinisation s’accompagne tout d’abord d’un retour aux origines

léninistes du pouvoir communiste comme source principale de légitimation politique. À la suite de

la dénonciation officielle du culte de Staline, l’historiographie d’État fait entrer dans la grande

épopée de l’histoire soviétique les combattants de la Révolution d’Octobre et de la guerre civile,

dits compagnons d’armes de Lénine.95

La classe des anciens révolutionnaires est l’une des

principales cibles de la terreur stalinienne en raison du capital politique et symbolique qu’elle

détient. Le cinéma soviétique post-stalinien s’ouvre avec enthousiasme au type héroïque du

bolchévique et du tchéquiste en les entourant d’un halo de romantisme révolutionnaire.

Le crédit idéologique que le régime accorde aux figures des héros-révolutionnaires est

perceptible également dans le documentaire historique moldave. À part répondre aux recherches

d’une nouvelle légitimité politique du régime, les figures des révolutionnaires véhiculées par le

documentaire historique moldave sont tenues de transmettre un sentiment identitaire moldave,

russe : La culture et le pouvoir de Staline à Gorbatchev : le rapport de N.S. Khrouchtchev au XX

e congrès du

PC de l’URSS), Moscou, ROSSPEN, 2002, p. 8. 94

L. Pogozheva, « Sekret vozdejstvija na zritelja », (trad. du russe : Le secret de l’action sur le spectateur),

dans Iskusstvo kino, 1/1963, p. 4. 95

Eliisa Vaha, « Producing Patriots. Heroic Stories and Individual Heroes as the Makers of the Soviet and

Russian Identity in History Textbooks », 1950-1995 », dans Ab Imperio, 3/2002, p. 2.

Page 257: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

241

phénomène que nous allons analyser dans la partie de la thèse consacrée à l’élaboration des

représentations héroïques dans le cadre du projet de la construction de la nation moldave.

De manière plus générale, la libéralisation khrouchtchévienne déclenche un changement

irréversible à l’intérieur du système de valeurs soviétiques, mutation qui se traduit dans la

disjonction symbolique entre le collectif et le supra-individuel, voire entre les prérogatives étatiques

d’uniformisation sociale et l’individu. Cet ample processus de reconversion des valeurs soviétiques,

qui commence dans la deuxième partie des années 1950, est au départ timide et marginal mais,

agissant dans le temps comme une bombe à retardement, il s’étend finalement à tous les secteurs de

la vie soviétique et devient l’un des facteurs primordiaux du démantèlement de l’URSS en 1991.

Dans le champ de la fabrication des héros, la mutation des valeurs se répercute sur les critères

et les mécanismes d’héroïsation et sur la compréhension même des notions de vertu, de sacrifice,

d’exploit héroïque et de personnalité exceptionnelle. La tendance générale de la nouvelle

dynamique des valeurs est un retour à l’individu, à son monde intérieur et à son quotidien, ou

encore à la famille, au détriment du collectif et des questions d’utilité étatique qui étaient, jusqu’à

tout récemment, le seul critère admis de valorisation sociale et le seul moyen de recevoir

l’approbation des autorités. Dans leurs quêtes de nouveaux modèles héroïques, certains cinéastes et

critiques refusent l’ancienne conception du héros et les anciens mécanismes d’héroïsation.

Le héros stalinien, représentation totalisante et magistrale, se prétend la quintessence du

«peuple soviétique » et le summum de ses vertus. Il est censé exprimer une vision officielle de

l’esprit de la nation soviétique perçue comme étant monolithique, animée par les mêmes aspirations

et soudée autour du Parti. Le psychisme du héros stalinien révèle une personnalité fanatique,

inébranlable dans sa foi. Schématique, monumental et vide d’humanité, le héros d’inspiration

stalinienne est de nature à interdire au citoyen soviétique des attitudes plus spontanées, simples et

naturelles. Dans l’introduction aux Textes de Josef Staline, Francis Cohen mentionne que la

conception staliniste de l’homme, vu comme « rouage » et matériau96

, ne considère l’individu que

96

La perception stalinienne de l’individu comme rouage, de l’individu qui n’a de valeur que s’il reste

imbriqué dans l’engrenage de l’État-parti, s’exprime notamment dans le discours du « Grand Guide », au

lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Staline exprime son hommage « aux gens simples, ordinaires et

Page 258: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

242

s’il est un héros-exemple, un héros-type qui, si c’est nécessaire, se sacrifie au groupe.97

Les

cinéastes et les critiques de film du « dégel » orientent leurs quêtes du héros vers les gens ordinaires

et plus véridiques, avec leurs hésitations, craintes et désarrois. Un chroniqueur de la revue Iskusstvo

kino note en 1963 :

Nous nous sommes mis à chercher avec amour et avec plus d’attention nos héros parmi les

masses, parmi ceux que Staline a baptisés « petits rouages » (des « vis »). Ces petits rouages

nous sont chers à l’infini. Les héros de beaucoup de nos films récents sont des gens soviétiques

ordinaires qui n’ont pas forcément acquis de grades supérieurs, mais qui portent néanmoins en

eux le feu sacré d’un dévouement sans limites à l’ordre soviétique, à la Patrie, au

communisme. 98

Deux films historiques, représentatifs du point de vue de la mutation des valeurs dans la

société soviétique, révèlent un visage différent du héros de la « Grande Guerre Patriotique ». Les

productions cinématographiques Le destin d’un homme et La ballade du soldat, tous deux sorties

dans la même année, en 1959, rencontrent au début une vive résistance dans les rangs des officiels

et des critiques de cinéma, qui demeurent loyaux à l’idéologie et au culte staliniens.

Le protagoniste de La ballade du soldat, le soldat-adolescent Aleša Skvorcov, détruit deux

panzers ennemis plutôt par hasard ou, selon ses propres mots, par peur. Le général veut le décorer,

mais Aleša préfère, à la prestigieuse médaille, une permission pour aller voir sa mère. Le film, qui

obtient plusieurs prix à Cannes, montre non pas la gloire de l’armée soviétique, mais la détresse et

le déchirement qui frappent les êtres en pleine jeunesse. « Le soldat Skvorcov, écrit le critique

Turovskaja en 1961, dans un article de la revue Novyj mir, touche un tank ennemi non par un acte

modestes, les « petites vis » qui assurent le fonctionnement de notre immense machine d’État ». Voir à ce

propos Joseph Staline, « Toast aux hommes simples », dans Textes, vol. II, Paris, Éditions sociales, 1983, p.

154. 97

Francis Cohen, « Introduction », dans Joseph Staline, Textes, vol. I, op.cit., 1983, p. 3. 98

Aleksandr Ivanov, « Vernost’ znameni », (trad. du russe : Le dévouement à l’étendard), dans Iskusstvo kino,

4/1963, p. 5.

Page 259: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

243

délibéré, dicté par la conscience civique et par la haine de son ennemi, mais par un instinct

désespéré d’autodéfense. » 99

Le film Le destin d’un homme jouit à sa sortie et même plus tard d’un succès populaire

extraordinaire en URSS. Son protagoniste, Andrej Sokolov, soldat de l’Armée rouge, vit les

horreurs de la guerre qui emporte sa femme et ses deux filles. Prisonnier, il endure les souffrances

inhumaines des camps allemands : il est astreint au travail forcé et soumis aux pires sévices. Andrej

Sokolov échappe cependant à la mort, s’évade et parvient à rejoindre l’armée soviétique, mais le

destin continue de le mettre à l’épreuve: le jour de la victoire de l’URSS dans la Deuxième Guerre

mondiale, Andrej Sokolov apprend la mort de son fils aîné. Pourtant, il manifeste encore la foi en la

vie et garde la capacité d’aimer, car il adopte un orphelin de guerre.

Ce film décrit pour la première fois, dans le cinéma soviétique, la condition des prisonniers

de guerre. Le spectateur soviétique ordinaire découvre la réalité des camps où périssent des milliers

de ses compatriotes. Il faut dire que Staline mène une politique impitoyable contre les prisonniers

de guerre soviétiques considérés comme traîtres à la Patrie. Une directive étatique émise pendant la

guerre stipule que chaque soldat est obligé de garder en toutes conditions une dernière balle pour

lui-même afin d’éviter de tomber dans les mains des ennemis, chaque prisonnier étant vu comme un

collaborateur potentiel. Les normes stalinistes d’héroïsation tiennent la volonté de survie de

l’individu pour lâcheté et trahison, l’homme soviétique devant être capable de soumettre son

instinct de survie à la volonté de servir la Patrie socialiste et les idéaux communistes, à savoir les

différentes politiques de l’État-Parti. À la fin de la guerre, les prisonniers soviétiques, une fois

récupérés des camps nazis, sont envoyés directement dans les Goulags. Après la libération, ils n’ont

pas le droit de détenir un passeport et, de ce fait, leur mobilité est fort réduite sur le territoire de

l’URSS. Le réalisateur du film, Sergej Bondarčjuk, évite toute héroïsation intentionnelle et se borne

à afficher un fervent humanisme. La société tente de s’approprier la guerre, de la rendre sienne.

Sokolov est un héros malheureux et son héroïsme consiste dans le fait d’avoir survécu à l’horreur de

la guerre, de n’avoir pas perdu l’espoir.

99

M. Turovskaja, « Ballada o soldate », (trad. du russe : La ballade du soldat), Novyj mir, no 4, 1961, p. 247.

Page 260: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

244

Les deux films portent sur la « Grande Guerre Patriotique », mais manquent pratiquement de

scènes de guerre par rapport aux films de facture staliniste qui abondent en détails renvoyant aux

tactiques militaires. Les deux films ne projettent pas l’image habituelle du « héros sans faille » de la

« Grande Guerre Patriotique », mais montrent un héros parfois faible et indécis, parfois même

défaitiste. Les films La ballade du soldat et Le destin d’un homme sont au début mal accueillis par

le Comité de sélection du cinéma soviétique, car ses fonctionnaires formés sous Staline ont du mal à

associer au garçon fragile ou au prisonnier la victoire du peuple soviétique à la guerre. Comme le

disent les historiens postsoviétiques Petr Vajl’ et Aleksandr Gennis, « derrière le monolithe de la

guerre sainte, on entrevoit les visages des gens du commun ». Dans la nouvelle vision de la guerre,

celle-ci devient plus abstraite. « Les nouveaux héros luttent non contre les Allemands, mais contre

la guerre comme élément pervers, impersonnel et dénué de toute spiritualité.»100

Ce n’est plus la

guerre des surhommes, mais la guerre de tout le monde contre la misère, l’inhumanité, la mort.

L’interprétation cinématographique de la « Grande Guerre Patriotique » elle-même devient moins

épique et plus psychologisante.

L’opposition matricielle entre le communisme de guerre et la NEP101

fait alterner tout au long

de l’histoire de l’URSS des périodes de durcissement du régime accompagnées de terreur politique

et des périodes de libéralisation relative suivies d’une effervescence intellectuelle et artistique. Cette

alternance des politiques de l’État communiste se retrouve à des degrés différents dans les

antinomies comme stalinisme / déstalinisation khrouchtchévienne et stagnation brejnévienne /

pérestroïka gorbatchévienne.

Le « regel » politique, qui consiste en un retour à une position autoritaire de limitation des

libertés sociales fraîchement obtenues, vient remplacer la libéralisation de la deuxième partie des

années 1950 et débute avant même que Khrouchtchev ne quitte la scène politique en 1964. Le

nouveau secrétaire général du PC de l’URSS, Léonide Brejnev, endigue la critique antistaliniste et

inaugure un renouveau des politiques autocratiques et du contrôle drastique de la sphère

100

Petr Vajl’, Aleksandr Gennis, 60-e : mir sovetskogo čeloveka, (trad. du russe : Les années 1960 : l’univers

de l’homme soviétique), Moscou, Novoe literaturnoe obozrenie, 2001, p.91. 101

Communisme de guerre est une expression qui désigne l’ensemble des politiques internes dictatoriales

initiées par le pouvoir bolchévique pendant la guerre civile (1918-1921) afin d’assurer son maintien et son

renforcement. Nicolas Werth, L’histoire…, op.cit., p. 16-17.

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245

intellectuelle sans pour autant atteindre le degré de contraintes sociales des temps du second

stalinisme. Malgré le regain de l’Agit-prop, investie de nouvelles tâches, et la volonté de Brejnev

d’asservir politiquement les créateurs, la production intellectuelle et artistique se diversifie tout en

suivant la stratification de la société soviétique elle-même.102

Car la modernisation, qui commence à

être saisissable en URSS dans les années 1960-1970, affermit la société par rapport à l’État-Parti et

rend le contrôle étatique de plus en plus complexe. Des phénomènes comme le niveau d’instruction

plus élevé de la population, l’urbanisation et la diversité des moyens de communication de masse

sont de nature à créer des intérêts, des tendances sociales divergentes et un semblant d’opinion

publique.

Dans ces conditions, le cinéma de l’époque de Brejnev doit composer non seulement avec les

consignes propagandistes, mais aussi avec les sensibilités du public. De cette manière, la vision

cinématographique de la guerre civile recèle deux tendances : l’une, dogmatique, axée sur une

perspective manichéenne dans laquelle les forces du Bien (les « Rouges ») affrontent l’armée du

Mal (les « Blancs ») et l’autre, plus près du vécu des Soviétiques, donnant naissance aux films qui

la montrent comme un conflit existentiel sans issue.

De la même façon, la perspective cinématographique sur la Deuxième Guerre mondiale n’est

pas indifférenciée et unique comme à l’époque stalinienne. Certes, l’idéologie soviétique des années

1960-1970 marque le retour à une représentation monumentale de la « Grande Guerre Patriotique »,

réminiscence de l’ère stalinienne. De manière générale, elle fait resurgir l’imaginaire héroïque

stalinien. Le régime de Brejnev réintronise, comme figure centrale du panthéon cinématographique

soviétique, le soldat de la « Grande Guerre Patriotique », en particulier sous son aspect de

commandant d’armées. Il cherche à bâtir un patriotisme soviétique en magnifiant l’image du

militaire et en exaltant la mémoire de la Deuxième guerre mondiale au point de lui ériger un culte.

Comme l’écrit Nina Tumarkin, « vers 1965, la « Grande Guerre Patriotique » se transforme d’un

traumatisme national en un sacro-saint amas d’exploits héroïques dont le seul but est de prouver la

102

L’historienne russe Neja Zorkaja décrit le processus de hiérarchisation sociale non officielle du milieu

cinématographique des années 1970-1980 en fonction de deux pôles : d’un côté, le pouvoir qui détient le

monopole de la promotion sociale et, de l’autre, le prestige et les avantages symboliques et psychologiques

d’une position artistique qui refuse le compromis politique. Neja Zorkaja, Illustrated History of the Soviet

Cinema, New York, Hippocrene Books Inc., 1989, p. 269-270.

Page 262: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

246

supériorité du communisme sur le capitalisme »103

. Les blockbusters de guerre dominent la fin des

années 1960. Ces films de combat à grand déploiement effacent l’individu au bénéfice de l’action

(les batailles les plus importantes de la « Grande Guerre Patriotique ») et de la figure de l’illustre

général.

Malgré le goût du pouvoir pour une représentation épique de la guerre et des reconstitutions

monumentales de batailles, une vision intimiste et une problématique cinématographique

psychologisante sont possibles. L’héroïsme plus discret hérité du cinéma du dégel, et qui s’incarne

dans la figure de l’homme du commun, se retrouve également dans les films historiques de l’époque

1960-1980. Comme le dit admirablement l’historienne américaine Denise J. Youngblood, dans ces

films, les Soviétiques luttent autant contre leurs propres faiblesses que contre leurs ennemis

allemands. Les vérités de ces films ne sont pas tranchées et « prêtes à être consommées » : le soldat

adolescent doit combattre sa propre inexpérience, sa propre vanité et sa propre peur ; les vieux

combattants luttent pour garder leur humanité ; les collaborateurs apparaissent non comme des

traîtres perfides, mais comme des sous-produits de la guerre ; et ce ne sont pas toutes les mères qui

sont prêtes à sacrifier leurs fils pour la cause.104

En définitive, ces films offrent une vision

indépendante de la Deuxième Guerre mondiale et traitent du drame de conscience d’individus

placés dans des conditions exceptionnelles.

Le genre du film documentaire ne prend part que dans une faible mesure à cette dynamique

du champ de création des représentations héroïques et ce, en raison de son statut particulier dans le

système propagandiste soviétique qui lui assigne la fonction de « courroie de transmission » du

Parti et de construction d’une réalité fictive. Le plus souvent, les documentaires soviétiques

reflètent une version ultra-orthodoxe de l’histoire de l’URSS et un modèle officiel, à caractère

instrumental, du héros et, par la suite, de l’être humain. Le « second dégel », comme on appelle la

phase finale de l’existence de l’État soviétique, celle de la pérestroïka, initiée par Mikhaïl

Gorbatchev, constitue le moment d’éveil du film documentaire et, en particulier, du documentaire

historique. Il participe d’une vaste entreprise sociale de réécriture de l’histoire de l’URSS des

103

Nina Tumarkin, The Living and the Dead : The Rise and Fall of the Cult of World War II in Russia, New

York, Basic Books, 1994, p. 133. 104

Denise J. Youngblood, Russian War Films, University Press of Kansas, 2007, p. 164.

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247

années 1985-1991, de concert avec la presse écrite de cette époque. Les documentaristes de la

glasnost tentent de remplir les pages blanches de l’histoire de l’URSS afin d’expliquer les causes

des problèmes soviétiques de la fin du régime.105

Désireux de réécrire l’histoire de l’URSS, les

documentaristes s’impliquent en même temps dans un processus de recomposition de l’imaginaire

héroïque soviétique.

On peut dire d’une manière générale que le cinéma de la pérestroïka est le cinéma de la

déshéroïsation, celui de la destruction de la mythologie héroïque bâtie par le régime communiste.

Le démantèlement de la conception soviétique du héros comporte trois volets. Premièrement, le

cinéma documentaire, comme le cinéma de fiction des années 1986-1991, s’adonne à une mise à nu

et à un procès historique des personnalités héroïsées afin de montrer l’écart entre la réalité et la

version historique officielle et de dénoncer la supercherie du régime. Cette tendance se définit entre

autres par un regain de la position antistaliniste106

, doublée d’une critique du brejnévisme vu comme

une période de débauche d’une nomenklatura carriériste, corrompue et de plus en plus aliénée de la

société. Désabusés de la mythologie héroïque soviétique, les cinéastes se montrent critiques dans la

même mesure envers le type psychologique du héros soviétique, perçu comme étant amoral. Le film

de fiction Plumbum, ou le jeu dangereux, réalisé en 1986 par Vadim Abdašitov, narre l’histoire

d’un adolescent qui désire ardemment devenir milicien et se fixe comme but de repérer et de faire

arrêter des marginaux, clochards et truands, le tout, comme il se l’imagine, pour la bonne cause.

Plus tard, il mène une enquête sur son propre père, soupçonné de pêche illicite, allusion transparente

à Pavel Morozov, icône de la mythologie héroïque soviétique.

Le deuxième volet consiste à héroïser les victimes du régime communiste, en particulier

celles du stalinisme. Le documentaire historique joue un rôle de premier ordre dans ce processus

puisqu’il se base le plus souvent sur les histoires de vie des anciens détenus politiques. Le

documentaire exploite les thèmes des dossiers fabriqués, des purges, de la survie dans les camps de

105

Sur le rôle exceptionnel du documentaire en ce qui concerne la réécriture de l’histoire de l’URSS à

l’époque de la pérestroïka, voir Anna Lawton, Kinoglasnost : Soviet Cinema in our Time, New York,

Cambridge University Press, 1992, p. 138-166. 106

Le documentaire Plus de lumière (1988), réalisé par Marina Babak, dénonce, dans un aperçu de l’histoire

de l’URSS accordé à la vision de Gorbatchev, les figures sinistres du stalinisme comme Beria et Lysenko.

Voir à ce propos Anna Lawton, Kinoglasnost…, op.cit., p. 139-140.

Page 264: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

248

concentration, de la confrontation des détenus politiques avec les détenus de droit commun, etc.107

Ces films mettent en valeur le courage, la rectitude et la dignité des victimes du stalinisme par

rapport au cynisme et à la cruauté des exécutants des répressions.

Le troisième volet, représenté avec prépondérance par le cinéma de fiction, se caractérise par

une propension des metteurs en scène de la pérestroïka pour le type de l’antihéros. Il s’agit d’un

personnage sans but ni idéal, égaré dans la vie et incapable de changer quoi que ce soit, le parfait

opposé de l’idéal humain soviétique, moteur de la « transfiguration communiste » du monde. Les

réalisateurs cassent les tabous du régime soviétique comme la drogue, la prostitution, la mafia

économico-politique et la violence dans l’armée, dans le cadre de cette tendance « noire » du

cinéma de la pérestroïka.108

Nous allons analyser ultérieurement dans la thèse cette entreprise

intellectuelle de démythisation des figures héroïques du panthéon soviétique, caractéristique de la

fin du régime, dans le cas concret des documentaires historiques moldaves, afin de saisir ses enjeux

dans le contexte culturel particulier de la Moldavie socialiste.

L’évolution des représentations héroïques révèle un double dynamisme : un premier,

découlant de la tension entre l’État totalitaire et la société, voire entre le groupe et l’individu, et un

deuxième, résultant des variations idéologiques et politiques du régime communiste lui-même. Si le

premier dynamisme réfère aux mutations culturelles majeures de l’espace soviétique et peut

expliquer, en fin de compte, la disparition du système communiste, les oscillations de la

représentation officielle du héros n’affectent pas pour autant son noyau dur et n’enlèvent rien à sa

continuité.

Jeunot, presque adolescent aux débuts du régime communiste109

à l’instar de Pavel Morozov,

l’idéal soviétique de l’être humain s’incarne dans la figure d’un homme « dans la fleur de l’âge »

après l’épreuve de la « Grande Guerre Patriotique ». Travailleur de choc et « rouage » à l’époque de

l’industrialisation stalinienne et de la Deuxième Guerre mondiale, il apparaît comme un citoyen

107

Marcel Martin, Le cinéma soviétique de Khrouchtchev à Gorbatchev, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme,

1993, p. 150-153. 108

Ibid., p. 164-171. 109

Voir à ce sujet, par exemple, Benn David Wedgwood, Persuasion and Soviet politics, New-York, Basil

Blackwell, 1989, p. 59.

Page 265: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

249

civilisé et cultivé des années de l’urbanisation active et de la croissance économique (1960-1970).

Les idéologues soviétiques ambitionnent de parer le héros soviétique d’innombrables qualités et

magnificences. Une déclaration de 1961 du Parti communiste de l’URSS concernant le code moral

du constructeur du communisme dépeint les caractéristiques de l’homme soviétique : loyauté envers

le communisme, amour pour la Patrie et les pays socialistes, travail pour la société, collectivisme,

optimisme, humanisme, attitude communiste envers le travail, habiletés à lutter contre les

difficultés.110

Le discours officiel soviétique concernant l’homme nouveau met invariablement à l’avant-

plan ces quelques attributs définitoires. Il est premièrement question, comme on l’a vu dans les

pages précédentes, d’un pouvoir de volonté phénoménal de l’homme nouveau dans le dépassement

de ses limites humaines, que ce soit dans un contexte de guerre ou de travail et cela, en vertu même

du principe transformiste. Selon l’idéologie soviétique, la volonté du vrai héros l’emporte toujours

sur la réalité. L’homme nouveau, héros du communisme, est un surhomme qui évolue dans un

monde surnaturel, celui de l’univers imaginaire crée par la propagande totalitaire. Ensuite, il est

muni d’une vigilance extrême, car « les ennemis de la Patrie socialiste ne dorment pas ».111

Finalement, il possède un esprit de collectivité particulièrement développé, sa volition et ses intérêts

se confondant en une Volonté générale. La proposition fondamentale de l’esthétique soviétique veut

que l’art ait pour objet spécifique « l’homme social, personnification de l’union du social et de

l’individuel ».112

L’idéal officiel de l’être humain implique une représentation du citoyen susceptible de

développer en chaque individu le sentiment d’appartenir à l’État, de n’être qu’une minuscule partie

d’un mécanisme, un membre du collectif. Auteur d’un ouvrage concernant les implications

idéologiques du genre littéraire de la science-fiction dans l’Union Soviétique, Léonid Heller

explique que l’élaboration du héros positif dans la littérature est un moyen propagandiste de plus

d’inculquer à la société un modèle comportemental et attitudinal conforme à l’idéologie d’État. Il

110

Eliisa Vaha, « Producing Patriots… », art. cit., Ab Imperio, 3/2002. 111

L’importance de chaque caractéristique varie en fonction du contexte historique. Par exemple,

l’exhortation à la vigilance atteint un niveau paranoïaque à l’époque des purges staliniennes et des procès des

« traîtres » (1937-1939). 112

A. Burov, « Èstetičeskaja suŝnost’ iskusstva », Moscou, 1956, p.136, dans Leonid Heller, De la science-

fiction soviétique, op.cit., p. 97.

Page 266: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

250

met en évidence les principes idéologiques d’élaboration de la représentation littéraire du héros

positif :

La valeur morale et psychologique du héros positif soviétique repose sur deux pierres

angulaires : la fidélité à l’idée révolutionnaire d’une part, et le sens du collectivisme, de l’autre,

les deux étant indissolublement liés : collectif d’élite, le Parti est la seule force capable de

réaliser « l’idée » (…) Il montre le chemin à un collectif plus large, le peuple d’abord, puis

toute l’humanité. Le collectivisme soviétique n’est pas seulement le sentiment d’être lié au

peuple ou à l’humanité, ni même uniquement la soumission au Parti. C’est avoir à tel point la

conscience de n’être qu’une partie de l’ensemble que, sans réfléchir, on puisse se donner

totalement à cet ensemble. Être capable d’héroïsme, être capable d’un exploit (au nom de

l’Idée, de la Patrie, du Parti, du Guide), telles sont les pièces maîtresses de la conception

mythologique de l’homme soviétique. 113

L’idéal ultime qui anime la conception de l’homme nouveau est un idéal de transparence. Il

est question d’une transparence des fins, des volontés, des moyens, au regard du Parti. Le

sociologue russe Jurij Levada coordonne en 1989 une vaste recherche concernant les résultats des

politiques culturelles soviétiques, notamment les effets, sur la population de l’ensemble des

territoires soviétiques, de l’application du projet de formation de l’homme nouveau.114

Son étude

montre que le paramètre de base de la construction idéologique de l’homme nouveau soviétique est

son orientation paternaliste-étatique. L’homme soviétique se définit par son identification à l’État

comme source et garant de tout bien. Imposé d’en haut à tout le monde, le but sous-jacent du

modèle de l’homme nouveau est d’éliminer tous les autres moyens d’affirmation et valeurs

susceptibles de créer une personnalité ou un groupe plus indépendant. Toutes les caractéristiques,

que les idéologues communistes attribuent au citoyen exemplaire, modèle appelé l’homme

soviétique, réfèrent à l’appartenance de l’individu au système soviétique, à sa capacité de se

conformer au régime et aux besoins de l’État-Parti. L’idéologie officielle encourage des attitudes

113

Leonid Heller, De la science-fiction soviétique…, op.cit., p. 102. 114

Jurij Levada, (dir.), Prostoj sovetskij čelovek : opyt social’nogo portreta na rubeže 90-h, (trad. du russe :

L’homme soviétique simple : essai du portrait social au début des années 1990), Moscou, Mirovoj okean,

1993.

Page 267: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

251

comme la soumission totale, une loyauté sans faille envers l’État et l’acceptation démonstrative des

valeurs dominantes.115

L’humour populaire soviétique a produit une blague fort sarcastique à l’intention du discours

officiel dont l’humanisme et le respect de l’être humain contredisent de manière flagrante le statut

de l’individu dans la société communiste :

« Tout pour l’homme », dit l’affiche propagandiste soviétique au bord de la rue.

« Oui, je connais même le nom de cet homme, dit un passant, il s’appelle Slava KPSS »116

.

Les figures héroïques soviétiques concentrent les traits psychologiques et les attitudes

sociales susceptibles d’assurer la reproduction du régime en place. Ces usages politiques des héros

expriment l’essence du projet d’éducation d’un homme nouveau soviétique. Les avatars des

représentations héroïques soviétiques révèlent au fond la tension incessante entre une conception

individualiste de l’être social et les prérogatives du principe de « l’homme pour… » (pour la

société, l’État, le Guide, etc.).

33. La production et les usages politiques des héros dans le cadre de l’entreprise

soviétique d’édification de la nation moldave

33.1 L’individu et le groupe dans le discours télévisé

L’antagonisme qui existe entre la nécessité pour l’humain de construire et d’exprimer son

individualité d’une part, et le besoin vital de faire corps commun avec ses semblables et de se

fondre dans la masse protectrice, d’autre part, produit la tension individu / groupe qui jalonne

l’aventure sociale de l’homme.117

Ces deux catégories discordantes d’intérêts primordiaux

115

Ibid., p. 10-32. 116

Il s’agit d’un jeu de mots à deux niveaux, car Slava KPSS est un autre slogan propagandiste très employé à

l’époque soviétique, qui veut littéralement dire, en russe, « Gloire au PCSS (Parti communiste de l’Union

Soviétique) ». En même temps, le mot Slava est un diminutif du prénom masculin répandu en URSS,

Vjačeslav. La blague réfère au statut privilégié de la classe politique soviétique et dévoile la société de castes

qu’est l’Union Soviétique. 117

Selon Boris Cyrulnik, tant la tendance à se faire reconnaître comme être distinct autant que la pression

intérieure de faire partie du groupe seraient d’ordre biologique et constitueraient le moteur de l’évolution de

plusieurs espèces vivantes dont les humains : « La non-intégration d’individus désorganise le fonctionnement

Page 268: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

252

apparaissent comme des facteurs structurants de la production des représentations humaines, parmi

lesquelles les figures héroïques. Comme nous l’avons vu plus tôt, l’imaginaire occidental engendre

deux grands types héroïques : le héros « égotiste », qui ne sert que sa propre cause et aspire à la

reconnaissance sociale, et le héros prométhéen, qui fait partie de la lignée des « Sauveurs » de la

collectivité. Le héros « égotiste » exprime un idéal d’indépendance, car il réinvente sa vie pour lui-

même, cherche sa propre gloire et son bien-être et se dépasse pour accéder à une meilleure

condition, tandis que le « Sauveur » représente la primauté du collectif sur l’individuel ; il est

l’instrument du devenir de la communauté et le véhicule des grandes émotions collectives. Ces

idéal-types héroïques présentent en réalité des emprunts et des échanges sémantiques, car le héros

« égotiste » est susceptible de servir la collectivité en tant que modèle commun à suivre pour ses

membres alors que le héros-sauveur finit par se détacher du groupe par le sublime même de son

altruisme.

L’état totalitaire pousse à l’extrême la logique de l’« être-avec »118

. Les familles des

idéologies nationalistes et collectivistes, mûries dans la deuxième partie du XIXe siècle,

développent, après la « Grande Guerre », des formes extrêmes : le fascisme et le communisme

léniniste. Ces mouvements révolutionnaires réunissent un ensemble de traits communs dont le rejet

de la démocratie « bourgeoise », c’est-à-dire parlementaire119

, et l’objectif de refaire le monde

social et politique par la violence. Ils suscitent l’émergence au XXe siècle de l’État totalitaire, dont

l’État-Parti communiste.

du groupe. Mais une très bonne intégration charpente un groupe stéréotypé (…) Quand tous les individus se

protègent et rentrent dans le rang, l’espèce entière s’adapte et cesse d’évoluer ». Boris Cyrulnik,

L’ensorcellement du monde, Éditions Odile Jacob, 2001, p. 113. 118

« Être-avec » est un terme proposé par Boris Cyrulnik qui exprime le besoin premier de l’humain de vivre

en collectivité : « La nécessité d’être-avec est d’ordre biologique pour tous ceux qui ont besoin qu’une autre

les tienne pour se développer. Cette contrainte à être-avec, tout simplement pour vivre, concerne un grand

nombre d’espèces ou elle est transmise par la sensorialité du monde ». Ibid., p. 8. Dans son étude comparative

sur le fascisme et le communisme, François Furet formule l’idée selon laquelle les deux idéologies « poussent

à la caricature les grandes représentations collectives de l’être-ensemble dont elles sont porteuses : l’une est

une pathologie de l’universel, l’autre une pathologie du national », dans François Furet, Le passé d’une

illusion : essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 52.

119 Pour une explication éloquente de la haine de la bourgeoisie commune au fascisme et au communisme,

voir François Furet, Le passé d’une illusion…, op.cit., p. 19-39.

Page 269: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

253

Les idéologies totalitaires reposent à l’origine sur des attitudes intellectuelles réactionnaires

face aux phénomènes se rapportant à la Révolution industrielle occidentale. La transition, aux

XVIIIe-XIX

e siècles, d’une société à dominante agraire reposant sur des principes claniques et

corporatifs à une société industrielle à structure complexe et différenciée implique une série de

conséquences. La Modernité donne naissance à un monde disloqué, contradictoire et en rapide

changement : des masses non structurées de villageois affluent dans les villes, les individus

poursuivent des intérêts particuliers et déploient des initiatives privées, ils cherchent à exprimer leur

personnalité, à affirmer leur souveraineté ainsi que leur caractère multidimensionnel. Le politique

acquiert un sens inédit ; ses nouveaux constituants sont l’autonomie de l’espace politique, la

reconnaissance de la souveraineté populaire, la concurrence de projets alternatifs sur le type de

pouvoir politique et la société à bâtir. L’évolution des idées politiques dans l’espace occidental

accouche du principe d’autorégulation sociale.120

Tous ces phénomènes corollaires de la modernité déterminent l’éclosion des nouvelles

valeurs de l’autonomie individuelle et une crise de l’ancien idéal communautaire. La démocratie

libérale moderne suscite un profond doute et un sentiment de chaos social auprès de différents

groupes et individus.121

Cet état d’esprit critique par rapport à la société dite bourgeoise se renforce

en particulier dans les pays en mal de modernisation politique ou économique comme l’Allemagne

et la Russie, sous l’effet de la Première Guerre mondiale et de la crise économique qui lui succède.

L’émergence et l’accession au pouvoir des idéologies totalitaires apparaissent comme des

révolutions conservatrices orientées contre ce nouvel univers « bourgeois », perçu comme étant la

source de tous les maux sociaux. Elles avancent une vision communautariste et paternaliste du

monde et aspirent à la renaissance du régime communautaire par la recomposition des anciens liens

sociaux. La base commune du fascisme et du communisme est la conviction selon laquelle

l’individualisme de l’homme autonome serait incompatible avec les intérêts du tout social.122

Les

idéologies totalitaires lancent des projets de société centralistes qui se construisent « d’en haut » et

120

Voir une définition du concept de politique moderne chez Claudio Sergio Ingerflom, « La voie soviétique

vers la modernité politique », dans Jean Vigreux et Serge Wolikow (dir.), Cultures communistes au XXe

siècle : entre guerre et modernité, Paris, La dispute, 2003, p. 174. 121

Voir plus sur le climat social dans la société industrielle occidentale du début du XXe siècle et de l’entre-

deux-guerres dans François Furet, Le passé d’une illusion…, op.cit., p. 53-103. 122

Anatolij Višnevskij, La faucille et le rouble…, op.cit., p. 253.

Page 270: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

254

reposent sur le principe du regroupement des individus dans des simulacres de communautés

paysannes : organisations de jeunesse, collectifs de travail, etc. Ces projets sociaux impliquent

l’assujettissement des individus aux collectifs et des collectifs à l’État. Plus tard, l’État totalitaire

mobilise les masses afin d’établir un type d’organisation sociale qui s’inspire des principes

collectivistes typiques de la conscience communautaire, laquelle suppose la suprématie du groupe

sur l’individu.

L’article « Le téléfilm et les héros de notre temps », publié dans la principale revue des

professionnels de la télévision soviétique, La télévision et la radiodiffusion, présente un exemple

éloquent de réflexion propagandiste concernant les usages des figures héroïques dans le sens du

renforcement d’une conscience collectiviste par opposition à une conscience autonome :

Il ne peut y avoir d’hommes en dehors du collectif. Le centre de gravité du travail éducatif

devrait reposer sur le collectif… L’homme ne vient pas dans le collectif seulement pour

travailler. C’est son univers. (…) Au centre de l’œuvre artistique doit être placé l’homme

comme porteur des relations sociales et de production.123

Les usages de la télévision suivent dans leur totalité les mêmes impératifs d’encadrement

étatique de l’individu :

On prend conscience de manière claire de la nécessité sociale de la télévision comme moyen

apte à unir « un individu isolé avec l’État et avec le monde entier ». (…) La télévision est un

élément indivisible de la cause globale du Parti.124

Les personnages des documentaires historiques moldaves, qui constituent notre fil conducteur

dans le monde des symboles, des images et des significations de la propagande soviétique,

123

Ces considérations, exprimées dans le cadre d’une rencontre entre cinéastes, écrivains, sociologues et

autres spécialistes impliqués dans l’élaboration des significations de l’idéologie soviétique, appartiennent au

sociologue G. Kljušin. Voir l’article « Telefil’m i geroi vremeni » (trad. du russe : Le téléfilm et les héros

actuels), dans Televidenie i radioveŝanie, no 1, 1978, p. 5.

124 Al. Arcad’ev, « Televidenie – poiski i rešenija » (trad. du russe : La télévision : recherches et solutions),

dans Televidenie i radioveŝanie, 1976, no 1, p. IV.

Page 271: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

255

reprennent au niveau du commun, celui du sujet endoctriné, la conception de l’ « homme-rouage ».

Ouvriers et paysans, komsomols et vétérans de la « Grande Guerre Patriotique » font écho aux

slogans propagandistes au moyen de la caméra télévisuelle.

Le sujet du téléfilm à thématique historiographique La place d’armes (1982) est un projet

d’éducation patriotique initié par les ouvrières textiles d’une fabrique de Chisinau. La brigade

d’ouvrières se lance dans une série d’actions afin d’obtenir le droit de porter le nom d’un des héros

de la « Grande Guerre Patriotique ». Il s’agit de prendre contact avec des soldats de l’Armée rouge

ayant combattu en Moldavie, d’engager une compétition socialiste, d’étudier l’histoire de la guerre

et les biographies des héros, d’organiser des visionnements collectifs de films de guerre et autres

initiatives de même genre. Le projet vise l’encadrement étatique de l’individu à travers des actions

propagandistes comme la course à la production et l’émulation au travail, la construction d’une

mémoire historique commune et l’apprentissage d’un sentiment de loyauté envers la Patrie

socialiste.

L’une des brigadières essaie d’exprimer devant la caméra le sens de l’initiative idéologique

de son unité de travail. Les vocables propagandistes émergent péniblement dans l’esprit de la

simple ouvrière. Toutefois, la séquence donne une idée claire de l’articulation idéologique des

usages du passé et des figures héroïques à la conception de l’individu-rouage :

(Une longue pause…) Imaginez une situation… J’ai fini ma journée de travail, après quoi je

m’en vais chez moi et tout le reste ne me regarde pas…. Et si ma brigade doit accomplir une

tâche en dehors des heures de travail, si mes équipières ont besoin de plus de temps pour finir

quelque chose ? Cette action que nous avons initiée et qui vise l’obtention du droit de porter le

nom du héros sert justement à ce que de pareilles situations ne se produisent pas. Elle oblige

l’homme à penser non à lui, mais au collectif. Ça ne se peut pas que les trente filles komsomols

d’une brigade décident une chose pendant qu’une seule en décide une autre ! Avec cette

compétition, nous assurons que ça n’existe pas.125

125

Télédocumentaire Placdarm (1982), (trad. du russe : Place d’armes), réalisation A. Pasečnik, scénariste V.

Efremov, Archives de la Compagnie Publique de Téléradio de la République de Moldavie.

Page 272: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

256

L’image filmique d’une prise de photo collective des ouvrières souriantes dans un cadre

urbain accompagne en contrepoint la fin de cette entrevue.

Le processus continu de déshéroïsation qui jalonne l’imaginaire collectif occidental,

particulièrement à partir du XVIIIe siècle, résulte d’une autonomisation progressive de l’individu

par rapport à la collectivité. À échelle réduite et à degré variable, la tension entre l’individu et le

groupe marque également le champ de production des représentations héroïques à l’époque

soviétique. Phénomène plus ou moins marginal de la sphère artistique soviétique de l’époque post-

stalinienne, la déshéroïsation se conforme au fond à la même logique d’émancipation de l’individu.

Dans le cas du régime soviétique, il s’agit de la libération de la tutelle d’un État monopolisateur et

uniformisateur des tendances sociales. L’histoire du cinéma soviétique nous offre plusieurs

exemples d’artistes tentant d’incarner à l’écran une conception individuelle (et individualiste) de

l’exploit héroïque.

Les enjeux idéologiques, politiques et sociaux particuliers au contexte culturel de la Moldavie

en cours de soviétisation génèrent une dynamique distincte de fabrication des héros. Les opinions et

les sensibilités susceptibles de résister aux politiques soviétiques identitaires et, dans un sens plus

large, à la soviétisation ne proviennent pas à proprement parler d’une culture politique libérale.

Elles descendent successivement de l’univers des représentations nationalistes roumaines, d’un

sentiment identitaire spécifique à la communauté villageoise moldave et de l’aspiration de

l’intelligentsia soviétique moldave des années poststaliniennes à cultiver un sentiment identitaire

moldave dans le cadre même de l’idéologie soviétique. Peut-on apparenter ces tendances issues

principalement des univers des idéologies et des représentations, autrement non démocratiques, aux

aspirations d’émancipation de l’individu ? Formellement oui, puisque l’un des droits humains

fondamentaux est la libre adhésion aux croyances et aux idées. Mais le débat reste ouvert quant à la

viabilité et aux nouveaux enjeux de ces positions idéologiques dans le contexte post-communiste.

Les usages politiques et idéologiques des représentations héroïques en Moldavie d’après-

guerre vont dans le sens du projet soviétique de construction de la nation moldave. Le projet

« moldavisant » détermine le choix des personnalités historiques à héroïser, les critères

d’héroïsation et les figures de l’altérité. Les variations des politiques soviétiques nationales agissent

sur la dynamique de l’élaboration du panthéon de la nation moldave. À l’avenant, le discrédit social

Page 273: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

257

du régime soviétique et de ses différents projets, à l’époque de la pérestroïka, a pour effet la

démythification des héros « nationaux » soviétiques.

Le discours officiel dépeint les héros moldaves comme étant les créateurs de la destinée du

peuple moldave, l’incarnation de la nation moldave et la preuve vivante de son existence depuis des

temps immémoriaux. La finalité propagandiste de ces représentations héroïques est de montrer que

la population moldave a fait preuve d’une volonté politique propre tout au long de son histoire dans

la création de la « nation moldave socialiste ».

33.2 Paramètres officiels d’élaboration du panthéon des héros de la nation socialiste

moldave

Dans la période qui précède la Deuxième Guerre mondiale, le projet de la construction d’une

nation socialiste moldave est investi d’une double fonction politique : celle d’être une étape

préliminaire à la constitution d’une identité soviétique unique126

et celle de légitimer l’installation

du pouvoir soviétique en Moldavie à la suite du pacte de non-agression germano-soviétique (1940).

Les deux pôles de la nation moldave en configuration soviétique sont constitués, d’un côté, par la

différence flagrante face à la nation roumaine et au fond culturel sur lequel elle s’est greffée et, de

l’autre, par la proximité politique, économique et culturelle de longue date des Moldaves avec

l’espace slave.

L’historiographie soviétique cherche à mettre en cause tout lien d’affiliation rapprochant la

Moldavie de la Valachie-Munténie au Moyen Âge et de la Roumanie à partir de la création de celle-

ci au milieu du XIXe siècle. En même temps, le discours historique du Parti s’attache à mettre en

évidence les éléments témoignant de l’existence de longue durée d’une zone culturelle commune

englobant la Moldavie, la Russie et l’Ukraine. Les trois territoires auraient été soumis aux mêmes

processus historiques. Des historiens moldaves soviétiques de référence s’appliquent à démontrer le

fait que « l’histoire de la Bessarabie est liée de manière organique au Nord de la mer Noire et à la

126

Cet élément de la politique identitaire soviétique est analysé en détails dans le chapitre « Le vecteur

paysager des politiques nationales en Moldavie ».

Page 274: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

258

partie du Sud de la steppe ukrainienne et par cela à l’histoire même de la Russie »127

. Ils élaborent

des arguments en faveur des racines lointaines de l’intégration des territoires de la Moldavie, de la

Bucovine et de la Transnistrie dans l’espace slave128

. Les historiens moldaves soviétiques

souligneront, encore et encore, tout au long de l’époque poststalinienne, l’ « importance majeure de

la composante slave dans le processus de cristallisation de la nation moldave », les multiples

contacts aux différents niveaux entre l’État russe et la principauté moldave tout au long du Moyen

Âge ainsi que les effets positifs de l’annexion de la Bessarabie à l’Empire tsariste en 1812.

La fabrication des héros « nationaux» suit les principales directions de la construction de la

nation moldave, c’est-à-dire la mise en altérité de l’élément culturel roumain et la création d’un

sentiment d’appartenance et de loyauté de la population moldave envers la Russie historique et

envers l’État soviétique au bout du compte. Les figures héroïques sont sélectionnées parmi les

personnages historiques dont l’activité politique ou les ouvrages se prêtent quelque peu à une

interprétation conforme aux plus importants mythes élaborés par l’historiographie moldave

soviétique. Il s’agit du mythe du rôle providentiel que la Russie a joué dans la destinée de la

Moldavie, celui de l’influence hautement bénéfique que l’État russe exerce sur le développement

politique, économique et culturel de cette dernière et du mythe de « l’amitié séculaire et

indestructible entre les peuples russe et moldave ». Ces mythes très vivaces restent d’ailleurs actifs

dans l’imaginaire historique d’un segment assez vaste de la population moldave même après la

chute du système communiste.129

Chaque période de l’histoire moldave est personnifiée par un groupe d’hommes qui ont rendu

possible, par leurs actions ou leurs attitudes, une plus grande proximité politique et culturelle de la

Moldavie avec la Russie. Selon l’historiographie moldave soviétique, les multiples contacts de plus

en plus intenses entre les deux États culminent avec la création de la RSSAM en 1924 et avec « la

127

V. M. Senchevici, « Istoričeskie puti razvitija sovetskoj Moldavii », (trad. du russe : Les voies historiques

du développement de la Moldavie soviétique), p. 23, dans Sovetskaja Moldavija, Tiraspol, Izdatel’stvo

Moldavija, 1939. 128

N. Narcov, « Istoričeskie sud’by Bessarabii i Moldavii », (trad. du russe : Les destinées historiques de la

Bessarabie et de la Moldavie), p. 85-98, dans Istorik marksist, Moscou, Pravda, 9/85, 1940. 129

Voir à ce propos, Victoria Raileanu, « Gherila trecuturilor : memorie, ideologie si identitate in Moldova

post-sovietica », (trad. du roumain : La guérilla des passés : mémoire, idéologie et identité dans la Moldavie

post-soviétique), Chisinau, Pontes, Review of East European Studies, no 2, 2006.

Page 275: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

259

consolidation de la nation moldave » à l’époque soviétique. L’histoire de la Moldavie y est réduite à

une succession de phases de rapprochement entre la Moldavie et la Russie. Le principe même de

périodisation adopté par l’historiographie moldave soviétique réside non pas dans la succession des

modes de production, comme on aurait pu le croire, mais dans le degré de rapprochement de la

Moldavie et de la Russie, rapprochement perçu comme étant en continuelle évolution. L’application

du principe marxiste d’organisation des cycles historiques est admise dans les institutions de

recherche de Moscou et non à la périphérie de l’Empire, où l’application d’une grille explicative

marxienne s’avère peu utile dans l’inoculation aux populations non-russes d’un sentiment

d’attachement à l’État soviétique. En règle générale, les historiens soviétiques déterminent

l’importance historique d’un prince ou d’un penseur moldave du Moyen-Âge en fonction de leur

position face à la Russie.

La direction du Comité de la télévision et de la radiodiffusion de la RSSM souligne

constamment la fonction politique particulière des films historiques dans des documents

d’évaluation de l’activité du studio « Telefilm-Chisinau » :

La nécessité d’une pellicule de ce genre [il s’agit du documentaire historique Illuminée par

Octobre]130

se justifie par une suite de motifs d’ordre international. La propagande occidentale,

comme on le sait, fait mousser assidûment la soi-disant « question bessarabienne », en niant

l’indépendance étatique du peuple moldave, sa culture et son authenticité.131

Il ne serait pas superflu d’ajouter à cet égard que le documentaire Illuminée par Octobre est

une production qui mobilise des ressources intellectuelles et matérielles significatives pour sa

réalisation. Seule l’écriture du scénario du film, signé par Victor Andon, est payée deux milles

roubles132

, ce qui représente une somme plus qu’importante dans un pays où le salaire moyen dans

les années 1970 s’élève à 100 roubles.133

Le document « Notes concernant le travail de la rédaction

130

Notre note. 131

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 6, dossier 20, document « À

l’attention du président du Comité d’État des Soviets des Ministres de l’URSS de la télévision et de la

radiodiffusion de l’URSS, camarade Lapin S. G., (signé par S. Lozan, président du Comité d’État des Soviets

des Ministres de l’URSS de la télévision et de la radiodiffusion de la RSSM) », p. 199. 132

Ibid., p. 1-4. 133

Gérard Duchêne, L’économie de l’URSS, Paris, La Découverte, 1989.

Page 276: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

260

de lutte contre l’idéologie bourgeoise dans le cadre du Comité d’État de la Télévision et

Radiodiffusion » dénote de manière encore plus explicite le rôle de « contre-propagande » de la

télévision moldave dans le contexte de la mobilisation politique de la science historique :

Une série d’émissions consacrée au 26e

anniversaire de la libération de la Bessarabie et au

prochain (l’imminent) 500e anniversaire de Chisinau offre la parole aux chercheurs-historiens

de l’Université d’État de Chisinau, de l’Académie des Sciences de la RSSM et de l’Institut de

l’Histoire du Parti qui dénoncent les théories des historiens bourgeois concernant le destin de la

Moldavie et sa situation actuelle dans la famille des peuples de l’Union Soviétique.134

La volonté politique de démontrer la différence culturelle des Moldaves par rapport à la

culture roumaine se heurte à la situation de facto du manque d’adéquation de cet axe idéologique à

la réalité. Cette inadéquation produit d’ailleurs parfois des effets absurdes. Le maintien de

l’impression d’une langue moldave distincte de la langue roumaine et de fonds culturels différents

est en effet problématique à bien des égards pour les dirigeants de la radiotélévision moldave,

puisque des auditeurs et des spectateurs des régions frontalières de la République Populaire

Roumaine captent des chaînes moldaves soviétiques. Ils y envoient des lettres et des doléances

concernant les diverses émissions du Comité de la télévision et de la radiodiffusion. Les noms des

signataires de ces lettres et de leurs localités sont similaires aux noms de famille et de localités de

Moldavie soviétique, ce qui oblige les dirigeants du Comité à admettre la « grande parenté » entre

Moldaves et Roumains. Afin de remédier à cette situation génératrice de confusion idéologique, les

dirigeants de la radiotélévision moldave s’acharnent à « épurer la langue moldave » de ses

émissions, dont le langage parfois « se rapproche plus que nécessaire du roumain et abonde en

néologismes ».135

Sont à proscrire les mots « roumains » comme hilarité, authenticité, extérieure,

etc. Il s’agit de toute évidence d’expressions plus littéraires qui indiquent un développement de la

langue roumaine en Moldavie soviétique en conformité avec la diversification de la vie sociale et

culturelle.

134

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 1, dossier 140, « Dossier du

documentaire Illuminée par Octobre », p. 22. 135

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 1, dossier 88, p. 29-31.

Page 277: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

261

Les idéologues soviétiques ainsi que les intellectuels, qui sont tenus d’exprimer les directives

politiques de manière convaincante et imaginative, s’évertuent à trouver de nouveaux symboles de

la notion propagandiste d’amitié des peuples. Le film La Moldavie jubilaire (1974), dont le but est

de montrer le développement « sensationnel » de la Moldavie dans tous les domaines depuis sa

réincorporation en 1944 dans la « famille des peuples », reprend à ce propos les mots du premier

secrétaire Léonid Brejnev :

Les aboutissants de la voie de cinquante ans de progrès de la Moldavie, comme des autres

républiques unionales, sont une confirmation tangible des mots de Léonid Brejnev concernant

le fait que l’amitié des peuples soviétiques est aujourd’hui ferme comme le diamant. À l’instar

du diamant qui passe par toutes les couleurs de ses facettes, l’unité de notre peuple brille par la

diversité des nations qui le composent, chacune d’entre elles menant une vie riche, active, libre

et heureuse, une vie pleine de dynamisme révolutionnaire, d’énergie novatrice et de force

créatrice.136

Diamant flamboyant de toutes ses couleurs : voici une image poursuivant un effet de

fascination qui veut exprimer l’impératif idéologique de l’unité qui fait la force. Une autre façon de

symboliser le mythe soviétique de l’amitié des peuples dans le documentaire historique moldave est

– par exemple – l’image d’un arbre à trois troncs, chaque tronc représentant un peuple de la triade

des nations russe, ukrainienne et moldave137

. L’association des témoignages de trois vétérans de

guerre (un Russe, un Ukrainien et un Moldave) dans un seul récit cinématographique permet de

conférer encore plus de vigueur au mythe de l’amitié des peuples par l’évocation d’une expérience

commune, celle de la « Grande Guerre Patriotique ».138

Le principe de continuité historique et culturelle de la Moldavie avec l’espace slave et celui

de la séparation territoriale et idéologique avec l’espace qui constituera au milieu du XIXe siècle

l’État roumain, sont à la base de l’entreprise nationalitaire « moldavisante » et de la fabrique des

136

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 6, dossier 19, « Feuilles de

montage du documentaire La Moldavie jubilaire », p. 12. 137

Le documentaire historique Ils ont passé dans l’immortalité (1969), visionné à la Cinémathèque des

Archives de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de Moldavie. 138

C’est le cas du documentaire historique télévisé Les vétérans dans le rang (1979). Feuilles de montage du

documentaire consultées à la Cinémathèque des Archives Nationales de la République de Moldavie.

Page 278: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

262

héros du « peuple moldave ». Les deux axes idéologiques de continuité et de séparation procèdent

d’une logique politique d’hégémonie. Elles participent de l’appareil notionnel de l’État soviétique et

du langage impérial d’auto-description dont le but est l’expression de l’unité de l’Empire. Les

principes de continuité et de séparation ordonneront l’ensemble des techniques narratives et

audiovisuelles des documentaires historiques télévisés moldaves

34. L’évolution du discours héroïque télévisuel : entre les fluctuations politiques et la

dynamique socioprofessionnelle

De manière schématique, les fonctions politiques de la galerie des héros de la nation moldave

se résument à créer un sentiment d’appartenance soviétique dans la population moldave, à cultiver

les valeurs de l’idéologie du Parti et à inculquer une disposition psychologique susceptible de

reproduire le régime en place. Comme dans le cas de la fabrique centrale des héros soviétiques,

l’entreprise idéologique de constitution d’un « lot » d’héros moldaves se transforme au gré des

différentes circonstances politiques et sociales, tantôt en se soumettant aux changements de la ligne

officielle, tantôt en suivant des enjeux de nature microsociale.

Le discours héroïque télévisé met en avant, plus particulièrement, deux des figures du

panthéon du « peuple moldave », celle du soldat soviétique de la Deuxième Guerre mondiale et

celle du héros-révolutionnaire. Ce dernier est un terme générique qui désigne la catégorie des

personnalités ayant œuvré à l’instauration du pouvoir communiste avant la montée du culte de

Staline. Il s’agit ici des activistes des deux révolutions russes et des événements en lien avec celles-

ci (révoltes militaires, activités politiques antimonarchiques et actions d’abolition du gouvernement

Kerenski, etc.). Cette catégorie inclut également les bolchéviques ayant combattu dans la guerre

civile et les personnalités politiques soviétiques des années 1920-1930, certains d’entre eux tombés

ultérieurement, victimes des purges staliniennes. Chacune de ces catégories de héros, façonnées

initialement dans le cadre de la fabrique centrale des héros de l’URSS, acquiert dans le contexte

culturel moldave des connotations et des usages politiques et sociaux spécifiques.

Page 279: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

263

Les deux catégories de héros évoluent de manières différentes sur l’écran documentaire dans

la période de presque quarante ans d’existence du studio « Telefilm-Chisinau ». Le tableau ci-

dessus montre deux courbes, chacune correspondant à la progression d’un des deux types héroïques.

On remarque dans le diagramme que le discours du documentaire télévisé historique accorde une

place plus importante au héros de la Deuxième Guerre mondiale dans la première partie des années

1960. Entre 1965 et 1975, les documentaires glorifiant le héros-révolutionnaire équivalent et même

dépassent légèrement (vers 1970) le nombre de films mettant en vedette le soldat de la « Grande

Guerre Patriotique ». Tout de même, à partir de la deuxième moitié des années 1970 et ce, jusqu’au

milieu des années 1980, le « combattant antifasciste » domine entièrement le discours historique

filmique. Cette dynamique des représentations héroïques recèle une logique politique et sociale. Les

moments de prévalence d’une catégorie héroïque sur une autre sont révélateurs des fluctuations des

politiques nationales et des différentes dispositions présentes dans le milieu dirigeant moldave et

dans celui de l’intelligentsia artistique de Chisinau.

Des phénomènes en lien avec les politiques de déstalinisation de la deuxième partie des

années 1950 expliquent la relative discrétion des cinéastes du « Telefilm-Chisinau » au début des

années 1960 en ce qui concerne le héros-révolutionnaire ainsi que son succès auprès des téléastes

0

0,5

1

1,5

2

2,5

1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995

Films portant sur les héros

révolutionnaires

Films portant sur les héros

de la Grande guerre

patriotique

Films réunissant les deux

types de héros

Page 280: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

264

dans les années 1965-1975. Le procès du stalinisme initié par Khrouchtchev en 1956 engendre une

crise de légitimité du régime communiste. À la recherche de solutions, les idéologues soviétiques,

flanqués de l’intelligentsia, se tournent vers les « principes léninistes » de l’ordre communiste.

Ceux-ci sont perçus comme étant aux origines « pures » du système et n’ayant rien perdu de leur

viabilité malgré les « excès » et les « perversions » du stalinisme. Ce retour suscite un discours

mettant en valeur les thèmes historiques de l’oppression tsariste, des révolutions russes de 1905 et

de 1917, du mouvement bolchévique, de personnalités ayant œuvré à l’instauration de l’ordre

communiste, de la biographie de Lénine, etc. L’intelligentsia créatrice et les professionnels de

l’histoire s’efforcent de raviver un certain « romantisme révolutionnaire » et se lancent avec

enthousiasme à la découverte de ces « anciens nouveaux » héros de l’épopée soviétique,

marginalisés ou complètement évacués du discours historique pendant le culte de Staline.

Mais le PC moldave s’ouvre difficilement aux temps nouveaux et le Comité de la

Radiotélévision républicaine, sa courroie de transmission, maintient dans la première décennie

suivant l’arrêté officiel « Du culte de la personnalité et de ses conséquences » (1956) un discours

historique peu changé. Le premier documentaire historique de notre corpus, Pages d’histoire,

produit en 1961, étale les figures canoniques du « panthéon de la nation moldave », sans oser

« découvrir » de nouveaux personnages ou héroïser les anciennes victimes des purges staliniennes

désormais réhabilitées.

On pourrait interpréter le fait d’aborder la thématique révolutionnaire plutôt que celle de la

« Grande Guerre Patriotique » comme un indice (très faible) de l’application en Moldavie de la

nouvelle ligne antistaliniste. Il reste que le film contient une citation de Staline à propos du

« vengeur du peuple » Grigori Kotovskij, figure de première importance dans la galerie des héros

moldaves soviétiques. Le « grand guide » aurait dit à l’occasion du décès en 1925 de cet ancien

combattant d’origine moldave de la guerre civile : « Le plus courageux parmi nos commandants

Page 281: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

265

modestes et le plus modeste parmi les courageux – ainsi je me rappelle du camarade Kotovskij. Que

sa mémoire soit éternelle ».139

Pourtant, en dépit de l’ambiguïté des politiques khrouchtchéviennes de déstalinisation, de

moins en moins intransigeantes vers la fin des années 1950, de multiples réunions des

fonctionnaires du département idéologique du PC de l’URSS soulignent l’action néfaste du culte de

Staline sur le travail propagandiste. Un sténogramme datant de 1960, issue de la « rencontre des

travailleurs idéologiques concernant la réalisation des décisions du CC du PC de l’URSS visant les

objectifs de la propagande du Parti dans les conditions contemporaines », note :

C’est bien connu que dans le passé, le dogmatisme et l’argutie se sont répandus amplement

dans notre travail idéologique sous l’influence du culte de la personnalité. Il était convenu

qu’une seule personne soit en droit de rénover le domaine de la théorie. L’abus des citations, le

rabâchage des mêmes formules, l’hésitation de la pensée théorique, les panégyriques effrénés

rendaient notre propagande orale et imprimée moins efficace.140

Le nombre réduit, dans la première moitié des années 1960, des documentaires mettant en

vedette les héros-révolutionnaires ainsi que le discours du film Pages d’histoire, exposant en 1961

des citations de Staline, indiquent la présence d’une aile orthodoxe, résistante aux changements, au

sein du Parti communiste de l’Union Soviétique. Les représentants de cette aile conservatrice

prédominent au sein du PC moldave. En ce qui concerne la promotion des héros-révolutionnaires à

l’écran, il faut ajouter que le thème du mouvement révolutionnaire autochtone attire, comme on le

verra ultérieurement dans la thèse, les intellectuels désireux d’exprimer un patriotisme moldave

dans le cadre même de l’idéologie soviétique. Quoique parfaitement légitime du point de vue de

l’axe « indigéniste » de l’idéologie soviétique, cette tendance va à contresens des politiques de

russification de l’État-Parti. Les officiels moldaves entravent à quelques reprises au début des

années 1960, les recherches historiographiques dans ce sens sous prétexte de limiter

139

Feuilles de montage (no 645) du documentaire Pages d’histoire, consultées à la Cinémathèque des

Archives Nationales de la République de Moldavie. 140

Archives Russes d’État d’Histoire Récente (RGANI), fonds 5, inventaire 33, dossier 131, p. 3.

Page 282: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

266

les manifestations nationalistes, tant redoutées par le pouvoir soviétique dans cette région

récemment annexée à l’URSS.141

L’ensemble de ces circonstances fait que les cinéastes du « Telefilm-Chisinau » du début des

années 1960 abordent la thématique révolutionnaire avec un maximum de prudence, en traitant des

héros-révolutionnaires qui ont perduré, bien que dans une position marginale, dans le panthéon de

l’époque stalinienne. Car la fabrique des héros du « second stalinisme » se concentre sur la figure de

Staline et sur celles des autocrates « illustres » du passé russe auxquels le « grand guide »

s’identifie. Il est question ici de héros-révolutionnaires décédés et panthéonisés avant la montée du

culte de Staline, auxquels les metteurs en scène du studio « Telefilm-Chisinau » essaient de donner

un souffle nouveau. C’est le cas, par exemple, des commandants d’origine moldave de la guerre

civile (1917-1921) Grigori Kotovskij et Sergej Lazo ou de l’ « illégaliste » Pavel Tkačenko, tous les

trois présents dans le documentaire Pages d’histoire de 1961. Des photos des héros, souvent peu

nombreuses, des mandats d’arrestation et d’autres papiers officiels prouvant leur persécution dans

les régimes politiques antérieurs, les bribes d’anciens journaux, sont des documents que les

cinéastes emploient afin de construire le récit héroïque. Plus tard, le cinéma héroïque usera

principalement de la méthode du témoignage.

La légende dorée de Kotovskij veut qu’avant d’adhérer aux Soviets en 1920, celui-ci pillait

les riches afin de distribuer l’argent aux pauvres en Bessarabie. Elle décrit également ses prouesses

militaires phénoménales en tant que commandant de l’Armée rouge. À sa mort en 1925, les

autorités soviétiques organisent de somptueuses funérailles et font construire un mausolée,

comparable à celui de Lénine, pour accueillir le corps embaumé de ce « Robin des bois » moldave.

Le discours officiel offre une version héroïque de la mort de Kotovskij, mais en réalité ses

conditions restent obscures encore aujourd’hui. Grigore Kotovskij est le héros moldave par

excellence de la galerie des héros soviétiques, malgré ses origines ethniques plutôt slaves.142

Sa

141

Voir à ce propos « Cheia tuturor succeselor », (trad. du roumain : La clé de tous les succès), dans Moldova

Socialista, no 81 (8104), 1960, p. 21.

142 Dina Khapaeva et Nicolaj Kopossov, « Les demi-dieux de la mythologie soviétique : étude sur les

représentations collectives de l’histoire », dans Annales: Economies, Sociétés, Civilisations, vol. 47, n.4-5,

1992, p. 983.

Page 283: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

267

fonction politique est de signifier l’appartenance de la Moldavie à la « Patrie soviétique ». C’est

aussi le héros moldave des années 1920 qui résiste le mieux dans le panthéon soviétique stalinien.143

Le combattant du côté des Soviets en Extrême-Orient dans les années de la guerre civile,

Sergej Lazo, est également l’objet d’un ample projet soviétique de mythocréation. Comme dans le

cas de Kotovski, le discours officiel offre une version fabuleuse de la mort de Sergej Lazo, qui

aurait été brûlé vivant par les ennemis dans le four d’une locomotive. Un examen post-soviétique de

la légende héroïque de Sergej Lazo révèle des incohérences flagrantes. La locomotive qui aurait

causé la mort de Lazo en 1920, et que les officiels soviétiques font exposer en tant que monument à

la gloire du révolutionnaire dans les années 1970 à Vladivostok, ne serait qu’une production

américaine des années 1940.144

Le récit d’une mort atroce, impliquant l’élément archétypal du

feu145

, se prête sans doute mieux aux usages propagandistes que celui d’une vulgaire balle dans la

tête, version plus plausible de la mort du bolchévique146

.

Pavel Tkačenko est un autre nom retentissant de la propagande soviétique de l’entre-deux-

guerres. Présenté en tant que combattant en Bessarabie pour la cause des exploités, Tkačenko est en

fait un agent très précieux du Komintern. Organisation fondée par Lénine en 1918 sur les bases de

l’Internationale Socialiste, le but du Komintern est d’exporter la révolution russe et la

bolchévisation des mouvements communistes et ouvriers de l’Europe. Elle repose donc sur une

armée d’agents et d’instigateurs qui s’activent dans les pays européens en attisant les

mécontentements sociaux, en exploitant les crises politiques, en organisant des rébellions et des

grèves d’ouvriers. Le Komintern promeut activement les intérêts de la Russie bolchévique sur le

plan international tout en manipulant les tendances de gauche et l’espoir que l’URSS inspire dans le

monde entier.

143

Voir à ce propos le diagramme des publications soviétiques concernant les différents héros-

révolutionnaires moldaves dans Wilhelmus Petrus Van Meurs, Chestiunea…, op.cit., p. 216. 144

Ouvrage collectif, Istorija dal’nego vostoka Rossii, (trad. du russe : L’histoire de l’Extrême-Orient de la

Russie), Vladivostok, Dal’nauka, 2004. 145

Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1985. 146

Dmitrij Klima, « Dal’nemu vostoku vozvraŝajut nepridumannuju istoriju », (trad. du russe : On redonne à

l’Orient Éloigné son histoire authentique), BBC Russian, 5 août, 2004.

Page 284: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

268

Pavel Tkačenko est un activiste du soi-disant « mouvement révolutionnaire bessarabien » ou,

autrement dit, un agent de la filiale du sud-est du Komintern, responsable de la fédéralisation

soviétique des pays des Balkans. C’est une figure importante du projet soviétique de la

subordination du mouvement socialiste roumain.147

Instigateur de multiples révoltes paysannes en

Bessarabie, il est l’ennemi déclaré de la Siguranta (les services de sécurité roumains de l’entre-

deux-guerres), qui finit par l’emprisonner. La propagande soviétique attribue une mort horrible à ce

« combattant pour la libération du peuple moldave du joug roumain-bourgeois » qui aurait été

torturé et tué par les gendarmes roumains. Elle exploite pleinement le présumé assassinat de

Tkačenko dans des campagnes occidentales et ce, dans le but d’inculper le régime roumain

d’ « exploitation des travailleurs ». Les études historiques récentes mettent en doute, avec plus ou

moins d’arguments valables, la version soviétique de la disparition de Tkačenko. Selon l’historien

roumain Stelian Tanase, celui-ci serait passé en URSS en 1926 et aurait été exécuté en 1937 dans le

contexte des purges staliniennes.148

Il faut mentionner également le rôle de ces campagnes

occidentales dans la cause de Tkačenko en ce qui concerne la question bessarabienne, cette bataille

idéologique entre les historiens roumains et soviétiques dont l’enjeu est la possession du territoire

de la Bessarabie.

147

Stelian Tanase, Clientii…, op.cit., p. 90-93. 148

Ibid., p. 91.

Page 285: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

269

Image extraite du documentaire Bendery : photo de Pavel Tkačenko

Par conséquent, la relative diversité de héros-révolutionnaires s’impose sur l’écran

documentaire, malgré les suspicions sporadiques des officiels, selon lesquelles cette représentation

cacherait des tendances nationalistes. Le révolutionnaire devient ainsi la deuxième figure héroïque

en importance dans le panthéon télévisuel de la nation moldave après celle du soldat de la « Grande

Guerre Patriotique ». Car, après tout, le pouvoir requiert la coopération de la société et la

participation des élites intellectuelles à ses différents projets. Il est remarquable que l’un des

scénaristes les plus actifs du « Telefilm-Chisinau » en ce qui concerne la promotion du type du

héros-révolutionnaire, Victor Andon, soit le fils d’un cadre soviétique incarcéré et déporté dans des

camps de travail staliniens à la fin des années 1930. Lors de l’entretien qu’il nous offre en janvier

2008, Victor Andon nous fait part des marques profondes que l’arrestation de son père laisse dans

sa conscience. Un portrait photographique des années 1930 du père du cinéaste, vêtu de l’uniforme

spécifique de cadre du Parti, était d’ailleurs accroché dans le bureau de Victor Andon.

Les usages sociaux de la figure du héros-révolutionnaire n’expliquent que partiellement sa

prépondérance dans le discours héroïque des téléfilms historiques. Cette représentation offre

l’avantage pour le pouvoir poststalinien de renouer avec la mythologie révolutionnaire des origines

Page 286: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

270

du régime. En même temps, le héros-révolutionnaire d’origine moldave symbolise une présumée

volonté « historique » de la collectivité locale de faire partie de l’ « État le plus juste au monde ».

Les figures comme Grigorij Kotovskij, Sergej Lazo et Pavel Tkačenko représentent des

valeurs héroïques sûres pour les cinéastes qui ne désirent pas s’avancer sur un terrain idéologique

inexploré et donc incertain, et ainsi risquer leur réputation et leurs privilèges auprès des autorités.

Au contraire, les cinéastes plus créatifs et peut-être relativement plus ambitieux partent à la chasse

de nouvelles personnalités historiques dont le parcours se prêterait à une mise en scène héroïque

dans le registre de l’idéologie soviétique.

Afin d’imaginer de nouvelles représentations héroïques à l’écran télévisé, les documentaristes

s’inspirent des trouvailles des écrivains et des journalistes, reprennent des personnalités

« découvertes » par les cinéastes de l’association « Moldova-film », qui jouissent d’un peu plus de

liberté d’expérimentation, ou se lancent eux-mêmes dans des recherches historiographiques. Les

auteurs des documentaires historiques télévisés font ressurgir, entre les années 1965-1975, maints

nouveaux noms dans l’historiographie moldave soviétique, tantôt glorifiant des figures qui ont déjà

constitué le fer de lance d’un jour de la propagande soviétique en Occident, comme c’est le cas de

la militante communiste Haya Lifschitz, tantôt en sortant de l’anonymat des anciens combattants

pour le « pouvoir des Soviets ».

Jeune juive de Chisinau, Haya Lifschitz s’implique d’abord en 1925 dans le mouvement de la

« jeunesse révolutionnaire de Bessarabie », orchestré par le Kremlin, et ensuite devient membre du

Parti communiste Roumain. Accusée en 1928 dans un procès retentissant d’espionnage qui a lieu

dans la ville roumaine de Cluj, elle meurt, à la suite d’une grève de la faim, en protestant contre les

« crimes de l’oligarchie roumaine ». La grève de la faim de Haya Lifschitz, comme son décès, sont

activement médiatisés en Occident par des adeptes de l’URSS ou par des propagandistes

soviétiques.149

Vers le milieu des années 1960, Haya Lifschitz devient une figure de culte dans

l’historiographie moldave soviétique, le dramaturge Gheorghe Malarciuc lui dédiant une pièce de

149

Stelian Tanase, Clientii…, op.cit., p. 94.

Page 287: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

271

théâtre, le poète Liviu Deleanu, un poème, et le compositeur Solomon Lobelem, une pièce

musicale.

Le plus souvent, les cinéastes se tournent vers les anciens agents du Komintern (espions et

terroristes soviétiques) qui opèrent en Roumanie durant l’entre-deux-guerres, comme Nikita

Lisovoj, Leonti Turcan, Aleksandr Nikolski ou Justin Batiŝev.150

Impliqués également dans

l’organisation des émeutes paysannes de Tatar-Bunar et de Hotin, ces individus sont appréhendés et

incarcérés à répétition dans des prisons roumaines où ils créent des liens avec des communistes

roumains. Comme le montre Stelian Tanase, le mouvement communiste dans la Roumanie royale se

forme de groupes hétérogènes : membres de l’intelligentsia roumaine gauchiste, communistes

locaux issus des milieux ouvriers, agents soviétiques d’origine roumaine, russe, ukrainienne ou

moldave, et aventuriers en tout genre. Cette diversité ethnique et sociale permet ultérieurement à la

propagande historique soviétique une certaine marge de manœuvre dans la manipulation des

sentiments d’appartenance en fonction des politiques internes et externes courantes de l’État-Parti.

On notera le nombre élevé de femmes dans la galerie des héros-révolutionnaires de cette

époque, ce qui est un phénomène plutôt inédit dans l’historiographie soviétique. La présence de

militantes clandestines communistes dans la Roumanie de l’entre-deux-guerres comme Elena

Sarbu, Tamara Kruček, Haya Lifchitz ou Ol’ga Volkova151

, agentes de renseignement, de lien et de

propagande, révèle une facette féminine du héros du panthéon de la nation moldave. Faut-il

entrevoir dans ce nouveau côté féminin du héros-révolutionnaire un autre signe subtil de la

libéralisation et de la modernisation de la société soviétique ?

Comme toute entreprise intellectuelle nouvelle dans l’URSS, la « chasse » aux héros à

laquelle se livrent les documentaristes moldaves est passible d’erreurs idéologiques et mène

quelquefois de réprimandes de la part de différentes instances de contrôle. Par exemple, le projet

150

Toutes ces figures, réunies dans un même récit héroïsant du documentaire Pour le pouvoir des Soviets

(1966), constituent l’objet d’étude de Stelian Tanase sur l’activité du Komintern en Roumanie dans les années

1920-1930. Voir Stelian Tanase, Clientii …, op.cit., p. 80-81, 136, 195, 285, 405, 435. 151

Les noms de Haya Lifschitz et d’Elena Sarbu se retrouvent, par exemple, dans l’épopée révolutionnaire

télédocumentaire Illuminée par Octobre (1974) dont le scénario est écrit par Victor Andon et ceux de Tamara

Kruček et Ol’ga Volkova, dans le documentaire historique Le pas du temps (1968).

Page 288: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

272

cinématographique d’héroïsation du membre de la cellule communiste bessarabienne Ol’ga Bancic,

devenue ultérieurement une figure importante de la Résistance française, se heurte à la vive réaction

de l’historien Ivan Bobeiko. Chercheur à l’Institut d’Histoire du Parti communiste de l’URSS, ce

spécialiste du « mouvement révolutionnaire bessarabien » possède à une certaine époque un grand

prestige historiographique.152

L’argument de Bobeiko contre le projet du cinéaste Emil Loteanu

concerne la prétendue activité sioniste d’Ol’ga Bancic, celle-ci étant une Bessarabienne d’ethnie

juive. Dès l’époque du « second stalinisme », les dirigeants soviétiques usent souvent de

l’accusation de sionisme pour dissimuler une position officielle antisémite. Comme toute marque

d’infamie, cette accusation est souvent arbitraire. La grande martyre et héroïne du réseau clandestin

bolchévique en Roumanie de l’entre-deux-guerres, Haya Lifschitz, à qui les écrivains, les cinéastes

et les historiens soviétiques dédient des « opus » héroïsants, est également une Bessarabienne

d’ethnie juive.

Généralement, les héros-révolutionnaires de cette catégorie, fortement représentée dans les

documentaires historiques, ont péri en action ou de manière accidentelle dans les années 1920-1940.

Ivan Goluzinskij, dont le martyr constitue le sujet du documentaire Notre Vanja (1966), meurt

finalement dans un tremblement de terre. Pour sa part, Elena Sarbu décède en 1943 en prison, à la

suite du bombardement de l’aviation américaine en Roumanie.

La situation est tout autre quant à l’héroïsation des figures politiques influentes de l’ancienne

garde bolchévique, devenues dans les années 1937-1939 les victimes des épurations staliniennes au

sein du PC(b) de l’URSS. Les officiels soviétiques de l’époque poststalinienne procèdent avec

prudence à la diffusion de ces « ennemis du peuple » d’autrefois, malgré leur réhabilitation massive

à la suite du XXe Congrès du PC de l’URSS en 1956. À l’exception de la brève période qui précède

le discours de Khrouchtchev « Sur les conséquences du culte de la personnalité », les autorités

soviétiques des années 1960-1980 ne désirent pas ouvrir un débat social sur le stalinisme. Rares

sont, dans le discours héroïque des documentaires étudiés, les mentions aux anciens cadres du Parti

fusillés par ordre du « grand guide » ou décédés dans les camps staliniens.

152

L’histoire du projet raté du metteur en scène de l’association « Moldova-film », Emil Loteanu, concernant

un film de fiction sur la vie d’Ol’ga Bancic nous a été relaté par Victor Andon, critique de film et scénariste

de « Telefilm-Chisinau » dans les années 1970-1980.

Page 289: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

273

On n’entend que sporadiquement les noms des commandants Iona Iakir et Ivan Fed’ko, ceux

du commissaire du peuple Grigorij Staryj et de l’agent du Komintern en Roumanie royale Samuil

Bubnovskij153

, tous pris dans le rouleau meurtrier des répressions stalinistes à la fin des années

1930. Pourtant, Iona Iakir, commandant du groupe du Sud de l’Armée Rouge, remporte la victoire

dans la guerre civile sur les troupes contre-révolutionnaires de Denikin et de Petliura. Ivan Fed’ko,

dirigeant militaire de même rang et prestige que Grigorij Kotovskij, fait ses preuves devant le

pouvoir soviétique pendant l’étouffement de la révolte paysanne anticommuniste de Tambov en

1921. Quant au bolchévique bessarabien Samuil Bubnovskij, il est le compagnon de « lutte

révolutionnaire » de Pavel Tkačenko ; ensemble ils sont accusés dans le célèbre « Procès des 270 ».

Image extraite du documentaire Bendery : photo d’Ivan Fed’ko

La quasi-absence de cette catégorie de personnalités à l’écran télévisé s’explique, entre

autres, par la fonction politique immédiate de la télévision, perçue comme courroie de transmission

du pouvoir. Il faut dire qu’ Ol’ga Ulickaja, cinéaste du studio « Moldova-film », réussit à réaliser un

153

Iona Iakir est mentionné une seule fois dans l’ensemble des documentaires historiques dans le film

Illuminée par Octobre (1974) ; Ivan Fed’ko – deux fois (une fois dans Illuminée par Octobre et la deuxième

fois dans le film Bendery (1977) ; Grigorij Staryi – 3 fois dans les films Le pas du temps (1968), Illuminée

par Octobre et Bendery ; Samuil Bubnovskij n’est jamais mentionné.

Page 290: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

274

documentaire héroïsant dédié à Iona Iakir en 1969.154

Il faut dire qu’il s’agit d’une année favorable,

du point de vue politique, à la mise en légende des anciens bolchéviques, victimes des répressions.

De plus, les causes et les circonstances de la disparition du « commandant rouge » sont

soigneusement évitées dans le film d’ Ulickaja.

Le cas de Iona Iakir est particulièrement mémorable dans le contexte des « Grandes Purges ».

À la suite de son arrestation, Iakir adresse une lettre à Staline pour rappeler à ce dernier ses mérites

devant le pouvoir soviétique et lui témoigner sa fidélité « sans bornes ». Dans la marge de cette

lettre, Staline aurait noté « sale type et prostitué ».155

Iakir est fusillé peu après dans la cour de la

prison Lubianka à Moscou. En 1956, Khrouchtchev évoque, dans son rapport « Sur les

conséquences du culte de la personnalité », l’injustice faite à Iakir par Staline.156

Ultérieurement, les

historiens moldaves soviétiques font de temps à autre quelques mentions discrètes au nom de Iakir,

comme c’est le cas par exemple dans l’ouvrage de M. Kalinenok dédié à une trentaine de

combattants communistes en Bessarabie. À la fin de l’ouvrage, un petit chapitre décrit prudemment

le parcours de Iona Iakir.157

À partir du milieu des années 1970, la figure du héros de la Deuxième Guerre mondiale

supplante celle du révolutionnaire et domine irrévocablement le panthéon télévisuel de la nation

moldave jusqu’à la pérestroïka de Gorbatchev. Le triomphe à l’écran du soldat de la « Grande

Guerre Patriotique » est une conséquence en Moldavie de la fin d’une relative période d’autonomie

culturelle et administrative acquise à la faveur des politiques khrouchtchéviennes d’indigénisation.

Le « socialisme développé » met à l’ordre du jour la « fusion » (slijanie) des nationalités

soviétiques dans une même entité culturelle, à savoir le peuple soviétique. Le brejnévisme s’affirme

donc en Moldavie soviétique, comme dans d’autres républiques, par des politiques accrues de

russification.

154

Victor Andon, Filmografia studioului « Moldova-film » (1952-2007), (trad. du roumain : La filmographie

du studio « Moldova-film » (1952-2007), Chisinau, SA Moldova-film, 2007, p. 34. 155

Anatolij Šikman, Dejateli otečestvennoj istorii. Biografičeskij spravočnik, Moscou, IIe vol., 1997, p. 367.

156 Kul’tura i vlast’ ot Stalina do Gorbačeva : doklad N.S. Hruŝeva o kul’te ličnosti Stalina na XX-om s’’ezde

KPSS, (trad. du russe : La culture et le pouvoir de Staline à Gorbatchev : le rapport de N.S. Khrouchtchev au

XXe congrès du PC de l’URSS), Moscou, ROSSPEN, 2002, p.32.

157 Marat Kalinionok, Aktivnye učastniki bor’by za vlast’ Sovetov v Moldavii, (trad. du russe : Les participants

actifs dans la lutte pour le pouvoir des Soviets en Moldavie), Chisinau, Stiinta, 1988, p. 195-203.

Page 291: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

275

L’historiographie moldave soviétique exploite le thème de l’héroïsme révolutionnaire, sous

l’aspect des « forces et moyens locaux », dans un contexte d’indigénisation khrouchtchévienne

d’encouragement des nationalités soviétiques. A contrario, l’imaginaire officiel soviétique

représente le « libérateur dans la guerre contre l’Allemagne fasciste » comme étant presque toujours

d’origine russe. Dans ces conditions, le sacrifice du « soldat Ivan », tombé dans les luttes pour une

future Moldavie socialiste, libre et prospère, participe d’un discours héroïque qui offre une

légitimation historique et morale des politiques brejnéviennes d’uniformisation culturelle par la

russification. La suprématie de la représentation du soldat de la « Grande Guerre Patriotique » dans

le discours historique télévisuel s’explique en même temps par un plus grand pouvoir justificatif de

cette représentation héroïque en ce qui concerne l’annexion de la Bessarabie à l’URSS en 1945. Les

circonstances de la séparation, en 1917, de la Bessarabie et de la Russie révolutionnaire et son

rattachement, en 1940, à la suite du pacte Molotov-Ribbentrop restent, malgré les efforts des

historiens soviétiques, plus interprétables et ambiguës sous l’aspect idéologique que la victoire

contre l’Allemagne hitlérienne. Les idéologues soviétiques useront également des connotations

morales de cette victoire dans le contexte de la guerre froide.

La propagande télévisuelle privilégie le modèle héroïque du soldat de la « Grande Guerre

Patriotique », heureux de se sacrifier pour la Patrie socialiste, tout au long des années 1960-1980, à

cela près que la figure de celui-ci devient plus nuancée et complexe à l’approche des dernières

décennies du pouvoir soviétique. Si les documentaires moldaves des années 1960 mettent encore en

avant le héros de « trempe stalinienne » et les mêmes thèmes du sacrifice ultime, de la volonté

surnaturelle et du dévouement fanatique à la « Patrie socialiste », l’accent se déplace sensiblement,

dans les années 1980, de l’impératif de l’ « abandon de soi » vers la personnalité du héros et ses

ressources intérieures.

Page 292: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

276

Cérémonie de commémoration des soldats de la « Grande Guerre Patriotique »

(image tirée du documentaire Ils sont passés dans l’immortalité)

Le documentaire Les récits sur l’héroïsme (1966) réunit plusieurs anciens combattants de la

« Grande Guerre Patriotique » ayant participé aux opérations militaires dans la Moldavie au

printemps de 1944. Les vétérans se livrent aux souvenirs en évoquant devant la caméra les

« événements les plus marquants » de leur expérience de guerre. Le lieutenant général en réserve A.

Gervas’ev fait revivre dans sa mémoire la figure de son camarade d’armes, le sergent Eremin, « un

vrai héros de la « Grande Guerre » » :

C’était le 1er

avril dans le secteur nord-ouest de Kowel, pas loin du village Zinop. Le premier

bataillon du 93e régiment avait reçu l’ordre d’occuper la colline 210, aussi importante pour

nous que pour l’ennemi. Après l’attaque de l’artillerie, le bataillon s’est levé au coude à coude

à l’attaque, mais celle-ci s’est tout de suite étouffée à la suite d’un puissant feu de rencontre de

l’artillerie ennemie. Seule l’escouade du courageux sergent Eremin avait monté les pentes de la

colline. La terre s’était mêlée au feu et la fumée à la neige. On avait l’impression que la colline

était balayée par un puissant ouragan de feu. L’explosion d’une seule grenade avait causé la

mort de quatre soldats. Eremin avait une blessure grave. La partie inférieure de sa jambe droite

avait été fracassée. Sa jambe gauche avait reçu plusieurs éclats d’obus. Tout en gardant sa

présence d’esprit, Eremin continue de donner des ordres à son escouade : « En avant, la colline

Page 293: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

277

sera nôtre ! ». Mais la jambe cassée l’embarrassait énormément. Il demande alors au sergent

Rikockij de lui couper la jambe. Celui-ci refuse catégoriquement : « Ordonne-moi et j’irai à

l’attaque des boches tout seul et je prendrai la colline par moi-même mais ne me demande pas

de te couper la jambe ». Erеmin sort alors son canif, se coupe lui-même la jambe qui ne tenait

que sur quelques lambeaux, la jette de côté, se coupe un bout de vareuse pour en faire un

bandage et continue à donner des instructions. Peu de temps après, le feu ennemi faiblit et notre

compagnie fait irruption sur la colline. Du coup, le sergent de la compagnie Tolmačev entend

de quelque part, comme venant de sous la terre, un chant très bas : « Lève-toi pays

immense… »158

. En apercevant Erеmin tout ensanglanté, il lui demande : « Pourquoi chantes-

tu ? ». Celui-ci répond : « Je veux mourir pour la Patrie en chantant ». Pendant l’évacuation

comme sur la table d’opération, Erеmin a gardé son calme et son courage. Le médecin l’ayant

opéré a dit que cet homme possédait une volonté inouïe.159

Les vétérans du film Récits sur l’héroïsme se rencontrent non pour se raconter leurs vies,

leurs accomplissements et partager leurs émotions, mais pour édifier, à travers leurs souvenirs,

l’image monumentale (et schématique) du héros et pour glorifier ses exploits surhumains. Si le

modèle héroïque staliniste nie la personnalité humaine au profit d’une seule signification, celle du

sacrifice civique, le héros promu par le documentaire historique moldave de l’époque brejnévienne

exprime une pluralité de dimensions. Référant à l’historien moldave soviétique Artem Lazarev, le

documentaire historique télévisé Pour notre victoire (1983) s’applique à souligner la diversité des

facettes de la personnalité du héros de la « Grande Guerre Patriotique» ainsi que la multiplicité de

ses rôles sociaux:

158

Il s’agit de la célèbre chanson soviétique « Vstavaj strana ogromnaja » (trad. du russe : Lève-toi pays

immense), datant de la « Grande Guerre Patriotique » et emblématique de la mobilisation sociale actionné par

l’État pendant les années 1941-1945. 159

Cinémathèque des Archives Nationales de la République de Moldavie, feuilles de montage no 675 du film

Rasskazy o geroizme (trad. du russe : Récits sur l’héroïsme), p. 121-122.

Page 294: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

278

Artem Markovič Lazarev, c’est un pédagogue, combattant, homme de Parti et d’État,

académicien…Quel alliage extraordinaire de qualités et tant d’amour, de fermeté et de forces

pour le créer ! 160

La caméra documentaire s’attarde sur les émotions de Lazarev : son air pensif pendant qu’il

regarde par la fenêtre la vie paisible de la ville autrefois ravagée par la guerre, la position de ses

mains, son quotidien en tant que professeur d’université, etc.161

Sa personnalité composite allie

l’image du vétéran de guerre à celle de témoin, d’historien et de cadre dirigeant. Les tentatives de

révéler à l’écran le monde intérieur du héros et la complexité de sa personnalité témoignent d’une

diversification culturelle et sociale progressive de l’URSS à l’âge poststalinien, mais aussi de

l’émergence de forces indépendantes de l’État-Parti. Car l’augmentation du niveau d’instruction et

d’urbanisation de la population soviétique favorise des énergies sociales nouvelles.

Les discussions dans la presse soviétique intellectuelle des années 1960 concernant le

qualificatif de « simple », attribué constamment à la personnalité du héros soviétique dans les

années 1930-1950, témoignent de cette évolution de la représentation du héros de la « Grande

Guerre Patriotique ». Le héros de type stalinien est toujours « simple », ce qui veut dire en

traduction de l’idiome officiel, droit, transparent et axé sur l’action concrète et immédiate.

Demeurent éclairantes, à ce titre, les péripéties de la deuxième partie du film Ivan le Terrible,

réalisée en 1947 par Sergej Eisenstein. Malgré l’accueil chaleureux que Staline fait à la première

partie du film, la deuxième se heurte à sa critique acerbe. L’un des motifs du désaveu de Staline est

la façon « inadéquate » dont l’auteur construit la personnalité du tsar Ivan, le protagoniste de cette

oeuvre historique, qui serait hamlétique et « déchiré par des émotions personnelles », autrement dit

inutilement complexe.

Un article de 1963 dans L’art du cinéma, signé par Jakov Segel’, cinéaste à succès de

l’époque stalinienne, donne une toute autre perspective concernant le type du héros soviétique. De

manière allusive, son discours se veut une critique de la conception staliniste de l’héroïcité. « Moi,

160

Archives de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de

Moldavie, dossier non-classé « Feuilles de montage du documentaire Za nachu pobedu, (trad. du russe : Pour

notre Victoire), p. 2. 161

Ibid., p. 2-3.

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279

j’ai à coeur l’homme compliqué ! », s’exclame le cinéaste, car « le héros n’est pas la moyenne

arithmétique des milliers de ses semblables, mais une créature unique, individuelle, étonnante ».162

Segel’ attaque énergiquement le qualificatif de « simple » attribué habituellement au héros

soviétique, car simple à ses yeux veut dire « pauvre en significations, simpliste et unicellulaire ».163

Un autre facteur structurant du champ de production des documentaires historiques télévisés

est le conflit sous-jacent entre les cinéastes (scénaristes et réalisateurs) et les consultants historiques.

Certains cinéastes tolèrent difficilement l’ingérence des historiens dans le « processus créatif »,

percevant les remarques de ces derniers comme étant excessivement dogmatiques et pointilleuses.

Pendant les réunions du collège de la rédaction des scénarios, organe de base du contrôle de la

production du studio « Telefilm-Chisinau », ils expriment souvent le désir d’une « dramaturgie » et

« de la manifestation d’une attitude personnelle par rapport au matériel »164

. Dans la création des

documentaires historiques, les cinéastes déclarent également vouloir « s’éloigner d’une exposition

chronologique des événements au profit d’une approche plus journalistique »165

. Au total, les

cinéastes considèrent leur collaboration avec les historiens comme une véritable corvée, en

dénonçant « la surveillance vigilante des consultants historiques payés »166

.

Victor Andon, scénariste de plusieurs documentaires historiques télévisés, nous a fait part,

lors d’une entrevue, de quelques stratégies que les cinéastes adoptent pour éviter l’implication des

consultants historiques dans leur travail. L’une des méthodes allant dans ce sens consistait,

témoigne Andon, à inviter un consultant plus prestigieux du point de vue de la hiérarchie sociale du

régime soviétique, mais qui ne prétend pas posséder des compétences historiques. Le plus souvent,

ces consultants sont des militaires haut gradés, vétérans de la « Grande Guerre Patriotique ». C’est

le cas pour le film Illuminée par Octobre. Lors de sa création, le scénariste Victor Andon réussit à

162

Jakov Segel’, « Jasnost’ mečty », (trad. du russe : La lucidité du rêve) dans Iskusstvo kino, no 7, 1963,

p.13-14. 163

Ibid. 164

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 6, dossier 18, « Le dossier du

documentaire Illuminée par Octobre », document « Procès verbal du collège de la rédaction des scénarios du

studio « Telefilm-Chisinau » du 18 décembre 1970 », p. 84. 165

Ibid. 166

Victor Andon, Istorija zapečetlennaja kinokameroj : moldavskoe dokumental’noe kino 50-h – 80-h godov,

(trad. du russe : L’histoire empreinte par la caméra : le cinéma documentaire moldave des années 1950-1980),

Chisinau, L’académie Internationale du Droit Économique, 2000, p. 23.

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280

eviter l’ingérence des consultants historiques, en invitant en tant que « témoins historiques »

plusieurs généraux de l’Armée soviétique – héros de la « Grande Guerre Patriotique ».

Pourtant l’implication des consultants historiques n’est pas toujours synonyme de contrôle

idéologique rigide. De même, l’initiative historiographique des cinéastes, qui communiquent

directement lors des tournages avec les « témoins de l’histoire », ne présente pas nécessairement,

comme on pourrait le croire, un écart par rapport au discours officiel au profit d’une vision de

l’histoire plus diversifiée. Souvent les critiques des historiens vont à l’encontre des lieux communs

de la propagande historique officielle que les cinéastes véhiculent par habitude ou conformisme. On

peut voir ce phénomène comme un indice de la professionnalisation graduelle de la science

historique à l’époque poststalinienne. Ayant de plus en plus accès aux documents d’archives et aux

livres, certains historiens moldaves soviétiques essaient de développer, dans les années 1960-1970,

des perspectives historiques plus indépendantes face à la ligne officielle, perspectives qui

contrastent avec le discours ultra-orthodoxe véhiculé par les moyens de communication de masse.

Ainsi, le consultant historique du documentaire Illuminée par Octobre (1973), le docteur en

histoire Semen Aftenjuk, membre-correspondant de l’Académie moldave des sciences, cherche à

équilibrer le ton du scénario du film élaboré par Victor Andon. L’historien remarque qu’Andon,

dans son script, appelle la ville de Chisinau « la périphérie la plus perdue de la Russie tsariste »

tandis que, explique Aftenjuk, Lénine mentionne Chisinau parmi les quatorze villes les plus

développées dans la Russie occidentale dans son ouvrage Le développement du capitalisme en

Russie.167

De même, en parfaite contradiction avec la propagande historique du Parti, le consultant

modère la vision des cinéastes concernant l’attitude prétendument exaltée des masses moldaves

relativement à l’instauration des Soviets en 1917 :

167

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 6, dossier 18 (dossier du

documentaire historique Illuminée par Octobre), document « Avis sur le scénario du documentaire télévisé

de long-métrage L’aube de la Moldavie, auteur V. Andon », signé par S. Aftenjuk, p. 75-77.

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281

Ce n’est pas nécessaire de parler de « l’immense popularité » dont jouissaient les Soviets au

printemps de 1917 (p. 9), car cela ne correspond pas à la réalité.168

Les observations d’Aftenjuk divergent des postulats de l’historiographie moldave soviétique

selon lesquels la Moldavie constitue une contrée arriérée et misérable avant l’instauration du

pouvoir soviétique. Un autre mythe historiographique veut que la population moldave désire

ardemment, et dans son ensemble, le rattachement de la Moldavie à l’Union Soviétique.

Au premier regard, le contenu des documentaires historiques qui forment notre corpus semble

être un assemblage répétitif et monotone de formules propagandistes rouées, produites par un

système idéologique à bout de ressources. Un examen plus attentif nous fait découvrir une certaine

diversité de représentations, aussi orthodoxe et dogmatique que soit le discours télévisuel. Cette

diversité réfère à une multitude de contextes sociopolitiques, idéologiques ou socioprofessionnels.

Par-dessus tout, l’étude du discours des documentaires télévisés moldaves et de leur champ de

production nous fait voir que dans l’État totalitaire la frontière entre le permis et l’interdit est

ambiguë, arbitraire et en continuel changement. Les variations de la ligne du Parti, les changements

de leaders politiques et les modifications des politiques identitaires offrent autant d’occasions pour

l’intelligentsia créatrice, en l’occurrence les cinéastes, de tâtonner les limites de la censure. À

l’instar de la lave qui fait irruption à travers les fissures de la croûte terrestre, les tendances sociales

usent des changements politiques à la faveur d’une plus grande liberté pour les individus.

35. Ressorts narratifs de l’héroïsation cinématographique

Le récit historique héroïsant requiert des modalités audiovisuelles et un savoir-faire plus

pratique pour sa transposition à l’écran télévisé. Dans ce sens, l’industrie cinématographique

soviétique instituera un « attirail » des normes de représentation et de procédés de symbolisation

héroïque.

Le savoir-faire cinématographique en matière d’héroïsation devient, dans les années 1960, le

sujet de discussions passionnées dans les revues spécialisées. Les professionnels du cinéma

168

Ibid., p. 77.

Page 298: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

282

dénoncent le schématisme, la pompe et le dogmatisme de l’époque du « culte de la personnalité »

en ce qui concerne la construction de l’image du héros à l’écran. Les critiques prêchent pour un

« héros vivant » qui se ferait connaître intimement par les spectateurs. Ce qui, selon les critiques du

« dégel », éveille la sensibilité des spectateurs, leur participation affective et leur sentiment

d’empathie c’est l’humanité du héros. Les metteurs en scène pourraient exprimer cette humanité

par des détails vestimentaires, par exemple de vieilles bottes « toutes ridées », ou par des

expressions émotionnelles, comme des yeux fatigués, la lueur qui illumine son visage, etc.169

Cette vision du héros à penchant humaniste, dérivée de l’état d’esprit de l’époque de

« démantèlement du culte de Staline », acquiert dans les années brejnéviennes des atours plus

pragmatiques. La présentation plus nuancée et diversifiée des émotions du héros est perçue comme

étant capable de rendre le modèle héroïque plus « accrocheur », c’est-à-dire plus efficace sous son

aspect propagandiste. Les dirigeants soviétiques des années 1960-1990 renoncent aux méthodes

coercitives de la mobilisation de masse du temps de la terreur staliniste et misent davantage sur des

techniques propagandistes subtiles. Les télépropagandistes insistent sur « la nécessité de montrer le

héros de manière à ce que ça soit intéressant pour tout le monde. (…) C’est précisément sur le

dévoilement du caractère de l’homme, du contenu spirituel de sa personnalité que les journalistes

des postes de télé locaux devraient orienter leur attention ». 170

La propagande du Parti cherche à doter la narration héroïque de puissants mécanismes

d’identification afin d’imposer un modèle de comportement et d’attitudes sociales. En même

temps, l’intelligentsia créatrice obtient à cette occasion la possibilité de développer, dans une

certaine mesure, ses compétences artistiques. Car, comme le montre le théoricien littéraire Vincent

Jouve, les romanciers pratiquent avec succès depuis plus d’un siècle des techniques narratives

destinées à susciter l’identification du récepteur aux personnages du récit.171

D’après Jouve,

l’identification serait un phénomène strictement mécanique qui ne dépendrait pas nécessairement

169

S. Korytnaja, « Svjaz’ vremen: ob istoriko-revoljucionnom fil’me », (trad. du russe : Le lien des époques :

le film historique-révolutionnaire), dans Iskusstvo kino, (trad. du russe : L’art du cinéma), no 8, 1962, p. 31-

32. 170

A. Dmitrjuk, chef de la direction des stations locales du Comité de Radiodiffusion et de Télévision pour le

Conseil des Ministres de l’URSS, « Mestnye studii na CT», (trad. du russe : Les postes tv locaux à la

Télévision Centrale », dans Televidenie, no 3, 1975, p. 17.

171 Vincent Jouve, « Le héros…», art. cit., p. 64.

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283

de la communion de valeurs entre le personnage et le récepteur. Il explique que l’intérêt du

récepteur pour le personnage est proportionnel au degré d’intimité qui nous unit à lui. L’abondance

des informations concernant les pensées, les désirs, les peurs profondes du héros, son quotidien,

serait de nature à éveiller, dans l’esprit du récepteur, les sentiments les plus vifs de compassion et

d’attachement. De même, le fait de développer autour du personnage des thèmes comme la passion

amoureuse, la souffrance ou le rêve, aurait, selon Jouve, le même effet d’identification du récepteur

au héros du récit. 172

Certains documentaires historiques axés sur des biographies héroïques excellent dans l’usage

de ces techniques narratives destinées à rendre le héros familier aux spectateurs, tandis que d’autres

préservent l’ancienne formule plus rigide mais moins risquée d’un point de vue idéologique. Car

plus une représentation héroïque est riche en significations, plus il y a de chances qu’elle s’égare du

« chemin droit » tracé par l’idéologie officielle. Ainsi, les témoins dans le film Notre Vanja (1967)

dressent un portrait « humain » de l’illégaliste Ivan Goluzinskij, personnalité « plus grande que

nature ». De leur côté les témoignages des deux « frères d’armes » de Goluzinskij alternent pour

former un seul discours glorifiant. Celui-ci accompagne un long plan montrant une photo d’époque

du « révolutionnaire » qui, petite au début, au fond de l’écran, s’agrandit de plus en plus en donnant

l’impression de rapprochement entre le spectateur et le « Héros » :

La voix hors champ du premier témoin s’exprime ainsi : Des yeux marrons, une taille

immense, d’une allure très fière, démarche allègre… Un air très décidé… Il parlait

couramment l’allemand, le russe, le français, l’ukrainien… Il adorait danser et surtout jouer de

la guitare…

La voix hors champ du deuxième témoin ajoute ceci : … C’était un gars extrêmement décidé.

Il coupait court… À un moment donné, j’ai eu l’impression très claire de voir, pour la première

fois de ma vie, un vrai révolutionnaire. Il était très persévérant et avait une force morale

exceptionnelle … Rien ne lui importait, ni sa vie, rien…

172

Ibid., p. 65 et p. 68.

Page 300: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

284

Une série de plans « paisibles » représentant des enfants en train de jouer, un couple de

jeunes mariés, des gens dans les rues vaquant à leurs occupations accompagnent la suite du

discours des témoins:

Plan « paisible » du film accompagnant l’évocation des souvenirs de Goluzinskij.

Premier témoin : J’ai rencontré Goluzinskij pour la première fois dans un appartement

conspiratif. Je ne connaissais pas son nom de famille… C’était un gars simple, très joyeux …

En regardant plus attentivement, qu’est-ce que je vois ? Il a une guitare ! Une guitare, un

pardessus gris et des bottes rouges. Il n’y avait personne chez nous, bien entendu, qui ait des

bottes rouges …

C’était au début de 1921. C’est lui qui m’avait fourni la clé du code. Il n’était pas seulement

agent de liaison, il avait également fondé une organisation révolutionnaire.

Page 301: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

285

La mise en légende de Boris Glavan, membre moldave de la « Jeune garde »173

, dans le

documentaire télévisuel On l’appelait bolchévique (1980), dénote la même approche « affective »

de création d’un « lien » entre le spectateur et le héros :

Il était jeune lui aussi et il écrivait des poèmes. Malheureusement rien n’est parvenu jusqu’à

nous. Tout a péri, à part quelques photos, lettres, et sa vieille mère qui a ses yeux bleus et son

menton volontaire et dans la mémoire de laquelle il est encore vivant et qui rêve encore de lui

les nuits. (…) C’était un gars moldave simple, d’une famille de paysans… Frêle, un peu

voûté…174

L’auteur du scénario du film, le cinéaste de « Telefilm-Chisinau » Maiburov, déclare vouloir

créer une certaine atmosphère émotionnelle autour du héros lors des tournages du film et « dévoiler

le caractère de Boris au fur et à mesure du déroulement du film »175

. On peut observer, à partir de

cet exemple, comment les thèmes de la jeunesse, de la disparition prématurée, de l’amour maternel

contribuent à nous rapprocher de ce héros de la lutte antifasciste à l’arrière-front ennemi.

Outre les procédés narratifs de la mise en légende cinématographique des personnalités

valorisées par le pouvoir soviétique, les documentaires historiques moldaves font usage de

méthodes purement cinématographiques de symbolisation héroïque. Il s’agit de méthodes issues

des possibilités du montage qui consistent à mettre en relation le discours héroïsant verbal (les

commentaires hors champ) ou les images du héros (photos d’archives, chroniques

cinématographiques de guerre, représentations picturales ou sculpturales, etc.) avec d’autres

représentations à forte charge symbolique. La généalogie de certaines de ces représentations

173

Organisation illégale de komsomols ayant comme but, selon la version officielle, l’activité antifasciste sur

le territoire occupé, la « Jeune garde » est l’objet d’une ample campagne de mythification à l’époque

soviétique. D’après l’historiographie soviétique, les membres de la « Jeune garde » finissent par être tués avec

bestialité par les occupants nazis, le récit du « calvaire » des komsomols étant amplement exploité par la

propagande du Parti. Un nombre d’historiens de l’époque post-communiste mettent à l’épreuve le mythe de la

« Jeune garde » pour montrer ses multiples incohérences et divergences par rapport à certains témoignages et

documents ignorés par les officiels soviétiques intéressés à alimenter un imaginaire héroïque soviétique. Voir

à ce propos, par exemple, Nikita Petrov et Ol’ga Edel’man, « Novoe o sovetskih gerojah » (trad. du russe :

Du nouveau sur les héros soviétiques) dans Novyj mir, no 6, 1997.

174 Archives de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de

Moldavie, dossier non-classé, « Scénario littéraire du documentaire Ego nazyvali bol’ševikom », (trad. du

russe : On l’appelait bolchévique), p. 5. 175

Ibid., p. 2.

Page 302: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

286

remonte à l’imaginaire chrétien, tandis que les autres proviennent du vocabulaire de l’idéologie

soviétique. L’ensemble des significations des figures héroïques que le documentaire historique

moldave véhicule se révèle à travers des images qui constituent leur contexte narratif-filmique. Les

héros filmiques sont dotés d’un « entourage » imagier typique : des acteurs du documentaire

historique dont la fonction est de mettre en valeur le héros, ses exploits et son sacrifice.

Le scénario littéraire176

du documentaire On l’appelait bolchévique177

offre un exemple

plutôt typique des stratégies d’héroïsation utilisées par les cinéastes de « Telefilm-Chisinau », qui

consistent dans la construction d’un contexte narratif-filmique « peuplé » d’autres représentations

significatives de l’idéologie soviétique :

Dans l’ouverture du film quelques plans-symboles de notre vie contemporaine :

De larges rues et avenues, tout juste construites

Des beaux immeubles qui se dressent vers le ciel

Des enfants qui jouent sur un terrain de jeu

Des adolescents à côté des bâtiments de l’Université

Un couple heureux de jeunes mariés sort de l’Office de l’État Civil

Une jeune maman berce son enfant dans la poussette, en lui fredonnant une berceuse

Nous avons choisi d’analyser quelques représentations connexes de la figure du héros

soviétique, celles que nous avons trouvées plus importantes sous leur aspect quantitatif.

35.1 Les usages propagandistes de l’image de l’enfant

Les images filmiques associées le plus fréquemment au discours héroïsant des documentaires

télévisés sont celles des enfants de tous les âges et des adolescents, des essaims d’oktiabriata178

, de

176

Forme intermédiaire de scénario filmique pratiqué dans la cinématographie soviétique. 177

Produit en 1981, ce documentaire réalise une mise en scène héroïque de Boris Glavan, héros moldave de la

lutte antifasciste clandestine pendant la « Grande Guerre Patriotique ». 178

« Oktiabrionok », traduit du russe signifie, « petit Octobre », du nom de l’organisation des petits

Soviétiques, destinée à encadrer des enfants de 8 à 11 ans ; étape obligée avant d'accéder au statut de pionnier

puis de komsomolets.

Page 303: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

287

pionniers179

et de komsomols déferlant à l’écran. Une stratégie cinématographique répandue en ce

qui concerne la mise en relation de la représentation héroïque avec celle de l’enfant est le

contrepoint : un texte hors champ évoquant les exploits et le sacrifice du héros accompagné d’une

suite de plans montrant des enfants soviétiques heureux. Le documentaire Vétérans dans le rang

(1978) présente le Héros de l’Union Soviétique180

et vétéran de la « Grande Guerre Patriotique »,

Nevgorovski, qui livre devant la caméra les souvenirs institutionnalisés de « son » expérience de la

guerre. La poitrine pleine de médailles et de distinctions, le héros tient son discours concernant

l’importance de la victoire sur un « fond » visuel de gamins :

Texte

Image

Le discours de Nevgorodski : (…) Derrière nous, il y avait notre

Patrie, nos enfants, nos femmes et nos fiancées et nous nous

forcions pour finir plus vite la guerre et assurer la paix.

Commentaire hors champ : …La paix… Même des années après

la fin de la guerre, la victoire ne pâlira pas… Elle sera aussi jeune

qu’en 1945… Car notre mémoire préservera à jamais les noms de

ceux qui l’ont procurée.

N. Nevgorodski parle devant la

caméra.

Une fillette cueille des fleurs dans

un champ sous un ciel bleu.

Une garderie. Des garçons jouent à

se dépasser à vélo.

Le documentaire à vocation commémorative Fidèles à la mémoire des soldats (1979) est

entièrment construit sur la superposition du discours héroïsant à des images de jeunes Soviétiques

et d’espaces mémoriaux (le Mémorial de la ville de Chisinau). Le film s’ouvre sur une série de

plans présentant des enfants d’âge préscolaire qui tournent sur un manège de chevaux de bois,

dessinent sur l’asphalte, écrivent avec de la craie colorée le mot « paix » ou chantent en chœur dans

le parc. Avec la progression du récit filmique, axé sur les soldats libérateurs de la « Grande Guerre

179

Les Pionniers désignent une organisation de jeunesse communiste en URSS, mise sur pied par l’État

soviétique dans le but d’encadrer idéologiquement les jeunes de 9 à 13 ans environ. Chaque enfant soviétique

était fortement conditionné à faire partie des Pionniers. 180

Titre de plus haut prestige décerné par l’État soviétique, y compris pour des exploits héroïques pendant la

« Grande Guerre Patriotique ».

Page 304: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

288

Patriotique », les enfants présentés dans le documentaire sont de plus en plus âgés. Finalement, on

voit des adolescents-komsomols en train de monter la garde au Feu éternel du Mémorial, une

mesure pédagogique d’implication des jeunes dans les politiques mémorielles de l’État-Parti. L’une

des jeunes filles essaie d’exprimer devant la caméra les sentiments qui l’habitent au moment de sa

garde au Mémorial :

J’ai monté la garde trois fois au poste numéro 1. Chaque fois quand on monte l’escalier, on

ressent un sentiment inexplicable qu’on ne peut pas exprimer avec des mots. Surtout quand

joue la musique funèbre du Requiem, il est difficile d’expliquer ce qu’on vit… Ce sentiment

même est inexprimable… Mais quand même, je ressens que moi, mes camarades, tous nous

sommes les continuateurs de la cause de ceux qui gisent dans ces tombeaux et dont nous

préservons le sommeil paisible. Nous sommes les continuateurs de leur mémoire. Et nous

faisons de notre mieux, bien sûr, pour être dignes de leur mémoire.

Le documentaire La mémoire des années flamboyantes (1974), récit de l’opération militaire

Iasi-Chisinau narré dans un vocabulaire tactique très technique et enrichi d’images d’archives de

batailles de la « Grande Guerre Patriotique », débute avec un plan montrant un groupe d’enfants

qui courent dans l’herbe haute d’un champ en fleur. Le récit des exploits du combattant

communiste clandestin Ivan Goluzinskij se déroule sur quelques plans présentant un petit qui est

examiné par une femme docteure. On pourrait multiplier à profusion les exemples d’association

dans le documentaire historique du discours héroïsant aux images d’enfants.

Page 305: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

289

Plans du documentaire Notre Vanja qui servent

de support visuel au discours héroïsant verbal

Page 306: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

290

Les significations immédiates nées du rapprochement de la représentation héroïque et de

l’image de l’enfant renvoient, dans le contexte narratif-filmique du documentaire historique, au

sacrifice des héros grâce auquel les citoyens de l’URSS peuvent mener une vie paisible. Elles

réfèrent aussi à un avenir soviétique encore plus heureux et plein de réalisations de même qu’à un

devoir constant de souvenir et de reconnaissance des générations de demain envers les défenseurs

de l’ordre communiste.

À ses débuts, l’État soviétique encourage fortement les théories et les projets pédagogiques,

car l’enfant est vu comme un matériel idéal pour le modelage de l’ « homme nouveau ». Les

idéologues soviétiques des années 1920 rêvent, dans une société majoritairement constituée

d’individus formés sous l’Ancien Régime, de voir des enfants « exaltés par le pouvoir soviétique et

éduqués en vue de la défense militaire de la révolution »181

devenir les vecteurs actifs de

dissémination de l’idéologie communiste. On attribue aux enfants un instinct particulier de lutte.

« Le feu le plus ardent de la révolution est la flamme des cœurs des enfants », dit l’épigraphe d’un

ouvrage officiel des années 1921-1924 concernant l’éducation des enfants dans le « pays des

Soviets ».182

L’historienne Ksеnia Gussarova, qui se penche sur les textes des théoriciens de l’éducation

dans l’URSS des années 1920, fait une observation surprenante dans son article « Les brindilles et

le brasier de la révolution mondiale : les pionniers ». Le langage pédagogique des officiels et des

théoriciens soviétiques recèlerait quelquefois des analogies et des images bibliques ou d’inspiration

chrétienne. L’idée même des doctrinaires soviétiques de l’époque, selon laquelle existerait un

clivage irréconciliable entre les générations anciennes de citoyens et les jeunes Soviétiques, serait

calquée sur l’histoire de Moïse, principal prophète de l’Ancien testament. D’après la tradition

biblique, Moïse libère le peuple d’Israël de l’esclavage égyptien et décide de le mener dans le

181

Ksenia Gussarova, « Hvorost v koster mirovoj revoljucii : pionery », (trad. du russe : Les brindilles et le

brasier de la révolution mondiale : les pionniers), dans Neprikosnovennyj zapas, 2008, no 2 (58).

182 Ibid.

Page 307: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

291

désert pendant quarante ans, durée nécessaire à la montée de générations n’ayant pas connu

l’esclavage et donc purifiés de l’ancienne mentalité d’esclave.183

Les années 1960-1990, époque de production des documentaires historiques télévisés,

marquent un vieillissement du régime qui repose désormais sur une mémoire sociale commune, sur

une culture et une mentalité socialement dominantes qu’on pourrait qualifier de soviétiques. Les

usages idéologiques de la représentation de l’enfant ne sont plus les mêmes qu’au début du régime.

Dans cette période, les références à la jeunesse soviétique dans ce contexte historiographique

répondent à une fonction idéologique de conservation et de reproduction de l’ordre politique en

place, ou, autrement dit, à une tâche de transmission d’un type de comportement social et de

mentalité de nature à perpétuer le système communiste. D’où l’association constante des

représentations des enfants et des jeunes aux significations de la commémoration des héros du

passé.

Le fondement de notre interprétation des représentations et des symboles contenus dans le

discours télévisuel consiste dans la définition d’une dimension anthropologique des images

propagandistes par rapport au principe idéologique de leur façonnement. La proposition initiale de

notre argumentation consiste à dire que les représentations diffusées par la propagande soviétique

se prêtent à une analyse dans la longue durée de l’histoire et dans un contexte civilisationnel plus

ample, car elles constituent le produit des mouvements cycliques de mythification, de

démythification et de réinvestissement mythique dans l’espace occidental et d’influence

occidentale comme c’est le cas de l’Europe de l’Est.

En ce qui concerne l’image de l’enfant, son pouvoir de création opère bien au-delà des

frontières idéologiques et politiques à travers le temps. Généralement, les cosmogonies, les

anthropogonies et les mythes des origines mettent en avant des images d’œuf, de gestation ou

d’enfant comme autant de symboles de la (re)création du monde, de la renaissance et du

renouveau.184

La mythologie chrétienne associe l’état d’innocence des origines de l’homme à

l’ingénuité propre à l’âge enfantin. Le christianisme développe la représentation d’un enfant pur,

183

Ibid. 184

Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 33-70.

Page 308: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

292

non corrompu, d’une candeur que les adultes ont perdue, et de ce fait plus près de Dieu. Le motif

biblique du paradis et de l’innocence perdue ainsi que l’itinéraire christique confèrent à l’enfant des

vertus théologales. L’enfant, ange et Christ, symbolise l’espérance de la rédemption.185

(« Quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un petit enfant, ne rentrera point»,

l’Évangile selon Luc, 18.17.)

La naissance des mythes modernes marque un mouvement de désacralisation de la tradition

chrétienne sans s’éloigner pour autant des modèles contenus dans celle-ci. Les philosophies des

Lumières, véritable chantier de la mythologie de la Modernité, privilégient dans leurs réflexions les

nouvelles approches pédagogiques et procèdent à la revalorisation de l’enfant et de l’enfance sur le

même modèle de pureté et d’innocence. Comme le dit Ewa Bogalska-Martin, « dans les sociétés

occidentales, depuis le XVIIIe siècle, l’enfant est porteur d’espoir et fait l’objet d’un investissement

éducatif conscient pour qu’il puisse aller au-delà du monde qu’il a reçu. On lui attribue parfois la

responsabilité d’un monde que les adultes eux-mêmes ne peuvent pas assumer ».186

L’imaginaire

révolutionnaire, mais aussi la mythologie nationaliste, témoignent d’un détournement de l’ancien

mythe chrétien de l’enfant pur au profit des idéologies qui ont émergé dans le cadre de la

Modernité.

L’exemple le plus flagrant d’un tel réinvestissement idéologique de l’image de l’enfant

apparaît dans le poème « L’année terrible » de Victor Hugo. Soit dit en passant, l’œuvre en

question a fait partie du programme scolaire soviétique à l’intention des écoles spécialisées dans

l’étude de la langue française. Le poème relate l’histoire d’un gamin impliqué dans les

insurrections populaires parisiennes de 1870, insurrections que Karl Marx considère comme étant

la première révolte prolétarienne autonome. Le jeune Parisien est pris avec d’autres insurgés

adultes par les soldats du gouvernement qui préparent leur exécution. L’enfant demande la

permission d’aller porter une montre à sa mère avant de se faire fusiller et les soldats le lâchent en

riant, voyant cette sollicitation comme une «vilaine» stratégie pour échapper à la mort. Le récit

185

Gilbert Bosetti, « Le mythe de l’enfance sur le palimpseste des Évangiles », p. 216-224, dans Joël Thomas

(dir.), Introduction…, op.cit. 186

Ewa Bogalska-Martin, Les chemins croisés…, op.cit., p. 35.

Page 309: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

293

héroïque du poème atteint son paroxysme au moment où l’enfant, tenant sa parole d’honneur, est

de retour et se dresse fièrement contre la muraille, prêt à être exécuté.

L’image de l’enfant innocent servira également dans les sociétés qui ont connu des

mouvements fascistes et communistes, où l’enfant était investi des significations du « monde

nouveau », cela en opposition résolue à la pourriture de la génération des parents attachés à des

anciennes valeurs. L’idéologie soviétique produira, sur le palimpseste des imaginaires antérieurs,

une riche galerie de représentations d’enfants qui renient leurs parents attachés à des valeurs

rétrogrades et, dans la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale, qui « marchent sur les pas de

leurs pères, en poursuivant les traditions de la gloire militaire du peuple soviétique »187

.

On peut se demander également si cet obsédant rappel des jeunes Soviétiques au devoir de

reconnaissance et de mémoire des exploits des « pères » ne trahit pas un conflit générationnel dans

la société soviétique. Car le rejet officiel de l’héritage du stalinisme au milieu des années 1950

provoque un clivage dans la société soviétique entre la génération survivante du stalinisme et les

jeunes du dégel khrouchtchévien. Les adultes des années 1930-1950 sont majoritairement

compromis, d’une façon ou d’une autre, par le stalinisme. La terreur stalinienne alimente et

s’appuie en même temps sur un climat social et familial hostile, caractérisé par la délation et

l’espionnage réciproque des citoyens.188

Les šestidesjatniki sont une catégorie socio-générationnelle

en rupture avec la mentalité sociale façonnée par le stalinisme. La presse cinématographique

soviétique ainsi que les éditions samizdat des années 1960-1980 ont laissé de multiples

témoignages de méfiance et même d’hostilité de la génération « staliniste » envers les générations

suivantes de Soviétiques, un peu plus libres, moins endoctrinés et moins affamés.189

Les anciens

exigent une récompense morale. Ils souhaitent que les jeunes générations préservent d’eux une

image noble, en perpétuant une mémoire historique remplie de victoires militaires et de réalisations

dans le « champ du travail ». L’exigence obsessive de reconnaître et de préserver la mémoire du

sacrifice des « pères », qui jalonne le discours historique officiel, n’est peut-être qu’une autre

187

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 6, dossier 19, « Les feuilles de

montage du documentaire La Moldavie jubilaire », p. 4. 188

Voir à ce propos par exemple Sheila Fitzpatrick, Le stalinisme au quotidien : la Russie soviétique dans les

années 1930, Paris, Flammarion, 2002. 189

Voir, par exemple, Marina Oulianova, « La répression est quotidienne», p. 15-22, dans, Les femmes russes

par des femmes de Léningrad et d’autres villes, Paris, Des femmes, 1980.

Page 310: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

294

stratégie de l’État soviétique « gérontocrate » des années 1980, stratégie reposant sur le chantage

moral visant les jeunes générations et destinée à préserver une forme de cohésion sociale.

35.2 La représentation télévisée de la mère du héros soviétique

L’image de la mère est une autre représentation à laquelle les téléastes moldaves ont recours

afin de mettre en valeur la figure du héros soviétique. Le discours filmique héroïsant véhicule

plusieurs types de représentation maternelle. Témoin privilégié du devenir du héros, la mère de

celui-ci prend part à la construction et à la diffusion du récit héroïque. Le système propagandiste

soviétique accorde une place de premier ordre aux mères des héros dans la transmission des valeurs

héroïques soviétiques. Par exemple, la mère de Zoja Kosmedemjanskaja190

et celle d’Oleg

Koševoj191

se déplacent fréquemment à l’étranger et à travers l’URSS d’après-guerre à l’occasion

d’un genre de tournées propagandistes organisées par l’Agit-prop. Lors de ces voyages, les mères

des héros rencontrent des groupes de travail ou des associations pédagogiques afin de narrer le

parcours du Héros et son sacrifice.192

La mère d’Oleg Koševoj reçoit même le prestigieux ordre

soviétique de l’ « Étoile rouge » en signe de reconnaissance de sa contribution à la formation du

héros.193

La mère de Boris Glavan, membre moldave de la « Jeune garde », est de son côté invitée à se

remémorer devant la caméra documentaire l’enfant que le héros était, les qualités qui ont constitué

les prémices de sa vie héroïque.194

La présence maternelle dans la mise en scène héroïque confère

plus d’ « humanité » à la figure surhumaine du héros.

Dans un registre métaphorique, la mère est présente dans le récit filmique à travers les

statues de la mater dolorosa pleurant le soldat tombé à la guerre, monuments qui décorent

190

Membre du réseau de partisans qui fut torturée et assassinée par les autorités allemandes d’occupation en

1942. 191

Chef présumé de l’organisation antifasciste clandestine La jeune garde. 192

Nicolaj Petrov, Ol’ga Edel’man, « Novoe o sovetskih gerojah », (trad. du russe : Du nouveau sur les héros

soviétiques), dans Novyj Mir, 1997, no 6.

193 Ibid.

194 Le documentaire télévisé moldave On l’appelait bolchévique (1980), visionné à la Cinémathèque de la

Compagnie d’État de Radiotélévision de la République de Moldavie.

Page 311: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

295

d’ordinaire le Mémorial, cet espace commémoratif des villes soviétiques. L’esthétique des

représentations sculpturales de la Mère-patrie soviétique révèle une reprise inconsciente des canons

traditionnels de l’art chrétien ayant marqué la sensibilité occidentale. La statuaire qu’on voit dans

le documentaire Ils ont passé dans l’immortalité (1969) constitue une interprétation soviétique de

la Piéta. Elle représente une femme âgée couverte de la tête aux pieds d’une toile drapée qui

soutient par les épaules un soldat affaibli. Des femmes vêtues de noir, la tête voilée, se recueillent

devant le monument. La voix hors champ déclame : « Les fleurs fleuriront éternellement au

monument du soldat qui a réalisé son fait d’armes au nom de la Patrie, au nom de la vie… ».

Finalement, le sacrifice du héros retrouve tout son sens dans des plans montrant de jeunes mamans

soviétiques avec leurs enfants, images accompagnant le discours héroïsant : le héros est mort pour

que les mères puissent élever leurs enfants en sécurité.

Façonnées par les téléastes moldaves à l’époque soviétique, les images filmiques de la mère

décrites ci-dessus dérivent en réalité d’un imaginaire politique moderne. Elles puisent également

dans le fonds historiquement constitué des représentations de la femme dans l’espace occidental et

d’influence occidentale. Les mythologies politiques surgies sur les ruines de l’Ancien régime

français mobilisent la représentation de la mère et, dans un sens plus large, celle de la femme en lui

attribuant un rôle décoratif et symbolique. Un glissement de sens dans la façon de symboliser la

souveraineté se produit au lendemain de la Révolution Française, quand le père-roi du peuple

français est remplacé par la notion abstraite de Mère-nation et ensuite de Mère-patrie.

Cette mutation de l’imaginaire politique est, à la base, une reprise de l’analogie associant la

capacité de procréation de la femme et la « terre nourricière », qui s’exprime dans les mythologies

préchrétiennes à travers les figures des déesses de la fertilité. La récupération de l’héritage spirituel

de l’Antiquité permet aux lettrés de l’âge classique de forger des symboles féminins sur les ruines

des anciens panthéons « peuplés » de déesses, grâces, muses, nymphes et autres figures féminines.

Dans les salons philosophiques européens du XVIIIe siècle, l’usage de l’allégorie féminine est un

art prisé dont les codes, établis depuis plusieurs siècles déjà, sont repris à l’aube de la Révolution

Française. Émergée aux XVIIe-XVIII

e siècles, la bourgeoisie intellectuelle est à l’origine de

l’idéologie révolutionnaire et de sa traduction iconographique dans les symboles de la Liberté, de la

Page 312: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

296

République ou de la Nation. Elle s’abreuve à l’humanisme des lettres latines dans le contexte

esthétique d’un néoclassicisme à référence sacrée.195

La féminisation des symboles de la

souveraineté se produit également dans le cadre de l’idéologie nationaliste grâce à la prise de

conscience politique de la force du sentiment collectif d’appartenance à un territoire en tant que

facteur de cohésion de la nation.

En ce qui concerne la représentation de la femme elle-même, le Moyen Âge chrétien impose

comme dominante une image de la femme en tant que pécheresse et acolyte du diable, cela en dépit

de l’importance croissante du culte marial. 196

Car la « mère de Dieu » possède, aux yeux des

ecclésiastes, une nature plutôt divine qu’humaine par rapport à la « femme d’Adam ». Toutefois,

malgré l’hostilité cléricale à la femme, le culte marial a eu des prolongements sociaux importants et

a contribué, dans le contexte d’une société de plus en plus laïque, à la promotion de la femme

justement grâce à sa capacité de procréation.

L’exaltation de la maternité aux XVIIIe-XIX

e siècles, dans les milieux cultivés, détermine un

réinvestissement symbolique de l’image de la femme et un changement progressif de la

représentation sociale de la mère et de sa fonction éducatrice dans l’espace occidental. À partir du

milieu du XVIIIe siècle, le rôle de la mère inspire de vastes réflexions philosophiques, médicales et

politiques. Les préoccupations pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau l’incitent à mettre en

évidence l’importance de la mère dans la formation de l’enfant. Le philosophe insiste sur le fait que

la personnalité de la mère, son amour envers le petit et le niveau d’instruction qu’elle possède sont

des facteurs primordiaux dans le processus d’éducation.197

L’idéalisation de la maternité influence de différentes façons la condition de la femme dans

la société occidentale. D’un côté, elle offre aux femmes une certaine reconnaissance sociale à la

condition de fournir un effort pour correspondre au modèle de la maternité imposé par l’idéologie

195

Jean-Michel Renault, Les fées de la République, Montpellier, Pélican, 2003, p. 18. 196

Jean Delumeau, La peur en Occident (XIVe-XVIII

e siècles) : une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, p. 305-

315. Il faut dire que l’image de la femme façonnée par les ecclésiastiques du Moyen Âge est quelquefois

contredite par la situation de facto. Le Haut Moyen Âge a connu, par exemple, des périodes où les femmes

avaient davantage de liberté. 197

Yvonne Knibiehler, Catherine Fouquet, L’histoire des mères du Moyen Âge à nos jours, Paris, Montalba,

1980, p. 138-148.

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297

dominante. D’un autre côté, le discours sur la maternité de ces époques conditionne étroitement les

femmes à la maternité, celle-ci étant perçue comme le trait définitoire de la féminité. L’assimilation

de la femme à sa fonction maternelle exclusive résulte d’un discours masculin de domination

servant à soutenir une société de type androcentrique basée sur la répartition traditionnelle des rôles

entre les sexes. Ce n’est guère un hasard si l’évolution de la législation des pratiques abortives est

souvent révélatrice du niveau de démocratisation d’un régime ou d’un gouvernement dans l’espace

occidental et d’influence occidentale.198

La Révolution russe de 1917, qui prône l’équité sociale et la libération des exploités, égalise

en droits les femmes avec les hommes dans tous les domaines. Le pouvoir bolchévique accorde aux

femmes l’accès à l’enseignement et au travail, les droits civils, etc. Les citoyennes sont incitées à

s’instruire et à participer à la vie politique et sociale. En plus, le jeune État soviétique tente de

libérer la femme du « joug de la cuisine », c’est-à-dire des tâches ménagères, en initiant un projet

d’ouverture de garderies et de cantines gratuites. Les théoriciens féministes du bolchévisme

proclament qu’il ne peut y avoir de libération de l’homme sans libération de la femme. Les

pratiques abortives sont devenues légales et accessibles. Tous ces changements progressistes

propulsent le jeune État soviétique à l’avant-garde du mouvement féministe mondial.199

Avec l’ascension politique de Staline, tous les espoirs de l’émancipation de la femme et de

l’égalité des sexes s’évanouissent. La politique patriarcale de Staline, aggravée par le contexte

européen général de l’approche de la Deuxième Guerre mondiale, marque un retour aux normes

familialistes les plus réactionnaires. Les gouvernements de l’entre-deux-guerres ont besoin de cette

famille de type traditionnel, « cellule de base de la société », qui maintient subrepticement une

conception instrumentale de l’individu : celui qui est prêt à se sacrifier pour sa famille entendra

l’appel de la Mère-patrie. La famille traditionnelle, régie par un père à l’autorité incontestée,

reproduit à l’échelle réduite le rapport de force entre les dirigeants et les citoyens dans un État non

démocratique.

198

Voir à ce propos, par exemple, Yvonne Knibiehler, Histoire des mères et de la maternité en Occident,

Paris, PUF, 2000. 199

Ibid., p. 57-79.

Page 314: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

298

La femme soviétique est ramenée brutalement à la fonction sociale de mère lorsque les

pratiques abortives sont interdites en 1936 avec la sortie du très conservateur second code

soviétique de la famille. « Une femme sans enfants mérite notre pitié parce qu’elle ne connaît pas la

véritable joie de vivre, écrit l’officiel du Parti Pravda en 1936. Nous devons sauvegarder notre

famille et élever et entraîner de saints héros soviétiques ».200

De nombreuses femmes soviétiques

ont fait preuve d’héroïsme pendant la « Grande Guerre Patriotique », le plus souvent en tant que

maquisardes téméraires et efficaces. Pourtant, le panthéon officiel ne rend pas justice au courage de

ces combattantes, seul un nombre réduit d’entre elles étant retenu dans le discours héroïque

soviétique.201

En revanche, la fabrique soviétique de héros invite invariablement la femme à

s’affirmer en tant que « mère du héros ». Il est intéressant de remarquer, dans ce contexte, que les

mères soviétiques possédant un nombre élevé d’enfants reçoivent de la part de l’État la distinction

de « mère-héroïne ».

L’époque poststalinienne se caractérise par une attitude légèrement plus libérale envers les

femmes. L’État soviétique rend formellement à la femme le libre choix de la maternité, car

l’avortement est légalisé même s’il se passe souvent dans de très mauvaises conditions sanitaires et

sans anesthésie.202

Tout de même, les affirmations démagogiques des autorités soviétiques sur

l’égalité des femmes et des hommes cachent mal la situation des femmes en tant que catégorie

sociale subalterne subissant une violence symbolique. En pratique, le pouvoir communiste

patriarcal appuie les vieux préjugés concernant une supposée différence d’essence « naturelle »

entre les hommes et les femmes. Cette vision essentialiste, qui perçoit la femme en tant que mère

dont la fonction est de s’occuper de la famille à la maison alors que l’homme assume la fonction de

pourvoyeur, encourage la discrimination professionnelle. Comme le montre le recueil Voix de

femmes en Russie203

réunissant des textes féministes à caractère contestataire et dénonciateur de

l’État soviétique « phallocratique », les femmes qui refusent de se conformer à la conception

200

Françoise d’Eaubonne, La femme russe, Paris, Encre, 1988, p. 88. 201

Ibid., 95-107. 202

Ibid., 111. 203

Tatijana Mamonova (dir.), Voix de femmes en Russie, Paris, Denoël/Gonthier, 1982.

Page 315: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

299

soviétique de la femme sont marginalisées au travail et dans leur entourage familial. Elles peuvent

même se faire harceler par le KGB.204

L’analyse des usages des représentations de la femme et de sa condition sociale dans

l’espace européen et soviétique nous permet de tirer quelques conclusions concernant

l’interprétation des images des mères contenues dans les documentaires du genre « biographies

héroïques ». Tout d’abord, l’image de la Mère-patrie soviétique, qui associe la représentation de la

mère à l’appel au devoir civique, induit l’idée d’une maternité symbolique de l’État soviétique. Les

propagandistes soviétiques cherchent à susciter un sentiment d’appartenance à l’URSS ancré dans

la sensibilité familiale et dans l’intimité du lien biologique entre la mère et son enfant. La

représentation de la Mère-patrie a une histoire lointaine et complexe. Elle repose sur la fascination

primordiale devant la (pro)création. Le christianisme enrichit des notions de souffrance expiatoire

et de sacrifice l’ancienne image de la déesse-mère. Il consacre le couple mère-enfant en défaveur

de celui de l’homme et la femme. Les mythologies modernes s’inspirent de la tradition européenne

des allégories féminines et de l’image de la madone avec l’enfant afin de créer des symboles de la

souveraineté efficaces dans la mobilisation des citoyens.

En même temps, le discours héroïque télévisé témoigne d’une conception de la femme en

tant que génitrice et éducatrice des « patriotes », c’est-à-dire des citoyens qui assureront la

reproduction du régime en place. Finalement, la fonction des images filmiques de la mère est de

conditionner les spectateurs à un rapport de domination entre les sexes et à un ordre social

masculin205

. Celui-ci s’inscrit dans le contexte politique de la suprématie d’un État totalitaire

« mâle » sur la société civile.

204

Tatijana Mamonova, « La nouvelle chasse aux sorcières », p. 29-54, dans Tatijana Mamonova (dir.), Des

femmes russes, op.cit. 205

Pour une analyse de la société et de la culture androcentriques, voir Pierre Bourdieu, La domination

masculine, Paris, Seuil, 1998. Dans cet ouvrage, Bourdieu montre, entre autres, que la vision familialiste a

souvent constitué dans l’histoire le cadre idéologique de la domination masculine. (p. 142-143).

Page 316: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

300

36. Les figures de l’imaginaire soviétique : l’ouvrier, le vétéran, le grand guide, la foule

pensante…

À l’écran télévisé, les héros du passé se mêlent à ceux du présent soviétique : travailleurs de

choc et dirigeants de Parti, présidents de kolkhozes et trayeuses émérites, chefs d’usines et artistes

« du peuple »206

. Les plans cinématographiques représentant des statues des fondateurs de l’ordre

communiste alternent avec des images des masses soviétiques, de la foule dans les rues de Chisinau

lors des défilés festifs ou de l’animation urbaine.

L’ouvrier et le vétéran de la « Grande Guerre Patriotique », deux autres figures héroïques du

panthéon soviétique, s’emboîtent dans le dispositif discursif des documentaires historiques afin

d’accorder davantage le « héros moldave » à une conception héroïque foncièrement soviétique. La

figure de l’ouvrier est un symbole soviétique emprunté initialement à un imaginaire européen

ouvriériste et socialiste du XIXe siècle, tandis que celle du vétéran de la « Grande Guerre

Patriotique » émerge avec force dans le discours propagandiste soviétique surtout à l’époque

poststalinienne.

La rhétorique propagandiste des années 1960-1980 rend complémentaires les deux figures

symboliques, celles-ci renvoyant en même temps à deux modèles sociaux promus activement par le

régime soviétique. Un poème très cité dans la presse soviétique de l’époque d’après-guerre dit :

« On forge du même métal la médaille pour la lutte et celle pour le travail »207

. Toute l’histoire de

l’URSS, relate l’auteur d’un article intitulé « Du même métal… », est un travail acharné de

construction d’une société complètement nouvelle, méconnue auparavant dans l’Histoire, et de

défense des acquis de celle-ci. Les victoires au travail, poursuit l’auteur, constituent le

prolongement des victoires sur les champs de bataille, les pages de combat pour la réalisation des

plans quinquennaux succédant aux pages des années de guerre. Les souvenirs de la guerre, du

travail plein d’abnégation à l’arrière front, des années difficiles d’après-guerre, s’enchevêtrent

naturellement dans les revues et les journaux, dans les programmes de radio et de télévision, dans

206

Titre honorifique reçu par les artistes soviétiques pour leurs réalisations. 207

Aleksej Negodov, « Le drapeau sur le soviet de village », Aleksej Negodov, Oeuvres choisies, Moscou,

1977, p. 271.

Page 317: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

301

les affaires courantes, conclut l’auteur de l’article publié dans la revue « La télévision et la

radiodiffusion ».208

Le documentaire télévisé Pages nouvelles (1984) traduit l’effort de ses créateurs d’actualiser

la topique propagandiste de l’alliance entre l’ouvrier et le vétéran. Le film met en scène une équipe

de travail de l’usine productrice des matériaux électriques « Èlektromaš ». Ses membres mènent,

pendant leur temps libre, une recherche historique ayant comme sujet le paquebot « Moldavija »,

détruit par l’aviation allemande pendant la Deuxième Guerre mondiale dans les eaux de la mer

Noire. Afin de reconstituer l’histoire du bateau et de sa fin, les « amoureux de l’histoire » de

l’« Èlektromaš » fouillent les archives, étudient les documents écrits et photographiques en rapport

avec l’équipage du « Moldavija ». Ils prennent même contact avec les survivants du naufrage,

vétérans de la « Grande Guerre Patriotique ». Les thèmes d’une recherche historique « sérieuse »

(recours aux documents d’archive et photos d’époque, réalisation d’entrevues auprès des

« témoins », usage d’équipement technologique comme un laboratoire de photographie) et d’un

passe-temps « moderne » des ouvriers dénotent l’avènement d’un climat social nouveau en URSS.

L’urbanisation et l’industrialisation croissantes, l’émergence de la culture de loisirs, le

niveau d’instruction de plus en plus élevé des Soviétiques façonnent à leur manière la société

soviétique des années 1980. Ces phénomènes préparent éventuellement la désolidarisation massive

de la population avec le gouvernement qui précède la fin du régime. À l’époque, les réalisateurs de

Pages nouvelles s’évertuent encore à faire vivre la mythologie soviétique en cherchant des moyens

cinématographiques percutants pour exprimer la fraternité entre l’ouvrier, combattant du temps de

paix, et l’ancien soldat, forgeron de la paix en temps de guerre. Des prises de vue

élaborées montrent en gros plan les serrements de mains « chaleureux » entre les ouvriers et les

anciens membres de l’équipage du « Moldavija », leurs accolades lors de rencontres « pleines

d’émotions ».

La mise en relation de l’image de l’ouvrier avec celle du « vainqueur » de la « Grande

Guerre Patriotique », souvent dans un contexte de commémoration du héros tombé à la guerre,

208

A. Viktorov, « Iz odnogo metalla », (trad. du russe : Du même métal), dans Televidenie i radioveŝanie,

1975, no 5, p. 6.

Page 318: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

302

poursuit l’étalage de la « richesse des ressources morales » du héros soviétique, cet idéal du citoyen

soviétique multifonctionnel et parfaitement manipulable. La stratégie discursive associant l’ouvrier

à l’ancien combattant recèle plusieurs implications idéologiques. Elle réfère à la « lutte

perpétuelle » en tant que catégorie idéologique et principe politique qui assurent le fonctionnement

du régime communiste depuis ses origines bolchéviques. La propagande du Parti invoque

l’impératif du combat afin de mobiliser la population dans le sens de différentes politiques.

La « politique économique du Parti » impose à la population des projets volontaristes

extrêmement exigeants dans les conditions d’une rémunération monétaire modeste. Afin d’assurer

la réalisation du « plan », le discours propagandiste fait appel à l’expérience de la Deuxième

Guerre mondiale en essayant de susciter auprès des citoyens un état d’esprit similaire à celui qui

accompagne la survivance. Comme le disent les idéologues soviétiques, « les motivations morales

sont plus importantes pour l’ouvrier soviétique que l’argent. Le travail idéologique consiste

justement à actionner ces motivations. »209

La stratégie discursive de la propagande du Parti, qui repose sur la mise en évidence d’une

variété de héros (le héros mort à la guerre, celui qui survit et rentre au bercail pour reprendre sa

place à l’usine, les jeunes générations de « vainqueurs » des plans quinquennaux), poursuit

également une communion sociale autour de l’expérience de la dernière guerre dont le « peuple

soviétique » est sorti triomphant. « Aujourd’hui, quand notre peuple fête l’anniversaire de trente

ans de la grande Victoire, note l’auteur de l’article déjà cité « Du même métal… », devant nos yeux

passent les étapes de notre histoire glorieuse : les années de la Révolution, de la guerre civile, les

années vingt, trente, quarante, celles d’après-guerre… Différentes générations, différentes

destinées… Mais en réalité, elles se ressemblent toutes. Et nous savons quels sont leurs traits

communs. Il s’agit de toutes ces qualités spirituelles de l’homme éduqué par notre ordre, comme

l’esprit de sacrifice, le bonheur de servir les gens, la soif de l’exploit au nom de la Patrie, c’est-à-

209

A. Viktorov, « Iz odnogo… », art. cit., p. 8.

Page 319: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

303

dire tout ce que nous considérons comme composant le « caractère soviétique » et comme étant lié

à nos représentations relatives au mode de vie soviétique ».210

Dans le contexte de la glorification de la lutte et du travail, ces deux catégories majeures de

la propagande soviétique maintiendront l’autorité morale d’exception dont jouit, dans la société

soviétique, la génération des anciens combattants de la Deuxième Guerre mondiale. C’est aussi le

groupe social le plus actif professionnellement dans les années 1960-1970. Le syntagme de

« vétérans-laboureurs »211

, assez répandu dans la presse soviétique durant cette période, exprime à

elle seule l’importance idéologique de cette génération et sa fonction exemplative et éducative.

C’est la génération qui a « forgé la Victoire » et « relevé le pays des ruines » ; elle construit le

socialisme développé et élève les générations qui vivront dans le communisme.

Le mécanisme sémantique d’héroïsation des vétérans de la « Grande Guerre Patriotique »

mis à l’œuvre dans le télédocumentaire Place d’armes (1982) fait comprendre le fondement de

l’autoglorification de ce groupe socio-générationnel et de sa consécration sociale. « Deux fois

héros est celui qui a vaincu, s’exclame devant la caméra la couturière d’une fabrique de confection,

et trois fois, celui qui a survécu ! ». Le héros tombé a droit aux monuments et à la « gloire

éternelle ». Mais le survivant de la guerre s’impose en tant que « mentor » et « source

d’inspiration » pour les jeunes générations de Soviétiques, qui vont subir une violence symbolique

constante de la part des « héros revenus du front ». Les vétérans apparaissent donc comme des

agents actifs de la reproduction du régime en place.

Quant au mythe prolétarien, qui s’insère couramment dans le récit historique télévisé, il

puise abondamment dans l’oeuvre de Karl Marx, plus précisément dans ses prédictions concernant

l’évolution ultérieure de la société capitaliste. L’auteur du Manifeste communiste confère à la classe

ouvrière le rôle d’acteur collectif révolutionnaire investi d’une mission historique à l’échelle du

monde. Non seulement les « forces de l’Histoire » mèneront la classe ouvrière à s’émanciper de la

domination de la « bourgeoisie », mais, en plus, le prolétariat deviendra l’agent d’établissement

210

Ibid., p. 8. 211

Nikolaj Poljuhov, « Naš sovremennik na dokumental’nom èkrane » (trad. du russe : Notre contemporain à

l’écran documentaire), dans Kodry, n. 10, 1976, p. 136.

Page 320: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

304

d’une société nouvelle, plus juste et plus heureuse que toutes celles que l’humanité a connues

auparavant.

Sur ce point, la vision de Marx transgresse la recherche sociologique théorique pour

rejoindre sa dimension messianique. Selon Martin Malia, « pour Marx, le prolétariat est moins un

groupe social qu'une entité métaphysique dont l'essence vient du manque et chez qui le manque est

en même temps la source d'une force cosmique capable d’abolir le manque à jamais. Dans ce

concept central du marxisme, ou paradigme, il y a l’écho évident, en termes séculiers, d'une

conception qui est au cœur du christianisme, une reprise de cette logique chrétienne selon laquelle,

au jour du jugement, les derniers seront les premiers, et les humbles seront exaltés ».212

Les disciples russes de Marx concluent, à la suite de leurs interactions souvent déficientes

avec les ouvriers russes, que ceux-ci risquent de tomber dans le piège du syndicalisme faute d’un

manque de « conscience de classe ». Afin d’assurer la réalisation de la prophétie révolutionnaire de

Marx, les bolchéviques s’établissent eux-mêmes en « avant-garde » du prolétariat, c’est-à-dire une

élite révolutionnaire dont la fonction est la guidance et l’éducation des ouvriers.

L’importance fondamentale de la classe ouvrière et des idéologues communistes dans le

projet social bolchévique détermine, dans les années 1920-1930, une valorisation politique

progressive des ouvriers, des militants ouvriers au service du Parti et des dirigeants du Parti. La

légitimation de la nouvelle classe politique à travers son rôle d’ « avant-garde » du prolétariat

requiert l’invention d’un ensemble de représentations dont la figure magnifiée de l’ouvrier, qui sera

le premier bénéficiaire de l’ordre communiste futur. De cette manière, le culte de la personnalité

ouvrière soutient le culte des dirigeants communistes, à savoir le culte du chef.213

Malgré leur caractère secondaire dans l’ensemble du contenu des biographies héroïques

télévisuelles, deux autres types d’images méritent d’être mentionnés dans cette analyse des

représentations connexes de la figure héroïque. Les représentations de Vladimir Lénine, objet du

212

Martin Malia, La tragédie…, op.cit., p. 58-59. 213

Claude Pennetier et Bernard Pudal, « Stalinisme, culte ouvrier et culte des dirigeants », dans Michel

Dreyfus, Bruno Groppo (dir.), Le siècle des communismes, Paris, Seuil, 2000, p. 562.

Page 321: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

305

culte soviétique des fondateurs, de même que les images de la foule soviétique servent d’ordinaire

d’ouverture ou d’épilogue aux documentaires historiques dédiés à l’un des héros du panthéon

officiel.

En dépit de la place centrale du culte de Lénine dans la mythologie soviétique, les

documentaristes de « Telefilm-Chisinau » utilisent la représentation du « chef de la Révolution » de

manière réduite et stéréotypée. Les plans cinématographiques montrant la statue de Lénine sur la

place centrale de Chisinau tiennent lieu, règle générale, d’image totalisante des réalisations

glorifiées de l’ordre communiste depuis ses origines révolutionnaires. Contrairement aux autres

productions symboliques soviétiques, les documentaristes de « Telefilm-Chisinau » créent peu avec

et autour de la figure de Lénine, se limitant à filmer couramment des monuments et des images

picturales représentant le « guide du prolétariat mondial».214

Ce désintérêt des téléastes moldaves pour la figure de Lénine n’a rien de fortuit puisque les

officiels soviétiques maintiennent un contrôle drastique sur la production des représentations de

Lénine. À partir des années 1930, le Comité Central du Parti communiste bolchévique (PC(b))

stalinien impose des règles précises de représentation iconique et une version stricte des différents

épisodes de sa vie comme l’enfance, la jeunesse universitaire, l’exil, la conquête du pouvoir, la

mort prématurée. Un arrêté de 1938 du Bureau Politique du Comité Central du (PC(b)) ordonne

une série de mesures punitives envers Marietta Šaginjan, auteur d’un roman biographique de

Lénine, et envers un groupe d’autres personnes, dont Nadeţda Krupskaja, la veuve de Lénine, qui a

favorisé la sortie de l’ouvrage. Le document dit plus précisément :

(…) Le CC du PC(b) constate que le livre de Šaginjan, qui prétend offrir une version

documentée de la vie de la famille Ul’janov, ainsi que de l’enfance et de la jeunesse de Lénine,

apparaît comme étant politiquement nocif et idéologiquement hostile. (…) Nous condamnons

le comportement du camarade Krupskaja, qui non seulement n’a pas empêché la parution du

roman, mais au contraire, a encouragé Šaginjan, en lui donnant des recommandations positives

et en la renseignant sur le côté factuel de la vie de la famille Ul’janov. Nous considérons le

214

La représentation de Lénine apparaît dans les documentaires Pages d’histoire, Ville natale, La parallèle-

47, Le pas du temps.

Page 322: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

306

comportement de Krupskaja d’autant plus intolérable et dépourvu de tact qu’elle avait agi sans

avertir le CC du PC(b) et sans lui demander la permission, voire dans le dos du CC du PC(b),

transformant ainsi une cause de Parti – la création des ouvrages sur Lénine – en une affaire

privée et de famille. Le CC du PC(b) ne donne pas sa permission pour ce genre d’action.215

Le monopole étatique de la production des représentations de Lénine ne disparaît pas avec la

condamnation du « culte de Staline ». Au contraire, un renouveau du mythe fondamental de Lénine

contribue à la stabilisation rapide du système communiste après le rapport révélateur des crimes

staliniens que fait Khrouchtchev lors du XXe congrès du PC de l’URSS.

216 Les idéologues

soviétiques de l’époque post-stalinienne continuent de veiller précieusement à ce que les artistes

soumettent leur vision de Lénine aux canons préétablis. Pour autant cela ne veut pas dire que le

culte de Lénine reste immuable tout au long de l’histoire de l’URSS. La cinématographie

soviétique nous offre du matériel intéressant concernant l’adaptation incessante du culte de Lénine

à l’actualité politique et idéologique soviétique. Mais il s’agit d’une problématique qui transgresse

l’objectif de la présente recherche.

En ce qui concerne l’image de la foule dans le documentaire historique moldave, celle-ci est

investie invariablement de connotations positives. Dans les fragments des chroniques

cinématographiques des années de guerre, que les documentaires incluent, la foule enthousiaste

acclame le passage des troupes de l’Armée Rouge glorieuse dans les rues de Chisinau, d’Iasi ou de

Bucarest. Les scènes de l’actualité d’après-guerre montrent des citoyens soviétiques « occupés et

heureux » en train de vaquer à leurs occupations quotidiennes : une petite file qui se forme devant

le kiosque à journaux, le va-et-vient des rues et des boulevards de Chisinau, les groupes de

promeneurs dans le jardin public, etc.

Malgré leur apparence spontanée, ces images filmiques de la foule de Soviétiques ne sont

pas totalement innocentes, c’est-à-dire dépourvues de portée doctrinaire. Elles font écho à la

conception de la « foule pensante » lancée par le cinéma soviétique d’avant-garde des années 1920.

215

RCHDNI (abréviation en russe du Centre russe de conservation des documents d’histoire récente), fonds

17, inventaire 3, dossier 1001, « Arrêté du Bureau politique du CC du PC(b) concernant le roman de M.S.

Šaginjan Billet pour l’histoire », p. 14. 216

Dina Khapaeva et Nicolaï Kopossov, « Les demi-dieux… », art. cit., p. 967.

Page 323: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

307

Il s’agit d’une conception des « masses travailleuses » en tant que force active et efficace de

l’histoire ayant procédé de manière consciente à la transformation de la société. Les réalisateurs

soviétiques de la première décennie des Soviets affectionnent la représentation sublimée de la foule

humaine, qu’ils investissent des valeurs de la solidarité, de la communion universelle et d’un

principe collectif d’auto-organisation.

Il est important de mentionner qu’avant même l’émergence de l’avant-garde

cinématographique russe, de nombreux artistes et écrivains occidentaux du XIXe et du début du

XXe siècle, à l’exemple de Victor Hugo, Charles Baudelaire ou Jules Romain, expriment dans leurs

œuvres une fascination pour la foule humaine. Cette tendance à idéaliser le « peuple » s’oppose en

fait à une conception aristocratique de la « foule destructrice » développée par une autre catégorie

d’intellectuels occidentaux de la même époque : une foule en proie aux excès pulsionnels et aux

manifestations irrationnelles et même démoniaques.

Le genre soviétique du film « historico-révolutionnaire » continue de se soumettre à cette

conception magnifiée des masses humaines et ce, bien après la réhabilitation du héros individuel

banni par les « avant-gardistes » au profit du « héros-masse ». Pourtant, il n’est pas rare que la

presse officielle rende compte, involontairement, des incohérences flagrantes de cette vision

soviétique de la foule, supposément intelligente et animée par les mêmes idéaux supérieurs. Ces

contradictions nous renvoient aux origines même de l’idéologie bolchévique, à ce mélange unique

de déification et de méconnaissance du « peuple » que l’intelligentsia russe cultive tout au long du

XIXe siècle.

Un article de 1962 de Iskusstvo kino fait l’apologie des « masses révolutionnaires » dans un

contexte idéologique de retour post-stalinien aux « sources pures » du léninisme. L’auteur du texte

parle du fait que la Révolution bolchévique avait généré pour la première fois dans l’histoire des

masses « idéologiquement orientées », c’est-à-dire non pas un attroupement de gens, mais des

groupes d’êtres inspirés, « l’armée la plus civilisée qu’il puisse exister ».217

Plus bas dans le même

article, dans un contexte différent relatif cette fois à la figure du héros de la Révolution et à la façon

217

S. Korytnaja, « Svjazi vremen : ob istoriko revoljucionnom fil’me », (trad. du russe : Le lien des époques :

le film historique-révolutionnaire), Iskusstvo kino, no 8, 1962, p. 26.

Page 324: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

308

dont son image doit être recréée à l’écran, l’auteur cite un document d’archive qui donne une idée

un peu différente des « masses révolutionnaires soviétiques ». L’auteur évoque ce document

historique avec l’intention de mettre en valeur le courage et la force intérieure exceptionnelle du

commandant d’armes bolchévique, Iona Iakir, révolutionnaire d’origine moldave, ultérieurement

victime des répressions staliniennes, dont nous avons parlé plus haut. Selon le document en

question, Iakir a été « écrasé » et a failli être fusillé par ses propres « troupes affolées » qui se

retiraient en panique lors des opérations militaires. Que veut dire cette expression « écrasé »,

s’interroge l’auteur de l’article ? « Ce terme « écrasé » est un euphémisme caractéristique de

l’époque ; il cache, comme le montre un autre document, le fait que Iakir, qui « tentait d’arrêter les

meutes de soldats en retraite, avait été battu par ceux-ci et avait à peine eu le temps de quitter les

lieux, car les coups étaient sérieux » ».218

L’analyse des représentations filmiques provenant de l’univers symbolique de l’idéologie

soviétique, comme celles de l’ouvrier, du vétéran, du fondateur du régime ou de la foule humaine,

dans leurs relations avec la figure du Héros, nous permet de saisir l’interdépendance des

significations idéologiques soviétiques. L’examen de ce contexte narratif-filmique de la

représentation héroïque nous laisse entrevoir également tout le travail d’élaboration d’un système

symbolique dont la fonction est l’imposition et la légitimation du pouvoir soviétique.

37. L’élaboration télévisuelle de la représentation de l’ennemi

Toute étude de la structure et des fonctions du récit héroïque télévisuel resterait lacunaire

sans l’examen, ne serait-ce que brièvement, de l’ennemi, cette figure qui incarne dans le mythe

héroïque les « forces du Mal » contre lesquelles se dresse le Héros et qui suscitent son courage, son

abnégation, son intelligence, bref, toutes ces qualités qui définissent la personnalité héroïque.

La figure de l’ennemi est omniprésente et récurrente dans le discours officiel de l’État

soviétique depuis ses origines bolchéviques. Elle resurgit à chaque fois sous une image nouvelle :

les opposants au nouveau régime dans la période bolchévique cèdent la place aux « traîtres » de la

période stalinienne. L’image de l’ennemi externe englobe l’ennemi historique de la Russie comme

218

Ibid., p. 28.

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309

les teutons du Moyen-Âge, le nazi, et pour la période de la guerre froide, le capitaliste militariste.

Bourgeois, contre-révolutionnaires, Blancs, ennemis du peuple, traîtres, espions, capitalistes, nazis,

américains, etc., sont autant de visages de ce monstre à multiples têtes qui « poursuit la perte » de

l’ordre communiste.

La figure de l’ennemi s’accorde à la fois aux fondements mythiques de l’idéologie soviétique

et à la nature totalitaire du système communiste. L’existence de l’ennemi est la raison d’être même

du héros dans le récit mythologique, dualiste dans sa nature, puisqu’il s’appuie sur la vision d’un

monde polarisé reposant sur l’opposition archétypique du cosmos et du chaos. Puissant facteur de

mobilisation du groupe, la désignation d’un ennemi est également une stratégie abusive de conquête

du pouvoir et de sa légitimation. Cette stratégie manipule le sentiment d’incertitude collective et les

angoisses des masses qui sont conduites à chercher l’explication aux problèmes sociaux et la

communion à travers la responsabilisation d’un ennemi. À cet effet, Višnevskij remarque que la

source première de la dictature totalitaire, de son fonctionnement et de sa viabilité politique, est la

croyance des citoyens voulant qu’elle accomplisse une fonction sociale importante qu’elle seule

peut réaliser. Cette fonction est celle de la protection contre un ennemi externe ou interne.219

Dans le contexte du discours héroïque télévisé, l’ennemi est une représentation qui contribue

à la mise en valeur narrative-filmique et morale de la figure magnifiée du Héros soviétique

moldave. Or, ce qui définit l’ennemi contre lequel se lève le héros soviétique moldave, c’est son

hostilité, présumée ou réelle, envers le « peuple moldave » et ses actions jugées comme étant

menaçantes pour la constitution de l’identité moldave soviétique. À l’instar de la représentation

héroïque, l’image de l’ennemi élaborée par les téléastes moldaves est révélatrice de l’organisation

des significations à l’intérieur de l’idéologie soviétique moldavisante, mais aussi du fonctionnement

du régime communiste dans les conditions culturelles spécifiques de la Moldavie des années 1960-

1990.

Le cadre chronologique du corpus des documentaires historiques étudiés, compris entre les

années 1960-1990, correspond à plus de deux décennies de « guerre froide » pendant lesquelles

219

Anatolij Višnevskij, La faucille et le rouble, op.cit.

Page 326: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

310

l’obsession de la guerre atomique et la peur d’espions américains marquent le discours

propagandiste soviétique.220

L’auteur d’un article publié dans Iskusstvo kino, organe officiel destiné

à être un genre de balise d’attitudes politiques à l’usage des cinéastes soviétiques, note en 1962 :

Dans notre conception, le film reste une arme dans la lutte idéologique. Et nous avons avec qui

lutter. Je me réfère à la turpitude qui reste encore malheureusement dans notre pays :

concussionnaires, voleurs, vauriens, bandits, carriéristes. Ils nous coûtent cher. Mais nous

avons un ennemi encore plus dangereux. C’est la réaction mondiale. Les cercles réactionnaires

des États-Unis sont à la tête de la campagne anticommuniste contre nous. Leurs plans sont

perfides et dangereux.221

Le texte dénonce les stratégies des dirigeants américains qui, selon l’auteur, comptent

provoquer une diversion à l’intérieur de l’URSS par une influence idéologique concertée sur toutes

les générations de citoyens soviétiques. La jeunesse soviétique serait pervertie par la propagande du

mode de vie américain, qui aurait stimulé chez la génération d’âge moyen « les instincts de la

propriété privée » et aurait influencé les vieux par le truchement de la religion :

Nos réalisations ne font pas seulement l’envie de nos ennemis, mais provoquent aussi leur peur

(…) Le cinéma, la radio, la télévision et la littérature de l’Amérique bourgeoise sont orientés

contre nous. Nous sommes corrects et polis et nous ne désirons pas vraiment nous ingérer dans

les affaires des autres pays. Mais la neutralité politique ne doit pas sous-entendre l’arrêt du

combat sur le plan idéologique. Nous perdons beaucoup par le manque de productions

cinématographiques de nature à dénoncer le fameux mode de vie américain, car par cela nous

relâchons la lutte idéologique. (...) La pire politique, c’est la politique défensive. La

cinématographie a besoin pour les prochaines années d’un plan créatif d’attaque idéologique.

220

Voir à ce propos Jean-Christophe Romer, « L’URSS après 1945 : l’obsession de la guerre atomique », p.

55-71, dans Jean Delmas et Jean Kessler (dir.), Renseignement et propagande pendant la guerre froide (1947-

1953), Bruxelles, Ed. Complexe, 1999. 221

F. Ermler, « Duhovnoe zdorov’e hudoţnika » (trad. du russe : La santé spirituelle de l’artiste), dans Iskusstvo

kino, no 2, 1962, p. 2.

Page 327: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

311

(…) Je veux que nos films soient combatifs et qu’ils glorifient la beauté tout en détruisant la

canaille.222

La télévision moldave dispose d’une section administrative spéciale réservée au « combat

contre l’idéologie bourgeoise ». Les objectifs de cette rédaction sont « la contre-propagande du

mode de vie occidental et de la morale dans les pays capitalistes » et « le dévoilement de l’essence

de l’impérialisme américain contemporain et des contradictions du mode de production

occidental ».223

Le petit écran met en scène des témoignages de Soviétiques ayant visité les pays

occidentaux et des adeptes du soviétisme de partout dans le monde qui dénoncent la « déchéance

morale et sociale de l’Occident, pétri de chômage, de racisme et de colonialisme » ainsi que les

« mensonges de la propagande antisoviétique ».224

Les documentaires historiques ou, selon une expression commune des propagandistes

soviétiques, les « films à thématique patriotique et militaire » produits à la télévision moldave

participent également d’une manière indirecte à l’orientation générale de la propagande soviétique

pendant la « guerre froide » :

Le but des films documentaires à thématique patriotique et militaire est d’aider la société à

éduquer de vrais patriotes, prêts à multiplier les conquêtes du socialisme par un travail acharné

et s’il le faut, une arme à la main.225

Toutefois, malgré le climat idéologique propre à la situation internationale d’après-guerre, la

première fonction de la « Section de lutte contre l’idéologie bourgeoise » à la télévision moldave est

de servir de réquisitoire contre les thèses de l’historiographie roumaine occidentale. En ce qui

concerne le contenu des documentaires historiques, l’image diabolisée des États-Unis d’Amérique

en tant que représentation extrême du monde capitaliste ne s’y retrouve guère. Le récit historique

officiel assigne généralement le rôle d’ennemi au gouvernement roumain de l’entre-deux-guerres,

222

Ibid., p. 2-3. 223

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 1, dossier 140, p. 15-19. 224

Ibid. 225

I. Golubickij, «Pomogaja vospityvat’ patriotov », (trad. du russe : En aidant à éduquer des patriotes), dans

Tribuna, 1984, no 15, p. 35-40.

Page 328: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

312

personnifié le plus souvent à l’intérieur de la narration filmique par l’image du gendarme ou du

geôlier roumain, comme nous l’avons montré à l’occasion de l’analyse de l’espace carcéral. De

manière plutôt accessoire, le janissaire ottoman incarne l’ennemi de l’époque médiévale, pour

se prolonger habituellement, par le truchement des effets visuels et narratifs, dans la représentation

de l’ennemi d’outre-Prut226

. Même les exhortations antinazis et antiallemandes servent, dans le

documentaire historique, plutôt de toile de fond à l’élaboration d’un ennemi roumain de la nation

moldave.

Le Conseil du Pays, organe législatif moldave formé à la suite du renversement de la

monarchie russe en février 1917 et qui vote une année plus tard l’attachement de la Bessarabie à la

Roumanie, assume dans le récit historique soviétique le rôle de « traître ». Les photos des membres

du Conseil du Pays sont présentées comme autant d’images de la traîtrise dans le film Illuminée par

Octobre (1973), particulièrement axé sur la représentation des ennemis du « peuple moldave ». Il

n’est pas sans intérêt de remarquer que les cinéastes et les historiens recomposent à l’écran la

traîtrise à partir de mythèmes ancestraux, voire chrétiens, comme la vénalité du traître227

.

Il faut dire dans ce contexte que, peu après l’effondrement de l’URSS, les

« historiens révoltés »228

ont érigé les membres du Conseil du Pays au rang de héros en leur dédiant

de multiples ouvrages élogieux. Le confinement de la fabrique filmique de l’ennemi à un « danger »

roumain indique certainement la fonction quasi-exclusive des documentaires historiques moldaves

de construction de l’identité moldave soviétique, cela par la mise en altérité de la nation roumaine.

L’historiographie moldave soviétique des années 1950-1970 alimente un lexique particulier

concernant la représentation de l’ennemi en associant de manière récurrente le vocable roumain aux

226

La rivière Prut sépare la Bessarabie du territoire du Royaume Roumain et plus tard de la République

Populaire Roumaine. 227

Selon l’historiographie moldave soviétique, les membres du Conseil du Pays acceptent des sommes

d’argent importantes en échange de leurs votes en faveur de l’union de la Bessarabie à la Roumanie en 1918.

Voir à ce propos Artem Lazarev, Moldavskaja sovetskaja…, op.cit., p. 126-146. 228

Paraphrase de l’expression « révolte historiographique », initiée par Ion Turcanu pour désigner l’initiative

des historiens moldaves vers la fin du régime communiste, de formuler des visions historiques opposées au

discours historique soviétique. Voir Ion Turcanu, Istoricitatea istoriografiei: observatii asupra scrisului

istoric basarabean, (trad. du roumain: L’historicité de l’historiographie, notes sur l’écriture historique en

Bessarabie), Chisinau, Arc, 2004, p. 82-102.

Page 329: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

313

figures « haïssables » déjà consacrées du registre de la propagande soviétique, comme celle de

l’exploiteur bourgeois ou de l’occupant fasciste. De cette manière, des expressions comme « le joug

roumain-bourgeois » ou « la Roumanie des bourgeois et des propriétaires terriens » ponctuent le

discours sur l’altérité concernant la période historique où la Moldavie fait partie intégrante du

Royaume Roumain (1918-1940). Les syntagmes de type « occupation roumaine-fasciste »

caractérisent le discours soviétique concernant la condition de la Moldavie pendant la Deuxième

Guerre mondiale.

L’ouvrage L’État moldave soviétique et la question bessarabienne, signé par le coryphée de

l’historiographie moldave soviétique de l’époque brejnévienne, Artem Lazarev, constitue un

exemple des plus frappants de cette stratégie discursive de roumanisation de l’ennemi. Dans un seul

chapitre de soixante-six pages, « L’annexion de la Bessarabie par la Roumanie bourgeoise et

seigneuriale », on compte trois récurrences d’expressions associant le mot « roumain » à la notion

de fasciste : « les réactionnaires et les fascistes roumains »229

, « le fascisme roumain »230

et « la

Roumanie fasciste »231

. On compte également seize récurrences d’expressions associant les mots

« occupant » et « roumain » – par exemple « l’occupation bourgeoise roumaine » ou « les occupants

roumains », – et quinze récurrences de syntagmes joignant les vocables « roumain » et

« bourgeois » et synonymes. Par exemple : « la Roumanie bourgeoise et seigneuriale » ou « la

Roumanie exploiteuse ».

D’autres stratégies discursives utilisées pour désigner cette altérité extrême qu’est l’ennemi

dans le documentaire historique moldave remontent à une symbolique plus ancienne de l’Agit-prop

et même de la propagande de guerre occidentale. La déshumanisation de l’ennemi par sa

bestialisation ainsi que par l’usage d’une topique hygiéniste sont des ressorts de construction de la

représentation de l’ennemi que les propagandes des pays impliqués dans la Deuxième Guerre

mondiale mettent unanimement à profit. Les affiches de propagande soviétique offrent

d’innombrables exemples d’association de l’ennemi à différents animaux : prédateurs, reptiliens,

primates ou rongeurs. La télévision moldave soviétique use de ces méthodes déjà rodées de

229

Artem Lazarev, « Anneksija Bessarabii burţuazno pomeŝič’ej Rumyniej», p. 100-167, dans Sovetsaja

moldavskaja …, op.cit. 230

Ibid., p.114. 231

Ibid., p. 153.

Page 330: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

314

construction de la représentation de l’ennemi en reprenant dans sa production des expressions

comme « le caractère prédateur de l’impérialisme »232

, « les charognards fascistes dans le ciel de la

Moldavie », « la tanière fasciste »233

et autres invectives d’inspiration zoologique.

L’image reproduite plus bas (figure 1)234

représente une affiche soviétique datant de la

Deuxième Guerre mondiale et montrant un char soviétique rouge qui écrase deux serpents noirs

marqués de svastikas. Le slogan dans la partie supérieure dit « On écrasera la bête fasciste ! ».

Figure 1

232

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 1, dossier 140, p. 18. 233

Le documentaire télévisé V bojah za Moldaviju (trad. du russe : Dans les luttes pour la Moldavie), visionné

à la Cinémathèque de la Compagnie d’État de la Radiotélévision de la République de Moldavie. 234

Affiche faisant partie de la collection du Musée des Forces armées de Moscou, numéro de collection : 12-

9593.

Page 331: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

315

Figure 2

La figure 2, une affiche de propagande allemande, diffusée en Pologne aux alentours de

1943, montre quant à elle le soldat du Reich entouré de prédateurs symbolisant les Alliés. Le slogan

dit : « Le soldat allemand est le garant de la victoire ».235

La fabrique télévisuelle de l’ennemi emprunte également, au vocabulaire propagandiste de

l’époque stalinienne, les métaphores de nature hygiénique de la pourriture, de l’infection, de la

décomposition et de l’impureté. Le discours propagandiste soviétique utilise largement ces notions

de saleté pour connoter l’ « Autre dangereux » : l’ennemi historique, le monde capitaliste, le régime

235

http://www.allworldwars.com/Nazi-Collaboration-Posters-1939-1945.html

Page 332: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

316

nazi ou les ennemis internes.236

Dans le documentaire télévisé Illuminée par Octobre (1974), la voix

hors champ déclame, à propos de la défaite de l’armée allemande aux portes de Stalingrad en 1943 :

Comme un flot trouble a reculé des murailles de Stalingrad la vague gris-vert de la vermine237

fasciste… Don, Dniepr, le Bug du Sud … 238

L’invective de « vermine » à l’adresse de l’armée allemande ainsi que le qualificatif de

« gris-vert » cherchent à transposer la menace d’infection et de souillure dans le domaine politique

et social. Le critique du documentaire Dans les luttes pour la Moldavie (1984) mentionne que les

téléastes dédient leur film aux soldats tombés dans les luttes de libération de la région de la peste

fasciste.239

Dans ce contexte, il n’est pas inintéressant de mentionner que le lexique propagandiste nazi

fait appel lui aussi aux analogies médicales et hygiéniques pour désigner les catégories sociales

considérées comme étant opposées à la « race aryenne », dont les Juifs, les Tziganes ou les

opposants politiques comme les communistes. En fin de compte, les études anthropologiques

montrent que, dans les sociétés dites primitives comme dans les sociétés occidentales actuelles, le

rapport à la saleté et au désordre est fondamentalement symbolique.240

L’imaginaire collectif

connote couramment la marginalité et le danger pour l’ordre social à travers la notion de pollution.

De la même manière, l’impropre est dans l’imaginaire du groupe une catégorie perceptive associée

à l’altérité sociale, ethnique, raciale ou sexuelle.

Outre l’usage des modalités de symbolisation de l’ennemi héritées du registre propagandiste

stalinien, le documentaire historique moldave manifeste une tendance surprenante en ce qui

236

Voir à ce propos Konstantin Bogdanov, « O čistote i nečisti. Sovpolitgigiena », (trad. du russe : Sur la

propreté et l’impureté. L’hygiène politique soviétique), dans Neprikosnovennyj zapas, 2009, no 3 (65).

237 Vermine est une traduction possible du mot russe nečist’, formé par la fusion de deux mots, «non» et

«propre», donc impur. Le mot nečist’ peut signifier également les créatures mythologiques qui habitent des

endroits sales et qui sont quasi-diaboliques. 238

Les feuilles de montage du film Illuminée par Octobre, cadre 128. 239

L. Poros, « Podurile memoriei » (trad. du moldave : Les ponts de la mémoire), Chisinau. Gazeta de seara,

avril, 1984. 240

Voir à ce propos, Mary Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La

Découverte, 2001.

Page 333: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

317

concerne la construction de son discours d’altérité. Il s’agit de la volonté d’effacer l’ennemi de

l’Histoire. Cette tendance à passer sous silence les ennemis et leurs « méfaits » contraste vivement

avec le cinéma stalinien dont l’obsession des traîtres, espions et ennemis du peuple atteint le degré

de la paranoïa.241

Les commentaires de l’éminent consultant historique moscovite A. Lutčenko,

chercheur sénior à l’Institut du marxisme-léninisme, à propos du télédocumentaire moldave

Illuminée par Octobre, nous renseignent sur la tendance des officiels à omettre la figure de l’ennemi

de la narration héroïque :

L’auteur du scénario propose également de présenter un « montage » des officiers roumains –

occupants-bourreaux vêtus d’uniformes – sur le fond des victimes qu’ils ont pendues et

accompagner ce matériel du texte hors champ suivant: « Les occupants non seulement

brûlaient, pendaient et fusillaient, mais aussi s’immortalisaient sur ces photos dans le rôle des

bourreaux ». On se demande, pourquoi nous, cinquante ans plus tard, immortaliserions ces

bourreaux à la télé ? 242

L’insertion dans les feuilles de montage du film de la photo de la réunion contre-

révolutionnaire de l’organisation bourgeoise-nationaliste du Conseil du Pays suscite une

protestation. Ce serait bien suffisant de s’en tenir à la copie de la lettre des activistes du Conseil

du Pays adressée aux autorités roumaines avec la demande d’envoyer à Chisinau des troupes

pour la suppression des masses révoltées. 243

L’inventaire somme toute restreint d’expressions référant à l’ennemi s’expliquerait-il par le

fait que cette diabolisation de l’autre perd son utilité dans les conditions d’un régime déjà bien

établi et même profondément ancré dans la société ? Peut-être l’explication réside-t-elle dans le fait

que trop de détails, même négatifs, visant une réalité politique encore relativement récente pour les

Moldaves, seraient de nature à maintenir une mémoire historique opposée aux objectifs

241

Dmitri Shlapentokh et Vladimir Shlapentokh, Soviet cinematography 1918-1991, ideological conflict and

social reality, New-York, Ade Gruyter, 1993. 242

Le principe évoqué par l’historien ne s’applique guère au documentaire « Le fascisme ordinaire », réalisé

en 1965 par Mihail Romm. Ce film à grand succès auprès des officiels soviétiques et qui narre les crimes du

fascisme abonde en images de victimes des camps de concentration nazis et des militaires SS. 243

Archives Nationales de la République de Moldova, fonds 3308, inventaire 6, dossier 18, « Compte-rendu

de scénario du film télévisé Illuminée par Octobre (L’aube de la Moldavie) du Comité d’État du SM de la

RSS moldave de la télévision et la radiodiffusion », p. 181-186.

Page 334: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

318

idéologiques de l’État-Parti ? Car le maintien d’une certaine ambiguïté factuelle est un autre moyen

sémantique de la fabrique soviétique de l’ennemi.

Très agressif dans les années 1960-1970, le ton anti-roumain semble diminuer dans le

discours historique filmique des années 1980. Le film À notre victoire 244

(1983), dont le sujet porte

sur la « libération » de la Moldavie à la fin de la « Grande Guerre Patriotique», n’associe plus les

termes « roumain » et « nazi » ou « fasciste ». Au contraire, le mot « roumain » est doté de

connotations positives, fait inédit dans les documentaires historiques produits à la télévision

moldave. Le film parle de l’amitié de deux pays socialistes, l’URSS et la République Populaire

Roumaine, et du fait que les deux « peuples fraternels » ont édifié un complexe hydroélectrique à la

plus grande gloire de leur amitié, « complexe qui irrigue les terres des deux côtés de la frontière ».

En évoquant la guerre plutôt que de victimiser la Moldavie, le texte du film mentionne que les deux

pays ont souffert : « Mais il y a quarante ans, les terres des deux côtés de l’hydrocentrale étaient

ravagées par des luttes… » 245

.

Ce relâchement idéologique, qui s’exprime à travers l’abandon de l’ennemi roumain de la

nation moldave, est-il une conséquence du ramollissement du régime et un signe avant-coureur de

l’émancipation de la société soviétique dans la deuxième partie des années 1980 ? Est-ce plutôt le

symptôme d’une occidentalisation inévitable de la culture soviétique, occidentalisation porteuse

d’une déstabilisation de l’imaginaire soviétique du Bien et du Mal et de sa diversification ? La

figure de l’ennemi mérite sans doute une réflexion plus approfondie. Ce qu’il est important de

retenir, dans le contexte de notre recherche, c’est que la fabrique télévisuelle de l’ennemi œuvre à la

mise en altérité de l’identité nationale roumaine par rapport à une nation moldave de conception

soviétique. Le discours filmique entoure la représentation héroïque d’un réseau de significations

interconnectées parmi lesquelles la figure de l’ennemi du « peuple moldave », image à travers

laquelle se cristallisent la trajectoire et le sacrifice du héros soviétique moldave.

244

Archives de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de

Moldavie, dossier non-classé, « Les feuilles de montage du documentaire Za našu pobedu » (trad. du russe : À

notre Victoire). 245

Ibid., p. 7.

Page 335: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

319

38. La dissidence des héros : les usages identitaires des représentations héroïques dans

les documentaires historiques

Comme dans le cas de certaines représentations paysagères, le film documentaire historique

devient parfois le véhicule des figures héroïques non conformes à l’idéologie et aux politiques de

l’État-Parti. Documentaristes du « Telefilm-Chisinau » et historiens tentent sporadiquement

d’échapper au monopole de l’héroïcité imposé par l’État, projetant sur l’écran télévisuel des

personnalités historiques qui s’écartent des standards héroïques officiels. La diversité relative des

représentations héroïques hétérodoxes témoigne de la présence, dans la société moldave, d’une

pluralité latente de tendances culturelles et de types de mentalités politiques autonomes, voire

opposées au régime soviétique, chaque groupe d’individus ayant sa propre histoire au sein de

l’espace culturel moldave. De ce fait, la pluralité des figures héroïques et des mises en scène de

l’héroïcité est l’expression de la diversité des catégories de producteurs artistiques et scientifiques

impliqués dans l’élaboration et l’application du projet de création de la nation moldave.

Ces intellectuels se distinguent par la position qu’ils occupent dans leur milieu et institution

respectifs, plus précisément par leur attitude à l’égard de la culture dominante, par leur degré

d’opposition ou de coopération avec le pouvoir en place, ainsi que par les différents types d’enjeux

et de stratégies d’ascension sociale et professionnelle qu’ils adoptent. Chaque catégorie

d’intellectuels définit son identité de groupe par l’intériorisation d’un ensemble de croyances,

d’attitudes, d’opinions et de pratiques sociales. D’autre part, ces groupes de producteurs culturels

avancent une définition et une représentation particulières de l’identité collective des Moldaves. Le

discours identitaire qu’ils proposent va quelquefois, de manière plus ou moins flagrante selon les

cas, à l’encontre des politiques nationales soviétiques.

Les représentations héroïques non conformes à l’idéologie officielle, qui constituent l’objet

du présent chapitre, sont un moyen par lequel les cinéastes et les historiens moldaves, qui

manifestent des tendances divergentes par rapport à la politique nationale des autorités soviétiques,

cherchent à promouvoir une conception et un sentiment spécifiques de l’identité collective de la

population de la République Soviétique Socialiste Moldave. Ces représentations héroïques

deviennent l’enjeu d’un conflit identitaire à l’œuvre dans la société moldave, à une époque de fortes

transformations sociales, politiques et économiques engagées par l’administration soviétique,

époque également caractérisée par des rapports complexes et souvent difficiles entre l’intelligentsia

Page 336: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

320

artistique et scientifique autochtone et les organes soviétiques de contrôle de la production

intellectuelle. Ces représentations héroïques (à forte charge identitaire) sont le terrain où certains

intellectuels explorent les limites de la censure étatique.

Certains « héros du passé moldave », montrés dans les films documentaires, proviennent tout

droit d’une culture façonnée à l’époque de la « Grande Roumanie » (1918-1940) et ce, malgré

l’effort des idéologues soviétiques d’annihiler, en Moldavie socialiste, toute référence positive à la

vie sociale et culturelle menée par la population de la Bessarabie sous le régime roumain. La

mémoire de personnalités valorisées par le régime roumain de l’entre-deux-guerres est forcément de

nature à contrecarrer le projet de construction de la nation moldave initié par les idéologues

soviétiques. Les auteurs de ces représentations héroïques (très peu nombreuses, au demeurant),

héritées de la culture roumaine, sont des intellectuels attachés à l’idéologie nationaliste roumaine

qui survit après 1945 sous différentes formes malgré le combat incessant que les décideurs

soviétiques lui livrent tout au long du régime communiste. La rhétorique nationaliste roumaine

d’avant la Seconde Guerre mondiale, en quête d’unité nationale, représente les Moldaves de

Bessarabie comme partie intégrante de la nation roumaine. Cette appartenance serait organique : un

lien de sang unit les Bessarabiens à leurs « frères » du Vieux Royaume246

.

L’aspiration à exprimer une identité moldave locale met en œuvre d’autres manières de

concevoir l’héroïcité et les narrations héroïques. Cette forme d’identification est la plus répandue au

sein de la population moldave, dans l’entre-deux-guerres et sous l’administration soviétique, au

mépris des projets successifs des administrations roumaine et soviétique de la dissoudre, dans une

entité englobante, au sein de la nation roumaine ou du « grand peuple soviétique ». Cette identité

locale fait partie intégrante d’une mentalité et d’une culture traditionnelles, communautaires, pré-

modernes et pré-nationales, elles-mêmes produites durant une longue période historique, dans des

conditions d’organisation sociale rurale. Le village, qui est le type d’habitat dominant en Moldavie

246

Le Vieux Royaume est l’appellation de la formation politique ayant résulté de la fusion des principautés de

la Moldavie et de la Valachie en 1859. Le Vieux Royaume constitue le noyau de la « Grande Roumanie » qui

incorpore en 1918 la Transylvanie, la Bessarabie, la Bucovine et une partie du Banat. Voir, par exemple,

Vlad Georgescu, Istoria românilor de la origini pînă în zilele noastre, (trad. du roumain : L’histoire des

Roumains des origines jusqu’à nos jours), Bucarest, Humanitas, 1992.

Page 337: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

321

jusqu’aux années 1970247

, reste le plus souvent un monde clos et autarcique qui résiste aux

différentes formes de modernisation. La nostalgie rurale transparaît quelquefois dans les

documentaires historiques, à travers un certain nombre de références au village moldave, avec son

folklore, ses manifestations archaïsantes et ses modes de vie communautaires, malgré les tentatives

faites par les propagandistes soviétiques de récupérer la culture traditionnelle moldave en lui

conférant des significations propres à l’idéologie soviétique.

Enfin, la dernière catégorie de représentations héroïques présentes dans les documentaires

historiques est le produit des créateurs qui cherchent à exprimer un patriotisme moldave soviétique

dans le cadre de l’idéologie officielle de l’État-Parti et du mythe de « l’amitié des peuples russe et

moldave ». L’expression d’un tel patriotisme, qui met en scène une supposée initiative locale de

« libération du joug bourgeois » à l’époque roumaine ou de « lutte contre la vermine fasciste » sous

le régime Antonescu (1941-1944), subit elle-même des fluctuations à la suite de l’ambiguïté et des

transformations des politiques nationales soviétiques. La politique d’indigénisation, en général

cyclique et oscillante, fait place, dans la Moldavie des années 1970-1980, à une politique de plus en

plus envahissante de russification, accompagnée par une tendance à la marginalisation des

représentants de la population autochtone dans les échelons administratifs des institutions248

.

La mise en évidence d’un mérite quelconque de la population locale dans l’abolition de

l’ancien régime ou dans la « Grande Guerre Patriotique » équivaut parfois, aux yeux des organes de

censure et de contrôle de l’époque brejnévienne, à des manifestations nationalistes. Il s’agit

d’accusations graves pouvant interrompre l’ascension sociale ou même disqualifier complètement

certains créateurs ou intellectuels. Selon l’optique historique dominante à l’époque, axée sur le

modèle du mythe du « héros sauveur », seuls les représentants du pouvoir soviétique, du Parti

communiste et du peuple russe peuvent être « les auteurs de la destinée » de la Moldavie et des

247

Les années 1970 marquent, dans la République Soviétique moldave, le début d’une urbanisation soutenue

qui tient principalement à la migration rurale. Voir à ce propos Charles King, Moldovenii, Romania, Rusia si

politica culturala, (trad. du roumain : Les Moldaves, la Roumanie, la Russie et la politique culturelle),

Chisinau, Arc, 2002, p. 119. 248

Voir à ce propos Jennifer Cash « Amintiri despre trecutul statelor : identitatea accentuată şi provocarile

cetateniei », (trad. du roumain : La mémoire du passé des États : l’identité accentuée et les provocations de la

citoyenneté), p. 105-126, dans Monica Heintz (dir.), Stat slab, cetatenie incerta : studii despre Republica

Moldova, (trad. du roumain : État faible, citoyenneté incertaine : études sur la République de Moldavie),

Bucarest, Curtea Veche, 2007.

Page 338: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

322

Moldaves au XXe siècle. Certains créateurs de documentaires historiques témoignent cependant de

leur frustration et du sentiment d’injustice qu’ils éprouvent face à l’imposition de la version

historique officielle qui laisse dans l’ombre toute initiative locale dans les réformes jugées

progressives mises en place par le pouvoir communiste en Bessarabie, réduisant de ce fait la

collectivité moldave à un rôle dominé et éminemment passif.

38.1 L’intelligentsia moldave pro-roumaine

Dès la première annexion de la Bessarabie par l’URSS en 1940, le pouvoir soviétique met de

l’avant une tactique à deux valences envers l’élite intellectuelle bessarabienne, majoritairement pro-

roumaine et anti-soviétique.249

Dans une première étape, qui se poursuit après la récupération de la

Bessarabie en 1944, les autorités soviétiques, fraîchement installées à Chisinau, démarrent la

machine à terreur contre une partie importante de l’intelligentsia moldave.250

Une autre partie

d’intellectuels bessarabiens, les plus nombreux, s’enfuit en Roumanie en 1940 et en 1944. L’étape

suivante prévoit l’encadrement des intellectuels moldaves qui ont échappé aux purges et la

formation, dans les écoles soviétiques, d’une nouvelle intelligentsia. L’intelligentsia de langue

roumaine ou « moldave », selon le nom donné par les autorités soviétiques à la langue roumaine

parlée en Moldavie,251

est indispensable aux dirigeants soviétiques. L’État-Parti est soucieux de

propager son idéologie parmi les masses moldaves par l’enseignement, les arts, les médias et la

vulgarisation scientifique. De cette manière, les intellectuels moldaves formés sous l’ancien

régime252

et les générations qui leur succèdent sont invités à devenir les « ingénieurs » de la nation

moldave. Même les hommes de lettres revenus du Goulag dans la période de déstalinisation lancée

249

L’évolution de la revue culturelle bessarabienne de l’entre-deux-guerres Viata Basarabiei, surtout dans les

années 1938-1940, témoigne de la présence dans la Moldavie d’entre Prut et Dniestr d’une assez dense élite

intellectuelle pro-roumaine. 250

Voir à ce propos les mémoires de plusieurs écrivains et publicistes moldaves, victimes des répressions

staliniennes, comme Nicolai Costenco, Povestea vulturului, (trad. du roumain: Le conte de l’aigle), Chisinau,

Arc, 1998 ; Alexei Marinat, Eu şi lumea, (trad. du roumain : Moi et le monde), Chisinau, Les éditions de

l’Union des Écrivains, 1999; Dumitru Crihan, Invitaţie în iad, (trad. du roumain : Invitation en enfer),

Chisinau, Ştiinţa, 1998. 251

Voir, sur les avatars institutionnels de la langue roumaine dans la République Soviétique Socialiste

Moldave, Charles King, Moldovenii…, op.cit., p. 63-68. 252

Voir à ce propos les mémoires des intellectuels formés dans les institutions d’enseignement roumaines et

qui ont fini par collaborer avec le pouvoir en place : Ludmila Vnorovschi, Amintirile unei basarabence.

Povestea vieţii mele, (trad. du roumain : Les souvenirs d’une Bessarabienne. L’histoire de ma vie), Chisinau,

Cartdidact, 2003 ; Ariadna Şalari, Venetica, (trad. du roumain : L’étrangère), Chisinau, Cartea Moldovei,

1998.

Page 339: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

323

par Khrouchtchev, comme Nicolai Costenco et Alexei Marinat, sont intégrés dans la sphère de la

production intellectuelle immédiatement après leur retour afin de participer à « l’œuvre de

la construction de la Moldavie soviétique ».

Les interviews que nous avons réalisées avec les professionnels qui ont participé à la

production des documentaires historiques permettent de retracer le portrait et la trajectoire sociale

de plusieurs types d’intellectuels moldaves mobilisés par le pouvoir soviétique, dont ceux qui

restent (ou deviennent) fidèles à l’idée nationale roumaine.

Les intellectuels moldaves manifestent deux formes d’affiliation à la culture et au

nationalisme roumains, selon l’appartenance générationnelle. Tout d’abord, il est question

d’intellectuels engagés professionnellement sous le régime roumain ou qui, au moins, ont été

formés dans des institutions d’enseignement roumaines. Leur orientation pro-roumaine prouve le

succès relatif de la propagande nationaliste roumaine en Bessarabie de l’entre-deux-guerres.253

Compte tenu de la bonne réputation des écoles roumaines, ces intellectuels ont bénéficié d’une

meilleure instruction, y compris linguistique, que leurs collègues ou supérieurs originaires de la

RASSM254

, soumis dans les années 1924-1940 à des réformes linguistiques incohérentes.255

Leur

niveau d’instruction plus élevé, leur savoir-faire technique et leurs compétences linguistiques et

esthétiques les rendent indispensables dans le système soviétique d’endoctrinement. D’autre part,

les professionnels originaires de la RASSM sont favorisés par le pouvoir en place du fait de leur

appartenance soviétique de plus longue date, qui les promeut à des postes administratifs aux dépens

des « Bessarabiens ».256

Dans un premier temps, ces intellectuels se trouvent opposés au régime

253

Tout comme d’autres États-Nation dans la période de leur consolidation, la Roumanie de l’entre-deux-

guerre investit des ressources considérables dans le système d’enseignement, qui devient l’un des principaux

vecteurs du « roumanisme ». Voir à ce propos Irina Livezeanu, Cultură şi naţionalism în România Mare

(1918-1930), (trad. du roumain : Culture et nationalisme dans la Grande Roumanie (1918-1930)), Bucarest,

Humanitas, 1998, p. 111-156. 254

République Autonome Soviétique Socialiste Moldave créée en 1924 dans le cadre de la République

Soviétique Socialiste Ukrainienne. Voir plus dans Petru Negura, « Révolution culturelle et ingénierie sociale

en République Soviétique Socialiste Autonome moldave (1924-1940) », dans Studia Politica : Romanian

Political Science Review, vol. VI, no 4, 2006, p. 885-904.

255 Voir à ce propos Elena Negru, Politica etnoculturala in RSSA moldoveneasca : 1924-1940, (trad. du

roumain : La politique ethnoculturelle dans la RSSA moldave), Chisinau, Prut International, 2003. 256

Voir à ce propos Petru Negura, Ni héros, ni traître : les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous

Staline, Paris, L’Harmattan, 2009.

Page 340: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

324

communiste du fait de leurs origines sociales qualifiées de « malsaines » (ils descendent le plus

souvent de la classe moyenne), de leur instruction « bourgeoise » (reçue dans les écoles roumaines)

et par le soupçon constant, planant sur eux, de manifestations antisoviétiques. De fait, ils

transmettent prudemment les valeurs et convictions qu’ils ont acquises dans l’École roumaine,

auprès de leurs enfants, proches et amis intimes.

Une autre filière d’adhésion à l’idéologie nationaliste roumaine est surtout embrassée par les

intellectuels moldaves formés en Moldavie socialiste. Ceux-là n’ont pas de souvenirs personnels de

l’époque de l’entre-deux-guerres ; en général, ils n’ont pas subi d’influence directe de la part des

intellectuels de l’ancienne génération. Dans leur cas, l’adhésion à l’idée nationale roumaine est

favorisée par la discrimination dont les Moldaves roumanophones font l’objet lors de la répartition

des espaces locatifs et de la distribution des postes dirigeants. La promotion des « slaves

russificateurs »257

au détriment des Moldaves suscite, chez certains intellectuels moldaves, un

sentiment d’iniquité. Les idées patriotiques roumaines, encore assez puissantes au sein de

l’intelligentsia moldave d’ancienne génération, surtout après la brève libéralisation

khrouchtchévienne, fournissent un cadre idéologique à leur mécontentement.258

Dans le Comité moldave de la Radio et de la Télévision, la direction préfère inviter des

«jeunes spécialistes» de Russie au lieu d’embaucher des professionnels locaux. De plus, les

spécialistes invités reçoivent un espace locatif dès leur arrivée, tandis que les employés locaux du

Comité de la Radio et de la Télévision sont obligés d’attendre leur tour pendant plusieurs années,

vivant entre temps dans des conditions locatives précaires.259

Il est vrai que l’État soviétique se

heurte, durant son existence, à un problème accru de logement causé par l’industrialisation et

l’urbanisation généralisées, ainsi que par la croissance démographique. Le problème est aggravé par

la politique économique menée à l’époque stalinienne, accordant la priorité à l’industrie lourde et

257

Le syntagme de « slaves russificateurs » est utilisé, entre autres, par Wilhelmus Petrus Van Meurs pour

désigner le phénomène sociopolitique de favorisation par le régime soviétique des nations slaves, dans

Chestiunea…, op.cit., p. 215. 258

Dans la deuxième moitié des années 1950, on parle souvent dans la presse moldave de « l’héritage

littéraire moldo-roumain », évoquant ainsi la « roumanité » des Moldaves. Voir par exemple V. Zama, « O

prefata agramata », (trad. du roumain : Une préface illettrée), dans Moldova, 1959, no 8, p. 137-139.

259 Voir à ce propos les Archives Nationales de la République de Moldavie (ANRM), fonds 3308, inventaire

1, dossier 121 « La correspondance avec le CC du PC de la RSSM, le Soviet de Ministres de Moldavie et

autres organisations concernant l’activité du Comité de la radiotélévision de 1965 », p. 6.

Page 341: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

325

militaire. Le déficit constant de logement et la distribution inégale de l’espace locatif crée un climat

de tension et de « concurrence déloyale » dans la société moldave.

La discrimination prend parfois la forme de « chasses aux sorcières », représailles visant

certains représentants de l’intelligentsia créatrice moldave. Les autorités communistes démarrent

périodiquement des campagnes d’ampleur contre les prétendues « manifestations nationalistes »,

contre le « révisionnisme bourgeois », le « déviationnisme » et d’autres activités « subversives » qui

seraient perpétrées par certains intellectuels moldaves. Dans son étude, Ana-Maria Plamadeala

montre le combat acharné que les officiels du CC du PC de la RSSM mènent contre les intellectuels

et les artistes moldaves suspectés, à tort ou à raison, de tendances pro-roumaines.260

En fait, tout

écrivain, peintre, compositeur ou cinéaste dont l’œuvre comporte des réminiscences de la culture

roumaine, par l’influence artistique de la part d’un créateur roumain, des symboles nationaux

roumains, de personnalités historiques du passé moldavo-roumain ou autres, est accusé de

nationalisme. Le plus souvent, les créations artistiques accusées de « tendances nationalistes » sont

critiquées en même temps pour « sympathies occidentales » et pour « formalisme »261

. A l’issue de

ces campagnes, sont destitués de leurs fonctions des créateurs dont l’œuvre est accusée de

« nostalgie pour la Roumanie ». Dans son étude, Plamadeala expose des cas de véritables

« assassinats » professionnels et artistiques, dans lesquels les animosités personnelles, les rivalités

et l’esprit de revanche au sein du milieu artistique occupent une place non négligeable.

La direction du Comité moldave de la Radio et de la Télévision surveille avec vigilance ses

employés autochtones, n’hésitant pas à leur appliquer l’étiquette de nationaliste à tout instant. Des

documents d’archives produits par la direction du Comité moldave de la Radio et de la Télévision

révèlent qu’un employé moldave qui a commis une erreur technique quelconque dans son travail,

qui se fait accuser de négligence, de manque de discipline ou de retard peut être accusé de surcroît

de « manifestations nationalistes », étiquette à portée de main de tout un chacun qui veut discréditer

son collègue et bloquer son ascension professionnelle et sociale. L’accusation de « nationaliste » ne

260

Voir à ce propos l’article détaillé sur les conflits entre le pouvoir soviétique et l’intelligentsia créatrice

moldave de Ana-Maria Plamadeala, « Artistul şi puterea în contextul regimului totalitar », (trad. du roumain :

L’artiste et le pouvoir dans le contexte du régime totalitaire), dans Arta, Chisinau, 2004, p. 126-141. 261

Étiquette, créée par les idéologues soviétiques, désignant un manque de simplicité d’une œuvre ou d’un

artiste par rapport à la prétendue clarté des principes du réalisme socialiste, doctrine artistique officielle en

URSS qui stipule que l’art doit être à la portée du peuple.

Page 342: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

326

touche jamais, en revanche, les fauteurs russophones, appréciés uniquement pour la qualité de leur

travail.262

Un exemple éloquent dans ce sens est la réunion des dirigeants du Comité tenue dans le but

d’examiner la « conduite indigne du camarade Jeverdan », journaliste de la rédaction des émissions

politiques de la Radio.263

Différents responsables du Comité, qui prennent la parole à la réunion l’un

après l’autre, l’accusent d’insolence, d’être « pétri d’amour propre », d’être carriériste, de ne

pas « se mettre au pas » avec ses collègues de travail, d’être méchant et peu coopératif, en plus

d’être menteur et cupide. On lui impute même le fait d’avoir reçu dans son carnet de travail plus de

félicitations inscrites pour ses émissions que ses autres collègues, qui pourtant « ne le méritent pas

moins ». Détail curieux : cette réunion, qui ressemble à un procès (fait mentionné par Jeverdan lui-

même à la fin de celle-ci) dure six heures. Au cours de la réunion, Nicolaj Dobva, chef de la Radio

moldave redouté par tous les employés roumanophones du Comité pour son acharnement dans la

« lutte contre le nationalisme », juge bon de donner une orientation politique à toutes ses critiques

formulées à l’adresse de Jeverdan. Il explique à l’assemblée que les ambitions démesurées de

Jeverdan ne sont autre chose que des manifestations de l’idéologie bourgeoise, basée sur la

concurrence « malsaine ». Dobva ajoute, sans lien direct avec ce qui a été dit précédemment à la

réunion, que Jeverdan « nage dans le nationalisme »264

. L’épouvantail du nationalisme sert à mieux

contrôler l’intelligentsia moldave dont le Parti a tellement besoin, mais dont il se méfie.

Les intellectuels pro-roumains entretiennent en cachette une tradition culturelle roumaine et

élaborent des pratiques culturelles alternatives à celles encouragées par le régime en place. Ainsi,

nombre d’intellectuels moldaves achètent régulièrement des livres roumains dans les librairies

« Druţba narodov » (« L’amitié des peuples »), spécialisées dans la vente de publications provenant

des pays du bloc communiste, dont la Roumanie. Les librairies de ce type étant fermées à Chisinau

au début des années 1970, les représentants roumanophiles de l’intelligentsia moldave font des

262

« Procès-verbaux des réunions du Comité d’État du Soviet des Ministres de l’URSS visant la radio et la

télévision », fonds 3308, inventaire 1, dossier 88, Archives Nationales de la République de Moldavie

(ANRM). 263

« Procès-verbal de la séance commune des membres du Comité, de l’organisation du parti et de la

commission syndicale du Comité d’État à la Télévision et à la Radiodiffusion de la RSSM. (31 mai 1963) »,

Archives Nationales de la République de Moldavie, fonds 3308, inventaire 1, dossier 88, p. 44-49. 264

Ibid., p. 47.

Page 343: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

327

voyages à Moscou ou à Odessa pour compléter leurs bibliothèques personnelles de livres

roumains.265

Il faut noter que le livre occupe en général une place importante dans l’économie

symbolique du groupe des intellectuels moldaves enclins à la dissension. Le livre roumain (interdit

comme tel) devient ainsi une forme de « résistance par la culture »266

contre l’idéologie soviétique,

perçue comme oppressive et anti-intellectuelle.

Les intellectuels pro-roumains cherchent à s’informer par tous les moyens sur la situation

politique, sociale et culturelle au « Pays »267

et à s’accorder à l’état d’esprit de l’intelligentsia

roumaine. Ce « branchement » à la Roumanie est cependant difficile à réaliser dans le contexte de la

détérioration des relations entre l’URSS et la République Socialiste roumaine à partir de 1960, étant

donné le manque général de transparence dans les États communistes et les efforts des autorités

soviétiques locales d’empêcher la circulation d’informations entre la Moldavie et la Roumanie. Les

Moldaves essaient de se procurer des périodiques roumains à l’aide d’amis et de connaissances qui

résident dans différentes villes de la Russie, principalement Moscou et à Leningrad. L’abonnement

à la presse roumaine est possible à l’époque soviétique uniquement pour les habitants des grandes

villes de la République Fédérative Russe, mais non pour les résidents de la Moldavie.268

Un autre

moyen employé par les intellectuels moldaves pour avoir des nouvelles de la Roumanie est l’écoute

de postes de radio roumains. Cette pratique est facilitée par le fait que les autorités roumaines

augmentent la force du signal de leurs stations de radio de façon à être captés en RSSM.269

D’ailleurs, une grande partie de la population moldave écoute systématiquement les émissions des

postes roumaines et ce, sans aucune intention politique, mais pour le plaisir d’entendre les chansons

et les émissions transmises dans une langue compréhensible par les Moldaves.

265

Des informations visant les pratiques culturelles des intellectuels moldaves pro-roumains sont fournies par

les créateurs de documentaires Serafim Saka, Vlad Drukc et Dumitru Olarescu, dans les interviews accordés

respectivement le 28 août 2005, le 11 septembre 2005 et le 2 octobre 2005. 266

La résistance par la culture est une forme passive d’opposition à l’idéologie communiste adoptée par

certaines catégories d’intellectuels dans les pays du bloc communiste. La résistance par la culture se manifeste

par l’apolitisme et par un intérêt croissant accordé aux questions d’art ou de philosophie peu applicables à la

réalité immédiate. 267

La Roumanie est souvent dénommée par les intellectuels moldaves pro-roumains « le Pays », idiome qui

sous-entend le fait que leur vrai pays n’est pas l’URSS. 268

Vlad Druck, interview réalisé le 4 septembre 2005 et Serafim Saka, interview réalisé le 28 août 2005. 269

Charles King, Moldovenii…, op.cit., Chisinau, Arc, 2002, p. 106.

Page 344: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

328

Les intellectuels moldaves pro-roumains développent une forme particulière de sociabilité. Ils

se lient d’amitié avec des personnes ayant les mêmes sentiments et convictions pro-roumains et

anticommunistes. Organisant avec elles des rencontres informelles, ils discutent politique, souvent

sur le mode contestataire. Les représentants de l’intelligentsia pro-roumaine anticommuniste

cherchent à contourner le contrôle des organes de sécurité de l’État, en créant des réseaux d’amis et

de connaissances à l’intérieur desquels ils peuvent librement exprimer leur désaccord avec les

actions du pouvoir, leurs idées politiques et leur mécontentement. De l’aveu de quelques

interviewés, comme le réalisateur Vlad Druck et les scénaristes Dumitru Olarescu et Serafim Saka,

les discussions tournent habituellement autour des « aberrations » et des « falsifications » commises

par les historiens et les linguistes soviétiques dans leurs tentatives de créer artificiellement une

différence ethnique entre Moldaves et Roumains.270

Ces intellectuels dénoncent le projet soviétique

de création de la nation moldave, mettant en évidence le manque de légitimité du pouvoir soviétique

en Moldavie et exprimant leur nostalgie pour la culture de l’époque roumaine. De plus, ce réseau

d’amis s’avère souvent utile dans l’activité professionnelle, puisque la réussite d’un projet dépend

du support des autres spécialistes de la branche.

Les intellectuels pro-roumains conservent et alimentent durant toute la période soviétique une

mémoire historique opposée à l’historiographie soviétique. Cette mémoire historique

« clandestine » est constituée, tout d’abord, de traces du récit national roumain laissées par le

système d’enseignement roumain de l’entre-deux-guerres. Comme d’autres récits nationaux, le

discours historique roumain est composé d’événements considérés comme fondateurs de la Nation

et sur un « panthéon » de personnalités historiques qui font sa gloire.

Les souvenirs des répressions dont l’État soviétique a usé dans le but de soviétiser

rapidement et efficacement le territoire de la Bessarabie, après 1940 et 1944, représentent un autre

volet de la mémoire alternative des intellectuels pro-roumains. Ces souvenirs refoulés portent sur

les mesures volontaristes ou carrément répressives telles que la collectivisation forcée, la réquisition

des produits agricoles de 1945-1947, qui provoquent une famine terrible, les déportations de 1941 et

270

Vlad Druck, interview réalisé le 4 septembre 2005, Dumitru Olarescu, interview réalisé le 24 avril 2001,

Serafim Saka, interview réalisé le 28 août 2005.

Page 345: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

329

1949, etc. Des événements qui, pouvant compromettre la légitimité même du régime soviétique,

sont totalement évacués de l’historiographie soviétique.

Cette mémoire collective « interdite » des intellectuels pro-roumains interprète les

répressions opérées par l’État soviétique à partir d’une position anti-impériale. Celle-ci se définit

par l’opposition à l’expansionnisme russe et par la revendication du droit à l’autodétermination des

peuples, en accord avec les impératifs nationaux de la « défense de notre dignité nationale », de la

« libération nationale » et de la « réunification à la mère-Patrie Roumanie ».271

Enfin, les « pages

noires » de la soviétisation de la Moldavie sont repensées à travers les idées antitotalitaires du

respect des droits de l’homme.

Certains représentants de l’intelligentsia créatrice pro-roumaine cherchent à transposer, dans

l’œuvre littéraire ou à l’écran, un imaginaire historique et héroïque relevant de la narration

historique nationale roumaine. Si l’on fait un saut dans le temps, l’existence latente de ce discours

historique alternatif explique la parution dans la presse moldave, à l’époque de la pérestroïka

gorbatchévienne, d’articles de plus en plus hardis sur des sujets tabous encore récemment, écrits

visant à démolir les mythes historiques soviétiques et instaurer la légitimité de la vulgate

nationaliste.272

271

Voir à ce propos les discours et les parcours de quelques intellectuels pro-roumains qui réalisent des

actions concrètes de résistance aux politiques d’assimilation menées par l’État soviétique en Moldavie. C’est

le cas de l’économiste Alexandru Usatiuc-Bulgar, qui rassemble une organisation antisoviétique, dénommée

le Front National Patriotique, ayant pour but le détachement de l’URSS et la réunification de la Bessarabie à

la Roumanie. Lors d’une visite touristique à Bucarest, en 1970, Usatiuc-Bulgar sollicite Nicolae Ceausescu, le

dirigeant de la République Populaire Roumaine, afin d’obtenir un appui contre la russification programmée

des Moldaves. Voir à ce propos Alexandru Usatiuc-Bulgar, Cu gândul la o lume între două lumi, (trad. du

roumain : En pensant à un monde entre deux mondes), Chisinau, Lyceum, 1999. Un autre exemple est le

cadre supérieur du Parti, Vasile Viscu, qui, occupant le poste de vice-premier-ministre du Soviet des

Ministres de la RSSM, lance un manifeste clandestin qui appelle à la « mobilisation dans le but de la défense

des intérêts nationaux ». Ce manifeste vaut à son auteur l’emprisonnement pour une durée de 6 ans. Voir

Vasile Viscu, Bătălia pentru demnitate, (trad. du roumain : La lutte pour la dignité), Chisinau, Litera, 2003. 272

L’explosion dans la presse moldave des années 1987-1991 des articles historiques abordant des

événements et des phénomènes du passé de la Moldavie occultés par le pouvoir soviétique est perceptible

surtout à travers les journaux Literatura si arta et Orizontul. Quelques exemples d’articles indiquant les

préoccupations historiques de l’intelligentsia moldave de la fin des années 1980 ainsi que l’existence latente à

l’époque soviétique d’une mémoire historique souterraine sont : Grigore Vieru, « Un secretar de partid din

Dacia africana », (trad. du roumain : Un secrétaire de Parti de la Dacie africaine), dans Literatura si arta, 1

Page 346: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

330

Le documentaire historique télévisé Le parallèle 47 (1966) constitue une tentative

remarquable faite par le scénariste Serafim Saka et le metteur en scène Iacob Burghiu de faire

connaître aux spectateurs moldaves des personnalités exhumées du temple des « grands hommes »

de la nation roumaine. Profitant de leur séjour à Moscou et de leur statut privilégié d’étudiants aux

écoles cinématographiques, Saka et Burghiu consultent les fonds audiovisuels constitués de

pellicules enlevées aux pays ennemis de l’URSS lors de la Deuxième Guerre mondiale, y compris

de la Roumanie du maréchal Antonescu. Découvrant des images cinématographiques inédites de

Maria Cebotari, grande cantatrice roumaine d’origine bessarabienne, les jeunes cinéastes usent de la

chance « d’amener Maria chez elle pour la première fois dans l’histoire »273

. Selon les témoignages

de Saka, leur film était la première tentative de parler publiquement de Maria Cebotari, les autorités

soviétiques ignorant complètement jusque-là sa valeur.

Cette personnalité de la vie culturelle roumaine de l’entre-deux-guerres est proscrite par le

régime soviétique à cause de son appartenance à la culture dite bourgeoise et à cause d’un spectacle

d’opéra qu’elle tient en 1938 devant un public d’officiels nazis, dont Hitler. Pire, Maria Cebotari

joue le rôle principal dans le film de propagande antisoviétique Odessa en flammes, coproduction

italo-roumaine réalisée en 1942 par le réalisateur italien Carmine Gallone. Tourné dans le contexte

de la Deuxième Guerre Mondiale, le film dénonce l’occupation de Chisinau par l’Armée rouge et

exalte la reconquête de celle-ci par les troupes roumaines en montrant l’entrée « glorieuse » de ces

dernières dans la ville d’Odessa. Au moment de l’instauration du régime communiste en Roumanie

en 1945-1946, Maria Cibotari quitte le pays pour s’établir à Vienne, où elle meurt en 1949.

Le parallèle 47, documentaire consacré à la capitale de la RSSM, Chisinau, retrace la vie de

la ville à travers quelques-unes de ses personnalités publiques comme les peintres Igor Vieru et

Glebus Sainciuc, le savant et l’écrivain Ion Vatamanu, des ouvriers émérites et d’autres personnes

qui ont contribué, par leur travail et talent, au développement de la ville, voire de la République tout

septembre, 1988 ; Dumitru Matcovski, « Cancerul », (trad.du roumain : Le cancer), dans Literatura si arta, 11

août 1988; Ion Turcanu, « Intre exaltare si aproximatie », dans Literatura si arta, 29 janvier, 1987. Voir plus

sur les discussions historiques ardentes initiées par l’intelligentsia moldave à l’époque de la pérestroïka : Ion

Turcanu, Istoricitatea istoriografiei : observaţii asupra scrisului istoric basarabean, (trad. du roumain :

L’historicité de l’historiographie : observations concernant l’écriture historique bessarabienne), Chisinau, Les

Éditions Arc, 2004, p. 82-102. 273

Serafim Saka, interview réalisé le 29 août 2005.

Page 347: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

331

entière, et qui sont considérées comme la « fierté » des Moldaves et des habitants de la capitale. Le

scénariste Saka inclut dans cette rangée honorifique la prima donna de l’opéra moldave, Maria

Biesu, dont le talent et le prestige sont exploités pleinement par les idéologues et les propagandistes,

allant jusqu’à la transformer en l’un des symboles des arts soviétiques moldaves et même de la

RSSM. Les créateurs du film insèrent des images d’archives de Maria Cebotari chantant l’air de

Chio-Chio-San tout de suite après les cadres montrant Maria Biesu dans sa cabine de maquillage en

train de se préparer pour le spectacle et, ensuite, sur la scène, au moment de l’interprétation du

même rôle.

L’inclusion de Maria Cebotari, chanteuse « bourgeoise », dans la liste des personnalités

auxquelles les autorités ont attribué une influence positive dans la vie sociale et culturelle de la

Moldavie est une grave faute idéologique en soi. L’ambiguïté du parallèle entre les deux « Maria »

est redoublée par l’omission des normes reconnues de symbolisation du passage du temps exigées à

tous les professionnels qui s’occupent de la représentation de l’histoire de la Moldavie (historiens,

journalistes, cinéastes, peintres ou écrivains), celle notamment qui consiste à souligner encore et

toujours la rupture en termes de progrès qui sépare le présent soviétique du passé « roumain ».274

Dans cette perspective, toute idée de continuité, dans l’histoire du XXe siècle de la Moldavie, entre

la Bessarabie roumaine et la RSSM est perçue comme étant inadmissible par les idéologues

soviétiques.

Personnalité issue de la société dite bourgeoise, « collaborationniste nazie » de surcroît,

Maria Cebotari ne correspond nullement aux modèles créés par la propagande soviétique qui érige

un idéal héroïque, empreint de virilité et d’esprit combatif. Les peu nombreuses héroïnes historiques

soviétiques sont façonnées elles aussi à l’aune de valeurs éminemment viriles, voire guerrières,

telles l’acharnement, la force, le courage, l’esprit de sacrifice, etc., occupant une place de premier

ordre dans l’idéologie communiste.

274

Les discussions du Conseil artistique du studio « Telefilm-Chisinau » sur le documentaire La chanson de

Maria, réalisé en 1975 par Dumitru Olarescu et Ion Mija, tournent obstinément autour du besoin de montrer

les changements grandioses apportés par le pouvoir soviétique en Moldavie, la prospérité évidente de « nos

temps » par rapport à la misère, la famine et la pauvreté « d’avant ». Voir à ce propos : « Le dossier du film

documentaire télévisuel Le chant de Maria, l’année 1975 », Archives de la Compagnie Publique de la

Radiodiffusion et de la Télévision de la République de Moldavie, dossier non classé.

Page 348: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

332

La tentative de Serafim Saka et de Iacob Burghiu d’introduire le nom de Maria Cebotari

parmi les autres héros du « panthéon » moldave, dominé de loin par d’anciens combattants

communistes, se heurte à la vive réaction de la part des responsables du Comité d’État Moldave de

la Radio et de la Télévision. Lors des discussions menées au sujet du film Le parallèle 47 à la

réunion du Conseil Administratif du Comité moldave de la Radio et de la Télévision, Nicolaj

Dobva, chef de la première chaîne de radio, proteste énergiquement contre l’apparition à la

télévision de Maria Cebotari. Il essaie de convaincre le Collège de l’inadmissibilité de la

glorification d’une chanteuse qui a déjà enchanté avec ses airs un auditoire nazi. À ce moment-là,

Serafim Saka tente de défendre le film en répliquant que le talent des chanteurs et des danseurs est

difficile à conserver, à la différence du talent littéraire qui se préserve dans des manuscrits pendant

des dizaines d’années. En vertu même du caractère éphémère de l’art de la danse et du chant, les

danseurs comme les chanteurs, argumente le scénariste en faisant allusion à la condition des

créateurs dans le régime communiste, ont l’obligation morale d’exprimer leur talent durant leur

propre époque, quel que soit le régime politique en place ou la conjoncture sociale.275

Le film aurait été condamné, relate Serafim Saka dans l’interview qu’il nous a donné, si

Nicolae Lupan, directeur à ce moment-là de la radio « Luceafarul » (une antenne musicale et

théâtrale du poste de radio officiel) et membre du Conseil Administratif du Comité moldave de la

Radio et de la Télévision, n’était pas intervenu en sa faveur. Selon Serafim Saka, le soutien de

Lupan sauve le film et rend possible sa sortie sur le petit écran sans la moindre coupure, à

l’immense satisfaction de ses auteurs, qui perçoivent l’événement comme une victoire momentanée

sur la censure et contre l’emprise de l’État sur l’intelligentsia créatrice en général.

Les parcours personnels et professionnels de Serafim Saka et de Nicolae Lupan rendent

compte de l’ensemble des significations engagées par les images de Maria Cebotari. L’instruction

reçue par Saka et Lupan, leurs convictions politiques et leur sentiment d’appartenance, ainsi que les

tentatives qu’ils font pour exprimer leur sentiment identitaire roumain en RSSM, contribuent à une

meilleure compréhension des représentations héroïques hétérodoxes contenues dans le

documentaire Le parallèle 47. Les trajectoires sociales de ces deux intellectuels moldaves

expliquent les enjeux identitaires de l’insertion, dans le film télévisé, des figures historiques non

275

Serafim Saka, interview réalisé le 29 août 2005.

Page 349: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

333

conformes à l’idéologie officielle, le cas du film Le parallèle 47 faisant partie d’un contexte

politique et social général. À son tour, ce contexte nous aide à comprendre le rapport de force qui

s’établit dans les réunions du Conseil du Comité moldave et l’importance des liens de solidarité qui

se tissent au moment de la prise de décision sur le sort du film qui, par ailleurs, aurait pu finir

comme tant d’autres œuvres tablettées.

Loin d’être représentatifs, les parcours de Serafim Saka et de Nicolae Lupan présentent des

cas limite des tendances pro-roumaines et anticommunistes au sein des producteurs culturels

impliqués dans le projet de construction de la nation moldave. Leurs histoires de vie sont

révélatrices de phénomènes sociaux plus amples tels la mobilisation politique de l’intelligentsia

roumanophone, la formation d’une élite intellectuelle autochtone aiguillonnée par la politique

d’indigénisation khrouchtchévienne, la réviviscence du nationalisme roumain dans la période du

dégel et les tensions entre l’élite du Parti et les intellectuels qui cherchent à échapper au contrôle de

l’État dans le domaine de la production culturelle.

Né en 1935 dans la région de Cernauti (actuellement Tchernovcy, Ukraine), à l’époque de la

« Grande Roumanie », Saka fait ses études primaires dans une école roumaine. Après la mort

prématurée de ses parents, il est pris en charge par son oncle, qui est arrêté dans la vague des

répressions de 1949 et envoyé dans un camp de travail forcé en Sibérie. Après des études

collégiales, il fait en 1954 des études d’histoire et de philologie à l’Institut Pédagogique de

Chisinau.

Pendant ses études universitaires, Saka publie, avec son ami Vladimir Badiul, un compte

rendu caustique du premier manuel d’histoire de la Moldavie pour le secondaire, paru en 1959. Les

auteurs de la recension montrent leur indignation devant le fait que le prince moldave Etienne le

Grand (Stefan cel Mare) apparaît dans le manuel sous le nom d’Etienne III. Or, le souverain

moldave du XVe siècle Etienne le Grand est d’abord consacré par l’historiographie roumaine

nationale qui l’érige au rang du symbole de la nation roumaine. Outre l’intention de minimiser la

valeur et l’importance du prince moldave, les jeunes intellectuels dénoncent la faute de

numérotation commise par le manuel. Car, dans la succession des voïvodes moldaves, Etienne le

Grand serait Étienne IV et non Étienne III. La publication de cet article provoque, selon Serafim

Page 350: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

334

Saka, la colère du secrétaire idéologique du CC du PC de la RSSM, le « camarade » F. Tabunŝik,

qui critique vivement les auteurs de l’article.

Dans la période du dégel, Serafim Saka travaille comme journaliste dans les rédactions de

différents journaux et revues moldaves. Dans le contexte de la relative libéralisation de la société

soviétique à cette époque, il y trouve un terrain propice pour exercer son talent littéraire. Pendant les

années 1965-1967, Saka suit à Moscou les cours de mise en scène et d’écriture cinématographique

du Comité d’État du Cinéma de l’URSS (Goskino), grâce à la vague des mesures d’indigénisation

reprises par Khrouchtchev. Pendant son séjour à Moscou, Serafim Saka jouit, selon son témoignage,

de « deux années d’un véritable régal cinématographique »276

, puisque les étudiants des cours

supérieurs de cinématographie « visionnent et débattent, des journées durant, les chefs-d’œuvre du

cinéma américain, italien, japonais, polonais, tchèque, etc., même les films les plus récents »277

.

La plupart des cinéastes interviewés dans le cadre de notre recherche, dont Serafim Saka, se

souviennent avec exaltation des libertés dont ils ont bénéficié lors de leurs études dans la métropole

soviétique. Les professeurs apprécient l’originalité de leur pensée et de leur talent, de même que le

« souffle nouveau » que ceux-ci apportent dans les arts soviétiques.278

Ils publient leurs premiers

essais dans de grandes revues de spécialité comme Iskusstvo kino. De même, ils communiquent

librement avec des étudiants venus de tous les coins de l’URSS et ont accès à des informations

inaccessibles en Moldavie. Rentrés en Moldavie après leurs études, ils éprouvent une déception

terrible, car ils sont privés de toutes ces libertés, leurs activités professionnelles étant soumises à un

contrôle et à une censure drastiques.

Selon l’historienne et critique de cinéma Ana-Maria Plamadeala, les motifs de la différence

des degrés de liberté entre Moscou et Chisinau doivent être recherchés dans le schisme qui survient

au sein de la nomenklatura soviétique à l’issue des débats sur l’héritage stalinien. Ces discussions,

suscitées par le rapport de Khrouchtchev « Sur le culte de la personnalité et ses conséquences »

présenté en 1956 au XXe

congrès du PC de l’URSS, jettent les cadres du Parti, mais aussi la

276

Serafim Saka, interview réalisé le 29 août 2005. 277

Ibid. 278

Ibid.

Page 351: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

335

population soviétique tout entière, dans le désarroi. Avides de changements, certains activistes du

Parti saluent la nouvelle ligne du parti tandis que d’autres accueillent avec froideur la campagne de

« liquidation des conséquences du culte de la personnalité » et la perçoivent comme étant une

trahison des principes marxistes-léninistes. Dans cette conjoncture, le CC du PC de la RSSM

devient, selon Plamadeala, un refuge d’apparatchiks staliniens, fortement conservateurs, grands

admirateurs de la « fermeté » de Staline et adeptes des « moyens de travail » répressifs, alors que

Moscou apparaît dès lors comme le siège et l’épicentre d’idées novatrices, encouragées par

l’initiative khrouchtchévienne de « déstalinisation ».

Malgré l’ouverture d’esprit réputée des professeurs des cours supérieurs de cinématographie

de Moscou, le scénario Le pont de Kalistrat, que Serafim Saka présente comme travail de fin

d’études, ne passe pas la vigilance des examinateurs. Le scénario se veut, d’après le témoignage de

l’auteur même, « une parabole du drame historique de la rupture de la Bessarabie du corps de la

Patrie-mère Roumanie »279

. Alors que le professeur Ol’šanskij universalise le sens du scénario « Le

pont de Kalistrate », le voyant comme une réflexion sur l’éclatement spirituel du monde, le chef des

cours de cinématographie, Makljarskij, avertit les examinateurs du danger idéologique que ce

scénario comporterait en raison de son ambiguïté et de son symbolisme. D’après le point de vue de

Makljarskij, exprimé dans une séance dédiée au travail de Saka, l’imprudence de ce scénario serait

telle que, dans le contexte de la détérioration des relations entre l’URSS et la Roumanie, les

dirigeants roumains pourraient être encouragés à revendiquer le territoire de la Bessarabie.

Dès son retour en Moldavie en 1968, après ses études de cinématographie, Serafim Saka est

engagé comme scénariste au Comité moldave à la Radiodiffusion et de la Télévision, lieu de travail

qu’il quitte après seulement onze mois. La cause du départ de Saka, qui fait beaucoup de bruit, est

le scénario « Les trains » qu’il écrit pour la réalisation d’un documentaire au studio « Telefilm-

Chisinau ».280

279

Ibid. Serafim Saka se réfère à l’annexion de la Bessarabie à l’URSS en 1940, à la suite du Pacte Molotov-

Ribbentropp et en 1944, à la victoire de l’Armée rouge dans la Deuxième Guerre mondiale. 280

Les circonstances du congédiement de Serafim Saka sont décrites avec plus de détails dans le chapitre « Le

train du temps ».

Page 352: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

336

Saka réussit néanmoins à faire réaliser quelques-uns de ses scénarios de films documentaires

et même à publier quelques oeuvres littéraires jusqu’à ce que les officiels du CC du PCM, dirigé

par Ivan Bodiul, ne « serrent les vis » de l’activité de l’intelligentsia moldave dans les années 1970,

conformément à la nouvelle ligne brejnévienne, qualifiée ultérieurement par les historiens de

« néostalinienne ». Ses dernières créations, le roman Les douanes (1972) et le volume d’interviews

Ici et maintenant (1976), finissent par voir le jour, non sans difficultés toutefois, car son style

« irrite jusqu’à la rage »281

les rédacteurs des maisons d’édition, qui ont du mal à l’encadrer dans le

genre du réalisme socialiste et dans les normes littéraires de la langue moldave. Son écriture, qu’on

considère comme trop « roumaine » et trop allusive, « suintant le sous-texte »282

, éveille la suspicion

des censeurs. Toute tentative de sortir des cadres du modèle du réalisme socialiste, relate Saka, est

immédiatement pénalisée par la censure. Le monde créé par Saka dans ses œuvres est impersonnel,

défaitiste, ne laissant aucune solution aux êtres qui l’habitent. Ses héros sont solitaires ; ils ne luttent

pas et ne se laissent pas entraîner dans les « transformations profondes, structurelles, de mentalité »

que les arts soviétiques sont assignés à montrer.

Le non-conformisme de Saka fait finalement « déborder la coupe » des responsables de

l’idéologie du CC du PCM, qui lui interdisent pratiquement pendant 12 ans d’exercer son métier

d’écrivain. Pendant cette période de « 12 ans d’exil artistique interne », selon la qualification de

Saka, ce dernier ne publie aucune œuvre originale et ne vit que de traductions et de son travail de

rédacteur. Selon le témoignage de plusieurs intellectuels et créateurs, la sanction imposée aux

intellectuels pour s’être arrogé une plus grande liberté d’expression dans leurs œuvres, par rapport

aux limites indiquées par le pouvoir, ne relève plus du pénal comme à l’époque stalinienne. Ils ne

sont plus incarcérés ou envoyés dans les camps de concentration. Les pratiques répressives se

veulent plus « modérées ». Ainsi, l’internement dans des asiles psychiatriques est parfois appliqué

aux intellectuels considérés comme récalcitrants.283

La punition la plus commune est cependant le

blocage des carrières. Les artistes « non-conformistes » peuvent ainsi recevoir un refus net de la

part des institutions d’État (qui détiennent le monopole de la gestion et du financement du domaine

artistique) de soutenir et de promouvoir leurs œuvres. Les intellectuels qui se sont rendus une fois

281

Serafim Saka, interview réalisé le 29 août 2005. 282

Ibid. 283

Voir à ce propos Aleksandr Tarasov « Vozvraŝenie na Libjanku : 1977-j» (trad. du russe : Le retour à

Loubianka: l’an 1977) dans Neprikosnovennyj zapas, no 2 (52), 2007.

Page 353: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

337

« coupables » devant les instances de contrôle ne reçoivent plus de primes ni de distinctions, ont

moins de facilités matérielles et d’offres de voyages à l’extérieur du pays et restent sous la

surveillance continue des organes de contrôle et de censure. La participation trop active de leur part

aux différents congrès et réunions artistiques déplaît aux autorités. Ainsi, Serafim Saka ne réussit à

éditer la plupart de ses œuvres que sous la pérestroïka gorbatchévienne, période qui précède

l’effondrement de l’URSS.

Malgré l’isolement de son « exil interne », Saka est contraint de coopérer avec le pouvoir

soviétique en place, auprès duquel il tente périodiquement de revendiquer certains droits. En

revanche, Nicolae Lupan284

est mis dans la situation de rompre radicalement avec le régime

soviétique. Il finit d’ailleurs par émigrer. Dépositaire d’un diplôme roumain d’études supérieures et

ancien combattant de l’armée roumaine ayant lutté, durant la Seconde Guerre mondiale, sur le front

de Iasi (contre l’Armée rouge), Lupan est employé par le Comité moldave de la Radiodiffusion et

de la Télévision. À titre de rédacteur principal de la Télévision moldave, poste qu’il occupe pendant

un an (1958-1959), Lupan introduit dans la grille des émissions télévisées quatre productions

cinématographiques roumaines. Il invite également le comédien bucarestois George Vraca, qui

déclame au petit écran un poème interdit à ce moment-là en Moldavie Soviétique, « La troisième

lettre » de Mihai Eminescu, un grand poète classique de la littérature roumaine-moldave. Pour ces

graves « erreurs » idéologiques ainsi que pour avoir encouragé à la télévision une prononciation

considérée comme « trop roumaine » de la langue des présentateurs285

, Nicolae Lupan est destitué

de sa fonction de rédacteur en chef de la télévision.

Après un an, il est invité à fonder et diriger la chaîne radio « Luceafarul » et ce, grâce au

soutien de Vladimir Croitoru, adjoint du directeur de la Radio moldave et ami personnel. Il n’est

pourtant pas quitté des yeux par les responsables du département de la propagande du CC du PC

moldave et par les dirigeants du Comité de la Radio et de la Télévision. En 1960 déjà, Nicolae

Lupan fait l’objet de conflits entre différents dirigeants du Comité moldave de la Radio et de la

Télévision. Le directeur administratif de la télévision, « camarade » Timus, adresse le 12 décembre

1960 une plainte au secrétaire du CC du PC de la RSSM, Stepan Postovoj, contre le directeur du

284

Nicolae Lupan, interview téléphonique réalisé le 5 décembre 2007. 285

Ibid.

Page 354: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

338

Comité moldave de la Radio et de la Télévision, Feodosie Vedrasco, accusé d’« abus de pouvoir »

et de « comportement grossier et dictatorial ». Dans cette note, Timus met au jour un conflit de

longue date entre lui et Vedrasco, son supérieur :

J’ai déjà eu auparavant des discussions extrêmement déplaisantes avec le camarade Vedrasco.

Par exemple, j’ai insisté sur la nécessité de renvoyer le rédacteur en chef de la télévision, N.

Lupan, qui a lutté dans l’armée fasciste286

et qui, maintenant, éduque notre jeunesse à travers la

radio.287

Le passage cité ci-dessus est souligné avec un crayon rouge et annoté avec un gros signe

d’exclamation par A. Medvedev, le chef du département de la propagande.

En 1970, Lupan finit par être suspendu de sa fonction de directeur de la radio « Luceafarul »

par une décision prise durant la séance du Conseil Administratif du Comité. Les principaux chefs

d’accusation sont le « nationalisme roumain ». Plus précisément il a « langui après la Roumanie »,

cherchant à établir des liens culturels avec la Roumanie et l’Occident. La séance est présidée par

Petru Lucinski, le premier secrétaire du Comité Central du Komsomol288

, fonction de premier ordre

dans la hiérarchie administrative soviétique. La présence de Lucinski à cette réunion, qui décide de

la destitution de Nicolae Lupan, témoigne de l’importance que le CC moldave accorde à

l’événement. Cette fois-ci, Nicolae Lupan reçoit dans son carnet de travail un avis défavorable sur

son activité, notamment pour des « erreurs » idéologiques, au point qu’il lui est désormais

impossible d’obtenir quelque poste de responsabilité ou même d’être engagé comme « chauffeur ou

gardien », selon sa propre opinion289

. Il se voit ainsi coincé dans un cercle vicieux administratif.

D’une part, Lupan est confronté à l’impossibilité de se trouver un travail quelconque. D’autre part,

286

L’officiel se réfère à l’armée roumaine dirigée par le général Antonescu qui fait de la Roumanie l’alliée

dans la Deuxième Guerre mondiale de l’Allemagne nazie. Dans la mobilisation générale, beaucoup de

Bessarabiens ont été recrutés par l’armée du général Antonescu. Voir plus à ce propos Anatol Petrencu,

Basarabia in timpul celui de-al doilea razboi mondial (1939-1945), (trad. du roumain : La Bessarabie pendant

la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945)), Chisinau, Prut International, 2006. 287

« Réclamations et demandes venues de la part des travailleurs de la lettre « N » jusqu’à la lettre « E » pour

l’année 1960 », fonds 51, inventaire 20, dossier 230, p. 71, Archives des organisations sociopolitiques de la

République de Moldavie. 288

Organisation soviétique des jeunesses communistes. 289

Nicolae Lupan, interview téléphonique réalisé le 5 décembre 2007.

Page 355: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

339

les autorités se préparent à lui intenter un procès pour « parasitisme social », avec comme

conséquence possible sa déportation au Donbass pour travailler dans les mines de charbon.

La situation difficile de Nicolae Lupan et de sa famille, persécutée pour son refus de le renier,

devient connue en Occident grâce à ses amis juifs qui ont quitté l’URSS à la suite de l’accord

soviéto-israélien sur l’émigration des ressortissants soviétiques d’origine juive. Cette entente entre

les deux États permet à la population d’origine juive de l’Union Soviétique de rejoindre Israël, la

plupart d’entre eux choisissant d’immigrer dans les pays occidentaux. La situation de Lupan est

médiatisée, par les journalistes des postes de radio « L’Europe libre » et « La voix d’Amérique »,

comme un autre cas de violation des droits de l’homme en Union soviétique. En 1974, la résonance

occidentale de « l’affaire Lupan » amène les autorités de Chisinau à abandonner l’idée du procès en

faveur de l’expulsion.

Durant la même année, se trouvant à Bruxelles, Lupan commence sa collaboration avec la

radio « L’Europe libre », poste depuis lequel il informe ses auditeurs occidentaux, mais aussi

roumains et moldaves, de la situation politique et sociale en RSSM. Il dénonce les politiques de

russification, l’exploitation de la paysannerie moldave, la servitude de l’intelligentsia, l’iniquité du

système économique soviétique, etc. En même temps, Lupan fonde en Belgique l’Association

« Pro-Basarabia şi Bucovina » (Pro-Bessarabie et Bucovine) dont l’objectif est « le maintien du

sentiment national roumain dans la Bessarabie et Bucovine et l’unification spirituelle et territoriale

des Roumains qui peuplent le territoire compris entre la Mer Noir et les fleuves Tissa, Danube et

Dniestr »290

.

Au demeurant, les trajets de Serafim Saka et de Nicolae Lupan prouvent l’existence d’une

couche d’intellectuels qui avancent une définition pan-roumaine de l’identité moldave tout en

s’efforçant de se faire une place dans la société soviétique. Ils témoignent de l’aspiration de ces

intellectuels d’obtenir plus de droits et de se soustraire aux exigences de la propagande. Leurs

290

Nicolae Lupan, Gânduri de proscris : la 30 de ani de activitate unionista a Asociatiei Mondiale « Pro-

Basarabia şi Bucovina, (trad. du roumain : Des pensées de proscrit : 30 ans d’activité unioniste de

l’Association Mondiale « Pro-Bessarabie et Bucovine »), Bucarest, PRO HISTORIA, 2006, p. 228.

Page 356: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

340

échecs et réussites sur la voie de l’émancipation montrent les blocages et les issues possibles dans le

labyrinthe idéologique de la « pensée unique » propagée par l’État totalitaire.

Cela dit, les intellectuels moldaves aux visions pro-roumaines, qui choisissent de dévoiler

leur position et leur sentiment identitaire, à la manière de Serafim Saka et de Nicolae Lupan, sont

peu nombreux. L’intelligentsia moldave n’a pas donné naissance à un mouvement dissident ou

nationaliste comme dans d’autres pays « satellites » ou républiques soviétiques. Malgré l’opposition

latente des intellectuels roumanophiles à l’idéologie officielle, leurs rapports avec le pouvoir

soviétique ne sont pas univoques, car ils sont souvent généreusement récompensés pour leur travail

de mise en œuvre de l’idéologie « moldavisante », malgré leurs propres opinions et sentiments. Les

bénéfices que le pouvoir offre en échange de la loyauté des intellectuels ne sont pas négligeables

dans une société où la pénurie est de règle. Les gens de culture (cinéastes, écrivains, journalistes,

historiens) fidèles au régime bénéficient du droit de séjourner dans les meilleures maisons de repos,

disposent de privilèges dans la distribution de l’espace locatif, de salaires plus élevés que la

moyenne, de voyages à l’étranger et autres avantages. Outre les bénéfices matériels, le pouvoir

donne aux intellectuels qui mettent leur talent et savoir au service du régime l’accès à certaines

sources d’information « confidentielles », leur offre des signes de reconnaissance sociale, la

possibilité de se bâtir une carrière et enfin des postes administratifs.

En conséquence, les intellectuels moldaves restés fidèles, dans leur for intérieur, à l’idéologie

nationaliste roumaine sont déchirés par des tendances contradictoires. D’un côté, ils aspirent à

exprimer leur propre sentiment identitaire, opposé à l’appartenance cultivée par la propagande

soviétique. D’autre part, ils ont l’ambition de « grimper » aux sommets de la hiérarchie sociale,

d’avoir un niveau de vie plus élevé ou tout simplement de réaliser, au moins en partie, un projet

artistique ou scientifique personnel.

Vasile Vascu, ancien haut dignitaire dans l’appareil d’État soviétique, chef du département de

la propagande du CC du PC moldave (1976-1979) et vice-président du Conseil des Ministres de la

RSSM (1981-1985), fait part ainsi de la situation des intellectuels moldaves à l’époque soviétique :

En raison de mon statut de fonctionnaire du Parti, j’étais tenu d’être en contact avec

l’intelligentsia moldave qui, pour la plupart, était dans l’opposition à l’idéologie communiste,

Page 357: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

341

même s’il s’agissait d’une opposition non déclarée. C’était une contestation intérieure,

exprimée uniquement dans des cercles limités d’amis, à la cuisine ou lors de certains cénacles

informels. Ils protestaient tout le temps, critiquaient la dictature soviétique, la négligence de la

langue, de l’histoire et de la culture nationales. Mais je ne peux pas dire que ces rencontres ont

conditionné l’apparition d’un noyau apte à consolider toutes ces forces intellectuelles dans le

but de changer quoi que ce soit ou, au moins, de protester publiquement.291

Poète moldave très populaire auprès d’un large public et à la fois apprécié par le pouvoir

communiste pour son talent et son dévouement, Grigore Vieru devient, dans les conditions de

libéralisation croissante de la société sous la pérestroïka, l’un des porte-parole des revendications

nationales de la population moldave. Dans son poème intitulé « Formulaire », Vieru exprime l’état

d’âme de l’intellectuel roumanophile à l’époque soviétique :

-Avez-vous été déjà dans une prison ?

-J’y suis resté pendant de longues années, fermé en moi-même.292

38.2 La nostalgie rurale dans le documentaire historique télévisé

Différents états d’esprit et types de mentalité sociale et politique, présents dans la société

moldave à l’époque étudiée, laissent des traces dans les documentaires télévisuels, y compris sous la

forme de représentations historiques et de mises en scène d’héroïcité. Le contenu des documentaires

historiques laisse entrevoir une nostalgie rurale, à travers des références au village moldave, habitat

social de type traditionnel, non modernisé (par les kolkhozes, les agrovilles, etc.), à sa culture, à ses

us et coutumes. Cette pensée artistique traditionaliste réhabilite subrepticement la société agraire

préindustrielle et témoigne d’une quête de valeurs morales, alternatives à la direction

modernisatrice prise par le Parti communiste. Les cinéastes aux tendances traditionalistes brossent

la personnalité du héros et de son psychisme sur la base des valeurs de la société et de la culture

paysannes : solidarité familiale et communautaire, respect des traditions et des assises de la

communauté rurale, culte de la terre et du travail laborieux, etc.

291

Vasile Vascu, interview réalisé le 9 septembre 2005 à Chisinau. 292

http://poezii.itbox.ro/grigore-vieru/formular.html

Page 358: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

342

La thématique rurale est le lieu de rencontre de plusieurs catégories de producteurs culturels,

porteurs de sentiments identitaires et de représentations différents de la collectivité moldave. Les

différentes formes d’appropriation et de stylisation des motifs et des thèmes extraits du folklore

moldave reflètent une diversité de systèmes de valeurs et même de visions du monde qui persistent

dans le milieu artistique moldave, cela malgré la politique d’homogénéisation culturelle menée par

l’État soviétique. L’univers rustique est la source d’inspiration des écrivains-cinéastes pro-roumains

comme Serafim Saka, notamment dans le scénario du documentaire Le puits (1966), qui traite de

l’ancien rituel du creusement des puits, auquel les villageois moldaves attribuent une importance

particulière vu les périodes de sécheresse auxquelles la région est exposée périodiquement. Les

créateurs pro-roumains trouvent dans la thématique rurale un moyen dissimulé d’exprimer des

valeurs nationalistes roumaines fondées sur les idées de l’attachement à la terre, de la vigueur

physique et spirituelle du peuple et de la pérennité de ses traditions293

.

D’autre part, le pouvoir communiste cherche lui-même à récupérer et utiliser

idéologiquement la culture populaire au fil de plusieurs conjonctures politiques.

L’instrumentalisation du folklore294

par les idéologues des régimes communistes de l’Europe

centrale et orientale suit une évolution non linéaire. Dans une première phase, le pouvoir

communiste poursuit la modernisation et l’industrialisation rapide de la société agraire et arriérée

par la destruction de l’univers rural avec ses valeurs de comportement, sa hiérarchie sociale et son

attachement aux traditions. La mentalité paysanne est perçue par les idéologues du communisme

russe comme étant archaïque et étroite d’esprit. Elle est considérée comme un obstacle à

l’édification du « monde nouveau », imaginé comme une société urbaine, hautement technologique.

La base de cette société « de demain » serait l’ « homme nouveau », vu par les idéologues

communistes comme un ouvrier. Même les paysans du futur sont imaginés comme des ouvriers,

travaillant dans les conditions d’une production agricole et zootechnique entièrement automatisée.

Dans la perspective futuriste de la doctrine communiste, les villages d’hier deviendront dans le futur

des agrovilles, définies à la fois comme des lieux d'habitation et de production agricole. La

293

Anne-Marie Thiesse, Crearea identitatilor nationale in Europe : secolele XVIII-XX, (trad. du roumain : La

création des identités nationales en Europe : les XVIIIe-XX

e siècles), Iasi, Polirom, 2000, p. 117-160.

294 Nous définissons le folklore comme l’ensemble des traditions, usages, coutumes, fêtes, chants, costumes,

instruments, meubles et décors familiers à la communauté rurale.

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343

transformation du village, confronté à l’urbanisation et à la collectivisation forcées, reflète les

étapes de l’installation des régimes communistes en Europe centrale et orientale.

L’utilisation du folklore par les idéologues communistes se produit dans le contexte de la

« révolution culturelle », projet qui vise l’accélération de la formation de « l’homme nouveau »,

indispensable à la construction du socialisme. Une armée de compositeurs, d’écrivains, de

chorégraphes, de chanteurs et d’autres membres de l’intelligentsia artistique est impliquée dans

l’élaboration d’un « folklore » adapté aux intérêts de l’État. Le nouveau « folklore » est en fait un

artéfact culturel et idéologique qui se présente comme création populaire, attribuant à des formes

artistiques traditionnelles des contenus socialistes et ce, afin de préparer la mentalité paysanne aux

acquis de la modernité.

Dans le contexte du « tournant » qui intervient dans la politique nationale soviétique au

milieu des années 1930, le folklore et d’autres formes de la culture populaire russe ont un rôle

important dans l’affirmation du nationalisme russe, vus comme une preuve de la capacité

extraordinaire du peuple russe de résister aux ennemis. Le folklore occupe une place centrale dans

le canon du réalisme socialiste. Conformément à ses principes, avancés en 1934 au Ier Congrès de

l’Union des Écrivains Soviétiques, les écrivains et les artistes soviétiques se doivent de revaloriser

la culture et l’esprit du peuple par la référence continue à la vie du peuple et de les propager auprès

des ouvriers et des paysans.

Dans la Moldavie en cours de soviétisation, le folklore moldave sert d’abord à compenser le

déficit de légitimité du pouvoir soviétique. Les décideurs soviétiques sont soucieux de mettre en

avant, dans les arts, la littérature et le « folklore », le supposé caractère populaire du régime

communiste, l’adhésion inébranlable des Moldaves aux politiques du Parti communiste et du

pouvoir soviétique en Moldavie. Des groupes de chant et de danse populaires foisonnent sous la

tutelle de l’Agit-prop, contribuant à l’homogénéisation du folklore sur l’ensemble des régions de la

Moldavie et adaptant son contenu à l’idéologie communiste et à la ligne politique en cours.

Page 360: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

344

Des ensembles de danse et de chant populaires moldaves

(cadres extraits du documentaire musical La Moldavie soviétique réalisé à l’occasion du 50ème

anniversaire

de la création en 1924 de la République socialiste autonome moldave)

Les documentaires télévisés représentent des scènes de la « vie heureuse » des Moldaves

soviétiques, montrant des jeunes en costumes soi-disant traditionnels, mais en réalité fortement

stylisés, dansant des rondes joyeuses devant le bâtiment du Comité Central du Parti communiste

moldave, dans la place centrale de Chisinau, sur les rues et dans les parcs de la ville. L’image des

cueilleuses de fruits, habillées de cotillons pailletés et ramassant la récolte, à l’ancienne, dans de

grands paniers d’osier, est une représentation abondamment usitée dans l’imagerie propagandiste

mariant la culture populaire moldave à l’idéologie communiste. Le fond sonore des documentaires

télévisés est souvent composé de chansons en russe sur le travail gratifiant au kolkhoze ou l’amitié

entre les républiques sœurs, reprenant certains motifs de la musique traditionnelle moldave.295

Les

studios de télévision sont décorés abondamment d’ornements de style populaire ou d’objets

artisanaux inspirés des arts populaires : broderies, sculptures en bois, poterie, etc. Les récits

héroïques sont accompagnés de musique populaire spécifique à l’espace carpato-danubien, telle la

doïna.296

295

Voir, par exemple, le film documentaire musical Pesni našego serdca, (trad. du russe : Les chants de notre

cœur), la Filmothèque des Archives de la Compagnie d’État de la Radio et de la Télévision. 296

Voir le documentaire historique Intrarea in legenda (trad. du roumain : L’entrée dans la légende),

Filmothèque des Archives de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la

République de Moldavie.

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345

Des objets « artisanaux » destinés à montrer la « vigueur » de la création populaire dans la RSSM

(cadres extraits du documentaire La ville sur le Dniestr)

Les moyens volontaristes dont les autorités soviétiques usent dans le but de transformer la

campagne, les mœurs et la mentalité paysannes, ainsi que pour exploiter immodérément la nature,

conditionnent l’émergence dans les milieux intellectuels soviétiques d’une pensée traditionaliste qui

prône une image idéalisée du village. Cette vision ruraliste cherche à s’exprimer surtout par les

moyens artistiques, plus suggestifs, moins directs et offrant de ce fait une marge de manœuvre pour

contourner la censure. Le discrédit partiel de l’idéologie communiste, mise au jour par la

déstalinisation khrouchtchévienne dans la deuxième partie des années 1950, est un autre facteur qui

favorise l’apparition au sein de l’intelligentsia soviétique d’une pensée traditionaliste. Dans les

conditions du « naufrage des principes moraux » qui accompagne la déstalinisation, une catégorie

de créateurs soviétiques cherche les valeurs morales perdues dans le mode de vie attribué à la

communauté paysanne : respect des « ancêtres » et des traditions, relation harmonieuse avec la

« terre nourricière » et la nature, etc.297

Les artistes et les écrivains traditionalistes russes, appelés

« derevenŝiki »298

, dénoncent dans leurs œuvres la violence de la collectivisation et l’arrachement

des paysans à leurs racines. Ils célèbrent la pureté de l’esprit du village, opposé à la « corruption

morale » des citadins et critiquent les autorités pour avoir déraciné le peuple et provoqué la perte

des valeurs morales traditionnelles, conservés par les habitants des villages. 299

297

Ioulia Zaretskaïa-Balsente, Les intellectuels et la censure en URSS (1965-1985) : de la vérité allégorique à

l’érosion du système, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 40. 298

Du mot russe derevnja, qui signifie village. 299

Ioulia Zaretskaïa-Balsente, Les intellectuels…, op.cit., Paris, L’Harmattan, 2000, p. 36-44.

Page 362: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

346

Des rondes moldaves dans les rues de la ville de Balti (cadres extraits du documentaire Belc’y)

En Moldavie, la mentalité traditionnelle, comme état d’esprit et conscience de soi se

revendiquant des valeurs ancestrales attribuées à la vie rurale, est dominante parmi les intellectuels

moldaves de la première génération et ce, même à l’époque communiste. Jusqu’aux années 1950, la

prégnance de la mentalité traditionnelle en Moldavie s’explique par l’immuabilité de la société

agraire et de son économie naturelle. En 1930, les habitants de la campagne représentent 87 % de la

population de la Moldavie.300

En 1959, ce chiffre est tombé à 78 %.301

Malgré son application

brutale, la modernisation soviétique n’arrive pas à détruire d’un coup le mode de vie et la mentalité

traditionnelle des paysans moldaves et de leurs descendants fraîchement urbanisés.

La mentalité traditionnelle résiste aux différentes entreprises étatiques de modernisation

démarrées en Moldavie durant le XXe siècle. De même, les deux projets nationalitaires concurrents

appliqués dans cette région, par l’administration roumaine (1918-1940) et le pouvoir soviétique, ne

l’affectent pas outre mesure. Nombre d’historiens qui ont étudié la question de la construction

identitaire et nationale en Bessarabie et Moldavie soviétique montrent dans leurs ouvrages que les

projets nationalitaires réalisés en Moldavie au XXe siècle ont eu un succès limité.

302 Or, une partie

300

Cristina Petrescu, « Constructia identitatii nationale in Basarabia », (trad. du roumain : La construction de

l’identité nationale dans la Bessarabie), dans Monica Heinz, Stat …, op.cit., p. 133. 301

Jennifer R. Cash, « Amintiri despre trecutul statelor : identitate accentuata si provocarile cetateniei», (trad.

du roumain : Les souvenirs du passé des États : l’identité accentuée et les provocations de la citoyenneté),

dans Monica Heinz, Stat…,op.cit., p. 118. 302

Voir à ce propos Irina Livezeanu, « Basarabia : nationalism intr-o provincie arhaica », (trad. de roumain :

La Bessarabie : le nationalisme dans une province archaïque), dans Cultura si nationalism in Romania Mare

(1918-1930), (trad. du roumain : Culture et nationalisme dans la Grande Roumanie (1918-1930), Bucarest,

Page 363: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

347

importante de la communauté moldave est restée imperméable au discours nationaliste roumain303

et

à la rhétorique soviétique « moldavisante ».304

Dans l’entre-deux-guerres comme à l’époque

soviétique, les identités rurales et régionales, très profondes en Moldavie, résistent aux politiques

d’homogénéisation culturelle promues par l’État soviétique, affaiblissant ainsi la légitimité et

l’autorité de ce dernier.305

Jennifer R. Cash montre entre autres la vigueur du sentiment de solidarité

communautaire chez les citadins d’origine rurale ; même après s’être installés en ville, les individus

ont tendance à créer des réseaux d’entraide composés de personnes originaires de leur village ou de

leur région d’origine.306

Des paniers traditionnels d’osier remplis de pommes et cueilleuse en blouse brodée

(cadres extraits du documentaire Les chants de notre cœur)

La mentalité traditionnelle, présente au sein de l’élite intellectuelle moldave de l’époque

soviétique, en majorité d’origine rurale, est corollaire à l’apparition d’une pensée et d’une

sensibilité traditionalistes exprimées dans les œuvres artistiques. Les auteurs moldaves

traditionalistes imposent dans le milieu artistique moldave des représentations empreintes de

souvenirs qui idéalisent le village de leur enfance et « du temps de nos parents et grands-parents »,

des représentations du village d’avant la collectivisation et de l’industrialisation.307

Ces

Humanitas, 1998, p. 111-156 ; Cristina Petrescu, « Constructia… », art. cité, dans Monica Heinz, État…,

op.cit. ; Jennifer R. Cash, « Amintiri… », art. cit., dans ibid. 303

Voir à ce propos Irina Livezeanu, Cultura…, op.cit., Bucarest, Humanitas, 1998, p. 111-156 et Cristina

Petrescu, « Constructia… », art. cit., dans Monica Heinz, État…, op.cit. 304

Jennifer R. Cash, « Amintiri… », art. cit., dans ibid., p. 105-126. 305

Ibid., p. 106. 306

Ibid., p. 116. 307

Voir par exemple l’œuvre du très populaire écrivain moldave Ion Druta (dans les années 1960-1980), qui

se voit obligé de quitter la RSSM pour Moscou à cause d’un conflit avec la direction du CC du PC moldave.

Page 364: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

348

manifestations artistiques peuvent être interprétées comme une réaction de protection contre la

violence des mesures modernisatrices soviétiques. On peut également les comprendre comme une

recherche de la cohérence historique par la création d’un lien entre les générations et l’aspiration de

dépasser la césure temporelle entre l’époque « roumaine » et l’actualité soviétique, césure que

l’historiographie officielle s’applique à introduire dans la mémoire historique des Moldaves.

Durant la période 1965-1975, la tendance traditionaliste, qui attire un certain nombre de

jeunes cinéastes d’origine rurale, donne un souffle frais au film documentaire moldave.308

Les

documentaristes traditionalistes sont animés de l’aspiration de montrer à l’écran l’originalité et

l’authenticité culturelle des anciennes traditions moldaves. Ainsi, le film Les masques de notre

hiver (1965), de Vlad Iovita, montre les rituels de Noël dans les villages moldaves. Le film

Tranta309

(1968), d’Anatol Codru, rend hommage au style traditionnel moldave de lutte. Claca 310

(1968), d’Ivan Tihonov, met en valeur les coutumes d’entraide des villageois. Le documentaire

Bacchus, réalisé par Anatol Codru, qui traite des origines populaires de la vinification et des rites

villageois qui accompagnent la naissance du vin nouveau, laisse entrevoir le regret de l’auteur de

voir ces « beaux » rituels d’autrefois oubliés au profit des nouvelles technologies industrielles.

Le courant archaïsant dans le cinéma documentaire moldave provoque une vive réaction de la

part de la direction de la République. Ivan Bodiul, premier secrétaire du Parti communiste moldave,

met en garde, dans son rapport présenté lors de la session plénière du CC du PC moldave, contre le

goût des cinéastes moldaves pour les anciennes traditions. Tenue en octobre 1970, la session

plénière se déroule sous la devise « Sur les objectifs de l’organisation du Parti communiste de la

République pour le développement de la culture du village à la lumière des décisions de la session

plénière du CC du PC de l’URSS de juin 1970 ». À cette occasion Bodiul mentionne :

Des exemples de ses œuvres porteuses d’une sensibilité traditionnaliste sont : Frunze de dor, (trad. du

roumain : Les feuilles languissantes), Chisinau, Hiperion, 1991 et Clopotnita, (trad.du roumain : Le clocher),

Chisinau, Literatura artistica, 1984. 308

Victor Andon, Istorija…, op.cit., p. 16-27. 309

Tranta est le nom d’un type traditionnel de lutte moldave à bras le corps. 310

Claca est le nom d’une ancienne coutume pratiquée dans les villages moldaves qui consiste à accorder une

aide collective à un membre de la communauté qui entreprend la construction d’une maison. Cette coutume

s’appuie sur des liens d’interdépendance qui se tissent entre les villageois. En même temps, elle est perçue par

les traditionalistes moldaves comme le symbole de la forme idéale des relations humaines, de l’esprit de

solidarité et de générosité propres aux gens des villages.

Page 365: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

349

Tout ce qui est nouveau et progressiste s’affirme dans la confrontation avec l’ancien état des

choses, aujourd’hui révolu. Par rapport à cela, la vénération servile de certains travailleurs de la

sphère artistique pour des vieux temps patriarcaux mérite le blâme. Les tentatives de faire la

propagande des traditions patriarcales, des rituels archaïques et de les opposer à l’actualité

causent des dommages énormes à l’éducation des travailleurs et peuvent mener à l’isolement

national et à l’étroitesse de l’esprit.311

(…) Les œuvres dans lesquelles les auteurs refusent de voir le nouveau offrent une image

déformée des transformations économiques, sociales et historiques du village moldave, qui

regrettent et déplorent le rejet ferme opposé par les forces progressistes à leur représentation

idéalisée et dépourvue d’esprit critique du passé, doivent être soumises à une critique sévère de

la part du Parti »312

.

Organe officiel du PC moldave, le journal Sovetskaja Moldavija reprend sur le même ton la

critique adressée par les dirigeants de la République :

On pourrait penser que l’ethnographie est devenue une sorte de refuge pour les scénaristes et

les réalisateurs, qui s’y cachent de la réalité contemporaine.313

À la différence du cinéma, la télévision moldave, demeure plus opaque aux changements

intervenus dans la société moldave. En raison de son degré plus élevé de subordination au pouvoir,

elle offre une image du réel plus fortement empreinte d’idéologie officielle. Le Comité de la Radio

et de la Télévision se subordonne directement au département d’agitation et de propagande du CC

du PC moldave. D’autre part, le studio cinématographique « Moldova-film » est rattaché au

département de la culture de la même section. Ancien scénariste du « Telefilm-Chisinau », Victor

Andon, nous informe314

que la forte dépendance administrative et politique de la Télévision

311

Sovetskaja Moldavija, le 25 octobre, 1970. 312

Sovetskaja Moldavija, le 18 octobre, 1970. 313

Sovetskaja Moldavja, le 25 octobre, 1970. 314

Victor Andon, interview réalisé le 12 octobre 2005.

Page 366: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

350

explique le « manque d’imagination » et de valeur esthétique des télédocumentaires produits dans

cette institution, à la différence du cinéma documentaire créé au studio « Moldova-film ».315

Toujours est-il que les dispositions dominantes dans la société moldave, ainsi que son

caractère traditionaliste qui fait l’objet de notre réflexion dans cette partie de la recherche,

transparaissent dans la production télévisuelle, quoique d’une manière plus diffuse. L’encadrement

dans l’équipe de « Telefilm-Chisinau » de quelques réalisateurs d’origine rurale, comme Iacob

Burghiu, Ion Mija, Vladimir Plamadeala, Valerie Vedrasco et Veaceslav Sereda, a comme

conséquence le tournage de plusieurs films sur les traditions moldaves et le passé présocialiste de la

Moldavie.316

Ainsi, Ion Mija met en scène en 1968 le film Les ornements sur les anciennes

traditions architectoniques dans les villages moldaves.

Dans son film L’entrée dans la légende (1970), Ion Mija offre un exemple notable de mise en

scène de l’héroïcité susceptible de révéler la sensibilité traditionaliste de son auteur. Le film, qui fait

partie de la catégorie des films héroïco-biographiques, retrace la vie et les exploits de Sergej Lazo,

participant d’origine moldave à la Révolution d’Octobre (1917) et combattant rouge dans la Guerre

civile (1918-1921) en Extrême Orient. Rappelons que l’historiographie soviétique élabore une

légende héroïque de Sergej Lazo, selon laquelle le révolutionnaire aurait été brûlé vif dans un four

de locomotive dans la région de Vladivostok par les interventionnistes japonais et l’armée de

l’ataman cosaque Semionov. Ennemi des Soviets, l’ataman Semionov lutte avec ses troupes contre

l’installation du pouvoir soviétique en Extrême-Orient.

Selon un schéma préétabli dans le documentaire historique soviétique, le réalisateur construit

la trame narrative du film par l’insertion de témoignages d’anciens camarades de combat de Lazo et

de sa « compagne de vie et de lutte », sa femme, Ol’ga Lazo, qui lui survit. Le tournage et parfois

même l’élaboration des témoignages des « frères d’armes », de la mère et de la femme du héros,

selon un scénario écrit d’avance, font partie d’un ensemble de procédés typiques du cinéma

soviétique dans la production des documentaires ayant comme sujet la vie et les exploits des héros

soviétiques. Ces témoignages ont pour mission de prouver le courage extraordinaire de Sergej Lazo,

315

Ibid. 316

Ibid.

Page 367: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

351

son dévouement à la cause de la Révolution, son romantisme révolutionnaire et son esprit de

sacrifice. Même le récit de sa femme est dépourvu de tout caractère personnel. Elle relate les

événements liés à l’ascension de Lazo dans l’Armée rouge, à son combat contre les Gardes blanches

et à la naissance chez lui de la conscience bolchévique.

À côté des témoignages « obligatoires » dans l’élaboration d’un récit héroïque, Ion Mija

inclut dans le film les souvenirs des gens du village natal du héros, procédé qui sort du cadre des

conventions du genre soviétique de la biographie héroïque. Le film de Mija présente une veillée où

sont présents des villageois âgés, sorte de conseil des anciens qui se rassemblait dans les temps

immémoriaux pour débattre les questions courantes de la vie du village, autorité représentant la

sagesse des ancêtres et des traditions. Assis à la table, les « patriarches » du village mangent,

boivent du vin dans des verres traditionnels et se souviennent de leur pays d’antan :

Un vieux :

– On se souvient bien de lui, bien qu’on ne fût que des enfants. À chaque semaine, il venait

voir mon père pour une chose ou une autre. La vieille là-bas le connaissait mieux que moi…

Tecla !

Une vieille (Tecla) :

– C’était un bon gars, très beau aussi et sage. Il n’avait peur d’aucun travail : il s’y

connaissait en chevaux, il savait rassembler et diriger le village.

Le premier vieux :

– Il lui arrivait souvent d’aider les gens du village à faucher ou à labourer la terre. Comme on

fait chez nous, chez les Moldaves.

(…)

Tecla :

– Maintenant je suis vieille, j’ai la bouche toute petite et je manque de dents, mais même

comme ça je serais capable de le reconnaître [Sergej Lazo] parmi mille autres personnes…

Même vieille comme je suis maintenant je le reconnaîtrais …

Page 368: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

352

Les villageois en train de se souvenir de Sergej Lazo qu’ils ont connu autrefois

(cadres extraits du documentaire L’entrée dans la légende)

La séquence cinématographique citée plus haut, réalisée dans un registre libre et désinvolte,

révèle les valeurs et les principes clés du fonctionnement de la société rurale, comme le sens de la

solidarité, la responsabilité mutuelle entre les gens du même village et l’esprit d’entraide, qui sous-

tendent une économie basée sur l’interdépendance des villageois. Dans cette séquence, le héros est

doté de qualités précieuses pour l’économie rurale, mais qui n’ont rien à voir avec la lutte

révolutionnaire ou la défense des idéaux communistes. Lazo serait ainsi une personne qui maîtrise

de nombreux métiers, cultive des relations chaleureuses avec les autres habitants du village et

n’hésite pas à leur donner un coup de main, s’il le faut. Or, la connaissance de plusieurs métiers est

jugée très importante dans les conditions de l’économie autarcique du village, assurant le

fonctionnement et la survie du foyer paysan. En ce qui concerne la solidarité villageoise dont la

séquence décrite plus haut fait preuve, l’historien et l’économiste russe Anatolij Višnevskij met

l’accent, dans sa définition des principes de base de la société agraire, sur les relations

personnalisées. Selon Višnevskij, les liens sociaux directs confèrent au système social rural une

« chaleur humaine » dont se souviennent avec nostalgie les citadins de date récente, qui se sont

retrouvés dans le monde « dépersonnalisé » de la ville317

. Dans la séquence de la veillée, Ion Mija

essaie d’exprimer une réalité psychologique qui lui est propre, à savoir l’attachement à son village

d’origine, son état d’esprit traditionaliste et le déficit qu’il éprouve de relations humaines « simples

et sincères ».

317

Anatolij Višnevskij, La faucille et le rouble : la modernisation conservatrice en URSS, Paris, Gallimard,

2000, p. 24.

Page 369: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

353

Un détail biographique important pour la compréhension du parcours de Ion Mija est que

celui-ci quitte en 1980 le studio « Telefilm-Chisinau » et la ville, à la suite des répressions

auxquelles il est soumis après la réalisation du film télévisé de fiction La maison de Dionysos.

L’oeuvre de Mija montre sous un angle pessimiste l’exode rural et la solitude des vieux dont les

enfants quittent le village natal pour aller s’installer dans la ville. Le film parle également du fait

que les citadins de date récente vont garder à jamais le souvenir de leur village natal, qui reste pour

eux une source d’identité authentique et une autorité morale légitime. Ion Mija déménage dans l’un

des villages du district de Straseni et devient garde forestier, profession qu’il exerce pendant trois

ans.318

Très courte, la séquence analysée n’attire pas la vigilance des censeurs, mais ce n’est pas

toujours le cas de toutes les représentations filmiques d’inspiration traditionaliste. Certains membres

du Conseil artistique de la télévision s’opposent, lors du visionnage de la première version du film

Vremja ... pamjat’ (Le temps ... la mémoire), à l’insertion de l’image des pleureuses dans le

contexte de la commémoration des soldats soviétiques de la « Grande Guerre Patriotique ».319

La

coutume populaire moldave des pleurs funèbres est en effet perçue par les censeurs comme étant

excessive, obscurantiste, rétrograde et en opposition à l’idéologie communiste, prétendument

rationaliste.

À la place des anciennes traditions, l’Agit-prop essaie d’en créer et d’en implanter de

nouvelles, qui sont en conformité avec l’idéologie officielle.320

Les nouvelles traditions sont

imaginées comme « l’incarnation des coutumes révolutionnaires, militaires et prolétaires des

318

Informations fournies par Elena Donciu, réalisatrice moldave et conjointe du metteur en scène Ion Mija.

Interview réalisé le 19 janvier 2008. 319

Procès-verbal de la séance du Conseil artistique de la Télévision, fonds 3308, inventaire 1, dossier 155,

p.10, Archives Nationales de la République de Moldavie. 320

Voir, entre autres, le document émis par le département d’agitation et de propagande du Comité Central du

Parti Communiste de la RSSM, Archives des Organisations Sociales et Politiques de la République de

Moldavie, fonds 51, inventaire 57, dossier 51, « O rabote glodjanskogo rajkoma partii po vnedreniju v byt

novyh prazdnikov i obrjadov » (trad. du russe : Sur l’implantation par le comité du district Glodeni, dans la

vie de tous les jours, des nouvelles fêtes et traditions), dans Plany raboty otdela propagandy i agitatsii CK

KPM, (trad. du russe : Les plans de travail du département d’agitation et de propagande cu CC du PCM).

Page 370: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

354

anciennes générations des Soviétiques »321

. À titre d’exemples de ces traditions nouvelles, qui

surgiraient directement de la réalité soviétique, il faut citer les visites des lieux de la « gloire

militaire et ouvrière », les compétitions pour l’obtention du drapeau des héros des premiers

quinquennats, le mouvement des travailleurs de choc qui dirigent les brigades des jeunes ouvriers et

kolkhoziens, les rassemblements des « dynasties » ouvrières, etc. L’établissement de ces nouvelles

traditions a pour but l’homogénéisation culturelle de la population soviétique et sa stimulation au

travail pour le bénéfice du pays. Les nouvelles traditions sont supposées « contribuer à la

consolidation de l’amitié entre les peuples », à « l’enrichissement réciproque » et au

« rapprochement entre les cultures nationales des nombreux peuples de l’URSS ».322

La télévision

moldave est assignée à montrer et à prouver l’existence, l’authenticité, la popularité et

l’enracinement profond de ces nouvelles coutumes dans la vie de tous les jours des Moldaves.

Le télédocumentaire Fêtes, traditions et rituels (1981) entreprend d’illustrer la façon dont les

anciennes coutumes moldaves se remplissent de contenus socialistes sous l’effet du mode de vie

soviétique tout en gardant leur forme « musicale, esthétique et artistique ».323

Le film parle du fait

que les nouvelles coutumes moldaves portent sur la figure du travailleur, en particulier l’agriculteur.

Le film montre des fêtes officielles telles « la cérémonie d’initiation des laboureurs » et « l’envoi

des spécialistes de la motoculture sur le champ agricole »324

, des festivités destinées à valoriser le

travailleur agricole, si important pour le profil économique agraire de la République Socialiste

Moldave.

Peu structurée, la pensée traditionaliste n’arrive pas à construire un discours historique rival

de l’historiographie soviétique, à l’instar du récit national pro-roumain. Elle ne réussit pas

davantage à ériger des personnalités historiques à forte résonance identitaire. Cependant, les

représentations héroïques élaborées dans le cadre des films documentaires historiques sont

marquées par une certaine sensibilité traditionaliste sous la forme de traits de caractère attribués aux

héros, supposés provenir du mode de vie et de la culture rurales.

321

Le scénario du documentaire Prazdniki, tradicii, obrjady (trad. du russe : Fêtes, traditions, rituels), dossier

non classé, Archives de la Compagnie Publique de la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de

Moldavie. 322

Ibid., p.1. 323

Ibid., p.2. 324

Ibid., p.3.

Page 371: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

355

L’histoire intellectuelle des XIXe-XX

e siècles montre que le mouvement traditionaliste

alimente et soutient les projets de construction nationale en Europe.325

Le projet identitaire pro-

roumain, ainsi que l’idée d’une nation moldave distincte de la nation roumaine et apparentée aux

nations russe et ukrainienne, ne trouvent pas de résonance assez forte auprès des masses moldaves,

majoritairement rurales ou d’origine rurale, ni à l’époque soviétique ni dans la période

postcommuniste.326

Doit-on conclure qu’une certaine forme de pensée traditionaliste pourrait, dans

l’avenir, devenir la base d’un nouveau projet identitaire, plus proche des masses moldaves ?

38.3 Le patriotisme moldave en version soviétique

La plus grande partie de l’intelligentsia locale se conforme à la conception soviétique de la

nation moldave, soit parce qu’elle comprend la nécessité de s’adapter au régime communiste, soit

parce qu’elle s’identifie vraiment au projet moldavisant. Le sentiment d’appartenance le plus

manifeste des intellectuels moldaves dans l’intervalle compris entre les deux périodes de détente du

régime – le dégel et la pérestroïka –, s’accorde à la définition identitaire de la collectivité moldave

formulée et mise en œuvre par les autorités communistes.

L’attrait que la construction d’une nation moldave soviétique exerce sur les élites locales

s’explique assurément par le fait que cette entreprise s’appuie sur un sentiment d’appartenance

« moldave » de la majorité des habitants de la RSSM. La perception de soi de la grande majorité des

roumanophones de Bessarabie, comme « Moldaves » et non comme « Roumains », persiste dans

l’entre-deux-guerres malgré les politiques d’homogénéisation culturelle promues par les autorités

roumaines.

L’historienne Irina Livezeanu analyse la résistance passive des Moldaves à la politique

nationale roumaine. Cette « résistance » est favorisée par l’arriération de la population de

Bessarabie sur le plan économique et culturel au moment de son rattachement à la Roumanie en

1918 et par la domination tsariste durable, qui s’étend sur un siècle (1812-1918). La population

325

Anne-Marie Thiesse, Crearea…, op.cit. 326

Voir à ce propos Victoria Raileanu, « Gherila trecuturilor : memorie, ideologie si identitate in Moldova

post-sovietica » (trad. du roumain : La guérilla des passées : la mémoire, l’idéologie et l’identité dans la

Moldavie post-soviétique), dans Pontes : review of south east european studies, Chisinau, 2005, p. 195-208.

Page 372: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

356

bessarabienne, majoritairement agraire et analphabète, n’a pas eu les conditions propices au

développement d’une conscience nationale, phénomène corollaire à la modernité. Les vingt-deux

ans du régime roumain en Moldavie, d’entre le Prut et le Dniestr, n’ont pas suffi à transformer ses

habitants en « bons Roumains »327

.

De cette manière, une vaste catégorie de l’intelligentsia scientifique et artistique locale, dont

les historiens et les cinéastes qui ont contribué à la création des télédocumentaires historiques,

s’engage à affirmer un sentiment national moldave dans les limites permises par le système. Le

mythe de « l’amitié des peuples », qui suppose l’existence de liens historiques forts à tous les

niveaux entre la Russie et le peuple de la Moldavie soviétique, constitue un cadre obligatoire pour

la formation et la diffusion d’une conscience nationale chez les Moldaves.

Les narrateurs de l’histoire de la Moldavie, qui font preuve d’un attachement pro-moldave328

dans l’élaboration des films historiques, s’appliquent à créer des représentations collectives

susceptibles d’exprimer la double appartenance – moldave et soviétique – des habitants de la

RSSM. Ces symboles accordent la cohésion du groupe autochtone, précisément de la collectivité

moldave roumanophone, avec les desideratas de la propagande communiste. De fait, les auteurs de

ces significations cinématographiques particulières cherchent à satisfaire à la nécessité d’affirmer

un patriotisme local qui ne contredise pas les prétentions centralistes du Kremlin. Le but de leur

entreprise identitaire est de mettre en valeur leurs propres origines ethniques sans s’opposer à la

politique nationale du pouvoir en place et sans mettre en péril leur ascension professionnelle et

sociale.

Les historiographes de la Moldavie soviétique qui manifestent des tendances pro-moldaves

essaient d’attribuer plus d’importance et de prestige à la collectivité moldave au sein de la « famille

des peuples soviétiques ». Ils tiennent à montrer que la Moldavie n’est pas une terra incognita à la

frontière de la civilisation soviétique, pour reprendre l’expression de l’historien moldave Valeriu

Popovschi, qui explique aujourd'hui en ces termes le positionnement politique des intellectuels

327

Irina Livezeanu, Cultura…, op.cit., p. 111-157. 328

Nous utiliserons ultérieurement l’expression « attachement pro-moldave » pour désigner le type de

positionnement des intellectuels locaux face au discours officiel qui entend marier l’ancien sentiment

identitaire des Moldaves à l’idéologie soviétique.

Page 373: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

357

moldaves de l’époque soviétique.329

Leur but était de prouver que la culture « moldave » pouvait

avoir une valeur dans le cadre permis par l’idéologie soviétique. Aussi cherchent-ils à obtenir la

reconnaissance de la contribution de la collectivité moldave au « Grand Octobre », événement

fondateur du pouvoir communiste, et à la victoire de l’armée soviétique dans la « Grande Guerre

Patriotique » (la Seconde Guerre mondiale). Les deux événements, la Révolution d’Octobre 1917 et

la Seconde Guerre mondiale, comportent, comme nous l’avons montré à plusieurs reprises dans

notre thèse, une importante fonction axiologique dans l’idéologie et la culture soviétiques.

En fait, les intellectuels qui aspirent à l’édification d’une identité moldavo-soviétique forte

exploitent l’axe de l’idéologie soviétique, favorable au développement culturel des populations non-

russes. Loin de constituer un bloc monolithique, l’idéologie soviétique en matière de nationalités est

divisée par quelques tendances opposées, en raison notamment de ses origines conceptuelles

hétéroclites ; elle est fondée sur une interprétation stalinienne de la doctrine prônée par Lénine qui,

elle, s’approprie la pensée de Marx. Dans un premier temps, les premiers idéologues bolchéviques

accordent une importance accrue aux nations « dominées » dans la lutte contre l’impérialisme

mondial et ainsi contre le capitalisme330

. Dans cette optique, l’empire lui-même est présenté comme

la forme étatique la plus réactionnaire, les nations colonisées souffrant d’une double oppression par

les exploiteurs locaux et par la puissance impériale. Lénine se propose de mobiliser les groupes

nationaux de l’ancien Empire tsariste dans le sens de son projet révolutionnaire, associant la

libération sociale à l’émancipation nationale. D’autre part, la « politique nationale », surtout à

l’époque du « second stalinisme » (à partir de la deuxième moitié des années 1930), est

profondément tributaire de la tradition impériale russe331

représentée par l’idée du messianisme

russe, exploitée à fond sous son aspect idéologique et politique.

Si l’idéologie soviétique comporte des catégories contradictoires, les politiques nationales

menées par l’État-Parti, quant à elles, suivent une logique d’uniformisation culturelle de type

impérial. Le but des gouvernements soviétiques successifs est la construction d’une identité

commune pour l’ensemble des populations qui peuplent le territoire de l’URSS, identité articulée

329

Valeriu Popovschi, historien moldave, interview réalisée le 13 février 2008. 330

Vladimir Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris, Ed. Sociales, 1952. 331

Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987.

Page 374: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

358

autour de l’héritage culturel russe, de la langue russe et de l’idée de la grandeur et de la supériorité

de la civilisation russe. L’une des conséquences des politiques de russification est qu’une partie de

la population moldave cède à l’assimilation linguistique. Ce processus comporte aussi des

modifications sur le plan identitaire, la langue représentant un élément important dans

l’identification ethno-nationale332

. L’assimilation linguistique ne constitue que l’aspect extérieur du

vaste processus d’acculturation auquel sont soumises les nations non-russes à l’époque

soviétique.333

Les dirigeants communistes s’emploient à accomplir graduellement la construction d’une

identité soviétique commune en accordant, par périodes, certaines libertés aux élites intellectuelles

locales. Ce fait explique le caractère cyclique des politiques nationales soviétiques. Les concessions

faites aux nations et nationalités non russes deviennent de plus en plus rares et s’étendent sur des

périodes de plus en plus brèves. Durant ces périodes, les autorités soviétiques assouplissent la

surveillance de la production intellectuelle et culturelle dans les républiques nationales et

encouragent activement l’ascension sociale et professionnelle des personnes d’origine autochtone à

travers une politique de « discrimination positive » appelée indigénisation dans les années 1920 et

1950. Les intellectuels moldaves en profitent pour affirmer dans leurs productions la langue, la

culture et d’autres valeurs « nationales » du peuple moldave. Le premier et le plus grand compromis

fait par le pouvoir bolchévique aux nations issues de l’Empire tsariste est la Déclaration des Droits

des Peuples faite dans le but d’éviter leur détachement de la Russie. Formulée en 1917 par Lénine,

la Déclaration promet aux futures nations soviétiques le droit à l’autodétermination allant jusqu’à la

sécession et des droits égaux de développement pour tous les groupes ethniques et nationaux de

l’URSS.

332

Lubomir Hajda, « Ethnic politics and ethnic conflict in the URSS and the post-soviet states », dans

Humboldt Journal of Social Sciences, vol.19, no 2, 1993, p.18.

333 Igor Casu, Politica nationala in Moldova Sovietica (1944-1989), (trad. du roumain : La politique nationale

en Moldavie Soviétique (1944-1989)), Chisinau, Cartdidact, 2000, p. 104-105. Les résultats des recensements

effectués en Moldavie durant l’époque soviétique indiquent une croissance constante des Moldaves qui

considèrent le russe comme leur première langue. Ainsi, en 1959, 1.8% des Moldaves déclarent le russe

comme langue première; en 1970 ce nombre augmente à 2.3%, en 1979 à 3.5% et, en 1989, à 4.6%.

Page 375: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

359

Les intellectuels « pro-moldaves » s’opposent à l’assimilation en invoquant l’importance que

l’idéologie soviétique (par la voix de Lénine) accorde au développement des nations issues de

l’ancienne « prison des peuples ». S'appuyant sur le discours officiel sur l’épanouissement des

nations soviétiques, de leurs culture et patrimoine, une partie de l’intelligentsia pro-moldave entend

résister au rouleau uniformisateur de la russification tout en oeuvrant à la création et à la diffusion

d’une identité moldave soviétique.

Dans le contexte culturel et politique spécifique de l’époque khrouchtchévienne, une partie de

l’intelligentsia locale exprime un sentiment d’appartenance des Moldaves à la Patrie soviétique dans

une formule qui prévoit un rapport plus égalitaire entre les peuples russe et moldave en raison,

notamment, de la participation du peuple moldave aux événements fondateurs de l’histoire

soviétique. Dans les années 1960 apparaissent les premières générations d’intellectuels moldaves,

instruits partiellement ou complètement dans les écoles et les universités soviétiques.

L’enseignement, instrument privilégié des politiques soviétiques d’homogénéisation culturelle,

laisse son empreinte sur la conscience des jeunes Moldaves.

Les quelques décennies d’action propagandiste en Transnistrie et la quinzaine d’années de

dissémination de l’idéologie soviétique en Bessarabie provoquent un processus de redéfinition de

l’identité collective moldave, cela par son adaptation à la culture soviétique.334

En même temps, le

repli temporaire du nationalisme russe dans les années du dégel et la reprise provisoire des

politiques d’indigénisation favorisent le développement des nations non-russes de l’URSS et permet

l’affirmation d’un sentiment patriotique local.

La déstalinisation annoncée par le rapport « secret » de Khrouchtchev au XXe Congrès du

PCUS (en février 1956) provoque un effet libérateur sur l’écriture historique. Le nationalisme

grand-russien de l’époque stalinienne est remplacé par une approche « révolutionnaire ». La thèse

334

Un facteur important d’adaptation des Moldaves à l’idéologie soviétique est la terreur stalinienne à laquelle

ils sont immédiatement soumis en 1941 et dans l’après-guerre. Après les campagnes de déportation et la

« Grande famine » provoquée par la réquisition forcée des produits agricoles, les Moldaves sont plus enclins à

accepter l’idée de la supériorité de l’ordre soviétique.

Page 376: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

360

du « moindre mal »335

de l’historiographie moldave cède la place au thème de l’amitié entre les

peuples russe et moldave. L’annexion de 1812 ainsi que le gouvernement tsariste en Bessarabie ne

sont plus représentés comme des phénomènes positifs ; certains historiens critiquent l’oppression et

la politique expansionniste de l’Empire russe. Le recul de la conception historique, qui accorde au

peuple russe le mérite exclusif dans la victoire sur le nazisme, permet aux intellectuels de parler

d’une contribution moldave, assez minime d’ailleurs, à la « Grande Guerre Patriotique ».

L’engagement politique pro-moldave, prédominant dans le milieu intellectuel moldave à

l’époque poststalinienne, se révèle dans le documentaire historique par des thèmes historiques qui

mettent en valeur la participation des Moldaves à la « construction du communisme ». Parmi ces

sujets, citons des exemples comme « la lutte des travailleurs de la Moldavie pour le pouvoir des

Soviets », « la réunion de la Bessarabie à la Patrie Soviétique », « le mouvement révolutionnaire

bessarabien », « le komsomol bessarabien dans les années de la clandestinité révolutionnaire », « les

révoltes paysannes de Hotin et de Tatarbunar », « le combat de la population moldave contre les

envahisseurs nazis » et « la lutte des partisans de Moldavie contre les conquérants fascistes ».

Les membres de l’intelligentsia scientifique et artistique qui témoignent d’un attachement

pro-moldave336

sont généralement peu attirés par d’autres directions thématiques élaborées dans le

cadre de l’historiographie soviétique, qu’il s’agisse de celle qui exalte la gloire de la nation russe ou

335

Cette thèse, qui tend à voir l’annexion de la Bessarabie à l’Empire tsariste en 1812 comme un moindre mal

par rapport à la façon dont elle aurait évolué dans l’Empire Ottoman, est aussi mise de l’avant par l’historien

Wilhelmus Petrus Van Meurs. Il cite un texte extrait d’un ouvrage historique soviétique typique en ce qui

concerne la défense de la thèse du « moindre mal » : « Malgré le fait que le tsarisme apporte en Bessarabie le

fardeau du servage médiéval, il est nécessaire de prendre en considération l’influence progressive de la Russie

sur le développement économique et culturel de la Bessarabie », Naum Nartsov, Istoricheskie sud’by

Bessarabii i Moldavii (Kratkii ocherk), (trad. du russe : Les destins historiques de la Bessarabie et de la

Moldavie (Abrégé)), IM, no. 9, 1940, p. 85-98, dans Wilhelmus Petrus Van Meurs, Chestiunea Basarabiei in

istoriografia comunista, (trad. du roumain : La question de la Bessarabie dans l’historiographie communiste),

op.cit., p. 119. 336

Nous reprenons le syntagme dont use le spécialiste de l’historiographie moldave soviétique W.P. Van

Meurs, entendant par là une tendance particulière présente dans le milieu historiographique moldave qui se

manifeste par une perspective historique porteuse d’un message patriotique moldave soviétique. Selon W.P.

Van Meurs l’historiographie moldave de l’époque soviétique, loin d’être homogène, présente plusieurs axes

thématiques de nature à relever de subtiles différences idéologiques entre les historiens moldaves. Ceux-ci

font preuve de quelques tendances qui définissent l’enjeu identitaire de leurs positions scientifiques :

l’attachement pro-russe, prosoviétique, pro-moldave ou même pro-roumain. Voir à ce propos W. P. Van

Meurs, La question…, op.cit.

Page 377: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

361

d’autres qui ont pour objectif d’alimenter le messianisme et le chauvinisme grand-russien. La

perspective historiographique axée sur le rôle de sauveur et de civilisateur de la Russie, mythe

enraciné dans la culture intellectuelle et politique russe qui tire ses origines dans le XIXe siècle,

réduit implicitement la collectivité moldave au rôle de bénéficiaire passive des acquis sociaux,

économiques et culturels obtenus grâce à la « libération » de la Moldavie par la Russie. Elle nie la

contribution des Moldaves à leur propre histoire, rejette l’idée d’un éventuel apport de la population

de Moldavie à « l’édification du premier État prolétarien dans le monde», et ainsi, d’une possible

« vocation communiste » qui lui serait propre.

L’élaboration d’une formule identitaire qui marie, d’un côté, la spécificité culturelle des

Moldaves et le respect envers leur nécessité de se préserver en tant que groupe distinct, et de l’autre

côté, l’identification à l’URSS, exige des modèles héroïques particuliers. Il s’agit de figures

exemplaires qui sont susceptibles de prouver l’attachement à la collectivité moldave en même

temps que la loyauté envers le centre de l’Union soviétique. Les historiens, écrivains, cinéastes et

autres « professionnels de la narration » valorisent les « exploits » et la « vie héroïque » des

Moldaves qui ont défendu le pouvoir soviétique en Bessarabie ou ailleurs entre 1917 et 1945. C’est

notamment le cas des participants aux révolutions russes de 1905 et de 1917, des combattants de la

guerre civile (1918-1922), des « révolutionnaires illégalistes » bessarabiens337

et des combattants de

la « Grande Guerre Patriotique », résistants ou soldats de l’Armée rouge. Des figures historiques

comme le participant à l’assaut du Palais d’Hiver Vasilij Vojtovič’, les bolchéviques Grigorij

Kotovskij et Sergej Lazo, les « clandestins » Pavel Tkačenko et Haia Lifshits, le membre de la

Jeune Garde338

Boris Glavan ou le soldat Ion Soltîs constituent les personnages privilégiés de la

« mise en légende » réalisée par les historiens et les créateurs culturels, intéressés à offrir les

éléments nécessaires pour justifier un patriotisme moldave soviétique. Les prouesses et les

sacrifices de ces « fils du peuple moldave », qui ont lutté pour une cause communiste, ont pour

fonction d’élever le prestige et la dignité de la République moldave aux côtés d’autres républiques

soviétiques. Les spécialistes du récit historique quittent parfois les sentiers habituellement

337

Il s’agit des militants communistes clandestins qui, organisés par le Komintern, mènent une activité de

subversion contre le gouvernement roumain de l’entre-deux-guerres. Pour en savoir plus à propos du

« mouvement révolutionnaire bessarabien », voir le chapitre dédié aux représentations spatiales carcérales. 338

Jeune Garde est le nom d’une organisation clandestine antifasciste qui mène une activité subversive par

rapport à l’occupation nazie dans la ville ukrainienne de Krasnodon dans les années de la « Grande Guerre

Patriotique ».

Page 378: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

362

empruntés dans l’élaboration des représentations héroïques et partent à la recherche d’autres

potentiels héros. Ils reconstituent le parcours d’anciens participants à des événements fondateurs de

l’épopée soviétique, originaires de Moldavie. Ils épurent également les témoignages recueillis

d’éléments narratifs « impropres ». Enfin, ils mettent en valeur les « traits positifs » de ceux-ci ou

même les inventent de toutes pièces.

Parfois, la fabrication des héros moldaves soviétiques se heurte à des difficultés d’ordre

factuel. La « galerie » des révolutionnaires originaires de Moldavie et des militants clandestins

communistes sous le régime roumain est constituée de Moldaves d’origine juive, russe et

ukrainienne, mais presque jamais de Moldaves roumanophones. Ce fait s’explique, entre autres, par

la politique discriminatoire menée par l’État national roumain à l’égard des minorités ethniques. De

plus, les Juifs ont été les victimes, à l’époque tsariste, d’une politique antisémite cachée. Ainsi, au

début du XXe siècle, plusieurs pogroms sont déclenchés dans les villes russes et à Chisinau, capitale

de la province bessarabienne, contre la population juive. La marginalisation des juifs bessarabiens,

sous l’Empire tsariste et sous le régime roumain, rend cette population particulièrement sensible à la

rhétorique internationaliste de l’idéologie bolchévique.

Les militants populistes (« narodniki ») bessarabiens du XIXe siècle, comme Zamfir Ralli-

Arbore, Nicolae Codreanu et Mihail Negrescul, critiques virulents du gouvernement tsariste,

deviennent à la fin du XIXe siècle les partisans du rattachement de la Bessarabie à la Roumanie. Ils

se prêtent donc très peu à la mise en légende pour célébrer la gloire du régime soviétique.

L’historiographie soviétique de la « Grande Guerre Patriotique » se heurte au même problème de

l’absence de héros autochtones dans les républiques soviétiques. En même temps, Staline ne cachait

pas sa méfiance à l’égard des populations nouvellement intégrées. Ainsi, les Moldaves ont été

mobilisés dans l’Armée rouge en nombre assez réduit et plutôt comme simples combattants qu’en

qualité d’officiers. Dans les conditions du nombre très réduit de Moldaves roumanophones qui ont

combattu pour la cause soviétique, les historiens et les autres professionnels de la narration

historique démarrent une véritable « chasse » aux héros moldaves.

Les cinéastes et leurs consultants historiques procèdent à la construction de mythes en

ajustant les événements et les biographies de certaines personnes de manière à montrer le mieux

possible la contribution de la collectivité moldave à l’instauration du pouvoir communiste, élevée

Page 379: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

363

par la propagande d’État au rang de valeur suprême. La production historique télévisuelle offre

plusieurs exemples d’héroïsation truquée, qui sont l’expression du besoin de leurs réalisateurs

d’intégrer les Moldaves dans la communauté soviétique, de leur trouver une place « honorable »

dans la « famille des peuples soviétiques ». Tel est le cas, entre autres, du documentaire historique

Na ostrie attaki339

(À l’attaque), dont le scénario est écrit par Tudor Topa, journaliste à succès et

auteur prolifique de « récits documentaires » dans les années 1970-1980. Topa consacre son activité

d’écrivain à la recherche de Moldaves qui ont lutté entre 1905-1945 contre les « ennemis » du

bolchévisme et de l’URSS. Son intérêt est de montrer et de faire reconnaître le sacrifice de la

collectivité moldave dans les luttes pour l’instauration et la consolidation du régime soviétique.

Topa est en même temps fonctionnaire du Parti : il occupe la fonction de chef du secteur de la

presse, de la radio et de la télévision au département de la propagande du CC du PC de la RSSM

entre 1972 et 1984.

Le film À l’attaque (1985) raconte l’histoire du village Ciniseuti dont les habitants ont décidé

de leur propre gré d’aider l’Armée rouge pendant la Deuxième Guerre mondiale, collectant des

fonds pour la construction d’une colonne de chars d’assaut. Le scénario de Topa est l’adaptation de

son propre récit publié sous le titre d’« Initiative noble ». Le récit et le scénario veulent prouver le

fait que les Moldaves, notamment les villageois de Ciniseuti, ont non seulement salué l’arrivée de

l’Armée rouge, mais ont œuvré énergiquement pour faciliter l’installation rapide du pouvoir

communiste. Ils ont été déterminés à contribuer effectivement à l’avancement des troupes

soviétiques sur le territoire de la Moldavie en printemps 1944, lorsque la ligne du front divisait la

Bessarabie pendant plusieurs mois. Dans l’écriture de cette histoire, Topa s’inspire d’une note

informative publiée par le journal gouvernemental Moldova socialista du 31 décembre 1944, note

qui dresse le bilan du « mouvement patriotique des travailleurs de la Moldavie » :

Les travailleurs de la République ont déposé dans le Fonds de l’Armée rouge leurs propres

économies, soit la somme de 20 463 000 roubles, 1048,32 kg de blé et 411 animaux, biens qui

seront utilisés à la construction de la colonne de chars d’assaut « La Moldavie Soviétique ».

339

Na ostrie attaki film documentaire, visionné à la Cinématique des Archives de la Compagnie Publique de

la Radiodiffusion et de la Télévision de la République de Moldavie.

Page 380: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

364

Le discours filmique est composé de témoignages de villageois qui ont participé à la collecte

de fonds. Ils expliquent leur geste « noble » par le refus de « rester les bras croisés », par leur désir

ardent d’aider à l’installation rapide du pouvoir soviétique en Moldavie et de lutter contre l’armée

hitlérienne.

L’entrevue que nous a donné Tudor Topa et les documents d’archives consultés à ce sujet

révèlent les dessous de cette entreprise d’héroïsation : en réalité, la paysannerie moldave a été

soumise par l’État soviétique à des réquisitions – le plus souvent forcées – au fur et à mesure que

l’armée rouge avançait vers l’ouest. Il s’agit plus précisément d’obligations imposées aux paysans

de livrer à l’État, pour le Fonds de la défense, des biens sous forme d’argent, d’objets précieux,

d’animaux domestiques ou de produits agricoles.

La collecte de ces prestations débute au printemps 1944 et se poursuit sous différentes formes

jusqu’en 1947. De temps en temps les réquisitions changent de nom : la livraison de produits

agricoles à l’État (pour le Fonds de la défense) est relayée par des impôts en nature, ensuite par des

« emprunts » que le gouvernement fait aux citoyens et qui n’ont jamais été retournés. De plus en

plus exigeantes, les réquisitions suscitent finalement, en Moldavie dans les années 1946-1947, une

terrible famine qui provoque des milliers de victimes et des phénomènes bouleversants pour la

société moldave tels que le cannibalisme, la prolifération de maladies gastro-intestinales,

l’apparition d’un grand nombre d’orphelins, etc.340

Les personnes qui essayent de cacher une partie

de leur récolte aux précepteurs sont soumises à des persécutions par les forces de l’ordre. 341

Notons

la manière cynique avec laquelle la propagande soviétique entend créer des modèles à suivre : ainsi,

un paysan à qui les précepteurs avaient enlevé ses dernières vivres a été mis sur le tableau

d’honneur du district.342

340

Voir, sur les effets d’ordre socio-psychologique et démographique de la famine de 1946-1947 sur la

société moldave, Aurelia Felea, « Memorialistica si surse oficiale despre foametea din Basarabia din anii

1946-1947 » (trad. du roumain : Les mémoires et les sources officielles concernant la famine en Bessarabie

dans les années 1946-1947), Bucarest, Annuaires du New Europe College, 2008. 341

Anatol Taran (dir.), Golod v Moldove (1946-1947) : sbornik dokumentov, (trad. du russe : La famine en

Moldavie (1946-1947) : recueil de documents), Stiinta, Chisinau, 1993, p. 705. 342

Ibid.

Page 381: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

365

Né en 1932 dans le village moldave Chitcani, Tudor Topa vit personnellement la famine de

1946-1947, fait dont il est loin de nier la véracité contrairement à d’anciens nomenklaturistes

soviétiques immigrés de Russie343

. Questionné au sujet du faux historique contenu dans le scénario

du documentaire À l’attaque, Topa explique que, dans les conditions de la censure soviétique,

c’était l’unique façon de faire reconnaître officiellement le sacrifice de la collectivité moldave dans

la « Grande Guerre Patriotique » et dans « l’œuvre de reconstruction de la Moldavie d’après-

guerre ». Dans l’entretien qu’il nous a offert, il précise sa position :

Forcés ou non, les gens avaient quand même contribué à la victoire de l’Armée rouge car leurs

biens ont servi à la construction de toute une colonne de chars d’assauts ; certains d’entre eux

sont arrivés à Berlin. Pourquoi parler uniquement du sacrifice du peuple russe et ignorer

complètement la contribution des Moldaves dans la Deuxième Guerre mondiale ? On en avait

assez d’entendre parler de la grandeur du peuple russe et du fait qu’ils nous ont sauvés. Nous

aussi on les a sauvés. 344

En somme, pour Topa, la création et la diffusion des héros moldaves est la seule façon

admise de valoriser, dans le cadre de l’idéologie soviétique, l’expérience terrible vécue par la

collectivité moldave pendant et après la guerre. Les nombreux ouvrages de Topa, recueils de

« récits documentaires » dans lesquels sont « sortis de l’anonymat » les combattants d’origine

moldave pour le pouvoir communiste, ont été réédités à plusieurs reprises dans les années 1970-

1980. Au début de sa carrière journalistique, Topa voyageait beaucoup comme reporter à travers les

villages et les villes moldaves, fait qui a facilité ses recherches de héros potentiels. Ces derniers

étaient des personnes qui ont été impliquées d’une façon ou d’une autre dans les luttes

révolutionnaires du début du siècle, dans la guerre civile, dans le mouvement clandestin des

militants communistes en Bessarabie roumaine ou dans la « Grande Guerre Patriotique ». À partir

de ses recherches, Topa crée des histoires vivantes, pleines de détails biographiques émouvants,

« humains », comme celles du « chevalier rouge » Andrei Taranov345

, soldat dans l’armée de

343

Voir à ce propos, par exemple, la version historique de la famine formulée dans ses mémoires par Sergej

Sidorenko, Umom, trudom i sovest’ju pokolenij, (trad. du russe : Avec l’intelligence, le travail et l’honneur

des générations), Chisinau, Cusnir & C, 2002. 344

Tudor Topa, entretien réalisé le 19 septembre 2005. 345

Tudor Topa, « O viata fara satra » (trad. du roumain : Une vie sans campement), dans Dreptul la nemurire,

(trad. du roumain : Le droit à l’éternité), Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1970, p. 43-49.

Page 382: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

366

Budennyj346

, de l’aviateur Semion Harhalup347

, du défenseur de la forteresse de Brest348

, Simion

Tonitoi349

, du commandant de division dans l’Armée rouge pendant la « Grande Guerre

Patriotique » Mihail Mandru350

, etc.

La « conversion » de Tudor Topa, à l’époque postcommuniste, vers l’idéologie pro-roumaine

survient relativement tard. Jusqu’à la fin des années 1980, époque à laquelle la société moldave

bouillonne de contestations anticommunistes et antirusses, Topa continue à publier des narrations

héroïsantes dans l’esprit de la propagande soviétique. Ce n’est qu’après 2004 qu’il commence à

publier des ouvrages alimentés par l’idéologie nationaliste. Ces années sont marquées par le retour

en force d’un gouvernement communiste en Moldavie351

. La conversion identitaire et idéologique

de Topa n’est donc pas conditionnée par des facteurs politiques immédiats et par l’aspiration à se

conformer au pouvoir en place. Restant fidèle au genre du récit documentaire axé sur la vie et les

réalisations exemplaires d’un personnage (qui a pour prototype une personnalité réelle), Tudor Topa

offre dans ses livres récents une autre image de l’héroïcité. Ses nouvelles figures exemplaires sont

les « piliers du patriotisme roumain en Bessarabie » : l’écrivain moldave Gheorghe Malarciuc,

l’historienne Elena Postica, l’auteure de l’étude « La résistance antisoviétique en Bessarabie (1944-

1945) »352

, l’historien Ion Buga, le « flambeau du mouvement d’unification à la Roumanie », etc. À

travers le parcours personnel et professionnel de ses personnages, Topa aborde les thèmes favoris

de l’historiographie moldave pro-roumaine de la période postcommuniste : la famine de 1946-1947,

ses causes et effets sur la société moldave, les déportations staliniennes, les persécutions auxquelles

346

Semion Budennyj est un des principaux chefs de la cavalerie rouge pendant la guerre civile soviétique et

un des premiers maréchaux de l'Union Soviétique. 347

Ibid., « Cavalerul cailor ceresti », (trad. du roumain : Le chevalier des voies celestes), p. 58-65. 348

La ville de Brest, qui se trouve depuis 1939 dans la République soviétique de Biélorussie, est l’une des

premières localités soviétiques qui ont affronté l’attaque des troupes allemandes le 22 juin 1941, date du début

officiel de la « Grande Guerre Patriotique ». La défense « héroïque » de Brest est une page à part de

l’historiographie soviétique de la deuxième guerre mondiale qui reflète le mythe de l’invasion subite et

inattendue de l’URSS par l’Allemagne hitlérienne. 349

Tudor Topa, «Soldatul garnizoanei Brest », (trad. du roumain : Le soldat de la garnison du Brest) dans

Tudor Topa, Dreptul …, op.cit., p. 72-78. 350

Tudor Topa, ’44-’88 ataca !, Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1989. 351

Le Parti des communistes gagne les élections dans la République de Moldavie en février 2001 de manière

tout à fait démocratique, phénomène favorisé par le discrédit de la droite démocratique dans les conditions de

la crise économique des années 1990. 352

Elena Postica, Rezistenta antisovietica in Basarabia (1944-1945), (trad. du roumain : La résistance

antisoviétique dans la Bessarabie), Chisinau, Stiinta, 1997.

Page 383: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

367

sont soumis les intellectuels moldaves, la censure communiste, etc.353

Topa explique l’ambiguïté

morale et idéologique de son positionnement à l’époque soviétique par la bouche de l’un des héros

de ses derniers ouvrages, l’académicien Diomid Gherman :

Il est évident qu’à cette époque-là [la période soviétique], si on voulait être publié, il fallait

accorder son ouvrage à l’idéologie soviétique et prodiguer des louanges au régime.

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui profanent ces travaux et ne tiennent pas compte des

conditions dans lesquelles ont travaillé leurs auteurs.354

Dans les années 1970-1980, dans le contexte de la guerre froide, de la confrontation

idéologique entre l’URSS et l’Occident, la perspective historique empruntée par les tenants pro-

moldaves arrange dans une certaine mesure les dirigeants soviétiques. Ces derniers sont occupés à

contrecarrer les opinions antisoviétiques sur la question de la Bessarabie qui se font

systématiquement entendre dans les émissions de certains postes de radio et dans de publications

« bourgeoises » (i.e. occidentales). Selon cette position, l’incorporation de la Bessarabie en 1940, à

la suite du pacte de non-agression germano-soviétique Molotov-Ribbentropp, ne peut être vue que

comme une occupation. La mise en valeur de la « résistance » de la population autochtone, d’abord

contre le « régime bourgeois roumain » et ensuite contre les « envahisseurs nazis », a pour pendant

la décision de la population de la Bessarabie de se libérer de l’oppression et son choix d’accueillir

favorablement l’installation du pouvoir communiste sur son territoire. Cette thèse confère une

légitimité démocratique à la soviétisation de la Moldavie et entérine la nature non-coercitive du

régime soviétique. Les combattants d’origine moldave pour la cause des Soviets, en Bessarabie ou

ailleurs, dans la période entre 1917 et 1922, et les soi-disant révolutionnaires-illégalistes

bessarabiens, sont présentés dans le discours soviétique officiel comme des « vengeurs du peuple »,

des mandataires de la population moldave qui ont pour vocation d’émanciper cette dernière de

l’oppression du régime tsariste ou de la bourgeoisie roumaine.

353

Voir à ce propos Tudor Topa, Neinfrantii, (trad. du roumain : Les indomptés), Chisinau, SRL

« Metrompas », 2004 et Tudor Topa, Darzenie ravnita, (trad. du roumain : Témérité enviée), Chisinau,

Fundatia « Draghistea, 2005. 354

Tudor Topa, Darzenie …, op.cit., p. 59.

Page 384: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

368

Cependant, attribuer aux communistes bessarabiens une action politique bien réfléchie et

coordonnée et, à la population autochtone, une grande initiative dans la lutte de « libération » durant

la Deuxième Guerre mondiale, reviendrait à affaiblir, aux yeux des idéologues soviétiques,

l’autorité du Parti communiste de l’URSS et réduire l’importance des « exploits héroïques » de

l’Armée rouge et du peuple russe en général. La version historique qui soutient l’existence en

Bessarabie d’un mouvement révolutionnaire local énergique et efficace est soupçonnée de diminuer

le rôle civilisateur et sauveur de la Russie. Le scénario qui présente une population moldave passive

et abrutie par l’oppression, puis libérée et sauvegardée par le soldat russe, constitue l’image

héroïque la plus efficace de la propagande soviétique pour légitimer les politiques

d’homogénéisation culturelle par la russification.

Ainsi, le caractère pro-moldave de certaines productions historiographiques de l’époque

poststalinienne est vu, par les autorités soviétiques, comme un obstacle aux politiques

d’uniformisation culturelle. Même dans sa formule soviétique, le patriotisme moldave est toléré

comme une étape qui mène au renoncement définitif à l’identité locale. Il est utile tant qu’il aide à

la création de l’homme soviétique et à la formation d’un système commun de références pour

l’ensemble de la population de l’URSS. Par contre, les sentiments patriotiques moldaves sont

considérés comme pernicieux quand ils mettent en œuvre des mécanismes de différentiation et de

particularisation nationale. C’est le motif pour lequel les dirigeants du CC du PC moldave lancent

périodiquement des campagnes contre les tendances « nationalistes » pro-moldaves.

En 1960, en plein dégel post-stalinien en RSSM, Moldova Socialista, journal officiel du CC

du PC de la RSSM, publie un article fortement accusateur à l’adresse de quelques historiens et

linguistes moldaves.355

L’auteur de l’article accuse plusieurs chercheurs de la Filiale moldave de

l’Académie de Sciences de l’URSS, comme V. Coroban, N. Berezniakov, M. Itkis, N. Mohov et A.

Esaulenco, d’avoir commis de graves fautes idéologiques dans l’interprétation de certaines

questions, à savoir la « spécificité nationale dans la littérature et des rapports entre les peuples russe,

moldave et ukrainien ». Parmi d’autres « erreurs » historiques critiquées par l’article, notons la

surestimation de l’élément révolutionnaire local et la sous-estimation du rôle de la classe ouvrière

russe dans la victoire de la Révolution d’Octobre en Moldavie. En même temps, l’auteur du texte

355

« La clé de tous les succès », p. 2, dans Moldova Socialista, no 81 (8104), mercredi, 6 avril, 1960.

Page 385: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

369

mentionne que « l’organisation du Parti de l’Institut d’histoire de l’Académie moldave, ainsi que

ses dirigeants, ont affaibli leur vigilance politique ces dernières années et ont montré une attitude

trop libérale envers les fautes et les dénaturations idéologiques » commises par leurs subalternes.

L’initiative du Comité Central moldave exprimée dans l’article « La clé de tous les succès »,

visant à limiter les manifestations du patriotisme moldave soviétique, ne passe pas inaperçue. Un

dossier d’archives concernant l’activité du CC du PC moldave contient la lettre d’une personne qui

se présente comme le retraité Pandele, ancien instituteur qui aurait enseigné sous le tsar Nicolaj

II.356

La lettre, adressée à la rédaction du journal Pravda, journal officiel du CC du PCUS de

Moscou, accuse plus ou moins ouvertement les dirigeants locaux d’avoir persécuté les historiens

moldaves à cause de leur volonté de montrer la participation moldave à l’établissement du régime

communiste en Moldavie. L’auteur du message se montre contrarié par les invectives que la presse

locale lance à l’adresse des écrivains et des historiens moldaves. Il s’interroge sur la raison de ces

attaques et demande aux organes dirigeants de Moscou d’intervenir dans la campagne déclenchée

par le CC du PC de la République :

On impute à nos historiens de « surestimer les forces révolutionnaires autochtones ». Tant sous

le régime tsariste que sous l’occupation roumaine, on faisait tout pour prouver l’absence, voire

l’inutilité absolue des forces révolutionnaires locales. Les journaux tsaristes disaient qu’elles

étaient le fait des mutins débarqués de grandes villes de Russie. La presse roumaine parlait

aussi du fait que la Révolution en Moldavie est faite par les Russes et qu’elle est étrangère aux

Moldaves, que l’ordre soviétique est imposé à la Moldavie par un pouvoir extérieur. On se

demande à qui profitent les allégations de Moldova Socialista ? Sous l’occupation roumaine,

environ 300 rébellions paysannes ont eu lieu en Bessarabie. Jusqu’à maintenant, on en a très

peu parlé. Il faudrait faire des éloges à ceux qui reconstituent les traditions révolutionnaires du

peuple moldave, dont l’histoire même l’a poussé dans la lutte contre les oppresseurs avec et

sous la direction du peuple russe. C’est la première fois que cet aspect de l’histoire de notre

356

Archives des organisations sociopolitiques de la République de Moldavie, fonds 51, inventaire 20, dossier

230, « Réclamations et demandes venues de la part des travailleurs de la lettre « N » jusqu’à la lettre « È »

pour l’année 1960 », p. 28-29.

Page 386: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

370

peuple est dévoilé par les scientifiques par des faits concrets. Au contraire, au lieu de leur

adresser des remerciements, ils sont accusés de « graves fautes idéologiques ».357

Un document du même dossier, attaché à la lettre du « retraité Pandele », présente la copie

d’une note formulée par le chef du département de la propagande du CC moldave, A. Medvedev, à

l’attention de la rédaction du journal moscovite Pravda.358

Le responsable local explique que les

« insinuations », contenues dans la lettre de Pandele, d’altération par la presse locale des politiques

nationales léninistes sont arbitraires et mal fondées. Medvedev mentionne que le Plenum du CC du

PC moldave, tenu en septembre 1959, avait déjà remarqué certaines erreurs idéologiques sérieuses

et défauts majeurs dans l’activité professionnelle de l’intelligentsia moldave. Le journal Moldova

Socialista, dit dans sa note Medvedev, a adopté une attitude juste par rapport aux erreurs de certains

écrivains et historiens moldaves. En conclusion du document, Medvedev rapporte que « les

vérifications ont montré le caractère anonyme de la lettre envoyée à la rédaction de Pravda, car

aucun citoyen-retraité Pandele ne réside ni dans la ville de Chisinau ni dans d’autres villes de la

RSS moldave ».359

La direction de l’Institut d’histoire du Parti communiste rappelle à l’ordre sans retard

ses collaborateurs, leur annonçant le changement des thèmes à étudier et des ouvrages à publier

dans un rapport visant la mise en œuvre de l’arrêté du CC du PC de l’URSS « Sur les objectifs de la

propagande du Parti dans les conditions modernes », adopté le 10 septembre 1960.360

Dans ce

contexte, la direction de l’Institut révoque la préparation du recueil des documents « Le mouvement

révolutionnaire en Bessarabie : 1921-1940 » et le remplace par l’ouvrage « Les résolutions des

congrès du PC de la Moldavie : 1940-1960 ». En même temps, le rapport d’activité de l’Institut

signale les erreurs idéologiques de quelques historiens dans leurs interprétations « de la lutte des

travailleurs de Bessarabie pour le pouvoir des Soviets et pour la réunion à la Patrie soviétique ainsi

que du travail héroïque du peuple moldave à l’époque de l’après-guerre ».

357

Ibid., p. 29. 358

Ibid., p. 32. 359

Ibid. 360

Archives des organisations sociopolitiques de la République de Moldavie, fonds 51, inventaire 20, dossier

24, « Informations concernant l’activité de l’Institut de l’histoire du Parti auprès du CC du PC de la Moldavie

pour l’année 1960 », p. 17-29.

Page 387: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

371

Le document mentionne également le recueil des mémoires des anciens militants

communistes clandestins de l’époque de l’entre-deux-guerres « Pour la république des Soviets »,

coordonné par A. Esaulenco. D’après l’auteur du rapport, le directeur de l’Institut d’histoire du Parti

communiste S. Goluŝenko, le recueil exagère démesurément le rôle du mouvement communiste

local et « ne montre aucunement l’activité du Parti communiste central et de son Comité léniniste

qui dirigeait la lutte des travailleurs contre ses ennemis de l’extérieur et de l’intérieur »361

.

Goluŝenko met aussi à l’index l’ouvrage d’I. Copanskij et de S. Levit, La lutte des

travailleurs de Bessarabie pour la réunion à la Patrie soviétique. Le défaut majeur de ce livre

réside, selon Goluŝenko, dans l’idée qu’il développe et selon laquelle les communistes locaux

avaient créé une patrouille armée qui surveillait les entreprises industrielles et l’ordre public avant

même l’arrivée de l’Armée rouge en Moldavie. Une telle interprétation, dit Goluŝenko, pervertit les

faits historiques et diminue le rôle de l’Armée rouge dans la libération de la Bessarabie et dans sa

réunion à la Patrie soviétique.362

Les tentatives de Tudor Topa et d’autres intellectuels locaux de construire une identité

moldave dans le cadre de l’idéologie soviétique, ainsi que les actions politiques vouées à bloquer

ces tendances pro-moldaves et à orienter les quêtes identitaires dans le sens de l’élaboration d’une

culture soviétique unique, indiquent une dynamique à l’intérieur même des politiques identitaires

soviétiques. Topa et d’autres intellectuels moldaves entendent contribuer à la consolidation de la

collectivité moldave en lui offrant l’image d’une communauté active, décidée, révolutionnaire et

courageuse. Le rapport de force entre les différentes significations attribuées au projet d’édification

de la nation moldave est perceptible à travers les représentations de l’héroïcité contenues dans le

télédocumentaire historique.

*

361

Ibid., p. 20. 362

Ibid., p. 21.

Page 388: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

372

Dans le présent chapitre, nous avons analysé les catégories les plus significatives des

intellectuels producteurs d’idéologie en Moldavie soviétique, chacune initiant un discours qui se

veut représentatif de la communauté moldave, en conformité ou en opposition plus ou moins directe

avec les politiques identitaires dominantes en URSS dans les années 1960-1980. Les définitions de

ces groupes de producteurs culturels ne sont pas fixes, car il n’existe pas de frontière sociale nette

pour les délimiter. Or la communication et la mobilité d’une catégorie à l’autre ne sont pas rares.

Ainsi, le « traditionnaliste » Ion Mija apporte dans son discours filmique des éléments de

l’imaginaire national roumain363

. Pour sa part, l’auteur pro-moldave Tudor Topa introduit dans ses

narrations pleines d’élan patriotique soviétique, les accents d’une nostalgie du village.

39. En guise de conclusion – le crépuscule des héros soviétiques

Si les contestations écologistes surgies dans la presse moldave vers le milieu des années 1980

entraînent le rejet des symboles paysagers soviétiques, dont le fameux « paysage moldave »

télévisuel, emblème de la Moldavie soviétique, elles ne portent atteinte à l'autorité de l'État-Parti et

ne mettent en doute sa légitimité en Moldavie que d'une manière subreptice et indirecte. A

contrario, le mouvement de démythification des héros soviétiques de la fin de la décennie marque

une volonté de rupture avec l'Empire soviétique. La dépréciation accélérée des héros du panthéon

de la nation moldave socialiste a pour effet la remise en cause du projet soviétique de construction

de la nation moldave, le reniement de l'idéologie du Parti et même le refus de la présence

soviétique, voire russe, sur le territoire de la Moldavie.

Plusieurs journalistes, écrivains et historiens moldaves des années 1989-1990 se

« spécialisent » carrément dans la déshéroïsation des personnalités politiques mises en avant par le

régime communiste. Ils fouillent les archives, rendues accessibles depuis peu grâce à la politique

gorbatchévienne de glasnost (transparence), recueillent des témoignages éludés autrefois de

personnes qui ont connu les « héros » personnellement et rapportent des blagues moqueuses du

folklore populaire qui révèlent la contradiction entre le mythe héroïque et les événements réels.

Parmi tous les héros de la « nation moldave », Grigorij Kotovskij, combattant durant la guerre

civile, hautement apprécié par Staline et auquel les autorités soviétiques font édifier post-mortem un

363

Voir à ce propos le chapitre de la thèse intitulé « Les paysages non-conformes : entre désengagement et

dissension ».

Page 389: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

373

somptueux mausolée, semble être la cible privilégiée des critiques « impies ». L' « illustre »

commandant d'armes bolchévique est démasqué en tant que bandit, assassin et voleur de grand

chemin qui, avec la Révolution russe, saisit l'opportunité de brouiller sa trace en entrant dans les

rangs des combattants révolutionnaires.

L'auteur d'un article retentissant, paru en 1990 dans le journal littéraire Literatura si arta,

accuse avec véhémence de mensonge les idéologues officiels tenus pour responsables de la

construction et de la diffusion de la légende dorée de Kotovskij.364

L'auteur de l'article présente un

document découvert dans les archives d'État, soit un procès-verbal tiré du dossier pénal de Grigorij

Kotovskij et conçu par l'administration tsariste dans les années 1906-1907. Ce document assez

volumineux est un aveu détaillé du prisonnier Kotovskij concernant ses nombreux pillages dans la

région, les sommes soutirées aux victimes, les localités où ont eu lieu les actes criminels ainsi que la

composition des bandes. Le document tsariste laisse entrevoir un malfaiteur téméraire et

charismatique, un ripailleur et un meneur brillant du monde criminel. À la lumière du document

produit par la police tsariste, on comprend aisément que les propagandistes soviétiques forgent

ultérieurement le mythe de Kotovskij en tirant profit de sa renommée de brigand de grand style. Le

procès-verbal transmet les témoignages de Kotovskij, qui se vante de dépenser des milliers de

roubles volés à faire la fête dans les tavernes. Mais aucun document, constate l'auteur de l'article,

n'évoque la distribution de l'argent volé prétendument aux riches à la population nécessiteuse. Car le

mythe héroïque de Grigorij Kotovskij le met en scène comme un Robin des Bois moldave, justicier

implacable qui dévalise les exploiteurs au profit des pauvres.

Dans ce mouvement de déshéroïsation, les « fausses icônes » sont reniées et avec elles tout ce

qu'elles représentent. Le rejet des héros soviétiques conduit inéluctablement à mettre en doute

l’ensemble du système et même l'appartenance territoriale soviétique de la Moldavie :

G. Kotovskij n'a été dans sa jeunesse qu'un bandit habile et un voleur de grand chemin. C'est la

pure vérité, inutile de nous duper, car comme tout le monde le sait, ces « légendes » (des héros

moldaves soviétiques) sont les créations de laboratoire de pseudo-savants qui n'ont jamais joui

364

Boris Druta, « S-a pornit Kotovski tanar... », (trad. du roumain: Le jeune Kotovskij s'est élevé), dans

Literatura si arta, 3/2319, 18 janvier 1990, p. 6.

Page 390: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

374

de l'estime de la population autochtone. (…) Ce que les chars blindés de l'Armée Rouge nous

ont apporté à notre malheur (en 1944-1945) s'appelle également un mensonge et cela, dans

toutes les langues du monde.365

Un courant social important exige de dégager les espaces publics des statues de la

propagande monumentale soviétique et de changer les noms de rues référant aux personnalités

valorisées par le régime soviétique. Les journalistes s'interrogent de manière rhétorique sur la

légitimité morale d'emplir le paysage urbain de la mémoire des héros soviétiques :

Chaque fois que je passe devant l'hôtel « Cosmos » à Chisinau et que je vois le chevalier

déshonoré, un pigeon quelconque sur sa tête et le flingue à la hanche366

, je reste perplexe :

« Mais que fait-il ici, celui-là, à l'intersection des rues qui mènent dans tous les coins de la

ville? Si c'est seulement pour ennuyer les passants avec les souvenirs de ses aventures de

brigand, il y a assez de vols par chez-nous sans son exemple négatif. »367

De plus, les citoyens envoient aux rédactions de journaux des lettres indignées, comme celle

de Ion Galusca du village de Hincauti, au district de Iedinet:

Kotovskij a été un voleur courageux ! Il distribuait aux membres de sa bande les biens volés

pour assouvir leur soif de belle vie, en se gardant la part du lion. Je suis d'avis que le

monument de Kotovskij doit être démoli et oublié. Le temps est venu de comprendre à jamais

que nous ne pouvons pas construire une équité sociale sur la base du pillage, du vol, de la

terreur et du mensonge.368

Le citoyen Boris Oleinic, du village Sangera, ajoute dans la même veine :

365

Boris Druta, « Jos talharul Kotovski », (trad. du roumain: À bas le voleur Kotovski), dans Literatura si

arta, no 33, 16 août, 1990, p. 6.

366 Il s'agit de la statue équestre de Grigorij Kotovskij qui décorait autrefois la façade de l'hôtel « Cosmos » au

centre de Chisinau. 367

Andrei Raileanu, « Calaretul defaimat » (trad. du roumain: Le chevalier diffamé), dans Literatura si arta,

avril, 1991. 368

Boris Druta, « À bas... », art. cit., p. 6.

Page 391: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

375

C'est une grande honte et une grande humiliation pour mon peuple vaillant et qui a la foi

d'avoir un tel monument. J'espère qu'on fera descendre le voleur de son cheval et qu'on le

démontera le plus vite possible.369

Peu de temps après, les idoles soviétiques sont précipitées en bas de leurs piédestaux et les

rues et les localités, massivement rebaptisées.

Les débats mettant en cause la légitimité des héros soviétiques laissent paraître en filigrane

les différentes sensibilités identitaires et idéologiques des polémistes, qui à leur tour révèlent des

tendances sociales sous-jacentes. Le discours qui dénigre Kotovskij soulève les protestations des

intellectuels qui montrent un attachement pro-moldave. Ceux-ci refusent de renoncer à la figure

auréolée de gloire de Kotovski et aux autres héros-révolutionnaires d'origine moldave sous prétexte

qu'ils représentent la fierté du peuple moldave. Dans les pages de la Literatura si arta, l'un de ces

polémistes rapporte une anecdote mettant en scène le célèbre philologue et académicien moldave

Vasile Coroban. Il paraît que lors d'un banquet succédant à un grand congrès scientifique de niveau

unional auquel participe Coroban, un convive propose à l'assistance un toast à la gloire du grand

peuple russe. Après quoi, un autre convive propose de lever son verre à la gloire du grand peuple

ukrainien. Après un certain temps, Coroban porte un toast en hommage au grand peuple moldave.

En remarquant l'étonnement de l'assistance, Coroban demande à celle-ci de lui nommer quelques

noms de héros de la guerre civile. « Lazo ! », dit quelqu'un dans la salle. « C'est un Moldave », lui

répond Coroban. « Frunze ! », s'exclame quelqu'un d'autre. « C'est aussi un Moldave », réagit à

nouveau Coroban. « Kotovskij ! », s'écrit un troisième. « C'est encore un Moldave », fait avec

satisfaction le linguiste moldave, et il ajoute: « Alors buvons, chers amis, pour le grand peuple

moldave! »370

. Cette boutade est d'autant plus amusante qu’elle révèle l'attitude des « pro-

Moldaves » dans la question de la démythification des héros soviétiques.

369

Ibid. 370

L'anecdote est reproduite par Ion Iachim dans son article « Unde-s documentele ? », (trad. du roumain: Où

sont les documents ?), dans Literatura si arta, février 1990, p. 5.

Page 392: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

376

Affiche du film de fiction Le dernier haïdouk,

mise en scène romancée du mythe de Grigorij Kotovskij.

Les discussions portant sur les héros soviétiques dans la presse moldave de la fin du régime

soviétique laissent également entrevoir la configuration d'une nouvelle dynamique dans le champ de

la production culturelle moldave. Souvent, les défenseurs des héros soviétiques dans ce contexte

spécifique sont des producteurs culturels qui ont réussi une carrière dans les dernières décennies du

régime, tandis que les critiques les plus véhéments sont quasiment dépourvus d’un tel capital

symbolique et ne jouissent d'aucune reconnaissance de la part des institutions officielles. La

première catégorie d'intervenants au débat mettant en cause les héros soviétiques cherche à protéger

sa position et à faire valoir ses « investissements idéologiques ». C'est le cas par exemple de

Gheorghe Madan, écrivain à succès ayant signé entre autres quelques récits héroïsants du soldat de

l'Armée Rouge371

. Dans sa plaidoirie pour Kotovskij, Gheorghe Madan avouerait être en train

371

Voir à ce propos par exemple Gheorghe Madan, Calea spre biruinta, (trad. du roumain: La voie vers la

Victoire), Chisinau, Literatura Artistica, 1978.

Page 393: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

377

d'écrire depuis plusieurs années une ample biographie héroïque du « Robin des bois moldave ».372

Certes, le vent de changement risque de rendre vaines de nombreuses années de travail et d’anéantir

l'espérance de la récompense.

Au contraire, le détracteur de Kotovskij le plus passionné dans la presse de la pérestroïka, le

journaliste Boris Druta, avoue en joignant le mépris à l’insulte qu'il ne fait même pas partie de

l'Union des écrivains moldaves373

, l'appartenance à cette organisation étant pourtant la première

étape à franchir pour un auteur désireux de réussir en Moldavie Soviétique. Dans ces conditions, les

auteurs comme Boris Druta se lancent avec enthousiasme au-devant des temps nouveaux en

espérant saisir l'opportunité de se positionner d'une manière plus avantageuse dans le champ de la

production culturelle de Moldavie. Les adeptes de la sauvegarde du prestige des héros soviétiques,

et notamment de celui de Grigorij Kotovskij, accusent les « diffamateurs », injustement d'ailleurs,

de ne pas apporter suffisamment de preuves documentaires, de citer les documents d'archives de

manière tendancieuse et sélective ou d'agir par mauvaise foi.374

Les différentes tendances idéologiques et identitaires apparaissent également au grand jour

lors des discussions concernant le sort ultérieur de la statue de Kotovskij forgée en bronze, métal

d'autant plus précieux que la fin du système soviétique se caractérise par une grande pénurie de

moyens matériaux en Moldavie comme ailleurs, fait dont les polémistes sont tout à fait conscients.

On propose de faire fondre le chevalier et son cheval pour en faire des cloches d'église « à la place

de celles détruites par les communistes »375

. Cette vision est révélatrice d'un mouvement de repli sur

le traditionalisme par le retour en force de l'autorité de l'Église orthodoxe que la Moldavie connaîtra

pendant la transition post-communiste.

On suggère également de remplacer la statue de Kotovskij à cheval par celle de Mihai

Viteazul, grand héros du récit historique national roumain. Ce prince valaque de la fin du XVIe

siècle réussit pour la première fois en 1600 à unifier les trois principautés historiques à l'origine de

372

Boris Druta, « À bas ... », art. cit., p. 6. 373

Ibid. 374

Ion Iachim cite dans son article une série d’accusations des défenseurs de l’image de Kotovski à l’égard

des journalistes qui s’appliquent à diffamer ce héros soviétique. Ion Iachim, « Unde-s …, art.cit. 375

Andrei Raileanu, « Le chevalier... », art. cit.

Page 394: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

378

la Roumanie moderne : la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie. Quoique de très courte durée,

l'épisode de l'unification territoriale des trois contrées constitue un événement de grande importance

dans l'historiographie roumaine, car il est vu comme une étape précurseure de la constitution de la

Grande Roumanie en 1918, moment culminant du devenir de la nation roumaine. La proposition de

détrôner Kotovskij pour le remplacer, sur le même cheval, par la figure du héros de l'épopée

nationale roumaine indique l’entrée sur la scène moldave des négociations identitaires collectives

du nationalisme roumain, maintenu jusqu’ici dans la clandestinité.

Le nouveau prestige social de l'Église orthodoxe ainsi que l'attachement à une mystique

nationaliste roumaine témoignent au fond d'une soif de mythologie et d'un désir collectif de

l'homme providentiel, qui apparaissent dans la société moldave aussitôt les anciennes idoles

renversées. Le reniement de l’utopie collectiviste et l'effondrement de son avatar politique qu’est le

système soviétique ne mènent pas à la suppression du mythe du sauveur. Au cours de la pérestroïka

et au début des années 1990, on assiste au refoulement de la mémoire collective récente qui

débouche sur la restauration d’une mémoire ancienne, présoviétique, aux caractéristiques mythiques

tout aussi ambiguës que la mémoire soviétique officielle. On est en droit de se demander, dans

l'esprit des réflexions de Paul Ricoeur, si ce « passage à l'acte », au lieu du deuil collectif destiné à

dépasser les traumatismes du régime communiste et de sa faillite, ne cache pas le refus de la

réalité.376

Cette mobilisation de la mémoire au service de la quête et de la revendication identitaires,

à la place d'une mémoire critique, n'exprime-t-elle pas un besoin d'idéologie, voire d'utopie, dans la

société moldave d'après 1991 comme dans les autres sociétés post-communistes ?377

376

Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000. 377

Voir à ce propos Victoria Raileanu, « Mémoire et idéologie... », art. cit.

Page 395: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

379

CONCLUSION

Il faut reconnaître qu’après avoir tenté d’apporter

une reconnaissance universelle aux victimes des

souffrances, après avoir fait descendre Dieu des

cieux vers les hommes, peu à peu la pensée

chrétienne indiquera la voie du dépassement de la

condition humaine, de sa sublimation. Elle tentera

de rapprocher l’homme au Dieu, de l’élever. Nous

serons alors, une fois de plus, en présence du

surhomme, du héros retrouvé. C’est lui qui vise de

son regard l’horizon lointain du monde idéal et met

toutes les forces dans l’oubli du monde réel. Tel fut

aussi le sens du projet communiste.1

Ewa Bogalska-Martin

Les diverses productions télévisuelles contemporaines à caractère historiographique exposent

des images d’anciennes actualités cinématographiques montrant des foules exaltées, prosternées

devant le « guide omniscient », dont le charisme est si habilement mis en scène par les

propagandistes professionnels. Aujourd’hui encore le spectateur de ces images d’archives reste

médusé devant l’impact que la propagande a pu avoir sur les citoyens au XXe siècle. Nous avons

cherché, au delà de la stupeur provoquée par ces images de foules idolâtres et d’une répulsion

envers le faire de l’État totalitaire, à sonder en profondeur les objectifs, les moyens et les filons du

discours de la propagande soviétique tel qu’il apparait à travers le documentaire historique produit à

la télévision moldave de l’époque communiste. Par l’analyse des sources et la mise en contexte

historique des contenus propagandistes en Moldavie soviétique, nous sommes parvenus à formuler

quelques conclusions.

Le documentaire est un instrument étatique fabriquant une réalité historique et sociale

illusoire à l’intention de la population moldave. Plus simple et unitaire, plus fédératrice aussi, cette

réalité est forcément plus facile à vivre par les téléspectateurs moldaves que celle d’une société

déchirée par les conflits militaires, les idéologies adverses ou par les changements brutaux et

fréquents de gouvernements.

1Ewa Bogalska-Martin, Entre mémoire…, op.cit., p. 115.

Page 396: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

380

Dans cette réalité factice, le destin historique des Moldaves s’est forgé à travers un mouvement

violent et libérateur de rupture et de continuité – la rupture avec les entités politiques et culturelles

au Sud-Ouest de la Moldavie ayant formé l’État roumain moderne et la continuité avec l’espace

slave à l’Est. Dans la suite de l’entreprise soviétique de création d’une identité moldave différente,

voire opposée, à la nation roumaine, le documentaire poursuit « l’oubli » de l’héritage culturel

roumain des Moldaves au profit de la création de la « mémoire » d’une expérience politique

partagée et hautement positive avec la Russie. Les téléastes s’évertuent à élaborer des métaphores

visuelles qui se veulent percutantes pour exprimer l’idée de cette rupture et de cette continuité dans

l’histoire de la Moldavie. Le discours propagandiste ordonne le temps filmique en même temps

qu’il impose un temps d’oubli, un temps du souvenir et un temps d’espoir aux téléspectateurs du

documentaire historique. L’entreprise officielle de modelage de la mémoire historique n’est pas

sans inculquer une manière de vivre le temps social dans le présent au moyen d’une appropriation

étatique du temps du travail et du temps personnel. En élaborant et en diffusant couramment des

représentations de l’avenir, elle prétend également canaliser les attentes collectives quant au futur.

Production propagandiste, le documentaire télévisé est un vecteur de la modernisation

soviétique, celle-ci reposant sur le primat du changement radical. Dans la suite de l’axe

transformiste de l’idéologie communiste, l’État-Parti cherche tout au long de son existence à

légitimer son pouvoir au moyen des projets grandioses de nature à changer brutalement l’espace

urbain, rural ou naturel. Tel est le cas en Moldavie de la mise en place d’immenses exploitations

agricoles. Le documentaire historique télévisé cherche à créer une esthétique autour du champ

kolkhozien et à rendre sensible les téléspectateurs à la « beauté » des vastes paysages agraires.

Ces interventions productivistes sur l’espace, initiées par l’État communiste sont souvent chargées

d’un fort symbolisme, la propagande soviétique mettant en oeuvre des mécanismes sémantiques

spécifiques afin de les associer à l’idée d’un futur porteur d’opulence et de sécurité sociale. En

même temps, le symbolisme soviétique du champ cultivé à perte de vue n’est pas sans lien avec les

connotations engendrées par la représentation mythifiée du jardin dans l’imaginaire occidental.

Dans le contexte politique de la soviétisation de la Moldavie, le sémantisme du paysage

agraire s’accorde au projet d’édification de la nation moldave. Le documentaire fait voir aux

Moldaves la « richesse » et la « splendeur » de leur « pays » dans des terrains cultivés de grandes

proportions et alimente une fierté collective éminemment liée au rôle de production agroalimentaire

Page 397: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

381

de la Moldavie dans le système soviétique de planification économique. Comme on le voit dans le

cas de la « révolution agro-industrielle » déclenchée par l’ancien leader du Parti communiste

moldave Ivan Bodiul, la construction et la promotion du « paysage moldave », représentation

investie des significations du projet d’édification d’une nation moldave soviétique, sert en fin de

compte à légitimer les frontières d’un territoire récemment acquis, mais aussi à stimuler l’ardeur

dans le travail agricole. Le discours propagandiste autour des mesures bodiulistes manipule

habilement la catégorie temporelle de l’ « avenir radieux » au profit de la politique soviétique

identitaire, de l’économie planifiée et aussi de la carrière d’apparatchik d’Ivan Bodiul lui-même.

Dans le discours propagandiste filmique, tous les avantages du « paysage moldave » sont mis

en valeur par l’opposition avec les images carcérales où la pierre rude, la froideur et l’exigüité

contrastent vivement avec la vastitude et l’opulence du champ agricole kolkhozien. À un niveau

allégorique, le récit filmique représente la prison comme symbole de la Moldavie d’avant

l’installation du pouvoir soviétique.

Le documentaire renvoie aux Moldaves une image idéale d’eux-mêmes au moyen des figures

des héros moldaves soviétiques. Le surmoi inculqué aux Moldaves à travers les représentations

héroïques exige d’eux un état mental d’auto-instrumentalisation au profit de l’État soviétique et une

conscience de n’être qu’une partie d’un tout prévalant contre les volontés individuelles. La

propagande soviétique aspire dans son discours à l’effacement de l’individu au profit du groupe –

organisations de jeunesse, collectifs de travail, comités citoyens, etc., ceux-ci étant plus facile à

surveiller et à encadrer que les individus pris séparément. La propagande « habille » le héros

soviétique des qualités comme la droiture, la transparence, l’esprit de sacrifice et la simplicité.

Émanant d’une volonté de l’État soviétique de contrôler la production sociale d’exemplarité, les

représentations héroïques servent à véhiculer, à légitimer et à imposer un modèle de citoyen

soviétique apte à assurer la reproduction du régime en place. Le documentaire invite la collectivité

moldave à retrouver la cohésion sociale en « serrant les rangs » contre un présumé ennemi roumain.

La propagande télévisuelle « pare » la figure de l’ennemi de toutes les caractéristiques

traditionnelles de l’ « altérité extrême » : la saleté, la bestialité, l’esprit destructeur.

Page 398: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

382

Le documentaire historique télévisé mobilise, au moyen de procédés cinématographiques,

narratifs et discursifs, les catégories élémentaires du temps, d’espace et un idéal humain dans le but

de créer des symboles du régime soviétique et de susciter, dans la population moldave, un sentiment

d’appartenance à l’URSS. Les trois types de représentations analysées témoignent de l’engagement

du documentaire dans l’entreprise de la formation de l’homme soviétique et dans le projet de la

construction de la nation moldave socialiste. Une multitude de stratégies politiques mais aussi de

procédés discursifs, narratifs et cinématographiques, s’est offerte aux propagandistes dans le but de

créer des représentations polysémiques susceptibles de réunir un plus grand nombre de

significations de l’idéologie officielle. Certaines de ces méthodes sont élaborées par les idéologues

soviétiques tandis que d’autres représentent le fruit des récupérations intentionnelles ou des

imitations inconscientes de la part de propagandistes soviétiques.

Les idéologues communistes ont recherché l’efficacité par une reprise orientée d’un fond

culturel local antérieur à l’établissement du pouvoir soviétique en Moldavie, confirmant ainsi l’idée

de Jacques Ellul selon laquelle toute propagande, pour être opérante, doit s’adapter au groupe

soumis à son action2. « Forme nationale, contenu communiste ! », prêche l’idéologue soviétique de

l’époque de l’indigénisation khrouchtchévienne, une politique d’inspiration léniniste qui vise à

encourager les cultures locales. Ce mariage que la propagande opère entre l’idéologie soviétique et

l’expérience historique et culturelle de la collectivité moldave se concrétise dans le recours au

folklore moldave de même qu’aux croyances populaires et aux catégories mentales propres à la

société moldave rurale d’antan. La propagande soviétique essaie d’investir de ses propres

significations les arts populaires, les chants, les danses et les légendes ou le costume populaire. À ce

titre, l’analyse des représentations héroïques met en évidence des méthodes spécifiques pour asseoir

l’idéologie soviétique sur une base nationale locale telles la récupération des figures héroïques du

folklore moldave ou le détournement de la valeur héroïque des grands hommes moldaves héroïsés

auparavant par l’historiographie roumaine de l’entre-deux-guerres. La recherche a permis de

constater, entre autres, que la stratégie propagandiste de l’adaptation des contenus de l’idéologie

soviétique au fond culturel local s’est avéré utile dans l’application du projet de la construction de la

nation moldave socialiste autant que dans la diffusion des impératifs économiques de l’État-Parti.

2 Jacques Ellul, Propagandes, Paris, Éd. Economica, 1990, p. 123.

Page 399: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

383

L’entreprise de légitimation du pouvoir soviétique en Moldavie exige la création des récits

historiques imagés et véridiques, aptes à éveiller un écho chez les téléspectateurs de la Moldavie

soviétique et à conditionner leur mémoire historique. À cet effet, les dirigeants du PC moldave

mobilisent les compétences artistiques ou intellectuelles et n’hésitent pas à intervenir

personnellement dans les projets artistiques, comme on a pu le voir avec le cas d’Ivan Bodiul, qui

surveillait de près la production télévisuelle et même écrivait à l’occasion les scénarios de

documentaires télévisés. En cela, le premier secrétaire du PC moldave s’assimile au « grand

guide », Staline lui-même contrôlant étroitement les producteurs culturels comme nous l’avons vu

dans la thèse, entre autres, avec le cas de la censure d’une biographie de Lénine, pourtant autorisée

par l’épouse du « créateur de la Révolution ».

Le contenu des films télévisés renvoie aux conventions artistiques et aux antécédents

iconographiques ainsi qu’aux pratiques filmiques en usage en URSS depuis sa naissance. Les

téléastes moldaves sont incités par les instances idéologiques du régime (établissements

d’enseignement cinématographique, presse, organes politiques de contrôle de la production

artistique, etc.) à puiser dans le savoir-faire cinématographique soviétique et dans une tradition

artistique, visuelle ou narrative en vigueur. Les instances de contrôle oeuvrent en permanence à la

mise en place et au respect des canons de représentation et des normes discursives. Les pratiques

filmiques en vigueur ont formé avec le temps des habitudes et même des réflexes de production et

de réception filmiques. Les réalisateurs moldaves sont obligés de tenir compte, dans la création des

documentaires historiques, de ce regard déjà « éduqué » du public télévisé soviétique. En

s’inscrivant dans une généalogie esthétique et idéologique soviétique, les téléfilms étudiés rendent

compte de l’usage des mêmes ressorts filmiques, narratifs ou discursifs que dans certains œuvres de

référence du cinéma soviétique tels les différents types de contrepoint ou le montage alterné.

Aussi, on distingue bien suite à notre analyse du contenu des documentaires télévisés une

communauté thématique les reliant à la littérature et aux arts plastiques d’obédience réaliste

socialiste. Le volet de la recherche concernant la représentation de l’espace dans le documentaire

historique montre, par exemple, comment le « paysage moldave », cette image incontournable de la

production télévisuelle, est préfiguré dans la littérature moldave soviétique et les arts plastiques

d’obédience réaliste socialiste, domaines de création plus anciens appelés eux aussi à renforcer le

Page 400: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

384

profil agraire à la fois de l’identité moldave soviétique et dans le cadre du système de l’économie

planifiée.

Il est possible également d’entrevoir une parenté visuelle du documentaire télévisé historique

avec les affiches soviétiques de propagande auxquelles les téléastes empruntent des mécanismes de

métaphorisation – comme nous l’avons montré avec le cas de la représentation de l’ennemi

insalubre et avec l’image du train, symbole du futur communiste.

Toutefois, les dirigeants de Parti ne sont pas intéressés à ce que les téléastes reprennent

automatiquement les procédés propagandistes habituels. Ils attendent des artistes une interprétation

créative des préceptes doctrinaux. Dès lors, un producteur culturel ambitieux et désireux de se

distinguer sous le régime soviétique est mis devant le défi de renouveler le registre propagandiste

assez limité et restrictif, tout en observant les formules établies.

Outre les productions propagandistes soviétiques, le documentaire télévisé tire parti de tout

un travail de symbolisation et de représentation qui a mené à la formation d’un imaginaire national,

à l’heure de l’ascension des nationalismes européens ou d’un imaginaire artistique occidental de

l’âge industriel. On observe tout particulièrement, à travers la généalogie du paysage agraire, toute

l’importance accordée à la représentation du territoire, appelée dès lors à incarner la nation, dans les

productions artistiques et littéraires d’allégeance nationaliste en Europe, dans la deuxième partie du

XIXe siècle et la première partie du XX

e siècle.

Malgré un aspect figé et fortement stéréotypé du contenu des documentaires historiques

télévisés, particulièrement dans les années Brejnev, l’analyse des représentations filmiques les plus

récurrentes indique une dynamique de l’imaginaire soviétique officiel, incluant les interprétations

historiques. Les représentations filmiques étudiées connaissent des glissements de sens, voire des

mutations au long de l’histoire de l’État soviétique, sous l’effet des changements de leaders au Parti

communiste, des variations de la politique soviétique identitaire ou des ambitions politiques des

dirigeants locaux. Les réactualisations continuelles des anciennes représentations clés du registre

propagandiste participent également d’une évolution de l’imaginaire soviétique officiel.

Page 401: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

385

À l’époque poststalinienne, le discours propagandiste soviétique fait montre d’une volonté de

changement. Les sténogrammes des réunions des « travailleurs idéologiques » témoignent des

initiatives pour rompre avec la rigidité idéologique de l’époque antérieure. Le registre

propagandiste devient en effet plus diversifié, inventif et nuancé à la suite de la libéralisation

khrouchtchévienne de la société soviétique, de l’augmentation du niveau de vie et de la

scolarisation de la population, ceci reflétant le climat du dégel, avec ses politiques favorables aux

nations et le renouveau de la foi communiste. Les représentations filmiques témoignent du long

règne du premier secrétaire Léonid Brejnev et de ses politiques de russification. Les modifications,

même subtiles, du répertoire propagandiste télévisuel renvoient également aux mutations

démographiques et aux changements de mentalité qui marquent la société soviétique de la deuxième

partie du siècle précédant.

Le corpus filmique nous offre une lecture particulière de la pérestroïka gorbatchévienne. La

crise du régime communiste s’accompagne d’une dévalorisation de l’imaginaire officiel. Les trois

catégories de représentations télévisuelles, celles du temps historique, de l’espace et du héros,

changent chacune à sa manière sous l’effet de la libéralisation du système communiste qui précède

sa disparition. Le mouvement journalistique et cinématographique de contestation de

l’interprétation soviétique de l’histoire de la Moldavie et les révélations des événements occultés

par le régime dérangent l’ordre soviétique du temps. L’ « Âge d’or » se déplace graduellement du

futur communiste vers l’époque présoviétique de l’entre-deux-guerres tandis que l’ « Apocalypse »

réfère désormais à l’époque stalinienne. L’apparition des « anti-paysages moldaves » est

symptomatique d’une prise de conscience écologiste. L’avilissement des figures des héros moldaves

façonnés par les propagandistes au service du Parti dénote le refus des intellectuels moldaves de

l’ethos communiste et, en fin de compte, le rejet du pouvoir en place.

La production filmique se soumet non seulement aux déterminants exogènes comme les

intérêts politiques de l’État-Parti et sa doctrine, soit les oscillations du discours historique officiel,

l’investissement idéologique de la télévision ou le statut du genre documentaire en URSS, mais

constitue également le résultat des choix de ses créateurs : scénaristes, cinéastes, historiens

impliqués dans la production filmique ou même représentants des instances de censure. Les

professionnels qui participent d’une manière ou d’une autre à l’élaboration des documentaires

historiques font souvent des choix esthétiques ou idéologiques, voire historiographiques, en

Page 402: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

386

fonction de leurs origines ethniques et sociales, correspondant à leur éducation, à leur besoin de

reconnaissance et à leurs ambitions artistiques et/ou économiques. De ce fait, les documentaires

historiques reflètent certains effets des rapports de force qui animent le champ de la production

filmique. Le contenu filmique laisse entrevoir les inadvertances de la censure, via l’apparition dans

les documentaires historiques des représentations « non conformes ». Le repérage des concordances

et des discordances du film par rapport à la position dominante aide à « découvrir le latent derrière

l’apparent et le non-visible au travers du visible ».

L’exigence ultime de la Section d’Agitation et de Propagande du Comité central du Parti

communiste moldave étant l’articulation créative et artistique des impératifs de la politique

soviétique reliés aux éléments de la culture locale, l’élite intellectuelle d’origine autochtone (dans

notre cas des cinéastes, historiens, journalistes ou écrivains), se trouve dotée d’un capital

symbolique, grâce notamment à sa supposée aptitude « native » à assurer la transposition de

l’idéologie soviétique en un discours accessible aux masses moldaves. Les producteurs culturels

locaux sont d’autant plus utiles au pouvoir soviétique que l’efficacité même de l’action

propagandiste en Moldavie dépend de la réussite de la reconversion de l’idéologie dominante aux

codes culturels autochtones. D’un autre coté, les intellectuels locaux, si nécessaires au pouvoir

soviétique, sont continuellement soupçonnés de vouloir échapper au répertoire officiel des

significations et des « manifestations nationalistes ». Le pouvoir soviétique craint l’expression d’un

sentiment d’appartenance moldave en dehors de la doxa soviétique, ou pire, d’un nationalisme

roumain, considéré menaçant pour l’intégrité territoriale de l’URSS. Dans ces conditions, les

membres de l'intelligentsia créatrice moldave entretiennent une dynamique relationnelle avec le

pouvoir en place où ils troquent souvent leur talent contre le prestige et les avantages matériels tout

en essayant sporadiquement, au risque de ruiner leur carrière, d’exprimer une sensibilité artistique

ou une perspective historique qui leur est propre.

La propagande soviétique se nourrit d’un héritage de représentations et d’un réseau complexe

de communication d’idées dans l’espace occidental, ainsi que d’influences occidentales. Des

phénomènes, développés dans la matrice de la civilisation judéo-chrétienne, ont rendu possible et

probablement inévitable l’expérience communiste. Afin d’identifier les sources signifiantes des

images emblématiques de la propagande soviétique, nous nous sommes tournée en premier lieu vers

le contexte historique occidental de l’avènement de la Modernité. À partir du XIIe siècle environ,

Page 403: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

387

l’Europe est la scène de changements complexes qui s’accélèrent à l’approche des XVIIe-XVIII

e

siècles et transforment en profondeur la société occidentale. De plus en plus laïque, elle voit

l’émergence des idéologies modernes et d’un imaginaire nouveau. L’acceptation progressive par

l’homme de sa propre puissance de création, de ses capacités de devenir et d’invention entraîne le

mouvement de sécularisation de la société occidentale. La pensée moderne prône la primauté de

l’humain et rend légitime l’idée du bonheur des gens dans une vie terrestre, fait de nature à accorder

une grande importance à la sphère politique.

L’institution du système capitaliste détermine en même temps des phénomènes inquiétants

pour l’humanité comme l’atomisation de la société et la disparition de ses assises traditionnelles,

déclenchant de ce fait une forte réaction des conceptions holistes de l’être humain. La sensibilité

moniste, toujours en quête de schémas explicatifs unitaires et cohérents, d’une connaissance

globale, en somme, fait surface sous la forme des idéologies modernes. Ces visions du monde

séculières, prétendument rationalistes, sont porteuses de nouveaux mythes tels que la Nation, le

Progrès, l’Histoire et la Révolution socialiste. Ces mythes apparaissent, dans ce sens, comme des

« productions religieuses de la modernité »3. Convertis en action politique, ces idéaux sont

susceptibles d’inhiber le libre choix de l’individu dans la même mesure que les valeurs de la société

traditionnelle, toujours soucieuse de préserver son ordre profond.

Tout en partant de l’idée humaniste du droit au bonheur de chaque individu, les idéologies

collectivistes sacrifient l’homme à un utopique bonheur collectif, pensée qui marque un

éloignement de l’essence même de l’humanisme. Se réclamant de la famille des doctrines

socialistes, le communisme léniniste rend compte des avatars de la social-démocratie occidentale de

la fin du XIXe et début du XX

e siècles, lorsqu’elle prend les « routes défoncées de la Russie » au

moment où celle-ci tente une appropriation pénible et paradoxale de la Modernité occidentale, si

proche et lointaine en même temps. Le communisme russe est une idéologie millénariste à caractère

fortement intégrateur et simplificateur de la réalité. Il se présente comme vecteur de la « mentalité

3 Concept initié par Danièle Hervieu-Leger. Voir, par exemple, Danièle Hervieu-Leger, La religion pour

mémoire, Paris, Cerf, 1993.

Page 404: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

388

syncrétique »4 et conséquence de la mobilisation de toutes les forces de la culture traditionnelle. La

« révolution morale », préconisée par les doctrinaires communistes, réfère au statut de l’individu

dans la société d’avant et d’après l’instauration du pouvoir soviétique. Dès lors, la conception

soviétique de l’homme nouveau en tant qu’individu subordonné à une entité transcendante se situe

dans la continuité d’une perspective monolithique du monde. Celle-ci est l’expression d’un

sentiment d’insécurité ontologique, des recherches d’un refuge et, en définitive, du rêve récurrent

d’une société close, de type tribal, pour faire référence à la théorie de Karl Popper5.

Inscrit en germe dans les fondements de la civilisation judéo-chrétienne, l’imaginaire

soviétique officiel présente des similitudes avec des imaginaires des cultures encore plus éloignées

dans le temps et l’espace du régime communiste que l’univers chrétien des représentations. Ainsi, le

« paysage moldave », représentation immanquable du documentaire historique télévisé, dérive de la

représentation du jardin comme lieu de bonheur – construction durable de l’imaginaire humain.

Par conséquent, les représentations les plus importantes de la propagande soviétique en

Moldavie apparaissent comme le produit d’une sédimentation séculière de significations. On est

ainsi porté à penser que les figures clés de l’idéologie soviétique réfèrent à quelques invariants

anthropologiques. La puissance créatrice d’images et de symboles de ces « structures archétypales »

agit à travers les différents systèmes de représentations et les nouveaux contextes culturels.

Ramenées à leurs schémas originaires, les représentations de la propagande télévisuelle soviétique

renvoient aux besoins spirituels fondamentaux des humains et à des solutions symboliques aux

contradictions de l’existence. La conception soviétique de l’homme nouveau, et par extension, le

projet propagandiste et politique destiné à sa mise en oeuvre, sont corollaires d’une propension

universelle de l’humanité à imaginer une vie meilleure et à s’affranchir de la condition victimaire

qui est la sienne, de l’arbitraire social et de l’hétéronomie naturelle.

Le défi méthodologique de la présente thèse a consisté à entrer dans le vif de la relation

complexe entre l’oeuvre filmique et son contexte de production sociopolitique, culturel et

civilisationnel afin d’établir des correspondances entre les modes de production du sens dans le

4 Isaiah Berlin, Les penseurs…, op.cit.

5 Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979.

Page 405: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

389

documentaire télévisé et le système de représentation, les croyances et les idéologies actives ou

latentes de la société moldave soviétique. Au terme de notre recherche, qui a exigé de longs détours

à travers d’autres systèmes de représentations et courants – intellectuels ou idéologiques – nous

sommes en mesure de formuler la réponse à la principale question à l’origine de la notre recherche,

à savoir : pourquoi la propagande soviétique s’est avérée aussi efficace, malgré sa contradiction

flagrante avec la réalité ? Car aujourd’hui, grâce aux multiples études de mouvance révisionniste,

on sait que le régime soviétique s’est maintenu à l’aide du soutien social et que les leaders de Parti,

même munis des plus puissants moyens militaires et politiques, n’auraient pas été en mesure de

contrôler pendant longtemps un territoire aussi vaste.

Si la propagande soviétique a réussi en Moldavie c’est parce qu’elle a cherché à satisfaire des

besoins ontologiques de la collectivité moldave tout en s’appuyant sur son expérience historique et

ses particularités sociales et culturelles. Par la représentation d’une nature généreuse, les idéologues

se réfèrent implicitement à l’importance du travail agricole dans la société moldave, de

prépondérance rurale et traditionnelle, et aussi à la satisfaction qu’un laboureur peut avoir à la vue

d’une récolte abondante. Le « paysage moldave » rejoint en même temps les rêves millénaires de

l’humanité d’une nature généreuse, d’abondance et d’insouciance.

Quant aux représentations des héros moldaves soviétiques, celles-ci sont un véritable manuel

de stratégie sociale et de survie sous le régime soviétique. Par le truchement des figures des héros

façonnées par les idéologues soviétiques, les Moldaves soviétisés apprennent à vivre dans la société

soviétique et à connaître quels traits de caractères développer et afficher pour se « fondre » dans la

masse protectrice ou pour réussir dans les conditions d’une concurrence sociale. Dans l’histoire de

l’humanité, les représentations héroïques naissent d’une glorification de l’instinct de survie.

Finalement, les représentations du temps de l’histoire commandées par les idéologues

soviétiques et fabriquées par les téléastes moldaves ordonnent le temps de l’Histoire, une histoire

qui n’a pas été très clémente avec les Moldaves au XXe siècle, comme pour d’autres peuples de

l’Europe médiane. Les représentations du temps soutiennent une version hautement positive et

presque plausible du rattachement forcé de la Moldavie à l’URSS. Ce récit historique qui dépeint

l’ « amitié séculière » entre les peuples et un long processus de rapprochement avec la Russie,

Page 406: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

390

permet aux Moldaves d’évacuer les terribles souvenirs d’événements violents et absurdes liés à la

situation de la Moldavie, territoire de litige entre différentes puissances. Ce récit simplificateur de la

réalité historique les aide à relativiser les atrocités des deux guerres mondiales, le déferlement des

idéologies extrêmes sur son territoire, la terreur stalinienne qui fait des milliers de victimes et la

famine provoquée par le pouvoir communiste, tout de suite après sa réinstallation en Moldavie

(1944-1945). À l’aide des représentations d’un passé, d’un présent et d’un avenir fortement

axiomatisés, l’historiographie officielle soviétique offre aux Moldaves une porte de sortie de

l’Histoire – ou du moins les moyens symboliques de la maîtrise de l’angoisse du temps de l’histoire.

Page 407: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

391

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Lazarev, Artеm. Prodolženie socialističeskoj revoljucii v Moldavii, (trad. du russe : La continuation

de la révolution socialiste en Bessarabie), Chisinau, Cartea Moldoveneasca, 1985.

Page 418: LES FIGURES DE LA PROPAGANDE - Université Laval

402

Moldavskaja gossudarstvennost’ i bessarabskij vopros, (trad. du russe : L’État moldave et la

question bessarabienne), Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1974.

Legostaev, Ivan. Brosok v bessmert’e : k 40-let’u podviga A. Matrosova, (trad.du russe : Le bond

dans l’immortalité : à l’occasion de l’anniversaire des 40 ans de l’exploit d’A. Matrosov), Moscou,

Molodaja gvadija, 1983.

Lénine, Vladimir. L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Paris, Ed. sociales, 1950.

Marx, Karl. Insemnari despre romani : manuscrise inedite, (trad. du roumain : Notes sur les

Roumains : des manuscrits inédits), Bucarest, Editura Academiei, 1964.

Marx, Karl. La lutte des classes en France (1848-1850), Paris, Gallimard, 2002.

Narcov, Naum. Istoričeskie sud’by Bessarabii i Moldavii, (trad. du russe : Les destins historiques de

la Bessarabie et de la Moldavie), IM, nr.9, 1940.

Pod znamenem velikogo Oktjabrja, (trad. du russe : Sous l’étendard du Grand Octobre), ouvrage

collectif, Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1972.

Šikman, A. P. Dejteli otečestvennoj istorii. Biografičeskij spravočnik, (trad. du russe : Les

personnalités de l’histoire nationale. Biographies), Moscou, 1977.

Staline, Joseph. Textes, vol. II, Paris, Éd. sociales, 1983.

Tulbure, Gheorghe. Zamfir Ralli-Arbore, Chisinau, Cartea moldoveneasca, 1983.

Višnjakov, A.S. Istoričeskij materializm i politika KPSS, (trad. du russe : Le matérialisme historique

et la politique du PC de l’URSS), Moscou, Mysl’, 1971.

Vladenc, N. I. et Iakobs, V. A. (dir.). Bol’šoj filateličeskij slovar’, (trad. du russe : Le grand

dictionnaire philatélique), Moscou, Radio i svjazi, 1988.

ANNEXE A

Corpus des documentaires historiques produits au studio « Telefilm-Chisinau » dans les années

1961-1989 :

1.) 1961 : Страницы истории (Stranicy istorii ; trad. du russe : Pages d’histoire)

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Scénario : Gluško N. ; réalisation : Lysenko V. ; chef opérateur : Harin N.

2.) 1965 : Город родной (Gorod rodnoj : trad. du russe : Ville natale)

Créé entièrement par le caméraman Kuljabin V.

3.) 1966 : В гостях у Бельского (V gostjah u Bel’skogo ; trad. du russe : En visite chez Belski)

Créé entièrement par le caméraman Manujlov A.

4.) 1966 : За власть советов (Za vlast’ sovetov ; trad. du russe : Pour le pouvoir des Soviets)

Créé entièrement par le caméraman Doroševič’ V.

5.) 1966 : Параллель-47 (Parallel’-47; trad. du russe : Parallèle-47)

Scénario : Saca S. ; réalisation : Burghiu I.; chef opérateur : Kuljabin В.

6.) 1966 : Рассказы о героизме (Rasskazy o geroizme ; trad. du russe : Récits héroïques)

Créé entièrement par le caméraman Manujlov A.

7.) 1967 : Наш Ваня (Naš Vanja ; trad. du russe : Notre Vania)

Scénario : Dеmin V., Ol’ševskij P.; réalisation : Dеmin V.; chef opérateur : Filippov V.

8.) 1967 : Время, память ... (Vremja, pamjat’ ... ; trad. du russe : Le temps, le mémoire …)

Scénario: Černyj I.; réalisation et chef opérateur : Kuljabin V.

9.) 1968 : Верность (Vernost’ ; trad. du russe : Fidélité)

Scénario : Mandru P.; réalisation : Revo G. ; chef opérateur : Mičenko V.

10.) 1968 : Следы (Sledy ; trad. du russe : Empreintes)

Scénario : Gherman I.N., Mija I.I.; réalisation : Mija I.I; chef opérateur : Vaganov E.

11.) 1968 : Поступь времени (Postup’ vremeni ; trad. du russe : Les pas du temps)

Scénario : Molodeanu P.; réalisation : Dеmin V.; chef opérateur : Kuljabin V.

12.) 1968 : Кленемся ! (Klenemsja ! ; trad. du russe : Jurons !)

Créé entièrement par le caméraman Vaganov E.

13.) 1969 : Они вступили в бессмертие (Oni vstupili v bessmertie ; trad. du russe : Ils ont passé

dans l’immortalité)

Scénario : Rasstrigin V., Ol’ševskij P.; réalisation : Kuljabin V.; chefs opérateurs: Djagter’ N.,

Bojčenko G.

14.) 1970 : Вступление в легенду (Vstuplenie v legendu ; trad. du russe : L’entrée dans la légende)

Scénario : Busuioc I.; réalisation : Mija I.; chef opérateur : Mičenko V.

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15.) 1971 : Василий Войтовичь (Vasilij Vojtovič’ ; trad. du russe : Vassili Voïtovici)

Scénario : Cotofan V.; Réalisation : Mija I.; chef opérateur : Mičenko V.

16.) 1973 : Озаренная Октябрем (Ozarennaja Oktjabrem ; trad. du russe : Illuminée par

l’Octobre)

Connu aussi sous le titre de : Заря над Малдовой (trad. du russe : L’aube de la Moldavie)

Scénario : Andon V.; réalisation : Siminel G.; chef opérateur : Mičenko V.

17.) 1974 : Память огненных лет (Pamjat’ ognennyh let ; trad. du russe : La mémoire des années

flamboyantes)

Scénario : Gozdačenko S., Bugakova A.; réalisation : Chicu V.

18.) 1974 : Молдавия юбилейная (Moldavija jubilejnaja ; trad. du russe : La Moldavie jubilaire)

Scénario : Albu G.I.; réalisation : Siminel G.; chef opérateur : Iakunin E.

19.) 1975 : Мой белый город (Moj belyj gorod ; trad. du russe : Ma ville blanche)

Scénario : Loteanu E.; réalisation : Siminel G.; chef opérateur : Rudenko I.

20.) 1976 : Город на Днестре (Gorod na Dnestre ; trad. du russe : La ville sur le Dniestr)

Scénario : Ol’ševskij P.; réalisation et chef opérateur : Saranov A.

21.) 1977 : Бендеры (Bendery ; trad. du russe : Bendery)

Scénario : Voda G.; réalisation : Croitoru C.; chef opérateur : Pasečnyj V.

22.) 1977 : Бельцы (Bel’cy ; trad. du russe : Beltsy)

Scénario : Dilevskij G., Vedrasco V., réalisation : Vedrasco V., chef opérateur : Nicolskij G.

23.) 1979 : Ветераны в строю (Veterany v stroju ; trad. du russe : Vétérans dans les rangs)

Scénario : Olarescu D.; réalisation : Sereda V.; chef opérateur : Ust’janskij V.

24.) 1979 : Солдатской памяти верны (Soldatskoj pamjati verny ; trad. du russe : Fidèles à la

mémoire des soldats)

Scénario : Mardare A.; réalisation : Bruma V.; chef opérateur : Djagter’ N.

25.) 1980 : Kaмней очарование (Kamnej očarovanie ; trad. du russe : Le charmes des pierres)

Scénario : Pas’ko S.; réalisation : Saranov A.; chef opérateur : Djagter’ N.

26.) 1980 : Его называли большевоком (Ego nazyvali bol’ševokom ; trad. du russe : On l’appelait

bolchévique)

Scénario : Majburov V.; réalisation : Plamadeala V.; chef opérateur : Paseč’nyj V.

27.) 1982 : Плацдарм (Placdarm ; trad. du russe : Place d’armes)

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Scénario : Efremov V.; réalisation : Paseč’nik A.; chef opérateur : Talpa I.

28.) 1983 : В боях за Молдавию (V bojah za Moldaviju ; trad. du russe : Dans les luttes pour la

Moldavie)

Connu aussi sous le titre de За нашу победу (Za našu pobedu ; trad. du russe : À notre victoire)

Scénario : Andon V., Toločenko V.; réalisation : Plamadeala V.; chef opérateur : Paseč’nyj V.

29.) 1984 : На острие аттаки (Na ostrie attaki ; trad. du russe : À l’attaque)

Scénario : Topa T.; réalisation : Sereda V.; chef opérateur : Ust’janskij V.

30.) 1985 : Генерал Лебеденко (General Lebedenko ; trad. du russe : Le général Lébédenko)

Scénario : Turea V.; réalisation : Plamadeala V.; chef opérateur : Radevič’ V.

31.) 1985 : Новые страницы (Novye stranicy ; trad. du russe : Les pages neuves)

Scénario : Efremov V.; réalisation : Bruma V.; chef opérateur : Caranda V.

32.) 1989 : Приговоренные к смерти (Prigovorennye k smerti ; trad. du russe : Condamnés à

mort)

Scénario : Tkačuk E.; réalisation : Rosstovcev A.; chef opérateur : Radevič’ V.

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ANNEXE B

Liste de professionnels et de cadres de Parti communiste de la RSSM interviewés à propos de la

production télévisuelle et de la dynamique du milieu culturel à l’époque soviétique :

Andon, Victor – scénariste, journaliste, historien de cinéma, professeur universitaire. Signe

plusieurs contrats avec Telefilm-Chisinau, auteur de quelques scénarios de documentaires

historiques télévisés de long métrage. Interviewé le 9 et le 30 septembre 2005.

Druc, Vlad – cinéaste de Telefilm-Chisinau. Interviewé le 11 et le 17 septembre 2005.

Jigan, Chiril – directeur de la section des cadres du Comité de la radiotélévision de la RSSM de

1968 à 1990 (recrutement des employés, contrôle du processus de production de téléfilms,

collaboration avec le KGB dans la vérification des employés, etc.) Interviewé le 15 septembre 2005.

Manea, Mihai – journaliste et, de 1987 à 1989, responsable du secteur de radio et de télévision de

la Section d’Agitation et de Propagande du Comité Central du Parti communiste de la RSSM

(assure la communication entre la direction du Comité Central et celle du Comité de la

radiotélévision moldave, est assigné à regarder et à vérifier toute la production télévisuelle).

Interviewé le 29 et le 31 août 2005.

Mardare, Avraam – rédacteur, rédacteur en chef et directeur artistique au studio Telefilm-

Chisinau, de 1975 à 1993. Interviewé le 28 septembre et le 3 octobre 2005.

Olarescu, Dumitru – scénariste, critique de film. Signe plusieurs scénarios de documentaires

télévisés. Interviewé en avril 2001.

Saca, Serafim – scénariste, écrivain, traducteur. Employé de Telefilm-Chisinau. Interviewé le 2, le

16, le 23 et le 27 août 2005.

Topa, Tudor – scénariste, écrivain, journaliste. Signe plusieurs scénarios de documentaires

historiques télévisés. Interviewé le 19 septembre 2005.

Viscu, Vasile – chef de la Section d’Agitation et de Propagande du Comité Central du Parti

communiste de la RSSM de 1980-1983. Interviewé le 18 septembre et le 2 octobre 2005.

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ANNEXE C

Le système iso 9 (1995)1 transcrit chaque caractère russe par un seul caractère latin :

Les caractères я et ю sont transcrits â et û (ja et ju).

Le caractère щ est transcrit ŝ (šč)

Cyrillique Slave Français

ж ţ j

й j y

х h kh

ц c ts

ч č tch

ш š sh

Une exception constitue les noms des leaders soviétiques comme Nikita Khrouchtchev, Leonid

Brejnev et Mikhaïl Gorbatchev que nous ne soumettons pas à la translittération du système iso 9 en

raison de l’usage consacré et extensif de leurs formes mentionnées.

1

Le tableau du système iso 9 (1995) est repris du site lexilogos :

http://www.lexilogos.com/clavier/russe_conversion.htm